Mémoires de Hector Berlioz: comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865
Prague (Suite).
Je me sens d'humeur assez sérieuse aujourd'hui pour vous parler du Conservatoire de Prague et, par occasion, des conservatoires en général. Ces institutions, quel que soit encore l'état d'imperfection où elles se trouvent, me semblent néanmoins les seules relatives à l'art musical, qui aient été fondées sous l'influence du bon sens et de la raison. Tous les conservatoires de l'Europe sont en ce moment (il n'en a pas toujours été ainsi) dirigés par des musiciens. Il faut s'en étonner et remercier la Providence. Sous le règne de cette opinion aujourd'hui fort répandue, que plus une question d'art est importante et difficile à résoudre, plus il faut que les hommes à qui les gouvernements en confient la solution soient étrangers à ce même art; sous le règne, dis-je, de ces doctrines qu'on croirait formulées par la folie, si l'œuvre de l'envie n'était si facile à reconnaître, on doit s'applaudir que l'enseignement des diverses branches de la musique soit confié à des artistes spéciaux, possédant plus ou moins bien les connaissances qu'il s'agit de répandre. Beaucoup de gens sans doute, à Paris surtout, ne manqueront pas de dire que c'est un malheur, et qu'il vaudrait infiniment mieux prendre des mathématiciens pour enseigner le violon, placer des hommes de lettres à la tête des classes de composition, ou choisir des médecins pour maîtres de chant. D'autres (l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut est de cette opinion) pensent que la musique, en général, n'est bien connue, bien sentie, bien comprise, et partant, bien jugée, que par les peintres, les sculpteurs, les architectes et les graveurs. Plusieurs enfin, c'est l'immense majorité, mettent le plus touchant accord à poser en principe que, non-seulement il ne faut pas des musiciens pour enseigner la musique, pour diriger des conservatoires et des théâtres d'opéras, mais que les mathématiciens, les hommes de lettres, les médecins, les graveurs, les peintres, les sculpteurs et les architectes forment encore une race dangereuse par son intelligence et par un détestable sentiment qui lui est propre: le respect de la science et de l'art. Aux yeux des partisans de ce principe, les meilleurs juges, les meilleurs directeurs de l'art musical, ceux qui doivent exercer la plus excellente influence sur son état présent et à venir, sont les hommes étrangers à toute science, à tout art, à tout sentiment du beau, à toute aspiration vers l'idéal, à toute œuvre, à toute pensée, qui n'ont jamais rien fait, qui ne savent rien, ne croient à rien, n'aiment rien, ne veulent ni ne peuvent rien, et qui réunissent à ces indispensables conditions d'ignorance, d'impuissance et d'indifférence, une certaine paresse d'esprit voisine de la stupidité. On voit que le nombre des gens intéressés à soutenir cette belle thèse est incalculable, et qu'il ne faut pas s'étonner de la quantité de prosélytes qu'ils font chaque jour. Je suis surpris seulement que leur triomphe ne soit pas plus complet, et qu'ils progressent si lentement dans la voie qui leur est ouverte. De là l'à-propos de mon observation sur les conservatoires livrés à cette heure exclusivement aux musiciens.
Il y a plus: celui de Prague, dont j'ai à parler spécialement ici, est dirigé par un compositeur de talent plein d'amour pour son art, actif, ardent, infatigable, sévère dans l'occasion, prodigue de louanges quand elles sont méritées,... et jeune. Tel est M. Kittl. On aurait pu aisément trouver quelque lourde médiocrité consacrée par les années, car il y en a en Bohême comme ailleurs, et lui confier la tâche de paralyser peu à peu le mouvement de la musique à Prague. Point du tout; on a fait le contraire, on a pris M. Kittl, âgé de trente-cinq ans, et la musique vit à Prague, et elle se meut et elle grandit. Il faut évidemment qu'il y ait eu quelque vertige dans l'esprit des membres du comité qui a fait un pareil choix, ou que ce comité ait été composé exclusivement de gens de cœur et d'esprit.
Un conservatoire de musique, à mon sens, devrait être un établissement destiné à conserver la pratique de l'art musical dans toutes ses parties, les connaissances qui s'y rattachent, les œuvres monumentales qu'il a produites, et de plus, se plaçant à la tête du mouvement progressif inhérent à un art aussi jeune que la musique européenne, maintenir ce que le passé nous a légué de beau et de bon en marchant prudemment vers les conquêtes de l'avenir. Je ne crois pas céder à un mouvement de partialité nationale en déclarant que de tous les conservatoires qui me sont connus, celui de Paris est le moins éloigné de répondre à cette définition. Le Conservatoire de Prague[111] vient ensuite; et si l'on tient compte de la différence immense qui existe naturellement entre les ressources d'une ville comme Prague et celles de la capitale de la France, c'est faire de lui un bel éloge que de le placer au second rang. Il est donc moins riche que le nôtre sous tous les rapports; les professeurs et les élèves y sont moins nombreux, et les efforts que l'autorité fait à Prague pour le soutenir ne sont pas comparables à l'appui constant et énergique prêté au Conservatoire de Paris par la direction des beaux-arts; mais les études y sont bien faites, et l'esprit de l'école est excellent. Parmi les professeurs qui enseignent sous la direction de M. Kittl, je citerai surtout MM. Milner et Gordigiani. Le premier, violoniste habile, qui remplit aussi, je l'ai déjà dit, les fonctions de concert-meister et de violon solo au théâtre de Prague, a produit un nombre considérable de bons élèves. Le second, qui possède depuis longtemps la réputation d'un des meilleurs maîtres de chant envoyés à l'Allemagne par l'Italie, est en outre un compositeur de mérite. Je connais de lui un Stabat à deux chœurs d'un très-beau style, et un opéra, Consuelo, dont il a écrit les paroles et la musique, remarquable par le naturel des mélodies, et une sobriété élégante d'orchestration, dont on trouve bien peu d'exemples aujourd'hui. On a dit quelquefois, avec raison, je crois, qu'il était utile au compositeur de savoir chanter; il est peut-être plus nécessaire encore à un maître de chant de savoir composer. C'est en effet dans l'appréciation exacte des qualités que le compositeur peut et doit exiger de ses interprètes, que le maître de chant trouvera son plus solide point d'appui pour bien diriger les études de ses élèves. Un maître de chant compositeur, à moins qu'il ne soit d'une détestable médiocrité, ne donnera pas dans les travers qui menacent aujourd'hui, dans les trois quarts de l'Europe musicale, de détruire radicalement l'art du chant. Il n'enseignera pas à ses élèves le mépris du rhythme et de la mesure; il ne leur laissera jamais prendre l'insolente liberté de broder à tort et à travers les mélodies dont la reproduction exacte est impérieusement exigée par l'expression de la phrase, par le caractère du personnage et par le style de l'auteur; il ne permettra pas qu'ils s'habituent à considérer l'intérêt privé de leur organe vocal comme le seul qui doive les guider lorsqu'ils chantent en public; ses élèves, par conséquent, ne dénatureront pas les plus belles œuvres pour éviter quelques notes sourdes de leur voix, ou pour faire un étalage aussi long et aussi ridicule que possible des sons plus avantageux que la nature leur a donnés. Ce maître ne manquera pas de raisonner l'art du chant avec ses élèves, et de les bien convaincre que ce n'est point celui d'exécuter, avec plus ou moins de bonheur, des tours de force dénués de raison et d'intérêt musical, et moins encore celui de faire sortir d'un larynx humain des sons étranges par leur gravité, leur acuité, leur violence ou leur durée. Il leur demandera compte de chacun de leurs accents, en leur démontrant que s'il est choquant de chanter faux relativement au diapason, il ne l'est pas moins de chanter faux relativement à l'expression; que si une note trop haute ou trop basse fait mal à l'oreille, un passage rendu fort quand il doit être doux, ou faible quand il doit être énergique, ou pompeux quand il doit être naïf, irrite bien plus douloureusement encore la sensibilité des auditeurs intelligents, fait un tort plus grave à l'œuvre ainsi interprétée à contre-sens, et prouve jusqu'à l'évidence que l'artiste qui chante de la sorte, fût-il doué d'une voix admirable et d'une vocalisation exceptionnelle, n'est qu'un idiot. Les élèves d'un tel maître n'abuseront pas, comme on le fait partout aujourd'hui, avec un cynisme inqualifiable, de la patience des chefs d'orchestre, en leur imposant l'obligation de suivre les plus grotesques divagations rhythmiques, d'introduire à chaque instant dans la mesure des temps supplémentaires; de ralentir du triple la moitié d'une période et même d'une mesure isolée, pour en précipiter follement la seconde moitié; d'attendre le bras levé que le chanteur ait fini de pousser jusqu'à perte d'haleine sa note favorite; d'être, en un mot, les complices forcés d'une insulte faite au bon sens et à l'art, et les esclaves frémissants d'une sottise armée de poumons despotiques. Un tel maître ne souffrira pas non plus que ses élèves abordent jamais l'étude des belles partitions sans comprendre le sujet du poëme, sans en connaître la partie historique, sans avoir réfléchi aux passions mises en jeu par les auteurs, et tâché d'en bien saisir le caractère. Il sera honteux qu'un chanteur sorti de sa classe ne respecte pas la langue dans laquelle il chante, et les règles imposées par l'essence même du rhythme et de l'euphonie à l'enchaînement des mots. Il fera bien comprendre en outre à ses disciples, que s'ils se permettent dans les points d'orgue ou ailleurs de changer les traits écrits par l'auteur, au moins faut-il que ces changements s'accordent harmoniquement avec les parties accompagnantes, et que le virtuose correcteur et augmentateur de son rôle ne vienne pas folâtrer étourdiment sur les notes de l'accord de sixte et quarte, quand l'orchestre soutient l'accord de la dominante, et réciproquement.
Les conversations que j'ai eues avec M. Gordigiani, et la méthode de ceux de ses élèves que j'ai entendus, m'ont prouvé qu'il était entièrement dans ces idées-là.
Si, comme je le démontrerai tout à l'heure, il manque beaucoup de classes spéciales dans le Conservatoire de Paris, il ne faut pas s'étonner qu'il en soit de même dans celui de Prague. L'enseignement, en effet, est loin d'y être complet. Il a produit néanmoins un assez grand nombre d'élèves capables, pour pouvoir aujourd'hui, avec ses forces presque seules, exécuter d'une manière satisfaisante des œuvres difficiles, telles que la symphonie avec chœurs de Beethoven. C'est là sans doute un des plus beaux résultats que M. Kittl ait encore obtenus.
Si un conservatoire est un établissement destiné à conserver toutes les parties de l'art musical et les connaissances qui s'y rattachent directement, il est étrange qu'on ne soit pas encore parvenu, même dans celui de Paris, à réaliser un semblable programme. Pendant longtemps notre école instrumentale ne possédait point de classes pour l'étude des instruments les plus indispensables, tels que la contre-basse, le trombone, la trompette et la harpe. Depuis quelques années ces lacunes sont comblées. Il en reste malheureusement beaucoup d'autres, et je vais les signaler. Mes observations à ce sujet feront jeter les hauts cris à beaucoup de gens; on les trouvera folles, ridicules, absurdes... je l'espère du moins. Je dirai donc:
1º L'étude du violon n'est pas complète; on n'enseigne pas aux élèves le pizzicato; d'où il résulte qu'une foule de passages arpégés sur les quatre cordes, ou martelés avec deux ou trois doigts sur la même corde, dans un mouvement vif, passages et arpéges parfaitement praticables, puisque les joueurs de guitare les exécutent (sur le violon), sont déclarés impossibles par les violonistes, et, par suite, interdits aux compositeurs. Il est probable que dans cinquante ans quelque directeur aura poussé la hardiesse jusqu'à exiger l'enseignement du pizzicato dans les classes du violon. Alors les artistes, maîtres d'en tirer les effets neufs et piquants qu'on en peut attendre, se moqueront de nos violonistes du siècle dernier qui criaient: Gare l'ut!» et ils auront raison. L'emploi des sons harmoniques n'est pas non plus étudié d'une manière officielle et complète. Le peu que nos jeunes violonistes savent à cet égard, ils l'ont appris seuls depuis l'apparition de Paganini.
2º Il est fâcheux qu'on n'ait point de classe spéciale d'alto. Malgré sa parenté avec le violon, cet instrument, pour être bien joué, a besoin d'études qui lui soient propres et d'une pratique constante. C'est un déplorable, vieux et ridicule préjugé qui a fait confier jusqu'à présent l'exécution des parties d'alto à des violonistes de seconde ou de troisième force. Quand un violon est médiocre, on dit: Il fera un bon alto. Raisonnement faux au point de vue de la musique moderne, qui (chez les grands maîtres au moins) n'admet plus dans l'orchestre de parties de remplissage, mais donne à toutes un intérêt relatif aux effets qu'il s'agit de produire, et ne reconnaît point que les unes soient à l'égard des autres dans un état d'infériorité.
3º On avait eu grand tort jusqu'ici de ne point enseigner le cor de basset dans les classes de clarinette. Il en résultait cette conséquence ridiculement désastreuse qu'une foule de morceaux de Mozart ne pouvaient être (en France) exécutés intégralement. Aujourd'hui les perfectionnements apportés par Adolphe Sax à la clarinette-basse la rendant propre à exécuter tout ce qu'on a pu écrire pour le cor de basset, et plus encore, puisque son étendue au grave dépasse celle du cor de basset d'une tierce mineure, le timbre de la clarinette basse étant, en outre, d'une nature semblable à celui de cet instrument, mais plus belle seulement, c'est la clarinette basse qu'on devrait étudier dans les conservatoires, conjointement avec les clarinettes soprani et les petites clarinettes en mi bémol, en fa et en la bémol haut.
4º Le saxophone, nouveau membre de la famille des clarinettes, et d'un grand prix quand les exécutants sauront en faire valoir les qualités, doit prendre aujourd'hui une place à part dans l'enseignement des conservatoires, car le moment n'est pas éloigné où tous les compositeurs voudront l'employer.
5º Nous n'avons point de classe d'ophicléïde, d'où il résulte que sur cent ou cent cinquante individus soufflant à cette heure, à Paris, dans ce difficile instrument, c'est à peine s'il en est trois qu'on puisse admettre dans un orchestre bien composé. Un seul, M. Caussinus, est d'une grande force.
6º Nous n'avons point de classe de bass-tuba, puissant instrument à cylindres, différant de l'ophicléïde par le timbre, le mécanisme et l'étendue, et qui remplit très-exactement, dans la famille des trompettes, le rôle de la contre-basse dans la famille des violons. La plupart des compositeurs pourtant emploient aujourd'hui dans leurs partitions soit un ophicléïde, soit un bass-tuba et quelquefois l'un et l'autre.
7º Les sax-horns et les cornets à piston devraient être également enseignés dans notre Conservatoire, puisqu'ils sont maintenant, les cornets surtout, d'un usage général.
8º L'enseignement de la famille entière des instruments à percussion n'existe pas. Y a-t-il pourtant un seul orchestre en Europe, petit ou grand, qui n'ait pas un timbalier? Non, tous les orchestres ont un homme appelé de ce nom: mais combien compte-t-on de timbaliers véritables, c'est-à-dire d'artistes musiciens familiers avec toutes les difficultés du rhythme, possédant à fond le mécanisme (bien moins aisé qu'on ne le croit) de cet instrument et doués d'une oreille assez exercée pour pouvoir le bien accorder et en changer l'accord avec certitude, même pendant l'exécution d'un morceau et au milieu de la rumeur harmonique de l'orchestre? Combien compte-t-on de pareils timbaliers? Je déclare qu'après celui de l'Opéra de Paris, M. Poussard, je n'en connais pas plus de trois dans toute l'Europe. Et vous savez combien de différents orchestres il m'a été permis d'examiner depuis neuf ou dix ans. La plupart des timbaliers que j'ai rencontrés ne savaient pas même tenir leurs baguettes, et se trouvaient conséquemment dans l'impossibilité d'exécuter un véritable trémolo ou roulement. Or, un timbalier qui ne sait pas faire le roulement serré dans toutes les nuances, n'est bon à rien.
Il devrait donc y avoir dans les conservatoires une classe d'instruments à percussion, où de très-bons musiciens apprendraient à fond l'usage des timbales, du tambour de basque et du tambour militaire. L'habitude aujourd'hui intolérable, et que Beethoven et quelques autres ont déjà abandonnée, de traiter avec négligence ou d'une façon grossière autant qu'inintelligente les instruments à percussion, a sans doute contribué à maintenir si longtemps une opinion qui leur est défavorable. De ce que les compositeurs ne les avaient employés jusqu'ici qu'à produire des bruits, plus ou moins inutiles ou désagréables, ou à marquer platement les temps forts de la mesure, on en avait conclu qu'ils n'étaient propres qu'à cela, qu'ils n'avaient pas d'autre mission à remplir dans l'orchestre, pas d'autres prétentions à élever, et qu'il n'était nécessaire, par conséquent, ni d'en étudier soigneusement le mécanisme, ni d'être véritablement musicien pour en jouer. Or, il faut maintenant des musiciens très-forts pour exécuter même certaines parties de cymbales ou de grosse caisse dans les compositions modernes. Et ceci m'amène directement à signaler une autre lacune, la plus fâcheuse, peut-être, dans l'enseignement de tous les conservatoires, y compris celui de Paris.
