← Retour

Mémoires de Hector Berlioz: comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865

16px
100%

L'Esmeralda de mademoiselle Bertin.—Répétitions de mon opéra de Benvenuto Cellini.—Sa chute éclatante.—L'ouverture du Carnaval romain.—Habeneck.—Duprez.—Ernest Legouvé.

J'obtins ensuite pour tout bien, et malgré Cherubini toujours, la place de bibliothécaire du Conservatoire, que j'ai encore, et dont les appointements sont de cent dix-huit francs par mois. Mais plus tard, pendant que j'étais en Angleterre, la république ayant été proclamée en France, plusieurs dignes patriotes à qui cette place convenait, jugèrent à propos de la demander, en protestant qu'il ne fallait pas la laisser à un homme qui faisait comme moi de si longues absences. À mon retour de Londres, j'appris donc que j'allais être destitué. Heureusement Victor Hugo, alors représentant du peuple, jouissait à la Chambre d'une certaine autorité, malgré son génie; il intervint et me fit conserver ma modeste place.

Ce fut à peu près vers le même temps que celle de directeur des Beaux-Arts fut occupée par M. Charles Blanc, honnête et savant ami des arts, frère du célèbre socialiste; en plusieurs occasions il me rendit service avec un chaleureux empressement. Je ne l'oublierai pas.

Voici un exemple des haines impitoyables toujours éveillées autour des hommes de la presse politique ou littéraire; haines dont ils sont sûrs de ressentir les atteintes dès qu'il leur arrive d'y donner prise même indirectement.

Mademoiselle Louise Bertin, fille du directeur-fondateur du Journal des Débats, et sœur de son rédacteur en chef cultive à la fois les lettres et la musique avec un succès remarquable. Mademoiselle Bertin est l'une des têtes de femmes les plus fortes de notre temps. Son talent musical, selon moi, est plutôt un talent de raisonnement que de sentiment, mais il est réel cependant, et malgré une sorte d'indécision qu'on remarque en général dans le style de son opéra d'Esmeralda et les formes de sa mélodie quelquefois un peu enfantines, cet ouvrage, dont Victor Hugo a écrit le poëme, contient certes des parties fort belles et d'un grand intérêt. Mademoiselle Bertin ne pouvant suivre ni diriger elle-même au théâtre les études de sa partition, son père me chargea de ce soin et m'indemnisa très-généreusement du temps que je dus consacrer à cette tâche. Les rôles principaux: Phœbus, Frollo, Esmeralda et Quasimodo, étaient remplis par Nourrit, Levasseur, mademoiselle Falcon et Massol, c'est-à-dire parce qu'il y avait de mieux alors en chanteurs-acteurs à l'Opéra.

Plusieurs morceaux, entre autres, le grand duo entre le Prêtre et la Bohémienne, au second acte, une romance, et l'air si caractéristique de Quasimodo, furent couverts d'applaudissements à la répétition générale. Néanmoins, cette œuvre d'une femme qui n'a jamais écrit une ligne de critique sur qui que ce soit, qui n'a jamais attaqué ni mal loué personne, et dont le seul tort était d'appartenir à la famille des directeurs d'un journal puissant, dont un certain public détestait alors la tendance politique cette œuvre politique, cette œuvre de beaucoup supérieure à tant de productions que nous voyons journellement réussir ou du moins être acceptées, tomba avec un fracas épouvantable. Des sifflets, des cris, des huées, dont on n'avait encore jamais vu d'exemple, l'accueillirent à l'Opéra. On fut même obligé à la seconde épreuve, de baisser la toile au milieu d'un acte et la représentation ne put en être terminée.

L'air de Quasimodo, connu sous le nom d'air des cloches, fut néanmoins applaudi et redemandé par toute la salle, et comme on n'en pouvait ni anéantir ni contester l'effet, quelques auditeurs plus enragés que les autres contre la famille Bertin, s'écriaient sans vergogne: «Ce n'est pas de mademoiselle Bertin! C'est de Berlioz!...» et le bruit que j'avais écrit ce morceau de musique imitative de la partition d'Esmeralda fut activement propagé par ces gens-là. J'y suis pourtant complètement étranger, comme à tout le reste de la partition, et je jure sur l'honneur que je n'en ai pas écrit une note. Mais la fureur de la cabale était trop décidée à s'acharner contre l'auteur, pour ne pas tirer tout le parti possible du prétexte offert par la part que j'avais prise aux études et à la mise en scène de l'ouvrage; l'air des cloches me fut décidément attribué.

Je pus juger par là de ce que j'avais à attendre de mes ennemis personnels, de ceux que je m'étais faits directement par mes critiques, réunis à ceux du Journal des Débats, quand je viendrais à mon tour, me présenter sur la scène de l'Opéra, dans cette salle où tant de lâches vengeances peuvent s'exercer impunément.

Voici comment je fus amené à y faire à mon tour une chute éclatante.

J'avais été vivement frappé de certains épisodes de la vie de Benvenuto Cellini; j'eus le malheur de croire qu'ils pouvaient offrir un sujet d'opéra dramatique et intéressant, et je priai Léon de Wailly et Auguste Barbier, le terrible poëte des Iambes, de m'en faire un livret.

Leur travail, à en croire même nos amis communs, ne contient pas les éléments nécessaires à ce qu'on nomme un drame bien fait. Il me plaisait néanmoins, et je ne vois pas encore aujourd'hui en quoi il est inférieur à tant d'autres qu'on représente journellement. Duponchel, dans ce temps-là, dirigeait l'Opéra; il me regardait comme une espèce de fou dont la musique n'était et ne pouvait être qu'un tissu d'extravagances. Néanmoins pour être agréable au Journal des Débats, il consentit à entendre la lecture du livret de Benvenuto, et le reçut en apparence avec plaisir. Il s'en allait ensuite partout disant, qu'il montait cet opéra, non à cause de la musique, qu'il savait bien devoir être absurde, mais à cause de la pièce, qu'il trouvait charmante.

Il le fit mettre à l'étude en effet, et jamais je n'oublierai les tortures qu'on m'a fait endurer pendant les trois mois qu'on y a consacrés. La nonchalance, le dégoût évident que la plupart des acteurs, déjà persuadés d'une chute, apportaient aux répétitions; la mauvaise humeur d'Habeneck, les sourdes rumeurs qui circulaient dans le théâtre; les observations stupides de tout ce monde illettré, à propos de certaines expressions d'un livret si différent, par le style, de la plate et lâche prose rimée de l'école de Scribe; tout me décelait une hostilité générale contre laquelle je ne pouvais rien, et que je dus feindre de ne pas apercevoir.

Auguste Barbier avait bien, par ci par là, dans les récitatifs, laissé échapper des mots qui appartiennent évidemment au vocabulaire des injures et dont la crudité est inconciliable avec notre pruderie actuelle; mais croirait-on que, dans un duo écrit par L. de Wailly, ces vers parurent grotesques à la plupart de nos chanteurs:

«Quand je reprit l'usage de mes sens
Les toits luisaient aux blancheurs de l'aurore,
Les coqs chantaient, etc., etc.»

«Oh! les coqs, disaient-ils, ah! ah! les coqs! pourquoi pas les poules! etc., etc.»

Que répondre à de pareils idiots?

Quand nous en vînmes aux répétitions d'orchestre, les musiciens, voyant l'air renfrogné d'Habeneck, se tinrent à mon égard dans la plus froide réserve. Ils faisaient leur devoir cependant. Habeneck remplissait mal le sien. Il ne put jamais parvenir à prendre la vive allure du saltarello dansé et chanté sur la place Colonne au milieu du second acte. Les danseurs ne pouvant s'accommoder de son mouvement traînant, venaient se plaindre à moi et je lui répétais: «Plus vite! plus vite! animez donc!» Habeneck, irrité, frappait son pupitre et cassait cinquante archets. Enfin après l'avoir vu se livrer à quatre ou cinq accès de colère semblables, je finis par lui dire avec un sang-froid qui l'exaspéra:

«—Mon Dieu, monsieur, vous casseriez cinquante archets que cela n'empêcherait pas votre mouvement d'être de moitié trop lent. Il s'agit d'un saltarello

Ce jour-là Habeneck s'arrêta, et se tournant vers l'orchestre:

«—Puisque je n'ai pas le bonheur de contenter M. Berlioz, dit-il, nous en resterons là pour aujourd'hui, vous pouvez vous retirer.»

Et la répétition finit ainsi[75].

Quelques années après, quand j'eus écrit l'ouverture du Carnaval romain, dont l'allégro a pour thème ce même saltarello qu'il n'a jamais pu faire marcher, Habeneck se trouvait dans le foyer de la salle de Herz le soir du concert où devait être entendue pour la première fois cette ouverture. Il avait appris qu'à la répétition du matin, le service de la garde nationale m'ayant enlevé une partie de mes musiciens, nous avions répété sans instruments à vent. «Bon! s'était-il dit, il va y avoir ce soir quelque catastrophe dans son concert, il faut aller voir cela!» En arrivant à l'orchestre, en effet, tous les artistes chargés de la partie des instruments à vent m'entourèrent effrayés à l'idée de jouer devant le public une ouverture qui leur était entièrement inconnue.

«N'ayez pas peur, leur dis-je, les parties sont correctes, vous êtes tous des gens de talent, regardez mon bâton le plus souvent possible, comptez bien vos pauses et cela marchera.»

Il n'y eut pas une seule faute. Je lançai l'allégro dans le mouvement tourbillonnant des danseurs transtévérins; le public cria bis; nous recommençâmes l'ouverture; elle fut encore mieux rendue la seconde fois; et en rentrant au foyer où se trouvait Habeneck un peu désappointé, je lui jetai en passant ces quatre mots: «Voilà ce que c'est!» auxquels il n'eut garde de répondre.

Je n'ai jamais senti plus vivement que dans cette occasion le bonheur de diriger moi-même l'exécution de ma musique; mon plaisir redoublait en songeant à ce que Habeneck m'avait fait endurer.

Pauvres compositeurs! Sachez vous conduire, et vous bien conduire! (avec ou sans calembour) car le plus dangereux de vos interprètes, c'est le chef d'orchestre, ne l'oubliez pas.

Je reviens à Benvenuto.

Malgré la réserve prudente que l'orchestre gardait à mon égard pour ne point contraster avec la sourde opposition que me faisait son chef, néanmoins les musiciens à l'issue des dernières répétitions ne se gênèrent pas pour louer plusieurs morceaux, et quelques-uns déclarèrent ma partition l'une des plus originales qu'ils eussent entendues. Cela revint aux oreilles de Duponchel, et je l'entendis dire un soir: «A-t-on jamais vu un pareil revirement d'opinion? Voilà qu'on trouve la musique de Berlioz charmante et que nos imbéciles de musiciens la portent aux nues!» Plusieurs d'entre eux néanmoins étaient fort loin de se montrer mes partisans. Ainsi on en surprit deux un soir qui, dans le finale du second acte, au lieu de jouer leur partie, jouaient l'air: J'ai du bon tabac. Ils espéraient par là faire la cour à leur chef. Je trouvais sur le théâtre le pendant à ces polissonneries. Dans ce même finale, où la scène doit être obscure et représente une cohue nocturne de masques sur la place Colonne, les danseurs s'amusaient à pincer les danseuses, joignant leurs cris à ceux qu'ils leur arrachaient ainsi et aux voix des choristes dont ils troublaient l'exécution. Et quand dans mon indignation, pour mettre fin à un si insolent désordre, j'appelais le directeur, Duponchel était toujours introuvable; il ne daignait point assister aux répétitions.

Bref, l'opéra fut joué. On fit à l'ouverture un succès exagéré, et l'on siffla tout le reste avec un ensemble et une énergie admirables. Il fut néanmoins joué trois fois, après quoi, Duprez ayant cru devoir abandonner le rôle de Benvenuto, l'ouvrage disparut de l'affiche et n'y reparut que longtemps après; A. Dupond ayant employé cinq mois entiers à apprendre ce rôle qu'il était courroucé de n'avoir pas obtenu en premier lieu.

Duprez était fort beau dans les scènes de violence, telles que le milieu du sextuor quand il menace de briser sa statue; mais déjà sa voix ne se prêtait plus aux chants doux, aux sons filés, à la musique rêveuse ou calme. Ainsi dans son air, Sur les monts les plus sauvages, il ne pouvait soutenir le sol haut à la fin de la phrase; Je chanterais gaîment, et, au lieu de la longue tenue de trois mesures que j'ai écrite, il ne faisait qu'un sol bref et détruisait ainsi tout l'effet. Madame Gras-Dorus et madame Stoltz furent l'une et l'autre charmantes dans les rôles de Térésa et d'Ascanio qu'elles apprirent avec beaucoup de bonne grâce et tous leurs soins. Madame Stoltz fut même si remarquée dans son rondo du second acte: Mais qu'ai-je donc? qu'on peut considérer ce rôle comme son point de départ vers la position exorbitante qu'elle acquit ensuite à l'Opéra et du haut de laquelle on l'a si brusquement précipitée.

Il y a quatorze ans[76] que j'ai été ainsi traîné sur la claie à l'Opéra; je viens de relire avec soin et la plus froide impartialité ma pauvre partition, et je ne puis m'empêcher d'y rencontrer une variété d'idées, une verve impétueuse, et un éclat de coloris musical que je ne retrouverai peut-être jamais et qui méritaient un meilleur sort.

J'avais mis assez longtemps à écrire la musique de Benvenuto, et, sans un ami qui me vint en aide, n'eussé-je pas pu la terminer pour l'époque désignée. Il faut être libre de tout autre travail pour écrire un opéra, c'est-à-dire il faut avoir son existence assurée pendant plus ou moins longtemps. Or, j'étais fort loin d'être alors dans ce cas-là; je ne vivais qu'au jour le jour des articles que j'écrivais dans plusieurs journaux et dont la rédaction m'occupait exclusivement. J'essayai bien de consacrer deux mois à ma partition dans le premier accès de la fièvre qu'elle me donna; l'impitoyable nécessité vint bientôt m'arracher de la main la plume du compositeur pour y mettre de vive force celle du critique. Ce fut un crève-cœur indescriptible. Mais il n'y avait pas à hésiter, j'avais une femme et un fils, pouvais-je les laisser manquer du nécessaire? Dans le profond abattement où j'étais plongé, tiraillé d'un côté par le besoin et de l'autre par les idées musicales que j'étais obligé de repousser, je n'avais même plus le courage de remplir comme à l'ordinaire ma tâche détestée d'écrivailleur.

J'étais plongé dans les plus sombres préoccupations quand Ernest Legouvé vint me voir. «Où en est votre opéra, me demanda-t-il?—Je n'ai pas encore fini le premier acte. Je ne puis trouver le temps d'y travailler.—Mais si vous aviez ce temps...—Parbleu, alors j'écrirais du matin au soir—Que vous faudrait-il pour être libre?—Deux mille francs que je n'ai pas.—Et si quelqu'un... Si on vous les... Voyons, aidez-moi donc.—Quoi? Que voulez-vous dire?...—Eh bien, si un de vos amis vous les prêtait...—À quel ami pourrais-je demander une pareille somme?—Vous ne la demanderez pas, c'est moi qui vous l'offre!...» Je laisse à penser ma joie. Legouvé me prêta en effet, le lendemain, les deux mille francs, grâce auxquels je pus terminer Benvenuto. Excellent cœur! Digne et charmant homme! écrivain distingué, artiste lui-même, il avait deviné mon supplice, et dans son exquise délicatesse, il craignait de me blesser en me proposant les moyens de le faire cesser!... Il n'y a guère que les artistes qui se comprennent ainsi... Et j'ai eu le bonheur d'en rencontrer plusieurs qui me sont venus en aide de la même façon.

XLIX

Concert du 16 décembre 1838—Paganini, sa lettre, son présent.—Élan religieux de ma femme.—Fureurs, joies et calomnies.—Ma visite à Paganini.—Son départ.—J'écris Roméo et Juliette.—Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu.

Paganini était de retour de son voyage en Sardaigne quand Benvenuto fut égorgé à l'Opéra. Il assista à cette horrible représentation d'où il sortit navré, et après laquelle il osa dire: «Si j'étais directeur de l'Opéra, j'engagerais aujourd'hui même ce jeune homme à m'écrire trois autres partitions, je lui en donnerais le prix d'avance et je ferais un marché d'or.»

La chute de celle-ci, et plus encore les fureurs que j'avais éprouvées et contenues pendant ses interminables répétitions, m'avaient donné une inflammation des bronches. Je fus réduit à garder le lit et à ne plus rien faire. Mais il fallait vivre pourtant moi et les miens. Résolu à un effort indispensable, je donnai deux concerts dans la salle du Conservatoire. Le premier couvrit à peine ses frais. Pour forcer la recette du second, j'annonçai dans le programme mes deux symphonies, la Fantastique et Harold. Malgré le mauvais état dans lequel mon obstinée bronchite m'avait mis, je me sentis encore la force de diriger ce concert qui eut lieu le 16 décembre 1838.

Paganini y assista, et voici le récit de l'aventure célèbre sur laquelle tant d'opinions contradictoires ont été émises, tant de méchants contes faits et répandus. J'ai dit comment Paganini, avant de quitter Paris, fut l'instigateur de la composition d'Harold. Cette symphonie, exécutée plusieurs fois en son absence, n'avait point figuré dans mes concerts depuis son retour, en conséquence, il ne la connaissait pas et il l'entendit ce jour-là pour la première fois.

Le concert venait de finir, j'étais exténué, couvert de sueur et tout tremblant, quand, à la porte de l'orchestre, Paganini, suivi de son fils Achille, s'approcha de moi en gesticulant vivement. Par suite de la maladie du larynx dont il est mort, il avait alors déjà entièrement perdu la voix, et son fils seul, lorsqu'il ne se trouvait pas dans un lieu parfaitement silencieux, pouvait entendre ou plutôt deviner ses paroles. Il fit un signe à l'enfant qui, montant sur une chaise, approcha son oreille de la bouche de son père et l'écouta attentivement. Puis Achille redescendant et se tournant vers moi: «Mon père, dit-il, m'ordonne de vous assurer, monsieur, que de sa vie il n'a éprouvé dans un concert une impression pareille; que votre musique l'a bouleversé et que s'il ne se retenait pas il se mettrait à vos genoux pour vous remercier.» À ces mots étranges, je fis un geste d'incrédulité et de confusion; mais Paganini me saisissant le bras et râlant avec son reste de voix des oui! oui! m'entraîna sur le théâtre où se trouvaient encore beaucoup de mes musiciens, se mit à genoux et me baisa la main. Besoin n'est pas, je pense, de dire de quel étourdissement je fus pris; je cite le fait, voilà tout.

En sortant, dans cet état d'incandescence, par un froid très-vif, je rencontrai M. Armand Bertin sur le boulevard; je restai quelque temps à lui raconter la scène qui venait d'avoir lieu, le froid me saisit, je rentrai et me remis au lit plus malade qu'auparavant. Le lendemain j'étais seul dans ma chambre, quand j'y vis entrer le petit Achille. «Mon père sera bien fâché, me dit-il, d'apprendre que vous êtes encore malade, et s'il n'était pas lui-même si souffrant, il fût venu vous voir. Voilà une lettre qu'il m'a chargé de vous apporter.» Comme je faisais le geste de la décacheter, l'enfant m'arrêtant: «Il n'y a pas de réponse, mon père m'a dit que vous liriez cela quand vous seriez seul.» Et il sortit brusquement.

