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Mémoires du général baron de Marbot (2/3)

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CHAPITRE XIX

Considérations sur la bataille d'Essling.—Lannes meurt entre mes bras.—Séjour à Vienne.

Je vous ai promis de ne pas vous fatiguer par des détails stratégiques; cependant, la bataille d'Essling et les événements imprévus qui nous privèrent d'une victoire éclatante ayant eu un retentissement immense, je crois devoir faire quelques observations sur les causes qui amenèrent ce résultat, d'autant qu'elles ont été dénaturées par un Français, qui a imputé à l'Empereur des fautes qu'il n'a pas commises. M. le général Rogniat, dans son ouvrage intitulé: Considérations sur l'art de la guerre, prétend «qu'à Essling Napoléon donna sans réflexion dans un piège que lui tendit l'archiduc Charles, en prescrivant au centre de son armée de reculer, afin d'attirer les Français pendant qu'il faisait couper les ponts, dont la destruction était préparée d'avance par le général autrichien». Non seulement cette assertion est contraire à la vérité, mais elle est absurde, ainsi que je crois l'avoir démontré dans la réponse critique adressée par moi au général Rogniat, en 1820.

En effet, si le prince Charles savait qu'il avait en son pouvoir le moyen de détruire les ponts, pourquoi ne les a-t-il pas fait briser le 21 au soir, lorsque le nombre des troupes françaises passées sur la rive gauche n'étant encore que de vingt-cinq mille hommes, il aurait eu la certitude de les écraser ou de les faire prisonniers, puisqu'il disposait de plus de cent vingt mille soldats?… Cela ne valait-il pas mieux que de laisser pendant toute la nuit le passage du fleuve à la disposition de Napoléon, qui en profita pour faire arriver sur la rive gauche sa garde, le corps du maréchal Lannes, ainsi que les cuirassiers de Nansouty, ce qui doublait les forces que nous pouvions opposer aux ennemis? Si le prince Charles avait préparé la rupture des ponts, pourquoi, dans l'après-midi du 21, fit-il attaquer les villages d'Essling et d'Aspern, où il perdit quatre à cinq mille hommes?… Il était bien plus sage d'attendre que le faible corps de Masséna, n'ayant plus aucun moyen de retraite, fût réduit à capituler. Enfin, pourquoi, le 22 au matin, le prince Charles renouvela-t-il avec furie ses attaques contre Essling et Aspern, au lieu d'attendre que les ponts fussent brisés?… C'est évidemment parce que le généralissime autrichien ignorait qu'il fût en son pouvoir de les détruire, et que le hasard seul, et la crue du fleuve, amenèrent contre les pontons des arbres flottants qui causèrent les premières ruptures partielles, et que, plus tard, l'intelligence d'un officier autrichien prépara la destruction du grand pont, en livrant au courant plusieurs barques chargées de bois enflammés, et surtout en lançant un immense moulin flottant qui entraîna presque tout ce pont. Mais rien n'avait été préparé d'avance, ainsi que nous l'ont avoué depuis plusieurs généraux ennemis, que nous eûmes l'occasion de voir après l'armistice de Znaïm.

S'il restait quelques doutes à ce sujet, ils seraient entièrement détruits par l'argument irrésistible que voici. De toutes les décorations militaires de l'empire d'Autriche, la plus difficile à obtenir était celle de Marie-Thérèse, car elle n'était accordée qu'à l'officier qui pouvait prouver qu'il avait fait plus que son devoir. Il devait solliciter cette décoration lui-même, et s'il échouait, il lui était interdit à tout jamais de reproduire sa demande. Or, malgré la sévérité de ce règlement, le commandant des chasseurs autrichiens obtint la croix de Marie-Thérèse, ce qui prouve incontestablement qu'il avait agi d'après ses propres inspirations, et non par ordre du prince Charles. Ce raisonnement, que j'ai développé dans mes Remarques critiques sur l'ouvrage du général Rogniat, est un de ceux que Napoléon approuva le plus, lorsque, pendant sa captivité à Sainte-Hélène, il lut mon livre et celui de Rogniat, et ce fut sans doute afin de punir ce général de sa partialité pour nos ennemis que l'Empereur, en me faisant un legs de cent mille francs, ajouta dans son testament: «J'engage le colonel Marbot à continuer à écrire pour la défense de la gloire des armées françaises, et à en confondre les calomniateurs et les apostats!…»

Dès que les troupes, dont la vaillance avait si noblement éclaté à la bataille d'Essling, eurent opéré leur retraite dans l'île de Lobau et sur la rive droite du Danube, Napoléon s'établit à Ebersdorf, afin de surveiller les préparatifs d'un nouveau passage, pour lequel il fallait construire non plus un seul pont, mais trois, ayant tous en amont une forte estacade en pilotis, destinée à détourner les corps flottants que l'ennemi pourrait lancer contre eux.

Malgré les soins qu'il donnait aux travaux nécessaires pour ces importantes constructions, l'Empereur, accompagné du prince Berthier, venait soir et matin visiter le maréchal Lannes, dont la situation fut aussi bonne que possible pendant les quatre premiers jours qui suivirent sa blessure. Il conservait toute sa présence d'esprit et causait avec beaucoup de calme. Il était si loin de renoncer à servir son pays, ainsi que l'ont annoncé quelques écrivains, que faisant des projets pour l'avenir, et sachant que le célèbre mécanicien viennois Mesler avait fait pour le général autrichien, comte de Palfi, une jambe artificielle, avec laquelle celui-ci marchait et montait à cheval comme s'il n'eût éprouvé aucun accident, le maréchal me chargea d'écrire à cet artiste pour l'inviter à venir lui prendre la mesure d'une jambe. Mais les fortes chaleurs qui nous accablaient depuis quelque temps redoublèrent d'intensité, et leur effet produisit un bien fâcheux résultat sur le blessé. Une fièvre ardente s'empara de lui, et bientôt survint un délire affreux. Le maréchal, toujours préoccupé de la situation critique dans laquelle il avait laissé l'armée, se croyait encore sur le champ de bataille; il appelait à haute voix ses aides de camp, ordonnant à l'un de faire charger les cuirassiers, à l'autre de conduire l'artillerie sur tel point, etc., etc… En vain le docteur Yvan et moi cherchions-nous à le calmer, il ne nous comprenait plus; sa surexcitation allait toujours croissant; il ne reconnaissait même plus l'Empereur!… Cet état dura plusieurs jours sans que le maréchal dormît un seul instant, ou cessât de combattre imaginairement!… Enfin, dans la nuit du 29 au 30, il s'abstint de donner des ordres de combat; un grand affaissement succéda au délire; il reprit toutes ses facultés mentales, me reconnut, me serra la main, parla de sa femme et de ses cinq enfants, de son père… et, comme j'étais très près de son chevet, il appuya sa tête sur mon épaule, parut sommeiller, et rendit le dernier soupir!… C'était le 30 mai au point du jour.

Peu d'instants après ce fatal événement, l'Empereur arrivant pour sa visite du matin, je crus devoir aller au-devant de Sa Majesté, pour lui annoncer la malheureuse catastrophe, et l'engager à ne pas entrer dans l'appartement infecté de miasmes putrides; mais Napoléon, m'écartant de la main, s'avança vers le corps du maréchal, qu'il embrassa en le baignant de larmes, disant à plusieurs reprises: «Quelle perte pour la France et pour moi!…»

En vain le prince Berthier voulait éloigner l'Empereur de ce triste spectacle; il résista pendant plus d'une heure et ne céda que lorsque Berthier lui fit observer que le général Bertrand et les officiers du génie l'attendaient pour l'exécution d'un travail important, dont il avait lui-même fixé le moment. Napoléon, en s'éloignant, m'exprima sa satisfaction pour les soins que je n'avais cessé de donner à mon maréchal; il me chargea de le faire embaumer et de tout préparer pour l'envoi du corps en France.

J'étais navré de douleur!… Ma désolation s'accrut encore par la nécessité où je me trouvai d'assister à l'embaumement fait par les docteurs Larrey et Yvan, afin d'en dresser procès-verbal. Puis il me fallut présider au départ du corps qui, placé dans une voiture, fut transporté à Strasbourg sous la conduite d'un officier et de deux sergents de la garde impériale. Cette journée fut bien pénible pour moi!… Que de tristes réflexions je fis sur la destinée de cet homme, qui, sorti des dernières classes de la société, mais doué d'une haute intelligence et d'un courage à toute épreuve, s'était élevé par son propre mérite au premier rang, et qui, au moment où il jouissait de tant d'honneurs et d'une fortune immense, venait de terminer sa carrière en pays étranger, loin de sa famille, entre les bras d'un simple aide de camp!

De terribles secousses morales et physiques avaient ébranlé ma santé; ma blessure, fort simple d'abord et facile à guérir, si, après l'avoir reçue, j'eusse pu jouir de quelque repos de corps et d'esprit, s'était horriblement enflammée, pendant les dix jours que je venais de passer dans de terribles angoisses et des fatigues continuelles; car personne ne m'avait secondé dans les soins qu'exigeait l'affreuse position du maréchal, pas même ses deux valets de chambre. L'un d'eux, espèce de mirliflor, avait abandonné son maître dès les premiers jours, sous prétexte que la mauvaise odeur des plaies lui soulevait le cœur. Le second valet de chambre montra plus de zèle, mais, les émanations putrides, qu'une chaleur de 30 degrés rendait encore plus dangereuses, le forcèrent à garder le lit, et je fus obligé de faire venir un infirmier militaire, homme rempli de bonne volonté, mais dont la figure inconnue, et surtout le costume, paraissaient déplaire au maréchal, qui ne voulait rien prendre que de ma main. Je le veillai donc jour et nuit; aussi la fatigue ayant aggravé ma blessure, j'avais la cuisse infiniment gonflée et pouvais à peine me tenir debout, lorsque, après le départ du corps du maréchal, je me déterminai à me rendre à Vienne pour m'y faire soigner.

Je trouvai dans l'hôtel du prince Albert tous mes camarades blessés. L'Empereur ne les avait pas perdus de vue, car le chirurgien en chef de la cour d'Autriche, logé au palais de Schœnbrünn, lui ayant offert ses services pour les blessés français, Napoléon l'avait chargé de soigner les aides de camp du maréchal Lannes, et le bon docteur Franck venait deux fois par jour au palais du prince Albert. Dès qu'il eut examiné ma blessure, qui lui parut être en très mauvais état, il me prescrivit un repos absolu. Cependant, malgré ses avis, je traversais souvent les corridors pour me rendre auprès de mon ami de Viry, qu'une blessure bien plus grave que la mienne retenait au lit. J'eus bientôt le malheur de perdre cet excellent camarade, que je regrettai infiniment, et comme j'étais le seul aide de camp qui connût son père, je fus dans la triste obligation d'annoncer cette fatale nouvelle au malheureux vieillard, qui, déchiré par la douleur, survécut peu de temps à son fils bien-aimé!

Réduit à l'immobilité, je lisais beaucoup et consignais par écrit les faits les plus saillants de la campagne que nous venions de faire, ainsi que quelques anecdotes que j'avais recueillies à ce sujet. Voici la plus intéressante.