9º Il n'y a pas de classe de rhythme, consacrée à rompre tous les élèves sans exception, chanteurs ou instrumentistes, aux difficultés diverses de la division du temps. De là cette insupportable tendance de la plupart des musiciens français et italiens à marquer les temps forts de la mesure, et à tout ramener à une phraséologie monotone; de là l'impossibilité où la plupart d'entre eux se trouveraient, d'exécuter avec quelque finesse, des compositions écrites dans le style syncopé, telles, par exemple, que les airs charmants (déclarés bizarres chez nous), populaires en Espagne. Les chanteurs italiens et français sont à mille lieues de pouvoir jouer avec le rhythme, et lorsque l'occasion se présente pour eux de le tenter, ils éprouvent un embarras, ils montrent une maladresse et une lourdeur, qui font résulter de leur tentative un mauvais effet musical au lieu d'un bon. De là leur haine pour tout ce qui n'est pas carré, disent-ils, c'est-à-dire, très-souvent, plat. De là les idées puériles et risibles qu'ils se font de la carrure, et l'étonnement que leur causent toutes les mélodies dont la forme et l'accent différent de l'accent et de la forme invariablement adoptés en France et en Italie. De là cette mollesse des exécutants en général, habitués à être soutenus et guidés par des divisions de temps et une accentuation toujours prévues, comme le sont les enfants qui ne savent pas encore marcher, par les supports de leur petit chariot à quatre roues. Les symphonies de Beethoven ont violemment arraché un grand nombre de nos instrumentistes parisiens à ces puériles habitudes, en leur donnant en outre du goût pour les rhythmes piquants et originaux. Mais rien de pareil n'ayant été essayé pour interrompre le sommeil des chanteurs, faire circuler le sang dans leurs veines, les accoutumer à l'attention, à l'adresse et à la vivacité des mouvements, il s'ensuit que leur engourdissement continue et qu'il faudra, pour les en tirer, les soumettre longtemps à un traitement particulier. C'est donc pour eux surtout qu'il y aurait grand avantage à créer une classe de rhythme, dont un nombre immense d'instrumentistes d'ailleurs, pourraient aussi faire leur profit.
10º Un conservatoire complet, et jaloux de conserver la tradition des faits intéressants, des œuvres remarquables que nous a légués le passé, et des diverses révolutions de l'art, devrait avoir une chaire d'histoire de la musique, qui maintiendrait dans l'école la connaissance raisonnée des productions de nos devanciers, non-seulement par un enseignement verbal et écrit, mais par des exécutions démonstratives, fidèles et soignées, des belles œuvres dont il s'agirait de perpétuer le souvenir. On ne verrait pas alors des élèves, même de mérite, demeurer, à l'égard des plus magnifiques productions de grands maîtres encore existants, ignorants comme des Hottentots; et le goût des musiciens ainsi éclairé serait tout autre, et leurs idées deviendraient plus grandes, plus élevées qu'elles ne le sont, et nous compterions enfin dans la pratique de la musique plus d'artistes que d'artisans.
À M. HUMBERT FERRAND
sixième lettre
Prague (Suite et fin).
Une autre classe manque encore a tous les conservatoires existants; elle me paraît d'importance et de jour en jour plus nécessaire: c'est la classe d'instrumentation. Cette branche de l'art du compositeur a pris depuis quelques années de grands développements; elle a produit d'assez beaux résultats pour attirer l'attention des critiques et du public; elle a servi trop souvent aussi à masquer chez certains auteurs la pauvreté des idées, à singer l'énergie, à contrefaire la puissance de l'inspiration; elle est devenue, même entre les mains des compositeurs d'un mérite et d'une valeur incontestables, le prétexte d'inqualifiables abus, d'exagérations monstrueuses, de contre-sens de non-sens ridicules; et l'on peut aisément pressentir à quels excès l'exemple de ces maîtres a dû entraîner leurs imitateurs. Mais ces excès mêmes constatent l'usage réglé et déréglé que l'on fait aujourd'hui de l'instrumentation; usage aveugle, en général, et guidé par la plus pitoyable routine, quand il ne l'est pas par le hasard. Car pour employer un beaucoup plus grand nombre d'instruments et les employer plus souvent, il ne s'ensuit pas que la majeure partie des compositeurs connaissent mieux que leurs devanciers les forces, le caractère, le mode d'action de chacun des membres de la famille instrumentale, ni les différents liens sympathiques qui les unissent entre eux. Loin de là, la partie élémentaire de la science, étendue de beaucoup d'instruments est même encore inconnue à bien des compositeurs illustres. J'ai pu me convaincre que l'un d'eux ignorait celle de la flûte. Quant à l'étendue des instruments de cuivre en général, et des trombones en particulier, ils n'en ont qu'une idée très-vague; aussi, remarque-t-on, dans presque toutes les partitions modernes, comme dans les anciennes, la prudente réserve avec laquelle leurs auteurs se tiennent dans la région mitoyenne de ces instruments, évitant avec un soin égal de les faire monter ou descendre, parce qu'ils craignent de franchir des limites qui ne leur sont pas exactement connues, et qu'ils ne soupçonnent pas le parti qu'on peut tirer de ces notes graves et aiguës, demeurées vierges aux deux extrémités de l'échelle. L'instrumentation est donc aujourd'hui comme une langue étrangère qui serait devenue à la mode, que beaucoup de gens affecteraient de parler sans l'avoir apprise, et qu'ils parleraient en conséquence sans la bien comprendre et avec force barbarismes.
Une pareille classe dans les conservatoires, serait d'ailleurs utile, non-seulement aux élèves compositeurs, mais encore à ceux qui sont appelés à devenir chefs d'orchestre. On conçoit, en effet, qu'un chef d'orchestre qui ne possède pas à fond toutes les ressources de l'instrumentation n'ait pas une grande valeur musicale, et qu'il soit de la plus évidente nécessité pour lui de connaître au moins l'étendue exacte et le mécanisme, de tous les instruments, aussi bien, si ce n'est mieux, que les musiciens qui s'en servent sous sa direction. Sans quoi il ne pourra faire à ceux-ci que de bien timides observations, lorsqu'il s'agira surtout de quelque combinaison inusitée, d'un passage hardi ou difficile, et que la paresse ou l'incapacité de certains exécutants les portera à s'écrier: «Cela ne peut pas se faire! cette note n'existe pas! ce n'est pas jouable!» et d'autres aphorismes à l'usage des médiocrités ignorantes, en pareil cas. Alors le chef d'orchestre peut répondre: «Vous vous trompez, cela se peut fort bien. En vous y prenant de telle ou telle manière, vous viendrez à bout de cette difficulté.» Ou bien: «C'est difficile, il est vrai; mais si, en travaillant quelques jours, cela demeure impossible pour vous, il en faudra conclure que votre instrument vous est très-imparfaitement connu, et on sera obligé de recourir à un artiste plus habile.» Dans le cas contraire, trop fréquent, il faut l'avouer, où le compositeur, faute de connaissances spéciales, tourmente les artistes, les virtuoses même les plus familiarisés avec les difficultés de leur instrument, pour obtenir d'eux l'exécution de choses impraticables, le chef d'orchestre, sûr de son fait, pourra prendre parti pour les musiciens contre le compositeur, et faire remarquer à celui-ci les graves erreurs dans lesquelles il est tombé. Disons encore, puisque j'ai été amené à parler des chefs d'orchestre, qu'il ne serait pas trop hors de propos, dans un conservatoire bien organisé, d'enseigner aux élèves de composition surtout, ce qu'il est possible de démontrer de l'art difficile de diriger les masses vocales et instrumentales; afin que, dans l'occasion, ils pussent au moins conduire eux-mêmes l'exécution de leurs propres œuvres, sans être ridicules, et sans entraver les musiciens au lieu de les aider. On suppose généralement que tout compositeur est chef d'orchestre né, c'est-à-dire qu'il connaît l'art de diriger l'orchestre sans l'avoir appris. Beethoven fut un illustre exemple de la fausseté de cette opinion, et nous pourrions citer un grand nombre d'autres maîtres dont les compositions jouissent de l'estime générale, qui, dès qu'ils prennent le bâton, au lieu de battre la mesure, battent la campagne, ne savent ni marquer les temps, ni déterminer les nuances de mouvement, et empêcheraient littéralement les musiciens de marcher, si, reconnaissant bien vite l'inexpérience de leur chef, ceux-ci ne prenaient le parti de ne plus le regarder, et de ne tenir aucun compte de l'agitation déréglée de son bras. D'ailleurs il y a deux parties bien distinctes dans la tâche du chef d'orchestre: la première (la plus aisée) consiste seulement à conduire l'exécution d'une œuvre déjà connue des musiciens, d'une œuvre (pour employer l'expression en usage dans les théâtres) toute montée. Dans la seconde, au contraire, il s'agit pour lui de diriger les études d'une partition inconnue aux exécutants, de bien mettre à découvert la pensée de l'auteur, de la rendre claire et saillante, d'obtenir des musiciens les qualités de fidélité, d'ensemble et d'expression, sans lesquelles il n'y a pas de musique, et, une fois maître des difficultés matérielles, de les identifier avec lui-même, de les échauffer de son ardeur, de les animer de son enthousiasme, en un mot, de leur communiquer son inspiration.
Il résulte de là, qu'indépendamment des connaissances élémentaires qui s'acquièrent par l'étude et l'exercice, et des qualités de sentiment, d'instinct, qu'on ne peut inculquer à personne, que la nature seule donne, et qui font du chef d'orchestre le premier des interprètes du compositeur ou son plus redoutable ennemi, selon qu'il est ou non pourvu de ces rares qualités, il s'ensuit, dis-je, qu'il y a encore un talent indispensable pour le conducteur-instructeur-organisateur, le talent de lire la partition.
Celui qui se sert d'une partition réduite ou d'un simple premier violon, comme cela se pratique de nos jours en maint endroit, en France surtout, d'abord ne peut découvrir la plupart des erreurs de l'exécution; il s'expose ensuite, en signalant une faute, à ce que le musicien auquel il s'adresse, lui réponde: «Qu'en savez-vous? ma partie n'est pas sous vos yeux!» Et c'est là le moindre des inconvénients de ce déplorable système[112].
D'où je conclus que pour former de véritables et complets directeurs d'orchestre, il faut, par tous les moyens, les rendre familiers avec la lecture de la partition; et que ceux qui n'ont pu parvenir à vaincre cette difficulté, fussent-ils, d'ailleurs, savants en instrumentation, compositeurs même, et rompus en outre au mécanisme des mouvements rhythmiques, ne possèdent que la moitié de leur art.
J'ai à vous parler maintenant de l'Académie de chant de Prague. Organisée à peu près comme toutes celles d'Allemagne, elle ne se compose guère que de chanteurs amateurs appartenant à la classe moyenne de la société. C'est M. Scraub jeune qui la dirige. Elle forme un chœur de quatre-vingt-dix voix environ. La plupart de ses membres sont musiciens, lecteurs et doués de voix fraîches et vibrantes. Le but de l'institution n'est pas, comme celui de plusieurs autres académies du même genre, l'étude et l'exécution des œuvres anciennes à l'exclusion absolue de toutes les productions contemporaines. Celles-là, qu'on me pardonne l'expression, ne sont que des coteries musicales, des consistoires, où, sous prétexte d'un enthousiasme réel ou simulé pour les morts, on calomnie tout doucement les vivants qu'on ne connaît point; où l'on prêche contre Baal en vouant à l'exécration tous les prétendus veaux d'or de l'harmonie et leurs adorateurs. C'est dans ces temples du protestantisme musical, que se conserve, hargneux, jaloux et intolérant, le culte, non pas du beau quel que soit son âge, mais du vieux quelle que soit sa valeur. Il y a là une Bible et les œuvres de deux ou trois évangélistes que les fidèles lisent, relisent exclusivement, sans relâche, commentant, interprétant de mille façons des passages dont le sens direct et réel est en soi parfaitement clair; trouvant une idée mystique et profonde là où le reste de l'humanité n'aperçoit qu'horreur et que barbarie, et toujours prêts à chanter Hosanna! lors même que le dieu de Moïse leur ordonne d'écraser la tête des petits enfants contre la muraille, de faire lécher leur sang par les chiens, et défend qu'à cet aspect une larme de pitié mouille les yeux de son peuple!
Tenons-nous en garde contre de tels fanatiques, ils suffiraient à chasser de toutes les âmes saintes le respect et l'admiration dus aux monuments du passé.
L'Académie de chant de Prague, je le répète, n'a rien de commun avec eux; et son chef est un artiste intelligent. Aussi admet-il dans le sanctuaire harmonique, non-seulement les modernes, mais même les vivants. À côté d'un oratorio de Bach ou de Hændel il met à l'étude le Moïse de M. Marx, le savant critique et théoricien bien vivant à Berlin, ou un fragment d'opéra ou un hymne qui n'ont par leur âge aucun titre aux égards académiques. J'ai même remarqué, la première fois que j'assistai à une séance de la Société chantante de Prague, une fantaisie chorale composée par M. Scraub sur des airs nationaux bohêmes, qui me charma par son originalité. Je n'avais point encore, et je n'ai pas davantage depuis lors, entendu d'aussi piquantes combinaisons vocales exécutées avec autant d'audacieuse verve, d'entrain, de contrastes imprévus, d'ensemble, de justesse et de belle sonorité. En songeant aux épaisses et lourdes compilations d'accords que j'avais subies trop souvent en des occasions semblables, cette œuvre vive ainsi exécutée produisit sur mon oreille l'effet que l'air frais et embaumé d'une forêt, par une belle nuit d'été, produirait sur les poumons d'un prisonnier récemment échappé de son cachot et de sa fétide atmosphère.
L'Académie de Sophie (j'ai déjà dit que tel était son titre) donne, chaque année, un certain nombre de séances publiques dirigées par les deux Scraub; l'orchestre du théâtre conduit par l'aîné, venant alors en aide aux choristes de son frère. Ces grandes exécutions, préparées de longue main avec un soin et une patience exemplaires, attirent toujours un nombreux auditoire; auditoire d'élite pour lequel la musique n'est ni un divertissement, ni une fatigue, mais bien une passion noble et sérieuse à laquelle il livre toutes les forces de son intelligence, toute sa sensibilité, tous les élans de son cœur.
Je me suis engagé à vous parler de la maîtrise, c'est-à-dire du service musical de la cathédrale, ainsi que des bandes militaires de Prague; mais si je les ai fait entrer dans ma nomenclature, c'est tout simplement, il faut vous l'avouer, pour la rendre plus complète. La musique religieuse! la musique militaire! ces mots-là figurent on ne peut mieux dans un compte rendu d'observations musicales tel que celui-ci. Je n'ai jamais eu l'intention de tenir ma promesse sur ces deux sources de richesse harmonique des Bohêmes, par une bonne raison, c'est que je ne sais rien de ce qu'il faudrait savoir pour en parler convenablement. Je n'ai pas encore pu prendre sur moi d'aligner des mots sur les choses que je ne connais point. Cela viendra peut-être avec le temps et les bons exemples. En attendant vous me pardonnerez si je me tais. Malgré les invitations réitérées de M. Scraub, je n'ai pas mis le pied dans une église pendant tout le temps de mon séjour à Prague. Je suis pourtant très-pieux, on le sait; il faut donc qu'il y ait eu quelque raison grave dont je ne me souviens pas, à mon apparente indifférence en matière de musique religieuse, ou que la terreur des gigues d'orgue et de fugues sur le mot amen m'ait entièrement dominé.
Au sujet des bandes militaires, voici ce que je pourrais alléguer pour justifier mon silence: j'ai entendu, un jour de fête, et depuis midi jusqu'à quatre heures, la musique du régiment alors en garnison à Prague, jouer l'hymne composé par Haydn pour l'empereur d'Autriche. Ce chant, plein d'une majesté touchante et patriarcale, est d'une telle simplicité que je n'ai guère pu, en l'écoutant, apprécier le mérite des exécutants. Un orchestre qui ne pourrait jouer d'une façon supportable un pareil morceau serait, à mon avis, composé de musiciens qui ne savent pas la gamme. Seulement, ceux-ci jouaient juste, chose extraordinairement rare, dans les bandes militaires surtout. En outre, j'ignore si le régiment en question était natif de la Bohême ou d'une autre partie de l'empire d'Autriche, et il serait par trop naïf d'établir, à propos de ces musiciens, une théorie que des gens mieux informés pourraient ridiculiser avec ce peu de mots: «Les musiciens bohêmes dont vous parlez sont des Hongrois, des Autrichiens, ou des Milanais.»
Parmi les virtuoses et compositeurs de Prague qui n'appartiennent ni au Théâtre, ni au Conservatoire, ni à l'Académie de chant, je citerai Dreyschock, Pischek et le vénérable Tomaschek. J'ai eu déjà souvent l'occasion de parler des deux premiers dont la réputation est européenne. Je les ai entendus l'un et l'autre maintes fois à Vienne, à Pesth, à Francfort et ailleurs, mais jamais à Prague. Ayant été, à ce qu'il paraît, mal accueillis de leurs compatriotes, lorsqu'ils se sont fait entendre d'eux pour la première fois, Dreyschock et Pischek ont résolu de ne jamais, à l'avenir, exposer leur talent à l'appréciation ou à la dépréciation des Bohêmes. Nul n'est prophète chez soi; cette vérité est de tous les temps et de tous les pays. Néanmoins les Pragois commencent à prêter l'oreille aux rumeurs admiratives qui, sous mille formes et de mille points de l'horizon, leur répètent ces mots: Dreyschock est un pianiste admirable! Pischek est l'un des premiers chanteurs de l'Europe!» et ils soupçonnent qu'ils pourraient bien avoir été injustes envers eux.
M. Tomaschek est un compositeur fort connu en Bohême et même à Vienne, où ses œuvres sont bien appréciées. N'ayant pas les mêmes raisons que Dreyschock et Pischek pour tenir rigueur aux habitants de Prague, il ne se refuse jamais à leur faire entendre ses compositions quand l'occasion s'en présente. J'ai assisté à un concert où sur trente-deux morceaux il y en avait trente-un de M. Tomaschek. Dans ce nombre on me signala d'avance, et je l'eusse bien remarquée sans cela, une nouvelle musique du Roi des Aulnes, entièrement différente de celle de Schubert. Quelqu'un (il y a des gens qui trouvent à redire à tout) comparant l'accompagnement de ce morceau à celui de l'œuvre de Schubert qui reproduit si bien le galop furibond du cheval de la ballade, prétendait que M. Tomaschek avait imité l'allure paisible d'un bidet de curé; mais un critique plus intelligent et plus capable que son voisin de juger de la philosophie des choses d'art, mit à néant cette ironie, et répondit avec beaucoup de bon sens: «C'est précisément parce que Schubert a fait courir si rudement ce malheureux cheval qu'il est devenu fourbu, et qu'on se voit forcé maintenant de le mener au pas!» M. Tomaschek écrit depuis trente ans au moins; le catalogue de ses productions doit en conséquence être formidable.
