Mémoires du général baron de Marbot (2/3)
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du général baron de Marbot (2/3)
Title: Mémoires du général baron de Marbot (2/3)
Author: baron de Jean-Baptiste-Antoine-Marcelin Marbot
Release date: July 31, 2011 [eBook #36910]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON DE MARBOT
II
MADRID—ESSLING—TORRÈS-VÉDRAS
PARIS
1891
… J'engage le colonel Marbot à continuer à écrire pour la défense de la gloire des armées françaises et à en confondre les calomniateurs et les apostats. (Testament de Napoléon.)
[Illustration:
Le Général de division BARON de MARBOT
1840]
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
État du Portugal.—Marche de Junot sur Lisbonne.—La famille royale d'Espagne.—Toute-puissance de Godoy.—Intrigues de Napoléon.
CHAPITRE II
1808.—Je suis nommé aide de camp de Murat.—Nouvelles intrigues de
Napoléon.—Révolution d'Aranjuez.—Abdication de Charles IV.—Je sauve
Godoy du massacre.—Entrée de Ferdinand VII à Madrid et départ pour
Bayonne.
CHAPITRE III
Ferdinand au pouvoir de Napoléon.—Charles IV et Godoy à
Bayonne.—Émeute et bataille dans les rues de Madrid.
CHAPITRE IV
Mission à Bayonne auprès de l'Empereur.—Abdication de Charles
IV.—Joseph est nommé roi.—Soulèvement général de l'Espagne.
CHAPITRE V
Capitulation de Baylen et ses conséquences.—Nos troupes se retirent sur l'Èbre.—Évacuation du Portugal.—Je suis décoré et attaché à l'état-major du maréchal Lannes.
CHAPITRE VI
Marche sur l'Èbre.—Bataille de Burgos.—Le maréchal Lannes remplace
Moncey dans le commandement de l'armée de l'Èbre.—Bataille de Tudela.
CHAPITRE VII
Mission périlleuse de Tudela à Aranda par la montagne.—Incidents de route.—Je suis attaqué et grièvement blessé à Agreda.—Retour à Tudela.
CHAPITRE VIII
Nous rejoignons Napoléon.—Somo-Sierra.—Marche sur le
Portugal.—Passage du Guadarrama.—Echec de Benavente.—Marche sur
Astorga.
CHAPITRE IX
1809.—Bataille de la Corogne.—Napoléon quitte l'armée.—Lannes est dirigé sur Saragosse.—Siège et prise de cette ville.—Je suis grièvement blessé.
CHAPITRE X
J'accompagne Lannes à Lectoure, Bordeaux et Paris, en faisant fonction de courrier.—Épisode.—Départ pour Augsbourg.—Mouton à Landshut.
CHAPITRE XI
Remonte improvisée.—Épisode de la bataille d'Eckmühl.—Combat de cavalerie devant Ratisbonne.—Déroute de l'ennemi.
CHAPITRE XII
L'Empereur est blessé devant Ratisbonne.—Je monte le premier à l'assaut avec Labédoyère, et nous pénétrons dans la ville.
CHAPITRE XIII
Une Française nous dirige vers le pont du Danube.—Récits erronés au sujet du siège de Ratisbonne.—Masséna à Ebersberg.—Incertitudes de Napoléon.—Arrivée à Mölk.
CHAPITRE XIV
L'Empereur me propose de tenter une expédition des plus périlleuses.—Je l'accepte et me dévoue pour l'armée.—Résultats considérables de mon expédition.
CHAPITRE XV
Entrée dans Saint-Pölten.—Prise de possession du Prater.—Attaque et reddition de Vienne.—Soulèvements partiels en Allemagne.
CHAPITRE XVI
Occupation de l'île Schwartze-Laken.—Établissement des ponts contre l'île de Lobau.—La bataille s'engage entre Essling et Aspern.
CHAPITRE XVII
Rivalité de Lannes et de Bessières.—Vive altercation entre ces maréchaux.—L'Empereur reprend l'offensive contre le centre ennemi.
CHAPITRE XVIII
Rupture des ponts du Danube.—Nous conservons nos positions.—Le maréchal Lannes est blessé.—Nous nous fortifions dans l'île de Lobau.
CHAPITRE XIX
Considérations sur la bataille d'Essling.—Lannes meurt entre mes bras.—Séjour à Vienne.
CHAPITRE XX
Biographie du maréchal Lannes.—L'Empereur me nomme chef d'escadron et chevalier de l'Empire.—J'entre dans l'état-major de Masséna.
CHAPITRE XXI
État-major de Masséna.—M. de Sainte-Croix.—Faveur méritée dont il jouit auprès de Napoléon.
CHAPITRE XXII
Préparatifs faits en vue d'un nouveau passage du Danube.—Arrestation d'un espion.—Bataille de Wagram.—Prise d'Enzersdorf.—Combat sur le Russbach.
CHAPITRE XXIII
Deuxième journée.—Alternatives du combat et défaite du prince
Charles.—Considérations diverses sur la bataille de Wagram.
CHAPITRE XXIV
Le général Lasalle.—Incidents de la bataille de Wagram et observations diverses.—Disgrâce de Bernadotte.
CHAPITRE XXV
Ce qui m'advint à la bataille de Wagram.—Brouille avec Masséna.—Prise d'Hollabrünn et entrée à Guntersdorf.
CHAPITRE XXVI
Combat de Znaïm.—Les cuirassiers de Guiton.—Je suis blessé en séparant les combattants.—M. d'Aspre.—Nouvelle brouille avec Masséna.—Retour à Paris.
CHAPITRE XXVII
1810.—Mésaventure dans un bal masqué.—Création de l'ordre des Trois Toisons.—Mariage de l'Empereur avec Marie-Louise d'Autriche.
CHAPITRE XXVIII
Campagne de Portugal.—Mon départ.—D'Irun à Valladolid.—Masséna et
Junot.—Fâcheux pronostics sur l'issue de cette campagne.
CHAPITRE XXIX
État-major de Masséna.—L'influence de Pelet succède à celle de
Sainte-Croix, nommé général.—Casabianca.
CHAPITRE XXX
Attaque et prise de Ciudad-Rodrigo.—Faits d'armes de part et d'autre.—Je tombe gravement malade.—Incidents divers.—Prise d'Alméida.
CHAPITRE XXXI
Campagne de Soult en Portugal.—Prise de Chavès et de Braga.—Siège et prise d'Oporto.—Le trône de Portugal est offert à Soult.
CHAPITRE XXXII
Surprise d'Oporto.—Retraite de Soult par les montagnes.—Mauvais vouloir du maréchal Victor.—Mort de Franceschi.
CHAPITRE XXXIII
Situation de nos armées en Espagne.—L'armée de Portugal.—Notre parc d'artillerie est menacé.—Réunion de Viseu.—Causes d'insuccès de la campagne.—L'armée devant l'Alcoba.
CHAPITRE XXXIV
Échec de Busaco.—Épisode.—Nous tournons la position et gagnons la route de Coïmbre.
CHAPITRE XXXV
Les Portugais quittent précipitamment Coïmbre.—Marche sur
Lisbonne.—Massacre de nos blessés dans Coïmbre.—Lignes de Cintra et de
Torrès-Védras.—Mésintelligence entre Masséna et ses
lieutenants.—Retraite sur Santarem.
CHAPITRE XXXVI
Coureurs anglais.—Nous nous établissons à Santarem.—Organisation de la maraude.—Le maréchal Chaudron.—Triste situation et perplexités de l'armée.—Arrivée des renforts du comte d'Erlon.
CHAPITRE XXXVII
1811.—Aventures d'un espion anglais.—Mauvais vouloir des chefs de corps.—Retraite.—Incidents et combats divers.
CHAPITRE XXXVIII
Je suis blessé à Miranda de Corvo.—Affaire de Foz de Arunce.—Nouveaux projets de Masséna.—Résistance et destitution de Ney.
CHAPITRE XXXIX
Retraite définitive.—Confusion d'ordres.—Retour offensif sur
Alméida.—Mauvaise volonté de Bessières.
CHAPITRE XL
Bataille de Fuentès d'Oñoro.—Fatale méprise.—Beau mouvement de
Masséna.—Insuccès dû à l'abstention de Bessières.
CHAPITRE XLI
Dévouement de trois soldats.—Destruction d'Alméida et évasion de la garnison.—L'armée se cantonne à Ciudad-Rodrigo.—Marmont remplace Masséna.—Fautes de ce dernier.
CHAPITRE XLII
Causes principales de nos revers dans la Péninsule.—Désunion des maréchaux.—Faiblesse de Joseph.—Désertion des alliés.—Justesse du tir des Anglais.—Jugement sur la valeur respective des Espagnols et des Portugais.—Retour en France.
CHAPITRE PREMIER
État du Portugal.—Marche de Junot sur Lisbonne.—La famille royale d'Espagne.—Toute-puissance de Godoy.—Intrigues de Napoléon.
Pour l'intelligence de ce que je vais raconter, il est indispensable de jeter un coup d'œil rapide sur la position dans laquelle se trouvaient le Portugal et l'Espagne à l'époque du traité de Tilsitt.
La couronne de Portugal était, en 1807, sur la tête de dona Maria, veuve de Pierre III; mais comme cette princesse était en démence, son fils, qui régna depuis et porta le nom de Jean VI, gouvernait pour elle avec le titre de régent. Le Portugal, pays généralement rocailleux, ayant fort peu de grandes routes, est séparé de l'Espagne par des montagnes stériles, habitées par des pâtres à demi sauvages. Ce n'est qu'au revers méridional, sur les rivages de la mer, dans les vallées du Tage, du Mondego, du Douro et du Minho, que l'on trouve un terrain fertile et des populations civilisées. Toutefois, cette région, riche en produits du sol, n'ayant pas une seule fabrique, était devenue un vaste champ ouvert au commerce et à l'industrie des Anglais. Ils en faisaient une sorte de colonie et en exploitaient les richesses, sans avoir les charges du gouvernement: de fait, sinon de droit, ce pays leur appartenait.
Napoléon attendait depuis longtemps l'occasion de les en chasser et d'y ruiner leur commerce. Il crut l'avoir trouvée après la paix de Tilsitt. Pour compléter le blocus continental, il enjoignit au Portugal d'interdire ses ports aux Anglais. L'exécution de cette mesure était très difficile, car la nation portugaise ne vivait que de l'échange de ses produits naturels avec ceux de l'industrie anglaise. Vous verrez, par la suite de ces Mémoires, que je suis loin d'approuver en tout la politique de Napoléon; cependant, je dois dire que la mesure était politiquement excusable, parce qu'elle devait contraindre l'Angleterre d'adhérer à la paix générale.
L'Empereur réunit donc à Bayonne, au mois de septembre 1807, une armée de vingt-cinq mille hommes destinée à envahir le Portugal. Mais il commit alors deux fautes graves: la première, de former le corps expéditionnaire avec des régiments nouvellement organisés; la seconde, de donner au général Junot le commandement de cette armée.
Napoléon tomba dans plus d'une erreur sur le choix des personnes, parce qu'il écoutait plutôt ses affections que la voix publique. L'armée voyait en Junot un homme très brave, plutôt qu'un véritable capitaine. La première fois que je l'aperçus, je fus frappé et inquiété par ses yeux hagards; sa fin justifia mes appréhensions. On connaît l'origine de sa fortune, alors que simple fourrier du bataillon de la Côte-d'Or, il gagna par un bon mot l'affection du capitaine d'artillerie Bonaparte, dans la tranchée de Toulon. Il le suivit en Égypte, commanda à Paris, et devint ambassadeur à Lisbonne. Sa gaieté, sa franchise militaire, sa réputation de bravoure, enfin sa prodigalité, lui conquirent l'amitié des grands et la sympathie populaire. Ses succès en Portugal déterminèrent sans doute l'Empereur à le choisir pour commander l'armée d'occupation, et c'eût été en effet un avantage, si Junot se fût montré moins imprévoyant comme général.
L'Espagne, alors notre alliée, devait fournir à nos troupes sur leur passage le logement et les vivres. Le devoir d'un général en chef était de s'assurer de l'exécution de cette promesse; mais Junot, négligeant cette précaution, fit entrer son armée en Espagne le 17 octobre, et lança ses colonnes sur les routes, où rien n'était prêt pour les recevoir. Nos troupes couchèrent à la belle étoile et ne reçurent qu'une demi-ration de vivres.
On était à la fin de l'automne; l'armée traversait les contreforts des Pyrénées dont le climat était très rude, et nos malheureux soldats couvrirent bientôt la route de malades et de traînards. Quel spectacle pour les populations espagnoles qui accouraient de toutes parts pour contempler les vainqueurs de Marengo, d'Austerlitz et de Friedland, et ne voyaient que de chétifs conscrits, pouvant à peine porter leurs sacs et leurs armes, et dont la réunion ressemblait plutôt à l'évacuation d'un hôpital qu'à une armée marchant à la conquête d'un royaume!… Ce triste spectacle donna aux Espagnols une fort mauvaise impression de nos troupes, et entraîna l'année suivante des effets désastreux.
Napoléon méprisa trop les nations de la Péninsule, et crut qu'il suffirait de montrer des troupes françaises pour obtenir d'elles tout ce qu'on voudrait. Ce fut une grande erreur! Il faut dire aussi que, n'étant pas mis au courant des difficultés qui s'opposaient à la marche des troupes, l'Empereur réitérait l'ordre d'avancer promptement. Junot abusa de ces injonctions, et son armée, composée de soldats enfants, se trouva bientôt disséminée par petits détachements sur un espace de plus de deux cents lieues de route, entre Bayonne et Salamanque. Heureusement que les Espagnols n'étaient pas encore en guerre avec la France; cependant, pour s'entretenir la main, ils assassinèrent une cinquantaine de nos soldats.
Arrivé à Ciudad-Rodrigo, une des dernières villes d'Espagne, Junot fit faire à sa tête de colonne une halte de quelques jours. Il avait laissé plus de quinze mille hommes en arrière. Dès qu'un tiers l'eut rejoint, il traversa les montagnes de Penha-Parda, qui le séparaient de la vallée du Tage, en n'emportant qu'une demi-ration de pain par homme!… Ces montagnes, que j'ai traversées, sont incultes et habitées par des populations pauvres et barbares. Les troupes les franchirent à travers toutes les difficultés, au prix des plus grandes fatigues, sans logements et sans vivres, ce qui les força à s'emparer de quelques troupeaux appartenant aux habitants, et ceux-ci en tirèrent vengeance par l'assassinat d'une centaine de traînards français. Enfin, l'armée atteignit la ville d'Alcantara, et fit son entrée en Portugal par la ville de Castello-Branco. Ce ne fut qu'après beaucoup d'efforts, et en souffrant de toutes les intempéries, qu'on parvint à Abrantès avec cinq ou six mille hommes exténués de fatigue et presque tous nu-pieds. C'est à Abrantès que commence la belle partie de la vallée du Tage. Les traînards et les malades, encore engagés dans les montagnes, informés du bien-être qui les attendait à Abrantès, s'empressèrent d'arriver, et l'armée se rallia peu à peu.
Un général prévoyant lui eût donné le temps de se réunir; mais Junot, sous prétexte que l'Empereur lui avait ordonné de saisir toutes les marchandises appartenant aux Anglais, et pour les empêcher de les enlever en arrivant promptement à Lisbonne, réunit quatre mille hommes des moins fatigués, et se porta sur la capitale avec cette faible colonne, laissant à ses généraux le soin de ramasser le surplus de son armée et de venir le joindre. Cette audacieuse entreprise pouvait perdre son armée, car Lisbonne contenait une garnison de douze à quinze mille hommes, et une flotte anglaise stationnait à l'embouchure du Tage: c'était plus qu'il n'en fallait pour repousser les quatre mille hommes de troupes conduits par Junot. Mais l'effet magique que produisaient les victoires de Napoléon était si grand, que le gouvernement portugais, accédant à toutes les demandes de l'Empereur, s'empressa de déclarer la guerre aux Anglais, dans l'espoir que Junot arrêterait sa marche. Mais l'avant-garde du général français, continuant d'avancer, jeta dans la capitale une confusion inexprimable. Le régent, ne sachant d'abord quel parti prendre, finit par se décider à transporter au Brésil le siège du gouvernement. La reine folle, le régent, la famille royale, les grandes familles, en tout neuf à dix mille individus, s'embarquèrent sur une flotte considérable, emportant avec eux d'immenses richesses, et le 28 novembre firent voile vers le Brésil.
Ce même jour, Junot attaquait Santarem; mais la petite colonne ayant dû traverser la plaine de Golegan couverte de deux pieds d'eau, un si grand nombre de soldats furent pris de fièvre, qu'il ne se trouva plus le lendemain que quinze cents hommes en état de suivre Junot, qui n'en continua pas moins sa marche avec cette faible escorte, et fit audacieusement son entrée à Lisbonne. On doit rendre à Junot la justice de convenir qu'après avoir rallié ses troupes, il pourvut avec zèle à tous leurs besoins; aussi, dans le courant de décembre, l'armée présentait un effectif de vingt-trois mille hommes en assez bon état. Junot, embarrassé des troupes portugaises, licencia les soldats indigènes qui voulurent rester dans leurs foyers, et forma des autres une division qu'il envoya en France. Elle servit assez bien, et fit la campagne de Russie.
Laissons Junot s'organiser en Portugal, et jetons un coup d'œil sur l'état où se trouvait la cour de Madrid à l'époque du traité de Tilsitt.
Le roi Charles IV, prince nul, ennemi des affaires, n'ayant de passion que pour la chasse, régnait alors sur l'Espagne, et laissait à la Reine le soin de gouverner. La reine Marie-Charlotte, princesse de Parme, cousine du Roi, femme de moyens et aimant le pouvoir, dominait complètement son époux. Vers 1788, un très pauvre gentillâtre, nommé Emmanuel Godoy, entré nouvellement aux gardes du corps, s'étant fait remarquer dans la société de Madrid par son talent sur la guitare, la Reine voulut l'entendre. C'était un homme de petite taille, très bien fait, d'une figure agréable, ayant de l'esprit, de l'ambition et beaucoup d'audace. Il plut à la Reine, qui en fit son favori. Telle fut la cause première des malheurs de l'Espagne, qui ont si grandement contribué à ceux de la France.
Les courtisans pensèrent que la faveur dont jouissait Godoy ne serait que passagère; mais celui-ci, prenant pour modèle le célèbre Potemkin, qui, de simple garde de Catherine II, était devenu son amant et son premier ministre, sut si bien gagner la confiance de la Reine, que celle-ci le fit nommer par le Roi commandant en chef des gardes, membre du conseil, officier général, et enfin premier ministre!
La Révolution française ayant amené la guerre entre la France et l'Espagne, nos troupes s'étaient emparées de plusieurs provinces au delà des Pyrénées, lorsqu'en 1795 Godoy obtint de la France un traité des plus honorables, par lequel les conquêtes faites sur l'Espagne lui étaient rendues. La nation lui en fut reconnaissante, et le Roi lui donna d'immenses dotations avec le titre de prince de la Paix; enfin la Reine lui fit épouser une princesse du sang royal!… Dès ce moment, la puissance de Godoy ne connut plus de bornes, et le nouveau prince de la Paix régna tranquillement sur la monarchie espagnole.
Mais à l'époque de la bataille d'Iéna, Godoy ayant imprudemment publié un manifeste qui pouvait être considéré comme une menace à l'adresse de Napoléon, celui-ci lui demanda des explications et exigea l'envoi en Allemagne d'un corps d'armée de vingt-cinq mille hommes, sous les ordres du général marquis de La Romana. Plus encore, Godoy dut bientôt fournir un corps de même importance pour soutenir Junot en Portugal; il est vrai que par le traité secret de Fontainebleau, l'Empereur lui assurait le titre de prince des Algarves et donnait à la reine d'Étrurie, fille de Charles IV, la province de Beira.
L'insolence dont Godoy avait toujours fait preuve à l'égard de Ferdinand, prince des Asturies, ne fit alors qu'augmenter. Ferdinand avait vingt-trois ans; il était veuf et sans enfants, et, naturellement grave, il avait contracté, au milieu d'une situation de famille des plus pénibles, l'habitude de la solitude. Mais la nation espagnole, généralement hostile au prince de la Paix, semblait vouloir protester par son affection pour Ferdinand contre la haine dont il était l'objet: fondant sur lui toutes ses espérances, elle attendait impatiemment son arrivée au trône comme un véritable soulagement et y voyait la fin de toutes ses misères.
Une cause imprévue précipita les événements. Vers la fin de 1807, à l'époque où Junot se dirigeait vers le Portugal à la tête d'une armée française, le roi d'Espagne tomba très gravement malade. Le prince des Asturies, croyant voir dans les manœuvres de la Reine l'intention de l'éloigner du trône, consulta trois personnes sur lesquelles il pouvait compter; et d'après le conseil des ducs de l'Infantado, de San Carlos, et du chanoine Escoïquiz, son ancien précepteur, il recourut à Napoléon, en lui demandant la main d'une princesse de sa famille. La lettre fut remise à notre ambassadeur à Madrid, le comte de Beauharnais. Mais le brouillon en ayant été indignement soustrait et porté à la Reine, celle-ci poussa Charles IV à agir avec la dernière violence. Ferdinand fut arrêté, privé de son épée et mis en accusation pour avoir voulu attenter à la vie du Roi!… Ses conseillers furent également saisis et mis en jugement comme complices. Cependant, il faut reconnaître que si Ferdinand avait eu des torts, le besoin de défendre ses droits à la couronne, et même peut-être sa vie, les atténua bien grandement.
Ces faits étaient trop graves pour que le roi d'Espagne n'en informât pas les souverains et surtout l'empereur des Français, son puissant voisin. On a dit, et malheureusement avec raison, que l'ambition de Napoléon l'avait perdu. Mais on a généralement mal compris cette ambition, qui se rapportait surtout à la France. Napoléon voulait la voir si grande et si puissante de son vivant qu'elle fût inattaquable après lui: d'abord, en abaissant la puissance de l'Angleterre; en second lieu, en ne laissant subsister dans l'Europe centrale et méridionale que des États ayant les mêmes intérêts que la France, la considérant comme leur appui, et toujours prêts à la soutenir. Ce projet gigantesque eût exigé le travail lent et méthodique de deux règnes et de deux souverains comme Napoléon. La précipitation le perdit, et ses premiers succès l'aveuglèrent. Il crut ne pas trouver plus de résistance en Espagne qu'il n'en avait éprouvé en Hollande, en Westphalie, à Naples, où il avait établi ses frères, non plus que dans le Portugal, si facilement conquis.
En apprenant les scènes de l'Escurial, l'Empereur crut le moment favorable et voulut profiter de l'occasion. Il espérait que la nation espagnole, lasse de tant de turpitudes, se jetterait dans ses bras. Il ne connaissait pas ce peuple qui pousse jusqu'à la frénésie la haine de l'étranger. Mais en admettant, ce qui est vrai, que beaucoup d'Espagnols éclairés portassent leurs yeux sur Napoléon pour régénérer leur pays, il faut convenir que sa conduite fut bien faite pour détruire leurs illusions.
En effet, sous prétexte qu'il fallait garantir les côtes de la Péninsule d'une invasion anglaise, l'Empereur, au lieu de rendre à l'Espagne l'armée du marquis de La Romana qui lui avait été prêtée pour la guerre du Nord, et dont il n'avait plus besoin depuis la paix de Tilsitt, fit entrer en Espagne un corps de vingt-cinq mille hommes commandé par Dupont, qui fut bientôt suivi de trente-quatre mille soldats conduits par le maréchal Moncey. L'arrivée de ce grand nombre de troupes étrangères fut considérée comme une réponse à la demande de secours adressée par le prince des Asturies. Napoléon pouvait en ce moment s'attacher pour toujours la nation espagnole, en donnant à ce dernier la fille de son frère Lucien, qui fût devenue un trait d'union entre les deux peuples. Malheureusement, l'Empereur ne crut pas ce moyen d'une efficacité suffisante.
L'arrestation et la mise en jugement de Ferdinand avaient produit dans toutes les parties du royaume une telle irritation et soulevé à un si haut degré l'indignation publique contre la Reine et Godoy, que celui-ci, n'osant poursuivre ses projets, se décida à jouer le rôle de médiateur entre le Roi et son fils; toutefois personne n'en fut dupe.
Bientôt survint une préoccupation plus grave. Un agent, M. Yzquierdo, que le prince de la Paix entretenait à Paris, arriva à conclure du silence de l'Empereur et de la marche constante des troupes vers la Péninsule, que le vrai projet de Napoléon n'était pas de rétablir le bon accord entre Charles IV et son fils, mais bien de profiter de leurs dissensions pour les chasser l'un et l'autre du trôné afin d'y placer un prince de la famille impériale. L'avis qu'il donna à ce sujet jeta la Reine dans la consternation, et elle résolut de suivre l'exemple de la famille royale de Portugal, en transportant le siège du gouvernement en Amérique.