Deux ans avant l'établissement de l'Empire, il n'existait dans les régiments français aucun grade intermédiaire entre celui de colonel et celui de chef de bataillon ou d'escadron. Bonaparte, alors premier Consul, voulant combler cette lacune, qu'avait créée dans la hiérarchie militaire un décret de la Convention, consulta le Conseil d'État. On reconnut la nécessité de rétablir dans chaque corps de l'armée un officier dont le grade et les attributions fussent analogues à ceux des anciens lieutenants-colonels. Ce point arrêté, le premier Consul demanda qu'il fût délibéré sur le titre que porterait cet officier. Le général Berthier et quelques conseillers d'État répondirent que, puisqu'il devait remplir les fonctions de lieutenant-colonel, il paraissait tout naturel de lui en donner le titre; mais Bonaparte s'y opposa formellement. Il fit observer que, sous l'ancien régime, les colonels étant de grands seigneurs qui passaient leur vie à la cour et ne paraissaient que fort rarement à leur régiment, l'administration et l'instruction en étaient confiées à des officiers remplaçants, toujours présents au corps; qu'il avait donc paru juste de donner à ceux-ci un encouragement et une importance nécessaires à la dignité du commandement, en leur accordant le titre de lieutenant-colonel, puisqu'en réalité ils étaient les chefs des régiments dont les colonels étaient titulaires. Mais, depuis, les choses étaient bien changées; les colonels étant devenus les commandants réels de leurs corps, il ne fallait pas créer une rivalité entre eux et l'officier dont on venait de rétablir le grade. Que si l'on donnait à celui-ci le titre de lieutenant-colonel, on le rapprocherait beaucoup trop de son chef, parce qu'en lui parlant, les inférieurs le nommeraient par abréviation mon colonel; or, il n'était pas convenable que, lorsqu'un soldat dirait qu'il va chez son colonel, on pût lui demander chez lequel.—En conséquence, le premier Consul proposa de donner au second officier de chaque régiment le titre de major. Cette sage opinion prévalut, et, en rétablissant le grade, on ne reprit pas la dénomination de lieutenant-colonel. Cette désignation qui, au premier abord, paraît avoir fort peu d'importance, en a cependant une très grande, ainsi que le prouve le fait que voici.

Le 21 mai, premier jour de la bataille d'Essling, les Autrichiens s'étant emparés du village de ce nom, le régiment français qu'on y avait placé se retirait avec quelque désordre devant des forces très supérieures, lorsque le maréchal Lannes, auprès duquel était l'Empereur, m'ayant envoyé sur ce point, j'appris en arrivant que le colonel venait d'être tué. Je trouvai les officiers et les soldats bien résolus à le venger et à reprendre Essling, car, sous les ordres du major, ils reformaient promptement leurs rangs à peu de distance des premières maisons, bien qu'ils fussent exposés au feu de l'ennemi.

Je courus informer le maréchal de l'état des choses; mais dès que j'eus dit à voix basse: «Le colonel est mort!… » Napoléon, fronçant le sourcil, prononça un Chut! qui m'imposa silence, et, sans me rendre compte du parti que Sa Majesté voulait tirer de cet événement, je compris que, pour le moment, Elle ne voulait pas savoir que le colonel eût été tué!

L'Empereur, que ses calomniateurs ont accusé de manquer de courage personnel, s'élançant au galop malgré les balles qui sifflaient autour de nous, arrive au centre du régiment et demande où est le colonel. Personne ne dit mot. Napoléon ayant renouvelé sa question, quelques soldats répondent: «Il vient d'être tué!—Je ne demande pas s'il est mort, mais où il est.» Alors une voix timide annonce qu'il est resté dans le village. «Comment, soldats! dit Napoléon, vous avez abandonné le corps de votre colonel au pouvoir de l'ennemi! Sachez qu'un brave régiment doit être toujours en mesure de montrer son aigle et son colonel, mort ou vif!… Vous avez laissé votre colonel dans ce village, allez le chercher!»

Le major, saisissant la pensée de Napoléon, s'écria: «Oui, nous sommes déshonorés si nous ne rapportons notre colonel!…» Et il s'élance au pas de course. Le régiment le suit au cri de: «Vive l'Empereur!» s'élance dans Essling, extermine quelques centaines d'Autrichiens, reste maître de la position et reprend le cadavre de son colonel, qu'une compagnie de grenadiers vient déposer aux pieds de l'Empereur. Vous comprenez parfaitement que Napoléon ne tenait nullement à avoir le corps de ce malheureux officier; mais il avait voulu atteindre le double but de reprendre le village et d'inculquer dans l'esprit des troupes que le colonel est un second drapeau, qu'un bon régiment ne doit jamais abandonner. Cette conviction, dans les moments difficiles, exalte le courage des soldats et les porte à soutenir le combat avec acharnement autour de leur chef, mort ou vif. Aussi, se tournant vers le prince Berthier, l'Empereur, en lui rappelant la discussion du Conseil d'État, ajouta: «Si, lorsque j'ai demandé le colonel, il y eût eu ici un lieutenant-colonel au lieu du major, on m'aurait répondu: Le voilà! L'effet que je voulais obtenir aurait été bien moins grand; car, aux yeux du soldat, les titres de lieutenant-colonel et de colonel sont à peu près synonymes.» Cet incident terminé, l'Empereur fit dire au major, qui venait d'enlever si bravement le régiment, qu'il le nommait colonel.

Vous pouvez juger, par ce que je viens de vous raconter, du pouvoir magique que Napoléon exerçait sur ses troupes, puisque sa présence et quelques mots suffisaient pour les précipiter au milieu des plus grands dangers, et avec quelle présence d'esprit il savait mettre à profit tous les incidents du champ de bataille. Cet épisode m'a paru d'autant plus utile à rapporter que, sous la Restauration, on rétablit fort mal à propos le titre de lieutenant-colonel.

Voici une autre anecdote, qui n'a d'intérêt que parce qu'elle donna lieu à une réflexion fort sage faite par le maréchal Lannes.

Pendant que l'infanterie de notre corps d'armée défilait sur les ponts et que la cavalerie attendait son tour, un chef d'escadron du 7e de chasseurs, beau-frère du général Moreau, nommé M. Hulot d'Hozery, aujourd'hui général (que nous vîmes en 1814 dans l'état-major de l'empereur Alexandre, lors de l'entrée des armées étrangères à Paris), M. Hulot, dis-je, homme très brave, poussé par la curiosité de savoir ce qui se passait sur le champ de bataille, quitta son régiment à Ebersdorf, prit une nacelle et alla sur la rive gauche. Là, il monte à cheval et vient auprès d'Essling caracoler en amateur autour de notre état-major; mais en ce moment-là même, un boulet lui emporte le bras! Dès que cet officier eut été conduit à l'ambulance pour être amputé, le maréchal Lannes nous dit: «Souvenez-vous, messieurs, qu'à la guerre les fanfaronnades sont toujours déplacées, et que le vrai courage consiste à braver les périls auxquels on est exposé en restant à son poste, et non à aller parader au milieu des combats sans y avoir été appelé par le devoir!»

CHAPITRE XX

Biographie du maréchal Lannes.—L'Empereur me nomme chef d'escadron et chevalier de l'Empire.—J'entre dans l'état-major de Masséna.

Bien que je vous aie déjà fait connaître plusieurs particularités de la vie du maréchal Lannes, je crois devoir vous donner plus complètement sa biographie.

Lannes naquit en 1769 à Lectoure, petite ville de la Gascogne. Son père était simple ouvrier teinturier, ayant trois fils et une fille. Lectoure possédait alors un évêché, dont un des grands vicaires, ayant eu l'occasion de remarquer l'intelligence et la bonne conduite du fils aîné du teinturier, le fit instruire et le plaça au séminaire, où il devint prêtre. Cet aîné, qui devint lui-même grand vicaire sous l'Empire, était un homme de beaucoup de mérite, qui, rempli de sollicitude pour sa famille, se fit l'instituteur de ses jeunes frères. Le second, celui qui fut maréchal, profita de ces leçons, autant que le lui permettait le peu de temps dont il pouvait disposer, après avoir aidé son père dans les travaux manuels de son petit commerce; et lorsque la Révolution éclata, son instruction se bornait à savoir lire, écrire correctement, et à connaître les quatre règles de l'arithmétique.

Le dernier garçon avait fort peu de moyens. Le maréchal avait voulu le pousser dans l'état militaire; mais, reconnaissant sa médiocrité, il lui fit quitter le service, le maria richement pour sa province, et le confina dans sa ville natale. Quant à la fille, comme elle était encore enfant lorsque le second de ses frères parvint au grade de général, il la mit dans une bonne pension, la dota et lui fit faire un très bon mariage.

Lannes était de taille moyenne, mais très bien proportionné; sa physionomie était agréable et très expressive; ses yeux petits, mais annonçant un esprit des plus vifs; son caractère très bon, mais emporté, jusqu'à l'époque où il parvint à le dominer; son ambition était immense, son activité prodigieuse et son courage à toute épreuve. Après avoir passé sa jeunesse dans l'état d'apprenti teinturier, Lannes vit s'ouvrir devant lui la carrière des armes, dans laquelle il était appelé à marcher à pas de géant. Entraîné par l'enthousiasme qui, en 1791, détermina la plupart des hommes de son âge à voler à la défense du pays injustement attaqué, il s'enrôla dans le 1er bataillon des volontaires du Gers, et servit comme simple grenadier jusqu'au moment où ses camarades, séduits par sa bonne tenue, son zèle et la vivacité de son esprit, le nommèrent sous-lieutenant. À compter de ce moment, il se livra sans relâche à l'étude, et alors même qu'il était maréchal, il passait une partie de ses nuits à travailler; aussi devint-il un homme convenablement instruit. Il fit ses premières armes sous mon père, au camp de Miral, près de Toulouse, puis à l'armée des Pyrénées-Orientales, où son intrépidité et sa rare intelligence l'élevèrent rapidement au grade de chef de bataillon, qu'il occupait, lorsque la division de mon père passa sous les ordres du général Augereau. Celui-ci, à la suite d'un combat sanglant dans lequel Lannes s'était couvert de gloire, le fit nommer chef de brigade (colonel). Lannes, ayant été blessé dans cette affaire, fut obligé d'aller passer quelques mois à Perpignan, où il fut logé chez un riche banquier, M. Méric. L'esprit et les bonnes manières du jeune officier le firent apprécier de toute la famille, particulièrement de Mlle Méric, qu'il épousa. Ce mariage était alors infiniment au-dessus de ce qu'il pouvait espérer.

La paix ayant été conclue entre la France et l'Espagne, en 1795, Lannes suivit en Italie la division d'Augereau et fut placé à la suite, à la 4e demi-brigade de ligne, qui se trouvait réellement sous ses ordres, en l'absence du chef titulaire, à l'époque où Bonaparte vint prendre le commandement de l'armée. Celui-ci ne tarda pas à reconnaître le mérite de Lannes; aussi, lorsqu'un arrêté du Directoire prescrivit à tous les officiers à la suite de rentrer dans leurs foyers, Bonaparte prit sur lui de le retenir en Italie, où il fut blessé deux fois pendant les célèbres campagnes de 1796 et 1797, sans faire officiellement partie de l'armée. Sans la perspicacité du général en chef, Lannes, éloigné malgré lui du service, serait allé enfouir ses talents militaires dans les bureaux de son beau-père, et la France n'aurait pu compter un grand capitaine de plus. Lorsque, en 1796, Bonaparte conduisit une armée en Égypte, il prit avec lui Lannes, devenu général de brigade, et par conséquent rendu officiellement à l'activité.