Il me reste à citer une aimable virtuose dont le talent trop rare en Allemagne, m'a été personnellement d'un grand secours. Il s'agit de mademoiselle Claudius, harpiste de première force, excellente musicienne et la meilleure élève de Parish-Alvars. Mademoiselle Claudius, possède en outre une voix remarquable et chante souvent avec un brillant succès des solos à l'Académie de chant dont elle fait partie.
Que vous dirai-je du public?... On rapporte que Louis XIV, voulant complimenter Boileau au sujet de ses vers sur le passage du Rhin, lui dit: «Je vous louerais beaucoup si vous ne m'aviez pas tant loué.» Je suis dans le même embarras que le grand roi; je ferais un bel éloge de la sagacité, de la rapidité de conception et de la sensibilité du public de Prague, s'il ne m'avait pas si bien traité. Je puis dire cependant, car c'est de notoriété publique, que les Bohêmes sont, en général, les meilleurs musiciens de l'Europe et que l'amour sincère et le vif sentiment de la musique sont répandus chez eux dans toutes les classes de la société. Il est venu, non-seulement des gens du peuple de Prague, mais même des paysans, au concert que j'ai donné au théâtre, la modicité des prix de certaines places les leur rendant accessibles; et, par les exclamations d'une naïveté singulière qui leur échappaient au moment des effets les plus inattendus, j'ai pu juger de l'intérêt que ces auditeurs prenaient à mes tentatives musicales, et que leur mémoire bien meublée leur permettait d'établir des comparaisons entre le connu et l'inconnu, l'ancien et le nouveau, bon ou mauvais. Vous n'exigerez pas, mon cher ami, que je fasse ici un exposé de mes opinions sur le public en général; un livre ne suffirait pas à l'étude approfondie de cet être multiple, juste ou injuste, raisonnable ou capricieux, naïf ou malicieux, enthousiaste ou moqueur, si facile à entraîner et si rebelle parfois, qu'on nomme le public. Et un livre, d'ailleurs, fût-il consacré tout entier à chercher la solution du problème, on ne serait pas plus avancé, très-probablement, à la dernière page qu'à la première. Voltaire lui-même y a perdu son ironie; et après avoir demandé combien il faut de sots pour faire un public, il a fini sa carrière en se laissant couronner par ces même sots au Théâtre-Français, et par se trouver prodigieusement heureux de leurs suffrages. Ainsi donc brisons là, et laissons le public être ce qu'il est, une mer toujours plus ou moins agitée, mais dont les artistes doivent redouter le calme plat mille fois plus que les tempêtes.
J'ai donné six concerts à Prague, soit au théâtre, soit dans la salle de Sophie. Au dernier, je me souviens d'avoir eu la joie de faire entendre pour la première fois à Liszt ma symphonie de Roméo et Juliette. On connaissait déjà à Prague plusieurs fragments de cet ouvrage, qui ne donna point lieu à de violentes polémiques, peut-être parce qu'il en avait soulevé de très-vives à Vienne, car le fait de la rivalité des deux villes en matière de goût musical est incontestable. L'exécution vocale en fut excellente et grandiose, un seul accident la dépara. La jeune personne chargée de la partie de contralto-solo, n'avait encore jamais chanté en public. Malgré son extrême timidité, tout alla bien tant qu'elle se sentit soutenue par quelques autres voix ou des instruments; mais arrivée au passage du prologue:
«Le jeune Roméo plaignant sa destinée»
solo véritable, sans aucun accompagnement, sa voix commença à trembler et à baisser tellement, qu'à la fin de la période, où la harpe rentre sur l'accord de mi naturel majeur, elle était arrivée dans une tonalité inconnue, plus basse que mi d'un ton et un quart. Mademoiselle Claudius, placée à côté de mon pupitre, n'osait toucher les cordes de sa harpe. Enfin, après un instant d'hésitation:
«—Dois-je donner l'accord de mi? me demanda-t-elle à voix basse.
—Sans doute, il faut bien que nous sortions de là.»
Et l'accord inexorable jaillit, frémissant et sifflant, comme une cuillerée de plomb fondu versé dans de l'eau froide. La pauvre petite cantatrice faillit se trouver mal en se sentant si brusquement ramenée sur la bonne route, et comme elle ne comprenait pas le français, je ne pouvais recourir à mon éloquence pour la rassurer. Heureusement elle parvint à reprendre son sang-froid avant les strophes: Premiers transports, qu'elle chanta avec beaucoup d'âme et une justesse irréprochable. Strakaty rendit on ne peut mieux le rôle du père Laurence, il y mit de l'onction et un véritable enthousiasme dans le finale. Ce jour-là, après avoir fait recommencer plusieurs morceaux, le public en demanda un autre que les musiciens me conjurèrent de ne pas répéter. Mais les cris continuant, M. Mildner tira sa montre et l'élevant ostensiblement devant lui, on comprit que l'heure avancée ne permettrait pas à l'orchestre de rester jusqu'à la fin du concert, si le morceau redemandé était exécuté une seconde fois: il y avait opéra le soir à sept heures. Cette savante pantomime nous sauva. À la fin de la séance, comme je priais Liszt de me servir d'interprète pour remercier ces excellents chanteurs qui, pendant trois semaines, s'étaient livrés à une si scrupuleuse étude de mes chœurs, et les avaient si vaillamment chantés, il fut abordé par plusieurs d'entre eux qui venaient, au nom de leurs camarades, lui faire la proposition inverse. Et après quelques mots échangés en allemand, Liszt se tournant vers moi me dit:
«—Ma commission n'est plus la même, ce sont ces messieurs qui me prient de te remercier du plaisir que tu leur as fait en leur confiant l'exécution de ton ouvrage, et de t'exprimer leur joie de te voir content.»
Ce fut en effet une journée pour moi, j'en compte peu de pareilles dans mes souvenirs.
À l'exemple du banquet auquel les artistes et les amateurs de Vienne m'avaient offert le bâton de mesure en vermeil dont je vous ai parlé, il y eut ensuite un souper, où ceux de Prague voulurent bien me faire présent d'une coupe en argent. La plupart des virtuoses, critiques et amateurs de la ville s'y trouvaient; j'eus même le plaisir de voir parmi ces derniers un compatriote, le spirituel et bienveillant prince de Rohan. Liszt fut, à l'unanimité, désigné pour porter la parole à la place du président à qui la langue française n'était pas assez familière. Au premier toast, il me fit, au nom de l'assemblée, une allocution d'un quart d'heure au moins, avec une chaleur d'âme, une abondance d'idées et un choix d'expressions qu'envieraient bien des orateurs, et dont je fus vivement touché. Malheureusement s'il parla bien il but de même; la perfide coupe inaugurée par les convives, versa de tels flots de vin de Champagne que toute l'éloquence de Liszt y fit naufrage. Belloni[113] et moi nous étions encore dans les rues de Prague à deux heures du matin, occupés à le persuader d'attendre le jour pour se battre (il le voulait absolument) au pistolet, à deux pas, avec un Bohême qui avait mieux bu que lui. Le jour venu nous n'étions pas sans inquiétude pour Liszt dont le concert avait lieu à midi. À onze heures et demie il dormait encore, on l'éveille enfin, il monte en voiture, arrive à la salle de concert, reçoit en entrant une triple bordée d'applaudissements, et joue comme de sa vie, je crois, il n'avait encore joué.
Il y a un Dieu pour les... pianistes.
Adieu, mon cher Ferrand, vous ne vous plaindrez pas, je le crains, du laconisme de mes lettres. Je n'ai pourtant pas dit encore tout ce que je sens d'affectueux regrets pour Prague et ses habitants; mais j'ai pour la musique une passion sérieuse, vous le savez, et vous pouvez, d'après cela, juger si j'aime les Bohêmes. Ô Praga! quando te aspiciam!
LIV
Concert à Breslau.—Ma légende de la Damnation de Faust.—Le livret.—Les critiques patriotes allemands.—Exécution de la Damnation de Faust, à Paris.—Je me décide à partir pour la Russie.—Bonté de mes amis.
Dans les lettres précédentes à M. H. Ferrand, je n'ai rien dit de mon voyage à Breslau. Je ne sais pourquoi je me suis abstenu d'en faire mention, car mon séjour dans cette capitale de la Silésie me fut à la fois utile et agréable. Grâce au concours chaleureux que me prêtèrent plusieurs personnes, entre autres M. Kœttlitz, jeune artiste d'un grand mérite, M. le docteur Naumann, médecin distingué et savant amateur de musique, et le célèbre organiste Hesse, je parvins à donner, dans la salle de l'Université (Aula Leopoldina), un concert dont les résultats furent excellents sous tous les rapports. Des auditeurs étaient accourus des campagnes et des bourgs voisins de Breslau; la recette dépassa de beaucoup celles que je faisais ordinairement dans les villes allemandes, et le public fit à mes compositions le plus brillant accueil. J'en fus d'autant plus heureux que, le lendemain de mon arrivée, j'avais assisté à une séance musicale pendant laquelle l'auditoire ne s'était pas un seul instant départi de sa froideur, et où j'avais vu le silence le plus complet succéder à l'exécution de merveilles, même, telles que la symphonie en ut mineur de Beethoven. Comme je m'étonnais de ce sang-froid, dont je n'ai, il est vrai, jamais vu d'exemple autre part, et que je me récriais sur une pareille réception faite à Beethoven: «Vous vous trompez, me dit une dame très-enthousiaste elle-même, à sa manière, du grand maître, le public admire ce chef-d'œuvre autant qu'il soit possible de l'admirer; et si on ne l'applaudit pas, c'est par respect!» Ce mot, qui serait d'un sens profond à Paris, et partout où les honteuses manœuvres de la claque sont en usage, m'inspira, je l'avoue, de vives inquiétudes. J'eus grand'peur d'être respecté. Heureusement il n'en fut rien; et le jour de mon concert, l'assemblée, au respect de laquelle je n'avais pas, sans doute, de titres suffisants, crut devoir me traiter selon l'usage vulgaire adopté dans toute l'Europe pour les artistes aimés du public, et je fus applaudi de la façon la plus irrévérencieuse.
Ce fut pendant ce voyage en Autriche, en Hongrie, en Bohême et en Silésie que je commençai la composition de ma légende de Faust, dont je ruminais le plan depuis longtemps. Dès que je me fus décidé à l'entreprendre, je dus me résoudre aussi à écrire moi-même presque tout le livret; les fragments de la traduction française du Faust de Gœthe par Gérard de Nerval, que j'avais déjà mis en musique vingt ans auparavant, et que je comptais faire entrer, en les retouchant, dans ma nouvelle partition, et deux ou trois autres scènes écrites sur mes indications par M. Gandonnière, avant mon départ de Paris, ne formaient pas dans leur ensemble la sixième partie de l'œuvre.
J'essayai donc, tout en roulant dans ma vieille chaise de poste allemande, de faire les vers destinés à ma musique. Je débutai par l'invocation de Faust à la Nature, ne cherchant ni à traduire, ni même à imiter le chef-d'œuvre, mais à m'en inspirer seulement et à en extraire la substance musicale qui y est contenue. Et je fis ce morceau qui me donna l'espoir de parvenir à écrire le reste:
«Nature immense, impénétrable et fière!
Toi seule donnes trêve à mon ennui sans fin!
Sur ton sein tout-puissant je sens moins ma misère,
Je retrouve ma force et je crois vivre enfin.
Oui, soufflez, ouragans, criez, forêts profondes,
Croulez, rochers, torrents, précipitez vos ondes!
À vos bruits souverains, ma voix aime à s'unir.
Forêts, rochers, torrents, je vous adore! mondes
Qui scintillez, vers vous s'élance le désir
D'un cœur trop vaste et d'une âme altérée
D'un bonheur qui la fuit.»
Une fois lancé, je fis les vers qui me manquaient au fur et à mesure que me venaient les idées musicales, et je composai ma partition avec une facilité que j'ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages. Je l'écrivais quand je pouvais et où je pouvais; en voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans les villes, malgré les soins divers auxquels m'obligeaient les concerts que j'avais à y donner. Ainsi dans une auberge de Passau, sur les frontières de la Bavière, j'ai écrit l'introduction:
«Le vieil hiver a fait place au printemps.»
à Vienne, j'ai fait la scène des bords de l'Elbe, l'air de Méphistophélès:
«Voici des roses,»
et le ballet des Sylphes. J'ai dit à quelle occasion et comment je fis en une nuit, à Vienne également, la marche sur le thème hongrois de Rákóczy. L'effet extraordinaire qu'elle produisit à Pesth, m'engagea à l'introduire dans ma partition de Faust, en prenant la liberté de placer mon héros en Hongrie au début de l'action, et en le faisant assister au passage d'une armée hongroise à travers la plaine où il promène ses rêveries. Un critique allemand a trouvé fort étrange que j'aie fait voyager Faust en pareil lieu. Je ne vois pas pourquoi je m'en serais abstenu, et je n'eusse pas hésité le moins du monde à le conduire partout ailleurs s'il en fût résulté quelque avantage pour ma partition. Je ne m'étais pas astreint à suivre le plan de Gœthe, et les voyages les plus excentriques peuvent être attribués à un personnage tel que Faust, sans que la vraisemblance en soit en rien choquée. D'autres critiques allemands ayant plus tard repris cette singulière thèse et m'attaquant avec plus de violence au sujet des modifications apportées dans mon livret au texte et au plan du Faust de Gœthe, (comme s'il n'y avait pas d'autres Faust que celui de Gœthe[114] et comme si on pouvait d'ailleurs mettre en musique un tel poëme tout entier, et sans en déranger l'ordonnance) j'eus la bêtise de leur répondre dans l'avant-propos de la Damnation de Faust. Je me suis souvent demandé pourquoi ces même critiques ne m'ont adressé aucun reproche pour le livret de ma symphonie de Roméo et Juliette, peu semblable à l'immortelle tragédie! C'est sans doute parce que Shakespeare n'est pas Allemand. Patriotisme! Fétichisme! Crétinisme!
À Pesth, à la lueur du bec de gaz d'une boutique, un soir que je m'étais égaré dans la ville, j'ai écrit le refrain en chœur de la Ronde des paysans.
À Prague, je me levai au milieu de la nuit pour écrire un chant que je tremblais d'oublier, le chœur d'anges de l'apothéose de Marguerite:
«Remonte au ciel, âme naïve
Que l'amour égara.»
À Breslau, j'ai fait les paroles et la musique de la chanson latine des étudiants:
«Jam nox stellata velamina pandit.»
De retour en France, étant allé passer quelques jours près de Rouen à la campagne de M. le baron de Montville, j'y composai le grand trio:
«Ange adoré dont la céleste image.»
Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à l'improviste, chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple. Je ne cherchais pas les idées, je les laissais venir, et elles se présentaient dans l'ordre le plus imprévu. Quand enfin l'esquisse entière de la partition fut tracée, je me mis à retravailler le tout, à en polir les diverses parties, à les unir, à les fondre ensemble avec tout l'acharnement et toute la patience dont je suis capable, et à terminer l'instrumentation qui n'était qu'indiquée çà et là. Je regarde cet ouvrage comme l'un des meilleurs que j'aie produits; le public jusqu'à présent paraît être de cet avis.
Ce n'était rien de l'avoir écrit, il fallait le faire entendre; et ce fut alors que commencèrent mes déboires et mes malheurs. La copie des parties d'orchestre et de chant me coûta une somme énorme; ensuite les nombreuses répétitions que je fis faire aux exécutants et le prix exorbitant de seize cents francs que je dus payer pour la location du théâtre de l'Opéra-Comique, l'unique salle qui fût alors à ma disposition, m'engagèrent dans une entreprise qui ne pouvait manquer de me ruiner. Mais j'allais toujours, soutenu par un raisonnement spécieux que tout le monde eût fait à ma place. «Quand j'ai fait exécuter pour la première fois Roméo et Juliette, au Conservatoire, me disais-je, l'empressement du public à venir l'entendre fut tel qu'on dut faire des billets de corridors pour placer l'excédant de la foule lorsque la salle fut remplie; et malgré l'énormité des frais de l'exécution, il me resta un petit bénéfice. Depuis cette époque mon nom a grandi dans l'opinion publique, le retentissement de mes succès à l'étranger lui donne en outre en France une autorité qu'il n'avait pas auparavant; le sujet de Faust est célèbre tout autant que celui de Roméo, on croit généralement qu'il m'est sympathique et que je dois l'avoir bien traité. Tout fait donc espérer que la curiosité sera grande pour entendre cette nouvelle œuvre plus vaste, plus variée de tons que ses devancières, et que les dépenses qu'elle me cause seront au moins couvertes...» Illusion! Depuis la première exécution de Roméo et Juliette des années s'étaient écoulées, pendant lesquelles l'indifférence du public parisien, pour tout ce qui concerne les arts et la littérature, avait fait des progrès incroyables. Déjà à cette époque il ne s'intéressait plus assez, à une œuvre musicale surtout, pour aller s'enfermer en plein jour (je ne pouvais donner mes concerts le soir) dans le théâtre de l'Opéra-Comique que le monde fashionable d'ailleurs ne fréquente pas. C'était à la fin de novembre (1846), il tombait de la neige, il faisait un temps affreux; je n'avais pas de cantatrice à la mode pour chanter Marguerite; quant à Roger qui chantait Faust et à Herman Léon chargé du rôle de Méphistophélès, on les entendait tous les jours dans ce même théâtre, et ils n'étaient pas fashionables non plus. Il en résulta que je donnai Faust deux fois avec une demi-salle. Le beau public de Paris, celui qui va au concert, celui qui est censé s'occuper de musique, resta tranquillement chez lui, aussi peu soucieux de ma nouvelle partition que si j'eusse été le plus obscur élève du Conservatoire; et il n'y eut pas plus de monde à l'Opéra-Comique à ces deux exécutions, que si l'on y eût représenté le plus mesquin des opéras de son répertoire.