Ce fut un grand malheur pour la France que ce projet n'ait pas été exécuté; car la nation espagnole, abandonnée par ses princes, aurait accepté, faute de mieux, un roi de la main de Napoléon, ou du moins eût opposé à ses armées une moins vive résistance. Le Roi se refusa à prendre le parti de fuir, et se décidant à demander à Napoléon la main d'une princesse de sa famille, il en écrivit directement à l'Empereur. Cependant, voulant gagner du temps, et poussé par son mauvais génie, Napoléon faisait avancer de nouvelles troupes sur l'Espagne, dans l'espoir, sans doute, d'effrayer la famille royale et de la décider à lui abandonner la Péninsule.
Pendant que ce royaume était ainsi agité, je continuais à vivre paisiblement auprès de ma mère, à Paris, où je passai une partie de l'hiver et assistai aux fêtes nombreuses qui s'y donnèrent. La plus belle fut celle offerte par la ville, à l'occasion du retour de la garde impériale.
Ainsi se termina pour moi l'année 1807, pendant laquelle j'avais couru de si grands dangers et éprouvé tant de vicissitudes. Je ne me doutais point que dans le cours de l'année que nous commencions, je verrais encore la mort de bien près! Mais revenons aux affaires de la Péninsule, dont l'historique se trouve lié à ce qui m'advint en 1808 et dans les années suivantes.
CHAPITRE II
1808. Je suis nommé aide de camp de Murat.—Nouvelles intrigues de
Napoléon.—Révolution d'Aranjuez.—Abdication de Charles IV.—Je sauve
Godoy du massacre.—Entrée de Ferdinand VII à Madrid et départ pour
Bayonne.
Dans le courant de janvier, Napoléon répondit enfin au roi d'Espagne, mais d'une façon évasive; car, sans refuser positivement de donner au prince des Asturies la main d'une de ses nièces, il ajournait indéfiniment l'époque de ce mariage. La réception de cette réponse augmenta d'autant plus les craintes de la cour de Madrid, qu'elle apprit la marche de nouvelles troupes françaises vers la Catalogne et l'Aragon, ce qui, en comptant l'armée de Portugal, porterait à cent vingt-cinq mille hommes les forces que l'Empereur allait avoir dans la Péninsule.
Enfin, Napoléon souleva une grande partie du voile qui avait caché ses projets. Sous prétexte d'envoyer des troupes sur la flotte française stationnée à Cadix, il fit avancer, en février, un nombreux corps d'armée vers Madrid, par où passe la route qui conduit de Bayonne à Cadix, et nomma le prince Murat généralissime de toutes les forces françaises qui se trouvaient en Espagne.
Je venais de passer plus de six mois à Paris, et bien que le maréchal Augereau, dont j'étais toujours aide de camp, fût loin de prévoir la guerre qui allait éclater dans la Péninsule, il ne jugea pas convenable, ni favorable à mon avancement, que je restasse à Paris, du moment qu'une nombreuse armée se réunissait au delà des Pyrénées. Se voyant retenu en France par les suites de sa blessure, il me conduisit chez le prince Murat, pour le prier de m'attacher provisoirement à son état-major. J'ai déjà dit que mon père, compatriote de Murat, lui avait rendu plusieurs services. Murat, qui s'en était toujours montré reconnaissant, consentit de fort bonne grâce à me prendre auprès de lui, jusqu'au moment où le maréchal Augereau aurait un commandement. Je fus très satisfait de cette décision, malgré les désagréments attachés à la position d'officier à la suite: mais je tenais à faire preuve de zèle, je comptais sur la bienveillance de l'Empereur, et j'étais aussi bien aise de revoir l'Espagne et d'être témoin des grands événements qui s'y préparaient. Il fallait faire des dépenses considérables pour paraître convenablement à l'état-major de Murat, alors le plus brillant de l'armée; ces dépenses me furent facilitées par ce qui me restait des splendides frais de poste touchés pendant et après la campagne de Friedland. J'achetai donc trois bons chevaux, avec lesquels mon domestique Woirland alla m'attendre à Bayonne, où je me rendis après avoir renouvelé mes uniformes.
C'était la troisième fois qu'en changeant de position je me trouvais à Bayonne. Le prince Murat m'y reçut parfaitement bien; ses aides de camp firent de même. Je fus bientôt au mieux avec tous, bien que je résistasse aux instances qu'ils ne cessaient de me faire pour que je jouasse avec eux. Ces messieurs avaient toute la journée les cartes ou les dés en main, gagnant ou perdant plusieurs milliers de francs avec la plus grande indifférence. Mais, outre que j'ai toujours détesté le jeu, je comprenais que je devais conserver ce que j'avais pour subvenir au renouvellement de mes équipages en cas d'accidents, et que l'honneur m'imposait de ne pas risquer ce que je ne pourrais peut-être pas payer.
Une partie des troupes que Murat devait commander se trouvant déjà en Castille, ce prince entra en Espagne le 10 mars 1808, et nous fûmes en cinq jours à Burgos, où le quartier général fut établi. Murat, réglant ensuite sa marche sur celle des colonnes, se transporta successivement à Valladolid et à Ségovie. Les Espagnols, se flattant toujours que les Français venaient pour protéger le prince des Asturies, reçurent fort bien nos troupes, dont l'extrême jeunesse et la faiblesse renouvelèrent chez eux l'étonnement qu'ils avaient éprouvé en voyant l'armée de Junot; car, par suite d'une aberration incompréhensible, Napoléon s'était obstiné à n'envoyer dans la Péninsule que des régiments de nouvelle formation.
Nous n'occupions en Espagne que des villes ouvertes, et seulement deux places fortes, Barcelone et Pampelune; mais, comme les citadelles et les forts étaient entre les mains des troupes espagnoles, l'Empereur prescrivit aux généraux de tâcher de s'en emparer. On employa, à cet effet, une ruse vraiment indigne. Le gouvernement espagnol, tout en défendant à ses généraux de laisser occuper les citadelles et les forts, avait prescrit de recevoir les troupes françaises en amies et de tout faire pour contribuer à leur bien-être. Les commandants de nos corps demandèrent qu'on leur permît d'installer leurs malades et leurs magasins dans les citadelles, ce qui leur fut accordé. Ils firent alors déguiser leurs grenadiers en malades et cacher des armes dans les sacs de distribution de plusieurs compagnies qui, sous prétexte d'aller chercher du pain dans les magasins, pénétrèrent dans la place et désarmèrent les Espagnols. C'est ainsi que le général Duhesme, qui n'avait que cinq mille hommes, s'empara de la citadelle de Barcelone et du fort Mont-Jouy. La citadelle de Pampelune et presque toutes celles de la Catalogne eurent le même sort.
Cette conduite produisit un très fâcheux effet et remplit d'effroi la Reine et le prince de la Paix, qui se trouvaient déjà à Aranjuez. Comprenant les intentions de Napoléon, ils résolurent de se retirer d'abord en Andalousie et de gagner ensuite Cadix et l'Amérique, si les circonstances s'aggravaient. Cependant, Ferdinand, entretenu par le comte de Beauharnais, notre ambassadeur, dans l'espoir d'obtenir la main d'une nièce de Napoléon, ne voyait en nous que des libérateurs. Appuyé par les membres de la famille royale, par les grands, par plusieurs ministres et surtout par le Conseil des Indes, Ferdinand refusa de suivre la Reine et Godoy en Amérique. Ceux-ci prétextèrent d'une visite au port de Cadix et aux troupes du camp de Saint-Roch, près de Gibraltar, et ordonnèrent de commencer les préparatifs de voyage. En voyant charger sur les voitures et fourgons de la Cour les caisses du trésor, l'argenterie et les meubles les plus riches, les nobles, le peuple et la garnison d'Aranjuez comprirent la vérité! L'indignation fut générale et s'étendit à Madrid.
Malgré tout, le Roi allait partir le 16 mars au matin, lorsqu'une émeute populaire, soutenue par les troupes, et surtout par les gardes du corps, ennemis de Godoy et dévoués au prince des Asturies, vint s'opposer au départ de la famille royale. Charles IV, comprenant la vérité, déclare alors qu'il ne partira pas. Une proclamation, publiée dans ce sens, parut calmer la multitude; mais, pendant la nuit, la garnison et une partie de la population de Madrid s'étant rendues à Aranjuez, qui n'est qu'à huit lieues de la capitale, s'y réunirent à l'émeute, qu'augmentait une foule de paysans accourus des environs, et, tous ensemble, ils se portèrent au palais en criant: «Vive le Roi! Mort à Godoy!» Le torrent populaire, se dirigeant ensuite vers l'hôtel du prince de la Paix, l'enfonce, le saccage et, pénétrant jusqu'à l'appartement de sa femme, princesse de sang royal, l'environne de respect et la reconduit au palais du Roi. Les housards dont se composait la garde récemment donnée au prince de la Paix, s'étant présentés devant son hôtel, pour favoriser au moins son évasion, les gardes du corps du Roi les attaquèrent, et les ayant dispersés à coups de sabre, autorisèrent la foule à chercher Godoy, dont chacun demandait la mort.
Les ministres, pour sauver la vie du favori, en donnant satisfaction au peuple, firent signer au Roi un décret par lequel le prince de la Paix était déchu de tous ses titres, grades et dignités. Cette nouvelle remplit la foule d'une joie délirante, à laquelle Ferdinand eut l'inconvenance de s'associer.
Godoy, qu'on avait inutilement cherché dans les réduits les plus obscurs de son palais, n'en était cependant pas sorti, car dès les premiers moments de l'émeute, il était monté dans un grenier rempli d'un grand nombre de nattes de jonc. Elles étaient toutes roulées: il en déploya une, s'y roula lui-même, et la laissa ensuite tomber au milieu des autres, dont elle avait à peu près la dimension. Aucun des assassins, entrés dans le grenier, n'avait découvert le prince, qui passa péniblement quarante-huit heures dans cette retraite. Enfin, vaincu par la faim et la soif, il en sortit; mais en voulant gagner la rue, il fut arrêté par un factionnaire, qui eut l'indignité de le livrer à la populace, laquelle, se ruant sur Godoy, lui fit de nombreuses blessures.
Déjà ce malheureux avait la cuisse percée par une broche de cuisine, un œil presque crevé, la tête fendue, et allait être assommé, lorsqu'un piquet de gardes du corps, commandé par un estimable officier et composé d'hommes moins cruels que la majorité de leurs camarades, arracha le prince de la Paix à ses bourreaux et parvint, non sans peine, à le jeter dans la caserne, sur le fumier d'une écurie!… Chose remarquable, c'était dans cette même caserne d'Aranjuez qu'Emmanuel Godoy avait été reçu simple garde du corps vingt ans avant, en 1788.
En apprenant l'arrestation de leur favori, le Roi et la Reine, craignant pour sa vie, firent appel à la générosité du prince des Asturies et le supplièrent d'user de son influence pour aller arracher Godoy des mains des révoltés. Ferdinand arriva à la caserne au moment où la populace en enfonçait les portes. À la voix du prince des Asturies, la foule, à laquelle il promit la mise en jugement de Godoy, s'écarta respectueusement. Celui-ci attendait courageusement la mort, lorsque dans l'écurie où il gisait tout sanglant il vit entrer l'héritier du trône… À l'aspect de son ennemi personnel, il retrouva toute son énergie, et Ferdinand lui ayant dit, avec une véritable ou feinte générosité: «Je te fais grâce!…» Godoy lui répondit, avec une fierté toute castillane, dont sa triste position rehaussait encore la valeur: «Il n'y a que le Roi qui ait le droit de faire grâce, et tu ne l'es pas encore!» On prétend que Ferdinand aurait répondu: «Cela ne tardera pas!…» Mais le fait n'est pas prouvé. Quoi qu'il en soit, la couronne était, une demi-heure après, sur la tête du prince des Asturies.
En effet, Ferdinand retournait au palais au milieu des acclamations de la populace et des troupes, lorsque le Roi et la Reine, entendant ces cris, et tremblant pour la vie de leur favori et peut-être aussi pour la leur, cédèrent à la terreur et aux mauvais conseils de quelques âmes timorées. Pensant que le meilleur moyen de calmer la multitude était de déposer l'autorité royale entre les mains de leur fils, ils signèrent l'acte de leur abdication!
Dès que cet acte fut publié, une joie frénétique s'empara de la population d'Aranjuez et gagna bientôt Madrid, ainsi que toute l'Espagne, sans qu'il vînt à personne la pensée que l'arrivée des Français pourrait venir troubler ce bonheur, tant on était aveuglé sur les projets de l'Empereur. Cependant, ses troupes descendaient en ce moment les hauteurs de Somo-Sierra et de la Guadarrama, marchant sur deux colonnes, dont l'une était à Buitrago et l'autre auprès de l'Escurial, c'est-à-dire à une journée de Madrid, où le prince Murat pouvait entrer le lendemain avec trente mille hommes que suivaient de très nombreux renforts!
Le prince des Asturies, que je nommerai désormais Ferdinand VII, n'était cependant pas sans inquiétudes sur l'effet que son avènement illicite à la couronne produirait sur l'esprit de Napoléon et de Murat. Il s'empressa donc d'envoyer plusieurs grands seigneurs vers l'Empereur pour lui demander derechef son amitié et la main d'une de ses nièces, et dépêcha le duc del Parque vers Murat pour lui expliquer, à sa manière, les faits importants qui venaient de s'accomplir à Aranjuez. Ces premières dispositions prises, Ferdinand VII organisa son ministère, rappela ses amis, les ducs de San Carlos, de l'Infantado et le chanoine Escoïquiz, et les combla tous trois de faveurs.
Ce fut le 19 mars, au moment où l'état-major de Murat traversait les monts de Guadarrama, que nous eûmes les premières nouvelles du soulèvement d'Aranjuez. Le 20 mars, nous apprîmes l'abdication de Charles IV et l'avènement de Ferdinand VII. Murat hâta sa marche, et le 21 son quartier général fut établi au bourg d'El Molar, à quelques lieues de Madrid.
Un tumulte affreux régnait dans cette ville, dont la population, dans sa joie féroce, brûla et pilla les hôtels du prince de la Paix, celui de sa mère, de sa famille et de ses amis; on les eût même massacrés, sans l'énergie du comte de Beauharnais, qui leur offrit à l'ambassade de France un asile que personne n'osa violer.
En apprenant la révolution d'Aranjuez, le prince Murat, ordinairement si expansif, devint sombre, préoccupé, et fut plusieurs jours sans adresser la parole à aucun de nous; il est certain qu'à sa place, au milieu d'un pays bouleversé, tout autre maréchal eût trouvé la tâche fort difficile. Mais la position personnelle de Murat la compliquait encore, car en voyant trois des frères de l'Empereur déjà pourvus de couronnes et le quatrième, Lucien, ayant refusé d'en accepter une, Murat pouvait se flatter que l'intention de Napoléon fût de lui donner le trône d'Espagne, si la famille royale, abandonnant la patrie, s'enfuyait en Amérique. Il apprenait donc à très grand regret l'avènement de Ferdinand, autour duquel la nation espagnole, dont il était adoré, allait se presser. Aussi Murat, se fondant sur ce qu'il n'avait pas d'ordre de l'Empereur pour reconnaître la royauté de Ferdinand VII, continua à lui donner dans ses lettres le titre de prince des Asturies, et fit conseiller à Charles IV de protester contre une abdication qui lui avait été arrachée par la révolte et la menace.
Le vieux roi et la Reine, qui regrettaient le pouvoir, écrivirent à Napoléon pour se plaindre amèrement de leur fils, dont ils représentèrent la conduite à Aranjuez comme une sorte de parricide, ce qui n'était pas dénué de fondement. Le 23, Murat fit son entrée à Madrid à la tête du corps d'armée du maréchal Moncey. Le nouveau roi avait invité la population à bien recevoir les troupes de son ami Napoléon. Il fut obéi ponctuellement, car nous ne vîmes que des figures bienveillantes, au milieu de cette foule immense et curieuse; mais il était facile de reconnaître combien leur étonnement était grand à l'aspect de nos jeunes soldats d'infanterie.
L'effet moral fut tout à notre désavantage; aussi, en comparant les larges poitrines et les membres robustes des Espagnols qui nous entouraient, à ceux de nos faibles et chétifs fantassins, mon amour-propre national fut-il humilié, et, sans prévoir les malheurs qu'amènerait la mauvaise opinion que les Espagnols allaient concevoir de nos troupes, je regrettai vivement que l'Empereur n'eût pas envoyé dans la Péninsule quelques-uns des vieux corps de l'armée d'Allemagne. Cependant, notre cavalerie, surtout les cuirassiers, arme inconnue des modernes Espagnols, excita enfin leur admiration. Il en fut de même de l'artillerie. Mais un cri d'enthousiasme s'éleva à l'arrivée de plusieurs régiments de cavalerie et d'infanterie de la garde impériale qui fermaient la marche. La vue des mameluks étonna beaucoup les Espagnols, qui ne concevaient pas que des Français chrétiens eussent admis des Turcs dans leurs rangs, car, depuis l'invasion des Maures, les peuples de la Péninsule exècrent les musulmans, tout en redoutant d'avoir à combattre contre eux; quatre mameluks feraient fuir vingt Castillans. Nous ne tardâmes pas à en avoir la preuve.
Murat alla s'établir dans un des palais du prince de la Paix, le seul que la populace eût épargné, croyant qu'il appartenait encore à la couronne. On me logea près de ce palais, chez un respectable conseiller de la Cour des Indes. J'avais à peine mis pied à terre, que le prince Murat, apprenant que les ennemis de Godoy l'envoyaient dans les prisons de Madrid, sans doute pour l'y faire massacrer, et que ce malheureux était déjà aux portes de la ville, m'ordonna de partir avec un escadron de dragons et d'empêcher à tout prix l'entrée du prince de la Paix dans la capitale, en signifiant aux chefs de ceux qui le conduisaient que lui, Murat, les rendait responsables de la vie du prisonnier.
Je rencontrai Godoy à deux lieues du faubourg de Madrid. Bien que cet infortuné fût horriblement blessé et tout couvert de sang, les gardes du corps qui l'escortaient avaient eu la cruauté de lui mettre des fers aux pieds et aux mains, et de l'attacher par le corps sur une mauvaise charrette découverte, où il était exposé aux brûlants rayons du soleil et à des milliers de mouches qu'attirait le sang de ses plaies à peine recouvertes de lambeaux de toile grossière!… Ce spectacle m'indigna, et je vis avec plaisir qu'il produisait le même effet sur l'escadron français qui m'accompagnait.
Les gardes du corps chargés de conduire le prince de la Paix étaient au nombre d'une centaine et soutenus par un demi-bataillon d'infanterie. J'expliquai poliment au chef des gardes quel était le but de ma mission; mais cet officier m'ayant répondu, avec une arrogance extrême, qu'il n'avait pas d'ordre à recevoir du commandant de l'armée française, et qu'il allait continuer sa marche sur la ville, je lui dis sur le même ton que moi, qui devais exécuter les ordres de mon chef, le prince Murat, j'allais m'opposer par tous les moyens à ce que le prisonnier allât plus loin!… Mes dragons n'étaient pas des conscrits, mais de vieux et braves soldats d'Austerlitz, dont les mâles figures annonçaient la résolution. Je les plaçai en bataille, de manière à barrer le passage de la charrette, et dis au chef des gardes du corps que j'attendais qu'il fît tirer le premier coup de feu, mais qu'aussitôt je fondrais sur sa troupe et sur lui, suivi de tout mon escadron; j'étais bien résolu à le faire, certain d'être approuvé par le prince Murat.
Les officiers de mes dragons leur avaient déjà fait mettre le sabre hors du fourreau, ce qui paraissait calmer un peu l'ardeur des gardes du corps, lorsque le commandant du demi-bataillon qui se trouvait derrière eux ayant gagné la tête de leur colonne pour savoir quel était le sujet de ce tumulte, je reconnus en lui don Miguel Rafaël Cœli, ce jovial officier avec lequel j'avais voyagé de Nantes à Salamanque en 1802, lors de ma première entrée en Espagne. C'était un homme modéré; il comprit les raisons qui portaient le maréchal Murat à s'opposer à ce qu'on fît entrer dans Madrid le prince de la Paix, dont le massacre certain couvrirait d'opprobre l'armée française si elle ne l'empêchait pas, et amènerait une collision sanglante si elle voulait repousser les assassins. Don Rafaël Cœli, en sa qualité de commandant en second de l'escorte, avait le droit d'émettre son avis; il parla dans le même sens que moi au chef des gardes du corps, et il fut convenu que Godoy serait provisoirement détenu dans la prison du bourg de Pinto. Ce pauvre malheureux, témoin de ce qui venait de se passer, était resté impassible, et lorsqu'il fut dans la prison où je l'accompagnai, il m'adressa des remerciements en très bon français, en me chargeant d'exprimer sa reconnaissance au prince Murat.
Je me permis alors de faire observer aux gardes du corps ce qu'il y avait d'atrocement barbare dans la manière dont ils traitaient leur prisonnier; qu'il était honteux pour l'uniforme espagnol que quatre cents militaires armés jusqu'aux dents ne se crussent pas assez forts pour garder un homme désarmé et eussent recours à des chaînes pour s'assurer de lui!… Le bon Rafaël Cœli, qui n'eût certainement pas pris de telles mesures s'il eût été commandant supérieur de l'escorte, ayant appuyé ce que je disais, nous obtînmes qu'on débarrasserait le prince de la Paix de son collier de fer, ainsi que de ses menottes et des entraves qu'il avait aux pieds: il ne fut plus attaché que par le milieu du corps. Je ne pus gagner qu'on le laissât libre dans sa prison, mais du moins il pouvait se mouvoir un peu, et coucher sur des matelas que je lui fis donner. Depuis cinq jours que Godoy avait été blessé, on ne l'avait même pas pansé!… Sa chemise, imbibée de sang coagulé, était collée à sa peau; il n'avait qu'un soulier, pas de mouchoir, était à demi nu, et la fièvre le dévorait!… Le chirurgien de nos dragons visita ses plaies; des officiers, des sous-officiers et jusqu'à de simples cavaliers français apportèrent du linge et furent touchés de la manière digne et cependant reconnaissante dont le prisonnier recevait leurs offrandes.
Bien que je comptasse sur la loyauté du commandant de l'infanterie, don Rafaël Cœli, j'étais néanmoins peu rassuré sur ce qui arriverait au prince de la Paix dès que je l'aurais quitté, en le laissant aux mains de ses cruels ennemis les gardes du corps; je pris donc sur moi de faire loger l'escadron français dans le bourg et convins avec le capitaine qu'il aurait constamment un poste dans l'intérieur de la prison, pour surveiller celui que les gardes du corps y avaient placé. Je retournai ensuite à Madrid. Non seulement le prince Murat approuva tout ce que j'avais fait, mais pour assurer plus efficacement encore la vie de Godoy, il envoya sur-le-champ un bataillon cantonner à Pinto, en lui donnant l'ordre de veiller à ce que les gardes du corps n'entreprissent rien contre le prince de la Paix. Au surplus, Ferdinand VII étant passé le lendemain par le bourg de Pinto, en se rendant à Madrid, et le chef des gardes du corps lui ayant rendu compte de la scène de la veille, le nouveau roi et ses ministres, qui redoutaient par-dessus tout de se compromettre avec les Français, le louèrent fort d'avoir évité d'en venir aux mains avec nos dragons, et ordonnèrent de laisser Godoy dans la prison de Pinto, d'où, quelques jours après, ils le firent transporter dans celle du vieux château fort de Villaviciosa, qui se trouve plus éloigné de la capitale.
Le 24 mars, Ferdinand VII fit son entrée royale dans Madrid, sans autre escorte que ses gardes du corps. Il y fut reçu aux acclamations de tout le peuple: ce fut une joie délirante, dont aucune description ne pourrait donner une idée!… Les rues, les balcons, les fenêtres, les toits même, étaient garnis d'une foule immense, accueillant par de nombreux vivat le nouveau souverain dont elle avait si impatiemment attendu l'avènement!… Les femmes jonchaient de fleurs le passage du Roi, et les hommes étendaient leurs manteaux sous les pieds de son cheval!… Un grand nombre de Français assistèrent comme curieux à cette cérémonie, mais aucune de nos troupes n'y parut officiellement; le prince Murat n'alla même pas rendre visite à Ferdinand, et véritablement il ne le devait pas, avant que l'Empereur se fût prononcé, en faisant savoir lequel, du père ou du fils, il reconnaissait pour souverain des Espagnes. Il était probable que si Napoléon avait l'intention de s'emparer de la couronne, il préférerait qu'elle fût momentanément restituée au faible et vieux Charles IV, plutôt que de la laisser à Ferdinand VII, entre les mains duquel l'amour de la nation la rendrait beaucoup plus difficile à prendre. Murat ne mit donc pas en doute que l'Empereur ne se refusât à reconnaître le nouveau roi.