Le nouveau général se distingua partout et fut si grièvement blessé à l'assaut de Saint-Jean d'Acre que ses troupes le crurent mort! Je vous ai raconté comment il fut miraculeusement sauvé par un capitaine de grenadiers qui, au péril de sa vie, le traîna jusqu'au bout de la tranchée. Le général Lannes ayant eu dans cette affaire le cou traversé d'une balle, portait depuis cette époque la tête constamment penchée sur l'épaule gauche et conserva toujours certain embarras dans le larynx. À peine rétabli de cette cruelle blessure, le général Lannes fut accablé d'une douleur morale des plus poignantes; il apprit que sa femme, auprès de laquelle il ne s'était pas trouvé depuis près de deux ans, venait d'accoucher d'un garçon, dont elle prétendait lui attribuer la paternité. Il s'ensuivit un procès, et le divorce fut prononcé.

Le général Lannes quitta l'Égypte en même temps que Bonaparte et le suivit à Paris: il l'accompagna à Saint-Cloud lors du 18 brumaire. Lannes fit brillamment la campagne de Marengo et sauva l'armée, en repoussant au combat de Montebello les corps autrichiens qui accouraient pour s'opposer aux troupes françaises. Une grande partie de notre armée, engagée dans les défilés des Alpes, n'aurait pu déboucher dans les plaines du Milanais, si le courage et les bonnes dispositions du général Lannes n'eussent éloigné les ennemis. Sa conduite en cette circonstance lui valut plus tard le titre de duc de Montebello. Ce fut au retour de cette campagne que, dégagé des liens de son mariage avec Mlle Méric, le général Lannes conçut l'espoir d'épouser Caroline Bonaparte. Vous avez vu comment les intrigues de Bessières firent pencher la balance en faveur de Murat. Nommé ambassadeur à Lisbonne, le général Lannes épousa Mlle Guéhéneuc, fille du sénateur de ce nom, qui lui apporta une fort belle dot, à laquelle, outre les grands émoluments de sa place, le général ajouta une bonne aubaine qui rétablit complètement ses affaires.

Un règlement fort ancien donnait à l'ambassadeur français arrivant pour la première fois à Lisbonne le droit de faire entrer, avec franchise de l'impôt des douanes, toutes les marchandises placées sur le navire qui l'amenait. Le général Lannes, suivant l'usage établi, céda ce privilège à des négociants moyennant 300,000 fr. Quelque temps après, Mme Lannes étant accouchée à Lisbonne d'un fils (qui fut depuis ministre de la marine sous Louis-Philippe), le prince régent de Portugal voulut être parrain de l'enfant, et le jour du baptême, sous prétexte de visiter une des salles du palais contenant des curiosités envoyées du Brésil, il conduisit le général Lannes dans la pièce où se trouvaient les caisses renfermant les pierreries. Il en fit ouvrir une, et prenant avec ses deux mains trois fortes jointées de diamants bruts, il les versa dans le chapeau du général, en disant: «La première est pour mon filleul, la seconde est pour Mme l'ambassadrice sa mère, et la troisième pour M. l'ambassadeur.» Dès ce moment, le maréchal, de qui je tiens ces détails, fut vraiment riche.

Le destin ne borna pas là ses faveurs envers lui. Le premier Consul, monté sur le trône impérial, ayant établi en 1804 la dignité de maréchal de France, un général du mérite de Lannes devait nécessairement faire partie de la première promotion. Le bâton de commandement lui fut donc envoyé, et il reçut en même temps le titre de duc de Montebello. Le nouveau maréchal alla prendre au camp de Boulogne le commandement du 5e corps de la grande armée, qu'il conduisit l'année suivante en Autriche. Il s'y distingua, particulièrement à Austerlitz, où il commandait l'aile gauche.

Il se fit aussi remarquer en 1806 et en 1807, tant en Prusse qu'en Pologne, surtout à Saalfeld, à Iéna, à Pultusk et à Friedland. Il en fut de même en 1808 et 1809, en Espagne, où non seulement il seconda vaillamment l'Empereur à la bataille de Burgos, mais gagna lui-même celle de Tudela et soumit la ville de Saragosse jusque-là réputée imprenable. Enfin, sans se donner aucun repos, il courut d'Espagne en Allemagne, et je viens de raconter ses exploits, tant à la bataille d'Eckmühl qu'à Ratisbonne et à Essling, où ce nouveau Bayard termina sa glorieuse carrière.

Pour vous mettre plus à même d'apprécier le maréchal Lannes, je crois devoir rapporter un fait qui donne une haute opinion de son caractère et de l'empire qu'il savait prendre sur lui-même.

Dans les relations ordinaires, le maréchal était calme et doux; mais sur les champs de bataille il s'emportait jusqu'à la fureur, dès que ses ordres n'étaient pas bien exécutés. Or, il arriva pendant la bataille de Burgos qu'au moment décisif, un capitaine d'artillerie, ayant mal compris la manœuvre indiquée, conduisit sa batterie dans une direction opposée à celle prescrite, lorsque le maréchal, s'en étant aperçu, s'élance au galop, et, poussé par la colère, va lui-même réprimander sévèrement cet officier en présence de l'Empereur. Mais comme, en s'éloignant rapidement, il avait entendu Napoléon commencer une phrase dont il n'avait pu saisir que ces mots: «Ce diable de Lannes…», il revint tout pensif, et me tirant à part, dès que ce fut possible, il exigea, au nom de la confiance qu'il avait en moi et du dévouement que je lui portais, de lui faire connaître entièrement l'observation de l'Empereur. Je répondis avec franchise: «Sa Majesté a dit: Ce diable de Lannes possède toutes les qualités qui font les grands capitaines; mais il ne le sera jamais, parce qu'il ne maîtrise pas sa colère et s'emporte même contre les officiers d'un grade subalterne, ce qui est un des plus graves défauts que puisse avoir un chef d'armée.» Le maréchal avait tellement à cœur de devenir un grand capitaine, qu'il résolut probablement d'acquérir la seule qualité qui lui manquât, au dire d'un aussi bon juge que l'Empereur, car, dès ce moment, jamais je ne le vis plus en colère, bien que souvent ses ordres fussent mal exécutés, surtout au siège de Saragosse. Lorsqu'il s'apercevait d'une faute essentielle, son naturel bouillant le poussait d'abord vers l'emportement, mais à l'instant sa ferme volonté prenait le dessus; il devenait très pâle, ses mains se crispaient, mais il faisait ses observations avec tout le calme d'un homme flegmatique. J'en citerai un exemple.

Pour peu qu'on ait fait la guerre, on sait qu'au lieu de se servir de tire-bourre pour retirer les balles de leurs fusils, lorsqu'ils doivent les laver, les soldats ont la mauvaise habitude de les décharger, en faisant feu en l'air, ce qui est très dangereux dans une réunion de troupes. Or, malgré les défenses faites à ce sujet, il arriva pendant le siège de Saragosse que des fantassins ayant tiré leurs fusils de la sorte, au moment où le maréchal passait auprès de leur camp, une balle, décrivant une parabole, vint tomber sur la bride de son cheval, dont elle coupa les rênes, près de sa main. Le soldat coupable de cette infraction aux règlements ayant été arrêté, le maréchal, contenant son premier mouvement de vivacité, se borna à lui dire: «Vois à quoi tu t'exposes et quelle serait ta douleur si tu m'eusses tué.» Puis il fit relâcher cet homme. Quelle force d'âme il faut pour dompter ainsi son caractère!

En apprenant que le maréchal venait d'être grièvement blessé, Mme la maréchale partit aussitôt avec son frère, le colonel Guéhéneuc, qui venait d'annoncer à Paris la capitulation de Vienne. Mais une dépêche l'ayant informée, à Munich, de la mort du maréchal, elle regagna Paris dans un profond désespoir, car elle aimait beaucoup son mari. Nommée l'année suivante dame d'honneur de la nouvelle impératrice, l'archiduchesse Marie-Louise, elle allait la recevoir à Branau, sur les frontières de Bavière, quand, en passant à Strasbourg, elle voulut voir le corps de son mari déposé dans une église de cette ville: spectacle au-dessus de ses forces, car, dès qu'on ouvrit la bière, la maréchale fut saisie d'une violente attaque de nerfs qui mit sa vie en danger pendant plusieurs jours.

Puisque j'écris l'histoire de ma vie, je suis dans la nécessité de revenir constamment sur ce qui m'est personnel. Je vous rappellerai donc qu'après le décès du maréchal Lannes, j'étais allé rejoindre mes camarades à Vienne pour soigner ma blessure. Je gisais sur mon lit de douleur, plongé dans de tristes réflexions, car non seulement je regrettais pour lui-même le maréchal qui avait été si bon pour moi, mais je ne pouvais me dissimuler que la perte d'un tel appui changeait infiniment ma position. En effet, l'Empereur m'avait bien dit au couvent de Mölk qu'il me faisait chef d'escadron, et, de même que le maréchal Berthier, il m'en donnait le nom; cependant, comme les préoccupations de la guerre les empêchaient d'expédier les brevets, je n'étais encore par le fait que simple capitaine. Un heureux hasard vint mettre un terme aux craintes que j'éprouvais pour mon avenir.

Mon camarade La Bourdonnaye, bien plus gravement blessé que moi, occupait la chambre voisine de la mienne; nous en faisions souvent ouvrir la porte afin de causer ensemble. M. Mounier, secrétaire de l'Empereur, et depuis pair de France, venait souvent visiter La Bourdonnaye, son ami; nous fîmes connaissance, et comme il avait beaucoup entendu parler au quartier général de mes actions de guerre et de mes blessures, et qu'il me voyait encore frappé par le feu de l'ennemi, il me demanda quelle récompense j'avais reçue. «Rien, lui dis-je.—Ce ne peut être que par suite d'un oubli, répondit M. Mounier, car je suis certain d'avoir vu votre nom sur un des brevets déposés dans le portefeuille de l'Empereur.» Le lendemain, j'appris par M. Mounier que, ayant mis ce brevet sous les yeux de l'Empereur, celui-ci, au lieu de le signer, avait écrit en marge: «Cet officier sera, par exception, placé comme chef d'escadron dans les chasseurs à cheval de ma garde.» L'Empereur m'accordait ainsi une faveur immense et sans exemple, car les officiers de la garde ayant le grade supérieur à celui qu'ils occupaient réellement dans ce corps d'élite, Napoléon, en m'y admettant comme chef d'escadron, me faisait franchir deux échelons à la fois et me donnait le grade de major (ou lieutenant-colonel) de la ligne: c'était magnifique!…

Cependant, cet avantage ne m'éblouit pas, bien qu'il s'y joignît celui de voir plus souvent ma mère à Paris, où la garde tenait garnison. Mais, outre que le maréchal Bessières, commandant supérieur de la garde, recevait fort mal les officiers qu'il n'avait pas proposés, j'avais à craindre sa rancune au sujet de l'incident d'Essling.