Rien dans ma carrière d'artiste ne m'a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue. La découverte fut cruelle, mais utile au moins, en ce sens que j'en profitai, et que, depuis lors, il ne m'est pas arrivé d'aventurer vingt francs sur la foi de l'amour du public parisien pour ma musique. J'espère bien que cela ne m'arrivera pas non plus à l'avenir[115], dussé-je vivre encore cent ans. J'étais ruiné; je devais une somme considérable, que je n'avais pas. Après deux jours d'inexprimables souffrances morales, j'entrevis le moyen de sortir d'embarras par un voyage en Russie. Mais pour l'entreprendre, encore fallait-il de l'argent; il m'en fallait d'autant plus que je ne voulais pas, en quittant Paris, y laisser la moindre dette. Alors de cette difficile circonstance surgirent pour moi de bien douces consolations, que la cordialité de mes amis vint m'apporter. Dès qu'on sut que j'étais obligé d'aller à Saint-Pétersbourg pour tâcher de réparer les pertes que mon dernier ouvrage m'avait fait éprouver à Paris, de toutes parts je reçus des offres de service. M. Bertin me fit avancer mille francs par la caisse du Journal des Débats; parmi mes amis, les uns me prêtèrent cinq cents francs, d'autres six ou sept cents; un jeune Allemand, M. Friedland, que j'avais connu à Prague, à mon dernier voyage en Bohême, m'avança douze cents francs; Sax, malgré ses propres embarras, en fit autant; enfin le libraire Hetzel, qui depuis a joué un rôle très-honorable dans le gouvernement républicain, et qui n'était alors pour moi qu'une simple connaissance, me rencontrant par hasard dans un café, me dit:
«—Vous allez en Russie?
—Oui...
—C'est un voyage fort dispendieux, surtout en hiver; si vous avez besoin d'un billet de mille francs, permettez-moi de vous l'offrir!...»
J'acceptai aussi franchement que l'excellent Hetzel m'offrait, et je pus ainsi faire face à tout, et fixer le jour de mon départ.
Je crois avoir déjà fait cette remarque, mais je ne crains pas de la reproduire, que si j'ai rencontré bien des gredins et bien des drôles dans ma vie, j'ai été singulièrement favorisé en sens contraire, et que peu d'artistes ont trouvé autant que moi de bons cœurs et de généreux dévouements.
Chers et excellents hommes, qui, sans doute, avez dès longtemps oublié votre noble conduite à mon égard, laissez-moi vous la rappeler ici, vous en remercier avec effusion, vous serrer la main, et vous dire avec quel bonheur intime je pense aux obligations que je vous ai!!!
VOYAGE EN RUSSIE
Le courrier prussien—M. Nernst.—Les traîneaux.—La neige.—Stupidité des corbeaux.—Les comtes Wielhorski.—Le général Lwoff.—Mon premier concert.—L'Impératrice.—Je fais fortune.—Voyage à Moscou.—Obstacle grotesque.—Le grand Maréchal.—Les jeunes mélomanes.—Les canons du Kremlin.
Pour pouvoir donner sans obstacle des concerts tels que les miens à Saint-Pétersbourg, il faut choisir l'époque du grand carême, pendant laquelle les théâtres sont fermés et qui embrasse tout le mois de mars. Je partis donc de Paris, le 14 février 1847. Le sol y était couvert de six pouces de neige, et jusqu'à Saint-Pétersbourg où j'arrivai quinze jours après, je ne la perdis pas un seul instant de vue. Il en était même tombé une telle abondance en Belgique, que le convoi du chemin de fer sur lequel je me trouvais fut obligé de rester plusieurs heures à Tirlemont pendant que des ouvriers déblayaient la voie. On juge de ce que j'eus à souffrir du froid la semaine suivante quand je fus parvenu de l'autre côté du Niémen.
Je ne m'arrêtai que quelques heures à Berlin où je sollicitai du roi de Prusse une lettre de recommandation pour sa sœur l'Impératrice de Russie, lettre qu'avec sa bonté ordinaire, le roi m'envoya immédiatement.
J'eus le malheur, en allant en poste de Berlin à Tilsitt, d'avoir un courrier mélomane, qui me tourmenta beaucoup pendant tout le temps que je passai dans sa voiture à côté de lui. Cet homme n'eut pas plus tôt vu mon nom sur sa feuille de route, qu'il conçut le projet de m'exploiter chemin faisant, voici comment. Il avait la fureur de composer des polkas et des valses pour le piano. Il s'arrêtait en conséquence, et quelquefois fort longuement, aux stations de la poste, où, pendant qu'on le croyait occupé à régler ses comptes avec le directeur, il employait son temps à régler du papier de musique sur lequel il écrivait la mélodie dansante qu'il avait sifflotée entre ses dents pendant les trois dernières heures. Après quoi, remontant en voiture, il daignait donner l'ordre du départ, et me présentait aussitôt sa polka ou sa valse avec un crayon pour que j'en écrivisse la basse et l'harmonie. Puis cette basse écrite, c'étaient des commentaires sans fin, des pourquoi, des comment, des étonnements et des ravissements qui m'avaient fort diverti la première fois, mais qui, à la seconde et à la troisième, me firent maudire de bon cœur le peu de notions de mon brave courrier en musique et en langue française. Ce n'est pas en France que j'eusse éprouvé un pareil accident! En arrivant à Tilsitt, je demandai le maître de poste M. Nernst; je dirai tout à l'heure par quel hasard je savais son nom et comptais sur son obligeance. On m'indique son cabinet, j'entre, je vois un gros homme, coiffé d'une casquette de drap, dont la figure sévère décelait pourtant de l'esprit et de la bonté. Il était assis sur un siège élevé qu'il ne quitta point à mon entrée.
«M. Nernst? dis-je en le saluant.
—C'est moi, monsieur; à qui ai-je l'honneur de parler?
—À M. Hector Berlioz.
—Ah! rien que ça! s'écrie-t-il en bondissant hors de son siège, et retombant debout devant moi sa casquette à la main.
Et aussitôt le digne homme de m'accabler de politesses et de prévenances de toute espèce, qui redoublèrent quand je lui eus appris de quelle part je me présentais. «Ne manquez pas en passant à Tilsitt de demander M. Nernst, le directeur de la poste, m'avait dit à Paris un de mes amis, c'est un homme excellent, instruit d'ailleurs et lettré, et qui peut vous être fort utile.» L'ami qui me faisait cette recommandation la veille de mon départ, au coin d'une rue où je l'avais rencontré à onze heures du soir, était H. de Balzac, qui, peu de temps auparavant, avait fait lui-même le voyage de Russie. En apprenant que j'allais à Saint-Pétersbourg pour y donner des concerts: «Vous en reviendrez avec cent cinquante mille francs, m'avait dit très-sérieusement de Balzac, je connais le pays, vous ne pouvez pas en rapporter moins.» Ce grand esprit avait la faiblesse de voir partout des fortunes à faire, fortunes qu'il eût volontiers demandé à un banquier de lui escompter, tant il les croyait assurées. Il ne rêvait que millions, et les innombrables déceptions qu'il a essuyées en ce genre toute sa vie n'ont pu le désabuser sur ce perpétuel mirage. Je souris à une telle appréciation des résultats futurs de mon voyage, sans paraître douter de sa justesse. On verra bientôt que si mes concerts de Saint-Pétersbourg et de Moscou produisirent plus que je n'avais espéré, je pus cependant rapporter de Russie beaucoup moins que les cent cinquante mille francs prédits par de Balzac.
Ce rare écrivain, cet incomparable anatomiste du cœur de la société française de notre époque, fut, on le pense bien, pour M. Nernst et pour moi un sujet fécond de conversation. M. Nernst me donna sur de Balzac, sur ses espérances de mariage et sur ses affections en Gallicie, des détails qui m'intéressèrent vivement. Il est au reste, du petit nombre d'étrangers à qui il est permis d'admirer de Balzac avec passion, car il sait le français au point de pouvoir comprendre sa prose. Je me souviens qu'à mon retour en France, comme je racontais dans ma famille cet épisode de mon voyage, à l'exclamation de rien que ça! échappée à M. Nernst en m'entendant nommer, mon père partit d'un éclat de rire. Il était pourtant alors déjà bien affaibli, bien souffrant et bien triste. Mais l'orgueil naïf, que lui causait, en dépit de toute sa philosophie, cette preuve originale de la célébrité de son fils, se décelait ainsi presque malgré lui.
«—Rien que ça! répétait-il, en redoublant de rires. C'est à Tilsitt, dis-tu?
—Oui, sur le bord du Niémen, à l'extrême frontière de la Prusse.
—Rien que ça!»
Et ses rires recommençaient.
Après quelques heures de repos ainsi employées à Tilsitt, muni des instructions de M. Nernst et réchauffé par quelques verres d'un excellent curaçao qu'il ne se lassait pas de m'offrir, j'entrepris la partie la plus pénible du voyage. Une voiture de poste me conduisit jusque sur la frontière russe, à Taurogen; là il fallut m'enfermer dans un traîneau de fer que je ne devais plus quitter jusqu'à Saint-Pétersbourg, et où j'allais éprouver pendant quatre rudes journées et autant d'effroyables nuits des tourments dont je ne soupçonnais pas l'existence.
En effet, dans cette boîte métallique hermétiquement fermée, où la poussière de neige parvient à s'introduire néanmoins et vous blanchit la figure, on est presque sans cesse secoué avec violence, comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu'on nettoie. De là force contusions à la tête et aux membres, causées par les chocs qu'on reçoit à chaque instant des parois du traîneau. De plus on y est pris d'envies de vomir et d'un malaise que je crois pouvoir appeler le mal de neige à cause de sa ressemblance avec le mal de mer.
On croit généralement dans nos climats tempérés que les traîneaux russes, emportés par de rapides chevaux, glissent sur la neige comme ils feraient sur la glace d'un lac; on se fait en conséquence une idée charmante de cette manière de voyager. Or, voici la vérité là-dessus: quand on a le bonheur de rencontrer un terrain uni, couvert d'une neige vierge ou battue partout également, le traîneau court en effet d'une façon rapide et parfaitement horizontale. Mais on ne trouve pas deux lieues sur cent de chemin pareil. Tout le reste, bouleversé, creusé de petites vallées transversales par les chariots des paysans qui, à cette époque dite du traînage traînent des masses considérables de bois, ressemble à une mer en tourmente dont les flots auraient été solidifiés par le froid. Les intervalles qui séparent ces vagues de neige forment de véritables fossés profonds, où le traîneau, hissé d'abord avec effort jusqu'au sommet de la vague, retombe brusquement, avec une rudesse et un fracas capables de vous décrocher le cerveau; surtout pendant la nuit, quand, cédant un instant au sommeil, on n'est plus préparé à recevoir ces horribles secousses. Si les ondes sont plus égales et moins élevées le traîneau peut alors les suivre d'une façon régulière, montant et descendant comme un canot sur les flots de la mer. De là les maux de cœur et même les vomissements dont j'ai parlé. Je ne dis rien du froid qui, vers le milieu de la nuit, malgré les sacs de fourrures, les manteaux, les pelisses dont on est couvert et le foin qui remplit le traîneau, devient peu à peu intolérable. On se sent alors tout le corps piqué comme par un million d'aiguilles, et, quoi qu'on en ait, on tremble de peur de mourir gelé presque autant que de froid.
Quand le brillant soleil de certains jours me permettait d'embrasser d'un coup d'œil ce morne et éblouissant désert, je ne pouvais m'empêcher de songer à la trop fameuse retraite de notre pauvre armée disloquée et saignante; je croyais voir nos malheureux soldats sans habits, sans chaussures, sans pain, sans eau-de-vie, sans forces morales ni physiques, blessés pour la plupart, se traînant le jour comme des spectres, étendus la nuit sans abri, comme des cadavres, sur cette neige atroce, par un froid plus terrible encore que celui qui m'épouvantait. Et je me demandais comment un seul d'entre eux a pu résister à de telles souffrances et sortir vivant de cet enfer glacé... Il faut que l'homme soit prodigieusement dur à mourir.
Puis, je riais de la stupidité des corbeaux affamés qui suivaient mon traîneau d'une aile engourdie, se posaient de temps en temps sur la route pour se gorger de crottin de cheval, se couchaient ensuite sur le ventre, réchauffant ainsi tant bien que mal leurs pattes à demi gelées; quand, sans efforts et en quelques heures d'un vol dirigé vers le sud, ils eussent trouvé doux climat, champs fertiles et pâture abondante. Aux vrais cœurs de corbeaux la patrie est donc chère? Si toutefois, comme le disaient nos soldats, on peut appeler cela une patrie.
Enfin un dimanche soir, quinze jours après mon départ de Paris, et tout ratatiné par le froid, j'arrivai dans cette fière capitale du Nord qu'on nomme Saint-Pétersbourg. D'après ce qu'on m'avait dit en France des rigueurs de la police impériale, je m'attendais à voir mes ballots de musique confisqués pour une semaine au moins; ils avaient à peine été ouverts à la frontière. Loin de là, on ne me demanda pas même au bureau de police ce qu'ils contenaient, et je pus immédiatement les emporter à l'hôtel avec moi. Ce fut, je l'avoue, une agréable surprise.
Je n'étais pas installé depuis une heure dans une chambre chaude, quand un très-aimable et savant amateur de musique, M. de Lenz (voyez dans les Soirées de l'orchestre l'analyse que j'ai faite de son livre sur Beethoven), qui m'avait, quelques années auparavant, rencontré à Paris, vint me souhaiter la bienvenue.
—«Je sors de chez le comte Michel Wielhorski, me dit-il, où nous avons appris tout à l'heure votre arrivée. Il y a une grande soirée chez lui, toutes les autorités musicales de Saint-Pétersbourg s'y trouvent réunies, et le comte m'envoie vous dire qu'il sera charmé de vous recevoir.
—Mais comment peut-on savoir déjà que je suis ici?
—Enfin... on le sait... Venez, venez.»
Je pris seulement le temps de me dégeler la figure, de me raser et de m'habiller, et je suivis mon obligeant introducteur chez le comte Wielhorski.
Je devrais dire les comtes, car ils sont deux frères, aussi intelligents et aussi chaleureux amis de la musique l'un que l'autre et qui habitent ensemble. Leur maison est à Saint-Pétersbourg un petit ministère des beaux-arts, grâce à l'autorité que donne aux comtes Wielhorski leur goût si justement célèbre, à l'influence qu'ils exercent par leur grande fortune et leurs nombreuses relations, grâce enfin à la position officielle qu'ils occupent à la cour auprès de l'Empereur et de l'Impératrice.
Leur accueil fut d'une charmante cordialité; je fus en quelques heures présenté par eux aux principaux personnages, aux virtuoses, aux gens de lettres qui se trouvaient dans leur salon. Je fis là tout de suite connaissance avec cet excellent Henri Romberg, alors chargé des fonctions de chef d'orchestre au théâtre italien, et qui, avec une obligeance incomparable, s'établit dès ce moment mon guide musical à Saint-Pétersbourg et le régisseur du personnel de mes exécutants. Le jour de mon premier concert ayant été fixé ce soir même, par le général Guédéonoff, intendant des théâtres impériaux, la salle de l'assemblée des nobles étant choisie, le prix des places débattu et fixé à trois roubles d'argent (12 francs), je me trouvai ainsi, quatre heures à peine après mon arrivée, in medias res. Romberg vint me prendre le lendemain, et je commençai à courir la ville avec lui, à visiter et à engager les artistes principaux dont le concours m'était nécessaire. Mon orchestre fut bientôt formé. Avec l'aide du général Lwoff, aide de camp de l'Empereur, directeur de la chapelle impériale, compositeur et virtuose du plus rare mérite, qui m'a donné tout d'abord des preuves de la plus franche confraternité musicale, nous vînmes aussi promptement à bout de réunir un chœur considérable et bien composé. Il ne me manquait plus que deux chanteurs solistes, une basse, et un ténor, pour les deux premières parties de Faust, que j'avais placées dans le programme. Versing, basse du théâtre allemand se chargea du rôle de Méphistophélès, et Ricciardi, ténor italien que j'avais autrefois connu à Paris, accepta celui de Faust; seulement, il dut chanter en français pendant que Méphistophélès chantait en allemand. Mais le public russe, à qui ces deux langues sont également familières, accepta très-bien cette bizarrerie. Pour les choristes qui chantaient en langue allemande, il fallut recopier toutes les paroles en caractères russes, les seuls qui leur fussent connus. En outre dès la première répétition, Romberg me déclara que la traduction allemande de mon Faust, que j'avais fait faire à grands frais à Paris, était détestable et prosodiée de telle sorte qu'il n'y avait pas moyen de la chanter. Il se hâta, pour ne pas retarder mon premier concert, de corriger les grosses bévues de ce mauvais texte; mais je dus me résoudre, quelques semaines après, à chercher un nouveau traducteur, et j'eus le bonheur de trouver M. Minzlaff, qui, en sa qualité d'homme d'esprit musicien, s'acquitta parfaitement de sa tâche, et me tira d'embarras. Ce fut une belle soirée que celle de mon premier concert dans la salle de l'assemblée de la noblesse. L'orchestre et le chœur étaient nombreux et bien exercés, j'avais en outre une bande militaire que le général Lwoff m'avait procurée en faisant un choix parmi les musiciens de la garde impériale. Romberg et Maurer, c'est-à-dire les deux maîtres de chapelle de Saint-Pétersbourg, s'étaient même chargés de la partie des petites cymbales antiques dans le scherzo de la Fée Mab. Il y avait parmi tous mes artistes, un entrain joyeux, une animation, un zèle, qui me faisaient bien augurer de l'exécution, et j'avais, en outre, retrouvé au milieu d'eux un compatriote, l'habile violoncelliste Tajan-Rogé, artiste véritable et chaleureux, qui me secondait de toute son âme. Mon programme, composé de l'ouverture du Carnaval romain, des deux premiers actes de Faust, du scherzo de la Fée Mab et de l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale fut, en effet, très-bien exécuté. L'enthousiasme du public nombreux et éblouissant qui remplissait cette immense salle, dépassa tout ce que j'avais pu rêver en ce genre, pour Faust, surtout. Il y eut des applaudissements, des rappels, des cris de bis à me donner le vertige. Après la première partie de Faust, l'Impératrice, qui assistait au concert, m'envoya chercher par le comte Michel Wielhorski, et il fallut comparaître devant Sa Majesté dans l'état peu convenable ou je me trouvais, rouge, suant, haletant, ma cravate déformée, enfin, en tenue de bataille musicale. L'Impératrice me fit le plus flatteur accueil, me présenta aux princes ses fils, me parla de son frère le roi de Prusse, de l'intérêt qu'il me portait et dont ses lettres faisaient foi, accorda de grands éloges à ma musique, en s'étonnant de l'exécution exceptionnelle que j'avais obtenue. Après un quart d'heure de conversation:
—«Je vous rends à votre auditoire, me dit-elle, il est tellement exalté que vous ne devez pas trop lui faire attendre la seconde partie du concert.»