Cependant, Ferdinand, inquiet sur la manière dont Napoléon apprécierait son avènement, ayant fait part de ses craintes à M. de Beauharnais, qui lui avait toujours témoigné beaucoup d'attachement, ce dernier, dont l'honnêteté était incapable de s'arrêter à la pensée que Napoléon pût attenter à la liberté d'un prince qui venait réclamer son arbitrage, conseilla à Ferdinand VII de se rendre auprès de l'Empereur, dont on annonçait l'arrivée prochaine à Bayonne. Les amis du nouveau roi, consultés par lui, hésitaient, lorsque le général Savary, premier aide de camp et confident de Napoléon, arrivant inopinément à Madrid, remit à Ferdinand VII des lettres de l'Empereur qui déterminèrent d'autant plus facilement ce roi à se rendre à Bayonne, qu'ayant appris que son père et sa mère allaient plaider leur cause auprès de Napoléon, il croyait utile de les devancer.
Le prince Murat et le général Savary, connaissant la confiance que Ferdinand avait en M. de Beauharnais, soufflèrent à cet ambassadeur les conseils qu'il devait donner au nouveau roi, et celui-ci, résolu à faire le voyage, envoya l'infant don Carlos, son frère, au-devant de Napoléon. L'Empereur avait quitté Paris le 2 avril pour se rendre à Bayonne, mais il marchait lentement, afin de donner aux événements le temps de se dessiner.
CHAPITRE III
Ferdinand au pouvoir de Napoléon.—Charles IV et Godoy à
Bayonne.—Émeute et bataille dans les rues de Madrid.
Ferdinand VII partit de Madrid le 10 avril, allant à la rencontre de l'Empereur, que le général Savary annonçait devoir être déjà à Bayonne. Le peuple de la capitale, quoiqu'il ne soupçonnât point encore le sort qu'on réservait à son souverain, mais guidé par une sorte d'instinct, le vit avec regret s'éloigner. Ferdinand VII, toujours accompagné du général Savary, s'avança jusqu'à Burgos au milieu des acclamations des populations accourues sur son passage. Toutefois, ne trouvant pas Napoléon, qu'on leur avait dit être à Burgos, et voyant les nombreuses colonnes de troupes françaises dont les routes étaient couvertes, le nouveau roi et ses confidents commencèrent à craindre quelque guet-apens et refusèrent d'aller plus loin. Le général Savary calma leurs appréhensions par l'assurance que Napoléon était à Vitoria. Ferdinand se rendit dans cette ville, où il apprit avec une surprise mêlée d'un mécontentement qu'il ne put cacher, que non seulement l'Empereur n'avait pas encore passé la frontière, mais qu'il n'était même pas arrivé à Bayonne!… L'orgueil espagnol se trouva blessé; les conseillers de Ferdinand VII pensèrent que la dignité de leur roi ne permettait pas qu'il allât plus loin au-devant d'un, souverain étranger, si peu empressé à le voir. Il fut donc résolu qu'on resterait à Vitoria, malgré les instances de Savary, qui, furieux de voir sa proie sur le point de lui échapper, se rendit à franc étrier à Bayonne, où l'Empereur venait enfin d'arriver le 14 avril.
Le lendemain de ce jour, Ferdinand, qui se croyait encore libre, ne l'était déjà plus, car le maréchal Bessières, commandant un corps d'armée établi dans Vittoria, avait reçu l'ordre secret d'arrêter le nouveau roi, dans le cas où il voudrait rétrograder vers le centre de l'Espagne, et le vigilant Savary, qui avait arraché cet ordre à l'Empereur, arrivait pour en assurer l'exécution. Mais il ne fut pas besoin d'employer la violence. En effet, pendant la courte absence de Savary, Ferdinand apprit que sa sœur, l'ancienne reine d'Étrurie, avec laquelle il était au plus mal, avait déterminé son père et sa mère à aller sans retard implorer l'appui de Napoléon, et que les vieux souverains, auxquels l'Empereur avait donné des escortes et des relais avec des chevaux de trait des équipages français, avaient déjà quitté Madrid et s'avançaient à très grandes journées vers Bayonne. À cette nouvelle, Ferdinand et ses conseillers éperdus, craignant de trouver l'Empereur prévenu contre eux s'ils se laissaient devancer par Charles IV et la Reine mère, demandèrent à partir sur-le-champ, malgré les protestations du peuple et les sages avis d'un vieux ministre, M. d'Urquijo, qui prédisait tout ce qui se vérifia depuis.
Le 20 avril, Ferdinand traversa la Bidassoa. Il s'attendait à y être reçu en souverain, mais il ne trouva pas au delà du pont un seul piquet d'infanterie française pour lui rendre les honneurs, ni un cavalier pour l'escorter… Enfin, les officiers de la maison de l'Empereur qui vinrent à sa rencontre, à quelques lieues de Bayonne, ne lui donnèrent que le titre de prince des Asturies!… Le voile était déchiré et les prédictions d'Urquijo accomplies!… Mais il était trop tard, Ferdinand se trouvait en France au pouvoir de Napoléon.
Celui-ci occupait aux portes de Bayonne le fameux château de Marac, dans lequel j'avais logé en 1803 avec le maréchal Augereau. L'Empereur se rendit en ville, fit une première visite à Ferdinand, le combla de politesses, l'emmena dîner avec lui, mais sans lui donner le titre de roi… Le lendemain, sans plus attendre, Napoléon, se démasquant complètement, annonça à Ferdinand et à ses ministres que, chargé par la Providence de créer un grand Empire, en abaissant la puissance de l'Angleterre, et le passé lui ayant démontré qu'il ne pouvait compter sur l'Espagne tant que la famille de Bourbon gouvernerait ce pays, il avait pris la ferme résolution de n'en rendre la couronne ni à Ferdinand ni à Charles IV, mais de la placer sur la tête d'un membre de sa famille; que, du reste, il assurerait au Roi ainsi qu'aux princes d'Espagne une existence des plus honorables, conforme au rang qu'ils avaient occupé. Ferdinand VII et ses conseillers, atterrés par cette déclaration, refusèrent d'abord d'y adhérer, répondant avec raison que dans tous les cas aucun membre de la famille impériale de France n'avait droit à la couronne d'Espagne. Bientôt la présence du vieux roi et de la Reine vint apporter un nouvel intérêt à cette scène mémorable.
Avant de quitter Madrid. Charles IV et la Reine ayant eu une entrevue avec Murat, qui les reçut comme s'ils n'eussent jamais cessé de régner, réclamèrent son intervention pour mettre en liberté le prince de la Paix, au sort duquel ils portaient toujours le plus vif intérêt. Les instructions données par l'Empereur à son beau-frère portant qu'il fallait à tout prix sauver la vie de Godoy, le prince Murat s'adressa d'abord à la Junte, ou gouvernement provisoire, à qui Ferdinand avait confié le gouvernement des affaires pendant son absence. Mais cette Junte, présidée par l'infant don Antonio, oncle de Ferdinand et ennemi du prince de la Paix, ayant répondu qu'elle n'avait pas le pouvoir de relâcher un prisonnier de cette importance, Murat, agissant militairement, fit cerner pendant la nuit le château de Villaviciosa par une brigade française, dont le général avait l'ordre de ramener le prince de la Paix, de gré ou de force. Mais comme on savait que les gardes du corps préposés à sa garde avaient déclaré qu'ils le poignarderaient plutôt que de le rendre vivant, et que le marquis de Chasteler, Belge au service de l'Espagne, commandant de Villaviciosa, avait exprimé la même intention, Murat fit prévenir ces forcenés que, s'ils exécutaient leur horrible projet, ils seraient tous fusillés sans aucune rémission, sur le cadavre du prince de la Paix!… Cette menace les fit réfléchir; ils en référèrent à la Junte, qui, apprenant la résolution de Murat, donna enfin l'ordre de lui remettre le prince de la Paix. Ce malheureux nous arriva au camp sous Madrid, malade, sans habit, ayant une longue barbe, enfin dans un état pitoyable, mais enchanté de se trouver au milieu des Français et loin de ses implacables ennemis.
Le maréchal Murat lui fit l'accueil que réclamait son infortune, et, après l'avoir généreusement pourvu de tout ce dont il avait besoin, il le fit monter en voiture avec un de ses aides de camp, qui reçut l'ordre de le faire constamment escorter par des piquets de cavalerie française, en marchant jour et nuit jusqu'à ce qu'il fût à Bayonne, tant il craignait que la populace ne se portât aux derniers excès contre Godoy!… Celui-ci, m'ayant reconnu au milieu de l'état-major, vint me serrer la main, en me remerciant affectueusement de ce que j'avais fait pour lui au bourg de Pinto. Il aurait bien désiré être conduit par moi jusqu'à Bayonne, et j'aurais reçu cette mission avec plaisir; mais, ainsi que je l'ai déjà dit, les aides de camp auxiliaires n'ont jamais que les mauvaises missions; ce fut donc à un des aides de camp en pied que le prince Murat confia celle-ci, et je ne tardai pas à en avoir une fort dangereuse.
Cependant, les vieux souverains approchaient de Bayonne. Ils y entrèrent le 20 avril. Napoléon leur fit une réception royale, envoya sa garde et sa cour au-devant d'eux: les troupes se formèrent en haie, l'artillerie fit les saluts d'usage; l'Empereur se rendit avec le Roi et la Reine à l'hôtel préparé pour ces anciens souverains de l'Espagne et les conduisit dîner au château de Marac, où ils trouvèrent leur cher Emmanuel Godoy, dont ils étaient séparés depuis la révolution d'Aranjuez. Pendant cette touchante entrevue, Ferdinand VII s'étant présenté pour rendre ses devoirs à son père, Charles IV le reçut avec indignation, et l'aurait chassé de sa présence s'il n'eût été dans le palais de l'Empereur.
Dès le lendemain de son arrivée à Bayonne, Charles IV, informé des projets de Napoléon, ne parut y mettre aucune opposition, la Reine et le prince de la Paix lui ayant persuadé que, puisqu'il lui était désormais impossible de régner sur l'Espagne, il fallait qu'il acceptât la position que l'Empereur lui offrait en France et qui lui procurerait le double avantage d'assurer le repos de ses vieux jours et de punir l'odieuse conduite de Ferdinand. Ce raisonnement d'une mauvaise mère était faux, en ce qu'il privait tous ses enfants de leurs droits à la couronne pour les faire passer dans la famille de Napoléon.
Tandis que de grands événements se préparaient à Bayonne, le prince Murat, resté provisoirement maître du gouvernement à Madrid, avait fait publier la protestation de Charles IV, et supprimer sur tous les actes publics le nom de Ferdinand VII. Ces mesures mécontentèrent infiniment le peuple et les grands, dont l'agitation s'accrut par l'arrivée des nouvelles de Bayonne, qu'apportaient des émissaires secrets déguisés en paysans et envoyés par les amis de Ferdinand VII. L'orage grondait autour de nous; il ne tarda pas à éclater à Madrid; voici à quelle occasion.
Charles IV, la Reine, Ferdinand et son frère don Carlos se trouvant à Bayonne, il ne restait plus en Espagne des membres de la famille royale que l'ex-reine d'Étrurie, son fils, le vieil infant don Antonio et le plus jeune des fils du roi Charles IV, don Francisco de Paolo, qui n'avait alors que douze à treize ans. Murat ayant reçu l'ordre d'envoyer à Bayonne ces membres de la famille de Bourbon, la reine d'Étrurie et l'infant don Antonio déclarèrent qu'ils étaient prêts à s'éloigner de l'Espagne; le jeune don Francisco, qui n'était pas majeur, se trouvait sous la tutelle de la Junte, qui, alarmée de voir enlever successivement tous les princes de la maison royale, s'opposa formellement au départ de cet enfant. L'agitation populaire devint alors extrême, et, dans la journée du 1er mai, des rassemblements nombreux se formèrent dans les principales rues de Madrid et surtout à la Puerta del Sol, immense place située au centre de Madrid. Quelques-uns de nos escadrons parvinrent cependant à les dissiper; mais le 2 au matin, au moment où les princes allaient monter en voiture, quelques domestiques de la maison du Roi sortent du palais en s'écriant que le jeune don Francisco pleure à chaudes larmes et se cramponne aux meubles, déclarant qu'étant né en Espagne, il ne veut pas quitter ce pays… Il est facile de comprendre l'effet que produisirent sur l'esprit d'un peuple fier et libre des sentiments aussi généreux, exprimés par un enfant royal, que l'absence de ses deux frères rendait l'espoir de la nation!…
En un instant, la foule court aux armes et massacre impitoyablement tous les Français qui se trouvent isolés dans la ville!… Presque toutes nos troupes étant campées hors de Madrid, il fallait les prévenir, et cela n'était pas facile.
Dès que j'entendis les premiers coups de fusil, je voulus me rendre à mon poste auprès du maréchal Murat, dont l'hôtel était voisin de mon logement. Je montai donc précipitamment à cheval et j'allais sortir, lorsque mon hôte, le vénérable conseiller à la Cour des Indes, s'y opposa, en me montrant la rue occupée par une trentaine d'insurgés armés, auxquels je ne pouvais évidemment pas échapper; et comme je faisais observer à ce digne homme que l'honneur exigeait que je bravasse tous les périls pour me rendre auprès de mon général, il me conseilla de sortir à pied, me mena au bout de son jardin, ouvrit une petite porte et eut l'extrême obligeance de me conduire lui-même, par des ruelles détournées, jusque sur les derrières de l'hôtel du prince Murat, où je trouvai un poste français. Ce respectable conseiller, auquel je dus probablement la vie, se nommait don Antonio Hernandès; je ne l'oublierai jamais…
Je trouvai le quartier général dans une agitation extrême, car bien que Murat n'eût encore auprès de lui que deux bataillons et quelques escadrons, il se préparait à marcher résolument au-devant de l'émeute; chacun montait à cheval, et j'étais à pied!… Je me désolais… Mais bientôt, le général Belliard, chef d'état-major, ayant ordonné d'envoyer des piquets de grenadiers pour repousser les tirailleurs ennemis qui occupaient déjà les abords du palais, je m'offris pour en diriger un à travers la rue dans laquelle se trouvait l'hôtel de don Hernandès, et dès que la porte fut dégagée, je pris mon cheval et me joignis au prince Murat qui sortait en ce moment.
Il n'y a pas de fonctions militaires plus dangereuses que celles d'un officier d'état-major dans un pays, et surtout dans une ville en insurrection, parce que, marchant presque toujours seul au milieu des ennemis pour porter des ordres aux troupes, il est exposé à être assassiné sans pouvoir se défendre. À peine en dehors de son palais, Murat expédia des officiers vers tous les camps dont Madrid était entouré, avec ordre de prévenir et d'amener les troupes par toutes les portes à la fois. La cavalerie de la garde impériale, ainsi qu'une division de dragons, étaient établies au Buen retiro; c'était un des camps les plus voisins du quartier général, mais aussi le trajet était des plus périlleux, car, pour s'y rendre, il fallait traverser les deux plus grandes rues de la ville, celles d'Alcala et de San Geronimo, dont presque toutes les croisées étaient garnies de tireurs espagnols. Il va sans dire que cette mission étant celle qui présentait le plus de difficultés, le général en chef ne la donna pas à l'un de ses aides de camp titulaires; ce fut à moi qu'elle fut dévolue, et je partis au grand trot sur un pavé que le soleil rendait fort glissant.
À peine étais-je à cent toises de l'état-major, que je fus accueilli par de nombreux coups de fusil; mais l'émeute ne faisant que commencer, le feu était tolérable, d'autant plus que les hommes placés aux fenêtres étaient des marchands et des ouvriers de la ville, peu habitués à manier le fusil; cependant, le cheval d'un de mes dragons ayant été abattu par une balle, la populace sortit des maisons pour égorger le pauvre soldat; mais ses camarades et moi fondîmes à grands coups de sabre sur le groupe d'émeutiers, et, en ayant couché au moins une douzaine sur le carreau, tous les autres s'enfuirent, et le dragon, donnant la main à l'un de ses camarades, put suivre en courant, jusqu'au moment où nous atteignîmes enfin les avant-postes du camp de notre cavalerie.
En défendant le dragon démonté, j'avais reçu un coup de stylet dans la manche de mon dolman, et deux de mes cavaliers avaient été légèrement blessés. J'avais ordre de conduire les divisions sur la place de la Puerta del Sol, centre de l'insurrection. Elles se mirent en mouvement au galop. Les escadrons de la garde, commandés par le célèbre et brave Daumesnil, marchaient en tête, précédés par les mameluks. L'émeute avait eu le temps de grossir; on nous fusillait de presque toutes les maisons, surtout de l'hôtel du duc de Hijar, dont toutes les croisées étaient garnies de plusieurs adroits tireurs; aussi perdîmes-nous là plusieurs hommes, entre autres le terrible Mustapha, ce brave mameluk qui, à Austerlitz, avait été sur le point d'atteindre le grand-duc Constantin de Russie. Ses camarades jurèrent de le venger; mais il n'était pas possible pour le moment de s'arrêter; la cavalerie continua donc de défiler rapidement, sous une grêle de balles, jusqu'à la Puerta del Sol. Nous y trouvâmes le prince Murat aux prises avec une foule immense et compacte d'hommes armés, parmi lesquels on remarquait quelques milliers de soldats espagnols avec des canons tirant à mitraille sur les Français.
En voyant arriver les mameluks qu'ils redoutaient beaucoup, les Espagnols essayèrent néanmoins de faire résistance; mais leur résolution ne fut pas de longue durée, tant l'aspect des Turcs effrayait les plus braves!… Les mameluks, s'élançant le cimeterre à la main sur cette masse compacte, firent en un instant voler une centaine de têtes, et ouvrirent passage aux chasseurs de la garde, ainsi qu'à la division de dragons, qui se mit à sabrer avec furie. Les Espagnols, refoulés de la place, espéraient échapper par les grandes et nombreuses rues qui y aboutissent de toutes les parties de la ville; mais ils furent arrêtés par d'autres colonnes françaises, auxquelles Murat avait indiqué ce point de réunion. Il y eut aussi dans d'autres quartiers plusieurs combats partiels, mais celui-ci fut le plus important et décida la victoire en notre faveur. Les insurgés eurent douze à quinze cents hommes tués et beaucoup de blessés, et leur perte eût été infiniment plus considérable, si le prince Murat n'eût fait cesser le feu.
Comme militaire, j'avais dû combattre des hommes qui attaquaient l'armée française; mais je ne pouvais m'empêcher de reconnaître, dans mon for intérieur, que notre cause était mauvaise, et que les Espagnols avaient raison de chercher à repousser des étrangers qui, après s'être présentés chez eux en amis, voulaient détrôner leur souverain et s'emparer du royaume par la force! Cette guerre me paraissait donc impie, mais j'étais soldat et ne pouvais refuser de marcher sans être taxé de lâcheté!… La plus grande partie de l'armée pensait comme moi, et cependant obéissait de même!…
Les hostilités ayant cessé presque partout, et la ville étant occupée par nos troupes d'infanterie, la cavalerie qui encombrait les rues reçut l'ordre de rentrer dans ses camps. Les insurgés qui, du haut de l'hôtel du duc de Hijar, avaient tiré si vivement sur la garde impériale à son premier passage, avaient eu l'imprudente audace de rester à leur poste et de recommencer le feu au retour de nos escadrons; mais ceux-ci, indignés à la vue des cadavres de leurs camarades, que les habitants avaient eu la barbarie de hacher en petits morceaux, firent mettre pied à terre à un bon nombre de cavaliers, qui, après avoir escaladé les fenêtres du rez-de-chaussée, pénétrèrent dans l'hôtel et coururent à la vengeance!… Elle fut terrible!… Les mameluks, sur lesquels avait porté la plus grande perte, entrèrent dans les appartements, le cimeterre et le tromblon à la main, et massacrèrent impitoyablement tous les révoltés qui s'y trouvaient; la plupart étaient des domestiques du duc de Hijar. Pas un seul n'échappa, et leurs cadavres, jetés par-dessus les balcons, mêlèrent leur sang à celui des mameluks qu'ils avaient égorgés le matin.
CHAPITRE IV
Mission à Bayonne auprès de l'Empereur.—Abdication de Charles
IV.—Joseph est nommé roi.—Soulèvement général de l'Espagne.
Le combat ainsi terminé et la victoire assurée, Murat s'occupa de deux choses importantes: rendre compte à l'Empereur de ce qui venait de se passer à Madrid et faire partir la reine d'Étrurie, le vieux prince Antonio et surtout le jeune infant don Francisco, qui, effrayé par le bruit du canon et de la fusillade, consentait à présent à suivre sa sœur et son oncle. Mais ce convoi ne pouvait aller qu'à petites journées, tandis qu'il était fort important que les dépêches de Murat parvinssent au plus tôt à l'Empereur.
Vous prévoyez ce qui advint. Tant que l'Espagne avait été paisible, le prince Murat avait confié à ses aides de camp titulaires les nombreux rapports qu'il envoyait à l'Empereur; mais maintenant qu'il s'agissait de traverser une grande partie du royaume, au milieu des populations que la nouvelle du combat de Madrid devait porter à assassiner les officiers français, ce fut le rôle d'un aide de camp auxiliaire, et l'on me confia cette périlleuse mission. Je m'y attendais, et, bien qu'en suivant la liste des tours de service, ce ne fût pas à moi à marcher, je ne fis aucune observation.
Murat, appréciant fort mal le caractère de la nation castillane, s'imaginait que, terrifiée par la répression de la révolte de Madrid, elle n'oserait plus prendre les armes et se soumettrait entièrement. Comme il se flattait que Napoléon lui destinait le trône de Charles IV, il était radieux, et me dit plusieurs fois en me remettant ses dépêches: «Répétez à l'Empereur ce que je lui mande dans cette lettre: la victoire que je viens de remporter sur les révoltés de la capitale nous assure la paisible possession de l'Espagne!…» Je n'en croyais rien, mais me gardai bien de le dire, et me bornai à demander au prince Murat la permission de profiter, jusqu'à Buitrago, de l'escorte qui devait accompagner la voiture des princes espagnols, car je savais qu'un grand nombre de paysans des environs de Madrid, étant venus prendre part à l'insurrection, s'étaient, après leur défaite, dispersés et cachés dans les villages et campagnes du voisinage, d'où ils pouvaient fondre sur moi si je sortais de la ville. Murat ayant reconnu la justesse de mon observation, je pris un cheval de poste, et, marchant avec le régiment qui escortait les Infants, j'arrivai le soir même à Buitrago, où les princes espagnols devaient coucher; ainsi, à partir de ce bourg, plus d'escorte pour moi, j'allais m'élancer dans l'inconnu!…
Buitrago est situé au pied d'une des ramifications des monts Guadarrama; les officiers de nos dragons, me voyant prêt à partir à l'entrée de la nuit pour traverser ces montagnes, m'engageaient à attendre le jour; mais, d'une part, je savais que ces dépêches étaient pressées et ne voulais pas que l'Empereur et le prince Murat pussent m'accuser d'avoir ralenti ma course par peur; en second lieu, je comprenais que plus je m'éloignerais rapidement des environs de la capitale et devancerais la nouvelle du combat qui s'y était livré, moins j'aurais à craindre l'exaspération des populations que j'allais traverser. Je fus confirmé dans cette pensée par l'ignorance où je trouvai les habitants de Buitrago au sujet des événements qui avaient eu lieu le matin même à Madrid, et qu'ils n'apprirent que par les muletiers conducteurs des voitures des princes; mais comme le postillon que je venais de prendre à Buitrago avait probablement appris la nouvelle de celui qui m'avait conduit, je résolus de m'en débarrasser par une ruse. Après avoir parcouru deux lieues, je dis à cet homme que j'avais oublié dans l'écurie de sa poste un mouchoir contenant 20 douros (100 francs), et que tout en considérant cet argent comme à peu près perdu, je croyais cependant encore possible que personne ne l'eût trouvé; qu'il lui fallait donc retourner sur-le-champ à Buitrago, et que s'il me rapportait le mouchoir et son contenu au relais prochain où j'allais l'attendre, il y aurait cinq douros pour lui… Le postillon, enchanté de cette bonne aubaine, tourna bride à l'instant, et je continuai jusqu'au prochain relais. On n'y avait encore aucun avis du combat; j'étais en uniforme, mais, pour mieux écarter les soupçons que le maître de poste et ses gens pourraient avoir en me voyant arriver seul, je me hâtai de leur dire que le cheval du postillon qui m'accompagnait s'étant abattu et fortement blessé, j'avais engagé cet homme à le reconduire au pas à Buitrago. Cette explication paraissait fort naturelle; on me donna un nouveau cheval, un autre postillon, et je repartis au galop, sans m'inquiéter du désappointement qu'éprouverait le postillon de Buitrago. L'essentiel, c'est que j'étais désormais maître de mon secret, et en ne m'arrêtant nulle part, j'avais la certitude d'arriver à Bayonne avant que la voix publique eût fait connaître les événements de Madrid.