J'étais dans une cruelle incertitude, lorsque le prince Eugène, vice-roi d'Italie, arriva à Vienne et fut logé dans l'hôtel du prince Albert. Il reçut la visite de tous les maréchaux présents, et entre autres de Masséna, qui chercha à témoigner quelque bienveillance aux aides de camp du maréchal Lannes, auxquels Napoléon portait lui-même intérêt. Masséna monta dans nos appartements et s'arrêta quelque temps près de moi, qu'il connaissait depuis le siège de Gênes. Je lui fis part de mon embarras; il me répondit: «Ce serait sans doute fort avantageux pour toi d'entrer dans la garde, mais tu t'exposerais à la vengeance du maréchal Bessières. Viens avec moi, en qualité d'aide de camp, tu seras reçu comme l'enfant de la maison, comme le fils d'un bon général qui est mort en combattant sous mes ordres, et j'aurai soin de ton avancement.» Séduit par ces promesses, j'acceptai. Masséna se rendit aussitôt auprès de l'Empereur, qui finit par consentir à sa demande, et m'expédia un brevet de chef d'escadron, aide de camp de Masséna; ce fut le 18 juin.

Malgré la joie que j'éprouvais d'être enfin officier supérieur, je ne tardai pas à me repentir d'avoir accepté les offres de Masséna. Une heure après avoir reçu ma commission d'aide de camp, je vis arriver le maréchal Bessières m'apportant lui-même ma nomination dans la garde; il m'assura du plaisir qu'il aurait à me recevoir dans ce corps, sachant, du reste, que je n'avais fait qu'obéir aux instructions du maréchal Lannes en lui transmettant des ordres sur le champ de bataille d'Essling. Je fus pénétré de reconnaissance pour cette démarche loyale et regrettai vivement de m'être si promptement engagé avec Masséna; mais il n'était plus temps de revenir sur ma décision. Je craignais alors que mon avancement en souffrît; mais heureusement il n'en fut rien, car M. Mounier, nommé à ma place aux chasseurs de la garde, était encore chef d'escadron lorsque j'étais déjà colonel. Il est vrai qu'il resta les deux années suivantes à Paris, tandis que je les passai au milieu des coups de fusil et reçus deux nouvelles blessures, ainsi que je le dirai plus loin.

Napoléon combla de récompenses l'état-major du maréchal Lannes. Le colonel Guéhéneuc devint aide de camp de l'Empereur, qui prit Watteville et La Bourdonnaye pour officiers d'ordonnance. Saint-Mars fut nommé colonel du 3e de chasseurs et Labédoyère aide de camp du prince Eugène. Quant à moi, qui venais d'être nommé chef d'escadron, dès que je pus me rendre à Schœnbrünn pour remercier l'Empereur, Sa Majesté me fit l'honneur de me dire: «Je voulais vous placer dans ma garde; cependant, puisque le maréchal Masséna désire vous avoir pour aide de camp, et que cela vous convient, j'y consens; mais pour vous témoigner d'une manière toute spéciale combien je suis content de vous, je vous nomme chevalier de l'Empire, avec une dotation de 2,000 francs de rente.»

Si j'eusse osé, j'aurais prié l'Empereur de revenir à sa première pensée et de m'admettre dans sa garde; mais pouvais-je lui dire quelle avait été la cause de mon refus? C'était impossible. Je me bornai donc à remercier, mais j'avais le cœur navré!… Cependant, forcé de me résigner à la position dans laquelle je m'étais placé par mon étourderie, je cherchai à éloigner d'inutiles regrets et soignai plus attentivement ma blessure, afin d'être en état d'accompagner mon nouveau maréchal, dans les combats auxquels devait donner lieu le nouveau passage du Danube.

CHAPITRE XXI

État-major de Masséna.—M. de Sainte-Croix.—Faveur méritée dont il jouit auprès de Napoléon.

Vers la fin de juin, me trouvant assez bien rétabli, j'allai rejoindre le quartier général de Masséna dans l'île de Lobau. Les aides de camp, dont je devenais le camarade, me reçurent très bien. Cet état-major était fort nombreux et comptait plusieurs officiers distingués, mais il s'y trouvait aussi quelques médiocrités. Je ne veux cependant interrompre momentanément le récit de la campagne de 1809 que pour vous faire connaître le premier aide de camp, colonel de Sainte-Croix, parce qu'il joua un fort grand rôle dans les événements qui précédèrent la bataille de Wagram.

Charles d'Escorches de Sainte-Croix, fils du marquis de ce nom, ancien ambassadeur de Louis XVI à Constantinople, était sous tous les rapports un homme vraiment supérieur. Sa carrière militaire fut bien courte, mais d'une rapidité et d'un éclat extraordinaires. Nos deux familles étant liées, la plus tendre amitié m'unissait à cet officier; aussi le désir de servir auprès de lui avait beaucoup contribué à me faire accepter les propositions du maréchal Masséna. Bien que Sainte-Croix eût un goût inné pour les armes, il ne put s'y livrer que très tard, parce que sa famille, le destinant à la diplomatie, l'avait placé au secrétariat du ministère des affaires étrangères, auprès de M. de Talleyrand, avec lequel elle était en relation intime. Tant que dura la paix conclue à Amiens, Sainte-Croix supporta patiemment la position sédentaire qu'on lui avait faite, mais l'ouverture de la campagne de 1805 réveilla son ardeur guerrière. Cependant, comme il était âgé de vingt-trois ans, et avait par conséquent passé l'âge fixé pour entrer à l'École militaire, il est probable qu'il n'aurait jamais fait partie de l'armée, si une circonstance favorable n'eût secondé ses désirs.

L'Empereur voulait utiliser un grand nombre d'émigrés et de jeunes nobles qui, bien que souhaitant se rattacher à son gouvernement, ne pouvaient néanmoins se résoudre à prendre du service comme simples soldats; il fit donc choisir, parmi les prisonniers faits à Austerlitz, les six mille plus beaux hommes, dont il ordonna de former deux régiments à la solde de la France. Ces nouveaux corps n'étant pas assujettis aux mêmes règles de formation que les régiments nationaux, Napoléon donna tous les emplois d'officiers selon son bon plaisir. Il n'était donc pas nécessaire d'avoir été militaire pour obtenir d'emblée même un grade d'officier supérieur; il suffisait d'appartenir à une famille ayant une bonne position et de montrer du zèle pour le service de l'Empereur. Ces promotions étaient sans doute contraires aux usages établis, mais Napoléon y trouvait l'avantage de rattacher à lui plus de cent cinquante jeunes gens bien élevés et riches, qu'il arrachait à l'oisiveté et à la corruption de Paris. Le neveu du célèbre La Tour d'Auvergne fut nommé colonel du 1er régiment étranger, et un grand seigneur allemand, le prince d'Isembourg, obtint le second. Ces corps furent désignés par les noms de leur chef. L'Empereur voulut que leur administration et leur organisation fussent calquées sur les capitulations des anciens régiments étrangers au service de France avant la Révolution, et comme, de temps immémorial, le ministre des affaires étrangères avait été chargé de la levée de ces troupes, Napoléon ordonna à M. de Talleyrand de faire faire dans ses archives des recherches à ce sujet.

Le ministre connaissant les goûts militaires du jeune Sainte-Croix et le désir qu'il avait d'entrer dans l'armée, le chargea de ce travail. Le diplomate ne se borna pas à tracer l'historique des anciens régiments étrangers, mais il y proposa des modifications nécessaires. L'Empereur, frappé du bon sens qui avait présidé à la rédaction de ce projet et sachant le désir de l'auteur d'être compris parmi les officiers d'un des corps en nouvelle formation, le nomma d'abord chef de bataillon, et, quelques mois après, major du régiment de La Tour d'Auvergne. Cette faveur était d'autant plus grande que l'Empereur n'avait jamais vu Sainte-Croix, mais elle faillit aussi le perdre dès son entrée dans la carrière.

Un M. de M…, cousin de l'impératrice Joséphine, s'était bercé de l'espoir d'obtenir d'emblée le grade de lieutenant-colonel; il n'eut que celui de chef de bataillon. Son amour-propre en fut blessé; il prit dès lors Sainte-Croix en aversion et le provoqua en duel sous un prétexte des plus frivoles. M. de M… était de première force dans le tir des armes de tout genre; ses nombreux amis, certains de sa victoire, formèrent une cavalcade pour l'accompagner au bois de Boulogne, mais un seul entra avec lui dans le massif, où son adversaire et un témoin l'attendaient. Le combat eut lieu au pistolet; M. de M… reçut dans la poitrine une balle qui l'étendit raide mort!… À cette vue, le témoin, dont le devoir était d'aller chercher du secours, se trouble en pensant aux conséquences que peut avoir pour lui la fin tragique d'un parent de l'Impératrice, et, sans reprendre son cheval, ni prévenir les amis de M. de M…, il s'éloigne à travers bois et va se réfugier loin de Paris!… De leur côté, Sainte-Croix et ses amis étaient rentrés en ville, de sorte que le corps resta seul sur le terrain.

Cependant, les personnes qui attendaient dans l'allée le retour de M. de M…, ne le voyant pas revenir après la détonation des coups de pistolet, pénétrèrent dans le massif et trouvèrent le cadavre du malheureux jeune homme. Or, il était arrivé qu'en tombant de son haut frappé à mort, M. de M… s'était défoncé le crâne sur un chicot fort dur. Ses amis, après avoir examiné la blessure qu'il avait à la poitrine, en apercevant une seconde à la tête, pensèrent que Sainte-Croix, après avoir blessé mortellement son adversaire avec la balle de son pistolet, l'avait achevé en lui enfonçant le crâne avec la crosse de cette arme, ce qui expliquait, selon eux, la disparition du témoin du mort, qui n'avait pas eu la force ou le courage de s'opposer à cet assassinat.

Dominés par cette prévention, ces messieurs courent à Saint-Cloud et la font partager à l'Impératrice, qui va demander justice à l'Empereur!… L'ordre est donné de mettre Sainte-Croix en jugement. Il ne s'était nullement caché; on l'arrête et on l'enferme. Il aurait sans doute langui en prison pendant une longue instruction, si Fouché, ministre de la justice et ami de sa famille, bien persuadé que Sainte-Croix était incapable d'avoir commis le crime dont on l'accusait, n'eût fait sur-le-champ les recherches les plus actives pour découvrir le lieu où s'était réfugié le témoin de M. de M… Celui-ci, ramené à Paris, déclara que tout s'était passé loyalement; d'ailleurs, les magistrats chargés de l'enquête découvrirent, auprès du cadavre, un chicot de racine imprégné de sang et auquel étaient collés quelques cheveux du défunt. Dès lors l'innocence de Sainte-Croix fut reconnue; il fut mis en liberté et s'empressa d'aller rejoindre son régiment qui se formait en Italie.

M. de La Tour d'Auvergne, homme des plus estimables, manquait d'aptitude pour les choses militaires; ce fut donc le major Sainte-Croix qui organisa le nouveau régiment, dont il s'occupa avec tant de zèle qu'il en fit un des meilleurs et un des plus beaux corps de l'armée. Envoyé dans le royaume de Naples, et chargé de réprimer l'insurrection des Calabres, il se distingua dans plusieurs combats. Le maréchal Masséna, qui commandait alors dans la basse Italie, ayant reconnu le mérite de Sainte-Croix, le prit en grande affection. Appelé en Pologne, après la bataille d'Eylau, ce maréchal tint à y emmener Sainte-Croix, bien qu'il ne fût pas encore son aide de camp et que les règlements s'opposassent à ce que personne pût retirer un officier, surtout un major, de son régiment. En arrivant à Varsovie, Masséna ayant présenté Sainte-Croix à l'Empereur, celui-ci se rappela la mort de M. de M…, reçut le major froidement et exprima même au maréchal son mécontentement de ce qu'il eût éloigné cet officier du corps auquel il appartenait.