Et je sortis du salon plein de reconnaissance pour toutes ces gracieusetés impériales.
Après le chœur des Sylphes, l'émotion du public fut vraiment portée à l'extrême; on ne s'attendait pas à ce genre de musique fine, aérienne, et si douce qu'il faut prêter l'oreille pour l'entendre. Ce fut, je l'avoue, un instant enivrant pour moi. J'étais un peu inquiet au sujet de ma bande militaire, ne la voyant pas arriver pour l'apothéose qui terminait le concert.
Je craignais qu'en entrant à l'orchestre au milieu d'un morceau, elle ne produisît quelque tumulte capable d'en compromettre l'effet. J'avais compté sans la discipline... en me retournant après le scherzo de la Fée Mab qui, certes, a besoin d'un profond silence pour être entendu, j'aperçus, rangés debout, leur instrument à la main, mes soixante musiciens à leur poste. Ils s'étaient introduits et placés sans que personne les eût remarqués. À la bonne heure!...
Enfin le concert terminé, les embrassades essuyées, une bouteille de bière bue, je m'avisai de demander le résultat financier de l'expérience: Dix-huit mille francs. Le concert en coûtait six mille, il me restait douze mille francs de bénéfice net.
J'étais sauvé!
Je me tournai alors machinalement vers le sud-ouest, et ne pus m'empêcher, en regardant du côté de la France, de murmurer ces mots: «Ah! chers Parisiens!»
Dix jours après je donnai un second concert avec les mêmes résultats; j'étais riche. Puis je partis pour Moscou, où m'attendaient des difficultés matérielles assez étranges, des musiciens du troisième ordre, des choristes fabuleux, mais un public d'une ardeur et d'une impressionnabilité au moins égales à la chaleur du public de Saint-Pétersbourg, et en somme un bénéfice de huit mille francs. Je me tournai encore vers le sud-ouest après ce concert, je pensai encore à mes compatriotes blasés et indifférents, et je dis une seconde fois: «Ah! chers Parisiens!» Heureusement ce ne fut pas la dernière. À Londres depuis lors, j'ai pu souvent aussi me tourner vers le sud-est...
Aux yeux de beaucoup de gens, un musicien est un homme qui joue de quelque instrument. Il ne leur est jamais venu en tête qu'il y eût des musiciens compositeurs, et surtout des compositeurs donnant des concerts pour faire connaître leurs œuvres. Ces gens-là pensent, sans doute, que la musique se trouve chez les éditeurs comme les brioches chez les pâtissiers, et qu'on a seulement la peine de la faire confectionner par des manœuvres dont c'est l'état. Cette opinion, tout excentrique qu'elle soit, est fondée dans beaucoup de cas, j'en conviens; elle manque néanmoins parfois de justesse et de justice. Mais rien n'est bouffon comme l'étonnement de certaines personnes quand on leur parle d'un compositeur.
J'ai été presque insulté un jour à Breslau par un bon père de famille qui voulait absolument me contraindre à donner à son fils des leçons de violon. J'avais beau protester que ce serait le plus grand des hasards si je savais jouer de cet instrument, n'ayant jamais touché un archet de ma vie; il prenait pour fausse monnaie toutes mes paroles et n'y voulait voir qu'une sorte de grossière mystification:
—«Monsieur, vous croyez parler au célèbre violoniste de Bériot, dont le nom en effet ressemble beaucoup au mien.
—Monsieur, je viens de lire votre affiche, vous donnez un concert dans la salle de l'Université après demain, ainsi...
—Oui, monsieur, je donne un concert, mais je n'y joue pas du violon.
—Qu'y faites-vous donc?
—J'y fais jouer du violon, je dirige l'orchestre; enfin allez-y, vous le verrez.»
Mon homme garda sa colère jusqu'au lendemain, et ce ne fut qu'en sortant du concert et à force de réflexions qu'il put se rendre compte de la manière dont un musicien pouvait se produire en public sans figurer lui-même comme exécutant.
À Moscou, une méprise du même genre fut sur le point d'avoir pour moi de graves conséquences. La salle de l'assemblée de la noblesse pouvait seule convenir pour donner mon concert. Voulant en obtenir la disposition, je me fais conduire chez le grand maréchal du palais de l'assemblée, respectable vieillard de quatre-vingts ans, et lui expose l'objet de ma visite.
«—De quel instrument jouez-vous? me dit-il tout d'abord.
—Je ne joue d'aucun instrument.
—En ce cas, comment vous y prenez-vous pour donner un concert?
—Je fais exécuter mes compositions et je dirige l'orchestre.
—Ah! ah! voilà qui est original; je n'ai jamais entendu parler de concerts semblables. Je vous prêterai volontiers notre grande salle; mais, comme vous le savez sans doute, tout artiste à qui nous permettons d'en disposer doit, en retour, s'y faire entendre, après son concert, à l'une des réunions privées de la noblesse.
—L'assemblée a donc un orchestre qu'elle mettra à mes ordres pour exécuter ma musique?
—Point du tout.
—Pourtant, comment la faire entendre? On n'exige pas sans doute que je dépense trois mille francs pour payer les musiciens nécessaires à l'exécution d'une de mes symphonies dans le concert privé de l'assemblée? Ce serait un loyer de salle bien cher.
—Alors je suis fâché, monsieur, de vous refuser; je ne puis faire autrement.»
Et me voilà obligé de m'en retourner avec cette étrange réponse, et la perspective d'avoir fait un long voyage que l'obstacle le plus singulier et le plus imprévu allait rendre inutile. Un artiste français, M. Marcou, établi à Moscou depuis longtemps, se prit à rire au récit que je lui fis de ma déconvenue; mais comme il connaissait le grand maréchal, il me proposa de m'accompagner chez lui et de tenter avec moi un nouvel assaut le lendemain. Seconde visite, second refus; inutiles explications données par mon compatriote; le grand maréchal secoue sa tête blanche et reste inexorable. Pourtant, craignant de ne pas parler assez bien le français, et dans le cas où il aurait mal compris quelque terme de ma proposition, il va chercher sa femme. Madame la maréchale, dont l'âge est presque aussi respectable que celui de son mari, mais dont les traits expriment moins de bienveillance, arrive, me regarde, m'écoute, et coupe court à la discussion en me disant en français très-rapide, très-clair et très-net:
—«Nous ne pouvons ni ne voulons contrevenir aux règlements de l'assemblée. Si nous vous prêtons la salle, vous jouerez un solo instrumental à notre prochaine réunion. Si vous ne voulez pas le jouer, on ne vous la prêtera pas.
—Mon Dieu, madame la maréchale, j'ai possédé autrefois un assez joli talent sur le flageolet, sur la flûte et sur la guitare; choisissez celui de ces trois instruments sur lequel j'aurai à me faire entendre. Mais, comme il y a près de vingt-cinq ans que je n'ai touché ni l'un, ni les autres, je dois vous prévenir que j'en jouerai fort mal. Et, tenez, si vous vouliez vous contenter d'un solo de tambour, je m'en tirerais mieux très-probablement.»
Heureusement, un officier supérieur était entré dans le salon pendant cette scène; bientôt mis au fait de la difficulté, il me prit à part et me dit:
«—N'insistez pas, monsieur Berlioz, la discussion deviendrait un peu désagréable pour notre digne maréchal. Veuillez m'envoyer demain votre demande par écrit et tout s'arrangera, j'en fais mon affaire.»
Je suivis ce conseil, et, grâce à l'obligeant colonel, on fit pour cette fois seulement une infraction au règlement; mon concert put avoir lieu, et je ne fus obligé de jouer à la réunion des nobles ni de la flûte, ni du tambour. Ils l'ont parbleu échappée belle, car plutôt que de repasser le Volga sans donner mon concert, j'étais décidé à jouer du galoubet s'il l'eût fallu. Il ne résulta pas moins pour moi du singulier règlement du club de la noblesse moscovite, règlement dont je n'avais malheureusement pas entendu parler à Saint-Pétersbourg, une perte d'argent assez importante; car, après ce concert, annoncé comme le seul que je me proposais de donner, un grand nombre d'amateurs sautèrent sur l'estrade de l'orchestre en criant: «Encore un! encore un! vous ne pouvez pas partir ainsi!» Or, si j'en eusse donné un second, il m'eût rapporté peut-être plus que le précédent. Mais je n'avais point de salle; en m'accordant celle de l'assemblée des nobles la clause était formelle, on n'avait fait exception aux usages que pour une fois, en faveur de mon ignorance du règlement, et à condition que je n'y reviendrais pas. Aussi un compositeur!... un homme qui ne joue de rien!... un bon à rien!... Et pourtant, dans d'autres parties de la société, dans la classe moyenne surtout, que d'individus plus ou moins mal doués, dont cette carrière ardue, presque impraticable, est le rêve le plus cher!
Si la persistance de la vocation musicale dans certaines familles d'artistes s'explique tout naturellement par l'influence de l'éducation et de l'exemple, par les facilités que trouvent les enfants à parcourir une route déjà tracée par leurs parents, et même par des dispositions naturelles, qui se transmettent aussi quelquefois, comme les traits du visage, de génération en génération, on ne sait, en revanche, comment expliquer les singulières fantaisies qui tombent de la lune dans la tête d'une foule de jeunes gens.
Sans parler de ces amateurs qui s'obstinent à prendre, à un prix exorbitant, des leçons inutiles, pour vaincre une organisation barbare sur laquelle la patience et le talent des plus savants maîtres ne peuvent rien; ni de ces songe-creux persuadés que l'on peut apprendre la musique par le raisonnement seul, comme on apprend les mathématiques; sans tenir compte non plus de ces dignes pères qui ont l'idée de faire leur fils colonel ou grand compositeur, on rencontre de bien tristes exemples de mélomanie chez des êtres que tout semblait devoir garantir des atteintes de cette maladie mentale.
Je n'en veux citer que deux qu'il m'a été donné d'observer; c'étaient, je le crains, des cas de mélomanie incurables. L'un de ces malades est Français, l'autre est Russe.
J'étais seul un jour à Paris et fort préoccupé, quand le premier vint frapper à la porte de mon cabinet. Je fis entrer. Un jeune homme de dix-huit ans s'avança tout essoufflé et doublement ému de l'idée qu'il couvait et d'une course violente.
«—Monsieur, lui dis-je, donnez-vous la peine de vous asseoir.
—Ce n'est rien... je suis un peu... Je viens... (puis, partant comme un coup de pistolet): Monsieur, j'ai fait un héritage!
—Un héritage? je vous en félicite.
—Oui, j'ai fait un héritage, et je viens vous demander si je ferais bien de l'employer à me faire compositeur?
—(J'ouvre des yeux...) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Mon Dieu! monsieur, vous me supposez une perspicacité extraordinaire; les pronostics basés sur des œuvres même assez importantes sont souvent bien trompeurs. Cependant, si vous m'avez apporté quelque partition...
—Non, je n'ai pas apporté de partition; mais je travaillerai bien, vous verrez, j'ai tant de goût pour la musique!
—Vous avez déjà écrit quelque chose, sans doute, un fragment de symphonie, une ouverture, une cantate?...
—Une ouverture?... n... n... non; je n'ai pas fait de cantate non plus.
—Eh bien! avez-vous essayé d'écrire un quatuor?
—Ah! monsieur! un quatuor!...
—Diable! ne faites pas fi du quatuor, c'est peut-être de tous les genres de musique le plus difficile à bien traiter, et le nombre des maîtres qui y ont réussi est singulièrement restreint. Mais, sans chercher si haut, avez-vous à me montrer une simple romance, une valse?...
—(D'un air presque offensé): Oh! une romance!... non, non, je ne fais pas de ces choses-là.
—Alors, vous n'avez rien fait?
—Non; mais je travaillerai tant...
—Au moins vous avez terminé vos études d'harmonie et de contre-point, vous connaissez l'étendue des voix et des instruments?...
—Quant à cela... quant à cela... non, je ne sais pas l'harmonie, ni le contre-point, ni l'instrumentation, mais vous verrez...
—Pardonnez-moi, monsieur, vous avez dix-huit ou dix-neuf ans, et il est bien tard pour commencer avec fruit de pareilles études. Enfin, je suppose que vous savez lire à première vue la musique, que vous pourriez l'écrire sous la dictée?
—Que je sais le solfège? Ah! par exemple... Eh bien... non, je ne connais même pas les notes, je ne sais rien du tout; mais j'ai tant de goût pour la musique, j'aimerais tant à être compositeur! Si vous vouliez me donner des leçons, je viendrais chez vous deux fois par jour, je travaillerais la nuit.»
Après un assez long silence employé à maîtriser mon envie de rire, je fis à mon jeune compositeur un tableau exact et fort peu encourageant des difficultés qu'il aurait à surmonter pour arriver au talent le plus médiocre, c'est-à-dire pour parvenir à écrire de détestable musique; je n'oubliai point l'énumération des obstacles qui l'attendaient lors même qu'il serait devenu un compositeur d'un ordre très-élevé. Rien n'y fit, il m'écouta d'un air mécontent et impatient, et se retira avec l'intention évidente de chercher un autre maître pour lui offrir sa vocation et... son héritage. Dieu veuille qu'il ne l'ait pas trouvé!
L'autre exemple de mélomanie que j'ai à citer, n'est point ridicule, au contraire. Je venais de donner à Moscou le concert dont j'ai parlé tout à l'heure, quand on me remit une lettre écrite en excellent français, dans laquelle un inconnu me demandait une entrevue. Je m'empressai d'en fixer le jour et l'heure. Cette fois mon inconnu n'avait pas fait d'héritage, loin de là. C'était un grand jeune Russe de vingt-deux ans au moins, d'une figure remarquable, un peu étrange, s'exprimant en termes choisis et avec cette ardeur fiévreuse et concentrée qui décèle les enthousiastes. Dès ses premières paroles, je me sentis vivement intéressé.
«—Monsieur, me dit-il, j'ai une passion immense pour la musique. Je l'ai apprise tout seul, mais fort incomplètement, ainsi que vous pouvez le penser. Moscou ne m'offre pas beaucoup de ressources pour mes études, et je ne suis pas assez riche pour voyager. Mes parents ont inutilement tenté de me détourner de cette voie. Maintenant, un de nos grands seigneurs moscovites veut bien me venir en aide. Il a déclaré à mon père que si un musicien en qui l'on puisse avoir confiance me reconnaissait des dispositions réelles pour l'art musical, il se chargerait de tous les frais de mon éducation et m'enverrait la compléter en Allemagne et en France auprès des meilleurs maîtres. Je viens donc vous prier d'examiner mes essais, et de m'écrire ensuite franchement l'opinion qu'ils vous auront donnée de mes facultés. En tous cas, je vous devrai une reconnaissance éternelle. Mais, si cette opinion m'est favorable, vous me rendrez la vie; car, je me meurs, monsieur; la contrainte qu'on me fait subir me tue. Je me sens des ailes et ne puis les ouvrir. C'est un supplice que vous devez concevoir.
—Oh! certes, monsieur, je devine ce que vous souffrez, et toutes mes sympathies vous sont acquises. Disposez de moi.
—Mille remercîments. Je vous apporterai demain les ouvrages que je désire vous soumettre.»
Là-dessus il s'éloigna les yeux enflammés et brillants d'une joie extatique.
Le lendemain il revint tout autre. Son regard était triste, éteint, et les symptômes du découragement se lisaient sur son pâle visage.
«—Je ne vous apporte rien, me dit-il; j'ai passé la nuit à examiner mes manuscrits, aucun ne me semble digne de vous être montré, et franchement aucun non plus ne représente ce dont je suis capable. Je vais me mettre à l'œuvre pour vous offrir quelque chose de mieux!
—Malheureusement, repris-je, il me faut retourner après demain à Saint-Pétersbourg.
—N'importe, je vous enverrai mon nouveau travail. Ah! monsieur, si vous saviez de quel feu j'ai l'âme brûlée!... de quelle voix l'inspiration m'appelle parfois!... Alors, je ne puis tenir dans la ville; quelque froid qu'il fasse, je sors, je vais au loin dans les bois, et là, seul, en présence de la nature, j'entends tout un monde de merveilles harmoniques se mouvoir et retentir; et les larmes me gagnent, et je pousse des cris, je tombe dans des extases qui me donnent un avant-goût du ciel... On me traite de fou... mais je ne le suis pas, croyez-le bien, je vous le prouverai.»
Je renouvelai au jeune enthousiaste l'assurance de l'intérêt qu'il m'inspirait et de mon désir de lui être utile. Mon Dieu, me disais-je après l'avoir quitté, ne voilà-t-il pas des symptômes d'une organisation exceptionnelle?... C'est peut-être un homme de génie!... Ce serait un crime de ne pas l'aider; certes, je me dévouerai à lui corps et âme s'il le faut; qu'il me donne seulement le moindre point d'appui.
Hélas! j'attendis en vain plusieurs semaines à Saint-Pétersbourg, et il ne me parvint enfin qu'une lettre dans laquelle le jeune Russe s'excusait de nouveau de ne point m'envoyer de musique. Mais à son grand désespoir, écrivait-il, et malgré tous ses efforts, l'inspiration lui avait fait complètement défaut.
Qu'est-ce que cette froide et modeste appréciation de ses propres œuvres?... cette impuissance avouée d'un homme qui se croit d'ailleurs inspiré et puissant? Quel est l'idéal qu'il cherche à atteindre? qu'a-t-il déjà fait pour en approcher? Qu'y a-t-il enfin dans cette âme troublée?... Dieu le sait. Mais aussi qu'y a-t-il de commun entre ces aspirations ardentes vers la musique, plus ou moins bien justifiées et expliquées par le temps, et le calcul mesquin et la prosaïque ambition qui poussent tant de jeunes gens dans les classes des conservatoires pour y embrasser la profession musicale, comme on apprend le métier du tailleur ou du bottier?... Les mélomanes au moins, si voisins qu'ils soient de la folie, ne nuisent à personne, et leur manie, quand elle n'est pas risible, est touchante et poétique; tandis que les artisans-musiciens font un tort essentiel à l'art et aux artistes, donnent lieu à de longues et fâcheuses erreurs, et, par leur nombre autant que par le peu d'élévation de leurs instincts, peuvent corrompre le goût de toute une nation. Le peuple le plus musical n'est pas celui chez qui l'on compte le plus de musiciens médiocres, mais bien celui qui a vu naître le plus de grands maîtres et dont le sentiment de la beauté musicale est le plus développé.