Je marchai toute la nuit dans les montagnes; le chemin y est fort beau, et j'entrai au point du jour à l'Herma. Il y avait garnison française dans cette ville, ainsi que dans toutes celles que j'avais à traverser pour me rendre à Bayonne. Partout nos généraux et nos officiers m'offraient des rafraîchissements, en me demandant ce qu'il y avait de nouveau; mais je tenais bouche close, de crainte qu'un accident me forçant à m'arrêter quelque part, je ne fusse devancé par les nouvelles que j'aurais moi-même répandues, ce qui m'aurait exposé aux attaques des paysans.
Il y a de Madrid à Bayonne la même distance que de cette dernière ville à Paris, c'est-à-dire deux cent vingt-cinq lieues, trajet bien long, surtout lorsqu'on le parcourt à franc étrier, le sabre au côté, sans prendre un seul quart d'heure de repos et par une chaleur brûlante… Aussi étais-je exténué!… Le besoin de sommeil m'accablait, mais je n'y cédai pas une seule minute, tant je comprenais la nécessité d'avancer rapidement. Pour me tenir éveillé, j'augmentais le pourboire des postillons, à condition qu'ils me chanteraient, tout en galopant, ces chansons espagnoles que j'aime tant, à cause de leur naïveté romantique et du charme de leurs airs expressifs, empruntés aux Arabes… Enfin je vis la Bidassoa et entrai en France!…
Marac n'est plus qu'à deux relais de Saint-Jean de Luz; j'y arrivai tout couvert de poussière, le 5 mai, au moment où l'Empereur, sortant de dîner, se promenait dans le parc en donnant le bras à la reine d'Espagne et ayant à côté de lui Charles IV. L'impératrice Joséphine, les princes Ferdinand et don Carlos les suivaient; le maréchal du palais, Duroc, et plusieurs dames venaient après.
Dès que l'aide de camp de service eut prévenu l'Empereur de l'arrivée d'un officier expédié en courrier par le prince Murat, il s'avança vers moi suivi des membres de la famille royale d'Espagne et me demanda à haute voix: «Qu'y a-t-il de nouveau à Madrid?» Embarrassé par la présence des personnages qui nous écoutaient, et pensant que Napoléon serait sans doute bien aise d'avoir les prémices des nouvelles que j'apportais, j'eus la prudence de me borner à présenter mes dépêches à l'Empereur en le regardant fixement sans répondre à sa question… Sa Majesté me comprit et s'éloigna de quelques pas pour lire ce que Murat lui annonçait.
Cette lecture terminée, Napoléon, m'appelant, se dirigea vers une allée isolée en me faisant de nombreuses questions sur le combat de Madrid, et il me fut aisé de voir qu'il partageait l'opinion de Murat, et qu'il considérait la victoire du 2 mai comme devant éteindre toute résistance en Espagne. Je croyais le contraire; et si Napoléon m'eût demandé ma façon de penser, j'aurais cru manquer à l'honneur en la dissimulant; mais je devais respectueusement me borner à répondre aux questions de l'Empereur, et je ne pouvais lui faire connaître mes tristes pressentiments que d'une manière indirecte. Aussi, en racontant la révolte de Madrid, je peignis des couleurs les plus vives le désespoir du peuple, en apprenant qu'on voulait conduire en France les membres de la famille royale qui se trouvaient encore en Espagne, le courage féroce dont les habitants, et même les femmes, avaient fait preuve pendant l'action, l'attitude sombre et menaçante qu'avait conservée la population de Madrid et des environs après notre victoire… J'allais peut-être me laisser aller à dévoiler toute ma pensée, lorsque Napoléon me coupa la parole en s'écriant: «Bah! bah!… ils se calmeront et me béniront lorsqu'ils verront leur patrie sortir de l'opprobre et du désordre dans lesquels l'avait jetée l'administration la plus faible et la plus corrompue qui ait jamais existé!…» Après cette boutade, prononcée d'un ton sec, Napoléon m'ordonna de retourner au bout du jardin, afin de prier le roi Charles IV et la Reine de venir le joindre, et pendant que je hâtais le pas, il me suivit lentement en relisant les dépêches de Murat.
Les anciens souverains de l'Espagne s'étant avancés seuls vers l'Empereur, celui-ci leur annonça probablement la révolte et le combat de Madrid, car Charles IV s'approchant vivement de son fils Ferdinand, lui dit à haute voix avec l'accent de la plus grande colère: «Misérable! sois satisfait; Madrid vient d'être baigné dans le sang de mes sujets, répandu par suite de ta criminelle rébellion contre ton père!… Que ce sang retombe sur ta tête!…» La Reine, se joignant au Roi, accabla son fils des plus aigres reproches et leva même la main sur lui!… Alors les dames et les officiers s'éloignèrent par convenance de cette scène dégoûtante, à laquelle Napoléon vint mettre un terme. Ferdinand, qui n'avait pas répondu un seul mot aux remontrances sévères de ses parents, résigna le soir même la couronne à son père; il le fit moins par repentir que par crainte d'être traité comme l'auteur de la conspiration qui avait renversé Charles IV.
Le lendemain, le vieux roi, cédant à un ignoble désir de vengeance que fomentaient la Reine et le prince de la Paix, fit à l'Empereur l'abandon de tous ses droits à la couronne d'Espagne, moyennant quelques conditions, dont la principale lui conférait la propriété du château et de la forêt de Compiègne, ainsi qu'une pension de sept millions et demi de francs. Ferdinand eut la lâcheté de se désister aussi de ses droits héréditaires en faveur de Napoléon, qui lui accorda un million de traitement et le beau château de Navarre, en Normandie. Ce château, ainsi que celui de Compiègne, se trouvant alors en réparation, le roi Charles IV, la reine d'Espagne, celle d'Étrurie et le prince de la Paix allèrent habiter provisoirement Fontainebleau, tandis que Ferdinand, ses deux frères et son oncle furent envoyés à Valençay, fort belle terre du Berry appartenant à M. de Talleyrand. Ils y furent bien traités, mais exactement surveillés par la garnison que commandait le colonel Bertemy, ancien officier d'ordonnance de l'Empereur. Ainsi se trouva consommée la spoliation la plus inique dont l'histoire moderne fasse mention.
De tout temps, la victoire a donné au vainqueur le droit de s'emparer des États du vaincu à la suite d'une guerre franche et loyale; mais disons-le sincèrement, la conduite de Napoléon dans cette scandaleuse affaire fut indigne d'un grand homme tel que lui. S'offrir comme médiateur entre le père et le fils pour les attirer dans un piège, les dépouiller ensuite l'un et l'autre… ce fut une atrocité, un acte odieux, que l'histoire a flétri et que la Providence ne tarda pas à punir, car ce fut la guerre d'Espagne qui prépara et amena la chute de Napoléon.
Il faut cependant être juste: tout en manquant de probité politique, l'Empereur ne se faisait pas d'illusions sur ce qu'il y avait de répréhensible dans sa conduite, et je tiens de M. le comte Defermont, l'un de ses ministres, qu'il en fit l'aveu en plein conseil; mais il ajouta qu'en politique il ne fallait jamais oublier ce grand axiome: «Le bon résultat et la nécessité justifient les moyens.» Or, à tort ou à raison, l'Empereur avait la ferme conviction que, pour contenir le Nord, il fallait fonder sous la protection de la France un grand empire dans le midi de l'Europe, ce qu'on ne pouvait exécuter sans posséder l'Espagne. Napoléon, ainsi mis en mesure de disposer de ce beau royaume, l'offrit à Joseph, son frère aîné, alors à Naples.
Plusieurs historiens ont blâmé l'Empereur de n'avoir pas mis sur le trône d'Espagne son beau-frère Murat, qui, habitué au commandement des troupes, ainsi qu'aux périls de la guerre, paraissait bien mieux convenir au gouvernement d'une nation ardente et fière, que le timide et nonchalant Joseph, ami des arts, totalement étranger aux occupations militaires, et récemment amolli par les délices de Naples. Il est certain que dès l'entrée de Murat en Espagne, sa réputation guerrière, sa haute stature, sa belle prestance martiale, ses manières, tout enfin, jusqu'à son costume bizarre, toujours empanaché et bariolé, partie à l'espagnole, partie à la française, plurent infiniment à la nation castillane, et je suis convaincu que si elle eût cru devoir accepter un roi pris dans la famille de Napoléon, elle aurait à cette époque préféré le chevaleresque Murat au faible Joseph. Mais depuis le combat de Madrid, dont la voix publique avait infiniment exagéré les résultats, l'admiration que le peuple espagnol avait eue d'abord pour Murat s'était changée en haine implacable!…
Je crois être certain que l'Empereur avait d'abord jeté les yeux sur Murat pour le faire roi des Espagnols, mais qu'informé plus tard de la répulsion que la nation avait conçue contre ce prince, il regarda la chose comme impossible et l'envoya régner à Naples en remplacement de Joseph, auquel il donna la couronne d'Espagne. Ce fut un grand malheur, car Murat eût été fort utile pour la guerre qui éclata bientôt dans la Péninsule, tandis que le roi Joseph ne fut qu'un embarras.
Pour donner une couleur de légalité à l'avènement de son frère au trône d'Espagne, Napoléon avait invité toutes les provinces de ce royaume à nommer des députés qui devaient se réunir à Bayonne pour rédiger une Constitution. Beaucoup s'abstinrent, mais le plus grand nombre se rendit à l'appel, les uns par curiosité, les autres par patriotisme, espérant qu'on leur rendrait l'un de leurs deux rois. Ils se formèrent en assemblée, mais bientôt ils s'aperçurent que leurs délibérations ne seraient pas libres. Cependant, les uns, guidés par la conviction qu'un frère du puissant empereur des Français pouvait seul rendre l'Espagne heureuse, les autres, poussés par le désir de sortir de la souricière dans laquelle ils se voyaient pris, tous reconnurent la royauté de Joseph, mais fort peu restèrent avec lui; la plupart s'empressèrent de rentrer en Espagne, où, dès leur arrivée, ils protestèrent contre le vote qu'ils prétendaient leur avoir été arraché.
J'avais quitté Bayonne le 11 mai pour retourner à Madrid auprès de Murat, auquel je portais les dépêches de l'Empereur. Je trouvai dans toutes les provinces que je traversai les esprits fort agités, car on y connaissait l'abdication forcée de Ferdinand VII, l'idole du peuple, et l'on comprenait que Napoléon allait s'emparer du trône d'Espagne; aussi l'insurrection s'organisait-elle de toutes parts. Heureusement, nos troupes occupaient toutes les villes et bourgs situés entre la France et Madrid, sans quoi j'eusse été certainement assassiné. On m'escortait d'un poste à l'autre, ce qui ne m'empêcha point d'être attaqué plusieurs fois: un cavalier fut même tué auprès de moi au passage du célèbre défilé de Pancorbo, et je trouvai deux cadavres de nos fantassins dans la montagne de Somo-Sierra. C'étaient les prémices de ce que les Espagnols nous préparaient!
Les dépêches que je portais au prince Murat contenaient la lettre par laquelle l'Empereur lui annonçait officiellement son élévation au trône de Naples, car il fut très sombre pendant quelques jours et tomba enfin si gravement malade que Napoléon, prévenu par le chef d'état-major Belliard, dut envoyer le général Savary pour prendre la direction des mouvements de l'armée, ce qui était au-dessus de ses talents militaires, surtout dans les circonstances difficiles qui allaient se présenter.
La maladie dont Murat venait d'être atteint mit sa vie en danger; aussi, dès qu'il fut convalescent, il s'empressa de quitter l'Espagne, où il n'avait plus l'espoir de régner, et se fit transporter en France. Avant son départ, il me fit appeler dans son cabinet pour me demander si je voulais rester à Madrid auprès du général Belliard, qui désirait me garder. J'avais prévu cette question, et comme il ne me convenait nullement, après avoir servi plusieurs maréchaux et un prince, d'aller obscurément me confondre dans la foule des nombreux officiers de l'état-major général, pour y faire à peu près le métier de courrier au milieu des coups de fusil, sans gloire ni espoir d'avancement, je répondis que le maréchal Augereau, dont j'étais l'aide de camp, avait consenti à ce que j'allasse servir auprès du prince Murat, mais que, du moment que ce prince quittait l'Espagne, je considérais ma mission comme terminée et demandais à retourner auprès du maréchal Augereau.
Je partis donc de Madrid le 17 juin, avec Murat. Il était porté en litière; ses officiers et une nombreuse escorte l'accompagnaient: nous voyagions à petites journées et arrivâmes le 3 juillet à Bayonne, où se trouvaient encore l'Empereur et le nouveau roi d'Espagne.
Ce fut là que le prince Murat prit le titre de roi de Naples. Les officiers de son état-major ayant été le complimenter à ce sujet, il nous proposa de le suivre en Italie, promettant un avancement rapide à ceux qui passeraient à son service. Tous acceptèrent, excepté le chef d'escadron Lamothe et moi, qui avais bien résolu de ne jamais porter d'autre uniforme que celui de l'armée française. Je laissai mes chevaux en pension à Bayonne, et je me rendis à Paris auprès de ma mère et du maréchal Augereau, où je passai trois mois fort heureux.
Le combat du 2 mai et l'enlèvement de la famille royale avaient exaspéré la nation; toutes les populations se mirent en insurrection contre le gouvernement du roi Joseph, qui, bien qu'arrivé et proclamé à Madrid le 23 juillet, n'avait aucune autorité sur le pays. L'Espagne offre cela de particulier que Madrid, résidence habituelle des souverains, n'a aucune influence sur les provinces, dont chacune, ayant formé jadis un petit royaume séparé, en a conservé le titre. Chacun de ces anciens États a sa capitale, ses usages, ses lois et son administration particulières, ce qui lui permet de se suffire à lui-même lorsque Madrid est au pouvoir de l'ennemi. C'est ce qui arriva en 1808. Chaque province eut sa Junte, son armée, ses magasins et ses finances. Cependant la Junte de Séville fut reconnue comme pouvoir dirigeant central.
CHAPITRE V
Capitulation de Baylen et ses conséquences.—Nos troupes se retirent sur l'Èbre.—Évacuation du Portugal.—Je suis décoré et attaché à l'état-major du maréchal Lannes.
L'Espagne se levant alors comme un seul homme contre l'armée française, celle-ci se fût trouvée dans une position critique, lors même que, dirigée par un général habile, sa composition eût été aussi forte qu'elle était faible. Nous essuyâmes des revers sur terre comme sur mer, car une escadre fut forcée de se rendre en rade de Cadix, en même temps que le maréchal Moncey dut se retirer du royaume de Valence. La Junte souveraine de Séville déclara la guerre à la France au nom de Ferdinand VII. Le général Dupont, que Savary avait imprudemment lancé sans soutien en Andalousie, au delà des montagnes de la Sierra-Morena, voyant au commencement de juillet toutes les populations s'insurger autour de lui, et apprenant que les dix mille hommes du camp de Saint-Roch, les seules troupes de ligne espagnoles qui fussent réunies en corps d'armée, s'avançaient sous les ordres du général Castaños, résolut de se retirer vers Madrid et envoya à cet effet la division Vedel pour s'emparer de la Sierra-Morena et rouvrir les communications. Mais au lieu de suivre promptement cette avant-garde, le général Dupont, qui d'excellent divisionnaire était devenu un fort mauvais général en chef, prit la résolution de combattre où il se trouvait, et donna ordre à la division Vedel, déjà éloignée de plus de dix lieues, de revenir sur ses pas!… À cette première faute, Dupont joignit celle d'éparpiller les troupes qui restaient auprès de lui et de perdre un temps précieux à Andujar, sur les rives du Guadalquivir.
Les Espagnols, renforcés de plusieurs régiments suisses, profitèrent de ce retard pour envoyer une partie de leurs forces sur la rive opposée à celle qu'occupait notre armée, qui se trouva ainsi prise entre deux feux!… Rien, cependant, n'était encore perdu, si l'on eût combattu courageusement et avec ordre; mais Dupont avait si mal organisé ses troupes que, arrivées devant le défilé de Baylen, la queue de la colonne se trouvait à trois lieues de la tête!… Alors le général Dupont, au lieu de réunir ses forces, engagea successivement tous ses régiments, à mesure qu'ils arrivaient. Il en fit de même des pièces d'artillerie. Nos jeunes et faibles soldats, exténués par quinze heures de marche et huit heures de combat, tombaient de fatigue sous les rayons brûlants du soleil d'Andalousie; la plupart ne pouvaient plus ni marcher ni porter les armes, et se couchaient au lieu de combattre encore… Alors Dupont demanda une suspension d'armes, que les Espagnols acceptèrent avec d'autant plus d'empressement qu'ils craignaient un prochain changement à leur désavantage.
En effet, la division Vedel, qui la veille avait reçu l'ordre de joindre le général en chef, arrivait en ce moment derrière le corps espagnol qui barrait le passage à Dupont. Le général Vedel attaquant les Espagnols avec succès, ceux-ci envoyèrent un parlementaire le prévenir qu'ils étaient convenus d'un armistice avec le général Dupont. Vedel n'en tint aucun compte et continua vigoureusement le combat. Déjà deux régiments espagnols avaient mis bas les armes, plusieurs autres fuyaient, et le général Vedel n'était plus qu'à une petite lieue des troupes de Dupont qu'il allait dégager complètement, lorsque arrive un aide de camp de ce dernier qui, après avoir traversé l'armée ennemie, apporte à Vedel l'ordre de ne rien entreprendre, parce que l'on traite d'un armistice. Le général Vedel, au lieu de persister dans la bonne inspiration qui l'avait porté peu d'instants avant à refuser de reconnaître l'autorité d'un chef entouré d'ennemis, et obligé de faire passer par leurs mains les ordres qu'il donnait à ses subordonnés, Vedel s'arrête au milieu de sa victoire et ordonne de cesser le feu. Les Espagnols n'avaient cependant plus que huit cartouches par homme, mais il leur arrivait des renforts, et ils voulaient gagner du temps. Le général Dupont demanda au général Reding, Suisse au service de l'Espagne, la permission de passer avec son armée pour retourner à Madrid!… Reding, après y avoir consenti, déclara ne pouvoir rien faire sans l'autorisation du général Castaños, son supérieur, qui se trouvait à plusieurs lieues de là; celui-ci voulut à son tour en référer à la Junte supérieure, qui éleva toutes sortes de difficultés.
Pendant ce temps-là, les jeunes conscrits de Dupont étaient dans la plus pénible position. Dupont donnait des ordres contradictoires, ordonnant tour à tour à Vedel d'attaquer ou de ramener sa division sur Madrid. Vedel, prenant ce dernier parti, se trouvait le lendemain 21 juillet au pied de la Sierra-Morena, hors de l'atteinte de Castaños.
Mais, malheureusement, le général Dupont s'était décidé à capituler, et, par une faiblesse vraiment inqualifiable, il avait compris dans cette capitulation les troupes du général Vedel, auxquelles il donna l'ordre de revenir à Baylen. Ces dernières, mises désormais en position de regagner Madrid, s'y refusèrent avec tumulte. Leur général, au lieu de profiter de cet enthousiasme, leur fit comprendre à quelles représailles elles exposaient les huit mille hommes de Dupont, ajoutant que la capitulation n'avait rien de rigoureux, puisqu'elle stipulait leur transport en France, où leurs armes leur seraient rendues. Les officiers et soldats déclarèrent que mieux valait alors se retirer immédiatement tout armés sur Madrid; mais à force de prêcher l'obéissance passive, le général Vedel parvint à ramener sa division à Baylen, où elle mit bas les armes.
Le fait d'avoir compris dans la capitulation une division déjà hors d'atteinte de l'ennemi, fut de la part du général Dupont un acte des plus blâmables; mais que penser du général Vedel, obéissant aux ordres de Dupont qui n'était plus libre, et remettant aux Espagnols toute sa division d'un effectif de près de dix mille hommes? Dupont poussa l'égarement jusqu'à comprendre dans son traité toutes les troupes de son corps d'armée et même celles qui n'avaient pas passé la Sierra-Morena!
Le général Castaños exigea que ces détachements feraient vingt-cinq lieues pour venir rendre les armes! Entraînés par l'exemple, les commandants des corps isolés se conformèrent aux ordres du général Dupont. Un seul, il faut le citer, un seul, le brave chef de bataillon de Sainte-Église, répondit qu'il n'avait plus d'ordre à recevoir d'un général prisonnier de guerre, et marchant rapidement, malgré l'attaque des paysans insurgés, il parvint avec peu de pertes à rejoindre les avant-postes du camp français qui couvrait Madrid. L'Empereur donna à ce courageux et intelligent officier le grade de colonel.
À l'exception du bataillon de M. de Sainte-Église, toute l'armée du général Dupont, forte de 25,000 hommes, se trouva ainsi désarmée. Alors, les Espagnols, n'ayant plus rien à craindre, refusèrent de tenir les articles de la capitulation qui stipulaient le retour des troupes françaises dans leur patrie, et non seulement ils les déclarèrent prisonnières de guerre, mais, les maltraitant indignement, laissèrent égorger plusieurs milliers de soldats par les paysans!
Dupont, Vedel et quelques généraux obtinrent seuls la permission de retourner en France. Les officiers et les soldats furent d'abord entassés sur des pontons stationnés sur la rade de Cadix; mais une fièvre épidémique fit de tels ravages parmi eux, que les autorités espagnoles, craignant que Cadix n'en fût infesté, reléguèrent les survivants dans l'île déserte de Cabrera, qui ne possède ni eau ni maisons! Là, nos malheureux Français, auxquels on apportait toutes les semaines quelques tonnes d'eau saumâtre, du biscuit de mer avarié et un peu de viande salée, vécurent presque en sauvages, manquant d'habits, de linge, de médicaments, ne recevant aucune nouvelle de leurs familles et même de la France, et étant obligés, pour s'abriter, de creuser des tanières comme des bêtes fauves!… Cela dura six ans, jusqu'à la paix de 1814; aussi, presque tous les prisonniers moururent de misère et de chagrin. M. de Lasalle, qui devint officier d'ordonnance du roi Louis-Philippe, était du nombre de ces malheureux Français, et lorsqu'on le délivra, il était, comme la plupart de ses camarades, presque entièrement nu depuis plus de six ans!… Les Espagnols, lorsqu'on leur faisait observer que la violation du traité de Baylen était contraire au droit des gens, admis chez tous les peuples civilisés, répondaient que l'arrestation de Ferdinand VII leur roi n'avait pas été plus légale, et qu'ils ne faisaient que suivre l'exemple que Napoléon leur avait donné!… Il faut convenir que ce reproche ne manquait pas de fondement.
Lorsque l'Empereur apprit le désastre de Baylen, sa colère fut d'autant plus terrible, que jusque-là il avait considéré les Espagnols comme aussi lâches que les Italiens, et pensé que leur levée de boucliers ne serait qu'une révolte de paysans, que la présence de quelques bataillons français disperserait en peu de jours; aussi versa-t-il des larmes de sang en voyant ses aigles humiliées et le prestige d'invincibles s'éloigner des troupes françaises!… Combien il devait regretter d'avoir composé ses armées d'Espagne de jeunes et inhabiles conscrits, au lieu d'y envoyer les vieilles bandes qu'il avait laissées en Allemagne! Mais rien ne saurait peindre sa colère contre les généraux Dupont et Vedel, qu'il eut le tort d'enfermer pour éviter le scandale d'une procédure retentissante, et qui furent désormais considérés comme victimes du pouvoir arbitraire. On ne les traduisit en conseil de guerre que cinq ans après: c'était trop tard.
Il est facile de concevoir l'effet que la capitulation de Baylen produisit sur l'esprit d'un peuple orgueilleux et aussi exalté que le peuple espagnol!… L'insurrection prit un immense développement. En vain le maréchal Bessières avait-il battu l'armée des Asturies dans les plaines de Miranda de Rio-Seco; rien ne pouvait arrêter l'incendie.
La Junte de Séville correspondit par l'entremise de l'Angleterre avec le général La Romana, commandant les 25,000 hommes fournis par l'Espagne à Napoléon en 1807. Ce corps, placé maladroitement sur les côtes par Bernadotte, fut ramené dans sa patrie et augmenta le nombre de nos ennemis. Les places fortes encore occupées par les Espagnols se défendaient avec vigueur, et plusieurs villes ouvertes se transformèrent en places fortes. Saragosse avait donné l'exemple, et bien qu'attaquée depuis quelque temps, elle se défendait avec un acharnement qui tenait de la rage.