Je supposai qu'il s'agissait d'une lettre de félicitations et de compliments, je l'ouvris et je lus:

Mio caro amico,

Beethoven spento non c'era che Berlioz che potesse farlo rivivere; ed io che ho gustato le vostre divine composizioni degne d'un genio qual siete, credo mio dovere di pregarvi a voler accettare, in segno del mio omaggio, venti mila franchi, i quali vi saranno rimessi dal signor baron de Rothschild dopo che gli avrete presentato l'acclusa. Credete mi sempre.

il vostro affezionatissimo amico,

Nicolo Paganini.

Parigi, 18 dicembre 1838.

Je sais assez d'italien pour comprendre une pareille lettre, pourtant l'inattendu de son contenu me causa une telle surprise que mes idées se brouillèrent et que le sens m'en échappa complètement. Mais un billet adressé à M. de Rothschild y était enfermé, et sans penser commettre une indiscrétion, je l'ouvris précipitamment. Il y avait ce peu de mots français:

Monsieur le baron,

Je vous prie de vouloir bien remettre à M. Berlioz les vingt mille francs que j'ai déposés chez vous hier.

Recevez, etc.

Paganini.

Alors seulement la lumière se fit, et il paraît que je devins fort pâle, car ma femme entrant en ce moment et me trouvant avec une lettre à la main et le visage défait, s'écria: «Allons! qu'y a-t-il encore? quelque nouveau malheur? Il faut du courage! Nous en avons supporté d'autres!—Non, non, au contraire!—Quoi donc?—Paganini...—Eh bien?—Il m'envoie... vingt mille francs!...—Louis! Louis! s'écrie Henriette éperdue courant chercher mon fils qui jouait dans le salon voisin, come here, come with your mother, viens remercier le bon Dieu de ce qu'il fait pour ton père!» Et ma femme et mon fils accourant ensemble, tombent prosternés auprès de mon lit, la mère priant, l'enfant étonné joignant à côté d'elle ses petites mains... Ô Paganini!!! quelle scène!... que n'a-t-il pu la voir!

Mon premier mouvement, on le pense bien, fut de lui répondre, puisqu'il m'était impossible de sortir. Ma lettre m'a toujours paru si insuffisante, si au-dessous de ce que je ressentais, que je n'ose la reproduire ici. Il y a des situations et des sentiments qui écrasent...

Bientôt le bruit de la noble action de Paganini s'étant répandu dans Paris, mon appartement devint le rendez-vous d'une foule d'artistes qui se succédèrent pendant deux jours, avides de voir la fameuse lettre et d'obtenir par moi des détails sur une circonstance aussi extraordinaire. Tous me félicitaient; l'un d'eux manifesta un certain dépit jaloux, non contre moi, mais contre Paganini. «Je ne suis pas riche, dit-il, sans quoi j'en eusse bien fait autant.» Celui-là, il est vrai, est un violoniste. C'est le seul exemple que je connaisse d'un mouvement d'envie honorable. Puis vinrent au dehors les commentaires, les dénégations, les fureurs de mes ennemis, leurs mensonges, les transports de joie, le triomphe de mes amis, la lettre que m'écrivit Janin, son magnifique et éloquent article dans le Journal des Débats, les injures dont m'honorèrent quelques misérables, les insinuations calomnieuses contre Paganini, le déchaînement et le choc de vingt passions bonnes et mauvaises.

Au milieu de telles agitations et le cœur gonflé de tant d'impétueux sentiments, je frémissais d'impatience de ne pouvoir quitter mon lit. Enfin, au bout du sixième jour, me sentant un peu mieux, je n'y pus tenir, je m'habillai et courus aux Néothermes, rue de la Victoire, où demeurait alors Paganini. On me dit qu'il se promenait seul dans la salle de billard. J'entre, nous nous embrassons sans pouvoir dire un mot. Après quelques minutes, comme je balbutiais je ne sais quelles expressions de reconnaissance, Paganini, dont le silence de la salle où nous étions me permettait d'entendre les paroles, m'arrêta par celles-ci:

«—Ne me parlez plus de cela! Non! N'ajoutez rien, c'est la plus profonde satisfaction que j'aie éprouvée dans ma vie; jamais vous ne saurez de quelles émotions votre musique m'a agité; depuis tant d'années je n'avais rien ressenti de pareil!... Ah! maintenant, ajouta-t-il, en donnant un violent coup de poing sur le billard, tous les gens qui cabalent contre vous n'oseront plus rien dire; car ils savent que je m'y connais et que je ne suis pas aisé

Qu'entendait-il par ces mots? a-t-il voulu dire: «Je ne suis pas aisé à émouvoir parla musique;» ou bien: «Je ne donne pas aisément mon argent;» ou: «Je ne suis pas riche?»

L'accent sardonique avec lequel il jeta sa phrase rend inacceptable, selon moi, cette dernière interprétation.

Quoi qu'il en soit, le grand artiste se trompait; son autorité, si immense qu'elle fût, ne pouvait suffire à imposer silence aux sots et aux méchants. Il ne connaissait pas bien la racaille parisienne, et elle n'en aboya que davantage sur ma trace bientôt après. Un naturaliste a dit que certains chiens étaient des aspirants à l'état d'homme, je crois qu'il y a un bien plus grand nombre d'hommes qui sont des aspirants à l'état de chien.

Mes dettes payées, me voyant encore possesseur d'une fort belle somme, je ne songeai qu'à l'employer musicalement. Il faut, me dis-je, que tout autre travail cessant, j'écrive une maîtresse-œuvre, sur un plan neuf et vaste, une œuvre grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne enfin d'être dédiée à l'artiste illustre à qui je dois tant. Pendant que je ruminais ce projet, Paganini, dont la santé empirait à Paris, se vit contraint de repartir pour Marseille, et de là pour Nice, d'où, hélas, il n'est plus revenu. Je lui soumis par lettres divers sujets pour la grande composition que je méditais, et dont je lui avais parlé.

«Je n'ai, me répondit-il, aucun conseil à vous donner là-dessus, vous savez mieux que personne ce qui peut vous convenir.»

Enfin, après une assez longue indécision, je m'arrêtai à l'idée d'une symphonie avec chœurs, solos de chant et récitatif choral, dont le drame de Shakespeare, Roméo et Juliette, serait le sujet sublime et toujours nouveau. J'écrivis en prose tout le texte destiné au chant entre les morceaux de musique instrumentale; Émile Deschamps, avec sa charmante obligeance ordinaire et sa facilité extraordinaire, le mit en vers, et je commençai.

Ah! cette fois, plus de feuilletons, ou, du moins presque plus; j'avais de l'argent, Paganini me l'avait donné pour faire de la musique, et j'en fis. Je travaillai pendant sept mois à ma symphonie, sans m'interrompre plus de trois ou quatre jours sur trente pour quoi que ce fût.

De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps! Avec quelle vigueur je nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle brise de la fantaisie, sous les chaux rayons de ce soleil d'amour qu'alluma Shakespeare, et me croyant la force d'arriver à l'île merveilleuse où s'élève le temple de l'art pur!

Il ne m'appartient pas de décider si j'y suis parvenu. Telle qu'elle était alors, cette partition fut exécutée trois fois de suite sous ma direction au Conservatoire et trois fois elle parut avoir un grand succès. Je sentis pourtant aussitôt que j'aurais beaucoup à y retoucher, et je me mis à l'étudier sérieusement sous toutes ses faces. À mon vif regret Paganini ne l'a jamais entendue ni lue. J'espérais toujours le voir revenir à Paris, j'attendais d'ailleurs que la symphonie fût entièrement parachevée et imprimée pour la lui envoyer; et sur ces entrefaites, il mourut à Nice, en me laissant, avec tant d'autres poignants chagrins, celui d'ignorer s'il eût jugé digne de lui l'œuvre entreprise avant tout pour lui plaire, et dans l'intention de justifier à ses propres yeux ce qu'il avait fait pour l'auteur. Lui aussi parut regretter beaucoup de ne pas connaître Roméo et Juliette, et il me le dit dans sa lettre de Nice du 7 janvier 1840, où se trouvait cette phrase: «Maintenant tout est fait, l'envie ne peut plus que se taire.» Pauvre cher grand ami! il n'a jamais lu, heureusement, les horribles stupidités écrites à Paris dans plusieurs journaux sur le plan de l'ouvrage, sur l'introduction, sur l'adagio, sur la fée Mab, sur le récit du père Laurence. L'un me reprochait comme une extravagance d'avoir tenté cette nouvelle forme de symphonie, l'autre ne trouvait dans le scherzo de la fée Mab qu'un petit bruit grotesque semblable à celui des seringues mal graissées. Un troisième en parlant de la scène d'amour, de l'adagio, du morceau que les trois quarts des musiciens de l'Europe qui le connaissent mettent maintenant au-dessus de tout ce que j'ai écrit, assurait que je n'avais pas compris Shakespeare!!! Crapaud gonflé de sottise! quand tu me prouveras cela.

Jamais critiques plus inattendues ne m'ont plus cruellement blessé! et, selon l'usage, aucun des aristarques qui ont écrit pour ou contre cet ouvrage, ne m'a indiqué un seul de ses défauts, que j'ai corrigés plus tard successivement quand j'ai pu les reconnaître.

M. Frankoski (le secrétaire d'Ernst) m'ayant signalé à Vienne la mauvaise et trop brusque terminaison du scherzo de la fée Mab, j'écrivis pour ce morceau la coda qui existe maintenant et détruisis la première.

D'après l'avis de M. d'Ortigue, je crois, une importante coupure fut pratiquée dans le récit du père Laurence, refroidi par des longueurs où le trop grand nombre de vers fournis par le poète m'avaient entraîné. Toutes les autres modifications, additions, suppressions, je les ai faites de mon propre mouvement, à force d'étudier l'effet de l'ensemble et des détails de l'ouvrage, en l'entendant à Paris, à Berlin, à Vienne, à Prague. Si je n'ai pas trouvé d'autres tâches à y effacer, j'ai mis au moins toute la bonne foi possible à les chercher et ce que je possède de sagacité à les découvrir.

Après cela que peut un auteur, sinon s'avouer franchement qu'il ne saurait faire mieux, et se résigner aux imperfections de son œuvre? Quand j'en arrivai là, mais seulement alors, la symphonie de Roméo et Juliette fut publiée.

Elle présente des difficultés immenses d'exécution, difficultés de toute espèce, inhérentes à la forme et au style, et qu'on ne peut vaincre qu'au moyen de longues études faites patiemment et parfaitement dirigées. Il faut, pour la bien rendre, des artistes du premier ordre, chef d'orchestre, instrumentistes et chanteurs, et décidés à l'étudier comme on étudie dans les bons théâtres lyriques un opéra nouveau, c'est-à-dire à peu près comme si on devait l'exécuter par cœur.

On ne l'entendra en conséquence jamais à Londres, où l'on ne peut obtenir les répétitions nécessaires. Les musiciens, dans ce pays-là, n'ont pas le temps de faire de la musique[77].

L

M. de Rémusat me commande la Symphonie funèbre et triomphale.—Son exécution.—Sa popularité à Paris.—Mot d'Habeneck.—Adjectif inventé pour cet ouvrage par Spontini.—Son erreur à propos du Requiem.

En 1840, le mois de juillet approchant, le gouvernement français voulut célébrer par de pompeuses cérémonies le dixième anniversaire de la révolution de 1830, et la translation des victimes plus ou moins héroïques des trois journées, dans le monument qui venait de leur être élevé sur la place de la Bastille. M. de Rémusat, alors ministre de l'intérieur, est par le plus grand des hasards, ainsi que M. de Gasparin, un ami de la musique. L'idée lui vint de me faire écrire, pour la cérémonie de la translation des morts, une symphonie dont la forme et les moyens d'exécution étaient entièrement laissés à mon choix. On m'assurait pour ce travail la somme de dix mille francs, sur laquelle je devais payer les frais de copie et les exécutants.

Je crus que le plan le plus simple, pour une œuvre pareille, serait le meilleur, et qu'une masse d'instruments à vent était seule convenable pour une symphonie destinée à être (la première fois au moins) entendue en plein air. Je voulus rappeler d'abord les combats des trois journées fameuses, au milieu des accents de deuil d'une marche à la fois terrible et désolée, qu'on exécuterait pendant le trajet du cortège; faire entendre une sorte d'oraison funèbre ou d'adieu adressée aux morts illustres, au moment de la descente des corps dans le tombeau monumental, et enfin chanter un hymne de gloire, l'apothéose, quand, la pierre funèbre scellée, le peuple n'aurait plus devant ses yeux que la haute colonne surmontée de la liberté aux ailes étendues et s'élançant vers le ciel, comme l'âme de ceux qui moururent pour elle.

J'avais à peu près terminé la marche funèbre, quand le bruit se répandit que les cérémonies du mois de juillet n'auraient pas lieu. «Bon! me dis-je, voici la contre-partie de l'histoire du Requiem! N'allons pas plus loin; je connais mon monde.» Et je m'arrêtai court. Mais peu de jours après, en flânant dans Paris, je me trouvai sur le passage du ministre de l'intérieur. M. de Rémusat m'apercevant fit arrêter sa voiture et, sur un signe qu'il m'adressa, je m'approchai. Il voulait savoir où j'en étais de la symphonie. Je lui dis tout crûment le motif qui m'avait fait suspendre mon travail, en ajoutant que je me souvenais des tourments que m'avait causés la cérémonie du maréchal Damrémont et le Requiem.

«—Mais le bruit qui vous a alarmé est complètement faux, me dit-il, rien n'est changé; l'inauguration de la colonne de la Bastille, la translation des morts de juillet, tout aura lieu, et je compte sur vous. Achevez votre ouvrage au plus vite.»

Malgré ma méfiance trop bien motivée, cette assertion de M. de Rémusat dissipa mes inquiétudes, et je me remis à l'œuvre sur-le-champ. La marche et l'oraison funèbre terminées, le thème de l'apothéose trouvé, je fus arrêté assez longtemps par la fanfare que je voulais faire s'élever peu à peu des profondeurs de l'orchestre jusqu'à la note aiguë par laquelle éclate le chant de l'apothéose. J'en écrivis je ne sais combien qui toutes me déplurent; c'était ou vulgaire, ou trop étroit de forme, ou trop peu solennel, ou trop peu sonore, ou mal gradué. Je rêvais une sonnerie archangélique, simple mais noble, empanachée, armée, se levant radieuse, triomphante, retentissante, immense, annonçant à la terre et au ciel l'ouverture des portes de l'Empyrée. Je m'arrêtai enfin, non sans crainte, à celle que l'on connaît; et le reste fut bientôt écrit. Plus tard, et après mes corrections et remaniements ordinaires, j'ajoutai à cette symphonie un orchestre d'instruments à cordes et un chœur qui, sans être obligés, en augmentent néanmoins énormément l'effet.

J'engageai pour la cérémonie une bande militaire de deux cents hommes, qu'Habeneck cette fois encore aurait bien voulu conduire, mais dont je me réservai prudemment la direction. Je n'avais pas oublié le tour de la tabatière.

J'eus fort heureusement l'idée d'inviter un nombreux auditoire à la répétition générale de la symphonie, car le jour de la cérémonie on n'eût pu la juger. Malgré la puissance d'un pareil orchestre d'instruments à vent, pendant la marche du cortège on nous entendait peu et mal. À l'exception de ce qui fut exécuté quand nous longeâmes le boulevard Poissonnière dont les grands arbres, encore existants alors, servaient de réflecteurs au son, tout le reste fut perdu.

Sur la vaste place de la Bastille ce fut pis encore; à dix pas on ne distinguait presque rien.

Pour m'achever, les légions de la garde nationale, impatientées de rester à la fin de la cérémonie l'arme au bras, sous un soleil brûlant, commencèrent leur défilé au bruit d'une cinquantaine de tambours, qui continuèrent à battre brutalement pendant toute l'exécution de l'apothéose, dont en conséquence il ne surnagea pas une note. La musique est toujours ainsi respectée en France, dans les fêtes ou réjouissances publiques, où l'on croit devoir la faire figurer... pour l'œil.

Mais je le savais, et la répétition générale, dans la salle Vivienne, fut ma véritable exécution. Elle produisit un effet tel, que l'entrepreneur des concerts institués dans cette salle m'engagea pour quatre soirées, où la nouvelle symphonie figura en première ligne, et qui rapportèrent beaucoup d'argent.

En sortant d'une de ces exécutions, Habeneck, avec qui j'étais rebrouillé je ne sais plus pourquoi, dit: «Décidément ce b... la a de grandes idées.» Huit jours après probablement il disait le contraire. Cette fois je n'eus point maille a partir avec le ministère. M. de Rémusat se conduisit en gentleman: les dix mille francs me furent promptement remis. Le compte de l'orchestre et du copiste soldé, il me resta deux mille huit cents francs. C'est peu, mais le ministre était content, et le public me prouvait à chacune des exécutions de ma nouvelle œuvre, qu'elle avait le don de lui plaire plus que toutes ses aînées et de l'exalter même jusqu'à l'extravagance. Un soir, dans la salle Vivienne, après l'apothéose, quelques jeunes gens s'avisèrent de prendre les chaises et de les briser contre terre en poussant des cris. Le propriétaire donna immédiatement ses ordres pour qu'aux soirées suivantes on eût à empêcher la propagation de cette nouvelle manière d'applaudir.

Au sujet de cette symphonie exécutée longtemps après dans la salle du Conservatoire avec les deux orchestres, mais sans le chœur, Spontini m'écrivit une longue et curieuse lettre, que j'ai eu la sottise de donner à un collectionneur d'autographes, et dont je regrette de ne pouvoir ici produire une copie. Je sais seulement qu'elle commençait ainsi: «Encore sous l'impression de votre ébranlante musique, etc., etc.»

C'est la seule fois, malgré son amitié pour moi, qu'il ait accordé des éloges à mes compositions. Il venait toujours les entendre sans m'en parler jamais. Mais non, cela lui arriva encore après une grande exécution de mon Requiem dans l'église de Saint-Eustache. Il me dit ce jour-là:

«—Vous avez tort de blâmer l'envoi à Rome des lauréats de l'Institut: vous n'eussiez pas conçu un tel Requiem sans le Jugement dernier de Michel-Ange.»

Ce en quoi il se trompait étrangement, car cette fresque célèbre de la chapelle Sixtine n'a produit sur moi qu'un désappointement complet. J'y vois une scène de tortures infernales, mais point du tout l'assemblée suprême de l'humanité. Au reste, je ne me connais point en peinture et je suis peu sensible aux beautés de convention.

LI

Voyage et concerts à Bruxelles.—Quelques mots sur les orages de mon intérieur.—Les Belges.—Zanni de Ferranti.—Fétis.—Erreur grave de ce dernier.—Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris.—Cabale des amis d'Habeneck déjouée.—Esclandre dans la loge de M. de Girardin.—Moyen de faire fortune.—Je pars pour l'Allemagne.

Ce fut vers la fin de cette année (1840) que je fis ma première excursion musicale hors de France, c'est-à-dire que je commençai à donner des concerts à l'étranger. M. Snel, de Bruxelles, m'ayant invité à venir faire entendre quelques-uns de mes ouvrages dans la salle de la Grande harmonie, où se tiennent les séances de la société musicale de ce nom, dont il était le directeur, je me décidai à tenter l'aventure.