Malgré tout ce que la ville à demi asiatique de Moscou offre de curieux et d'intéressant sous le rapport architectural, je l'ai peu étudiée pendant les trois semaines que j'y ai passées. Les préparatifs de mon concert m'absorbaient complètement. Grâce au dégel qui sévissait alors dans toute sa douceur, elle était d'ailleurs peu visitable. Les rues n'offraient que des cloaques d'eau et de neige fondante, d'où les traîneaux avaient peine à se tirer. Je n'ai même vu le Kremlin qu'à l'extérieur. Je me suis borné à compter les grains du collier de canons qui l'entoure... tristes trophées recueillis sur la trace de notre armée mourante... Il y en a de toutes sortes, de tous calibres, et de toutes les nations. Des inscriptions en langue française (atroce ironie!) désignent même ceux de nos régiments ou ceux des alliés de la France auxquels ont appartenu les pièces de cette funèbre collection. L'une de ces pièces a reçu une singulière blessure; elle porte sur la lèvre l'empreinte d'un boulet russe, qui, après l'avoir frappée à la gueule, est entré dans le tube, en en labourant l'intérieur. Si la pièce était chargée au moment de l'accident, je laisse à penser l'étonnement de la gargousse qu'elle contenait, en recevant un si rude coup de refouloir... elle a dû croire, l'orgueilleuse, que, reprenant son ancien métier d'artilleur, l'empereur Napoléon en personne chargeait.
J'ai entendu à Moscou une représentation de l'opéra de Glinka: La vie pour le Czar.
L'immense théâtre était vide (est-il jamais plein?... j'en doute) et la scène représentait presque constamment des bois de sapins pleins de neige, des steppes couverts de neige, des hommes blancs de neige. Je grelotte encore en y pensant. Il y a de fort élégantes et de fort originales mélodies dans cet ouvrage, mais je dus presque les deviner, tant l'exécution en était imparfaite. Au reste, il paraît que les études se font d'une étrange manière dans ce théâtre, malgré le zèle et le savoir musical de son directeur, M. Verstowski. Je m'en aperçus quand il fut question de répéter les chœurs des deux premiers actes de Faust qui figuraient dans mon programme.
M'étant rendu dans un salon, où se faisaient d'ordinaire les études chorales, j'y trouvai une soixantaine d'hommes et de femmes groupés debout en silence, mais sans maître de chant, sans accompagnateur, et même sans piano.
«—Eh bien, où est le piano? dis-je, où est le pianiste?
—On ne s'en sert pas ici pour apprendre les chœurs, me répondit-on. On étudie sans accompagnement, à volonté.
—Diable! quels musiciens! vos choristes sont donc les premiers lecteurs du monde?
—Oh, non! certes, mais c'est l'usage, et on fait comme on peut.
—Ah ça! c'est une plaisanterie!... Veuillez faire apporter un piano, j'y tiens; on me passera cette exigence, je suis étranger. Nous trouverons bien ensuite un accompagnateur; au besoin, je saurai même frapper quelques accords pour guider et soutenir les voix, et ce sera toujours mieux que rien.» Au grand étonnement des choristes, le piano arriva. M. Genista, excellent professeur allemand qui, par hasard se trouvait là, ayant bien voulu accepter la tâche d'accompagnateur, nous parvînmes à déchiffrer les chœurs de Faust, qui, au bout de quelques séances semblables, furent appris tant bien que mal. Ma foi, s'il est vrai que ces choristes parviennent ainsi seuls, à force de tâtonnements, d'ânonnements, de temps et de résignation, à savoir des opéras entiers, il faut supposer les Russes doués de facultés particulières, dont les autres peuples ne soupçonnent pas l'existence. Ils chantèrent encore en allemand, comme avaient fait leurs confrères de Saint-Pétersbourg. Mais les soli de Faust et de Méphistophélès dont MM. Léonoff et Slavik (deux chanteurs russes) avaient eu la bonté de se charger, furent chantés l'un et l'autre en français... du nord. C'était un progrès, les deux héros du drame dialoguaient au moins dans le même idiome. M. Grassi, violoniste sarde établi en Russie, me fut, ainsi que M. Marcou dont j'ai parlé, d'un grand secours pour l'organisation de ce concert, et Max Bohrer, le célèbre violoncelliste, arrivé à Moscou en même temps que moi, s'offrit cordialement à jouer dans mon orchestre. Gracieuseté précieuse, vu le petit nombre de violoncellistes dont je disposais, et la valeur d'un pareil exécutant; simplicité d'artiste dont les virtuoses n'ont garde en général de se rendre coupables en pareil cas.
J'eus maille à partir avec la censure, à propos du programme de mon concert et de ce couplet de la chanson latine des étudiants dans Faust:
«Nobis subridente lunâ, per urbem quærentes puellas eamus, uteras fortunati Cæsares dicamus: Veni, vidi, vici.»
(Pendant que la lune nous sourit, allons par la ville, cherchant les jeunes filles, pour que demain, heureux Césars, nous disions: Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu[116].)
M. le censeur déclara ne pouvoir autoriser l'impression d'une chanson aussi scandaleuse. J'eus beau lui dire que le livret entier de Faust avait été censuré à Saint-Pétersbourg et lui en présenter un exemplaire revêtu de l'approbation officielle, il me répondit avec humeur: «M. le censeur de Saint-Pétersbourg fait ce qui lui convient, et je ne suis pas tenu de l'imiter. Le passage en question est immoral, il doit être supprimé.» Et il le fut... dans le livret. Je n'allais pas, on peut le croire, couper un membre à ma partition pour faire œuvre pudibonde, c'eût été là une vraie immoralité. On chanta donc néanmoins au concert le couplet prohibé, mais de telle sorte que personne ne le comprit.
Et voilà pourquoi la population de Moscou est demeurée la plus morale de l'univers, et comment la nuit, malgré tous les sourires de la lune, les étudiants ne courent pas la ville, cherchant les jeunes filles... en hiver.
Il y a à Moscou plusieurs amateurs de musique distingués et des professeurs d'un remarquable talent; parmi lesquels, à côté de ceux que j'ai déjà nommés, je citerai M. Graziani, fils aîné de l'un des meilleurs de notre ancien Opéra italien de Paris.
Dans une magnifique institution de jeunes demoiselles, placées directement sous le patronage de l'Impératrice, les élèves reçoivent comme complément de leur éducation, une instruction musicale solide et même un peu grave. Trois des meilleures pianistes, m'y firent entendre un vieux triple concerto en ré mineur pour le clavecin, de ***, ce qui est fort grave, on en conviendra. Et pourtant leur maître, M. Reinhart, est un homme aimable, spirituel et bon musicien. Je suis même persuadé qu'en faisant exécuter ce morceau par ses élèves, il n'avait pas l'intention de m'être désagréable.
Il y avait aussi à Moscou, à cette époque, un charmant petit prodige, le fils de madame la princesse Olga Dolgorouki, âgé de dix ans, qui m'effraya par la passion intelligente avec laquelle il chantait des scènes dramatiques des grands maîtres et des romances de sa composition.
Comblé des politesses de plusieurs familles moscovites et d'une famille française établie à Moscou, je dus, aussitôt après le concert, repartir pour la capitale de l'empire. J'y étais attendu pour diriger les études de ma symphonie de Roméo et Juliette que M. Guédéonoff m'avait promis de faire splendidement exécuter au grand théâtre.
LVI
Retour à Saint-Pétersbourg.—Deux exécutions de Roméo et Juliette au grand théâtre.—Roméo dans son cabriolet.—Ernst.—Nature de son talent.—L'action rétroactive de la musique.
En arrivant sur les bords du Volga, je vis pour la première fois la débâcle d'un fleuve de Russie au dégel. Il fallut rester cinq heures sur la rive gauche à attendre que la masse des glaces fût moins compacte; et quand enfin la traversée fut tentée dans une barque qu'on faisait exprès osciller de droite à gauche et de gauche à droite pour faciliter son passage au travers des blocs, le mouvement lent mais irrésistible des glaçons, la petite crépitation mystérieuse qu'ils produisaient en flottant, la charge excessive du bateau encombré de malles, l'air inquiet et les cris de nos conducteurs me charmèrent, je l'avoue, très-médiocrement, et je respirai avec un véritable plaisir en mettant pied à terre sur l'autre rive.
Le soleil se montrait déjà sans trop de réserve, mais malgré sa pâleur, dans les villages que la malle traversait, je vis plusieurs fois des enfants nus en chemise, jouer et se rouler sur des monceaux de neige, comme font les nôtres en été sur les meules de foin. Les Russes ont l'enfer au corps.
Aussitôt de retour à Saint-Pétersbourg, je commençai, au grand théâtre, les répétitions chorales de Roméo et Juliette. Quand le projet de monter cet ouvrage eut été accueilli par M. Guédéonoff:
«—Combien de répétitions me donnerez-vous? dis-je à Son Excellence.
—Combien? parbleu! autant que vous en voudrez. On répétera chaque jour, et quand vous viendrez me dire: tout va bien! on annoncera le concert, mais pas avant.
—À la bonne heure, nous prenons les grands moyens, cela va marcher.» Dans le fait, je l'ai déjà dit, cette symphonie ne peut être rendue, même passablement, si l'on n'en fait pas une étude régulière et suivie, comme d'un opéra qui doit être chanté par cœur. Et voilà pourquoi elle a été rarement exécutée avec autant d'aplomb, de verve et de grandeur qu'à Saint-Pétersbourg.
J'avais un chœur d'hommes colossal, et, pour les soprani et contralti, soixante jeunes femmes douées de voix fraîches et sonores, assez bonnes musiciennes, qu'on avait prises dans le chœur de l'Opéra italien, de l'Opéra allemand et dans l'école des théâtres, espèce de conservatoire où l'on enseigne aux élèves la musique, le français, et les habitudes dramatiques.
Les Capulets répétaient d'un côté, les Montaigus de l'autre, et le Prologue était étudié dans un troisième local. Quand enfin chaque choriste sut presque par cœur sa partie, je réunis les trois chœurs, et l'ensemble de cette masse de voix dans le grand finale fût on ne peut plus satisfaisant. J'avais en outre Versing pour le rôle du père Laurence, Madame Walcker pour les strophes du contralto dans le prologue et Holland (un spirituel acteur qui dit le débit musical avec une rare intelligence) pour le scherzetto de la Fée Mab. C'était impérialement organisé; l'exécution devait être, et elle fut merveilleuse. Je me la rappelle comme une des grandes joies de ma vie. De plus j'étais si bien disposé ce jour-là, qu'en dirigeant j'eus le bonheur de ne pas faire une faute, ce qui m'arrivait alors rarement. Le grand théâtre était plein; les uniformes, les épaulettes, les casques, les diamants étincelaient, ruisselaient de toutes parts. On me rappela je ne sais combien de fois. Mais je ne faisais pas grande attention, je l'avoue, au public, ce jour-là; et l'impression de ce divin poëme shakespearien que je me chantais à moi-même, fut telle qu'après le finale je courus tout frémissant me réfugier dans une chambre du théâtre, où quelques instants après Ernst me trouva pleurant à flots: «Ah! me dit-il, les nerfs! je connais cela!» Et s'approchant de moi, il me soutint la tête, et me laissa pleurer comme une fille hystérique, pendant un grand quart d'heure. Figurez-vous un bourgeois de la rue Saint-Denis, à Paris, et un directeur de l'Opéra (de Paris toujours) témoins d'une crise pareille. Tâchez de deviner ce qu'ils comprendront à cet orage d'été éclatant avec ses torrents et ses feux électriques dans le cœur de l'artiste; à tous ces vagues souvenirs de jeunesse, de premières amours, de ciel bleu d'Italie, refleurissant dans son âme sous les ardents rayons du génie de Shakespeare; à cette apparition de la Juliette toujours rêvée, toujours cherchée, et jamais obtenue; à cette révélation de l'infini dans l'amour et dans la douleur; à cette joie enfin d'avoir éveillé dans le monde mélodique quelques lointains échos des voix de ce ciel de la poésie..... puis mesurez la rondeur de leurs yeux et l'ébahissement de leur bouche... si vous pouvez!... Seulement le premier bourgeois dira: «Ce monsieur est malade, je vais lui envoyer un verre d'eau sucrée.» Et le second: «Il se manière, je vais le recommander au Charivari...»
Pour tout dire, malgré l'accueil chaleureux que fit le public à ma grande symphonie, je crois qu'en somme l'ampleur de ses formes et la solennité triste des scènes finales surtout, le fatiguèrent un peu, et qu'il préféra de beaucoup Faust à Roméo et Juliette. J'en eus la preuve quand nous eûmes annoncé la seconde exécution. Le caissier du théâtre fort satisfait du résultat de la première soirée, m'avoua ses craintes pour la seconde si je ne donnais, en outre de Roméo, au moins deux scènes de Faust. Et je dus suivre son conseil.
Parmi les auditeurs de cette deuxième exécution, se trouvait, m'a-t-on dit, une dame habituée du Théâtre-Italien, qui s'ennuya avec un courage exemplaire. Elle ne pouvait souffrir qu'on la supposât incapable de se plaire à l'audition d'une musique pareille. En sortant de sa loge, toute fière d'y être restée jusqu'à la fin du concert: «C'est une œuvre très-sérieuse, il est vrai, dit-elle, mais parfaitement intelligible. Et dans ce grand effet instrumental de l'introduction, j'ai tout de suite compris qu'on entendait Roméo arrivant dans son cabriolet»!!!...
La moins heureuse de mes partitions à Saint-Pétersbourg fut l'ouverture du Carnaval romain. Elle passa presque inaperçue le soir de mon premier concert; et le comte Michel Wielhorski (un excellent musicien pourtant), m'ayant avoué qu'il n'y comprenait rien, je ne la redonnai plus. On dirait cela à un Viennois qu'il aurait peine à le croire; mais, comme les drames et les livres, comme les roses et les chardons, les partitions ont leur destin.
J'oubliais de dire qu'à une représentation au bénéfice de Versing, au grand théâtre, je dirigeais aussi l'exécution de ma Symphonie fantastique, et qu'à cette occasion, Damcke, l'habile compositeur, pianiste, chef-d'orchestre et critique, eut l'incroyable complaisance de venir, comme un simple timbalier, sonner sur le piano les deux notes graves (ut-sol) qui représentent le glas funèbre dans le finale de cet ouvrage.
De toutes mes compositions, l'ouverture du Carnaval romain a été longtemps la plus populaire en Autriche, on la jouait partout. Je me souviens que pendant mon séjour à Vienne, elle causa divers incidents qui méritent d'être racontés. L'éditeur de musique Haslinger donnait une soirée musicale, dans laquelle, entre autres choses, on devait exécuter cette ouverture arrangée pour deux pianos à quatre mains et un phisharmonica.
Quand le tour de ce morceau fut venu dans le concert, je me trouvais auprès d'une porte donnant dans le salon où étaient les cinq exécutants. Ils commencent le premier allegro dans un mouvement beaucoup trop lent. L'andante va tant bien que mal. Mais au moment où ils reprennent l'allégro d'une façon plus traînante encore que la première fois, le sang me monte à la tête, je deviens rouge, cramoisi, et incapable de contenir mon impatience je leur crie: «Mais ce n'est pas le carnaval, c'est le carême, c'est le vendredi saint de Rome que vous jouez là!» Je laisse à penser l'hilarité que cette exclamation excita dans l'auditoire. On ne put rétablir le silence, et l'ouverture s'acheva au milieu des rires et des conversations de l'assemblée, toujours tranquillement et sans que rien parvînt à troubler la paisible allure de mes cinq interprètes.
Quelques jours après, Dreyschock donnant un concert dans la salle du Conservatoire, me pria de diriger l'exécution de cette même ouverture qui figurait dans son programme.
«Je veux vous faire oublier, me dit-il, le Carême de la soirée d'Haslinger.» Il avait engagé tout l'orchestre de Kœrntnerthor. Nous ne fîmes qu'une répétition. Au moment de la commencer, un des premiers violons qui parlait français me dit à l'oreille: «Vous allez voir la différence qu'il y a entre nous et ces petits drôles du théâtre an der Wien» (le théâtre de Pockorny où je donnais mes concerts). Certes, il avait raison. Jamais on n'a exécuté cette ouverture avec plus de feu, de précision, de brio, de turbulence bien réglée. Et quelle sonorité orchestrale! Quelle harmonie harmonieuse! Ce pléonasme apparent peut seul rendre mon idée. Aussi le soir du concert, elle éclata comme une poignée de serpenteaux dans un feu d'artifice. Le public la fit recommencer avec des cris, des trépignements qu'on n'entend qu'à Vienne. Dreyschock, dont cet enthousiasme intempestif dérangeait le succès personnel, déchirait ses gants de fureur et disait naïvement: «Si jamais on me rattrape à faire jouer des ouvertures dans mes concerts!...» Il me regardait d'un air courroucé, comme si j'eusse été coupable à son égard d'un indigne procédé. Cette mauvaise humeur comique, je dois le dire bien vite, fut de courte durée, et ne l'empêcha point, quelques semaines après, de se montrer à Prague plein de cordialité à mon égard.
J'ai parlé d'Ernst tout à l'heure. Il était en effet arrivé à Saint-Pétersbourg le même jour que moi. Nous nous rencontrâmes en Russie par hasard, comme nous nous étions déjà trouvés ensemble auparavant à Bruxelles, à Vienne, à Paris; et comme nous nous sommes depuis lors rencontrés de nouveau en d'autres endroits de l'Europe où les divers incidents ou accidents de notre vie d'artiste semblent avoir noué les liens que la sympathie avait déjà établis entre nous. J'éprouve pour lui la plus vive et la plus affectueuse admiration. C'est un si excellent cœur, un si digne ami, un si grand artiste!