La capitulation de Baylen allait permettre à l'armée espagnole d'Andalousie de marcher sur Madrid, ce qui contraignit le roi Joseph à s'éloigner le 31 juillet de sa capitale, dans laquelle il n'avait passé que huit jours! Il se retira avec un corps d'armée derrière Miranda del Ebro, où le fleuve offre une bonne ligne de défense. Nos troupes abandonnèrent le siège de Saragosse, ainsi que celui de plusieurs places fortes de la Catalogne, et le rendez-vous général fut sur l'Èbre. Telle était la position de notre armée en Espagne au mois d'août. On ne tarda pas à être informé d'un nouveau malheur: le Portugal venait de nous être enlevé!… L'imprudent général Junot avait tellement disséminé ses troupes, qu'il occupait tout le royaume avec sa petite armée et faisait, par exemple, garder l'immense province des Algarves, située à plus de quatre-vingts lieues de lui, par un simple détachement de 800 hommes. Il y avait vraiment folie!
Aussi, on apprit que les Anglais, après avoir débarqué un corps nombreux au portes de Lisbonne, et s'être donné pour auxiliaire la population révoltée contre les Français, avaient attaqué Junot avec des forces tellement supérieures que celui-ci, après avoir combattu toute une journée, avait été obligé de capituler à Vimeira, devant le général Arthur Wellesley, qui fut depuis le célèbre lord Wellington. Ce général, alors le plus jeune de l'armée anglaise, n'eut ce jour-là le commandement que par suite du retard apporté au débarquement de ses chefs. Sa réputation et sa fortune datent de cette journée. La capitulation portait que l'armée française évacuerait le Portugal et serait transportée en France par mer, sans être prisonnière de guerre ni déposer les armes. Les Anglais exécutèrent fidèlement ces traités; mais comme ils prévoyaient que l'Empereur se hâterait d'envoyer en Espagne les troupes que Junot ramènerait de Lisbonne, ils les conduisirent à Lorient, à trente jours de marche de Bayonne, au lieu de les débarquer à Bordeaux.
En effet, Napoléon dirigeait vers la Péninsule des forces immenses; mais cette fois ce n'étaient plus de jeunes et faibles conscrits auxquels les Espagnols allaient avoir affaire, car l'Empereur fit venir d'Allemagne trois corps d'armée d'infanterie et plusieurs de cavalerie, tous composés de vieilles bandes qui avaient combattu à Iéna, Eylau, Friedland, et il y joignit une grande partie de sa garde; puis il se prépara à se rendre lui-même en Espagne à la tête de ces troupes, dont l'effectif s'élevait à plus de 100,000 hommes, sans compter les divisions de jeunes soldats restés sur la ligne de l'Èbre et dans la Catalogne, ce qui devait porter l'armée à 200,000 hommes!
Quelques jours avant son départ, l'Empereur, qui avait l'intention d'emmener Augereau avec lui, si sa blessure reçue à Eylau lui permettait d'accepter un commandement, l'avait fait venir à Saint-Cloud. J'accompagnais le maréchal auprès duquel j'étais de service, et me tenais à l'écart avec les aides de camp de Napoléon pendant que celui-ci se promenait avec Augereau. Il paraît qu'après avoir traité du sujet qui motivait cette démarche, leur conversation étant tombée sur la bataille d'Eylau et sur la conduite glorieuse du 14e de ligne, Augereau parla du dévouement avec lequel j'avais été porter des ordres à ce régiment, en traversant des milliers de Cosaques, et entra dans les plus grands détails sur les dangers que j'avais courus en remplissant cette périlleuse mission, ainsi que sur la manière vraiment miraculeuse dont j'avais échappé à la mort, après avoir été dépouillé et laissé tout nu sur la neige. L'Empereur lui répondit: «La conduite de Marbot est fort belle; aussi lui ai-je donné la croix!» Le maréchal lui ayant déclaré avec raison que je n'avais reçu aucune récompense, Napoléon soutint ce qu'il avait avancé, et pour le prouver, il fit appeler le major général prince Berthier. Celui-ci alla compulser ses registres, et le résultat de cet examen fut que l'Empereur, informé de ce que j'avais fait à Eylau, avait bien porté le nom de Marbot, aide de camp du maréchal Augereau, parmi les officiers qu'il voulait décorer, mais sans ajouter mon prénom, parce qu'il ignorait que mon frère fût à la suite de l'état-major du maréchal; de sorte qu'au moment de délivrer les brevets, le prince Berthier, toujours très occupé, avait dit pour tirer son secrétaire d'embarras: «Il faut donner la croix à l'aîné.» Mon frère avait donc été décoré, bien que ce fût la première affaire à laquelle il assistât et que, récemment arrivé des Indes, par suite d'un congé temporaire, il ne fît même pas partie officiellement de la grande armée, son régiment étant à l'île de France. Ainsi se trouva vérifiée la prédiction qu'Augereau avait faite à Adolphe, lorsqu'il lui dit: «En vous plaçant dans le même état-major que votre frère, vous vous nuirez mutuellement.»
Quoi qu'il en soit, l'Empereur, après avoir un peu grondé Berthier, se dirigea vers moi, me parla avec bonté, et prenant la croix d'un de ses officiers d'ordonnance, il la plaça sur ma poitrine!… C'était le 29 octobre 1808. Ce fut l'un des plus beaux jours de ma vie, car, à cette époque, la Légion d'honneur n'avait point encore été prodiguée, et on y attachait un prix qu'elle a malheureusement bien perdu depuis… Être décoré à vingt-six ans!… Je ne me sentais pas de joie!… La satisfaction du bon maréchal égalait la mienne, et pour la faire partager à ma mère, il me conduisit auprès d'elle. Aucun de mes grades ne me causa un tel bonheur. Mais ce qui mit le comble à ma satisfaction, c'est que le maréchal du palais, Duroc, envoya chercher le chapeau qu'un boulet avait troué sur ma tête à la bataille d'Eylau: Napoléon voulait le voir!…
Sur le conseil même de Napoléon, Augereau ne pouvait faire campagne; il pria donc le maréchal Lannes, qui avait un commandement en Espagne, de vouloir bien me prendre avec lui, non plus comme aide de camp auxiliaire, tel que je l'avais été auprès du même maréchal pendant la campagne de Friedland, mais comme aide de camp en pied, ce qui fut fait. Toutefois je devais retourner auprès d'Augereau s'il reprenait du service.
Je partis donc en novembre pour Bayonne, qui, pour la quatrième fois, était mon point de rendez-vous avec le nouveau chef auprès duquel je devais servir. Mes équipages, laissés à Bayonne, se trouvèrent tout préparés, et il me fut possible de prêter un cheval au maréchal Lannes, les siens n'étant pas encore arrivés lorsque l'Empereur passa la frontière. Je connaissais parfaitement le pays que nous devions parcourir, ses usages et un peu sa langue; je pus donc rendre quelques services au maréchal, qui n'était jamais venu dans cette partie de l'Europe.
Presque tous les officiers que le maréchal Lannes avait eus près de lui pendant les campagnes précédentes ayant obtenu de l'avancement dans divers régiments à la paix de Tilsitt, ce maréchal s'était trouvé en 1808 dans la nécessité de former un nouvel état-major pour aller en Espagne, et bien que Lannes fût un homme des plus fermes, diverses considérations l'avaient déterminé à prendre des officiers dont les uns, faute de goût pour le métier, les autres par jeunesse et inexpérience, n'avaient aucune connaissance de la guerre. Aussi, quoiqu'à l'exemple du maréchal chacun fût très brave, c'était le moins militaire des états-majors dans lesquels j'ai servi.
Le premier aide de camp était le colonel O'Meara, descendant de l'un de ces Irlandais ramenés en France par Jacques II. Le général Clarke, duc de Feltre, son beau-frère, l'avait fait admettre auprès de Lannes; il était brave, mais pouvait rendre peu de services; il fut préposé dans la suite au commandement d'une petite place forte de Belgique, où il mourut.
Le second aide de camp était le chef d'escadron Guéhéneuc, beau-frère du maréchal Lannes, homme fort instruit et aimant l'étude; devenu colonel du 26e léger, il se fit bravement blesser à la Bérésina. Il commanda en dernier lieu à Bourges, en qualité de lieutenant général.
Le troisième aide de camp, le chef d'escadron Saint-Mars, excellent homme, ancien ingénieur auxiliaire, devint colonel du 3e de chasseurs et fut fait prisonnier en Russie. Comme général de brigade, il finit par remplir les fonctions de secrétaire général de l'ordre de la Légion d'honneur.
J'étais le quatrième aide de camp du maréchal Lannes.
Le cinquième était le marquis Seraphino d'Albuquerque, grand seigneur espagnol, bon vivant et fort brave. Il avait eu de nombreux démêlés avec le prince de la Paix et finit par entrer dans la compagnie des gendarmes d'ordonnance, d'où il passa à l'état-major du maréchal Lannes. Un boulet lui brisa les reins à la bataille d'Essling et le jeta raide mort sur la poussière!
Le sixième aide de camp était le capitaine Watteville, fils du grand landmann de la République helvétique et représentant la nation suisse auprès du maréchal Lannes, qui avait le titre de colonel des troupes suisses au service de la France. Il fit la campagne de Russie comme chef d'escadron des lanciers rouges de la garde, et je le retrouvai un bâton à la main au passage de la Bérésina. J'eus beau lui offrir l'un des onze chevaux que je ramenais dans cette retraite, je ne pus l'empêcher de succomber au froid et à la fatigue en approchant de Vilna.
Le septième aide de camp était le célèbre Labédoyère, qui sortait des gendarmes d'ordonnance. Labédoyère était beau, grand, spirituel, brave, instruit, parlant bien, quoique bredouillant un peu. Devenu aide de camp du prince Eugène de Beauharnais, il était colonel en 1814. On sait comment il amena son régiment à l'Empereur au retour de l'île d'Elbe. La Restauration le fit juger et fusiller.
Le huitième aide de camp se nommait de Viry, fils du sénateur de ce nom, appartenant à une très ancienne famille de Savoie, alliée aux rois de Sardaigne. Je ne lui connaissais que des qualités; aussi m'étais-je lié intimement avec lui. Je l'aimais comme un frère. Élève de l'École militaire, il devint capitaine en Espagne en 1808 et fut grièvement blessé à Essling l'année suivante; il mourut dans mes bras à Vienne.
Outre les huit aides de camp titulaires, le maréchal avait attaché à son état-major deux officiers auxiliaires: le capitaine Dagusan, compatriote et ami de Lannes, qui se retira comme chef de bataillon, et le sous-lieutenant Le Couteulx de Canteleu, fils du sénateur de ce nom, sortant de l'école, très bien élevé, intelligent, brave et actif. Il suivit le prince Berthier en Russie, où il faillit périr pour s'être vêtu à la russe. Un grenadier à cheval lui enfonça la lame de son sabre à travers la poitrine! L'Empereur le ramena dans ses voitures. Il devint colonel aide de camp du Dauphin et mourut en me recommandant son fils.
CHAPITRE VI
Marche sur l'Èbre.—Bataille de Burgos.—Le maréchal Lannes remplace
Moncey dans le commandement de l'armée de l'Èbre.—Bataille de Tudela.
Dès mon arrivée à l'état-major, le maréchal Lannes me prévint qu'il comptait beaucoup sur moi, tant à cause de ce qu'Augereau lui avait dit sur mon compte, que pour la manière dont j'avais déjà servi auprès de lui-même pendant la campagne de Friedland. «Si vous n'êtes pas tué», me dit-il, «je vous ferai avancer très rapidement.» Le maréchal ne promettait jamais en vain, et la haute faveur dont il jouissait auprès de l'Empereur lui rendait tout possible. Je me promis donc de servir avec le courage et le zèle les plus soutenus.
En quittant Bayonne, nous marchâmes avec les colonnes de troupes jusque sur l'Èbre, où nous joignîmes le roi Joseph et la jeune armée qui avait fait la dernière campagne. Le repos et l'habitude des camps avaient donné à ces jeunes conscrits des forces et un air militaire qu'ils étaient loin d'avoir au mois de juillet précédent. Mais ce qui relevait surtout leur moral, c'était de se voir commandés par l'Empereur en personne et d'apprendre l'arrivée des anciens corps de la grande armée. Les Espagnols furent saisis d'étonnement et de crainte à l'aspect des vieux grenadiers de la véritable grande armée, et comprirent que les choses allaient changer de face.
En effet, à peine arrivé sur l'Èbre, l'Empereur lança au delà de ce fleuve de nombreuses colonnes. Tout ce qui voulut tenir devant elles fut exterminé ou ne dut son salut qu'à une fuite rapide. Cependant, les Espagnols, étonnés, mais non découragés, ayant réuni plusieurs de leurs corps d'armée sous les murs de Burgos, osèrent attendre la bataille. Elle eut lieu le 9 novembre et ne fut pas longue, car les ennemis, enfoncés dès le premier choc, s'enfuirent dans toutes les directions, poursuivis par notre cavalerie qui leur fit éprouver des pertes immenses.
Il arriva pendant cette bataille un fait extraordinaire, et heureusement fort rare. Deux jeunes sous-lieutenants de l'infanterie du maréchal Lannes, s'étant querellés, se battirent en duel devant le front de leur bataillon, sous une grêle de boulets ennemis… L'un d'eux eut la joue fendue d'un coup de sabre. Le colonel les fit arrêter et conduire devant le maréchal, qui les envoya dans la citadelle de Burgos et en rendit compte à l'Empereur. Celui-ci augmenta la punition, en interdisant à ces officiers de suivre leur compagnie au combat avant un mois. Ce laps de temps écoulé, le régiment de ces deux étourdis se trouvait à Madrid, lorsque l'Empereur, le passant en revue, ordonna au colonel de lui présenter, selon l'usage, les sujets qu'il proposait pour remplacer les officiers tués. Le sous-lieutenant qui avait eu la joue fendue était un excellent militaire. Son colonel ne crut pas devoir le priver d'avancement pour une faute qui, bien que grave, n'avait cependant rien de déshonorant; il le proposa donc à l'Empereur, qui, en apercevant une balafre de fraîche date sur la figure du jeune homme, se rappela le duel de Burgos et demanda d'un ton sévère à cet officier: «Où avez-vous reçu cette blessure?» Alors le sous-lieutenant, qui ne voulait ni mentir, ni avouer sa faute, tourna fort habilement la difficulté, car, plaçant son doigt sur sa joue, il répondit: «Je l'ai reçue là, Sire!…» L'Empereur comprit, et comme il aimait les hommes d'un esprit prompt, loin d'être choqué de cette originale repartie, il sourit et dit à l'officier: «Votre colonel vous propose pour le grade de lieutenant, je vous l'accorde; mais, à l'avenir, soyez plus sage, ou je vous casserai!…»
Je trouvai à Burgos mon frère qui faisait la campagne à l'état-major du prince Berthier, major général. Les talents militaires du maréchal Lannes grandissant tous les jours, l'Empereur, qui en avait une très haute opinion, ne lui donnait plus de commandement fixe, voulant le réserver auprès de sa personne pour l'envoyer partout où les affaires se trouveraient compromises, certain qu'il les rétablirait promptement. Aussi Napoléon, prêt à continuer sa marche sur Madrid, considérant qu'il avait laissé à sa gauche la ville de Saragosse occupée par les insurgés d'Aragon et soutenue par l'armée de Castaños, victorieuse de Dupont, et que le vieux maréchal Moncey tâtonnait, Napoléon, dis-je, ordonna au maréchal Lannes de se rendre à Logroño, centre de l'armée de l'Èbre, d'en prendre le commandement et d'attaquer Castaños. Moncey se trouva ainsi sous les ordres de Lannes; ce fut le premier exemple d'un maréchal de l'Empire commandant à son égal: Lannes méritait cette marque de confiance et de distinction. Il partit avec son état-major seulement. Nous prîmes la poste pour éviter les lenteurs qu'aurait entraînées le transport de nos équipages et de nos chevaux dans un trajet de cinquante kilomètres, et leur retour sur Burgos et Madrid: le capitaine Dagusan fut chargé de les conduire à la suite de Napoléon.
Vous savez qu'à cette époque, les relais espagnols n'avaient pas de chevaux de trait, mais qu'ils possédaient les meilleurs bidets de l'Europe. Le maréchal et nous, partîmes donc à franc étrier, escortés de poste en poste par des détachements de cavalerie. Nous rétrogradâmes ainsi jusqu'à Miranda del Ebro, d'où nous parvînmes à Logroño en longeant le fleuve. Le maréchal Moncey se trouvait dans cette ville et parut fort mécontent de ce que l'Empereur le plaçât sous les ordres du plus jeune des maréchaux, lui qui en était le doyen; mais force lui fut d'obéir.
Voyez ce que peut la présence d'un seul homme capable et énergique! Cette armée de conscrits, que Moncey n'osait mener à l'ennemi, mise en mouvement par le maréchal Lannes le jour de son arrivée, se porta avec ardeur contre l'ennemi, que nous joignîmes le lendemain 23, en avant de Tudela, où, après trois heures de combat, les fiers vainqueurs de Baylen furent enfoncés, battus, mis en pleine déroute, et s'enfuirent précipitamment vers Saragosse, en laissant des milliers de cadavres sur le champ de bataille!… Nous prîmes un grand nombre d'hommes, plusieurs drapeaux et toute l'artillerie… La victoire fut complète!
Dans cette affaire, une balle perça ma sabretache. J'avais eu au début de l'affaire une vive altercation avec Labédoyère. Voici à quel sujet. Ce dernier venait d'acheter un cheval fort jeune et peu dressé, qui, au premier bruit du canon, se cabra et refusa absolument d'avancer. Furieux, Labédoyère s'élança à terre, tira son sabre et coupa les jarrets du malheureux cheval, qui tomba tout sanglant sur l'herbe, où il se traînait en rampant. Je ne pus retenir mon indignation et la lui exprimai vivement. Mais Labédoyère prit très mal la chose, et nous en serions venus aux mains, si nous n'avions été en présence de l'ennemi. Le bruit de l'aventure s'étant répandu dans l'état-major, le maréchal Lannes, indigné, déclara que Labédoyère ne compterait plus au nombre de ses aides de camp. Désespéré, ce dernier saisissait déjà ses pistolets pour se brûler la cervelle, quand notre ami de Viry lui fit comprendre qu'il serait plus honorable d'aller chercher la mort dans les rangs ennemis que de se la donner lui-même. Précisément, de Viry, qui s'était rapproché du maréchal, reçut l'ordre de conduire un régiment de cavalerie contre une batterie espagnole. Labédoyère rejoint le régiment qui allait à la charge et s'élance un des premiers sur la batterie, qui fut enlevée, et nous vîmes de Viry et Labédoyère ramenant un canon qu'ils avaient pris ensemble!… Aucun d'eux n'était blessé, mais ce dernier avait reçu un biscaïen dans son colback, à deux doigts de la tête! Le maréchal fut d'autant plus touché du trait de courage que venait d'accomplir Labédoyère, que celui-ci, après lui avoir remis le canon, se préparait à se précipiter de nouveau sur les baïonnettes ennemies! Le maréchal le retint, et, lui pardonnant sa faute, il lui rendit sa place dans son état-major. Le soir même, Labédoyère vint noblement me serrer la main, et nous vécûmes depuis en bonne intelligence. Labédoyère et de Viry furent cités dans le bulletin de la bataille et nommés capitaines quelque temps après.
CHAPITRE VII
Mission périlleuse de Tudela à Aranda.—Incidents de route.—Je suis attaqué et grièvement blessé à Agreda.—Retour à Tudela.
Nous voici arrivés à l'une des phases les plus terribles de ma carrière militaire. Le maréchal Lannes venait de remporter une grande victoire, et, le lendemain, après avoir reçu les rapports de tous les généraux, il dicta le bulletin de la bataille qui devait être porté à l'Empereur par l'un de ses officiers. Or, comme Napoléon accordait habituellement un grade à l'officier qui venait lui annoncer un important succès, les maréchaux, de leur côté, donnaient ces missions à celui qu'ils désiraient faire avancer promptement. C'était une sorte de proposition à laquelle Napoléon ne manquait pas de faire droit. Le maréchal Lannes m'ayant fait l'honneur de me désigner pour aller informer l'Empereur de la victoire de Tudela, je pus me livrer à l'espoir d'être bientôt chef d'escadron; mais, hélas! mon sang devait encore couler bien des fois avant que j'obtinsse ce grade!…
La grande route de Bayonne à Madrid par Vitoria, Miranda del Ebro, Burgos et Aranda, se bifurque à Miranda avec celle qui conduit à Saragosse par Logroño et Tudela. Un chemin allant de Tudela à Aranda, au travers des montagnes de Soria, les unit et détermine un immense triangle. L'Empereur s'était avancé de Burgos jusqu'à Aranda, pendant le temps qu'il avait fallu au maréchal Lannes pour aller à Tudela et y livrer bataille; il était donc beaucoup plus court, pour aller le joindre, de se rendre directement de Tudela à Aranda que de revenir sur Miranda del Ebro. Mais cette dernière route avait l'immense avantage d'être couverte par les armées françaises, tandis que l'autre devait être remplie de fuyards espagnols, qui, échappés à la déroute de Tudela, pouvaient s'être réfugiés dans les montagnes de Soria. Cependant, comme l'Empereur avait prévenu le maréchal Lannes qu'il dirigeait le corps du maréchal Ney, d'Aranda sur Tudela par Soria, Lannes, qui croyait Ney peu éloigné, et avait envoyé le lendemain de la bataille une avant-garde à Tarazone, pour communiquer avec lui, pensait que cette réunion me garantirait de toute attaque jusqu'à Aranda; il m'ordonna donc de prendre la route la plus courte, celle de Soria. J'avouerai franchement que si l'on m'eût laissé le choix, j'aurais préféré faire le grand détour par Miranda et Burgos; mais l'ordre du maréchal étant positif, pouvais-je exprimer des craintes pour ma personne, devant un homme qui, ne redoutant jamais rien pour lui, était de même pour les autres?…
Le service des aides de camp des maréchaux fut terrible en Espagne!… Jadis, pendant les guerres de la Révolution, les généraux avaient des courriers payés par l'État pour porter leurs dépêches; mais l'Empereur, trouvant que ces hommes étaient incapables de donner aucune explication sur ce qu'ils avaient vu, les réforma, en ordonnant qu'à l'avenir les dépêches seraient portées par des aides de camp. Ce fut très bien tant qu'on fit la guerre au milieu des bons Allemands, qui n'eurent jamais la pensée d'attaquer un Français courant la poste; mais les Espagnols leur firent une guerre acharnée, ce qui fut très utile aux insurgés, car le contenu de nos dépêches les instruisait du mouvement de nos armées. Je ne crois pas exagérer en portant à plus de deux cents le nombre d'officiers d'état-major qui furent tués ou pris pendant la guerre de la Péninsule, depuis 1808 jusqu'en 1814. Si la mort d'un simple courrier était regrettable, elle devait l'être moins que la perte d'un officier d'espérance, exposé d'ailleurs aux risques du champ de bataille, ajoutés à ceux des voyages en poste. Un grand nombre d'hommes robustes et sachant bien leur métier demandèrent à faire ce service, mais l'Empereur n'y consentit jamais.
Au moment de mon départ de Tudela, le bon commandant Saint-Mars ayant hasardé quelques observations pour détourner le maréchal Lannes de me faire passer par les montagnes, celui-ci lui répondit: «Bah! bah! il va rencontrer cette nuit l'avant-garde de Ney, dont les troupes sont échelonnées jusqu'au quartier impérial d'Aranda!…» Je ne pouvais rien opposer à une telle décision. Je partis donc de Tudela le 24 novembre, à la chute du jour, avec un peloton de cavalerie, et arrivai sans encombre jusqu'à Tarazone, à l'entrée des montagnes. Je trouvai dans cette petite ville l'avant-garde du maréchal Lannes, dont le commandant, n'ayant aucune nouvelle du maréchal Ney, avait poussé un poste d'infanterie à six lieues en avant, vers Agreda, par où l'on attendait ce maréchal. Mais comme ce détachement se trouvait éloigné de tout secours, il avait reçu l'ordre de se replier et de rentrer à Tarazone, si la nuit se passait sans qu'il vît les éclaireurs du maréchal Ney.
À partir de Tarazone, il n'y a plus de grands chemins; on marche constamment dans des sentiers montueux, couverts de cailloux et d'éclats de rochers. Le commandant de notre avant-garde n'avait donc que de l'infanterie et une vingtaine de housards du 2e régiment (Chamborant). Il me fit donner un cheval de troupe, deux ordonnances, et je continuai mon chemin par un clair de lune des plus brillants. J'avais fait deux ou trois lieues, lorsque nous entendîmes plusieurs coups de fusil dont les balles sifflèrent très près de nous; nous ne vîmes pas ceux qui venaient de tirer; ils étaient cachés dans les rochers. Un peu plus loin, nous trouvâmes les cadavres de deux fantassins français nouvellement assassinés; ils étaient entièrement dépouillés, mais leurs shakos étant auprès d'eux, je pus lire les numéros gravés sur les plaques et reconnaître que ces infortunés appartenaient à l'un des régiments du corps du maréchal Ney. Enfin, à quelque distance de là, nous aperçûmes, chose horrible à dire!… un jeune officier du 10e de chasseurs à cheval, encore revêtu de son uniforme, cloué par les mains et les pieds à la porte d'une grange!… Ce malheureux avait la tête en bas, et l'on avait allumé un petit feu dessous!… Heureusement pour lui, ses tourments avaient cessé; il était mort!… Cependant, comme le sang de ses plaies coulait encore, il était évident que son supplice était récent et que les assassins n'étaient pas loin! Je mis donc le sabre à la main, et mes deux housards la carabine au poing.