Mais il fallait, pour y parvenir, faire dans mon intérieur un véritable coup d'État. Sous un prétexte ou sous un autre, ma femme s'était toujours montrée contraire à mes projets de voyages, et si je l'eusse crue, je n'aurais point encore, à l'heure qu'il est, quitté Paris. Une jalousie folle et à laquelle, pendant longtemps, je n'avais donné aucun sujet, était au fond le motif de son opposition. Je dus donc, pour réaliser mon projet, le tenir secret, faire adroitement sortir de la maison mes paquets de musique, une malle, et partir brusquement en laissant une lettre qui expliquait ma disparition. Mais je ne partis pas seul, j'avais une compagne de voyage qui, depuis lors, m'a suivi dans mes diverses excursions. À force d'avoir été accusé, torturé de mille façons, et toujours injustement, ne trouvant plus de paix ni de repos chez moi, un hasard aidant, je finis par prendre les bénéfices d'une position dont je n'avais que les charges, et ma vie fut complètement changée.

Enfin, pour couper court au récit de cette partie de mon existence et ne pas entrer dans de bien tristes détails, je dirai seulement qu'à partir de ce jour et après des déchirements aussi longs que douloureux, une séparation à l'amiable eut lieu entre ma femme et moi. Je la vois souvent, mon affection pour elle n'a été en rien altérée et le triste état de sa santé ne me la rend que plus chère.

Ce que je dis là doit suffire à expliquer ma conduite postérieure à cette époque, aux personnes qui ne m'ont connu que depuis lors; je n'ajouterai rien, car, je le répète, je n'écris pas des confessions.

Je donnai deux concerts à Bruxelles; l'un dans la salle de la Grande Harmonie, l'autre dans l'église des Augustins (église depuis longtemps enlevée au culte catholique). L'une et l'autre de ces salles sont d'une sonorité excessive et telle que tout morceau de musique un peu animé et instrumenté énergiquement y devient nécessairement confus. Les morceaux doux et lents, dans la salle de la Grande Harmonie surtout, sont les seuls dont les contours ne sont point altérés par la résonnance du local et dont l'effet reste ce qu'il doit être.

Les opinions sur ma musique furent au moins aussi divergentes à Bruxelles qu'à Paris. Une discussion assez curieuse s'éleva, m'a-t-on dit, entre M. Fétis qui m'était toujours hostile, et un autre critique, M. Zani de Ferranti artiste et écrivain remarquable, qui s'était déclaré mon champion. Ce dernier citant, parmi les pièces que je venais de faire exécuter, la Marche des pèlerins d'Harold, comme une des choses les plus intéressantes qu'il eût jamais entendues, Fétis répliqua: «Comment voulez-vous que j'approuve un morceau dans lequel on entend presque constamment deux notes qui n'entrent pas dans l'harmonie!» (Il voulait parler des deux sons ut et si qui reviennent à la fin de chaque strophe et simulent une lente sonnerie de cloches.)

«—Ma foi! répondit Zani de Ferranti, je ne crois pas à cette anomalie. Mais si un musicien a été capable de faire un pareil morceau et de me charmer à ce point pendant toute sa durée, avec deux notes qui n'entrent pas dans l'harmonie, je dis que ce n'est pas un homme mais un Dieu.»

Hélas, eussé-je répondu à l'enthousiaste Italien, je ne suis qu'un simple homme et M. Fétis n'est qu'un pauvre musicien, car les deux fameuses notes entrent toujours, au contraire, dans l'harmonie. M. Fétis ne s'est pas aperçu que c'est grâce à leur intervention dans l'accord que les tonalités diverses terminant les strophes sont ramenées au ton principal, et qu'au point de vue purement musical c'est précisément ce qu'il y a de curieux et de nouveau dans cette marche, et ce sur quoi un musicien véritable ne peut ni ne doit se tromper un seul instant? Je fus tenté d'écrire dans quelque journal à Zani de Ferranti, quand on m'eut raconté ce singulier malentendu, pour démontrer l'erreur de Fétis: puis je me ravisai et me renfermai dans mon système, que je crois bon, de ne jamais répondre aux critiques, si absurdes qu'elles soient.

La partition d'Harold ayant été publiée quelques années après, M. Fétis a pu se convaincre par ses yeux que les deux notes entrent toujours dans l'harmonie.

Ce voyage hors frontières n'était qu'un essai, j'avais le projet de visiter l'Allemagne et de consacrer à cette excursion cinq ou six mois. Je revins donc à Paris pour m'y préparer et faire mes adieux aux Parisiens par un concert colossal dont je ruminais le plan depuis longtemps.

M. Pillet, alors directeur de l'Opéra, ayant bien accueilli la proposition que je lui fis d'organiser dans ce théâtre un festival[78] sous ma direction, je commençai à me mettre à l'œuvre, sans rien laisser transpirer de notre projet au dehors. La difficulté consistait à ne pas donner à Habeneck le temps d'agir hostilement.

Il ne pouvait manquer de me voir de mauvais œil diriger, dans le théâtre où il était chef d'orchestre, une pareille solennité musicale, la plus grande qu'on eût encore vue à Paris. Je préparai donc en secret toute la musique nécessaire au programme que j'avais arrêté, j'engageai des musiciens sans leur dire dans quel local le concert aurait lieu, et quand il n'y eut plus qu'à démasquer mes batteries, j'allai prier M. Pillet d'apprendre à Habeneck que j'étais chargé de la direction de la fête. Mais il ne put s'y résoudre et me laissa l'ennui de cette démarche; telle était la peur qu'Habeneck lui inspirait. En conséquence j'écrivis au terrible chef d'orchestre, je l'informai des dispositions que j'avais prises, d'accord avec M. Pillet, et j'ajoutai qu'étant dans l'habitude de diriger moi-même mes concerts, j'espérais ne point le blesser en conduisant également celui-ci.

Il reçut ma lettre à l'Opéra, au milieu d'une répétition, la relut plusieurs fois, se promena longtemps sur la scène d'un air sombre, puis, prenant brusquement son parti, il descendit dans les bureaux de l'administration, où il déclara que cet arrangement lui convenait fort, puisqu'il avait le désir d'aller passer à la campagne le jour indiqué pour le concert. Mais son dépit était visible, et beaucoup de musiciens de son orchestre le partagèrent bientôt, avec d'autant plus d'énergie qu'ils savaient lui faire la cour en le manifestant. D'après mes conventions avec M. Pillet, tout cet orchestre devait fonctionner sous mes ordres avec les musiciens du dehors que j'avais invités.

La soirée était au bénéfice du directeur de l'Opéra, qui m'assurait seulement la somme de cinq cents francs pour mes peines, et me laissait carte blanche pour l'organisation. Les musiciens d'Habeneck étaient en conséquence tenus de prendre part à cette exécution sans être rétribués. Mais je me souvenais des drôles du Théâtre-Italien et du tour qu'ils m'avaient joué en pareille circonstance, ma position était même cette fois bien plus critique à l'égard des artistes de l'Opéra. Je voyais chaque soir les conciliabules tenus dans l'orchestre pendant les entr'actes, l'agitation de tous, la froide impassibilité d'Habeneck, entouré de sa garde courroucée, les furieux coups d'œil qu'on me lançait et la distribution qui se faisait sur les pupitres des numéros du journal le Charivari, dans lequel on me déchirait à belles dents. Lors donc que les grandes répétitions durent commencer, voyant l'orage grossir, quelques-uns des séides d'Habeneck déclarant qu'ils ne marcheraient pas sans leur vieux général, je voulus obtenir de M. Pillet que les musiciens de l'Opéra fussent payés comme les externes. M. Pillet s'y refusant:

«—Je comprends et j'approuve les motifs de votre refus, lui dis-je, mais vous compromettez ainsi l'exécution du concert. En conséquence, j'appliquerai les cinq cents francs que vous m'accordez au payement de ceux des musiciens de l'Opéra qui ne refusent pas leur concours.

—Comment, me dit M. Pillet, vous n'auriez rien pour vous, après un labeur qui vous exténue!...

—Peu importe, il faut avant tout que cela marche; mes cinq cents francs serviront à calmer les moins mutins; quant aux autres, veuillez ne pas user de votre autorité pour les contraindre à faire leur devoir, et laissons-les avec leur vieux général

Ainsi fut fait. J'avais un personnel de six cents exécutants, choristes et instrumentistes. Le programme se composait du 1er acte de l'Iphigénie en Tauride de Gluck, d'une scène de l'Athalie de Handel, du Dies Iræ et du Lacrymosa de mon Requiem, de l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale, de l'adagio, du scherzo et du finale de Roméo et Juliette, et d'un chœur sans accompagnement de Palestrina. Je ne conçois pas maintenant comment je suis venu à bout de faire apprendre en si peu de temps (en huit jours) un programme aussi difficile avec des musiciens réunis dans de semblables conditions. J'y parvins cependant. Je courais de l'Opéra au Théâtre-Italien, dont j'avais engagé les choristes seulement, du Théâtre-Italien à l'Opéra-Comique et au Conservatoire, dirigeant ici une répétition de chœurs, là les études d'une partie de l'orchestre, voyant tout par mes yeux et ne m'en rapportant à personne pour la surveillance de ces travaux. Je pris ensuite successivement dans le foyer du public, à l'Opéra, mes deux masses instrumentales: celle des instruments à archet répéta de huit heures du matin à midi, et celle des instruments à vent de midi à quatre heures. Je restai ainsi sur pieds, le bâton à la main, pendant toute la journée; j'avais la gorge en feu, la voix éteinte, le bras droit rompu; j'allais me trouver mal de soif et de fatigue, quand un grand verre de vin chaud, qu'un choriste eut l'humanité de m'apporter, me donna la force de terminer cette rude répétition.

De nouvelles exigences des musiciens de l'Opéra l'avaient d'ailleurs rendue plus pénible. Ces messieurs, apprenant que je donnais vingt francs à quelques artistes du dehors, se crurent en droit de venir tous m'interrompre, les uns après les autres, pour réclamer un payement semblable.

«—Ce n'est pas pour l'argent, disaient-ils, mais les artistes de l'Opéra ne peuvent être moins rétribués que ceux des théâtres secondaires.

—Très-bien! vous aurez vos vingt francs, leur répondis-je, je vous les garantis; mais, pour Dieu, faites votre affaire et laissez-moi tranquille.»

Le lendemain, la répétition générale eut lieu sur la scène et fut assez satisfaisante. Tout marcha passablement bien, à l'exception du scherzo de la fée Mab que j'avais eu l'imprudence de faire figurer dans le programme. Ce morceau d'un mouvement si rapide et d'un tissu si délicat, ne doit ni ne peut être exécuté, par un orchestre aussi nombreux. Il est presque impossible, avec une mesure aussi brève, de maintenir ensemble, en pareil cas, les extrémités opposées de la masse instrumentale; elle occupe un trop grand espace, et les parties les plus éloignées du chef finissent bientôt par rester en arrière faute de pouvoir suivre exactement son rhythme précipité. Troublé comme je l'étais, il ne me vint pas même à l'esprit de former un petit orchestre de choix, qui, groupé autour de moi sur le milieu du théâtre, eût pu rendre sans peine toutes mes intentions; et après des peines incroyables il fallut renoncer au scherzo et l'effacer du programme. Je remarquai à cette occasion l'impossibilité qu'il y a d'empêcher les petites cymbales en si bemol et en fa de retarder, si les musiciens chargés de ces parties sont trop éloignés du chef d'orchestre. J'avais sottement laissé ce jour-là les cymbaliers au bout du théâtre, à côté des timbales, et malgré tous mes efforts ils restaient quelquefois en arrière d'une mesure entière. J'ai eu soin depuis lors de placer les cymbaliers tout à côté de moi, et la difficulté a disparu.

Le lendemain, je comptais rester tranquille au moins jusqu'au soir: un ami[79] me prévint de certains projets des partisans d'Habeneck, pour ruiner en tout ou en partie mon entreprise. On devait, m'écrivait-il, couper avec des canifs la peau des timbales, graisser de suif les archets de contre-basse, et, au milieu du concert, faire demander la Marseillaise.

Cet avis, on le conçoit, troubla le repos dont j'avais tant besoin. Au lieu d'employer la journée à dormir, je me mis à parcourir les abords de l'Opéra en proie à une agitation fébrile. Comme je circulais ainsi tout pantelant sur le boulevard, mon bonheur m'amena Habeneck en personne. Je cours droit à lui et lui prenant le bras:

«—On me prévient que vos musiciens méditent diverses infamies pour me nuire ce soir, mais j'ai l'œil sur eux.

—Oh! répond le bon apôtre, vous n'avez rien à craindre, ils ne feront rien, je leur ai fait entendre raison.

—Parbleu, je n'ai pas besoin d'être rassuré, c'est au contraire moi qui vous rassure. Car si quelque chose arrivait cela retomberait sur vous assez lourdement. Mais soyez tranquille; comme vous le dites, ils ne feront rien.»

Le soir, à l'heure du concert, je n'étais pourtant pas sans inquiétudes. J'avais placé mon copiste dans l'orchestre pendant la journée pour garder les timbales et les contre-basses. Les instruments étaient intacts. Mais voilà ce que je craignais: dans les grands morceaux du Requiem, les quatre petits orchestres d'instruments de cuivre contiennent des trompettes et des cornets en différents tons (en si bemol, en fa, et en mi bemol), or il faut savoir que le corps de rechange d'une trompette en fa par exemple, diffère très-peu de celui d'une trompette en mi bemol, et qu'il est très-aisé de les confondre. Quelque faux frère pouvait donc me lancer dans le Tuba mirum une sonnerie en f, au lieu d'une sonnerie en mi bemol, comptant, après avoir ainsi produit une cacophonie atroce, s'excuser en disant qu'il s'était trompé de ton.

Au moment de commencer le Dies iræ, je quittai mon pupitre, et, faisant le tour de l'orchestre, je demandai à tous les joueurs de trompette et de cornet de me montrer leur instrument. Je les passais ainsi en revue, examinant de très-près l'inscription tracée sur les tons divers, in F, in E bemol, in B; lorsqu'en arrivant au groupe où se trouvaient les frères Dauverné, musiciens de l'Opéra, l'aîné me fit rougir en me disant: «Oh, Berlioz! vous vous méfiez de nous, c'est mal! Nous sommes d'honnêtes gens et nous vous aimons.» Souffrant de ce reproche que j'étais pourtant trop excusable d'avoir encouru, je ne poussai pas plus loin mon inspection.

En effet, mes braves trompettes ne commirent pas de faute, rien ne manqua dans l'exécution, et les morceaux du Requiem produisirent tout leur effet.

Immédiatement après cette partie du concert venait un entr'acte. Ce fut pendant ce moment de repos que les Habeneckistes crurent pouvoir tenter leur coup le plus facile et le moins dangereux pour eux. Plusieurs voix s'écrièrent du parterre: «La Marseillaise! la Marseillaise!» espérant entraîner ainsi le public et troubler toute l'ordonnance de la soirée. Déjà un certain nombre de spectateurs séduits par l'idée d'entendre ce chant célèbre exécuté par un tel chœur et un tel orchestre, joignaient leurs cris à ceux des cabaleurs, quand m'avançant sur le devant de la scène je leur criai de toute la force de la voix: «Nous ne jouerons pas la Marseillaise, nous ne sommes pas ici pour cela!» Et le calme se rétablit à l'instant.

Il ne devait pas être de longue durée. Un autre incident auquel j'étais étranger vint presque aussitôt agiter plus vivement la salle. Des cris: «À l'assassin! c'est infâme! arrêtez-le!» partis de la première galerie, firent toute l'assistance se lever en tumulte. Madame de Girardin échevelée s'agitait dans sa loge appelant au secours. Son mari venait d'être souffleté à ses côtés par Bergeron, l'un des rédacteurs du Charivari, qui passe pour le premier assassin de Louis-Philippe, celui que l'opinion publique accusait alors d'avoir, quelques années auparavant, tiré sur le roi le coup de pistolet du pont Royal.

Cet esclandre ne pouvait que nuire beaucoup au reste du concert, qui se termina sans encombre cependant, mais au milieu d'une préoccupation générale.

Quoi qu'il en soit j'avais résolu le problème, et tenu en échec l'état-major de mes ennemis. La recette s'éleva à huit mille cinq cents francs. La somme abandonnée par moi pour payer les musiciens de l'Opéra n'y suffisant pas, à cause de ma promesse de leur donner à tous vingt francs, je dus apporter au caissier du théâtre trois cent soixante francs qu'il accepta, et dont il indiqua la source sur son livre, en écrivant à l'encre rouge ces mots: Excédant donné par M. Berlioz.

Ainsi je parvins à organiser le plus vaste concert qu'on eût encore donné à Paris, seul, malgré Habeneck et ses gens, en renonçant à la modique somme qui m'avait été allouée. On fit huit mille cinq cents francs de recette et ma peine coûta trois cent soixante francs.

Voilà comme on s'enrichit! J'ai souvent dans ma vie employé ce procédé. Aussi, j'ai fait fortune..... Comment M. Pillet, qui est un gentleman, souffrit-il cela? Je n'ai jamais pu m'en rendre compte. Peut-être le caissier ne l'a-t-il pas informé du fait.

Peu de jours après, je partis pour l'Allemagne. Par les lettres que j'adressai, à mon retour, à plusieurs de mes amis (et même à deux individus[80] qui ne méritent pas ce titre), on va connaître mes aventures dans ce premier voyage et les observations que j'y ai faites. Ce fut une exploration laborieuse, il est vrai, mais musicale au moins, assez avantageuse sous le rapport pécuniaire et j'y jouis du bonheur de vivre dans un milieu sympathique, à l'abri des intrigues, des lâchetés et des platitudes de Paris.

Voici ces lettres à peu près telles qu'elles furent alors publiées sous le titre de Voyage musical en Allemagne.

fin du premier volume


MÉMOIRES

DE

HECTOR BERLIOZ

II


PREMIER VOYAGE EN ALLEMAGNE

—1841-1842—

À MONSIEUR A. MOREL[81]

première lettre

Bruxelles.—Mayence.—Francfort.

Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne, pendant lequel j'ai donné quinze concerts et fait près de cinquante répétitions. Vous pensez qu'après de telles fatigues, je dois avoir besoin d'inaction et de repos, et vous avez raison; mais vous auriez peine à croire combien ce repos et cette inaction me paraissent étranges! Souvent, le matin, à demi réveillé, je m'habille précipitamment, persuadé que je suis en retard et que l'orchestre m'attend... puis, après un instant de réflexion, revenant au sentiment de la réalité, quel orchestre, me dis-je? je suis à Paris, où l'usage est toujours au contraire que l'orchestre se fasse attendre! D'ailleurs, je ne donne pas de concert, je n'ai pas de chœurs à instruire, pas de symphonie à diriger; je ne dois voir ce matin ni Meyerbeer, ni Mendelssohn, ni Lipinski, ni Marschner, ni A. Bohrer, ni Schlosser, ni Mangold, ni les frères Müller, ni aucun de ces excellents artistes allemands qui m'ont fait un si gracieux accueil et m'ont donné tant de preuves de déférence et de dévouement!... On n'entend guère de musique en France à cette heure, et vous tous, mes amis, que j'ai été heureux de revoir, vous avez un air si triste, si découragé, quand je vous questionne sur ce qui s'est fait à Paris en mon absence, que le froid me saisit au cœur avec le désir de retourner en Allemagne, où l'enthousiasme existe encore. Et pourtant quelles ressources immenses nous possédons dans ce vortex parisien, vers lequel tendent inquiètes les ambitions de toute l'Europe! Que de beaux résultats on pourrait obtenir de la réunion de tous les moyens dont disposent et le Conservatoire, et le Gymnase musical, et nos trois théâtres lyriques, et les églises, et les écoles de chant! Avec ces éléments dispersés et au moyen d'un triage intelligent, on formerait, sinon un chœur irréprochable (les voix ne sont pas assez exercées), au moins un orchestre sans pareil! Pour parvenir à faire entendre aux Parisiens un si magnifique ensemble de huit à neuf cents musiciens, il ne manque que deux choses: un local pour les placer, et un peu d'amour de l'art pour les y rassembler. Nous n'avons pas une seule grande salle de concert! Le théâtre de l'Opéra pourrait en tenir lieu, si le service des machines et des décors, si les travaux quotidiens, rendus indispensables par les exigences du répertoire, en occupant la scène presque chaque jour, ne rendaient à peu près impossibles les dispositions nécessaires aux préparatifs d'une telle solennité. Puis trouverait-on les sympathies collectives, l'unité de sentiment et d'action, le dévouement et la patience, sans lesquels on ne produira jamais, en ce genre, rien de grand ni de beau? Il faut l'espérer, mais on ne peut que l'espérer. L'ordre exceptionnel établi dans les répétitions de la Société du Conservatoire, et l'ardeur des membres de cette société célèbre, sont universellement admirés. Or, on ne prise si fort que les choses rares... Presque partout en Allemagne, au contraire, j'ai trouvé l'ordre et l'attention joints à un véritable respect pour le maître ou pour les maîtres. Il y en a plusieurs, en effet: l'auteur d'abord, qui dirige lui-même presque toujours les répétitions et l'exécution de son ouvrage, sans que l'amour-propre du chef d'orchestre en soit en rien blessé,—le maître de chapelle, qui est généralement un habile compositeur et dirige les opéras du grand répertoire, toutes les productions musicales importantes dont les auteurs sont ou morts ou absents,—et le maître de concert qui, dirigeant les petits opéras et les ballets, joue en outre la partie de premier violon, quand il ne conduit pas, et transmet, en ce cas, les ordres et les observations du maître de chapelle aux points extrêmes de l'orchestre, surveille les détails matériels des études, a l'œil à ce que rien ne manque à la musique ni aux instruments, et indique quelquefois les coups d'archet ou la manière de phraser les mélodies et les traits, tâche interdite au maître de chapelle, car celui-ci conduit toujours au bâton.

Sans doute, il doit y avoir aussi en Allemagne, dans toutes ces agglomérations de musiciens d'inégale valeur, bien des vanités obscures, insoumises et mal contenues; mais je ne me souviens pas (à une seule exception près) de les avoir vues lever la tête et prendre la parole; peut-être est-ce parce que je n'entends pas l'allemand.

Pour les directeurs de chœurs, j'en ai trouvé très peu d'habiles; la plupart sont de mauvais pianistes; j'en ai même rencontré un qui ne jouait pas du piano du tout, et donnait les intonations en frappant sur les touches avec deux doigts de la main droite seulement. Et puis on a encore en Allemagne, comme chez nous, conservé l'habitude de réunir toutes les voix du chœur dans le même local et sous un seul directeur, au lieu d'avoir trois salles d'études et trois maîtres de chant pour les répétitions préliminaires, et d'isoler ainsi pendant quelques jours, les soprani et les contralti, les basses et les ténors: procédé qui économise le temps et amène dans l'enseignement des diverses parties chorales d'excellents résultats. En général, les choristes allemands, les ténors surtout, ont des voix plus fraîches et d'un timbre plus distingué que celles que nous entendons dans nos théâtres; mais il ne faut pas trop se hâter de leur accorder la supériorité sur les nôtres, et vous verrez bientôt, si vous voulez bien me suivre dans les différentes villes que j'ai visitées, qu'à l'exception de ceux de Berlin, de Francfort et de Dresde peut-être, tous les chœurs de théâtre sont mauvais ou d'une grand médiocrité. Les Académies de chant doivent, au contraire, être regardées comme une des gloires musicales de l'Allemagne; nous tâcherons plus tard de trouver la raison de cette différence.

Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices; les contre-temps, les malencontres de toute espèce se succédaient d'une façon inquiétante, et je vous assure, mon cher ami, qu'il a fallu presque de l'entêtement pour le poursuivre et le mener à fin et à bien. J'étais parti de Paris me croyant assuré de donner trois concerts dès le début: le premier devait avoir lieu à Bruxelles, où j'étais engagé par la Société de la Grande Harmonie; les deux autres étaient déjà annoncés à Francfort par le directeur du théâtre, qui paraissait y attacher beaucoup d'importance et mettre le plus grand zèle à en assurer l'exécution. Et cependant de toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu'est-il résulté? Absolument rien! Voici comment: Madame Nathan-Treillet avait eu la bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au concert de Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après de pompeuses annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la cantatrice venait de tomber assez gravement malade et qu'il lui était, en conséquence, impossible de quitter Paris. Madame Nathan-Treillet a laissé à Bruxelles de tels souvenirs du temps où elle y était prima-donna au théâtre, qu'on peut dire sans exagération, qu'elle y est adorée; elle y fait fureur, fanatisme, et toutes les symphonies du monde ne valent pas pour les Belges une romance de Loïsa Puget chantée par madame Treillet. À l'annonce de cette catastrophe, la Grande Harmonie tout entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des concerts est devenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si l'air eût subitement manqué, les Grands Harmonistes se sont dispersés en gémissant. J'avais beau leur dire pour les consoler: «Mais le concert n'aura pas lieu, soyez tranquilles, vous n'aurez pas le désagrément d'entendre ma musique, c'est une compensation suffisante, je pense, à un malheur pareil!» Rien n'y faisait.

Leurs yeux fondaient en pleurs de bière, et nolebant consolari, parce que madame Treillet ne venait pas. Voilà donc le concert à tous les diables; le chef d'orchestre de cette société si grandement harmonique, homme d'un véritable mérite, plein de dévouement à l'art, en sa qualité d'artiste éminent, bien qu'il soit peu disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de mademoiselle Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m'avait invité à venir à Bruxelles, honteux et confus,

Jurait, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Que faire alors? s'adresser à la société rivale, la Philharmonie, dirigée par Bender, le chef de l'admirable musique des Guides; composer un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du Conservatoire? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de MM. Henssens, Mertz, Wéry, qui tous, dans une occasion antérieure, s'étaient empressés d'exercer en ma faveur leur influence sur leurs élèves et amis! Mais c'était tout recommencer sur nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les deux concerts dont j'ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d'inquiétude sur les suites que pouvait avoir l'affreux chagrin des dilettanti belges, et me reprochant d'en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce remords-là est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur, et je n'étais pas depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que déjà je n'y pensais plus. Le Rhin! ah! c'est beau! c'est très-beau! Vous croyez peut-être, mon cher Morel, que je vais saisir l'occasion de faire à son sujet de poétiques amplifications? Dieu m'en garde. Je sais trop que mes amplifications ne seraient que de prosaïques diminutions, et d'ailleurs j'aime à croire pour votre honneur que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.

Arrivé à Mayence, je m'informai de la musique militaire autrichienne qui s'y trouvait l'année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le Strauss de Paris[82]) exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une verve, une puissance et un effet prodigieux. Le régiment était parti, plus de musique d'harmonie (celle-là était vraiment une grande harmonie!), plus de concert possible! (je m'étais figuré pouvoir faire en passant cette farce aux habitants de Mayence.) Il faut essayer cependant! Je vais chez Schott, le patriarche des éditeurs de musique. Ce digne homme a l'air, comme la Belle-au-bois-dormant, de dormir depuis cent ans, et à toutes mes questions il répond lentement en entremêlant ses paroles de silences prolongés: «Je ne crois pas... vous ne pouvez... donner un concert... ici... il n'y a pas... d'orchestre, il n'y a pas de... public... nous n'avons pas d'argent!...»

Comme je n'ai pas énormément de... patience, je me dirige au plus vite vers le chemin de fer, et je pars pour Francfort. Ne fallait-il pas quelque chose encore pour compléter mon irritation!... Ce chemin de fer, lui aussi, est tout endormi, il se hâte lentement, il ne marche pas, il flâne, et, ce jour-là surtout, il faisait d'interminables points d'orgue à chaque station. Mais enfin tout adagio a un terme, et j'arrivai à Francfort avant la nuit. Voilà une ville charmante et bien éveillée! Un air d'activité et de richesse y règne partout; elle est en outre bien bâtie, brillante et blanche comme une pièce de cent sous toute neuve, et des boulevards plantés d'arbustes et de fleurs dans le style des jardins anglais, forment sa ceinture verdoyante et parfumée. Bien que ce fût au mois de décembre, et que la verdure et les fleurs eussent dès longtemps disparu, le soleil se jouait d'assez bonne humeur entre les bras de la végétation attristée; et, soit par le contraste que ces allées si pleines d'air et de lumière offraient avec les rues obscures de Mayence, soit par l'espoir que j'avais de commencer enfin mes concerts à Francfort, soit pour toute autre cause qui se dérobe à l'analyse, les mille voix de la joie et du bonheur chantaient en chœur au dedans de moi, et j'ai fait là une promenade de deux heures délicieuse. À demain les affaires sérieuses! me dis-je en rentrant à l'hôtel.

Le jour suivant donc, je me rendis allègrement au théâtre, pensant le trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place sur laquelle il est bâti et apercevant quelques jeunes gens qui portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu'ils appartenaient sans doute à l'orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et directeur Guhr. En lisant mon nom ces honnêtes artistes passèrent tout à coup de l'indifférence à un empressement respectueux qui me fit grand bien. L'un d'eux, qui parlait français, prit la parole pour ses confrères:

«—Nous sommes bien heureux de vous voir enfin; M. Guhr nous a depuis longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois votre ouverture du Roi Lear. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du Conservatoire; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent!» Guhr arrive. C'est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux yeux vifs et perçants; son geste est rapide, sa parole brève et incisive; on voit qu'il ne doit pas pécher par excès d'indulgence quand il est à la tête de son orchestre; tout annonce en lui une intelligence et une volonté musicales; c'est un chef. Il parle français, mais pas assez vite au gré de son impatience, et il l'entremêle, à chaque phrase, de gros jurons, prononcés à l'allemande, du plus plaisant effet. Je les désignerai seulement par des initiales. En m'apercevant:

«—Oh! S. N. T. T... c'est vous, mon cher! Vous n'avez donc pas reçu ma lettre?

—Quelle lettre?

—Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire... S. N. T. T... Attendez... je ne parle pas bien... un malheur!... c'est un grand malheur!... Ah! voilà notre régisseur qui me servira d'interprète.»

Et continuant à parler français:

«—Dites à M. Berlioz combien je suis contrarié; que je lui ai écrit de ne pas encore venir; que les petites Milanollo remplissent le théâtre tous les soirs; que nous n'avons jamais vu une pareille fureur du public, S. N. T. T., et qu'il faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands concerts.

—Le Régisseur: M. Guhr me charge de vous dire, monsieur, que...

—Moi: Ne vous donnez pas la peine de le répéter; j'ai très-bien, j'ai trop bien compris, puisqu'il n'a pas parlé allemand.

—Guhr: Ah! ah! ah! j'ai parlé français, S. N. T. T., sans le savoir!

—Moi: Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu'il faut m'en retourner, ou poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver ailleurs quelques autres enfants prodiges qui me feront encore échec et mât.

—Guhr: Que faire, mon cher, les enfants font de l'argent, S. N. T. T., les romances françaises font de l'argent, les vaudevilles français attirent la foule; que voulez-vous? S. N. T. T., je suis directeur, je ne puis pas refuser l'argent; mais restez au moins jusqu'à demain, je vous ferai entendre Fidelio, par Pischek et mademoiselle Capitaine, et, S. N. T. T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.

—Moi: je les crois excellents, surtout sous votre direction; mais, mon cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console?

—Ah! ah! S. N. T. T., ça se dit en famille.» (Il voulait dire familièrement.)

Là-dessus le fou rire s'empare de moi, ma mauvaise humeur s'évanouit, et lui prenant la main:

«—Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre Fidelio et mademoiselle Capitaine, dont vous m'avez tout l'air de vouloir être le lieutenant.»

Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stuttgard, où je n'étais point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de Lindpaintner et du roi de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux Francfortois le temps de reprendre leur sang-froid et d'oublier un peu les délirantes émotions à eux causées par le violon des deux charmantes sœurs, que j'avais le premier applaudies et louées à Paris, mais qui alors, à Francfort, m'incommodaient étrangement.

Et le lendemain, j'entendis Fidelio. Cette représentation est une des plus belles que j'aie vues en Allemagne; Guhr avait raison de me la proposer pour compensation à mon désappointement; j'ai rarement éprouvé une jouissance musicale plus complète.

Mademoiselle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Léonore) me parut posséder les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle création de Beethoven. Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui la rend parfaitement propre à l'expression des sentiments profonds, contenus, mais toujours prêts à faire explosion, comme ceux qui agitent le cœur de l'héroïque épouse de Florestan. Elle chante simplement, très-juste, et son jeu ne manque jamais de naturel. Dans la fameuse scène du pistolet, elle ne remue pas violemment la salle, comme faisait, avec son rire convulsif et nerveux, madame Schrœder-Devrient, quand nous la vîmes à Paris, jeune encore, il y a seize ou dix-sept ans; elle captive l'attention, elle sait émouvoir par d'autres moyens. Mademoiselle Capitaine n'est point une cantatrice dans l'acception brillante du mot; mais de toutes les femmes que j'ai entendues en Allemagne, dans l'opéra de genre, c'est à coup sûr celle que je préférerais; et je n'avais jamais ouï parler d'elle. Quelques autres m'ont été citées d'avance comme des talents supérieurs, que j'ai trouvées parfaitement détestables.

Je ne me rappelle pas malheureusement le nom du ténor chargé du rôle de Florestan. Il a certes de belles qualités, sans que sa voix ait rien de bien remarquable. Il a dit l'air si difficile de la prison, non pas de manière à me faire oublier Haitzinger qui s'y élevait à une hauteur prodigieuse, mais assez bien pour mériter les applaudissements d'un public moins froid que celui de Francfort. Quant à Pischek que j'ai pu apprécier mieux quelques mois après dans le Faust de Spohr, il m'a réellement fait connaître toute la valeur de ce rôle du gouverneur que nous n'avons jamais pu comprendre à Paris; et je lui dois pour cela seul une véritable reconnaissance. Pischek est un artiste; il a sans doute fait des études sérieuses, mais la nature l'a beaucoup favorisé. Il possède une magnifique voix de baryton, mordante, souple, juste et assez étendue; sa figure est noble, sa taille élevée, il est jeune et plein de feu! Quel malheur qu'il ne sache que l'allemand! Les choristes du théâtre de Francfort m'ont semblé bons, leur exécution est soignée, leurs voix sont fraîches, ils laissent rarement échapper des intonations fausses, je les voudrais seulement un peu plus nombreux. Dans ces chœurs d'une quarantaine de voix réside toujours une certaine âpreté qu'on ne trouve pas dans les grandes masses. Ne les ayant pas vus à l'étude d'un nouvel ouvrage, je ne puis dire si les choristes francfortois sont lecteurs et musiciens; je dois reconnaître seulement qu'ils ont rendu d'une façon très-satisfaisante le premier chœur des prisonniers, morceau doux qu'il faut absolument chanter, et mieux encore le grand finale où dominent l'enthousiasme et l'énergie. Quant à l'orchestre, en le considérant comme un simple orchestre de théâtre, je le déclare excellent, admirable de tout point; aucune nuance ne lui échappe, les timbres s'y fondent dans un harmonieux ensemble tout à fait exempt de duretés, il ne chancelle jamais, tout frappe d'aplomb; on dirait d'un seul instrument. L'extrême habileté de Guhr à le conduire, et sa sévérité aux répétitions, sont pour beaucoup, sans doute, dans ce précieux résultat. Voici comment il est composé: 8 premiers violons,—8 seconds,—4 altos,—5 violoncelles,—4 contre-basses,—2 flûtes,—2 hautbois, 2 clarinettes,—2 bassons,—4 cors,—2 trompettes,—bois, 3 trombones,—1 timbalier. Cet ensemble de 47 musiciens se retrouve, à quelques très-petites différences près, dans toutes les villes allemandes du second ordre; il en est de même de sa disposition, qui est celle-ci: Les violons, altos et violoncelles réunis, occupent le côté droit de l'orchestre; les contre-basses sont placées en ligne droite, dans le milieu, tout contre la rampe; les flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors et trompettes, forment au côté gauche, le groupe rival des instruments à archets; les timbales et les trombones sont relégués seuls à l'extrémité du côté droit. N'ayant pas pu mettre cet orchestre à la rude épreuve des études symphoniques, je ne puis rien dire de sa rapidité de conception, de ses aptitudes au style accidenté, humoristique, de sa solidité rhythmique, etc., etc., mais Guhr m'a assuré qu'il était également bon au concert et au théâtre. Je dois le croire, Guhr n'étant pas de ces pères disposés à trop admirer leurs enfants. Les violons appartiennent à une excellente école; les basses ont beaucoup de son; je ne connais pas la valeur des altos, leur rôle étant assez obscur dans les opéras que j'ai vu représenter à Francfort. Les instruments à vent sont exquis dans l'ensemble; je reprocherai seulement aux cors le défaut, très-commun en Allemagne, de faire souvent cuivrer le son en forçant surtout les notes hautes. Ce mode d'émission du son dénature le timbre du cor; il peut dans certaines occasions, il est vrai, être d'un bon effet, mais il ne saurait, je pense, être adopté méthodiquement dans l'école de l'instrument.

À la fin de cette excellente représentation de Fidelio, dix ou douze auditeurs daignèrent, en s'en allant, accorder quelques applaudissements... et ce fut tout. J'étais indigné d'une telle froideur, et comme quelqu'un cherchait à me persuader que si l'auditoire avait peu applaudi, il n'en admirait et n'en sentait pas moins les beautés de l'œuvre:

«—Non, dit Guhr, ils ne comprennent rien, rien du tout, S. N. T. T.; il a raison, c'est un public de bourgeois.»

J'avais aperçu, ce soir-là, dans une loge, mon ancien ami Ferdinand Hiller, qui a longtemps habité Paris, où les connaisseurs citent encore souvent sa haute capacité musicale. Nous eûmes bien vite renouvelé connaissance et repris nos allures de camarades. Hiller s'occupe d'un opéra pour le théâtre de Francfort; il écrivit, il y a deux ans, un oratorio, la Chute de Jérusalem, qu'on a exécuté plusieurs fois avec beaucoup de succès. Il donne fréquemment des concerts, où l'on entend, avec des fragments de cet ouvrage considérable, diverses compositions instrumentales qu'il a produites dans ces derniers temps, et dont on dit le plus grand bien. Malheureusement, quand je suis allé à Francfort, il s'est toujours trouvé que les concerts d'Hiller avaient lieu le lendemain du jour où j'étais obligé de partir, de sorte que je ne puis citer à son sujet que l'opinion d'autrui, ce qui me met tout à fait à l'abri du reproche de camaraderie. À son dernier concert il fit entendre, en fait de nouveautés, une ouverture qui fut chaudement accueillie et plusieurs morceaux pour quatre voix d'hommes et un soprano, dont l'effet, dit-on, est de la plus piquante originalité.