On a comparé Ernst à Chopin. Sous quelques rapports, cette comparaison a de la justesse; sous beaucoup d'autres et des plus importants, elle en manque tout à fait. Étudiés du point de vue purement musical, ces deux artistes diffèrent l'un de l'autre essentiellement. Chopin supportait mal le frein de la mesure; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi, l'indépendance rhythmique. Ernst, tout en prenant avec la mesure les libertés raisonnables que l'art admet, et que l'expression passionnée exige souvent, reste un musicien périodique, cadencé, et d'une sûreté d'allures imperturbable au milieu de ses caprices les plus osés. Chopin ne pouvait pas jouer régulièrement; Ernst peut, s'il le veut, sortir pour un instant de la régularité, pour en mieux faire sentir la puissance quand il y rentre. Il faut l'entendre dans les quatuors de Beethoven pour l'apprécier sous ce rapport.
Dans les compositions de Chopin, tout l'intérêt est concentré sur la partie de piano; l'orchestre de ses concertos n'est rien qu'un froid et presque inutile accompagnement; les œuvres d'Ernst se distinguent surtout par les qualités contraires. Les morceaux qu'il a écrits pour son instrument avec orchestre, sont évidemment de ceux qui réunissent les qualités réputées autrefois inconciliables, d'un brillant mécanisme et d'un intérêt symphonique soutenu. Faire régner l'instrument solo sans exiger l'abdication de l'orchestre, telle était la proposition que Beethoven résolut victorieusement le premier. Encore Beethoven, peut-être, fit-il trop dominer l'orchestre au détriment du solo, tandis que la balance me semble en équilibre dans le système adopté par Ernst, Vieuxtemps, Liszt et quelques autres.
J'insiste donc là-dessus. Ernst, le plus charmant humoriste que je connaisse, grand musicien autant que grand violoniste, est un artiste complet chez qui les facultés expressives dominent, mais auquel les qualités vitales de l'art musical proprement dit ne font jamais défaut. Il est doué de cette rare organisation qui permet à l'artiste de concevoir fortement et d'exécuter sans tâtonnements ce qu'il conçoit; il cherche le progrès, et use de toutes les provisions de l'art. Il récite sur le violon de beaux poëmes en langue musicale, et cette langue, il la possède complètement. Chopin d'ailleurs, était uniquement le virtuose des salons élégants, des réunions intimes. Ernst ne redoute point les théâtres, les vastes salles, le grand public, la foule; il les aime, au contraire, et, comme Liszt, il ne paraît jamais plus puissant que quand il a deux mille auditeurs à dompter. Ses concerts au théâtre de Saint-Pétersbourg me l'eussent prouvé, si je n'en avais pas eu déjà la certitude. Il fallait l'entendre, quand, après avoir exécuté dans son grand style ses œuvres si passionnées, et si magistralement conçues, il venait, écrasé d'applaudissements, prendre congé de son auditoire, en lui jouant les variations sur l'air du Carnaval de Venise, qu'il a osé écrire après celles de Paganini et sans les imiter. Dans cette fantaisie de haut goût, les caprices de l'inventeur se mêlent d'une façon si adroite et si rapide aux excentricités d'un prodigieux mécanisme, qu'on finit par ne plus s'étonner de rien et se laisser bercer par le monotone accompagnement de l'air vénitien, comme si du violon solo ne ruisselaient pas en même temps les cascades mélodiques les plus diversement colorées, aux bonds les plus divertissants et les plus imprévus. Dans cette curieuse exhibition de tours de force constamment mélodieux et exécutés avec une facilité qui simule la gaucherie et la négligence, Ernst éblouit toujours et fascine le public. Il joue aux osselets avec des diamants. Si le conseiller Crespel, le fantastique possesseur du violon de Cremone, eût pu assister à ces ébats incroyables de l'esprit musical, il est à croire que le peu de raison qui restait au pauvre homme, n'eût pas tardé à disparaître et qu'il eût moins souffert de la mort d'Antonia.
Ces variations que j'ai souvent entendu jouer par Ernst depuis cette époque, et dernièrement encore à Baden, m'impressionnent maintenant d'une façon singulière. Dès que le thème vénitien apparaît sous le magique archet, il est minuit pour moi, je me retrouve à Saint-Pétersbourg dans une vaste salle illuminée à jour, je ressens cette étrange et douce fatigue nerveuse qu'on éprouve à la fin des splendides soirées musicales; il y a des rumeurs enthousiastes dans l'air, des reflets de sourires; je tombe dans une mélancolie romanesque à laquelle il m'est impossible, il me serait même douloureux de résister.
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Aucun autre art que la musique ne jouit de cette puissance rétroactive, aucun, pas même l'art de Shakespeare, ne saurait en l'évoquant poétiser ainsi le passé. Car seule la musique parle à la fois à l'imagination, à l'esprit, au cœur et aux sens, et de la réaction des sens sur l'esprit et le cœur, et réciproquement, naissent des phénomènes sensibles aux êtres doués d'une organisation spéciale, que les autres (les barbares) ne connaîtront jamais.
SUITE DU VOYAGE EN RUSSIE
Mon retour.—Riga.—Berlin.—L'exécution de Faust.—Un dîner à Sans-Souci.—Le roi de Prusse.
Le grand carême était fini; rien ne me retenait plus a Saint-Pétersbourg, et je me décidai, avec de très-vifs regrets, il faut le dire, à quitter cette brillante capitale dont la charmante hospitalité m'a été si précieuse. En passant à Riga, j'eus l'idée singulière d'y donner un concert. La recette en couvrit à peine les frais; mais il me procura la connaissance de plusieurs artistes et amateurs distingués; celle, entre autres, du maître de chapelle Schrameck, de M. Martinson et du directeur de la poste. Ce dernier s'était montré très-peu partisan de mon projet de concert: «Notre petite ville ne ressemble guère à Saint-Pétersbourg, me dit-il; nous sommes des commerçants; tout le monde y est occupé en ce moment de la vente du blé; vous n'aurez pour auditoire qu'une centaine de dames tout au plus, et pas un homme.» Il se trompait: j'eus cent trente-deux dames et sept hommes. Je crois même qu'en somme, il me resta trois roubles d'argent (12 francs) de bénéfice. Ce même directeur de la poste me prétendait dépourvu du physique de mon emploi: «Vous ne paraissez pas méchant, monsieur, disait-il, et d'après vos feuilletons, que je lis assidûment, je m'attendais à vous trouver une tout autre physionomie; car, le diable m'emporte! vous n'écrivez pas avec une plume, mais avec un poignard.» En tout cas, la pointe de mon poignard n'est pas empoisonnée et les Précious villain[117] dont on m'attribue si volontiers l'égorgement, se portent à merveille. J'eus en outre, à Riga, une bonne fortune, à laquelle j'étais loin de m'attendre; l'excellent acteur allemand Beaumeister y était en représentations, et je lui vis jouer... Hamlet!
Une lettre de M. le comte de Rœdern m'était parvenue à Moscou cinq semaines auparavant, m'exprimant le désir du roi de Prusse de connaître ma légende de Faust, et m'engageant a m'arrêter à Berlin, à mon retour, pour la lui faire entendre. Le roi mettait à ma disposition le théâtre de l'Opéra et toutes ses ressources, en m'assurant la moitié de la recette brute. Je ne pouvais qu'être fort sensible a cette gracieuseté royale. Je restai donc à Berlin une dizaine de jours pour y organiser l'exécution de Faust. Elle fut admirable de la part de l'orchestre et des chœurs, mais très-faible sous d'autres rapports. Le ténor, chargé du rôle de Faust, et le soprano, écrasé par celui de Marguerite, me firent le plus grand tort. On siffla la ballade du roi de Thulé (applaudie partout ailleurs depuis lors), mais je ne pus savoir si ces manifestations s'adressaient à l'auteur ou à la cantatrice, ou à tous les deux ensemble. Cette dernière supposition est la plus vraisemblable. Le parterre était rempli de gens malveillants, indignes, m'a-t-on dit, qu'un Français eût eu l'insolence de mettre en musique une paraphrase du chef-d'œuvre national allemand, et de partisans du prince de Ratziville, lequel, avec l'aide d'un assez bon nombre de véritables compositeurs, a mis en musique les scènes de Faust destinées au chant. Je n'ai rien vu dans ma vie d'aussi burlesquement farouche que l'intolérance de certains idolâtres de la nationalité allemande... En outre, j'avais contre moi, cette fois-là, une partie de l'orchestre de l'Opéra, dont mes lettres sur Berlin, traduites en allemand par M. Gathy, et publiées à Hambourg, quelques années auparavant, m'avaient aliéné les bonnes grâces. Ces lettres, reproduites dans les présents mémoires, ne contiennent pourtant, on peut s'en convaincre, rien de blessant pour les instrumentistes de Berlin. Au contraire, je loue ceux-ci de toutes façons, en critiquant, avec beaucoup de réserve, dans leur orchestre, certains détails accessoires seulement. J'appelle cet orchestre MAGNIFIQUE, je le déclare doué de qualités éminentes, de précision, d'ensemble, de force et de délicatesse; mais, et voilà mon crime, j'établis une comparaison entre certains virtuoses et ceux de Paris, et j'avoue (frémissez d'indignation!) que, quant aux flûtistes, les nôtres les surpassent. Or, ces simples mots avaient amassé dans le cœur de la première flûte de Berlin un trésor de rage; et il était parvenu, autant que j'ai pu le comprendre, à faire partager sa fureur à beaucoup de ses confrères, en leur persuadant que j'avais dit mille infamies de l'orchestre de Berlin. Nouvelle preuve du danger que l'on court à écrire sur les musiciens, et à se trouver sous le vent de l'outre de leur amour-propre, quand on a eu le malheur de lui faire la moindre piqûre. En critiquant un chanteur, on ne s'expose guère à l'inimitié de ses émules; ceux-ci généralement, trouvent, au contraire, que vous n'avez pas montré pour lui assez de sévérité; mais le virtuose d'un corps musical en renom, prétend toujours qu'en le critiquant, lui, vous insultez, le corps entier auquel il appartient, et parvient quelquefois à faire croire cette sottise à ses confrères. Il m'arriva un jour, pendant les répétitions de Benvenuto Cellini à Paris, de faire remarquer à un second cor (M. Meyfred, un homme d'esprit pourtant), qu'il se trompait dans un passage important. À cette observation, faite tranquillement, et avec toute la politesse possible, M. Meyfred, se levant courroucé et perdant tout son esprit, s'écria: «Je fais ce qu'il y a! pourquoi se méfier ainsi de l'orchestre?...» Ce à quoi je répondis encore plus tranquillement: «D'abord, mon cher monsieur Meyfred, il ne s'agit pas tout à fait de l'orchestre, mais de vous seulement; ensuite je ne me méfie point, car la méfiance suppose un doute, et je suis parfaitement sûr que vous vous trompez.» Pour en revenir à l'orchestre de Berlin, je ne fus pas longtemps à reconnaître ses mauvaises dispositions à mon égard, pendant les études de Faust. L'accueil glacial qu'il me faisait chaque jour à mon entrée, son silence hostile après les meilleurs morceaux de la partition, les regards courroucés lancés sur moi par les flûtes surtout, et les révélations que je reçus enfin des musiciens restés mes amis, ne pouvaient me laisser aucun doute. Ces derniers, intimidés par l'hostilité furibonde de leurs camarades, n'osaient m'applaudir, et ce fut à voix basse que l'un d'eux, parlant un peu le français, me glissa ces mots, en passant près de moi sur le théâtre, après une répétition: «Monsieur! la mousik... elle est souperbe!...» À propos de quelques-uns des siffleurs de la ballade, il m'est donc assez permis de me méfier (c'est le cas de le dire) de leurs accointances avec les grandes flûtes, les flûtes immenses, les flûtes incomparables de l'orchestre de Berlin. Quoi qu'il en soit, je le répète, l'exécution de l'orchestre fut belle et irréprochable, comme celle des chœurs.
Bœticher chanta en excellent musicien et en véritable artiste le rôle de Méphistophélès; le public cria: Da capo! après la scène des Sylphes; mais j'étais de mauvaise humeur et ne voulus point recommencer le morceau. Madame la princesse de Prusse, qui deux fois était venue à huit heures du matin dans la salle froide et obscure de l'Opéra, entendre mes répétitions, me dit toutes sortes de choses aimables, le roi m'envoya par Meyerbeer la croix de l'Aigle rouge, m'invita à dîner à son château de Sans-Souci le surlendemain; et le grand critique Relstab, l'ennemi si longtemps acharné de Meyerbeer et de Spontini, après m'avoir verbalement donné des marques d'amitié et d'estime, m'éreinta dans la Gazette d'État, on ne peut mieux.—Voilà bien des succès, dont le dernier, à mon sens, n'est pas le moindre. Ce dîner à Sans-Souci fut charmant. M. de Humboldt, le comte Mathieu Wielhorski et madame la princesse de Prusse se trouvaient parmi les convives.—Après le dessert, on alla prendre le café dans le jardin. Le roi se promenait sa tasse à la main; en m'apercevant sur l'escalier d'un pavillon, il s'écria de loin:
«—Hé! Berlioz, venez donc me donner des nouvelles de ma sœur et me raconter votre voyage en Russie.»
Je m'empressai d'accourir, et je ne sais quelles folies je débitai à mon auguste amphitryon, qui le mirent de très-joyeuse humeur.
«—Avez-vous appris le russe? me demanda-t-il.
—Oui, sire, je sais dire: Na prava, na leva (à droite, à gauche) pour conduire un conducteur de traîneau: je sais dire encore: Dourack, quand le conducteur s'égare.
—Et que veut dire le mot dourack?
—Il veut dire imbécile, sire!
—Ah! ah! ah! imbécile, sire; imbécile, sire! c'est charmant!»
Et le roi de rire aux éclats avec de tels soubresauts d'abdomen et de bras, qu'il répandit sur le sable presque tout le contenu de sa tasse. Cette hilarité, à laquelle je me mêlai sans façons, fit tout à coup de moi un important personnage. Plusieurs courtisans, officiers, gentilshommes et chambellans la remarquèrent du pavillon où ils étaient restés, et l'on songea aussitôt à se mettre bien avec cet homme qui faisait tant rire le roi et qui riait même avec lui si familièrement. Aussi en revenant au pavillon l'instant d'après, me vis-je entouré de grands seigneurs à moi parfaitement inconnus, qui me faisaient de profonds saluts, en déclinant modestement leur nom. «Monsieur, je suis le prince de ***, et je m'estime heureux de faire votre connaissance.—Monsieur, je suis le comte de *****, permettez-moi de vous féliciter du beau succès que vous venez d'obtenir.—Monsieur, je suis le baron de ****; j'ai eu l'honneur de vous voir, il y a six ans, à Brunswick, et je suis enchanté de, etc., etc.» Je ne comprenais pas d'où me pouvait naître à l'improviste un tel crédit à la cour de Prusse, quand enfin je me rappelai la scène du 1er acte des Huguenots, où Raoul, après avoir reçu la lettre de la reine Marguerite, se voit environné de gens qui lui chantent en canon sur tous les degrés de la gamme: «Vous savez si je suis un ami sûr et tendre!» On me prenait pour un puissant favori du roi. Quel drôle de monde qu'une cour!...
Sans être ni puissant ni favori, je suis au moins profondément reconnaissant de la bienveillance dont le roi de Prusse m'a donné si souvent des preuves, et il n'y eut pas l'ombre de flatterie de ma part, quand je lui dis ce jour-là, dans un moment de conversation sérieuse:
«—Vous êtes le vrai roi des artistes.
—Comment cela? qu'ai-je donc fait pour eux?
—À ne parler que des artistes musiciens, vous avez fait pour eux beaucoup, sire. Vous avez comblé d'honneurs et royalement récompensé Spontini et Meyerbeer; vous avez fait splendidement exécuter leurs ouvrages; vous avez fait remettre en scène d'une façon grandiose les chefs-d'œuvre de Gluck, qu'on n'entend plus nulle part hors de Berlin; vous avez fait représenter l'Antigone de Sophocle et commandé, pour cette résurrection de l'antique, des chœurs à Mendelssohn; vous avez encore chargé ce maître d'écrire la musique de la ravissante fantaisie de Shakespeare: le Songe d'une nuit d'été, etc., etc. De plus, l'intérêt direct que vous prenez à toutes les nobles tentatives de l'art, devient un excitant pour l'activité des producteurs, un encouragement incessant pour leurs travaux; et ce point d'appui que Votre Majesté offre ainsi aux efforts des artistes a d'autant plus de prix qu'il est le seul de cette nature qu'ils aient en Europe.
—Allons, c'est peut-être vrai ce que vous dites là; mais il n'en faut pas tant parler.»
Certes, cela était vrai. Il n'en est plus de même aujourd'hui; le roi de Prusse n'est plus le seul souverain de l'Europe qui s'intéresse à la musique. Il y en a deux autres encore: le jeune roi de Hanovre, et le grand-duc de Weimar. En tout, trois.
LVII
Paris.—Je fais nommer à la direction de l'Opéra MM. Roqueplan et Duponchel.—Leur reconnaissance.—La Nonne sanglante.—Je pars pour Londres.—Jullien, directeur de Drury-Lane.—Scribe.—Il faut que le prêtre vive de l'autel.
À mon retour en France, je me hâtai d'aller passer quelques jours dans ma famille, dont j'étais éloigné depuis si longtemps, et présenter à mon père son petit-fils qu'il ne connaissait pas encore. Pauvre Louis! quel bonheur pour lui d'être ainsi tendrement accueilli par tous ses grands parents, par nos vieux domestiques, de courir les champs avec moi, un petit fusil à la main! Il m'en parlait avant-hier dans une lettre datée des îles Aland, et appelait ces quinze jours passés à la Côte-Saint-André les plus heureux de sa vie... Et le voilà marin, sur un navire de la flotte anglo-française, qui bloque les ports russes dans la Baltique, et toujours à la veille d'une bataille navale, cet enfer sur l'eau. Cette idée me bouleverse le cœur et la tête... heureux les gens qui n'aiment rien... C'est lui qui a choisi cette carrière. Pouvais-je m'y opposer?... Car c'est une noble et belle carrière après tout. D'ailleurs on ne prévoyait pas alors la guerre... Ces innombrables et affreux moyens de destruction! Il faut espérer qu'il en sortira sain et sauf... Ces pièces de canon énormes qu'il est obligé de servir! ces boulets rouges! ces fusées à la congrève! cette pluie de mitraille! l'incendie! les voies d'eau! les explosions de la vapeur!... Ah! j'en deviendrai fou!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . je ne puis plus écrire! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
DEUX JOURS PLUS TARD
J'y pense toujours. Parlons d'autre chose. Un combat naval... moderne... mon récit marche si lentement. C'est si ennuyeux à écrire, et sans doute aussi à lire. À quoi cela servira-t-il?... Abrégeons, autant que possible, les faits sans réflexions ni commentaires. Pauvre cher enfant!