À cette première cause du mauvais accueil que l'Empereur fit d'abord à Sainte-Croix, s'en joignit une autre. Napoléon, bien que de petite taille, avait une grande prédilection pour les hommes grands, forts, à la figure mâle; or, Sainte-Croix était petit, mince, blondin, et avait une charmante figure féminine; mais dans ce corps qui, au premier abord, paraissait faible et peu propre aux rudes travaux de la guerre, se trouvaient une âme de fer, un courage vraiment héroïque et une activité dévorante. L'Empereur ne tarda pas à reconnaître ces qualités; cependant, comme il pensa que le grade de major, donné de prime abord à Sainte-Croix, devait suffire pour quelque temps, il ne fit rien pour lui pendant cette campagne, et, après la paix de Tilsitt, cet officier retourna à Naples avec Masséna. Mais quand, en 1809, le maréchal fut appelé au commandement d'un des corps de l'armée destinée à marcher contre l'Autriche, il se rappela les reproches que l'Empereur lui avait adressés, pour avoir, sans autorisation, attaché Sainte-Croix à son état-major; il le demanda donc pour aide de camp, ce qui fut accordé.

Dans un des combats qui précédèrent notre entrée dans Vienne, Sainte-Croix prit un drapeau ennemi, et l'Empereur le nomma colonel. Il fit des prodiges de valeur et montra une rare intelligence à la bataille d'Essling; mais ce qui acheva de détruire les préventions que l'Empereur avait conçues contre Sainte-Croix, depuis son duel avec M. de M…, ce furent les services importants qu'il rendit au corps de Masséna, placé en avant-garde dans l'île de Lobau, pendant le laps de temps qui s'écoula entre la bataille d'Essling et celle de Wagram. L'Empereur, qui faisait élever dans cette île d'immenses fortifications, l'arma de plus de cent canons de gros calibre. Il allait visiter tous les jours les travaux, et voulant tout voir par lui-même, il marchait à pied pendant sept et huit heures. Ces longues courses fatiguaient le maréchal Masséna, déjà un peu cassé, et le général Becker, chef d'état-major, ne pouvait la plupart du temps répondre aux questions de l'Empereur, tandis que le colonel Sainte-Croix, dont l'activité était infatigable et l'intelligence prodigieuse, avait tout vu avant l'arrivée de l'Empereur, savait tout, prévoyait tout et donnait sur tout les renseignements les plus exacts. Napoléon prit donc l'habitude de s'adresser à lui, et peu à peu Sainte-Croix devint, sinon de droit, du moins de fait, le chef d'état-major du corps d'armée qui défendait l'île de Lobau.

Il eût été si facile aux Autrichiens de nous chasser de cette île, ou d'exterminer par une vive canonnade les quatre divisions que nous y avions, que l'Empereur ne s'en éloignait qu'à regret chaque soir pour retourner à Schœnbrünn. Il passait alors les nuits dans de cruelles inquiétudes; aussi voulait-il avoir, dès son réveil, des nouvelles du corps d'armée de Masséna; il avait donc ordonné à Sainte-Croix de se trouver tous les matins dans son appartement, au lever de l'aurore, afin de lui rendre compte de l'état des choses. Pour que ses rapports fussent plus exacts, le colonel faisait à pied, toutes les nuits, le tour de l'immense île de Lobau, visitant les postes, examinant ceux de l'ennemi; puis, montant à cheval, il parcourait rapidement les deux lieues qui le séparaient du palais de Schœnbrünn, où les aides de camp avaient ordre de l'introduire à l'instant dans la chambre à coucher de l'Empereur, qui, tout en s'habillant devant lui, causait de la position respective des deux armées. On partait ensuite au galop pour l'île, où l'Empereur, toujours accompagné de M. de Sainte-Croix, passait la journée entière à examiner les travaux, et montait souvent avec lui au haut d'une immense échelle double que le colonel avait eu l'heureuse idée de faire établir en forme d'observatoire. De là, la vue dominait les arbres les plus élevés et découvrait au loin les campagnes de la rive gauche, occupées par les troupes ennemies, dont on connaissait ainsi tous les mouvements. Le soir, Sainte-Croix reconduisait l'Empereur à Schœnbrünn, retournait dans l'île, où, après quelques instants de repos, il passait toute la nuit à visiter les postes, et recommençait le lendemain les courses de la veille.

Pendant quarante-quatre jours, et par une chaleur excessive, Sainte-Croix supporta ces fatigues sans en être accablé et sans que son zèle et son activité se ralentissent un seul instant. Il faisait en même temps preuve d'une telle intelligence sur les plus hautes questions militaires, que Napoléon l'appelait constamment auprès de lui, lorsqu'il conférait avec les maréchaux Masséna et Berthier relativement au moyen de faire déboucher l'armée sur la rive gauche. Il s'agissait de traverser le petit bras du Danube sur un autre point que celui qui avait servi de passage lors de la bataille d'Essling, parce qu'on savait que le prince Charles avait fait élever de nombreux retranchements en ce lieu.

Sainte-Croix proposa de tourner les fortifications de l'ennemi, en exécutant le passage devant Stadt-Enzersdorf, ce qui fut adopté. Enfin, Napoléon conçut une si grande opinion du mérite de ce colonel, qu'il dit un jour à M. de Czernitcheff, envoyé de l'empereur de Russie: «Depuis que je commande les armées, je n'ai pas rencontré d'officier plus capable, qui comprît mieux mes pensées et les fît mieux exécuter; il me rappelle le maréchal Lannes et le général Desaix; aussi, à moins que la foudre ne l'emporte, la France et l'Europe seront étonnées du chemin que je lui ferai faire!» Ces paroles, rapportées par M. de Czernitcheff, furent bientôt connues de tous, et l'on prévit que Sainte-Croix serait rapidement maréchal: malheureusement, la foudre l'emporta! Il fut tué, l'année suivante, d'un coup de canon, sur les rives du Tage, aux portes de Lisbonne, ainsi que je le dirai en racontant la campagne que je fis, en 1810, en Portugal.

Napoléon, qui tenait habituellement à distance les chefs qu'il estimait le plus, se familiarisait par exception avec l'un d'eux et se complaisait même parfois à exciter sa franchise et ses reparties. Il en était ainsi de Lasalle, Junot et Rapp, qui disaient à l'Empereur tout ce qui leur passait par la tête. Les deux premiers, qui se ruinaient tous les deux ans, allaient ainsi raconter leurs fredaines à Napoléon, qui payait toujours leurs dettes. Sainte-Croix avait trop d'esprit et de tenue pour abuser de la faveur dont il jouissait; néanmoins, lorsque l'Empereur l'y poussait, il avait la repartie prompte et incisive. Ainsi Napoléon, qui prenait très souvent le bras du colonel pour marcher dans les sables de l'île de Lobau, lui ayant dit dans une de leurs nombreuses courses: «Je me souviens qu'après ton duel avec le cousin de ma femme, je voulais te faire fusiller; je conviens que c'eût été une faute et un bien grand dommage!—C'est très vrai, Sire, répond Sainte-Croix, et je suis certain qu'à présent que Votre Majesté me connaît mieux, Elle ne me donnerait pas pour un des cousins de l'Impératrice…—Comment, pour un!… dis donc pour tous!…» répliqua l'Empereur.

Un autre jour que Sainte-Croix assistait au lever de Napoléon, celui-ci dit en buvant un grand verre d'eau fraîche: «Je pense qu'en allemand Schœnbrünn signifie belle fontaine; on a eu raison de donner ce nom à cette résidence, car la source de son parc produit une eau délicieuse, dont je bois tous les matins. Aimes-tu aussi l'eau fraîche, toi?—Ma foi, non, Sire, je préfère un bon verre de vin de Bordeaux ou de Champagne.» L'Empereur, se tournant alors vers son valet de chambre, lui dit: «Vous enverrez au colonel cent bouteilles de bordeaux et autant de Champagne.» En effet, le soir même, pendant que les aides de camp de Masséna dînaient au bivouac sous une baraque de feuillages, nous vîmes arriver dans l'île plusieurs mulets des écuries impériales, portant à Sainte-Croix deux cents bouteilles d'excellent vin, avec lequel nous bûmes à la santé de l'Empereur.

CHAPITRE XXII

Préparatifs faits en vue d'un nouveau passage du Danube.—Arrestation d'un espion.—Bataille de Wagram.—Prise d'Enzersdorf.—Combat sur le Russbach.

Plus le moment du nouveau passage du Danube approchait, plus les Autrichiens surveillaient les rives du petit bras de ce fleuve qui nous séparait d'eux. Ils fortifiaient même Enzersdorf, et si quelque groupe de militaires français approchait trop de la partie de l'île située en face de ce bourg, les postes ennemis faisaient feu sur eux; mais lorsqu'on s'avançait isolément, ou au nombre de deux ou trois personnes, ils ne tiraient pas. L'Empereur désirait voir de près les préparatifs de l'ennemi. On a dit que pour y parvenir, sans courir de danger, il s'était déguisé en soldat et s'était placé en faction. Le fait a été inexactement rapporté: voici ce qui se passa.

L'Empereur et le maréchal Masséna, revêtus de capotes de sergents, et suivis de Sainte-Croix costumé en simple soldat, s'avancèrent jusqu'au bord du rivage. Le colonel se déshabille complètement et se met dans l'eau, tandis que Napoléon et Masséna, pour éloigner tout soupçon de l'esprit des ennemis, quittent leurs capotes, comme s'ils se proposaient de se baigner, et examinent alors tout à leur aise le point où ils voulaient jeter des ponts et opérer le passage. Telle était l'habitude de voir nos soldats venir par très petits groupes se baigner en ce lieu, que les Autrichiens restèrent tranquillement couchés sur l'herbe. Ce fait prouve qu'à la guerre les chefs doivent sévèrement prohiber ces espèces de trêves et ces désignations de points neutres, que les troupes des deux partis établissent souvent pour leur convenance respective.

L'Empereur, ayant alors résolu de passer le bras du fleuve à cet endroit, décida que plusieurs ponts y seraient construits; mais comme il était plus que probable que, dès que les postes ennemis donneraient l'éveil, les troupes autrichiennes placées à Enzersdorf accourraient pour s'opposer à l'établissement de nos ponts, il fut convenu que l'on ferait d'abord transporter deux mille cinq cents grenadiers sur l'autre rive, et qu'en y arrivant, ils iraient attaquer Enzersdorf, afin que la garnison ainsi occupée ne pût venir troubler nos travaux et s'opposer à notre passage. Cela bien arrêté, l'Empereur dit à Masséna: «Comme cette première colonne sera évidemment très exposée, puisque ce sera contre elle que l'ennemi dirigera d'abord tous ses efforts, il faut la composer de nos meilleures troupes et choisir pour la commander un colonel brave et intelligent.—Mais, Sire, cela me revient! s'écria Sainte-Croix.—Pourquoi donc? répondit l'Empereur, charmé de ce zèle, et qui n'avait probablement fait la demande que pour entraîner la réplique.—Pourquoi? reprit le colonel, mais parce que de tous les officiers qui sont dans l'île, c'est moi qui depuis six semaines ai supporté le plus de fatigues, étant constamment sur pied jour et nuit pour faire exécuter vos ordres, et je demande que Votre Majesté veuille bien m'accorder comme récompense le commandement des deux mille cinq cents grenadiers qui doivent aborder les premiers sur la rive ennemie!—Eh bien, tu l'auras!» répliqua Napoléon, auquel cette noble hardiesse plut infiniment. Le projet de passage étant définitivement réglé, la nuit du 4 au 5 juillet fut désignée pour l'attaque.