Il y a à Francfort une institution musicale qu'on a citée devant moi plusieurs fois avec éloges: c'est l'Académie de chant de Sainte-Cécile. Elle passe pour être aussi bien composée que nombreuse; cependant, n'ayant point été admis à l'examiner, je dois me renfermer, à son sujet, dans une réserve absolue.

Bien que le bourgeois domine à Francfort dans la masse du public, il me semble impossible, eu égard au grand nombre de personnes de la haute classe qui s'occupent sérieusement de musique, qu'on ne puisse réunir un auditoire intelligent et capable de goûter les grandes productions de l'art. En tous cas, je n'ai pas eu le temps d'en faire l'expérience.

Il faut maintenant, mon cher Morel, que je rassemble mes souvenirs sur Lindpaintner et la chapelle de Stuttgard. J'y trouverai le sujet d'une seconde lettre, mais celle-là ne vous sera point adressée; ne dois-je pas répondre aussi à ceux de nos amis qui se sont montrés comme vous avides de connaître les détails de mon exploration germanique?

Adieu.

P.-S.—Avez-vous publié quelque nouveau morceau de chant? On ne parle partout que du succès de vos dernières mélodies. J'ai entendu hier le rondeau syllabique Page et Mari, que vous avez composé sur les paroles du fils d'Alexandre Dumas. Je vous déclare que c'est fin, coquet, piquant et charmant. Vous n'écrivîtes jamais rien de si bien en ce genre. Ce rondeau aura une vogue insupportable, vous serez mis au pilori des orgues de Barbarie et vous l'aurez bien mérité.

À MONSIEUR GIRARD

deuxième lettre

Stuttgard.—Hechingen.

La première chose que j'avais à faire avant de quitter Francfort pour m'aventurer dans le royaume de Wurtemberg, c'était de bien m'informer des moyens d'exécution que je devais trouver à Stuttgard, de composer un programme de concert en conséquence, et de n'emporter que la musique strictement nécessaire pour l'exécuter. Il faut que vous sachiez, mon cher Girard, que l'une des grandes difficultés de mon voyage en Allemagne, et celle qu'on pouvait le moins aisément prévoir, était dans les dépenses énormes du transport de ma musique. Vous le comprendrez sans peine en apprenant que cette masse de parties séparées d'orchestre et de chœurs, manuscrites, lithographiées ou gravées, pesait énormément et que j'étais obligé de m'en faire suivre à grands frais presque partout, en la plaçant dans les fourgons de la poste[83]. Cette fois seulement, incertain si après ma visite à Stuttgard j'irais à Munich, ou si je reviendrais à Francfort pour me diriger ensuite vers le nord, je n'emportai que deux symphonies, une ouverture et quelques morceaux de chant, laissant tout le reste à ce malheureux Guhr, qui devait, à ce qu'il paraît, être embarrassé d'une manière ou d'une autre par ma musique.

La route de Francfort à Stuttgard n'offre rien d'intéressant, et en la parcourant je n'ai point eu d'impressions que je puisse vous raconter: pas le moindre site romantique à décrire, pas de forêt sombre, pas de couvent, pas de chapelle isolée, point de torrent, pas de grand bruit nocturne, pas même celui des moulins à foulons de Don Quichotte; ni chasseurs, ni laitières, ni jeune fille éplorée, ni génisse égarée, ni enfant perdu, ni mère éperdue, ni pasteur, ni voleur, ni mendiant, ni brigand; enfin, rien que le clair de lune, le bruit des chevaux et les ronflements du conducteur endormi. Par ci par là quelques laids paysans couverts d'un large chapeau à trois cornes, et vêtus d'une immense redingote de toile jadis blanche, dont les pans démesurément longs, s'embarrassent entre leurs jambes boueuses; costume qui leur donne l'aspect de curés de village en grand négligé. Voilà tout! La première personne que j'avais à voir en arrivant à Stuttgard, la seule même que de lointaines relations nouées par l'intermédiaire d'un ami commun, pouvaient me faire supposer bien disposée pour moi, était le docteur Schilling, auteur d'un grand nombre d'ouvrages théoriques et critiques sur l'art musical. Ce titre de docteur, que presque tout le monde porte en Allemagne, m'avait fait assez mal augurer de lui. Je me figurais quelque vieux pédant, avec des lunettes, une perruque rousse, une vaste tabatière, toujours à cheval sur la fugue et le contre-point, ne parlant que de Bach et de Marpurg, poli extérieurement peut-être, mais au fond plein de haine pour la musique moderne en général, et d'horreur pour la mienne en particulier; enfin quelque fesse-mathieu musical. Voyez comme on se trompe; M. Schilling n'est pas vieux, il ne porte pas de lunettes, il a de fort beaux cheveux noirs, il est plein de vivacité, parle vite et fort, comme à coups de pistolet; il fume et ne prise pas; il m'a très-bien reçu, m'a indiqué dès l'abord tout ce que j'avais à faire pour parvenir à donner un concert, ne m'a jamais dit un mot de fugue ni de canon, n'a manifesté de mépris ni pour les Huguenots ni pour Guillaume Tell, et n'a point montré d'aversion pour ma musique avant de l'avoir entendue.

D'ailleurs la conversation n'était rien moins que facile entre nous quand il n'y avait pas d'interprète. M. Schilling parlant le français à peu près comme je parle l'allemand. Impatienté de ne pouvoir se faire comprendre:

«—Parlez-vous anglais, me dit-il un jour?

—J'en sais quelques mots; et vous?

—Moi... non! Mais l'italien, savez-vous l'italien?

Si, un poco. Come si chiama il direttore del teatro?

—Ah! diable! pas parler italien non plus!...»

Je crois, Dieu me pardonne, que si j'eusse déclaré ne comprendre ni l'anglais ni l'italien, le bouillant docteur avait envie de jouer avec moi dans ces deux langues, la scène du Médecin malgré lui: Arcithuram, catalamus, nominativo, singulariter; est ne oratio latinas?

Nous en vînmes à essayer du latin, et à nous entendre tant bien que mal, non sans quelques arcithuram, catalamus. Mais on conçoit que l'entretien devait être un peu pénible et ne roulait pas précisément sur les idées de Herder, ni sur la Critique de la raison pure de Kant. Enfin M. Schilling sut me dire que je pouvais donner mon concert au théâtre ou dans une salle destinée aux solennités musicales de cette nature et qu'on nomme salle de la Redoute. Dans le premier cas, outre l'avantage énorme dans une ville comme Stuttgard, de la présence du roi et de la cour, qu'il me croyait assuré d'obtenir, j'aurais encore une exécution gratuite, sans avoir à m'occuper des billets, ni des annonces, ni d'aucun des autres détails matériels de la soirée. Dans le second, j'aurais à payer l'orchestre, à m'occuper de tout, et le roi ne viendrait pas; il n'allait jamais dans la salle de concert. Je suivis donc le conseil du docteur et m'empressai d'aller présenter ma requête à M. le baron de Topenheim, grand maréchal de la cour et intendant du théâtre. Il me reçut avec une urbanité charmante, m'assurant qu'il parlerait le soir même au roi de ma demande et qu'il croyait qu'elle me serait accordée.

«—Je vous ferai observer cependant, ajouta-t-il, que la salle de la Redoute est la seule bonne et bien disposée pour les concerts, et que le théâtre au contraire, est d'une si mauvaise sonorité, qu'on a depuis longtemps renoncé à y faire entendre aucune composition instrumentale de quelque importance!»

Je ne savais trop que répondre ni à quoi m'arrêter. Allons voir Lindpaintner, me dis-je; celui-là est et doit être l'arbitre souverain. Je ne saurais vous dire, mon cher Girard, quel bien me fit ma première entrevue avec cet excellent artiste. Au bout de cinq minutes, il nous sembla être liés ensemble depuis dix ans. Lindpaintner m'eut bientôt éclairé sur ma position.

«—D'abord, me dit-il, il faut vous détromper sur l'importance musicale de notre ville; c'est une résidence royale, il est vrai, mais il n'y a ni argent, ni public. (Aye! aye! je pensai à Mayence et au père Schott.) Pourtant, puisque vous voilà, il ne sera pas dit que nous vous aurons laissé partir sans exécuter quelques-unes de vos compositions, que nous sommes si curieux de connaître. Voilà ce qu'il y a à faire. Le théâtre ne vaut rien, absolument rien pour la musique. La question de la présence du roi n'est d'aucune valeur; Sa Majesté n'allant jamais au concert, ne paraîtra pas au vôtre en quelque lieu que vous le donniez. Ainsi donc prenez la salle de la Redoute, dont la sonorité est excellente et où rien ne manque pour l'effet de l'orchestre. Quant aux musiciens, vous aurez seulement à verser une petite somme de 80 fr. pour leur caisse des pensions, et tous, sans exception, se feront un devoir et un honneur non-seulement d'exécuter, mais de répéter plusieurs fois vos œuvres, sous votre direction. Venez ce soir entendre le Freyschütz; dans un entr'acte je vous présenterai à la chapelle, et vous verrez si j'ai tort de vous répondre de sa bonne volonté.»

Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Lindpaintner me présenta aux artistes, et après qu'il eut traduit une petite allocution que je crus devoir leur adresser, mes doutes et mes inquiétudes disparurent: j'avais un orchestre.

J'avais un orchestre composé à peu près comme celui de Francfort, et jeune, et plein de vigueur et de feu. Je le vis bien à la manière dont toute la partie instrumentale du chef-d'œuvre de Weber fut exécutée. Les chœurs me parurent assez ordinaires, peu nombreux et peu attentifs à rendre les nuances principales si bien connues cependant, de cette admirable partition. Ils chantaient toujours mezzo-forte, et paraissaient assez ennuyés de la tâche qu'ils remplissaient. Pour les acteurs ils étaient tous d'une honnête médiocrité. Je ne me rappelle le nom d'aucun d'eux. La prima-donna (Agathe) a une voix sonore, mais dure et peu flexible; la seconde femme (Annette) vocalise plus aisément, mais chante souvent faux; le baryton (Gaspard) est, je crois, ce que le théâtre de Stuttgard possède de mieux. J'ai entendu ensuite cette troupe chantante dans la Muette de Portici sans changer d'opinion à son égard. Lindpaintner, en conduisant l'exécution de ces deux opéras, m'a étonné par la rapidité qu'il donnait au mouvement de certains morceaux. J'ai vu plus tard que beaucoup de maîtres de chapelle allemands ont, à cet égard, la même manière de sentir; tels sont, entre autres, Mendelssohn, Krebs et Guhr. Pour les mouvements du Freyschütz, je ne puis rien dire, ils en ont, sans doute, beaucoup mieux que moi les véritables traditions; mais quant à la Muette, à la Vestale, à Moïse et aux Huguenots, qui ont été montés sous les yeux des auteurs à Paris, et dont les mouvements s'y sont conservés tels qu'ils furent donnés aux premières représentations, j'affirme que la précipitation avec laquelle j'en ai entendu exécuter certaines parties à Stuttgard, à Leipzig, à Hambourg et à Francfort, est une infidélité d'exécution; infidélité involontaire, sans doute, mais réelle et très-nuisible à l'effet. On croit pourtant en France que les Allemands ralentissent tous nos mouvements.

L'orchestre de Stuttgard possède 16 violons, 4 altos, 4 violoncelles, 4 contre-basses, et les instruments à vent et à percussion nécessaires à l'exécution de la plupart des opéras modernes. Mais il a de plus une excellente harpe, M. Krüger, et c'est pour l'Allemagne une véritable rareté. L'étude de ce bel instrument y est négligée d'une façon ridicule et même barbare, sans qu'on en puisse découvrir la raison. Je penche même à croire qu'il en fut toujours ainsi, considérant qu'aucun des maîtres de l'école allemande n'en a fait usage. On ne trouve point de harpe dans les œuvres de Mozart; il n'y en a ni dans Don Juan, ni dans Figaro, ni dans la Flûte enchantée, ni dans le Sérail, ni dans Idomenée, ni dans Così fan tutte, ni dans ses messes, ni dans ses symphonies; Weber s'en est également abstenu partout; Haydn et Beethoven sont dans le même cas: Gluck seul a écrit dans Orphée une partie de harpe très-facile, pour une main, et encore cet opéra fut-il composé et représenté en Italie. Il y a là-dedans quelque chose qui m'étonne et m'irrite en même temps!... C'est une honte pour les orchestres allemands, qui tous devraient avoir au moins deux harpes, maintenant surtout qu'ils exécutent les opéras venus de France et d'Italie, où elles sont si souvent employées.

Les violons de Stuttgard sont excellents; on voit qu'ils sont pour la plupart élèves du concert-meister. Molique, dont nous avons, il y a quelques années, admiré au Conservatoire de Paris le jeu vigoureux, le style large et sévère, bien que peu nuancé, et les savantes compositions, Molique, au théâtre et aux concerts, occupant le premier pupitre des violons, n'a donc à diriger en grande partie, que ses élèves qui professent pour lui un respect et une admiration parfaitement motivés. De là une précieuse exactitude dans l'exécution, exactitude due à l'unité de sentiment et de méthode, autant qu'à l'attention des violonistes.

Je dois signaler, parmi eux, le second maître de concert, Habenheim, artiste distingué sous tous les rapports, et dont j'ai entendu une cantate d'un style mélodique expressif, d'une harmonie pure, et très-bien instrumentée.

Les autres instruments à archet ont une valeur, sinon égale à celle des violons, au moins suffisante pour qu'on doive les compter pour bons. J'en dirai autant des instruments à vent: la première clarinette et le premier hautbois sont excellents. L'artiste qui joue la partie de première flûte, Krüger père, se sert malheureusement d'un ancien instrument qui laisse beaucoup à désirer pour la pureté du son en général et pour la facilité d'émission des notes aiguës. M. Krüger devrait aussi se tenir en garde contre le penchant qui l'entraîne parfois à faire des trilles et des grupetti là où l'auteur s'est bien gardé d'en écrire.

Le premier basson, M. Neukirchner, est un virtuose de première force qui s'attache peut-être trop à faire parade de grandes difficultés; il joue en outre sur un basson tellement mauvais, que des intonations douteuses viennent à chaque instant blesser l'oreille et empêcher l'effet des phrases même les mieux rendues par l'exécutant. On distingue parmi les cors, M. Schuncke; il fait aussi comme ses confrères de Francfort, un peu trop cuivrer le son des notes élevées. Les cors à cylindres (ou chromatiques) sont exclusivement employés à Stuttgard. L'habile facteur Adolphe Sax, actuellement établi à Paris, a démontré surabondamment la supériorité de ce système sur celui des pistons, à peu près abandonné à cette heure dans toute l'Allemagne, pendant que celui des cylindres pour les cors, trompettes, bombardons, bass-tubas, y devient d'un usage général. Les Allemands appellent instruments à soupape (ventil-horn, ventil-trompetten) ceux auxquels ce mécanisme est appliqué. J'ai été surpris de ne pas le voir adopté pour les trompettes dans la musique militaire, assez bonne d'ailleurs, de Stuttgard; on en est encore là aux trompettes à deux pistons, instruments fort imparfaits et bien loin pour la sonorité et la qualité du timbre, des trompettes à cylindres dont on se sert à présent partout ailleurs. Je ne parle pas de Paris; nous y viendrons dans quelque dix ans.

Les trombones sont d'une belle force; le premier (M. Schrade), qui fit, il y a quatre ans, partie de l'orchestre du concert Vivienne, à Paris, a un véritable talent. Il possède à fond son instrument, se joue des plus grandes difficultés, tire du trombone-ténor un son magnifique; je pourrais même dire des sons, puisqu'il sait, au moyen d'un procédé non encore expliqué, produire trois et quatre notes à la fois, comme ce jeune corniste[84] dont toute la presse musicale s'est récemment occupée à Paris. Schrade, dans un point d'orgue d'une fantaisie qu'il a exécutée en public à Stuttgard, a fait entendre simultanément, et à la surprise générale, les quatre notes de l'accord de septième dominante du ton de si bemol,

  image pas disponible mi  bemol image pas disponible
 ansi posées:   la   c'est aux acousticiens qu'il appartient
  ut    
  fa    

de donner la raison de ce nouveau phénomène de la résonnance des tubes sonores; à nous autres musiciens de le bien étudier et d'en tirer parti si l'occasion s'en présente.

Un autre mérite de l'orchestre de Stuttgard, c'est qu'il est composé de lecteurs intrépides, que rien ne trouble, que rien ne déconcerte, qui lisent à la fois la note et la nuance, qui à la première vue ne laissent échapper ni un P ni un F, ni un mezzo-forte, ni un smorzando, sans l'indiquer. Ils sont en outre rompus à tous les caprices du rhythme et de la mesure, ne se cramponnent pas toujours aux temps forts, et savent sans hésiter accentuer les temps faibles et passer d'une syncope à une autre sans embarras et sans avoir l'air d'exécuter un pénible tour de force. En un mot, leur éducation musicale est complète sous tous les rapports. J'ai pu reconnaître en eux ces précieuses qualités dès la première répétition de mon concert. J'avais choisi pour celui-là la Symphonie fantastique et l'ouverture des Francs-Juges. Vous savez combien ces deux ouvrages contiennent de difficultés rhythmiques, de phrases syncopées, de syncopes croisées, de groupes de quatre notes superposées à des groupes de trois, etc., etc.; toutes choses qu'aujourd'hui, au Conservatoire, nous jetons vigoureusement à la tête du public, mais qu'il nous a fallu travailler pourtant, et beaucoup et longtemps. J'avais donc lieu de craindre une foule d'erreurs à différents passages de l'ouverture et du finale de la symphonie; je n'en ai pas eu à relever une seule, tout a été vu et lu et vaincu du premier coup. Mon étonnement était extrême. Le vôtre ne sera pas moindre, si je vous dis que nous avons monté cette damnée symphonie et le reste du programme en deux répétitions. L'effet eût même été très-satisfaisant si les maladies vraies ou simulées ne m'eussent enlevé la moitié des violons le jour du concert. Me voyez-vous, avec quatre premiers violons et quatre seconds, pour lutter avec tous ces instruments à vent et à percussion? Car l'épidémie avait épargné le reste de l'orchestre, et il ne manquait rien, rien que la moitié des violons! Oh! en pareil cas, je ferais comme Max dans le Freyschütz, et pour obtenir des violons, je signerais un pacte avec tous les diables de l'enfer. C'était d'autant plus navrant et irritant, que, malgré les prédictions de Lindpaintner, le roi et la cour étaient venus. Nonobstant cette défection de quelques pupitres, l'exécution fut, sinon puissante (c'était chose impossible) au moins intelligente, exacte et chaleureuse. Les morceaux de la Symphonie fantastique qui produisirent le plus d'effet furent l'adagio (la Scène aux champs,) et le finale (le Sabbat). L'ouverture fut chaudement accueillie; quant à la Marche des pèlerins d'Harold, qui figurait aussi dans le programme, elle passa presque inaperçue. Il en a été de même encore dans une autre où j'avais eu l'imprudence de la faire entendre isolément; tandis que partout où j'ai donné Harold en entier, ou au moins les trois premières parties de cette symphonie, la marche a été accueillie comme elle l'est à Paris, et souvent redemandée. Nouvelle preuve de la nécessité de ne pas morceler certaines compositions, et de ne les produire que dans leur jour et sous le point de vue qui leur est propre.