Bien nous en prit d'être sur nos gardes, car peu d'instants après, sept ou huit Espagnols, dont deux montés, firent feu sur nous d'un buisson derrière lequel ils étaient blottis. Aucun de nous n'étant blessé, nos deux housards ripostèrent avec leurs carabines et tuèrent chacun un ennemi, puis, mettant le sabre à la main, ils fondirent rapidement sur les autres. J'aurais bien voulu les suivre, mais le cheval que je montais, s'étant déferré sur les cailloux, boitait si fortement qu'il me fut impossible de le mettre au galop. J'enrageais d'autant plus que je craignais que les housards, se laissant emporter à la poursuite des ennemis, n'allassent se faire tuer dans quelque embuscade. Je les appelai pendant cinq minutes; enfin, j'entendis la voix de l'un d'eux qui disait avec un accent fortement alsacien: «Ah! les brigands!… Vous ne connaissez pas encore les housards de Chamborant! Vous verrez qu'ils ne plaisantent pas!…» Mes cavaliers venaient encore d'abattre deux Espagnols, savoir: un Capucin, monté sur le cheval du pauvre lieutenant de chasseurs, dont il s'était passé la giberne autour du cou, et un paysan placé sur une mule, dont le dos portait aussi les habits des malheureux fantassins que j'avais trouvés morts. Il était évident que nous tenions les assassins!… Un ordre de l'Empereur prescrivait formellement de fusiller sur-le-champ tout Espagnol non militaire pris les armes à la main. Que faire d'ailleurs de ces deux brigands déjà grièvement blessés et qui venaient de tuer trois Français d'une façon si barbare?… Je poussai donc mon cheval en avant, afin de ne pas être témoin de l'exécution, et les housards passèrent le moine et le paysan par les armes, en répétant: «Ah! vous ne connaissez pas les Chamborant!»
Je ne pouvais comprendre comment un officier de chasseurs et deux fantassins du corps du maréchal Ney se trouvaient aussi près de Tarazone, lorsque leurs régiments n'y étaient point encore passés; mais il est probable que ces malheureux, pris ailleurs, étaient dirigés sur Saragosse, lorsque les Espagnols qui les conduisaient, ayant su la défaite de leurs compatriotes à Tudela, s'en étaient vengés en massacrant les prisonniers.
Je continuai ma route, dont le début était fort peu encourageant! Enfin, après quelques heures de marche, nous aperçûmes, en plein champ, un feu de bivouac. C'était celui du poste détaché par l'avant-garde française que j'avais laissée à Tarazone. Le sous-lieutenant qui commandait ce détachement, n'ayant aucune nouvelle du maréchal Ney, se disposait à retourner vers Tarazone au point du jour, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre. Il savait que nous n'étions qu'à deux petites lieues d'Agreda, mais ignorait si ce bourg était occupé par des troupes de l'une ou de l'autre nation. Je me trouvai alors dans une bien grande perplexité, car le détachement d'infanterie devait s'éloigner dans quelques heures, et si je retournais avec lui, quand je n'avais peut-être qu'une lieue à faire pour rencontrer la tête des colonnes du maréchal Ney, c'était faire preuve de peu de courage et m'exposer aux reproches du maréchal Lannes. D'un autre côté, si les troupes du maréchal Ney se trouvaient encore à un ou deux jours de marche, il était à peu près certain que je serais massacré par les paysans de ces montagnes ou par les soldats qui s'y étaient réfugiés, d'autant plus que je serais obligé de voyager seul. En effet, les deux braves housards qui avaient reçu l'ordre de m'accompagner jusqu'à ce que nous trouvions le peloton d'infanterie, devaient retourner à Tarazone.
N'importe!… Je me décidai à pousser en avant; mais, cette détermination prise, il restait encore une grande difficulté à vaincre: c'était de trouver une monture. Il n'y avait dans cette solitude ni ferme, ni village où je pusse me procurer un cheval; celui que je montais boitait horriblement; ceux des housards étaient très fatigués; d'ailleurs, aucun de ces hommes n'aurait pu me prêter le sien, sans être sévèrement puni par ses chefs, les règlements étant formels à ce sujet; enfin, le cheval de l'officier de chasseurs, ayant reçu pendant le combat une balle dans la cuisse, ne pouvait me servir. Il ne restait donc plus que la mule du paysan. Elle était magnifique et appartenait, d'après les lois de la guerre, aux deux housards, qui comptaient bien la vendre à leur retour au corps d'armée; cependant, ces deux bons soldats n'hésitèrent pas à me la prêter, et placèrent ma selle sur son dos. Mais cette maudite bête, plus habituée à porter le bât qu'à être montée, se montra tellement rétive et si entêtée que, dès que je voulus lui faire quitter le groupe des chevaux, elle se mit à ruer et ne voulut jamais marcher seule!… Je fus obligé d'en descendre, sous peine d'être jeté dans quelque précipice.
Je me décidai donc à partir à pied. J'avais déjà pris congé de l'officier d'infanterie, lorsque cet excellent jeune homme, nommé M. Tassin, ancien élève de l'École militaire de Fontainebleau, où il avait été lié avec mon malheureux frère Félix, courut après moi, en disant qu'il avait trop de regret de me voir ainsi m'exposer tout seul, et que, bien qu'il n'eût pas d'ordres à ce sujet, et que ses voltigeurs improvisés fussent tous des conscrits inhabiles et fort peu aguerris, il voulait m'en donner un, afin que j'eusse au moins un fusil et quelques cartouches en cas d'attaque. J'acceptai, et il fut convenu que je renverrais le fantassin avec le corps du maréchal Ney.
Je me mis donc en route avec le soldat qui devait m'accompagner. C'était un bas Normand, au parler lent, et cachant beaucoup de malice sous une apparente bonhomie. Les Normands sont généralement braves; j'en ai eu la preuve lorsque je commandais le 23e de chasseurs, dans lequel il y en avait 5 à 600; cependant, pour savoir jusqu'à quel point je pouvais compter sur celui qui me suivait, je causai avec lui chemin faisant, et lui demandai s'il tiendrait ferme dans le cas où nous serions attaqués. Mais lui, sans dire ni oui ni non, me répondit: «Dam… il faudra vouèr!…» D'où je conclus que mon nouveau compagnon pourrait bien, au moment du danger, aller voir ce qui se passait en arrière.
La lune venait de terminer son cours; le jour ne paraissait point encore, l'obscurité était devenue profonde, et nous trébuchions à chaque pas sur les gros cailloux dont les sentiers de ces montagnes sont couverts. La situation était pénible, mais j'avais l'espérance de trouver sous peu de temps les troupes du maréchal Ney, espérance qu'augmentait encore la rencontre que nous venions de faire des cadavres de soldats appartenant à son corps. J'avançai donc résolument, tout en écoutant, pour charmer mon ennui, les récits que le Normand faisait sur son pays. Enfin, l'aube commençant à paraître, j'aperçus les premières maisons d'un gros bourg: c'était Agreda.
Je fus consterné de ne pas trouver de postes avancés, car cela dénotait non seulement qu'aucune troupe du maréchal n'occupait ce lieu, mais encore que son corps d'armée était à une demi-journée au delà, puisque la carte n'indiquait de village qu'à cinq ou six lieues d'Agreda, et il n'était pas possible qu'on eût établi les régiments dans les montagnes, loin de toute habitation. Je me tins donc sur mes gardes, et avant de pénétrer plus avant, j'examinai la position.
Agreda, situé dans un vallon assez large, est bâti au pied d'une colline élevée, très escarpée des deux côtés. Le revers méridional, qui touche au bourg, est couvert de vignobles importants, la crête est hérissée de rochers et le revers nord garni de taillis fort épais, au bas desquels coule un torrent. On aperçoit au delà de hautes montagnes incultes et inhabitées. Agreda est traversé dans toute sa longueur par une principale rue, à laquelle viennent aboutir des ruelles fort étroites, que prennent les paysans pour se rendre à leurs vignes. En entrant dans le bourg, je laissai ces ruelles et les collines à ma droite. Pénétrez-vous bien de cette position, car c'est important pour comprendre mon récit.
Tout dormait dans Agreda; c'était un moment favorable pour le traverser; j'avais d'ailleurs l'espoir, bien faible il est vrai, qu'arrivé à l'autre extrémité, j'apercevrais peut-être les feux de l'avant-garde du maréchal Ney. J'avance donc, après avoir mis le sabre à la main et ordonné au fantassin d'armer son fusil. La grande rue était couverte d'une épaisse couche de feuilles mouillées, que les habitants y placent pour les convertir en fumier; nos pas ne faisaient donc aucun bruit, ce dont j'étais très satisfait…
Je marchais au milieu de la rue, ayant le soldat à ma droite; mais celui-ci, se trouvant sans doute trop en évidence, obliqua insensiblement jusqu'aux maisons, dont il rasait les murs, afin d'être moins en vue en cas d'attaque, ou plus à portée de gagner une des ruelles qui donnent dans la campagne. Cela me prouva combien je devais peu compter sur cet homme. Je ne lui fis néanmoins aucune observation.
Le jour commençait à poindre. Nous parcourûmes toute la grande rue sans rencontrer personne. Je m'en félicitais déjà, lorsque arrivé aux dernières maisons du bourg, je me trouve face à face à vingt-cinq pas de quatre carabiniers royaux espagnols à cheval, ayant le sabre à la main!… J'aurais pu, en toute autre circonstance, prendre ces cavaliers pour des gendarmes français, leurs uniformes étant absolument semblables; mais les gendarmes ne marchent pas à l'extrême avant-garde; ces hommes ne pouvaient donc appartenir au corps du maréchal Ney, et je compris tout de suite que c'étaient des ennemis. Je fis donc sur-le-champ demi-tour; mais, au moment où je le terminais pour faire face au côté par lequel j'étais venu, je vis briller une lame à six pouces de ma figure… Je portai vivement la tête en arrière, cependant je reçus au front un terrible coup de sabre, dont je porte encore la cicatrice au-dessus du sourcil gauche!… Celui qui venait de me blesser était le brigadier des carabiniers qui, ayant laissé ses quatre cavaliers en dehors du bourg, avait été, selon les usages militaires, reconnaître s'il ne contenait pas d'ennemis. Cet homme, que je n'avais pas rencontré, probablement parce qu'il se trouvait dans quelque ruelle, pendant que je parcourais la grande rue, venait de la reprendre pour rejoindre ses cavaliers, quand, m'apercevant, il s'était approché de moi sans bruit, sur l'épaisse couche de feuilles mouillées; il allait me fendre la tête par derrière, lorsque mon demi-tour m'ayant fait lui présenter la figure, je reçus le coup sur le front.
À l'instant même, les quatre carabiniers, qui n'avaient pas bougé, parce qu'ils voyaient ce que leur brigadier me préparait, vinrent le joindre au trot, et tous les cinq fondirent sur moi! Je courus machinalement vers les maisons qui étaient à ma droite, afin de m'adosser contre un mur; mais, par bonheur, une de ces ruelles étroites et escarpées qui montaient dans les vignes, se trouve à deux pas de moi. Le fantassin l'avait déjà gagnée; je m'y élance aussi, et les cinq carabiniers m'y suivent; mais du moins, ils ne pouvaient m'attaquer tous à la fois, car il n'y avait place que pour un seul cheval de front. Le brigadier marchait en tête; les quatre autres avançaient à la file. Bien que ma position ne fût pas aussi défavorable qu'elle eût pu l'être dans la grande rue, où j'eusse été entouré, elle demeurait néanmoins terrible. Le sang abondant qui sortait de ma blessure avait à l'instant même couvert mon œil gauche, dont je ne voyais plus du tout, et je sentais qu'il gagnait l'œil droit; j'étais donc forcé, de crainte d'être aveuglé, de tenir ma tête penchée sur l'épaule gauche, pour entraîner le sang de ce côté; il m'était impossible de l'étancher, étant obligé de me défendre contre le brigadier ennemi, qui me portait de grands coups de sabre! Je les parais de mon mieux, tout en montant à reculons, après m'être débarrassé du fourreau, ainsi que de mon colback, dont le poids me gênait.
N'osant tourner la tête, afin de ne pas perdre de vue mon adversaire avec lequel j'avais l'arme croisée, je dis au voltigeur, que je croyais derrière moi, de placer son fusil sur mon épaule, d'ajuster le brigadier espagnol et de faire feu… mais ne voyant pas passer le canon, je tourne vivement la tête, en rompant d'une semelle, et qu'aperçois-je?… Mon vilain soldat normand qui fuyait à toutes jambes vers le haut de la colline!… Le brigadier espagnol redoublant alors la vigueur de ses attaques, et voyant qu'il ne peut m'atteindre, enlève son cheval, dont les pieds de devant me frappent plusieurs fois en pleine poitrine; heureusement, ce ne fut pas avec force, parce que le terrain allant en montant, le cheval était mal assuré sur ses jambes de derrière, et chaque fois qu'il retombait à terre, je lui campais un coup de sabre sur le nez, si bien que l'animal ne voulut bientôt plus s'enlever contre moi.
Alors le brigadier exaspéré cria au cavalier qui marchait après lui: «Prends ta carabine, le terrain va en montant, je vais me baisser, et tu ajusteras ce Français par-dessus mes épaules…» Je compris que cet ordre était le signal de ma mort! Mais comme pour l'exécuter il fallait que le cavalier mît son sabre au fourreau, décrochât sa carabine, et que, pendant ce temps, le brigadier ne cessait de me porter de grands coups de pointe, en avançant le corps jusque sur l'encolure de sa monture, je me déterminai à tenter un acte de désespoir, qui devait me sauver ou me perdre!… Ayant l'œil fixé sur l'Espagnol, et lisant dans les siens qu'il allait se courber encore sur son cheval pour m'atteindre, je ne bougeai pas, mais à la seconde même où le haut de son corps se baissait vers moi, je fais un pas à droite, et portant vivement mon buste de ce côté, en me penchant, j'esquive le coup de mon adversaire et lui plonge plus de la moitié de la lame de mon sabre dans le flanc gauche!… Le brigadier, poussant un cri affreux, tomba à la renverse sur la croupe de son cheval! Il allait probablement rouler à terre, si le cavalier qui le suivait n'eût poussé en avant pour le recevoir dans ses bras…
Le mouvement rapide que je venais de faire en me baissant ayant fait sortir de la poche de ma pelisse les dépêches que je portais à l'Empereur, je les ramassai promptement et montai aussitôt au bout de la ruelle où commençaient les vignes. Là je me retournai, et vis les carabiniers espagnols s'empresser autour de leur brigadier blessé, et paraissant fort embarrassés de lui, ainsi que de leurs chevaux, dans cet étroit et rapide défilé.
Ce combat eut lieu dans bien moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter. Me voyant débarrassé de mes ennemis, au moins momentanément, je traversai les vignes et gagnai la crête de la colline; alors je considérai qu'il me serait impossible de remplir ma mission et d'aller joindre l'Empereur à Aranda. Je résolus donc de retourner auprès du maréchal Lannes, en regagnant d'abord le lieu où j'avais laissé M. Tassin et son piquet d'infanterie. Je n'avais plus l'espoir de les y retrouver, mais enfin c'était la direction dans laquelle était l'armée que j'avais quittée la veille. Je cherchai vainement des yeux mon voltigeur et ne l'aperçus pas, mais je vis quelque chose de plus utile pour moi, une source fort limpide. Je m'y arrêtai un moment, et déchirant un coin de ma chemise, j'en fis une compresse que je fixai sur ma blessure au moyen de mon mouchoir. Le sang jaillissant de mon front avait taché les dépêches que je tenais à la main; je ne m'en inquiétai pas, tant j'étais préoccupé de la fâcheuse position dans laquelle je me trouvais.
Les émotions de cette nuit agitée, la marche à pied que j'avais faite au milieu des cailloux, avec des bottes éperonnées, le combat que je venais de soutenir, les douleurs que j'éprouvais à la tête, le sang que j'avais perdu, tout cela avait épuisé mes forces… Je n'avais pris aucune nourriture depuis mon départ de Tudela et je ne trouvais que de l'eau pour me réconforter!… J'en bus à longs traits et me serais reposé plus longtemps auprès de cette charmante fontaine, si je n'eusse aperçu trois des carabiniers espagnols qui, sortant à cheval d'Agreda, se dirigeaient vers moi par les sentiers des vignes. Si ces hommes eussent eu le bon esprit de mettre pied à terre et d'ôter leurs bottes fortes, il est probable qu'ils seraient arrivés à me joindre; mais leurs chevaux, ne pouvant passer au milieu des ceps de vigne, gravissaient très péniblement les sentiers étroits et rocailleux; ils ne purent même plus monter, lorsque, arrivés à l'extrémité supérieure des vignobles, ils se trouvèrent arrêtés par les énormes rochers sur lesquels je m'étais réfugié.
Les cavaliers, longeant alors le bas de ces blocs de pierre, marchèrent parallèlement à la même direction que moi, à une grande portée de carabine, en me criant de me rendre; qu'étant militaires, ils me traiteraient en prisonnier de guerre, tandis que si les paysans me prenaient, je serais infailliblement égorgé. Ce raisonnement ne manquait pas de justesse; aussi, j'avoue que si je n'eusse pas été chargé de dépêches pour l'Empereur, je me serais peut-être rendu, car j'étais exténué!
Cependant, désirant conserver, autant qu'il me serait possible, le précieux dépôt que le maréchal avait confié à ma valeur, je continuai à marcher sans répondre; alors les trois cavaliers, prenant leurs carabines, firent feu sur moi. Leurs balles frappèrent les rochers à mes pieds, aucune ne m'atteignit, la distance étant trop grande pour que le tir pût être juste; je n'en fus pas ému, mais je m'effrayai en pensant que le bruit produit par les détonations des armes à feu allait attirer les paysans, que le soleil levant appelait d'ailleurs à leurs travaux. Je m'attendais donc à être assailli par les hordes des féroces habitants de ces montagnes. Ce triste pressentiment parut se vérifier, car j'aperçus, à une demi-lieue, une quinzaine d'hommes s'avançant au pas de course dans la vallée, en se dirigeant sur moi!… Ils portaient dans leurs mains quelque chose qui brillait au soleil; je ne doutai pas que ce fussent des paysans armés de leurs bêches, dont le fer reluisait ainsi. Je me considérais déjà comme perdu, et, dans mon désespoir, j'allais me laisser glisser le long des rochers du versant nord de la colline, afin de descendre dans le torrent, le traverser comme je le pourrais et aller me cacher dans quelque fondrière des grandes montagnes qui s'élèvent au delà de cette profonde gorge; puis, si je n'étais pas découvert, je me mettrais en route pendant la nuit, en me dirigeant vers Tarazone, si j'en avais la force…
Ce projet présentait bien des chances de perte, mais enfin c'était mon dernier espoir. J'allais le mettre à exécution, lorsque je m'aperçois que les trois carabiniers cessent de tirer sur moi et se portent en avant, pour reconnaître le groupe que je prenais pour des paysans. À leur approche, les instruments de fer, que je croyais être des bêches ou des pioches, s'abaissent, et j'ai la joie inexprimable de voir un feu de peloton dirigé contre les carabiniers espagnols, qui, tournant bride aussitôt, s'enfuirent rapidement vers Agreda, bien que deux d'entre eux parussent blessés!… Les arrivants sont donc des Français! m'écriai-je… Allons vers eux!… Et le bonheur de me voir délivré me rendant un peu de force, je descendis en m'appuyant sur la lame de mon sabre. Les Français m'avaient aperçu; ils gravirent la colline, et je me trouvai dans les bras du brave lieutenant Tassin!… Voici quelles circonstances m'avaient valu ce secours providentiel.
Le soldat qui m'avait abandonné pendant que j'étais aux prises avec les carabiniers dans les rues d'Agreda, avait promptement gagné les vignes, d'où, bondissant comme un chevreuil à travers les ceps, les fossés, les rocs et les haies, il avait parcouru en fort peu de temps les deux lieues qui le séparaient du point où nous avions laissé le poste de M. Tassin. Le détachement allait se mettre en route pour Tarazone et mangeait la soupe, lorsque mon voltigeur normand, arrivant tout essoufflé, mais ne voulant pas perdre un coup de dent, s'assoit auprès d'une gamelle et se met à déjeuner fort tranquillement, sans dire un mot de ce qui venait de se passer à Agreda!… Fort heureusement, il fut aperçu par M. Tassin, qui, étonné de le voir de retour, lui demanda où il avait quitté l'officier qu'il était chargé d'escorter, «Ma foi! répondit le Normand, je l'ai laissé dans le gros village, la tête à moitié fendue et se battant avec des cavaliers espagnols qui lui donnaient de grands coups de sabre.» À ces mots, le lieutenant Tassin fait prendre les armes à son détachement, choisit les quinze plus lestes et s'élance au pas de course vers Agreda. Cet officier et sa petite troupe avaient déjà fait une lieue, lorsque, entendant des coups de feu, ils en conclurent que je vivais encore, mais avais besoin d'un très prompt secours. Stimulés par l'espoir de me sauver, ces braves gens redoublent la vitesse de leur marche, et m'aperçoivent enfin sur la crête de la colline, servant de point de mire aux balles de trois cavaliers espagnols!…
M. Tassin et sa troupe étaient harassés; moi-même je n'en pouvais plus; on fit donc une petite halte, pendant laquelle vous pensez bien que j'exprimai ma vive reconnaissance au lieutenant ainsi qu'à ses voltigeurs, dont la joie égalait presque la mienne. Nous regagnâmes le bivouac, où M. Tassin avait laissé la moitié de son monde; la cantinière de la compagnie s'y trouvait; son mulet portait deux outres de vin, du pain, du jambon: je les achetai pour les donner aux voltigeurs, et on fit un déjeuner dont j'avais bien besoin et auquel participèrent les deux housards laissés dans ce poste la nuit précédente. L'un d'eux, montant la mule du moine, me prêta un cheval, et nous partîmes pour Tarazone. Je souffrais horriblement, parce que le sang durci formait une croûte sur ma blessure. Arrivé à Tarazone, je retrouvai l'avant-garde du maréchal Lannes. Le général qui la commandait me fit panser, puis me donna un cheval et deux housards pour m'escorter jusqu'à Tudela, où j'arrivai au milieu de la nuit.
Le maréchal, bien que malade, me reçut aussitôt et parut fort touché de ma mésaventure. Il fallait cependant que le bulletin de la bataille de Tudela fût promptement transmis à l'Empereur, qui devait attendre avec impatience des nouvelles du corps d'armée de l'Èbre. J'aurais d'autant plus désiré les lui porter que le maréchal, éclairé par ce qui venait de m'arriver dans les montagnes de Soria, consentait à ce que l'officier chargé de se rendre auprès de Napoléon, passât par Miranda et Burgos, dont les routes couvertes de troupes françaises ne présentaient aucun danger; mais j'étais tellement souffrant et harassé, qu'il m'eût été physiquement impossible de courir la poste à franc étrier. Le maréchal confia donc cette mission au commandant Guéhéneuc, son beau-frère. Je lui remis les dépêches: elles étaient rougies de mon sang. Le commandant Saint-Mars, chargé du secrétariat, voulait les recopier et changer l'enveloppe: «Non! non! s'écria le maréchal, il est bon que l'Empereur voie combien le capitaine Marbot les a défendues vaillamment!…» Il expédia donc le paquet tel qu'il se trouvait, en y joignant un billet pour expliquer à Sa Majesté la cause du retard, faire mon éloge et demander une récompense pour le lieutenant Tassin et les hommes qui étaient accourus avec tant de zèle à mon secours, sans calculer les dangers auxquels ils pouvaient s'exposer si les ennemis eussent été nombreux.
Effectivement, l'Empereur accorda quelque temps après la croix à M. Tassin ainsi qu'à son sergent, et une gratification de 100 francs à chacun des voltigeurs qui les avaient accompagnés. Quant au soldat normand, traduit devant un conseil de guerre, pour avoir abandonné son poste devant l'ennemi, il fut condamné à traîner le boulet pendant deux ans et à achever son temps de service dans une compagnie de pionniers.
CHAPITRE VIII
Nous rejoignons Napoléon.—Somo-Sierra.—Marche sur le
Portugal.—Passage du Guadarrama.—Benavente.—Échec de
Benavente.—Marche sur Astorga.