Après cette excursion en Dauphiné, je revins à Paris. On bombarde... Bomarsund... il est peut-être au milieu du feu en ce moment...
M. Léon Pillet allait quitter la direction de l'Opéra. M. Nestor Roqueplan et l'éternel Duponchel s'étaient associés et unissaient leurs efforts pour obtenir sa succession. Ils vinrent me trouver.
«—Vous savez, me dirent-ils que M. Pillet ne peut plus rester a l'Opéra; nous avons des chances pour y entrer (Duponchel pouvait dire: pour y rentrer); mais le ministre de l'intérieur ne nous est pas favorable, et vous seul pouvez, par l'intervention du directeur du Journal des Débats, changer, à notre égard, ses dispositions. Voulez-vous demander à M. Armand Bertin de faire une démarche auprès du ministre? Si, par suite, nous sommes nommés, nous vous offrirons une belle position à l'Opéra; nous vous donnerons la haute direction de la musique dans ce théâtre, et, en outre, la place de chef d'orchestre.
—Pardon, cette place est occupée par M. Girard, un de mes anciens amis, et à aucun prix je ne voudrais la lui faire perdre.
—Eh bien, il faut deux conducteurs à l'Opéra, nous ne voulons pas conserver le second, qui n'est bon à rien, et nous partagerons alors en deux parties égales, entre M. Girard et vous, les fonctions de chef d'orchestre. Laissez faire, tout sera arrangé à votre satisfaction.»
Séduit par ces belles paroles, j'allai voir M. Bertin. Après quelque hésitation, causée par son peu de confiance dans les deux solliciteurs, il consentit à parler pour eux au ministre. Ils furent nommés.
Dès les premiers jours de leur installation, les avanies de toute espèce commencèrent pour moi à l'Opéra. Roqueplan me donnait des rendez-vous et ne s'y trouvait pas; Duponchel l'imitait. On me faisait faire antichambre pendant deux heures; puis, quand l'un des directeurs arrivait enfin, il regrettait l'absence de son associé, déclarant ne pouvoir parler d'affaires sans lui. Je compris bien vite l'arrière-pensée de ces messieurs. De tels procédés me remplissaient d'une indignation que l'on concevra sans peine, mais je la contenais cependant, résolu à voir jusqu'où ils pousseraient la franchise. Je m'obstinai, comme on dit, à les mettre au pied du mur, et j'y parvins. Après je ne sais combien d'allées, de venues, de rendez-vous manqués, il fallut bien finir par nous trouver tous les trois en présence, et alors commença fort clairement la palinodie. On ne savait comment faire pour me créer une position à l'Opéra, on pourrait peut-être me confier la direction des chœurs, mais je ne joue pas du piano, et cela est nécessaire pour faire les répétitions. Girard ne voulait point admettre dans la direction de l'orchestre une autorité égale à la sienne: «Un trône, disait-il, ne se partage pas» (Roi d'Yvetot!), etc., etc. Bref, on était fort empêché. Mais voici le bouquet!
J'avais depuis longtemps commencé la partition d'un grand opéra en cinq actes (la Nonne sanglante) que m'avait demandé M. Léon Pillet, dont Scribe avait esquissé le livret, et pour lequel un contrat avait été signé entre nous et M. Pillet. Croirait-on qu'au milieu de notre conversation. Roqueplan eut l'audace de me jeter ces paroles à la face:
«—Vous avez un poëme d'opéra de Scribe?
—Oui.
—Eh bien! que voulez-vous en faire?
—Parbleu! ce qu'on fait des poëmes d'opéras apparemment.
—Mais, vous le savez, par un règlement ministériel, il est interdit aux artistes employés dans notre théâtre, d'y faire représenter leurs ouvrages, et comme vous allez y occuper une place, vous ne pourrez pas faire des opéras.
—Oh! je n'ai pas l'intention d'en écrire une douzaine, soyez tranquille; si j'en pouvais produire deux bons dans ma vie, je m'estimerais très-heureux.
—N'importe, il vous sera même impossible d'en faire jouer un seul. Votre Nonne sera perdue; vous devriez nous la donner; nous la ferions mettre en musique par un autre.»
Je me contins encore et répondis d'une voix étranglée:
«—Prenez-la!»
À partir de ce moment, la conversation devint de plus en plus embrouillée et inutile. J'avais deviné mes hommes. Mes soupçons étaient évidemment fondés. On visait à se débarrasser de moi, et non-seulement on ne voulait tenir aucune des promesses faites, mais, me regardant comme un absurde et dangereux compositeur, incapable d'autre chose que de compromettre un théâtre, on avait la ferme résolution de ne jamais rien faire entendre de ma composition à l'Opéra, et on allait jusqu'à me retirer un ouvrage déjà commencé et offert à moi par le précédent directeur.
Duponchel ne disait mot, assez embarrassé du cynisme de son confrère. Bien qu'il n'eût pas plus que lui de confiance en ma valeur musicale, il semblait sentir pourtant que des directeurs me devant leur place étaient tenus au moins de cacher toute opinion blessante pour moi, sinon de faire avec empressement un sacrifice en montant mon ouvrage, dont l'insuccès leur paraissait certain.
L'opinion de ces messieurs, au sujet de mes compositions, n'était pas, on peut le croire, ce qui m'indignait; je les avais souvent entendus exprimer leur mépris souverain pour Beethoven, pour Mozart, pour Gluck et pour tous les vrais dieux de la musique, et j'eusse été bien honteux au contraire de trouver chez eux quelque apparence de sympathie. Mais cette colossale ingratitude dépassait tout ce que j'avais pu connaître en ce genre jusqu'alors. En conséquence, le lendemain de cette conversation, où rien ne fut conclu, mais où j'appris ce que je voulais savoir, l'étendue de la reconnaissance de mes deux obligés, j'acceptai la proposition qui, par hasard, me fut faite alors d'aller diriger l'orchestre du grand Opéra anglais de Londres. J'écrivis aussitôt à MM. Duponchel et Roqueplan pour leur apprendre ma détermination, les dégageant de toutes leurs promesses et leur souhaitant toutes sortes de prospérités. Alors ces messieurs, pour se disculper aux yeux des personnes instruites de ce que j'avais fait pour eux, et rejetant sur moi l'odieux de leur conduite, allèrent partout dire que j'avais exigé la place de premier chef d'orchestre et l'expulsion de M. Girard. Double calomnie, puisque, dès l'origine, j'avais déclaré, au contraire, ne vouloir rien accepter au détriment de Girard. Il en résulta que celui-ci crut le mensonge; je m'offensai de sa crédulité; et depuis lors nous sommes demeurés brouillés; ce qui est pour moi, j'en conviens, un assez petit malheur. Au reste, il faut l'avouer, j'eus dans cette affaire à peu près ce que je méritais. Je connaissais parfaitement la moralité musicale de mes aspirants à la direction de l'Opéra; ce sont deux Chinois en fait de musique, et qui plus est, ils se croient doués de jugement et de goût. Ils joignent, en conséquence, à la plus complète ignorance, à la plus profonde barbarie, une entière confiance en eux. Il était donc de mon devoir, au lieu de leur aplanir la voie, pour arriver à notre grande scène lyrique, de les en écarter par tous les moyens.
Mais leur promesse de me confier la direction musicale de l'Opéra m'éblouit; je pensai tout de suite aux belles choses que l'on peut faire avec un pareil instrument, quand on sait s'en servir et qu'on se propose pour but unique la grandeur et le progrès de l'art. Je me dis: ils administreront les finances, ils se mêleront de la danse, des décors, etc., et quant à l'Opéra proprement dit, j'en serai le véritable directeur. Et je tombai dans leur nasse, et les promesses faites spontanément par ces messieurs n'ont pas été mieux tenues que tant d'autres, et depuis ce moment il n'en a plus été question.
J'étais à Londres depuis quelques semaines quand je songeai à mettre encore une fois au pied du mur, mes deux directeurs de la Nonne sanglante.
J'avais bien répondu à Roqueplan me redemandant cette pièce: «Prenez-la!» mais c'était un peu avec l'accent de Léonidas répondant à Xerxès qui lui demandait ses armes: «Viens les prendre!»
D'ailleurs, il s'agissait de ce fameux règlement qui interdit à un compositeur investi d'un emploi à l'Opéra d'écrire pour ce théâtre; bien que M. Diestch, directeur des chœurs, y ait fait jouer son Vaisseau fantôme (dont le poëme, composé par Richard Wagner, avait été acheté cinq cents francs à ce dernier, et donné à ce même Diestch, qui inspirait à M. le directeur beaucoup plus de confiance que Wagner, pour le mettre en musique!) bien que M. Benoist, accompagnateur du chant, y ait fait représenter son Apparition, et malgré l'exemple de M. Halévy, qui, à l'époque où il remplissait les fonctions de directeur du chant à l'Opéra, y fit néanmoins jouer la Juive, le Drapier et Guido et Ginevra. Toutefois Roqueplan avait ainsi une apparence de prétexte en déclinant la possibilité de la représentation de ma Nonne sanglante. Mais me trouvant maintenant fixé à Londres, hors de l'atteinte d'un règlement qui ne m'était plus appliquable, j'écrivis à Scribe pour le prier d'avoir le dernier mot de nos deux directeurs. «S'ils consentent, lui disais-je, à maintenir le traité que nous avons signé avec M. Pillet, veuillez les prier de m'accorder le temps dont j'ai besoin pour terminer ma partition. La direction de l'orchestre de Drury-Lane, ne me laisse pas le loisir de composer; vous n'avez pas vous-même terminé votre livret. Je désire méditer et revoir longuement cet ouvrage, lors même qu'il sera entièrement achevé; et je ne puis m'engager à le laisser paraître en scène avant trois ans. Si MM. Roqueplan et Duponchel ne veulent pas nous accorder cette latitude, ou s'ils se refusent, chose plus probable, à sanctionner notre traité, alors, mon cher Scribe, je n'abuserai pas davantage de votre patience, et je vous prierai de reprendre le poëme de la Nonne pour en disposer comme il vous plaira.»
Ce à quoi Scribe me répondit, après avoir vu les directeurs, que ces messieurs nous sachant fort loin d'être prêts, acceptaient la Nonne, à condition de pouvoir la mettre à l'étude immédiatement, et termina ainsi:
«Donc, je ne pense pas qu'il y ait chances bien favorables pour nous, et puisque vous avez la bonté et la loyauté de me laisser la disposition de notre vieux poëme, qui attend depuis si longtemps, je vous dirai avec franchise que j'accepte et que je chercherai ici, soit avec le théâtre National qui vient d'ouvrir, soit ailleurs, à lui trouver un placement.» Ainsi fut fait. Scribe reprit son poëme; il l'offrit ensuite, m'a-t-on dit, à Halévy, à Verdi, à Grisar, qui tous, connaissant cette affaire, et considérant la conduite de Scribe, à mon égard, comme un assez mauvais procédé, eurent la délicatesse de refuser son offre. M. Gounod enfin l'accepta, et sa partition sera très-prochainement entendue[118].
J'en ai fait deux actes seulement. En tête des morceaux que je crois bons, dans ma musique, je mettrai le grand duo, contenant la légende de la Nonne sanglante et le finale suivant. Ce duo et deux airs sont entièrement instrumentés; le finale ne l'est pas. Cela ne sera jamais connu très-probablement[119].
Quand, de retour à Paris, je vis ensuite Scribe, il sembla un peu confus d'avoir accepté ma proposition et repris son poëme de la Nonne: «Mais, me dit-il, vous le savez, il faut que le prêtre vive de l'autel.» Pauvre homme! il ne pouvait pas attendre en effet: il n'a guère que deux ou trois cent mille francs de revenus, une maison de ville, trois maisons de campagne, etc.
Liszt trouva un mot charmant, quand je lui répétai celui de Scribe: «Oui, dit-il, il faut qu'il vive de l'hôtel,» comparant ainsi Scribe à un aubergiste.
Je n'entrerai pas dans de grands détails sur mon premier séjour en Angleterre, je n'en finirais pas. D'ailleurs c'est toujours le même refrain. J'étais engagé par Jullien, le célèbre directeur des concerts-promenades, pour diriger l'orchestre du grand Opéra anglais qu'il avait eu l'étrange ambition de fonder au théâtre de Drury-Lane. Jullien, en sa qualité incontestable et incontestée de fou, avait engagé un aimable orchestre, un chœur du premier ordre, une assez convenable collection de chanteurs, en oubliant seulement le répertoire. Il avait en perspective pour tout bien, un opéra The Maid of honour commandé par lui à Balfe; se proposant d'ouvrir sa saison par une traduction anglaise de la Lucia di Lammermoor de Donizetti. Et il fallait, en attendant la mise en scène de l'opéra de Balfe, que cette nouveauté, la Lucia, produisît dix mille francs à chaque représentation, pour couvrir les frais seulement.
Le résultat était inévitable; les recettes de la Lucia n'atteignirent jamais le chiffre de dix mille francs; l'opéra de Balfe obtint un demi-succès, et, au bout de très-peu de temps, Jullien fut ruiné complètement. Je n'avais touché que le premier mois de mes honoraires; aujourd'hui, malgré les belles protestations de Jullien, qui, après tout, est honnête homme, autant qu'on puisse l'être avec un tel fonds d'imprudence, je considère ce qu'il me doit encore comme perdu sans retour.
C'est de lui et de son extravagant théâtre qu'il s'agit dans un passage sur l'Opéra anglais de mon livre les Soirées de l'orchestre. C'est Jullien que j'ai voulu désigner en parlant de cet imprésario aux abois qui me proposa sérieusement de faire représenter en six jours, l'opéra de Robert le Diable, dont il ne possédait ni les copies, ni la traduction anglaise, ni les costumes, ni les décors et dont le personnel chantant de son théâtre ne savait pas une note. C'était là seulement de la folie. Voici une idée bouffonne qui caractérise parfaitement l'homme habitué à s'adresser toujours aux instincts puérils de la foule et à réussir par les plus stupides moyens. Je ne puis m'empêcher de la rapporter ici.
Jullien, à bout de ressources, voyant que l'opéra de Balfe ne rapportait pas d'argent, et reconnaissant à peu près l'impossibilité de mettre en scène Robert le Diable en six jours, même en se reposant le septième, assembla son comité d'administration pour lui demander conseil. Ce comité se composait de sir Henri Bischop, de sir George Smart, de M. Planchet (l'auteur du livret de l'Obéron de Weber) de M. Gye (le régisseur de Drury-Lane), du maître de chant M. Marezzeck, et de moi. Il exposa son embarras et parla de différents opéras (non traduits et non copiés comme toujours,) qu'il avait envie de mettre en scène. Il fallait entendre les idées, les opinions de ces messieurs, sur les chefs-d'œuvre mis ainsi sur la sellette!... Je les écoutais avec admiration. Enfin quand on en vint à l'Iphigénie en Tauride promise au public anglais par le prospectus de Jullien, selon l'usage (les directeurs de Londres annoncent tous les ans cet ouvrage et ne le donnent jamais), et les membres du comité n'en connaissant pas une note, ne sachant que dire, Jullien, impatienté de mon mutisme, se tourna vivement vers moi en m'interpellant:
«—Que diable! parlez donc, vous devez connaître cela, vous!
—Oh, oui! je connais cela, mais vous ne me demandez rien. Que voulez-vous savoir? dites, je vous répondrai.
—Je veux savoir en combien d'actes est l'Iphigénie en Tauride, quels sont les personnages qui y figurent, quel est leur genre de voix, et surtout le genre des décors et des costumes.
—Eh bien, prenez une feuille de papier et une plume; écrivez, je vais vous dicter:
Iphigénie en Tauride, opéra de Gluck (vous le savez sans doute), est en quatre actes. On y compte trois rôles d'homme: Oreste (baryton); Pylade (ténor); Thoas, (basse montant très-haut); un grand rôle de femme, Iphigénie (soprano); un autre petit rôle, Diane (mezzo soprano) et plusieurs coryphées. Les costumes, malheureusement, ne vous sembleront pas avantageux; les Scythes et leur roi Thoas sont des sauvages déguenillés des bords de la mer Noire. Oreste et Pylade paraissent dans le simple appareil de deux Grecs naufragés. Pylade seul a deux costumes; il revient au quatrième acte, le casque en tête...
—Il a un casque! s'écrie Jullien en m'interrompant avec transport. Nous sommes sauvés! Je vais écrire à Paris pour commander un casque doré, entouré d'une couronne de perles et surmonté d'un panache de plumes d'autruche, longues comme mon bras; et nous aurons quarante représentations.»
J'ai oublié comment se termina cette mirobolante séance, mais je me souviendrais encore dans cent ans des yeux enflammés, des gestes étranges, de l'enthousiasme éperdu de Jullien, apprenant que Pylade a un casque, et de son idée sublime de faire venir ce casque de Paris, aucun ouvrier anglais n'étant capable, selon lui, d'en confectionner un assez éblouissant, et de son espoir d'obtenir quarante représentations splendides du chef-d'œuvre de Gluck, grâce à la couronne de perles, à la dorure et à la longueur des plumes du casque de Pylade.
Prodigious! comme dit le bon Dominus Samson... pro-di-gious!...
Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'Iphigénie ne fut même pas mise à l'étude. Jullien avait quitté Londres quelques jours après ce savant concile, laissant son théâtre aller à vau-l'eau. D'ailleurs les chanteurs et le maître de chant s'étaient prononcés, comme de raison, contre cette vieille partition, et le dieu ténor(Reeves) avait beaucoup ri quand on lui parla de chanter le rôle de Pylade.