Faut-il vous dire maintenant qu'après le concert je reçus toutes sortes de félicitations de la part du roi, de M. le comte Neiperg et du prince Jérôme Bonaparte? Pourquoi pas? On sait que les princes sont en général d'une bienveillance extrême pour les artistes étrangers, et je ne manquerais réellement de modestie que si j'allais vous répéter ce que m'ont dit quelques-uns des musiciens le soir même et les jours suivants. D'ailleurs, pourquoi ne pas manquer de modestie? Pour ne pas faire grogner quelques mauvais dogues à la chaîne, qui voudraient mordre quiconque passe en liberté devant leur chenil? Cela vaut bien la peine d'aller employer de vieilles formules et jouer une comédie dont personne n'est dupe! La vraie modestie consisterait, non-seulement à ne pas parler de soi, mais à ne pas en faire parler, à ne pas attirer sur soi l'attention publique, à ne rien dire, à ne rien écrire, à ne rien faire, à se cacher, à ne pas vivre. N'est-ce pas là une absurdité?... Et puis j'ai pris le parti de tout avouer, heur et malheur; j'ai commencé déjà dans ma précédente lettre, et je suis prêt à continuer dans celle-ci. Ainsi je crains fort que Lindpaintner, qui est un maître, et dont j'ambitionnais beaucoup le suffrage, approuvant dans tout cela l'ouverture seulement, n'ait profondément abominé la symphonie; je parierais que Molique n'a rien approuvé. Quant au docteur Schilling, je suis sûr qu'il a tout trouvé exécrable, et qu'il a été bien honteux d'avoir fait les premières démarches pour produire à Stuttgard un brigand de mon espèce, véhémentement soupçonné d'avoir violé la musique, et qui, s'il parvient à lui inspirer sa passion de l'air libre et du vagabondage, fera de la chaste muse une sorte de bohémienne, moins Esmeralda qu'Héléna Mac Grégor, virago armée, dont les cheveux flottent au vent, dont la sombre tunique étincelle de brillants colifichets, qui bondit pieds nus sur les roches sauvages, qui rêve au bruit des vents et de la foudre, et dont le noir regard épouvante les femmes et trouble les hommes sans leur inspirer l'amour.

Aussi Schilling, en sa qualité de conseiller du prince de Hohenzollern-Hechingen, n'a pas manqué d'écrire à Son Altesse et de lui proposer, pour la divertir, le curieux sauvage, plus convenable dans la Forêt-Noire que dans une ville civilisée. Et le sauvage, curieux de tout connaître, au reçu d'une invitation rédigée en termes aussi obligeants que choisis par M. le baron de Billing, autre conseiller intime du prince, s'est acheminé, à travers la neige et les grands bois de sapins, vers la petite ville d'Hechingen, sans trop s'inquiéter de ce qu'il pourrait y faire. Cette excursion dans la Forêt-Noire m'a laissé un confus mélange de souvenirs joyeux, tristes, doux et pénibles, que je ne saurais évoquer sans un serrement de cœur presque inexplicable. Le froid, le double deuil noir et blanc étendu sur les montagnes, le vent qui mugissait sous les pins frissonnants, le travail secret du ronge-cœur si actif dans la solitude, un triste épisode d'un douloureux roman lu pendant le voyage... Puis l'arrivée à Hechingen, les gais visages, l'amabilité du prince, les fêtes du premier jour de l'an, le bal, le concert, les rires fous, les projets de se revoir à Paris, et... les adieux... et le départ... Oh! je souffre!... Quel diable m'a poussé à vous faire ce récit, qui ne présente pourtant, comme vous l'allez voir, aucun incident émouvant ni romanesque... Mais je suis ainsi fait, que je souffre parfois, sans motif apparent, comme, pendant certains états électriques de l'atmosphère, les feuilles des arbres remuent sans qu'il fasse du vent.

.....Heureusement, mon cher Girard, vous me connaissez de longue date, et vous ne trouverez pas trop ridicule cette exposition sans péripétie, cette introduction sans allegro, ce sujet sans fugue! Ah! ma foi! un sujet sans fugue, avouez-le, c'est une rare bonne fortune. Et nous avons lu tous les deux plus de mille fugues qui n'ont pas de sujet, sans compter celles qui n'ont que de mauvais sujets. Allons! voilà ma mélancolie qui s'envole, grâce à l'intervention de la fugue (vieille radoteuse qui si souvent a fait venir l'ennui), je reprends ma bonne humeur, et... je vous raconte Hechingen.

Quand je disais tout à l'heure que c'est une petite ville, j'exagérais géographiquement son importance. Hechingen n'est qu'un grand village, tout au plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près comme la portion de Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore comme le village de Subiaco dans les États romains. Au-dessus du bourg, et placée de manière à la dominer entièrement, est la villa Eugenia, occupée par le prince. À droite de ce petit palais, une vallée profonde, et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du vieux castel de Hohenzollern, qui n'est plus aujourd'hui qu'un rendez-vous de chasse, après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.

Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme spirituel, vif et bon, qui semble n'avoir au monde que deux préoccupations constantes: le désir de rendre aussi heureux que possible les habitants de ses petits États, et l'amour de la musique. Concevez-vous une existence plus douce que la sienne? Il voit tout le monde content autour de lui: ses sujets l'adorent; la musique l'aime; il la comprend en poëte et en musicien; il compose de charmants lieder, dont deux: der Fischer knabe et Schiffers Abendied, m'ont réellement touché par l'expression de leur mélodie. Il les chante avec une voix de compositeur, mais avec une chaleur entraînante et des accents de l'âme et du cœur, il a, sinon un théâtre, au moins une chapelle (un orchestre) dirigée par un maître éminent, Techlisbeck, dont le Conservatoire de Paris a souvent exécuté avec honneur les symphonies, et qui lui fait entendre, sans luxe, mais montés avec soin, les chefs-d'œuvre les plus simples de la musique instrumentale. Tel est l'aimable prince dont l'invitation m'avait été si agréable et dont j'ai reçu l'accueil le plus cordial.

En arrivant à Hechingen, je renouvelai connaissance avec Techlisbeck. Je l'avais connu à Paris cinq ans auparavant; il m'accabla chez lui de prévenances et de ces témoignages de véritable bonté qu'on n'oublie jamais. Il me mit bien vite au fait des forces musicales dont nous pouvions disposer. C'étaient huit violons en tout, dont trois très-faibles, trois altos, deux violoncelles, deux contre-basses. Le premier violon, nommé Stern, est un virtuose de talent. Le premier violoncelle (Oswald) mérite la même distinction. Le pasteur archiviste d'Hechingen joue la première contre-basse à la satisfaction des compositeurs les plus exigeants. La première flûte, le premier hautbois et la première clarinette sont excellents; la première flûte a seulement quelquefois de ces velléités d'ornementation que j'ai reprochées à celle de Stuttgard. Les seconds instruments à vent sont suffisants. Les deux bassons et les deux cors laissent un peu à désirer. Quant aux trompettes, au trombone (il n'y en a qu'un) et au timbalier, ils laissent à désirer, toutes les fois qu'ils jouent, qu'on ne les ait pas priés de se taire. Ils ne savent rien.

Je vous vois rire, mon cher Girard, et prêt à me demander ce que j'ai pu faire exécuter avec un si petit orchestre? Eh bien! à force de patience et de bonne volonté, en arrangeant et modifiant certaines parties, en faisant cinq répétitions en trois jours, nous avons monté l'ouverture du Roi Lear, la Marche des pèlerins, le Bal de la Symphonie fantastique, et divers autres fragments proportionnés, par leur dimension, au cadre qui leur était destiné. Et tout a marché très-bien, avec précision et même avec verve.

J'avais écrit au crayon sur les parties d'alto les notes essentielles et laissées à découvert des 3e et 4e cors (puisque nous ne pouvions avoir que le 1er et le 2e); Techlisbeck jouait sur le piano la 1re harpe du Bal; il avait bien voulu se charger aussi de l'alto solo dans la marche d'Harold. Le prince d'Hechingen se tenait à côté du timbalier pour lui compter ses pauses et le faire partir à temps; j'avais supprimé dans les parties de trompette, les passages que nous avions reconnus inaccessibles aux deux exécutants. Le trombone seul était livré à lui-même; mais, ne donnant prudemment que les sons qui lui étaient très-familiers, comme si bémol, , fa, et évitant avec soin tous les autres, il brillait presque partout par son silence. Il fallait voir dans cette jolie salle de concert, où Son Altesse avait réuni un nombreux auditoire, comme les impressions musicales circulaient vives et rapides! Cependant, vous le devinez sans doute, je n'éprouvais de toutes ces manifestations qu'une joie mêlée d'impatience; et quand le prince est venu me serrer la main, je n'ai pu m'empêcher de lui dire:

«—Ah! monseigneur, je donnerais, je vous jure, deux des années qui me restent à vivre pour avoir là maintenant mon orchestre du Conservatoire, et le mettre aux prises devant vous avec ces partitions que vous jugez avec tant d'indulgence!

—Oui, oui, je sais, m'a-t-il répondu, vous avez un orchestre impérial, qui vous dit: Sire! et je ne suis qu'une Altesse; mais j'irai l'entendre à Paris, j'irai, j'irai!»

Puisse-t-il tenir parole! Ses applaudissements, qui me sont restés sur le cœur, me semblent un bien mal acquis.

Il y eut après le concert, souper à la villa Eugenia. La gaieté charmante du prince s'était communiquée à tous ses convives; il voulut me faire connaître une de ses compositions pour ténor, piano et violoncelle; Techlisbeck se mit au piano, l'auteur se chargeait de la partie du chant, et je fus, aux acclamations de l'assemblée, désigné pour chanter la partie de violoncelle. On a beaucoup applaudi le morceau et ri presque autant du timbre singulier de ma chanterelle. Les dames surtout ne revenaient pas de mon la.

Le surlendemain, après bien des adieux, il fallut retourner à Stuttgard. La neige fondait sur les grands pins éplorés, le manteau blanc des montagnes se marbrait de taches noires... c'était profondément triste... le ronge-cœur put travailler encore.

The rest is silence...
Farewell.

À LISZT

troisième lettre

Manheim.—Weimar.

À mon retour d'Hechingen, je restai quelques jours encore à Stuttgard, en proie à de nouvelles perplexités. À toutes les questions qu'on m'adressait sur mes projets et sur la future direction de mon voyage à peine commencé, j'aurais pu répondre, sans mentir, comme ce personnage de Molière:

Non, je ne reviens point, car je n'ai point été;
Je ne vais point non plus, car je suis arrêté,
Et ne demeure point, car tout de ce pas même
Je prétends m'en aller...

M'en aller... où? Je ne savais trop. J'avais écrit à Weimar, il est vrai, mais la réponse n'arrivait pas, et je devais absolument l'attendre avant de prendre une détermination.

Tu ne connais pas ces incertitudes, mon cher Liszt; il t'importe peu de savoir si, dans la ville où tu comptes passer, la chapelle est bien composée, si le théâtre est ouvert, si l'intendant veut le mettre à ta disposition, etc. En effet, à quoi bon pour toi tant d'informations! Tu peux, modifiant le mot de Louis XIV, dire avec confiance:

«L'orchestre, c'est moi! le chœur, c'est moi! le chef, c'est encore moi. Mon piano chante, rêve, éclate, retentit; il défie au vol les archets les plus habiles; il a, comme l'orchestre, ses harmonies cuivrées; comme lui, et sans le moindre appareil, il peut livrer à la brise du soir son nuage de féeriques accords, de vagues mélodies; je n'ai besoin ni de théâtre, ni de décor fermé, ni de vastes gradins; je n'ai point à me fatiguer par de longues répétitions; je ne demande ni cent, ni cinquante, ni vingt musiciens; je n'en demande pas du tout, je n'ai pas même besoin de musique. Un grand salon, un grand piano, et je suis maître d'un grand auditoire. Je me présente, on m'applaudit; ma mémoire s'éveille, d'éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d'enthousiastes acclamations leur répondent; je chante l'Ave Maria de Schubert ou l'Adélaïde de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine... c'est un silence ému, une admiration concentrée et profonde.... Puis viennent les bombes lumineuses, le bouquet de ce grand feu d'artifice, et les cris du public, et les fleurs et les couronnes qui pleuvent autour du prêtre de l'harmonie frémissant sur son trépied; et les jeunes belles qui, dans leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau; et les hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements fébriles arrachés à l'envie; les grands fronts qui se penchent, les cœurs étroits surpris de s'épanouir...» Et le lendemain, quand le jeune inspiré a répandu ce qu'il voulait répandre de son intarissable passion, il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule éblouissant d'enthousiasme et de gloire... C'est un rêve!... C'est un de ces rêves d'or qu'on fait quand on se nomme Liszt ou Paganini.

Mais le compositeur qui tenterait, comme je l'ai fait, de voyager pour produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quel labeur ingrat et toujours renaissant ne doit-il pas s'attendre!... Sait-on ce que peut être pour lui la torture des répétitions?... Il a d'abord à subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement charmés d'éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d'être soumis à des études inaccoutumées.—«Que veut ce Français? Que ne reste-t-il chez lui?» Chacun néanmoins prend place à son pupitre; mais au premier coup d'œil jeté sur l'ensemble de l'orchestre, l'auteur y reconnaît bien vite d'inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de chapelle: «La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en couches, l'enfant du premier violon a le croup, les trombones sont à la parade; ils ont oublié de demander une exemption de service militaire pour ce jour-là; le timbalier s'est foulé le poignet, la harpe ne paraîtra pas à la répétition, parce qu'il lui faut du temps pour étudier sa partie, etc., etc.» On commence cependant, les notes sont lues, tant bien que mal, dans un mouvement plus lent du double que celui de l'auteur; rien n'est affreux pour lui comme cet alanguissement du rhythme! Peu à peu son instinct reprend le dessus, son sang échauffé l'entraîne, il précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du morceau; alors le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire les oreilles et le cœur; il faut s'arrêter et reprendre le mouvement lent, et exercer fragments par fragments ces longues périodes dont, tant de fois auparavant, avec d'autres orchestres, il a guidé la course libre et rapide. Cela ne suffit pas encore; malgré la lenteur du mouvement, des discordances étranges se font entendre dans certaines parties d'instruments à vent: il veut en découvrir la cause: «Voyons les trompettes seules!..... Que faites-vous là? Je dois entendre une tierce, et vous produisez un accord de seconde. La deuxième trompette en ut a un , donnez-moi votre !... Très-bien! La première a un ut qui produit fa, donnez-moi votre ut! Fi!... l'horreur! vous me faites un mi b!

—Non, monsieur, je fais ce qui est écrit!

—Mais je vous dis que non, vous vous trompez d'un ton!

—Cependant je suis sûr de faire l'ut!

—En quel ton est la trompette dont vous vous servez?

—En mi b!

—Eh! parlez donc, c'est là qu'est l'erreur, vous devez prendre la trompette en fa.

—Ah! je n'avais pas bien lu l'indication; c'est vrai, excusez-moi.

—Allons! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier!

—Monsieur j'ai un fortissimo.

—Point du tout, c'est un mezzo forte, il n'y a pas deux F, mais un M et un F. D'ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut employer là les baguettes à tête d'éponge; c'est une différence du noir au blanc.

—Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle; qu'appelez-vous des baguettes à tête d'éponge? nous n'avons jamais vu qu'une seule espèce de baguettes.

—Je m'en doutais; j'en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que j'ai déposée là sur cette table. Maintenant, y sommes-nous?... Mon Dieu! c'est vingt fois trop fort! Et les sourdines que vous n'avez pas prises!...

—Nous n'en avons pas, le garçon d'orchestre a oublié d'en mettre sur les pupitres; on s'en procurera demain, etc., etc.»

Après trois ou quatre heures de ces tiraillements antiharmoniques, on n'a pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid, plat, bruyant discordant, hideux! Et il faut laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts musiciens qui s'en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu'ils ne savent pas ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu'ils n'ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à peine; ce n'est guère que le troisième jour qu'il se dessine formellement. Alors, seulement, le pauvre compositeur commence à respirer; les harmonies bien posées deviennent claires, les rhythmes bondissent, les mélodies pleurent et sourient; la masse unie, compacte, s'élance hardiment; après tant de tâtonnements, tant de bégayements, l'orchestre grandit, il marche, il parle, il devient homme! L'intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés; l'auteur demande une quatrième épreuve; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les meilleures gens du monde, l'accordent avec empressement. Cette fois, fiat lux! «Attention aux nuances! Vous n'avez plus peur?—Non! donnez-nous le vrai mouvement?—Via!» Et la lumière se fait, l'art apparaît, la pensée brille, l'œuvre est comprise! Et l'orchestre se lève, applaudissant et saluant le compositeur; le maître de chapelle vient le féliciter; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s'approchent, montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d'étonnement, en regardant d'un œil surpris le maître étranger qu'ils avaient d'abord pris pour un fou ou un barbare. C'est maintenant qu'il aurait besoin de repos. Qu'il s'en garde bien, le malheureux! C'est l'heure pour lui de redoubler de soins et d'attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties d'orchestre, et s'assurer qu'elles ne sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la musique des instruments à vent les désignations de tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France; mettre partout: in C, in D, in Des, in Fis, au lieu de en ut, en , en ré bémol, en fa dièse. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l'orchestre qu'il va diriger, et que l'exécutant hésite souvent à transposer lui-même. Il faut qu'il aille faire répéter isolément les chœurs et les chanteurs, s'ils ont manqué d'assurance. Mais le public arrive, l'heure sonne; exténué, abîmé de fatigues de corps et d'esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu'au moment où les applaudissements de l'auditoire, la verve des exécutants, l'amour qu'il a pour son œuvre le transforment tout à coup en machine électrique, d'où s'élancent invisibles, mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah! c'est alors, j'en conviens, que l'auteur-directeur vit d'une vie aux virtuoses inconnue! Avec quelle joie furieuse il s'abandonne au bonheur de jouer de l'orchestre! Comme il presse, comme il embrasse, comme il étreint cet immense et fougueux instrument! L'attention multiple lui revient; il a l'œil partout; il indique d'un regard les entrées vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche; il jette avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme d'harmonieux projectiles: puis il arrête, dans les points d'orgue, tout ce mouvement qu'il a communiqué; il enchaîne toutes les attentions; il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu'il a dompté.

Luctantes ventos tempestatesque sonoras
Imperio premit, ac vinclis et carcere frenat.

Et dans les grands adagio, est-il heureux de se bercer mollement sur son beau lac d'harmonie! prêtant l'oreille aux cent voix enlacées qui chantent ses hymnes d'amour ou semblent confier ses plaintes du présent, ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors souvent, mais seulement alors, l'auteur-chef oublie complètement le public; il s'écoute, il se juge; et si l'émotion lui arrive, partagée par les artistes qui l'entourent, il ne tient plus compte des impressions de l'auditoire, trop éloigné de lui. Si son cœur a frissonné au contact de la poétique mélodie, s'il a senti cette ardeur intime qui annonce l'incandescence de l'âme, le but est atteint, le ciel de l'art lui est ouvert, qu'importe la terre!...

Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu, sa joie devient centuple, partagée qu'elle est par tous les amours-propres satisfaits de son armée. Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes princes et rois par la grâce de Dieu, vous naissez sur les marches du trône; les compositeurs doivent combattre, vaincre et conquérir pour régner. Mais même les fatigues et les dangers de la lutte ajoutent à l'éclat et à l'enivrement de leurs victoires, et ils seraient peut-être plus heureux que vous... s'ils avaient toujours des soldats.

Voilà, mon cher Liszt, une longue digression, et j'allais oublier, en causant avec toi, de continuer le récit de mon voyage. J'y reviens.

Pendant les quelques jours que je passai à Stuttgart à attendre les lettres de Weimar, la société de la Redoute, dirigée par Lindpaintner, donna un concert brillant où j'eus l'occasion d'observer une seconde fois la froideur avec laquelle le gros public allemand accueille en général les conceptions les plus colossales de l'immense Beethoven. L'ouverture de Léonore, morceau vraiment monumental, exécuté avec une précision et une verve rares, fut à peine applaudie, et j'entendis le soir, à la table d'hôte, un monsieur se plaindre de ce qu'on ne donnait pas les symphonies de Haydn au lieu de cette musique violente où il n'y a point de chant!!!... Franchement, nous n'avons plus de ces bourgeois-là à Paris!...

Une réponse favorable m'étant enfin parvenue de Weimar, je partis pour Carlsruhe. J'aurais voulu y donner un concert en passant; le maître de chapelle, Strauss[85], m'apprit que j'aurais à attendre pour cela huit ou dix jours, à cause d'un engagement pris par le théâtre avec un flûtiste piémontais. En conséquence, plein de respect pour la grande flûte, je me hâtai de gagner Manheim. C'est une ville bien calme, bien froide, bien plane, bien carrée. Je ne crois pas que la passion de la musique empêche ses habitants de dormir. Pourtant il y a une nombreuse Académie de chant, un assez bon théâtre et un petit orchestre très-intelligent. La direction de l'Académie de chant et celle de l'orchestre sont confiées à Lachner jeune, frère du célèbre compositeur. C'est un artiste doux et timide, plein de modestie et de talent. Il m'eut bien vite organisé un concert. Je ne me souviens plus de la composition du programme; je sais seulement que j'avais voulu y placer ma deuxième symphonie (Harold) en entier, et que dès la première répétition je dus supprimer le finale (l'Orgie) à cause des trombones manifestement incapables de remplir le rôle qui leur est confié dans ce morceau. Lachner s'en montra tout chagrin, désireux qu'il était, disait-il, de connaître le tableau tout entier. Je fus obligé d'insister en l'assurant que ce serait folie d'ailleurs, indépendamment de l'insuffisance des trombones, d'espérer l'effet de ce finale avec un orchestre si peu fourni de violons. Les trois premières parties de la symphonie furent bien rendues et produisirent sur le public une vive impression. La grande duchesse Amélie, qui assistait au concert, remarqua, m'a-t-on dit, le coloris de la Marche des pèlerins, et surtout celui de la Sérénade dans les Abruzzes, où elle crut retrouver le calme heureux des belles nuits italiennes. Le solo d'alto avait été joué avec talent par un des altos de l'orchestre, qui n'a cependant pas de prétentions à la virtuosité.

J'ai trouvé à Manheim une assez bonne harpe, un hautbois excellent qui joue médiocrement du cor anglais, un violoncelle habile (Heinefetter), cousin des cantatrices de ce nom, et de valeureuses trompettes. Il n'y a pas d'ophicléïde; Lachner, pour remplacer cet instrument employé dans toutes les grandes partitions modernes, s'est vu obligé de faire faire un trombone à cylindres, descendant à l'ut et au si graves. Il était plus simple, ce me semble, de faire venir un ophicléïde, et, musicalement parlant, c'eût été beaucoup mieux, car ces deux instruments ne se ressemblent guère. Je n'ai pu entendre qu'une répétition de l'Académie de chant; les amateurs qui la composent ont généralement d'assez belles voix, mais ils sont loin d'être tous musiciens et lecteurs.

Mademoiselle Sabine Heinefetter a donné, pendant mon séjour à Manheim, une représentation de Norma. Je ne l'avais pas entendue depuis qu'elle a quitté le Théâtre-Italien de Paris; sa voix a toujours de la puissance et une certaine agilité: elle la force un peu parfois, et ses notes hautes deviennent bien souvent difficiles à supporter; telle qu'elle est, pourtant, mademoiselle Heinefetter a peu de rivales parmi les cantatrices allemandes; elle sait chanter.

Je me suis beaucoup ennuyé à Manheim, malgré les soins et les attentions d'un Français, M. Désiré Lemire, que j'avais rencontré quelquefois à Paris, il y a huit ou dix ans. C'est qu'il est aisé de voir aux allures des habitants, à l'aspect même de la ville, qu'on est là tout à fait étranger au mouvement de l'art, et que la musique y est considérée seulement comme un assez agréable délassement dont on use volontiers aux heures de loisir laissées par les affaires. En outre, il pleuvait continuellement; j'étais voisin d'une horloge dont la cloche avait pour résonnance harmonique la tierce mineure[86], et d'une tour habitée par un méchant épervier, dont les cris aigus et discordants me vrillaient l'oreille du matin au soir. J'étais impatient aussi de voir la ville des poëtes où me pressaient d'arriver les lettres du maître de chapelle, mon compatriote Chélard, et celles de Lobe, ce type du véritable musicien allemand dont tu as pu, je le sais, apprécier le mérite et la chaleur d'âme.

Me voilà de nouveau sur le Rhin!—Je rencontre Guhr.—Il recommence à jurer.—Je le quitte.—Je revois un instant, à Francfort, notre ami Hiller.—Il m'annonce qu'il va faire exécuter son oratorio de la Chute de Jérusalem...—Je pars, nanti d'un très-beau mal de gorge.—Je m'endors en route.—Un rêve affreux... que tu ne sauras pas.—Voilà Weimar. Je suis très-malade.—Lobe et Chélard essayent inutilement de me remonter.—Le concert se prépare.—On annonce la première répétition.—La joie me revient.—Je suis guéri.

À la bonne heure, je respire ici! Je sens quelque chose dans l'air qui m'annonce une ville littéraire, une ville artiste! Son aspect répond parfaitement à l'idée que je m'en étais faite, elle est calme, lumineuse, aérée, pleine de paix et de rêverie: des alentours charmants, de belles eaux, des collines ombreuses, de riantes vallées. Comme le cœur me bat en la parcourant! Quoi! c'est là le pavillon de Gœthe! Voilà celui où feu le Grand-Duc aimait à venir prendre part aux doctes entretiens de Schiller, de Herder, de Wieland! Cette inscription latine fut tracée sur ce rocher par l'auteur de Faust! Est-il possible? ces deux petites fenêtres donnent de l'air à la pauvre mansarde qu'habita Schiller! C'est dans cet humble réduit que le grand poëte de tous les nobles enthousiasmes écrivit Don Carlos, Marie Stuart, les Brigands, Wallestein! C'est là qu'il a vécu comme un simple étudiant! Ah! je n'aime pas Gœthe d'avoir souffert cela! Lui qui était riche, ministre d'État... ne pouvait-il changer le sort de son ami le poëte?... ou cette illustre amitié n'eut-elle rien de réel!... Je crains qu'elle ait été vraie du côté de Schiller seulement! Gœthe s'aimait trop: il chérissait trop aussi son damné fils Méphisto; il a vécu trop vieux: il avait trop peur de la mort.

Schiller! Schiller! tu méritais un ami moins humain! Mes yeux ne peuvent quitter ces étroites fenêtres, cette obscure maison, ce toit misérable et noir; il est une heure du matin, la lune brille, le froid est intense. Tout se tait; ils sont tous morts... Peu à peu ma poitrine se gonfle; je tremble; écrasé de respect, de regrets et de ces affections infinies que le génie à travers la tombe inflige quelquefois à d'obscurs survivants, je m'agenouille auprès de l'humble seuil, et, souffrant, admirant, aimant, adorant, je répète: Schiller!... Schiller!... Schiller!...

Que te dire maintenant, cher, du véritable sujet de ma lettre? j'en suis si loin. Attends, je vais, pour rentrer dans la prose et me calmer un peu, penser à un autre habitant de Weimar, à un homme d'un grand talent, qui faisait des messes, de beaux septuors, et jouait sévèrement du piano, à Hummel... C'est fait, me voilà raisonnable!

Chélard, en sa qualité d'artiste d'abord, de Français et d'ancien ami ensuite, a tout fait pour m'aider à parvenir à mon but. L'intendant, M. le baron de Spiegel, entrant dans ses vues bienveillantes, a mis à ma disposition le théâtre et l'orchestre; je ne dis pas les chœurs, car il n'aurait probablement pas osé m'en parler. Je les avais entendus en arrivant, dans le Vampire de Marschner; on ne se figure pas une telle collection de malheureux, braillant hors du ton et de la mesure. Je ne connaissais rien de pareil. Et les cantatrices! oh! les pauvres femmes! Par galanterie, n'en parlons pas. Mais il y a là une basse qui remplissait le rôle du Vampire; tu devines que je veux parler de Génast! N'est-ce pas que c'est un artiste dans toute la force du terme?... Il est surtout tragédien; et j'ai bien regretté de ne pouvoir rester plus longtemps à Weimar, pour lui voir jouer le rôle de Lear, dans la tragédie de Shakespeare, qu'on montait au moment de mon départ.

La chapelle est bien composée; mais pour me faire fête, Chélard et Lobe se mirent en quête d'instruments à cordes qu'on pouvait ajouter à ceux qu'elle possède, et ils me présentèrent un actif de vingt-deux violons, sept altos, sept violoncelles et sept contre-basses. Les instruments à vent étaient au grand complet; j'ai remarqué parmi eux une excellente première clarinette et une trompette à cylindres (Sachce) d'une force extraordinaire. Il n'y avait pas de cor anglais:—j'ai dû transposer sa partie pour une clarinette; pas de harpe:—un très-aimable jeune homme, M. Montag, pianiste de mérite et musicien parfait, a bien voulu arranger les deux parties de harpe pour un seul piano et les jouer lui-même; pas d'ophicléïde:—on l'a remplacé par un bombardon assez fort. Plus rien alors ne manquait et nous avons commencé les répétitions. Il faut te dire que j'avais trouvé à Weimar, chez les musiciens, une passion très-développée pour mon ouverture des Francs-Juges qu'ils avaient déjà exécutée quelquefois. Ils étaient donc on ne peut mieux disposés; aussi ai-je été réellement heureux, contre l'ordinaire, pendant les études de la Symphonie fantastique, que j'avais encore choisie, d'après leur désir. C'est une joie extrême, mais bien rare, d'être ainsi compris tout de suite. Je me souviens de l'impression que produisirent sur la chapelle et quelques amateurs assistant à la répétition, le premier morceau (Rêveries-Passions) et le troisième (Scène aux champs). Celui-ci surtout semblait, à sa péroraison, avoir oppressé toutes les poitrines, et après le dernier roulement de tonnerre, à la fin du solo du pâtre abandonné, quand l'orchestre rentrant semble exhaler un profond soupir et s'éteindre, j'entendis mes voisins soupirer aussi sympathiquement, en se récriant, etc., etc. Chélard, lui, se déclara partisan de la Marche au supplice avant tout. Quant au public, il parut préférer le Bal et la Scène aux champs. L'ouverture des Francs-Juges fut accueillie comme une ancienne connaissance qu'on est bien aise de revoir. Bon, me voilà encore sur le point de manquer de modestie; et, si je te parle de la salle pleine, des longs applaudissements, des rappels, des chambellans qui viennent complimenter le compositeur de la part de Leurs Altesses, des nouveaux amis qui l'attendent à la sortie du théâtre pour l'embrasser et qui le gardent bon gré mal gré jusqu'à trois heures du matin; si je te décris enfin un succès, on me trouvera fort inconvenant, fort ridicule, fort... Tiens, malgré ma philosophie, cela m'épouvante, et je m'arrête là. Adieu.

À STÉPHEN HELLER,

quatrième lettre

Leipzig

Vous avez ri, sans doute, mon cher Heller, de l'erreur commise dans ma dernière lettre, au sujet de la grande duchesse Stéphanie que j'ai appelée Amélie? Eh bien! il faut vous l'avouer, je ne me désole pas trop des reproches d'ignorance et de légèreté que cette erreur va m'attirer. Si j'avais appelé François ou Georges l'empereur Napoléon, à la bonne heure! mais il est bien permis, à la rigueur, de changer le nom, tout gracieux qu'il soit, de la souveraine de Manheim.—D'ailleurs Shakespeare l'a dit:

What's in a name? that we call a rose
By any other name would smell as sweet!

«Qu'y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose n'exhalerait pas, sous un autre nom, de moins doux parfums.»

En tous cas, je demande humblement pardon à Son Altesse, et, si elle me l'accorde, comme je l'espère, je me moquerai bien de vos moqueries.

En quittant Weimar, la ville musicale que je pouvais le plus aisément visiter était Leipzig. J'hésitais pourtant à m'y présenter, malgré la dictature dont y était investi Félix Mendelssohn et les relations amicales qui nous lièrent ensemble, à Rome, en 1831. Nous avons suivi dans l'art, depuis cette époque, deux lignes si divergentes, que je craignais, j'en conviens, de ne pas trouver en lui de bien vives sympathies. Chélard, qui le connaît, me fit rougir de mon doute, et je lui écrivis. Sa réponse ne se fit pas attendre; la voici:

«Mon cher Berlioz, je vous remercie bien de cœur de votre bonne lettre et de ce que vous avez encore conservé le souvenir de notre amitié romaine! Moi, je ne l'oublierai de ma vie, et je me réjouis de pouvoir vous le dire bientôt de vive voix. Tout ce que je puis faire pour rendre votre séjour à Leipzig heureux et agréable, je le ferai comme un plaisir et comme un devoir. Je crois pouvoir vous assurer que vous serez content de la ville, c'est-à-dire des musiciens et du public. Je n'ai pas voulu vous écrire sans avoir consulté plusieurs personnes qui connaissent Leipzig mieux que moi, et toutes m'ont confirmé dans l'opinion où je suis que vous y ferez un excellent concert. Les frais de l'orchestre, de la salle, des annonces, etc., sont de 110 écus: la recette peut s'élever de 6 à 800 écus. Vous devrez être ici et arrêter le programme, et tout ce qui est nécessaire au moins dix jours d'avance. En outre, les directeurs de la société des concerts d'abonnement me chargent de vous demander si vous voulez faire exécuter un de vos ouvrages dans le concert qui sera donné le 22 février au bénéfice des pauvres de la ville. J'espère que vous accepterez leur proposition après le concert que vous aurez donné vous-même. Je vous engage donc à venir ici aussitôt que vous pourrez quitter Weimar. Je me réjouis de pouvoir vous serrer la main et vous dire: Willkommen en Allemagne. Ne riez pas de mon méchant français comme vous faisiez à Rome, mais continuez d'être mon bon ami[87], comme vous l'étiez alors et comme je serai toujours votre dévoué.

»félix mendelssohn bartholdy.»

Pouvais-je résister à une invitation conçue en pareils termes?... Je partis donc pour Leipzig, non sans regretter Weimar et les nouveaux amis que j'y laissais.

Ma liaison avec Mendelssohn avait commencé à Rome d'une façon assez bizarre. À notre première entrevue, il me parla de ma cantate de Sardanapale, couronnée à l'Institut de Paris, et dont mon co-lauréat Montfort lui avait fait entendre quelques parties. Lui ayant manifesté moi-même une véritable aversion pour le premier allegro de cette cantate:

«—À la bonne heure, s'écria-t-il plein de joie, je vous fais mon compliment... sur votre goût! J'avais peur que vous ne fussiez content de cet allegro; franchement il est bien misérable!»

Nous faillîmes nous quereller le lendemain, parce que j'avais parlé avec enthousiasme de Gluck, et qu'il me répondit d'un ton railleur et surpris:

«—Ah! vous aimez Gluck!»

Ce qui semblait vouloir dire: Comment un musicien tel que vous êtes, a-t-il assez d'élévation dans les idées, un assez vif sentiment de la grandeur du style et de la vérité d'expression, pour aimer Gluck?» J'eus bientôt l'occasion de me venger de cette petite incartade. J'avais apporté de Paris l'air d'Asteria dans l'opéra italien de Telemaco; morceau admirable, mais peu connu! J'en plaçai sur le piano de Montfort un exemplaire manuscrit sans nom d'auteur, un jour où nous attendions la visite de Mendelssohn. Il vint. En apercevant cette musique qu'il prit pour un fragment de quelque opéra italien moderne, il se mit en devoir de l'exécuter, et, aux quatre dernières mesures, à ces mots: «O giorno! o dolce sguardi! o rimembranza! o amor!» dont l'accent musical est vraiment sublime, comme il les parodiait d'une façon grotesque en contrefaisant Rubini, je l'arrêtai, et d'un air confondu d'étonnement:

«—Ah! vous m'aimez pas Gluck, lui dis-je.

—Comment Gluck!

—Hélas! oui, mon cher, ce morceau est de lui et non point de Bellini, ainsi que vous le pensiez. Vous voyez que je le connais mieux que vous, et que je suis de votre opinion... plus que vous-même!»

Un jour, je vins à parler du métronome et de son utilité.

«—Pourquoi faire le métronome? se récria vivement Mendelssohn, c'est un instrument très-inutile. Un musicien qui, à l'aspect d'un morceau n'en devine pas tout d'abord le mouvement, est une ganache.»

J'aurais pu lui répondre qu'il y avait beaucoup de ganaches; mais je me tus.

Je n'avais encore alors presque rien produit. Mendelssohn ne connaissait que mes Mélodies Irlandaises avec accompagnement de piano. M'ayant demandé un jour à voir la partition de l'ouverture du Roi Lear que je venais d'écrire à Nice, il la lut d'abord attentivement et lentement, puis au moment de mettre les doigts sur le piano pour l'exécuter (ce qu'il fit avec un talent incomparable):

«—Donnez-moi bien votre mouvement, me dit-il.

—Pourquoi faire? Ne m'avez-vous pas dit hier que tout musicien qui, à l'aspect d'un morceau, n'en devinait pas le mouvement, était une ganache?»

Il ne voulait pas le laisser voir, mais ces ripostes, ou plutôt ces bourrades inattendues lui déplaisaient fort[88].

Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter ironiquement «votre petit élève!» Enfin, c'était un porc-épic, dès qu'on parlait de musique; on ne savait par quel bout le prendre pour ne pas se blesser. Doué d'un excellent caractère, d'une humeur douce et charmante, il supportait aisément la contradiction sur tout le reste, et j'abusais à mon tour de sa tolérance dans les discussions philosophiques et religieuses que nous élevions quelquefois.

Un soir, nous explorions ensemble les thermes de Caracalla, en débattant la question du mérite ou du démérite des actions humaines et de leur rémunération pendant cette vie. Comme je répondais par je ne sais quelle énormité à l'énoncé de son opinion toute religieuse et orthodoxe, le pied vint à lui manquer, et le voilà roulant, avec force contusions et meurtrissures, dans les ruines d'un très-raide escalier.

«—Admirez la justice divine, lui dis-je en l'aidant à se relever, c'est moi qui blasphème, et c'est vous qui tombez.»