Dans l'intervalle qui s'écoula avant cette époque, deux graves événements se produisirent dans notre corps d'armée. Le général de division Becker était un bon officier, quoique assez paresseux; mais il avait le tort de tout critiquer. Il se permit donc de désapprouver hautement le plan d'attaque conçu par Napoléon. Celui-ci, en ayant été informé, ordonna au général de rentrer en France. Nous verrons le général Becker se venger de cette disgrâce en 1815. Le général Fririon devint chef d'état-major; c'était un homme capable, d'un excellent caractère, mais manquant de la fermeté qu'il fallait auprès d'un homme tel que Masséna.

Le second événement faillit priver l'Empereur du concours de Masséna, pour la bataille qui se préparait. Un jour où Napoléon et le maréchal parcouraient l'île de Lobau, le cheval de ce dernier s'étant abattu dans un trou caché par de hautes herbes, le maréchal fut assez grièvement blessé à une jambe pour ne plus pouvoir se tenir en selle. Ce contretemps affligea d'autant plus l'Empereur que Masséna avait la confiance des troupes et connaissait parfaitement le terrain sur lequel nous devions combattre, puisque c'était celui sur lequel avait eu lieu la bataille d'Essling, à laquelle le maréchal avait pris une part si glorieuse. Masséna fit alors preuve d'une grande force d'âme; car, malgré les vives souffrances qu'il éprouvait, il voulut conserver son commandement, déclarant qu'à l'exemple du maréchal de Saxe à Fontenoy, il se ferait porter sur le champ de bataille par des grenadiers. Un brancard fut établi à cet effet; mais, sur les observations que je pris la liberté de faire au maréchal, il comprit que ce moyen de transport semblerait prétentieux et présenterait moins de sécurité qu'une calèche légère qui, traînée par quatre bons chevaux, transporterait bien plus rapidement le maréchal d'un point à un autre, que ne pourraient le faire des hommes. Il fut convenu que Masséna irait sur le champ de bataille dans sa calèche découverte, ayant auprès de lui son chirurgien, le docteur Brisset. Celui-ci, bien que placé par état parmi les non-combattants, ne voulut pas quitter le maréchal, parce qu'il fallait renouveler toutes les heures les compresses qui recouvraient sa jambe, et il s'acquitta de ce soin périlleux avec le plus grand sang-froid, au milieu des boulets, non seulement pendant les deux jours que dura la bataille de Wagram, mais encore pendant les divers combats qui s'ensuivirent.

Napoléon savait que les ennemis s'attendaient à le voir déboucher de l'île de Lobau, en passant entre Essling et Aspern, ainsi qu'il l'avait fait au mois de mai, et qu'ils venaient de construire des retranchements dans l'intervalle qui sépare ces deux villages; or, comme il sentait aussi combien il importait de cacher aux Autrichiens le projet conçu par lui de les tourner, en traversant le petit bras du Danube devant Enzersdorf, il faisait surveiller tout ce qui entrait dans l'île de Lobau par les grands ponts qui l'unissaient à Ebersdorf. Cependant, vers les derniers jours, les préparatifs indispensables avaient dévoilé ce secret à toutes les personnes placées dans l'île; mais, comme on pensait avoir la certitude qu'il ne s'y trouvait que des militaires français ou des domestiques d'officiers, ayant chacun une garde de sûreté, on se croyait à l'abri des investigations des ennemis: c'était une erreur. Le prince Charles était parvenu à introduire un espion parmi nous, et déjà cet homme se préparait à l'avertir que nous devions l'attaquer par Enzersdorf, lorsqu'une lettre anonyme, écrite en hongrois et adressée à l'Empereur, fut apportée à son mameluk Roustan par une petite fille bien mise, qui se borna à lui dire que cette lettre était importante et très pressée! On crut d'abord qu'il s'agissait d'une demande d'argent; mais les interprètes, ayant traduit la dépêche, se hâtèrent d'en donner connaissance à l'Empereur, qui se rendit à l'instant dans l'île de Lobau, où, dès son arrivée, il donna l'ordre de suspendre les travaux de tous genres, de faire former en rangs non seulement les troupes, mais les états-majors, les administrateurs, les boulangers, bouchers, cantiniers, et même les domestiques, qui devaient chacun se placer derrière leurs maîtres. Ces dispositions prises, et lorsqu'il n'y eut plus un seul individu hors des rangs, l'Empereur fit annoncer aux troupes qu'un espion s'était glissé dans l'île, espérant qu'on ne pourrait le découvrir au milieu des 30,000 hommes qui s'y trouvaient; qu'il fallait donc, à présent que tout le monde était à son rang, que chacun regardât ses voisins de droite et de gauche. Le succès de cet ingénieux moyen fut instantané; car, au milieu du plus profond silence, on entendit deux soldats s'écrier: «Voici un inconnu!» On arrêta cet homme, on le questionna, et il avoua s'être déguisé en fantassin français avec les effets des morts laissés sur le champ de bataille d'Essling.

Ce misérable était né à Paris et paraissait bien élevé, instruit même. La passion du jeu l'ayant ruiné, il avait fui la France pour éviter les poursuites de ses créanciers, s'était réfugié en Autriche, où, poussé par le désir de se procurer des moyens de jouer encore, il s'était offert pour servir d'espion à l'état-major autrichien. Pendant la nuit, une très petite nacelle le transportait de la rive gauche du Danube à la rive droite, à une lieue au-dessous d'Ebersdorf, et venait le reprendre la nuit suivante à un signal convenu. Il avait déjà fait de très fréquents voyages de ce genre, entrant dans l'île de Lobau et en sortant, en se mêlant, vêtu en soldat, aux nombreux détachements de nos troupes qui allaient constamment à Ebersdorf pour chercher des vivres ou des matériaux. Craignant d'être remarqué s'il restait seul, l'espion se portait toujours sur les lieux où il y avait foule et travaillait aux retranchements avec les soldats. Il achetait sa nourriture chez les cantiniers, passait la nuit auprès des camps, et dès le point du jour, muni d'une bêche comme s'il allait rejoindre des travailleurs, il parcourait l'île en tous sens, examinant les ouvrages, qu'il dessinait à la hâte, en se couchant parmi les osiers; puis, la nuit suivante, il allait faire un rapport aux Autrichiens et revenait pour continuer ses observations. Cet homme, traduit devant un conseil de guerre, fut condamné à mort. Il exprimait un vif repentir d'avoir servi les ennemis de la France, ce qui portait l'Empereur à commuer sa peine, lorsque, dans l'espoir de décider Napoléon à lui accorder la vie, l'espion proposa de tromper le prince Charles, en allant lui faire un faux rapport sur ce qu'il avait vu dans l'île, et de revenir dire aux Français ce que faisaient les Autrichiens. Cette nouvelle infamie indigna l'Empereur, qui, abandonnant le coupable à sa fatale destinée, le laissa fusiller.

Cependant, le jour de la grande bataille approchait. Napoléon avait réuni autour d'Ebersdorf toute l'armée venant d'Italie, les corps des maréchaux Davout, Bernadotte, la garde, et transformé l'île de Lobau en une immense forteresse, armée de cent pièces de gros calibre et de vingt mortiers. Trois solides ponts sur pilotis, défendus par des estacades, assuraient le passage du grand Danube entre Ebersdorf et l'île. Enfin, on était en mesure de jeter plusieurs ponts de moindre dimension sur le petit bras, le seul qui nous séparât de la rive gauche.

Pour confirmer le prince Charles dans la pensée qu'il chercherait encore à passer entre Essling et Aspern, Napoléon ordonna, le 1er juillet au soir, de faire reconstruire pendant la nuit le petit pont qui avait servi à notre retraite après la bataille d'Essling et de jeter sur la rive opposée, dans les bois, deux divisions dont les tirailleurs devaient attirer l'attention des ennemis sur ce point, pendant que tout se préparait pour notre attaque sur Enzersdorf. On ne comprend pas comment le prince Charles, qui avait entouré Essling et Aspern d'immenses fortifications, garnies de cent cinquante bouches à feu, ait pu croire que Napoléon viendrait les attaquer de front: c'eût été prendre le taureau par les cornes!

Les journées du 2 et du 3 se passèrent en préparatifs de part et d'autre.

L'armée française, traversant le grand bras du Danube sur les trois ponts d'Ebersdorf, se massa dans l'île de Lobau, où l'Empereur réunit 150,000 hommes. Le prince Charles, de son côté, rassembla des forces égales sur la rive gauche, où les troupes autrichiennes, placées sur deux lignes, formaient un arc immense, afin d'envelopper les parties de l'île de Lobau qui leur faisaient face. À la droite des ennemis, la pointe de cet arc s'appuyait au Danube à Florisdorf, Spitz et Iedelsée. Leur centre occupait les villages d'Essling et d'Aspern, fortement retranchés et nouvellement reliés l'un à l'autre par des ouvrages armés d'une nombreuse artillerie. Enfin, la gauche de l'arc formé par l'armée autrichienne se trouvait à Gross-Enzersdorf, ayant un fort détachement à Mühlleiten. Le prince Charles surveillait donc exactement tous les points de l'île de Lobau par où nous pouvions déboucher; mais comme il était persuadé, on ne sait pourquoi, que Napoléon l'attaquerait par son centre, en passant le petit bras du Danube entre Essling et Aspern, ainsi qu'il l'avait fait au mois de mai, le généralissime avait concentré toutes ses forces dans les vastes plaines qui s'étendent depuis ces villages jusqu'à Deutsch-Wagram et à Markgrafen-Neusiedel, gros bourg situé sur le ruisseau de Russbach, dont les rives, fort encaissées et dominées par des hauteurs, offrent une excellente position défensive. Du reste, le prince Charles avait peu de troupes à sa droite, et encore moins à sa gauche, parce qu'il avait prescrit à l'archiduc Jean, son frère, commandant l'armée de Hongrie, de quitter Presbourg avec les 35,000 hommes dont il disposait, et de se trouver le 5 juillet au matin à Unter-Siebenbrünn, pour s'y relier avec la gauche de la seconde ligne de la grande armée autrichienne: mais le prince Jean n'exécuta pas cet ordre.

D'après les instructions de l'empereur Napoléon, l'armée française commença son attaque le 5 juillet, à neuf heures du soir. Un orage épouvantable éclatait en ce moment; la nuit était des plus obscures, la pluie tombait à torrents, et le bruit du tonnerre se mêlait à celui de notre artillerie, qui, garantie des boulets ennemis par un épaulement, dirigeait tous ses feux sur Essling et Aspern, afin de confirmer le prince Charles dans la pensée que nous allions déboucher sur ce point; aussi ce fut là qu'il porta toute son attention, sans s'inquiéter aucunement d'Enzersdorf, sur lequel nos principales forces se dirigeaient.