Le maréchal Lannes poussa ses troupes jusqu'aux portes de Saragosse; mais comme il manquait de grosse artillerie pour faire le siège de cette ville, dans laquelle s'étaient renfermés plus de soixante mille militaires, soldats et paysans, il se contenta pour le moment d'en faire garder les principales avenues, et remettant le commandement au maréchal Moncey, il partit pour aller rejoindre l'Empereur, ainsi que le portaient ses instructions. J'ai dit que le maréchal Lannes était tombé malade; il ne pouvait donc voyager à franc étrier, ainsi qu'il l'avait fait en venant. On trouva une voiture à Tudela, et l'on établit des relais avec les chevaux du train de l'armée.
Bien que je susse que le maréchal, voulant coucher tous les soirs, ne ferait qu'une vingtaine de lieues par jour, je prévoyais que le voyage serait très pénible pour moi, car les aides de camp doivent suivre à franc étrier la voiture du maréchal, et je sentais que le mouvement d'un cheval au galop, que j'allais subir plusieurs heures pendant sept à huit jours, aggraverait les douleurs affreuses que me faisait éprouver ma blessure; mais le maréchal eut la bonté de me donner une place dans sa voiture, où se trouvaient aussi les généraux Pouzet et Frère, ses deux amis. Ceux-ci aimaient beaucoup à causer, et même à s'égayer aux dépens du prochain, et comme ils ne me connaissaient que depuis quelque temps, ma présence les embarrassa d'abord; mais le maréchal leur ayant dit: «C'est un brave garçon, vous pouvez parler devant lui…», ils profitèrent largement de cet avis.
Ce voyage fut pour moi bien pénible, bien qu'on se reposât toutes les nuits. Nous revîmes Logroño, Miranda, Burgos, et montâmes à pied le célèbre défilé de Somo-Sierra, enlevé quelques jours avant sous les yeux de l'Empereur par les lanciers polonais de sa garde, qui, ce jour-là, virent le feu pour la première fois. Ce combat donna au général Montbrun, devenu célèbre depuis, l'occasion de se signaler.
Montbrun suivait le quartier général, lorsque l'Empereur, marchant d'Aranda sur Madrid, et devançant de quelques heures son infanterie, arriva au pied du Somo-Sierra, n'ayant avec lui que les lanciers polonais. La grande route, très escarpée sur ce point, et resserrée entre deux montagnes, se trouvait barrée par un petit retranchement de campagne, défendu par quelques milliers d'Espagnols. Napoléon qui voulait arriver ce jour-là même à Buitrago, se voyant arrêté dans sa marche et calculant que l'infanterie ne pourrait arriver de longtemps, ordonna aux Polonais de forcer le passage du défilé.
Les Polonais n'ont qu'une qualité, mais ils la possèdent au plus haut degré: ils sont généralement très braves. Leurs chefs, n'ayant aucune connaissance de la guerre qu'ils n'avaient jamais faite, ignoraient que pour passer un défilé il est nécessaire de laisser entre les escadrons un espace vide égal à la profondeur de chacun d'eux, afin que si les premiers sont repoussés, ils trouvent en arrière un terrain libre pour se reformer et ne se jettent pas sur les escadrons qui suivent. Les chefs polonais lancèrent donc à l'étourdie le régiment dans le défilé sans prendre les dispositions convenables. Mais, accueillis sur les deux flancs par une grêle de balles et trouvant la route barrée au sommet, ils éprouvèrent des pertes d'autant plus sensibles, que le premier escadron se jeta en désordre sur le deuxième, celui-ci sur le troisième, et ainsi de suite; de sorte que le régiment, ne formant plus qu'une masse informe sur une route encaissée, ne pouvait faire demi-tour et se trouvait fusillé presque à bout portant par les Espagnols placés sur les rochers voisins!
Il était fort difficile de débrouiller cette cohue. Enfin on y parvint, et les Polonais allèrent se reformer dans la plaine sous les yeux de l'Empereur, qui loua leur courage, en blâmant le peu de méthode qu'ils avaient mis dans l'attaque. Les chefs en convinrent, en exprimant le regret de n'avoir pas été conduits par un général expérimenté. Alors le major général Berthier, voulant du bien à Montbrun en ce moment peu en faveur, mais qu'il connaissait pour un excellent et très brave officier de cavalerie, informa Napoléon de la présence de ce général. L'Empereur le fit appeler et lui donna le commandement des lanciers, en lui ordonnant de recommencer l'attaque.
Montbrun était un homme superbe, dans le genre de Murat: haute taille, figure balafrée, barbe noire, attitude des plus militaires et excellent écuyer. Il plut aux Polonais, et ceux-ci ayant promis de se conformer à ses instructions, Montbrun, après avoir espacé leurs escadrons et pris toutes les dispositions nécessaires, se met fièrement à leur tête. Il s'élance dans le défilé… Quelques escadrons sont d'abord ébranlés par la fusillade; mais les diverses parties de la colonne ayant assez d'espace entre elles pour qu'il n'en résultât aucun désordre grave, on se remet et l'on parvient enfin au sommet de la montagne.
Le général Montbrun met pied à terre et court le premier aux retranchements pour arracher les palissades sous une grêle de balles. Les Polonais suivent son exemple; les retranchements sont enlevés; on remonte à cheval, et le régiment fond sur les Espagnols, dont il fait un massacre d'autant plus grand que le terrain, s'élargissant et allant en descendant jusqu'à Buitrago, permettait aux lanciers de joindre les fantassins ennemis qui fuyaient dans le plus grand désordre. Le défilé enlevé, l'Empereur le franchit, et arrivé au sommet, non seulement il voit le drapeau français flottant sur Buitrago, mais aperçoit à une lieue au delà de cette ville la cavalerie de Montbrun poursuivant les Espagnols en déroute!… Le soir, Napoléon félicita les Polonais, nomma Montbrun général de division et l'emmena quelques mois après en Autriche, où il commanda si bien une division que l'Empereur le nomma, en 1810, général en chef de toute la cavalerie de son armée de Portugal et lui confia un corps de la même arme pendant la campagne de Russie. Il fut tué à la bataille de la Moskowa.
Le maréchal Lannes ayant examiné la position dont je viens de parler, nous descendîmes le Somo-Sierra et allâmes coucher à Buitrago, d'où nous gagnâmes Madrid le lendemain. L'Empereur était depuis quelques jours dans cette ville, dont il n'avait pu se rendre maître qu'après un combat sérieux. Il y avait établi son frère, le roi Joseph. Le maréchal Lannes me présenta à Napoléon, qui me reçut avec bonté, en me disant que sous peu il récompenserait la conduite que j'avais tenue à Agreda. Nous trouvâmes M. Guéhéneuc à Madrid. Il portait les insignes de colonel dont l'Empereur lui avait conféré le grade, en recevant de sa main le bulletin de la bataille de Tudela, teint de mon sang. Guéhéneuc était un brave garçon; il vint à moi et me dit: «C'est vous qui avez couru les dangers et reçu le coup de sabre, et c'est moi qui ai obtenu le grade; mais j'espère que vous ne tarderez pas à être avancé.» Je l'espérais aussi; cependant j'avouerai franchement que j'en voulais un peu au maréchal pour l'obstination qu'il avait mise à me faire passer par Agreda; mais il fallait se soumettre à sa destinée!
Le maréchal Lannes fut logé à Madrid dans l'hôtel qu'avait occupé Murat. J'y trouvai le bon conseiller Hernandès, qui, sachant mon arrivée, était venu m'offrir d'habiter chez lui, ce que j'acceptai avec d'autant plus de reconnaissance que ma blessure s'était envenimée, et que de bons soins m'étaient nécessaires. Mon hôte me les prodigua, et j'étais en voie de guérison, lorsque de nouveaux événements me forcèrent à rentrer en campagne au milieu de l'hiver.
En effet, nous étions à peine depuis une semaine à Madrid, lorsque, le 21 décembre, l'Empereur apprenant que l'armée de Portugal osait marcher contre la capitale de l'Espagne, dont elle n'était plus qu'à quelques journées, fit à l'instant même battre la générale et sortit de la ville à la tête de sa garde et de plusieurs corps d'armée, pour se porter dans la direction de Valladolid, par où arrivaient les Anglais commandés par le général Moore. Le maréchal Lannes, étant rétabli, devait suivre l'Empereur, non plus en voiture, mais à cheval. Il me le fit observer, en me proposant de rester à Madrid jusqu'à ce que ma blessure fût complètement guérie. Mais deux motifs m'en empêchaient: d'abord, je voulais assister à la bataille qu'on allait livrer aux Anglais; en second lieu, je savais que l'Empereur ne donnait presque jamais d'avancement aux absents, et je tenais à obtenir le grade de chef d'escadron qui m'avait été promis. Je fis donc mes préparatifs de départ.
Une seule chose m'embarrassait: je ne pouvais, à cause de ma blessure au front, porter ni chapeau ni colback; ma tête était enveloppée avec des mouchoirs blancs, mais c'était une coiffure peu militaire pour figurer dans un état-major qui devait marcher constamment avec celui de l'Empereur! Pendant que cette pensée me tourmentait, j'aperçus un mameluk de la garde, coiffé de son turban à calotte rouge. J'avais un charmant képi de cette couleur brodé en or; je fis tortiller et coudre alentour un joli foulard, ce qui produisit une espèce de turban, que je plaçai au-dessus des bandes et des compresses qui couvraient ma blessure.
Nous sortîmes de Madrid à la chute du jour pour aller coucher au pied du mont Guadarrama, que l'Empereur voulait traverser le lendemain. Il gelait très fort; la route était couverte de verglas, les troupes, et surtout la cavalerie, marchaient péniblement. Le maréchal envoyait fréquemment des officiers pour s'assurer que les colonnes étaient en bon ordre pendant cette marche de nuit; mais comprenant ce que je devais souffrir, il eut l'attention de m'exempter des courses.
Pendant que tous mes camarades étaient à porter des ordres, N… et moi nous trouvâmes seuls auprès du maréchal. N… me fait signe qu'il veut me parler et me présente une bouteille de kirsch. Je le remercie sans accepter, mais mon homme embouche le goulot du flacon dont, en moins d'un quart d'heure, il absorbe tout le contenu! Tout à coup, il roule à terre comme un colosse qu'on abat! Le maréchal n'ayant pu contenir son indignation, N… lui répondit: «Ce n'est pas ma faute, car il y a du verglas entre ma selle et mes cuisses!» Le maréchal trouva l'excuse si nouvelle et si bizarre que, malgré sa mauvaise humeur, il ne put s'empêcher d'en rire, puis il me dit: «Faites-le jeter dans un de mes fourgons.» J'exécutai l'ordre, et notre compagnon s'endormit sur les sacs de riz, au milieu des jambons et des casseroles.
Nous arrivâmes au pied du Guadarrama pendant la nuit; nous n'y trouvâmes qu'un très pauvre village où l'on s'établit comme l'on put. Le froid avait gagné ma blessure, et je souffrais beaucoup. Au point du jour, l'armée allait se mettre en marche, lorsque les bataillons d'avant-garde déjà engagés dans la montagne rétrogradèrent, et l'on vint prévenir l'Empereur et le maréchal qu'une tourmente affreuse empêchait d'avancer. La neige aveuglait hommes et chevaux; un vent des plus impétueux venait même d'en enlever plusieurs et de les jeter dans un précipice. Tout autre que Napoléon se fût arrêté; mais voulant joindre les Anglais à tout prix, il parla aux soldats et ordonna que ceux d'un même peloton se tiendraient par les bras afin de ne pas être emportés par le vent. La cavalerie, mettant pied à terre, dut marcher dans le même ordre, et pour donner l'exemple, l'Empereur forma l'état-major en plusieurs pelotons, se plaça entre Lannes et Duroc, auprès desquels nous nous rangeâmes en entrelaçant nos bras; puis, au commandement fait par Napoléon lui-même, la colonne se porta en avant, gravit la montagne, malgré le vent impétueux qui nous refoulait, la neige qui nous fouettait au visage et le verglas qui nous faisait trébucher à chaque pas. Je souffris cruellement pendant les quatre mortelles heures que dura cette ascension.
Arrivés à mi-côte, les maréchaux et les généraux qui portaient de grandes bottes à l'écuyère ne purent plus avancer… Napoléon se fit alors hisser sur un canon où il se mit à califourchon; les maréchaux et généraux firent de même; nous continuâmes à marcher dans ce grotesque équipage, et nous parvînmes enfin au couvent situé sur le sommet de la montagne. L'Empereur s'y arrêta pour rallier l'armée; on trouva du vin et du bois qu'on fit distribuer aux troupes. Le froid était des plus vifs; tout le monde grelottait; cependant, au bout de quelques heures, on se remit en route. La descente, quoique très pénible, le fut beaucoup moins que la montée. Nous parvînmes à la nuit tombante dans une petite plaine, où se trouve le gros bourg de Saint-Raphaël, et plusieurs villages qui procurèrent à l'armée des vivres, du vin et des abris. Ma blessure, déjà un peu cicatrisée à notre départ de Madrid, s'était rouverte, et comme mon turban ne me garantissait que le haut de la tête, la neige avait pénétré dans le cou et la nuque, et s'y était fondue; j'avais le corps tout mouillé, et nos équipages n'étaient pas arrivés; je passai donc une bien cruelle nuit.
Les jours suivants, l'armée continua sa marche sur Espinar, Villacastin, Arevalo et Medina del Campo. Plus nous nous éloignions des monts Guadarrama, plus la température s'adoucissait. Bientôt de grandes pluies succédèrent à la gelée, et les chemins devinrent des bourbiers. Nous passâmes le Douro à Tordesillas, où nous joignîmes enfin les traînards de l'armée anglaise qui s'enfuyait à notre approche vers le port de la Corogne. L'Empereur, désirant la joindre avant qu'elle pût s'embarquer, pressa la marche des troupes, auxquelles il fit faire dix à douze lieues par jour, malgré le mauvais temps et des routes affreuses. Cette précipitation donna lieu à un échec, qui fut d'autant plus sensible à Napoléon qu'il fut éprouvé par un corps de sa garde. Voici le fait.
L'armée couchait à Villapanda, lorsque l'Empereur, furieux de courir toujours après les Anglais, apprit que leur arrière-garde était à quelques lieues de nous dans la ville de Benavente, derrière la petite rivière d'Esla. Il fit partir dès le point du jour une colonne d'infanterie, précédée par les mameluks et les chasseurs de la garde, sous les ordres du général Lefebvre-Desnouettes, officier très brave, mais très imprudent. Ce général, parvenu avec sa cavalerie sur les rives de l'Esla, en face de Benavente, situé à une demi-lieue au delà de ce cours d'eau, n'apercevant aucun ennemi, veut faire reconnaître la ville: c'était militaire; mais un peloton suffisait pour cela, car vingt-cinq hommes voient tout aussi loin que deux mille, et, s'ils donnent dans une embuscade, la perte est du moins peu importante. Le général Desnouettes devait donc attendre l'infanterie avant de s'engager à l'étourdie au milieu de l'Esla. Cependant, sans écouter aucune observation, il fait passer la rivière à gué à tout le régiment des chasseurs, et s'avance vers la ville, qu'il fait fouiller par les mameluks. Ceux-ci n'ayant même pas rencontré un seul habitant, c'était un indice presque certain que l'ennemi préparait une embuscade; le général français aurait dû prudemment rétrograder, puisqu'il n'était pas en force pour lutter contre une nombreuse arrière-garde ennemie. Au lieu de cela, Desnouettes pousse toujours en avant; mais, pendant qu'il traverse la ville, quatre à cinq mille cavaliers anglais la tournent, en masquant leur mouvement par les maisons des faubourgs, et tout à coup ils fondent sur les chasseurs de la garde impériale, qui, se hâtant de sortir de la ville, se défendirent si vaillamment qu'ils firent une large trouée au milieu des Anglais, regagnèrent la rivière et la repassèrent sans grande perte. Mais lorsque, arrivé sur la rive gauche, le régiment se reforma, on s'aperçut que le général Desnouettes n'était plus présent. Un parlementaire ennemi vint annoncer que le cheval de Lefebvre-Desnouettes ayant été tué pendant le combat, ce général était prisonnier de guerre!…
L'Empereur arrivait en ce moment. Jugez de son courroux, lorsqu'il apprit que non seulement son régiment favori venait d'essuyer un échec, mais que le chef était resté au pouvoir des Anglais!… Bien que Napoléon fût très mécontent de l'imprudence de Lefebvre-Desnouettes, il fit cependant proposer au général en chef ennemi de l'échanger contre un officier du même grade détenu en France. Mais le général Moore était trop fier de pouvoir montrer au peuple anglais un des chefs de la garde de l'empereur des Français, prisonnier de guerre, pour consentir à cet échange. En conséquence, il refusa. Le général Desnouettes fut traité avec beaucoup d'égards, mais on l'envoya à Londres comme un trophée, ce qui augmenta encore la colère de Napoléon!
Malgré le petit succès que les Anglais venaient de remporter sur les chasseurs à cheval de la garde impériale, ils continuèrent leur retraite. Nous traversâmes l'Esla et occupâmes Benavente. De cette ville à Astorga, la distance est au moins de quinze à seize lieues de France, et il faut traverser plusieurs cours d'eau. Cependant, l'Empereur était si impatient d'atteindre les ennemis, qu'il voulut que son armée fît ce trajet en un seul jour, bien que les jours fussent alors très courts: nous étions au 31 décembre. J'ai rarement fait de marche aussi pénible; une pluie glaciale perçait nos vêtements, les hommes et les chevaux enfonçaient dans un terrain marécageux; on n'avançait qu'avec les plus grands efforts, et comme tous les ponts avaient été coupés par les Anglais, nos fantassins furent obligés de se déshabiller cinq ou six fois, de placer leurs armes et leurs effets sur leur tête, et d'entrer tout nus dans l'eau glaciale des ruisseaux qu'il nous fallut traverser.
Je le dis à regret, je vis trois vieux grenadiers de la garde qui, se trouvant dans l'impossibilité de continuer cette pénible marche, et ne voulant pas rester en arrière de crainte d'être torturés et massacrés par les paysans, se brûlèrent la cervelle avec leurs propres fusils!… Une nuit des plus sombres et toujours pluvieuse vint augmenter la fatigue des troupes; les soldats, exténués, se couchaient dans la boue… Un très grand nombre s'arrêta au village de Bañeza; les têtes des régiments seules arrivèrent à Astorga, le surplus resta sur les chemins. La nuit était déjà fort avancée, lorsque l'Empereur et le maréchal Lannes, n'ayant pour toute escorte que leurs états-majors et quelques centaines de cavaliers, entrèrent dans Astorga, qu'on visita à peine, tant chacun était harassé et désireux de trouver un abri pour se réchauffer! Si les ennemis, prévenus de cela, fussent revenus sur leurs pas, ils auraient peut-être enlevé l'Empereur; mais heureusement ils étaient trop pressés, et nous n'en trouvâmes pas un seul dans cette ville. À chaque instant, du reste, arrivait une partie des soldats français restés en arrière, ce qui assurait la défense du quartier impérial.
Astorga est une assez grande ville: chacun s'y logea à la hâte. Nous plaçâmes le maréchal Lannes dans une maison d'assez belle apparence, voisine de celle où s'établit l'Empereur. Nous étions trempés jusqu'aux os, et il faisait très froid, car nous étions auprès des montagnes des Asturies. Nos domestiques et les bagages n'arrivaient pas; il fallait cependant trouver un moyen de se réchauffer. Les grands feux que nous fîmes ne pouvaient suffire; le maréchal grelottait; je l'engageai à quitter tous ses vêtements, même sa chemise, à se rouler dans une couverture de laine et à se placer ensuite entre deux matelas, ce qu'il fit, ainsi que nous tous, car les maisons, dont tous les habitants avaient pris la fuite, étaient très bien garnies de lits. Nous terminâmes ainsi l'année 1808.
CHAPITRE IX
1809. Bataille de la Corogne.—Napoléon quitte l'armée.—Lannes est dirigé sur Saragosse.—Siège et prise de cette ville.—Je suis grièvement blessé.
Le lendemain 1er janvier 1809, le mauvais temps continuant, et l'Empereur sentant d'ailleurs la nécessité de réunir son armée, on fit séjour à Astorga, où les troupes se groupèrent successivement. Elles trouvèrent en abondance des vivres, dont elles purent disposer avec d'autant plus de liberté qu'il n'y avait plus un seul habitant dans la ville. L'Empereur avait été vivement affecté en apprenant que trois grenadiers de sa garde s'étaient suicidés; aussi, malgré la pluie et la boue, il visita successivement toutes les maisons dans lesquelles les soldats s'étaient mis à l'abri; il leur parla, releva leur moral; et l'on s'attendait à partir le lendemain à la poursuite des Anglais, lorsque Napoléon reçut par un aide de camp du ministre de la guerre des lettres qui le déterminèrent à ne pas aller plus loin en personne. C'était probablement l'annonce des mouvements hostiles que faisait déjà l'Autriche pour attaquer l'Empire français, pendant que Napoléon et une partie de la grande armée étaient au fond de l'Espagne. L'Empereur résolut donc de retourner en France avec sa garde, afin de se préparer à la nouvelle guerre dont les Autrichiens le menaçaient; mais ne voulant cependant pas perdre l'occasion de punir les Anglais, il les fit poursuivre par les corps des maréchaux Ney et Soult, qui, en partant, défilèrent devant lui.
Les troupes anglaises sont excellentes; mais comme elles ne se recrutent que par des engagements volontaires qui deviennent fort difficiles en temps de guerre, on est obligé d'admettre les hommes mariés, auxquels on permet de se faire suivre par leurs familles; aussi les régiments traînent-ils à leur suite un nombre considérable de femmes et d'enfants. C'est là un grave inconvénient, auquel la Grande-Bretagne n'a jamais pu remédier. Or, il advint qu'au moment où l'Empereur faisait défiler devant lui les corps de Soult et Ney, hors des murs d'Astorga, on entendit des cris dans une immense grange… on l'ouvrit… elle contenait mille à douze cents femmes et enfants anglais qui, accablés par la longue marche des jours précédents, faite sous une pluie glaciale, au milieu des boues et des torrents débordés, n'avaient pu suivre l'armée du général Moore et s'étaient réfugiés dans cette vaste grange où, depuis quarante-huit heures, ils vivaient d'orge crue!… Presque toutes ces femmes et ces enfants étaient beaux, malgré les guenilles fangeuses qui les couvraient. Ils entourèrent bientôt l'Empereur, qui, touché de leur triste position, les fit loger en ville, où ils reçurent des vivres, et Napoléon envoya un parlementaire avertir le général anglais que, dès que le temps le permettrait, les femmes et les enfants de ses soldats lui seraient rendus.
Le maréchal Soult joignit l'armée ennemie dans les montagnes de Léon et battit son arrière-garde à Villafranca, où nous perdîmes le général Colbert et son aide de camp Latour-Maubourg. L'armée anglaise gagna en toute hâte le port de la Corogne; mais une tempête horrible rendant son embarquement très difficile, elle fut dans l'obligation de livrer bataille aux troupes du maréchal Soult qui la suivaient de très près. Le général en chef sir John Moore fut tué, et son armée ne parvint à gagner ses vaisseaux qu'après des pertes immenses. Cependant, cet événement, que les Français considérèrent d'abord comme un avantage, leur devint bien fatal, car le général Moore fut remplacé par Wellington, qui nous fit depuis tant de mal.
Ce fut à Astorga que mon frère, attaché à l'état-major du prince Berthier, ayant été chargé de passer des dépêches à Madrid, fut pris par les guérillas, ce dont je ne fus informé que longtemps après. J'aurai l'occasion de revenir sur cet événement.
Pendant que le maréchal Soult poursuivait les ennemis dans leur retraite vers la Corogne, l'Empereur, accompagné du maréchal Lannes, partit d'Astorga avec sa garde pour rétrograder sur Valladolid, afin d'y joindre la route de France. Napoléon séjourna deux jours dans cette ville, où il ordonna au maréchal Lannes d'aller prendre le commandement des deux corps d'armée qui faisaient le siège de Saragosse, et de venir le retrouver à Paris après avoir pris cette place. Mais avant de se séparer de nous, l'Empereur voulant donner à l'état-major du maréchal Lannes un témoignage de satisfaction, invita celui-ci à lui remettre l'état des propositions d'avancement qu'il avait à faire pour les officiers. J'y fus compris pour le grade de chef d'escadron, et je me préparais à le recevoir, surtout en apprenant que le maréchal, sortant du cabinet de l'Empereur, me faisait demander; mais mon espoir fut cruellement déçu!… Le maréchal me dit avec bonté qu'en demandant un grade pour moi, il avait cru devoir proposer aussi le vieux capitaine Dagusan, son ancien ami; mais que l'Empereur l'avait prié de choisir entre Dagusan et moi: «Je n'ai pu me décider encore, dit le maréchal, car la blessure que vous avez reçue à Agreda, et la conduite que vous avez tenue dans cette circonstance difficile, mettent le droit de votre côté; mais Dagusan est vieux et fait sa dernière campagne. Cependant, aucune considération ne me porterait à commettre une injustice; je m'en rapporte à vous pour indiquer lequel des deux noms je dois faire inscrire sur le brevet que l'Empereur va signer…» Ma position était très embarrassante; j'avais le cœur bien gros… Cependant, je répondis qu'il fallait mettre sur le brevet le nom de M. Dagusan!… Le maréchal, les larmes aux yeux, m'embrassa, en me promettant qu'après le siège de Saragosse, je serais certainement nommé chef d'escadron. Le soir, le maréchal réunit ses officiers pour annoncer les promotions. Guéhéneuc était confirmé dans le grade de colonel; Saint-Mars, nommé lieutenant-colonel; Dagusan, chef de bataillon; d'Albuquerque et Watteville, légionnaires; de Viry et Labédoyère, capitaines… moi, rien!