Cette impiété, accompagnée de grands éclats de rire, lui parut trop forte apparemment, et depuis lors les discussions religieuses furent toujours écartées. C'est à Rome que j'appréciai pour la première fois ce délicat et fin tissu musical, diapré de si riches couleurs, qui a nom: Ouverture de la Grotte de Fingal. Mendelssohn venait de le terminer, et il m'en donna une idée assez exacte; telle est sa prodigieuse habileté à rendre sur le piano les partitions les plus compliquées. Souvent, aux jours accablants de sirocco, j'allais l'interrompre dans ses travaux (car c'est un producteur infatigable); il quittait alors la plume de très-bonne grâce, et me voyant tout gonflé de spleen, cherchait à l'adoucir en me jouant ce que je lui désignais parmi les œuvres des maîtres que nous aimions tous les deux. Combien de fois hargneusement couché sur son canapé, j'ai chanté l'air d'Iphigénie en Tauride: «D'une image, hélas! trop chérie» qu'il accompagnait, décemment assis devant son piano. Et il s'écriait: «C'est beau cela! c'est beau! Je l'entendrais sans me lasser du matin au soir, toujours, toujours!» Et nous recommencions. Il aimait aussi beaucoup à me faire murmurer, avec ma voix ennuyée et dans cette position horizontale, deux ou trois mélodies que j'avais écrites sur des vers de Moore, et qui lui plaisaient. Mendelssohn a toujours eu une certaine estime pour mes... chansonnettes. Après un mois de ces relations, qui avaient fini par devenir pour moi si pleines d'intérêt, Mendelssohn disparut sans me dire adieu, et je ne le revis plus. Sa lettre, que je viens de vous citer, dut en conséquence me causer, et me causa réellement, une très-agréable surprise. Elle semblait révéler en lui une bonté d'âme, une aménité de mœurs que je ne lui avais pas connues; je ne tardai pas à reconnaître, en arrivant à Leipzig, que ces qualités excellentes étaient devenues les siennes en effet. Il n'a rien perdu toutefois de l'inflexible rigidité de ses principes d'art, mais il ne cherche point à les imposer violemment, et il se borne, dans l'exercice de ses fonctions de maître de chapelle, à mettre en évidence ce qu'il juge beau, et à laisser dans l'ombre ce qui lui paraît mauvais ou d'un pernicieux exemple. Seulement il aime toujours un peu trop les morts.

La Société des concerts d'abonnement dont il m'avait parlé est fort nombreuse et on ne peut mieux composée; elle possède une magnifique Académie de chant, un orchestre excellent et une salle, celle du Gewandhaus, d'une sonorité parfaite. C'était dans ce vaste et beau local que je devais donner mon concert. J'allai le visiter en descendant de voiture; et je tombai précisément au milieu de la répétition générale de l'œuvre nouvelle de Mendelssohn (Walpurgis Nacht). Je fus réellement émerveillé de prime abord du beau timbre des voix, de l'intelligence des chanteurs, de la précision et de la verve de l'orchestre et surtout de la splendeur de la composition.

J'incline fort à regarder cette espèce d'oratorio (la Nuit du Sabbat) comme ce que Mendelssohn a produit de plus achevé jusqu'à ce jour[89]. Le poème est de Gœthe et n'a rien de commun avec la scène du Sabbat de Faust. Il s'agit des assemblées nocturnes que tenait sur les montagnes, aux premiers temps du christianisme, une secte religieuse fidèle aux anciens usages, alors même que les sacrifices sur les hauts lieux eurent été interdits. Elle avait coutume, pendant les nuits destinées à l'œuvre sainte, de placer aux avenues de la montagne, et en grand nombre, des sentinelles armées, couvertes de déguisements étranges. À un signal convenu, et quand le prêtre, montant à l'autel, entonnait l'hymne sacré, cette troupe, d'aspect diabolique, agitant d'un air terrible ses fourches et ses flambeaux, faisait entendre toutes sortes de bruits et de cris épouvantables, pour couvrir la voix du chœur religieux et effrayer les profanes qui eussent été tentés d'interrompre la cérémonie. C'est de là sans doute qu'est venu l'usage dans la langue française d'employer le mot sabbat comme synonyme de grand bruit nocturne. Il faut entendre la musique de Mendelssohn pour avoir une idée des ressources variées que ce poème offrait à un habile compositeur. Il en a tiré un parti admirable. Sa partition est d'une clarté parfaite, malgré sa complexité; les effets de voix et d'instruments s'y croisent dans tous les sens, se contrarient, se heurtent, avec un désordre apparent qui est le comble de l'art. Je citerai surtout, comme des choses magnifiques en deux genres opposés, le morceau mystérieux du placement des sentinelles, et le chœur final, où la voix du prêtre s'élève par intervalles, calme et pieuse, au-dessus du fracas infernal de la troupe des faux démons et des sorciers. On ne sait ce qu'il faut le plus louer dans ce finale, ou de l'orchestre ou du chœur, ou du mouvement tourbillonnant de l'ensemble!

Au moment où Mendelssohn, plein de joie de l'avoir produit, descendait du pupitre, je m'avançai tout ravi de l'avoir entendu. Le moment ne pouvait être mieux choisi pour une pareille rencontre; et pourtant, après les premiers mots échangés, la même pensée triste nous frappa tous les deux simultanément:

«—Comment! il y a douze ans! douze ans! que nous avons rêvé ensemble dans la plaine de Rome!

—Oui, et dans les thermes de Caracalla!

—Oh! toujours moqueur! toujours prêt à rire de moi!

—Non, non, je ne raille plus guère; c'était pour éprouver votre mémoire, et voir si vous m'aviez pardonné mes impiétés. Je raille si peu, que, dès notre première entrevue, je vais vous prier très-sérieusement de me faire un cadeau auquel j'attache le plus grand prix.

—Qu'est-ce donc?

—Donnez-moi le bâton avec lequel vous venez de conduire la répétition de votre nouvel ouvrage.

—Oh! bien volontiers, à condition que vous m'enverrez le vôtre.

—Je donnerai ainsi du cuivre pour de l'or; n'importe, j'y consens.»

Et aussitôt le sceptre musical de Mendelssohn me fut apporté. Le lendemain, je lui envoyai mon lourd morceau de bois de chêne avec la lettre suivante, que le dernier des Mohicans, je l'espère, n'eût pas désavouée:

«Au chef Mendelssohn!

«Grand chef! nous nous sommes promis d'échanger nos tomahawcks[90]; voici le mien! Il est grossier, le tien est simple; les squaws[91] seules et les visages pâles[92] aiment les armes ornées. Sois mon frère! et quand le Grand Esprit nous aura envoyés chasser dans le pays des âmes, que nos guerriers suspendent nos tomahawcks unis à la porte du conseil.»

Tel est dans toute sa simplicité le fait qu'une malice bien innocente a voulu rendre ridiculement dramatique. Mendelssohn, lorsqu'il s'est agi, quelques jours après, d'organiser mon concert, s'est en effet comporté en frère à mon égard. Le premier artiste qu'il me présenta comme son fidus Achates, fut le maître de concert David, musicien éminent, compositeur de mérite et violoniste distingué. M. David, qui parle d'ailleurs parfaitement le français, me fut d'un très-grand secours.

L'orchestre de Leipzig n'est pas plus nombreux que les orchestres de Francfort et de Stuttgard; mais comme la ville ne manque pas de ressources instrumentales, je voulus l'augmenter un peu, et le nombre des violons fut en conséquence porté à vingt-quatre, innovation qui, je l'ai su plus tard, a causé l'indignation de deux ou trois critiques dont le siège était déjà fait. Vingt-quatre violons au lieu de seize qui avaient suffi jusque-là à l'exécution des symphonies de Mozart et de Beethoven! Quelle insolente prétention!... Nous essayâmes en vain de nous procurer encore trois instruments indiqués et mis en évidence dans plusieurs de mes morceaux (autre crime énorme): il fut impossible de trouver le cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Le cor anglais (l'instrument) était si mauvais, si délabré, et par suite si extraordinairement faux, que, malgré le talent de l'artiste qui le jouait, nous dûmes renoncer à nous en servir, et donner son solo à la première clarinette.

L'ophicléïde, ou du moins le mince instrument de cuivre qu'on me présenta sous ce nom, ne ressemblait point aux ophicléïdes français; il n'avait presque point de son. Il fut donc considéré comme non avenu; on le remplaça tant bien que mal par un quatrième trombone. Pour la harpe, on n'y pouvait songer; car six mois auparavant, Mendelssohn, ayant voulu faire entendre à Leipzig des fragments de son Antigone, fut obligé de faire venir des harpes de Berlin. Comme on m'assurait qu'il en avait été médiocrement satisfait, j'écrivis à Dresde, et Lipinski, un grand et digne artiste dont j'aurai bientôt l'occasion de parler, m'envoya le harpiste du théâtre. Il ne s'agissait plus que de trouver l'instrument. Après des courses inutiles chez divers facteurs et marchands de musique, Mendelssohn apprit enfin qu'un amateur possédait une harpe, et il obtint de lui qu'elle nous fût prêtée pour quelques jours. Mais, admirez mon malheur, la harpe apportée et bien garnie de cordes neuves, il se trouva que M. Richter (le harpiste de Dresde qui s'était si obligeamment rendu à Leipzig sur l'invitation de Lipinski) était un pianiste très-habile, qu'il jouait en outre fort bien du violon, mais qu'il ne jouait presque pas de la harpe. Il en avait étudié le mécanisme depuis dix-huit mois seulement, et pour parvenir à exécuter les arpèges les plus simples, qui servent communément à l'accompagnement du chant dans les opéras italiens. De sorte qu'à l'aspect des traits diatoniques et des dessins chantants qui se rencontrent souvent dans ma symphonie, le courage lui manqua tout à fait, et que Mendelssohn dut se mettre au piano le soir du concert pour représenter les solos de la harpe, et assurer ses entrées. Quel embarras pour si peu de chose!

Quoi qu'il en soit, et mon parti une fois pris sur ces inconvénients, les répétitions commencèrent. La disposition de l'orchestre dans cette belle salle est si excellente, les rapports de chaque exécutant avec le chef sont si aisés, et les artistes, musiciens parfaits d'ailleurs, ont été accoutumés par Mendelssohn et David à apporter aux études une telle attention, que deux répétitions suffirent à monter un long programme, où figuraient, entre autres compositions difficiles, les ouvertures du Roi Lear, des Francs-Juges et la Symphonie fantastique. David avait en outre consenti à jouer le solo de violon (Rêverie et Caprice) que j'écrivis il y a deux ans pour Artôt, et dont l'orchestration est assez compliquée. Il l'exécuta supérieurement aux grands applaudissements de l'assemblée.

Quant à l'orchestre, dire qu'il fut irréprochable, après deux répétitions seulement, dans l'exécution des pièces que je viens de citer, c'est en faire un grand éloge. Tous les musiciens de Paris et bien d'autres encore, seront, je crois, de cet avis.

Cette soirée jeta le trouble dans les consciences musicales des habitants de Leipzig, et, autant qu'il m'a été permis d'en juger par la polémique des journaux, des discussions en sont résultées aussi violentes, tout au moins, que celles dont les mêmes ouvrages furent le sujet à Paris, il y a quelque dix ans. Pendant qu'on débattait ainsi la moralité de mes faits et gestes harmoniques, que les uns les traitaient de belles actions, les autres de crimes prémédités, je fis le voyage de Dresde, que j'aurai bientôt à raconter. Mais pour ne pas scinder le récit de mes expériences à Leipzig, je vais, mon cher Heller, vous dire ce qu'il advint, à mon retour, du concert au bénéfice des pauvres, dont Mendelssohn m'avait parlé dans sa lettre, et auquel j'avais promis de prendre part.

Cette soirée étant organisée par la Société des concerts tout entière, j'avais à ma disposition la riche et puissante Académie de chant dont je vous ai fait déjà un éloge si mérité. Je n'eus garde, vous le pensez bien, de ne pas profiter de cette belle masse vocale, et j'offris aux directeurs de la société le finale à trois chœurs de Roméo et Juliette, dont la traduction allemande avait été faite à Paris par le professeur Duesberg. Il y avait à mettre seulement cette traduction en rapport avec les notes des parties de chant. Ce fut un long et pénible travail; encore, la prosodie allemande n'ayant pas été bien observée par les copistes dans leur distribution de syllabes longues et brèves, il en résulta pour les chanteurs des difficultés telles que Mendelssohn fut obligé de perdre son temps à la révision du texte et à la correction de ce que ces fautes présentaient de plus choquant. Il eut, en outre, à exercer le chœur pendant près de huit jours. (Huit répétitions d'un chœur aussi nombreux coûteraient à Paris 4,800 francs. Et l'on me demande quelquefois pourquoi, dans mes concerts, je ne donne pas Roméo et Juliette!) Cette Académie, où figurent, il est vrai, quelques artistes du théâtre et les élèves de la chapelle de Saint-Thomas, est composée dans sa presque totalité d'amateurs appartenant aux classes élevées de la société de Leipzig. Voilà pourquoi, dès qu'il s'agit d'apprendre quelque œuvre sérieuse, on peut en obtenir plus aisément un grand nombre de répétitions. Quand je revins de Dresde, les études cependant étaient loin d'être terminées, le chœur d'hommes surtout laissait beaucoup à désirer. Je souffrais de voir un grand maître et un grand virtuose tel que Mendelssohn, chargé de cette tâche subalterne de maître de chant, qu'il remplit, il faut le dire, avec une patience inaltérable. Chacune de ses observations est faite avec douceur et une politesse parfaite, dont on lui saurait plus de gré, si on pouvait savoir combien, en pareil cas, ces qualités sont rares. Quant à moi, j'ai été souvent accusé d'ingalanterie par nos dames de l'Opéra; ma réputation, à cet égard, est parfaite. Je la mérite, je l'avoue; dès qu'il s'agit des études d'un grand chœur, et avant même de les commencer, une sorte de colère anticipée me serre la gorge, ma mauvaise humeur se manifeste, bien que rien encore n'y ait pu donner lieu, et je fais comprendre du regard à tous les choristes l'idée de ce Gascon qui, ayant donné un coup de pied à un petit garçon passant inoffensif auprès de lui, et sur l'observation de celui-ci, qu'il ne lui avait rien fait, répliqua: «Juge un peu, si tu m'avais fait quelque chose!»

Cependant après deux séances encore, les trois chœurs étaient appris, et le finale, avec l'appui de l'orchestre, eût sans aucun doute, parfaitement marché, si un chanteur du théâtre, qui, depuis plusieurs jours, se récriait sur les difficultés du rôle du père Laurence, dont on l'avait chargé, ne fût venu démolir tout notre édifice harmonique élevé à si grand'peine.

J'avais déjà remarqué aux répétitions au piano, que ce monsieur (j'ai oublié son nom) appartenait à la classe nombreuse des musiciens qui ne savent pas la musique; il comptait mal ses pauses, il n'entrait pas à temps, il se trompait d'intonation, etc.; mais je me disais: «Peut-être n'a-t-il pas eu le temps d'étudier sa partie, il apprend pour le théâtre des rôles fort difficiles, pourquoi ne viendrait-il pas à bout de celui-là?» Je pensais pourtant bien souvent à Alizard, qui a toujours si bien dit cette scène, en regrettant fort qu'il fût à Bruxelles et ne sût pas l'allemand. Mais à la répétition générale, la veille du concert, comme ce monsieur n'était pas plus avancé, et que, de plus, il grommelait entre ses dents je ne sais quelles imprécations tudesques, chaque fois qu'on était obligé d'arrêter l'orchestre à cause de lui, ou quand Mendelssohn ou moi nous lui chantions ses phrases, la patience m'échappa enfin, et je remerciai la chapelle, en la priant de ne plus s'occuper de mon ouvrage, dont ce rôle de basse rendait évidemment l'exécution impossible. En rentrant je faisais cette triste réflexion: Deux compositeurs qui ont appliqué pendant de longues années ce que la nature leur a départi d'intelligence et d'imagination à l'étude de leur art, deux cents musiciens, chanteurs et instrumentistes attentifs et capables, se seront fatigués pendant huit jours inutilement et auront dû renoncer à la production de l'œuvre qu'ils avaient adoptée, à cause de l'insuffisance d'un seul homme! Ô chanteurs qui ne chantez pas, vous donc aussi vous êtes des dieux!... L'embarras de la Société était grand pour remplacer sur le programme ce finale dont la durée est d'une demi-heure; au moyen d'une répétition supplémentaire, que l'orchestre et les chœurs voulurent bien faire le matin même du jour du concert, nous en vînmes à bout. L'ouverture du Roi Lear, que l'orchestre possédait bien, et l'Offertoire de mon Requiem, où le chœur n'a que quelques notes à chanter, furent substitués au fragment de Roméo, et exécutés le soir de la façon la plus satisfaisante. Je dois même ajouter que le morceau du Requiem produisit un effet auquel je ne m'attendais pas, et me valut un suffrage inestimable, celui de Robert Schuman, l'un des compositeurs critiques les plus justement renommés de l'Allemagne[93].

Quelques jours après, ce même Offertoire m'attira un éloge sur lequel je devais bien moins compter; voici comment. J'étais retombé malade à Leipzig, et quand, au moment de mon départ, j'en vins à demander ce que je lui devais au médecin qui m'avait soigné, il me répondit:

«—Écrivez pour moi sur ce carré de papier le thème de votre Offertoire, avec votre signature, et je vous serai redevable encore; jamais morceau de musique ne m'a autant frappé!»

J'hésitais un peu à m'acquitter des soins du docteur d'une semblable manière, mais il insista, et le hasard m'ayant fourni l'occasion de répondre à son compliment par un autre mieux mérité, croiriez-vous que j'eus la simplicité de ne pas la saisir. J'écrivis en tête de la page: «À M. le docteur Clarus.»

«—Carus, me dit-il, vous mettez à mon nom une l de trop.»

Je pensai aussitôt: Patientibus Carus sed Clarus inter doctos, et n'osai l'écrire[94]...

Il y a des instants où je suis d'une rare stupidité.

Un compositeur virtuose tel que vous, mon cher Heller, s'intéresse vivement à tout ce qui se rattache à son art; je trouve donc fort naturel que vous m'ayez adressé tant de questions au sujet des richesses musicales de Leipzig; je répondrai laconiquement à quelques-unes. Vous me demandez si la grande pianiste madame Clara Schuman a quelque rivale en Allemagne qu'on puisse décemment lui opposer?

Je ne crois pas.

Vous me priez de vous dire si le sentiment musical des grosses têtes de Leipzig est bon, ou tout au moins porté vers ce que vous et moi nous appelons le beau?

Je ne veux pas.

S'il est vrai que l'acte de foi de tout ce qui prétend aimer l'art élevé et sérieux soit celui-ci: «Il n'y pas d'autre Dieu que Bach, et Mendelssohn est son prophète?»

Je ne dois pas.

Si le théâtre est bien composé, et si le public a grand tort de s'amuser aux petits opéras de Lortzing qu'on y représente souvent?

Je ne puis pas.

Si j'ai lu ou entendu quelques-unes de ces anciennes messes à cinq voix, avec basse continue, qu'on prise si fort à Leipzig?

Je ne sais pas.

Adieu, continuez à écrire de beaux caprices comme vos deux derniers, et que Dieu vous garde des fugues à quatre sujets sur un choral.

À ERNST

cinquième lettre

Chargement de la publicité...