Dès que les premiers coups de canon se firent entendre, le maréchal Masséna, très souffrant encore, fut placé dans une petite calèche découverte, que ses aides de camp entouraient, et il se fit conduire vers le point sur lequel devait commencer l'attaque. L'Empereur nous rejoignit bientôt; il était très gai et dit au maréchal: «Je suis enchanté de cet orage: quelle belle nuit pour nous! Les Autrichiens ne peuvent voir nos préparatifs de passage en face d'Enzersdorf, et ils n'en auront connaissance que quand nous aurons enlevé ce poste essentiel, quand nos ponts seront placés et une partie de mon armée formée sur la rive qu'ils prétendent défendre…»

En effet, le brave colonel Sainte-Croix, après avoir fait débarquer en silence les 2,500 grenadiers, prit terre sur la rive ennemie en face d'Enzersdorf. Un régiment de Croates bivouaquait sur ce point. Attaqué à l'improviste, il se défend néanmoins avec acharnement à la baïonnette; mais nos grenadiers, animés par la voix de Sainte-Croix qui s'était jeté au plus fort de la mêlée, enfoncent les ennemis, et ceux-ci se retirent en désordre sur Enzersdorf. Ce gros bourg, environné d'une muraille crénelée, précédé d'une digue taillée en forme de parapet, était rempli d'infanterie, tandis que des flèches en terre couvraient toutes les entrées. Enlever ce bourg était d'autant plus difficile que le feu avait incendié les maisons, et que la garnison pouvait être d'un moment à l'autre soutenue par la brigade autrichienne du général Nordmann, placée un peu en arrière, entre le bourg d'Enzersdorf et celui de Mühlleiten. Mais aucun obstacle n'arrête Sainte-Croix, qui, marchant à la tête de ses grenadiers, enlève les ouvrages extérieurs, poursuit les ennemis l'épée dans les reins et entre pêle-mêle avec eux dans le redan qui couvre la porte du Midi. Cette porte était fermée; Sainte-Croix la fait enfoncer sous une grêle de balles, que la garnison lançait par les créneaux du mur d'enceinte. Une fois maîtres de ce passage, le colonel et ses braves soldats se précipitent dans l'intérieur du bourg, dont la garnison, affaiblie par les énormes pertes qu'elle vient d'éprouver, se réfugie dans le château; mais à la vue des échelles que Sainte-Croix fait apporter pour donner l'assaut, le commandant autrichien demande à capituler. Ainsi, Sainte-Croix, auquel ce beau fait d'armes fit le plus grand honneur, resta maître d'Enzersdorf, à la grande satisfaction de l'Empereur, dont cette capture servait merveilleusement les projets. Il prescrivit à l'instant de jeter huit ponts sur le petit bras du Danube, entre l'île de Lobau et le bourg d'Enzersdorf.

Le premier de ces ponts, d'une construction jusqu'alors inconnue, avait été inventé par l'Empereur. Il paraissait n'être que d'une seule pièce; cependant, il se trouvait divisé en quatre sections qu'unissaient des charnières, ce qui lui permettait de contourner et de suivre les sinuosités du rivage. Arrivé dans le bras du Danube, un de ses bouts fut fixé aux arbres de l'île de Lobau, tandis qu'à l'aide d'un câble, porté par un bateau, on dirigeait l'autre extrémité vers la rive opposée. Poussé par le courant, ce pont d'un nouveau genre, tournant sur lui-même, fit un à-droite complet, et put servir à l'instant même. Les sept autres furent complètement établis un quart d'heure après, ce qui permit à Napoléon de faire passer rapidement sur la rive gauche les corps de Masséna, Oudinot, Bernadotte, Davout, Marmont, l'armée du prince Eugène, les réserves d'artillerie, toute la cavalerie, enfin la garde.

Pendant que l'Empereur s'empressait de profiter des avantages que lui offrait la prise du bourg d'Enzersdorf, le prince Charles, toujours persuadé que son adversaire voulait déboucher entre Essling et Aspern, perdait son temps et ses munitions, pour jeter une grêle de boulets et d'obus sur la partie de l’île de Lobau située en face de ces deux villages, pensant qu'il faisait éprouver de grandes pertes aux troupes françaises, qu'il supposait être agglomérées en ce lieu. Ces projectiles ne produisirent aucun effet, car nous n'avions sur ce point que quelques éclaireurs dispersés et protégés par des épaulements en terre, tandis que le gros de nos troupes, massé du côté d'Enzersdorf, traversait le petit bras du Danube et se massait sur la rive gauche. Le généralissime autrichien fut stupéfait, le 5 juillet au matin, lorsqu'en se dirigeant sur l'ancien champ de bataille, entre Essling et Aspern, où il comptait nous combattre avec avantage, au moment où nous déboucherions de l'île de Lobau, il s'aperçut que son aile gauche était tournée par l'armée française qui marchait déjà sur Sachsengang, dont elle ne tarda pas à s'emparer. Surpris sur sa gauche et menacé sur ses derrières, le prince Charles fut obligé, pour nous faire face, d'exécuter un immense mouvement rétrograde vers le ruisseau de Russbach, en reculant constamment devant Napoléon, tandis que nos divers corps d'armée se plaçaient à leur ordre de bataille, dans l'immense plaine ouverte devant eux.

Afin de n'être pas surpris par l'arrivée du prince Jean, dans le cas où celui-ci, venant de Hongrie, paraîtrait sur notre aile droite, à Unter-Siebenbrünn, l'Empereur envoya en observation sur ce point trois fortes divisions de cavalerie, ainsi que plusieurs bataillons, soutenus par de l'artillerie légère. Ces troupes étaient considérées comme hors ligne et destinées à arrêter le premier effort du prince Jean jusqu'à l'arrivée des réserves. Quant au gros de l'armée, sa droite, formée par le corps de Davout, se porta sur Glinzendorf et le Russbach. Le centre était composé par les Bavarois, les Wurtembergeois, les corps d'Oudinot, de Bernadotte, et l'armée d'Italie. La gauche, aux ordres de Masséna, longeait le petit bras du Danube, dans la direction d'Essling et d'Aspern. Chacun de ces corps devait enlever en marchant les villages qui se trouvaient devant lui. La réserve se composait du corps de Marmont, de trois divisions de cuirassiers, d'une nombreuse artillerie et de toute la garde impériale. Enfin, le général Régnier, avec une division d'infanterie et de nombreux artilleurs, restait à la garde de l'île de Lobau, en avant de laquelle on rétablit l'ancien pont, qui nous avait servi lors de la bataille d'Essling.

À la plus horrible des nuits avait succédé la plus belle journée. L'armée française, en grande tenue de parade, s'avance majestueusement dans l'ordre le plus parfait, précédée par une immense artillerie qui écrase tout ce que l'ennemi tente de lui opposer. Les régiments dont se composait la gauche autrichienne, précédée par le général Nordmann, furent les premiers exposés à nos coups. Chassés d'Enzersdorf et de Mühlleiten, ils essayèrent de défendre Raschdorf, mais ils furent repoussés, et le général Nordmann périt dans le combat. Cet officier était Alsacien; ancien colonel des housards de Bercheny, il avait passé à l'ennemi en 1793, avec une partie de son régiment, en même temps que Dumouriez, et s'était mis au service de l'Autriche.

La marche de l'armée française n'éprouvant aucune résistance sérieuse, nous occupâmes successivement Essling, Aspern, Breitenlée, Raschdorf et Süssenbrünn. Jusqu'à ce moment, la première partie du plan de Napoléon avait réussi, puisque ses troupes venaient de franchir le dernier bras du Danube et occupaient les plaines de la rive gauche. Cependant, rien n'était encore décidé, tant que nous n'avions pas battu et entamé sérieusement l'ennemi. Celui-ci, au lieu de réunir toutes ses forces sur le ruisseau de Russbach, commit la faute énorme de les diviser, en opérant sa retraite par deux lignes très divergentes, l'une sur Markgrafen-Neusiedel, derrière le Russbach, et l'autre sur les hauteurs de Stamersdorf, où les troupes de l'aile droite autrichienne se trouvaient évidemment trop éloignées du champ de bataille.

La position qui borde le Russbach est forte, domine la plaine et se trouve protégée par ce ruisseau qui, bien que peu large, forme un très bon obstacle, parce que ses bords étant très escarpés, l'infanterie ne peut les franchir qu'avec difficulté, et que la cavalerie et l'artillerie n'avaient d'autre passage que les ponts situés dans les villages occupés par les Autrichiens. Cependant, comme le Russbach était la clef de la position des deux armées, Napoléon résolut de s'en emparer, et fit en conséquence attaquer Markgrafen-Neusiedel par Davout, Baumersdorf par Oudinot et Deutsch-Wagram par Bernadotte, tandis que le prince Eugène, secondé par Macdonald et Lamarque, passait le ruisseau entre ces deux villages. L'artillerie légère de la garde écrasa par son feu les masses autrichiennes; mais le maréchal Bernadotte, à la tête des Saxons, fit une attaque si molle sur Wagram, qu'il ne réussit pas. Les généraux Macdonald et Lamarque, franchissant le Russbach, mirent un moment en péril le centre ennemi; mais le prince Charles, s'élançant bravement sur ce point avec ses réserves, contraignit nos troupes à repasser le ruisseau.

Ce mouvement s'exécuta d'abord avec le plus grand ordre; mais la nuit étant survenue, nos fantassins, qui venaient de résister à une attaque de front faite par les chevau-légers autrichiens, ayant aperçu sur leurs derrières une brigade de cavalerie française amenée à leur secours par le général Salme, se crurent coupés; il en résulta un peu de désordre qui s'aggrava par suite d'une méprise: quelques bataillons saxons tirèrent sur la division Lamarque. Cependant, le trouble occasionné par ces accidents fut promptement réparé. L'attaque faite par le maréchal Oudinot sur Baumersdorf fut aussi repoussée; elle avait été faite sans ensemble. Le maréchal Davout seul avait eu des succès, car, après avoir forcé le passage du Russbach et tourné Markgrafen-Neusiedel, il allait s'emparer de ce bourg, malgré une défense des plus opiniâtres, lorsque la nuit l'obligea à suspendre son attaque, et peu d'instants après l'Empereur lui ordonna de revenir sur ses pas, afin de ne pas l'exposer, en le laissant isolé au delà de ce cours d'eau.

CHAPITRE XXIII

Deuxième journée.—Alternatives du combat et défaite du prince
Charles.—Considérations diverses sur la bataille de Wagram.

Tels furent les principaux événements de la journée du 5 juillet, qui ne firent que préparer la bataille décisive du lendemain. La nuit se passa fort tranquillement; l'armée française, ayant toujours à sa droite trois divisions de cavalerie en observation à Léopoldsdorf, avait sa droite véritable vers Grosshofen; notre centre était à Aderklaa, et la gauche en retour à Breitenlée, ce qui donnait à notre ligne la forme d'un angle, dont Wagram était le sommet. Les tentes de l'Empereur et de sa garde étaient un peu en avant de Raschdorf.