Nous quittâmes Valladolid le lendemain, pour nous diriger à petites journées avec nos chevaux sur Saragosse, où le maréchal Lannes prit le commandement de toutes les troupes qui faisaient le siège et dont le nombre s'élevait à 30,000 hommes, savoir: le 5e corps de la grande armée, venu d'Allemagne, sous les ordres du maréchal Mortier, et l'ancien corps du maréchal Moncey, que Junot venait de remplacer. Ces dernières troupes étaient de nouvelle formation; mais n'ayant plus de longues marches à faire, et d'ailleurs aguerries par leur succès de la bataille de Tudela, elles combattirent avec beaucoup de courage.
Avant la grande insurrection amenée par la captivité de Ferdinand VII, la ville de Saragosse n'était pas fortifiée; mais en apprenant les événements de Bayonne et les violences que Napoléon voulait faire à l'Espagne pour placer son frère Joseph sur le trône, Saragosse donna le signal de la résistance. Sa nombreuse population se leva comme un seul homme; les moines, les femmes et même les enfants prirent les armes. D'immenses couvents, aux murailles épaisses et solides, entouraient la ville; on les fortifia, et des canons y furent placés; toutes les maisons furent crénelées, les rues barricadées; on fabriqua de la poudre, des boulets, des balles, et l'on réunit de très grands approvisionnements de bouche. Tous les habitants s'enrégimentèrent et prirent pour chef le comte Palafox, l'un des colonels des gardes du corps et ami dévoué de Ferdinand VII, qu'il avait suivi à Bayonne, d'où il s'était rendu en Aragon après l'arrestation de ce roi.
Ce fut pendant l'été de 1808 que l'Empereur apprit la révolte et les projets de défense de Saragosse, et comme il était encore dans l'illusion que les dépêches de Murat avaient fait naître dans son esprit, il considéra cette insurrection comme un feu de paille qui s'éteindrait à l'approche de quelques régiments français. Néanmoins, avant d'employer la force des armes, il voulut essayer de la persuasion. Il s'adressa au prince Pignatelli, le plus grand seigneur de l'Aragon, qui se trouvait alors à Paris, et l'engagea à user de son influence sur les Aragonais pour calmer leur effervescence. Le prince Pignatelli accepta cette mission pacifique et arriva à Saragosse. La population accourt au-devant de lui, ne doutant pas qu'à l'exemple de Palafox, il vienne combattre les Français; mais dès que Pignatelli parle de soumission, il se voit assailli par la foule, qui allait le pendre si Palafox ne l'avait fait conduire dans un cachot où il passa huit à neuf mois.
Cependant, plusieurs divisions françaises, conduites par le général Verdier, se présentèrent en juin 1808 devant Saragosse, dont les fortifications étaient encore très imparfaites. On voulut brusquer une attaque; mais à peine nos colonnes furent-elles dans les rues, qu'un feu meurtrier partant des fenêtres, des clochers, des toits et des soupiraux de caves, leur fit éprouver de telles pertes qu'elles furent obligées de battre en retraite. Nos troupes cernèrent alors la place, dont elles commencèrent le siège plus méthodiquement. Il aurait probablement réussi, si la retraite du roi Joseph n'eût contraint le corps français placé devant Saragosse à se retirer aussi, en abandonnant une partie de son artillerie.
Ce premier siège fut ainsi manqué; mais nos troupes étant rentrées victorieuses en Aragon, le maréchal venait en 1809 attaquer de nouveau Saragosse. Cette ville se trouvait alors dans de bien meilleures conditions de défense, car ses fortifications étaient achevées, et toute la population belliqueuse de l'Aragon s'était mise dans la place, dont la garnison avait été renforcée par une grande partie des troupes espagnoles de l'armée de Castaños, battues par nous à Tudela, de sorte que le nombre des défenseurs de Saragosse s'élevait à plus de 80,000 hommes, le maréchal n'en ayant que 30,000 pour en faire le siège; mais nous avions d'excellents officiers. L'ordre et la discipline régnaient dans nos rangs, tandis que dans la ville tout était inexpérience et confusion. Les assiégés n'étaient d'accord que sur un seul point: se défendre jusqu'à la mort!… Les paysans étaient les plus acharnés! Entrés dans la ville avec leurs femmes, leurs enfants et même leurs troupeaux, on avait assigné à chaque groupe le quartier ou la maison qu'il devait habiter, en jurant de le défendre. Là, les gens vivaient entassés pêle-mêle avec leur bétail et plongés dans la saleté la plus dégoûtante, car ils ne jetaient aucune ordure au dehors. Les entrailles des animaux pourrissaient dans les cours, dans les chambres, et les assiégés ne prenaient même pas la peine d'enlever les cadavres des hommes morts par suite de l'affreuse épidémie qu'une telle négligence ne tarda pas à développer.
Le fanatisme religieux et l'amour sacré de la patrie exaltant leur courage, ils s'abandonnèrent aveuglément à la volonté de Dieu… Les Espagnols ont beaucoup conservé du caractère des Arabes et sont fatalistes; aussi répétaient-ils sans cesse: «Lo que ha de ser no puede faltar…» (Ce qui doit être ne peut manquer.) En conséquence, ils ne prenaient aucune précaution.
Attaquer de pareils hommes de vive force, dans une ville où chaque habitation était une forteresse, c'eût été renouveler la faute commise pendant le premier siège et s'exposer à de grandes pertes, sans aucune chance de succès. Le maréchal Lannes et le général Lacoste, chef du génie, agirent donc avec une prudente méthode, qui, malgré sa lenteur, devait amener la reddition ou la destruction de la ville. On commença, selon l'usage, à établir des tranchées pour atteindre les premières maisons; arrivé là, ces maisons furent minées; on les faisait sauter avec leurs défenseurs; puis on minait les suivantes, et ainsi de suite. Mais ces travaux n'étaient pas sans de très grands dangers pour les Français, car dès que l'un d'eux paraissait, il était en butte aux coups de fusil tirés par les Espagnols cachés dans les bâtiments voisins. Ce fut ainsi que périt le général Lacoste, au moment où il se plaçait devant une lucarne pour examiner l'intérieur de la ville. L'acharnement des Espagnols était si grand que pendant qu'on minait une maison, et que le bruit sourd des coups de marteau les prévenait de l'approche de la mort, pas un ne quittait l'habitation qu'il avait juré de défendre… Nous les entendions chanter les litanies; puis, aussitôt que les murs, volant en l'air, retombaient avec fracas, en écrasant la plupart d'entre eux, tous ceux qui échappaient au désastre se groupaient sur les décombres et cherchaient à les défendre en se retranchant derrière le moindre abri, d'où ils recommençaient à tirailler!… Mais nos soldats, prévenus du moment où la mine devait jouer, se tenaient prêts, et dès que l'explosion s'était produite, ils s'élançaient rapidement sur les décombres, tuaient tout ce qu'ils rencontraient, s'établissaient derrière des pans de mur, élevaient des retranchements avec des meubles, des poutres, et pratiquaient au milieu de ces décombres des passages pour les sapeurs qui allaient miner la maison voisine… Un grand tiers de la ville ayant été détruit de la sorte, les communications établies dans cet amas de ruines formaient un dédale inextricable, où l'on ne pouvait se reconnaître qu'à l'aide de jalons placés par les officiers du génie. Outre la mine, les Français employèrent une nombreuse artillerie et jetèrent jusqu'à onze mille bombes dans la ville!…
Malgré cela, Saragosse tenait toujours!… En vain le maréchal, ému de pitié pour ces héroïques défenseurs, envoya un parlementaire pour leur proposer une capitulation honorable… elle ne fut pas acceptée. Le siège continua. Mais si la mine arrivait à détruire les maisons, il n'en fut pas de même des vastes couvents fortifiés, car cela eût exigé de grands travaux. On se bornait donc à faire sauter un pan de leurs épaisses murailles, et, dès que la brèche était faite, on y lançait une colonne à l'assaut. Les assiégés accouraient à la défense: elle était terrible; aussi fut-ce dans ce genre d'attaques que nous perdîmes le plus de monde.
Les couvents les mieux fortifiés étaient ceux de l'Inquisition et de Santa-Engracia. Nos sapeurs, arrivés auprès de ce dernier, avaient miné l'un des murs, lorsque le maréchal, me faisant appeler au milieu de la nuit, me dit que, pour me faire promptement avoir le grade de chef d'escadron, il m'a réservé une mission des plus importantes: «Au point du jour, on mettra le feu à la mine destinée à ouvrir le mur de Santa-Engracia; huit compagnies de grenadiers sont prêtes pour l'assaut; j'ai ordonné que tous les capitaines fussent pris parmi les moins anciens que vous; je vous donne le commandement de cette colonne; allez enlever le couvent, et je suis certain que l'un des premiers courriers de Paris m'apportera votre brevet de chef d'escadron!» J'acceptai avec reconnaissance, bien que je fusse, sur le moment, très souffrant de mon ancienne blessure. Les chairs avaient en se cicatrisant formé un bourrelet qui m'aurait empêché de porter une coiffure militaire; aussi le docteur Assalagny, chirurgien-major des chasseurs de la garde, les avait-il réduites avec la pierre infernale. Cette très douloureuse opération ayant été faite la veille, j'avais eu la fièvre toute la nuit, et me trouvais, par conséquent, dans d'assez mauvaises conditions pour monter à l'assaut. N'importe! il n'y avait pas à hésiter; du reste, j'avouerai que j'étais tout fier du commandement que le maréchal me confiait: huit compagnies de grenadiers, à moi simple capitaine, c'était magnifique!…
Je cours donc faire mes préparatifs, et, au jour naissant, je me rends à la tranchée, où je trouve le général Razout, qui, après m'avoir remis le commandement des grenadiers, me fait observer que le feu ne pouvant être mis aux poudres avant une heure, je ferais bien de profiter de ce temps pour aller examiner la muraille que la mine doit renverser, et calculer la largeur de la brèche qui en résultera, afin de préparer mon attaque. Je pars, accompagné d'un adjudant du génie qui devait me diriger au milieu des ruines d'un immense quartier déjà abattu, et j'arrive enfin au pied du mur du couvent. Là se terminait le terrain conquis par nous. Je me trouvai dans une petite cour; un piquet de voltigeurs, occupant une espèce de cave voisine, avait dans cette cour un factionnaire abrité contre les coups de fusil par un amas de planches et de portes. L'adjudant du génie, me montrant alors un gros mur placé en face de nous, me dit que c'était celui qu'on allait faire sauter dès que la mine serait chargée. Dans l'un des coins de la cour, où l'on avait arraché une pompe, la chute de quelques pierres avait laissé un vide; le factionnaire me fait observer qu'en se baissant, on aperçoit par cette ouverture les jambes d'une nombreuse troupe ennemie stationnée dans le jardin du couvent. Pour vérifier le fait, et reconnaître la configuration du terrain sur lequel j'allais combattre, je me baisse… mais, à l'instant, un Espagnol posté sur le clocher de Santa-Engracia me tire un coup d'arme à feu, et je tombe sur le pavé!…
Je n'éprouvai d'abord aucune douleur, et pensai que l'adjudant placé auprès de moi m'avait poussé par inadvertance; mais bientôt le sang sortit à gros bouillons; j'avais reçu une balle dans le côté gauche, à peu de distance du cœur!… L'adjudant m'aida à me relever, et nous entrâmes dans la cave où se trouvaient les voltigeurs. Je perdis tant de sang que je fus sur le point de m'évanouir. Il n'y avait pas de brancards; les soldats me passèrent donc un fusil sous les deux bras, un autre sous les jarrets, et m'emportèrent ainsi à travers les mille et un passages pratiqués dans les décombres de ce vaste quartier jusqu'au point où j'avais quitté le général Razout. Là, je repris mes sens. Le général voulait me faire panser, mais je préférais l'être par le docteur Assalagny, et comprimant ma plaie avec mon mouchoir, je me fis conduire au quartier général du maréchal Lannes, établi à une portée de canon de la ville, dans l'immense bâtiment d'une auberge abandonnée, au lieu dit des Écluses du canal d'Aragon.
En me voyant arriver tout couvert de sang, porté par des soldats dont l'un me soutenait la tête, le maréchal et mes camarades me crurent mort. Le docteur Assalagny assura le contraire et s'empressa de me panser; mais on ne savait où me placer, car tous les meubles de l'hôtellerie ayant été brûlés pendant le siège, il n'y avait plus un seul lit; nous couchions sur les briques dont les chambres étaient pavées. Le maréchal et tous mes camarades donnèrent à l'instant leurs manteaux, dont on forma une pile, sur laquelle on me coucha. Le docteur visita ma blessure et reconnut que j'avais reçu dans le corps un projectile dont la forme devait être plate, puisqu'il avait passé entre deux côtes sans les briser, ce que n'aurait pu faire une balle ordinaire.
Pour trouver ce projectile, Assalagny enfonce une sonde dans la plaie… il ne trouve rien!… Sa figure devient soucieuse, et voyant que je me plains d'éprouver les plus vives douleurs dans les reins, il me place sur le ventre et visite mon dos… Mais à peine a-t-il touché le point où les côtes aboutissent à l'épine dorsale, que je ne pus retenir un cri: le projectile était là! Assalagny, s'armant alors d'un bistouri, fait une grande incision, aperçoit un corps métallique se présentant entre deux côtes, et veut l'extraire avec des pinces. Mais ne pouvant y parvenir, malgré de violents efforts qui me soulevaient, il fait asseoir l'un de mes camarades sur mes épaules, un autre sur mes jarrets, et réussit enfin à arracher une balle de plomb du plus fort calibre, à laquelle les fanatiques Espagnols avaient donné la forme d'un petit écu, en l'aplatissant à coups de marteau. Une croix avait été gravée sur chaque face; enfin, des entailles pratiquées tout autour faisaient ressembler cette balle à la roue d'une montre. C'étaient ces espèces de dents qui, s'étant prises entre les muscles, avaient rendu l'extraction si difficile. La balle ainsi écrasée, présentant trop de surface pour entrer dans un fusil, avait dû être lancée par un tromblon; se présentant de biais, elle avait agi comme un instrument tranchant, passé entre deux côtes, contourné l'intérieur du coffre pour sortir de la même façon qu'elle était entrée, en conservant heureusement assez de force pour traverser les muscles et les chairs du dos.
Le maréchal, voulant faire connaître à l'Empereur avec quel fanatique acharnement les habitants de Saragosse se défendaient, lui fit passer la balle extraite de mon corps. Napoléon, après l'avoir examinée, la fit porter à ma mère, en lui annonçant que j'allais être nommé chef d'escadron.
Le docteur Assalagny était un des premiers chirurgiens de l'époque, et, grâce à lui, ma blessure, qui pouvait être mortelle, fut une de celles qui se guérissent le plus promptement. Le maréchal possédait un lit mécanique qui le suivait partout en campagne; il eut la bonté de me prêter un matelas et des draps; mon portemanteau servit d'oreiller, et le manteau de couverture; malgré cela, j'étais fort mal, car la chambre n'ayant ni portes ni fenêtres, le vent et même la pluie y pénétraient. Ajoutez à cela que le rez-de-chaussée de l'hôtellerie servant d'ambulance, j'avais au-dessous de moi un grand nombre de blessés, dont les gémissements aggravaient mes douleurs. L'odeur nauséabonde que répandait cet hôpital pénétrait jusqu'à moi; plus de deux cents cantiniers avaient établi leurs échoppes autour du quartier général; un camp était auprès de là; c'étaient donc des chants, des cris, des roulements de tambour continuels, et pour compléter cette musique infernale, la basse était faite par un très grand nombre de bouches à feu, tirant nuit et jour contre la ville!… Je ne pouvais dormir. Je passai quinze jours dans cette triste position; enfin, ma forte constitution prit le dessus, et je pus me lever.
Le climat de l'Aragon étant fort doux, j'en profitai pour faire de petites promenades, appuyé sur le bras du bon docteur Assalagny ou de l'ami de Viry; mais leurs devoirs les empêchaient de venir longtemps avec moi, et je m'ennuyais souvent. Mon domestique vint un jour m'annoncer qu'un vieux housard, baigné de larmes, demandait à me voir; vous devinez que c'était mon ancien mentor, le maréchal des logis Pertelay, dont le régiment venait d'arriver en Espagne, et qui, en apprenant que j'étais blessé, était accouru vers moi. Je revis ce brave homme avec plaisir et le reçus à merveille; aussi venait-il souvent me tenir compagnie et me distraire par ses interminables histoires et les conseils bizarres qu'il croyait encore pouvoir me donner. Ma convalescence fut courte, et vers le 15 mars je fus à peu près rétabli, quoique bien faible encore.
La mort faisait des ravages affreux parmi les habitants et la garnison de Saragosse, dont le typhus, la famine, le fer et le feu avaient fait périr près d'un grand tiers, sans que les autres pensassent à se rendre, et cependant les forts les plus importants avaient été pris, et la mine avait déjà détruit une partie très considérable de la ville. Les moines ayant persuadé à ces malheureux que les Français les égorgeraient, aucun n'osait sortir de la place, lorsque le hasard et la clémence du maréchal Lannes amenèrent la fin de ce siège mémorable.
Le 20 mars, les Français ayant pris d'assaut un couvent de religieuses, y trouvèrent non seulement les nonnes, mais plus de trois cents femmes de toutes conditions, qui s'étaient réfugiées dans l'église. Elles furent traitées avec beaucoup d'égards et conduites auprès du maréchal. Ces infortunées, s'étant trouvées cernées de toutes parts pendant plusieurs jours, n'avaient pu recevoir des vivres de la ville: elles mouraient de faim!… Le bon maréchal Lannes les conduisit lui-même au marché du camp, où, faisant appeler tous les cantiniers, il ordonna d'apporter à manger à ces femmes, en ajoutant qu'il se chargerait du payement. La générosité du maréchal ne se borna pas là; il les fit toutes reconduire à Saragosse. À leur rentrée dans la ville, la population, qui du haut des toits et des clochers les avait suivies des yeux, se précipita au-devant d'elles pour entendre le récit de leur aventure. Toutes firent l'éloge du maréchal et des soldats français; aussi, dès ce moment, l'exaltation de cette malheureuse population s'apaisa, et il fut convenu qu'on se rendrait. Le soir même, Saragosse capitula.
Le maréchal Lannes, craignant qu'avant de rendre les armes quelques fanatiques n'égorgeassent le prince Fuentès Pignatelli, mit pour première condition qu'on le lui rendrait vivant. Nous vîmes donc arriver ce malheureux, conduit par un geôlier à figure atroce qui, après l'avoir très durement maltraité pendant sa longue captivité, eut l'effronterie de l'escorter, les pistolets à la ceinture, jusque dans la chambre du maréchal, voulant avoir, disait-il, un reçu de la propre main du chef de l'armée française. Le maréchal le fit mettre à la porte; mais cet homme ne voulant pas s'en aller sans un reçu, Labédoyère, fort peu endurant, se mit en fureur, et lui fit descendre les escaliers à grands coups de pied dans le derrière. Quant au prince Pignatelli, il faisait vraiment peine à voir, tant il avait souffert pendant son emprisonnement! La fièvre le dévorait, et on n'avait pas un seul lit à lui offrir; car, ainsi que je l'ai déjà dit, le maréchal s'était logé dans une maison entièrement nue, mais qui avait l'avantage d'être placée auprès du point d'attaque, tandis que le général Junot, bien moins consciencieux, s'était établi à une grosse lieue de la ville, dans un riche couvent. Il y menait très bonne vie et offrit l'hospitalité au prince, qui l'accepta. Elle lui devint funeste, car Junot lui fit faire une telle bombance que son estomac, délabré par le régime de la prison, ne put supporter ce brusque changement, et le prince Pignatelli mourut au moment où son retour à la liberté le rendait si heureux! Il laissa plus de 900,000 francs de rente à un collatéral qui n'avait presque rien!
Lorsqu'une place capitule, il est d'usage que les officiers gardent leurs épées. Il en fut ainsi pour ceux de la garnison de Saragosse, excepté pour le gouverneur Palafox, à l'égard duquel le maréchal avait reçu des instructions particulières de l'Empereur: en voici les motifs. Le comte Palafox, colonel dans les gardes du corps et ami dévoué de Ferdinand VII, l'avait suivi à Bayonne. L'abdication de ce prince et celle de Charles IV ayant jeté dans la consternation les seigneurs espagnols que Napoléon avait réunis en assemblée nationale, presque tous reconnurent Joseph pour leur roi, parce que, se voyant en France au pouvoir de l'Empereur, ils craignaient d'être arrêtés. Il paraît que le comte Palafox, ayant eu les mêmes craintes, avait aussi reconnu le roi Joseph; mais, à peine rentré en Espagne, il s'empressa de protester contre la violence morale qu'il prétendait lui avoir été faite, et courut se mettre à la tête des insurgés de Saragosse.
L'Empereur considéra cette conduite comme une perfidie, et ordonna qu'après la prise de la ville, le comte Palafox serait traité, non en prisonnier de guerre, mais en prisonnier d'État, par conséquent désarmé et conduit au donjon de Vincennes. Le maréchal Lannes se vit donc obligé d'envoyer un officier pour arrêter le gouverneur de Saragosse et lui demander son épée. Ce fut à d'Albuquerque qu'il donna cette mission. Elle lui parut d'autant plus pénible que non seulement d'Albuquerque était Espagnol, mais parent, ancien compagnon, et ami de Palafox. Je n'ai jamais pu me rendre compte des motifs qui portèrent le maréchal à faire un tel choix pour une telle mission. D'Albuquerque, forcé d'obéir, entra plus mort que vif dans Saragosse. Il se présenta chez Palafox, qui, en lui remettant son épée, dit avec une noble fierté: «Si vos aïeux, les illustres d'Albuquerque, revenaient au monde, il n'en est pas un qui ne préférât se trouver à la place du prisonnier qui rend cette épée couverte de gloire, plutôt qu'à celle du renégat qui vient la prendre au nom des ennemis de l'Espagne, sa patrie!»
Le pauvre d'Albuquerque, terrifié et sur le point de tomber en défaillance, fut obligé de s'appuyer contre un meuble. La scène nous fut racontée par le capitaine Pasqual, qui, chargé par l'Empereur de recevoir Palafox après son arrestation, assistait à l'entrevue de ce général et de d'Albuquerque. Le comte Palafox fut conduit et demeura en France, depuis le mois de mars 1809 jusqu'en 1814.
Bizarrerie des choses humaines! Palafox ayant été proclamé gouverneur de Saragosse au moment de l'insurrection, la renommée et l'histoire lui ont attribué le mérite de l'héroïque défense de cette ville, et il y a cependant fort peu contribué, car il tomba gravement malade dès les premiers jours du siège, et remit le commandement au général Saint-Marc, Belge au service de l'Espagne; ce fut donc celui-ci qui soutint toutes nos attaques avec un courage et un talent remarquables. Mais, comme il était étranger, l'orgueil espagnol reporta toute la gloire de la défense sur Palafox, dont le nom passera à la postérité, tandis que celui du brave et modeste général Saint-Marc est resté ignoré, car aucune relation ne l'a mentionné.
Le jour qui suivit la capitulation, la garnison de Saragosse, après avoir défilé devant le maréchal Lannes, déposa les armes et fut dirigée sur la France comme prisonnière de guerre; mais, comme elle était encore au nombre de 40,000 hommes, les deux tiers s'évadèrent pour recommencer à tuer des Français, en se joignant à divers partisans qui nous faisaient une guerre acharnée. Cependant, une très grande partie des hommes sortis de Saragosse moururent du typhus, dont ils avaient emporté le germe. Quant à la ville, ses rues, presque entièrement détruites, étaient de vrais charniers remplis de morts et de mourants! La contagion s'étendit même sur les troupes françaises qui formèrent la nouvelle garnison.