Si on jette un coup d'œil sur le plan de la bataille de Wagram, on voit que la droite ennemie, partant des environs de Kampfendorf, longeant ensuite la rive gauche du Russbach jusqu'à Helmhof, d'où elle se dirigeait par Sauring vers Stamersdorf, on voit, dis-je, que la ligne ennemie formait ainsi un angle rentrant, dont le sommet se trouvait également à Deutsch-Wagram. C'était donc le point essentiel, dont chacun des deux adversaires désirait s'emparer; pour y parvenir, ils voulurent l'un et l'autre tourner leur ennemi par son flanc gauche. Mais le prince Charles, ayant beaucoup trop étendu son armée, était obligé de transmettre par écrit des ordres qui étaient mal compris ou mal exécutés, tandis que l'Empereur, ayant des réserves sous sa main, donnait des instructions positives dont il pouvait voir et surveiller l'exécution.

Le 6 juillet, à la pointe du jour, l'action recommença plus vivement que la veille; mais, au grand étonnement de Napoléon, le prince Charles, qui, dans la journée du 5, s'était borné à se défendre, venait de prendre l'offensive et de nous enlever Aderklaa!… Bientôt la canonnade se prolongea sur toute la ligne: de mémoire d'homme on n'avait vu une aussi nombreuse artillerie sur un champ de bataille, car le total des bouches à feu mises en action par les deux armées s'élevait à plus de douze cents!

L'aile gauche des Autrichiens, conduite par le prince Charles en personne, passant le ruisseau du Russbach, déboucha sur trois colonnes vers Léopoldsdorf, Glinzendorf et Grosshofen; mais le maréchal Davout et la cavalerie de Grouchy opposèrent une vive résistance à l'ennemi, et l'avaient même arrêté, lorsque Napoléon parut à la tête d'une immense réserve. En voyant le combat s'engager à l'extrême droite de sa ligne, vers Léopoldsdorf, l'Empereur avait cru un moment que l'archiduc Jean, arrivant de Hongrie, venait de joindre la grande armée ennemie. Non seulement le prince Jean n'avait pas paru à notre droite, mais on a su depuis qu'il se trouvait en ce moment à Presbourg, à huit lieues du champ de bataille; aussi l'aile gauche autrichienne, privée du secours qu'elle avait espéré, se repentit bientôt d'être venue nous attaquer. En effet, accablée par des forces supérieures, et surtout par l'artillerie, elle éprouva des pertes considérables, et fut rejetée au delà du Russbach par le maréchal Davout, qui franchit ce ruisseau avec une partie de ses troupes, et marcha par les deux rives à l'attaque de Markgrafen-Neusiedel.

L'Empereur, ainsi rassuré sur sa droite, revient au centre avec sa garde, et tandis que Bernadotte attaque Wagram, et qu'Oudinot marche sur Baumersdorf, il ordonne à Masséna de reprendre Aderklaa. Ce village disputé, pris et repris, reste enfin aux grenadiers autrichiens, conduits à une nouvelle attaque par le prince Charles, qui lance en même temps une forte colonne de cavalerie contre les Saxons du corps de Bernadotte et les met dans une déroute si complète qu'ils se jetèrent sur les troupes de Masséna, dont ils troublèrent momentanément le bon ordre. Ce maréchal était toujours dans sa calèche. Les ennemis, en apercevant au milieu de la bataille cette voiture attelée de quatre chevaux blancs, comprirent qu'elle ne pouvait être occupée que par un personnage fort important; ils dirigèrent donc sur elle une grêle de boulets. Le maréchal et ceux qui l'entouraient coururent les plus grands dangers; nous étions entourés de morts et de mourants; le capitaine Barain, aide de camp de Masséna, eut un bras emporté, et le colonel Sainte-Croix fut blessé par un boulet.

L'Empereur, arrivant au galop sur ce point, reconnut que l'archiduc, cherchant à le tourner et même à l'envelopper, faisait avancer l'aile droite qui occupait déjà Süssenbrünn, Léopoldsdorf, Stadlau, et marchait sur Aspern, menaçant ainsi l'île de Lobau!… Napoléon monte pour un instant dans la calèche, auprès de Masséna, afin de mieux être aperçu des troupes. À son aspect, l'ordre se rétablit; il prescrit à Masséna de faire un changement de front en arrière, pour porter sa gauche à Aspern et faire face à Hirschstatten; puis il fait garnir par trois divisions de Macdonald le terrain que quitte Masséna. Ces divers mouvements s'opèrent très régulièrement, quoique faits sous le canon de l'ennemi. Napoléon, profitant alors de l'immense avantage que lui donne la réunion de ses principales forces sur le centre, fait avancer, pour soutenir Macdonald, non seulement de fortes réserves d'infanterie, d'artillerie et de cuirassiers, mais encore la garde impériale, qui, massée sur trois lignes, vient se ranger derrière ces troupes.

La position des deux armées offrait en ce moment un spectacle fort bizarre, car leurs lignes opposées avaient pris la configuration de deux lettres Z mises à côté l'une de l'autre. En effet, l'aile gauche des Autrichiens, placée à Markgrafen-Neusiedel, reculait devant notre droite, tandis que les deux centres se maintenaient respectivement, et que notre aile gauche battait en retraite le long du Danube, devant la droite des ennemis. Les deux parties paraissaient donc avoir des chances à peu près égales. Cependant, ces chances étaient toutes en faveur de Napoléon, d'abord parce qu'il était plus que probable que le village de Markgrafen-Neusiedel, n'offrant d'autre moyen de résistance qu'une vieille tour fortifiée, ne pourrait tenir longtemps contre les efforts du maréchal Davout, qui l'attaquait avec sa vigueur accoutumée. Or, il était facile de prévoir qu'une fois Markgrafen-Neusiedel pris, la gauche des Autrichiens se trouvant débordée, et n'ayant plus aucun appui, reculerait indéfiniment et se séparerait du centre, tandis que notre aile gauche, quoique battue en ce moment, se rapprocherait par sa marche rétrograde de l'île de Lobau, dont la formidable artillerie devait arrêter la droite des Autrichiens et l'empêcher de pousser plus loin ses succès. En second lieu, Napoléon occupait une position concentrique, ce qui lui avait permis de garder une grande partie de ses troupes en réserve, tout en faisant face de divers côtés, tandis que le prince Charles, ayant été obligé de beaucoup étendre son armée, pour exécuter son grand mouvement excentrique, au moyen duquel il espérait nous envelopper, ne se trouvait en force sur aucun point. L'Empereur, ayant remarqué cette faute, était d'un calme parfait, bien qu'il lût sur les visages de son entourage l'inquiétude, causée par la marche victorieuse de l'aile droite ennemie. En effet, celle-ci, poussant toujours le corps de Masséna devant elle, se trouvait déjà entre Essling et Aspern, sur l'ancien champ de bataille du 22 mai, d'où, après avoir écrasé la division Boudet par une terrible charge de cavalerie, elle menaçait nos derrières.

Mais les alarmes cessèrent bientôt, et le succès des Autrichiens fut de bien courte durée, car les cent pièces de gros calibre dont la prévoyance de Napoléon avait armé l'île de Lobau ouvrirent un feu terrible et foudroyèrent la droite des ennemis, qui, sous peine d'être exterminée, fut contrainte d'arrêter sa marche triomphante et de reculer à son tour. Masséna put alors reformer ses divisions, dont les pertes étaient considérables. Nous pensâmes que Napoléon, profitant du désordre que la canonnade de l'île venait de jeter dans l'aile droite autrichienne, allait la faire attaquer par ses réserves: le maréchal Masséna m'envoya même lui demander des instructions à ce sujet. Mais l'Empereur, toujours impassible, les yeux constamment fixés vers l'extrême droite, sur Markgrafen-Neusiedel, dont la position élevée est surmontée par une haute tour, qu'on aperçoit de tous les points du champ de bataille, attendait, pour fondre sur la droite et le centre des ennemis, que Davout, après avoir battu leur aile gauche, l'eût rejetée au delà de Markgrafen-Neusiedel, défendu très vaillamment par le prince de Hesse-Hambourg, qui y fut blessé.

Tout à coup, on voit la fumée des canons du maréchal Davout dépasser la tour de Markgrafen-Neusiedel… Plus de doute, la gauche ennemie est vaincue!… Alors l'Empereur, se tournant vers moi, me dit: «Courez dire à Masséna qu'il tombe sur tout ce qui est devant lui, et la bataille est gagnée!…» En même temps, les aides de camp des divers corps d'armée sont expédiés vers leurs chefs pour leur porter l'ordre d'une attaque générale et simultanée. Ce fut en ce moment solennel que l'empereur Napoléon dit au général Lauriston: «Prenez cent pièces d'artillerie, dont soixante de ma garde, et allez écraser les masses ennemies.» Cette formidable batterie ayant ébranlé les Autrichiens, le maréchal Bessières les fait charger par six régiments de carabiniers et de cuirassiers, que soutenait une partie de la cavalerie de la garde. En vain le prince Charles forme ses troupes en plusieurs carrés; ils sont enfoncés, perdent leurs canons et un très grand nombre d'hommes. L'infanterie de notre centre s'avance à son tour, conduite par Macdonald; les villages de Süssenbrünn, de Breitenlée et d'Aderklaa sont emportés après une vive résistance.

Pendant ce temps, non seulement le maréchal Masséna reprend le terrain que notre gauche venait de perdre, mais poussant très vivement l'ennemi, il le rejette au delà de Stadlau et de Kagran. Enfin, le maréchal Davout, se faisant soutenir par Oudinot, occupe toutes les hauteurs du Russbach et s'empare de Deutsch-Wagram!… Dès ce moment, la bataille fut perdue pour les Autrichiens; ils se mirent en retraite sur toute la ligne et se retirèrent en fort bon ordre dans la direction de la Moravie par Sauring, Stamersdorf et Strebersdorf.

On a reproché à l'Empereur de n'avoir pas poursuivi les vaincus avec sa vigueur habituelle; mais la critique n'est pas fondée, car plusieurs motifs des plus graves durent empêcher Napoléon de lancer trop promptement ses troupes sur les traces des ennemis. D'abord, dès que ceux-ci eurent traversé la grande route de Moravie, ils se trouvèrent dans une contrée fort accidentée, entrecoupée de collines boisées, de ravins et de défilés qui, dominés par le mont et la forêt de Bisamberg, offraient aux Autrichiens d'excellentes positions défensives, positions d'autant plus difficiles à enlever que le prince Charles les occupait avec des forces très considérables, formées de tous ses bataillons de grenadiers et de plusieurs divisions qui n'avaient pas été engagées; une nombreuse artillerie protégeait cette puissante arrière-garde. On devait donc s'attendre à une très vive résistance qui, en se prolongeant, amènerait un combat de nuit, dont les chances, toujours incertaines, pouvaient compromettre la victoire déjà obtenue par l'Empereur.

En second lieu, pour que l'armée française fût réunie le 4 dans l'île de Lobau, il avait fallu, dès le 1er juillet, mettre en mouvement les corps alors cantonnés sur le haut Danube ou vers la Hongrie, et qui, pour se trouver au rendez-vous général, avaient dû faire des marches forcées, auxquelles venait de succéder sans repos, et par une très grande chaleur, une bataille d'une nuit et de deux jours. Nos troupes étaient donc exténuées, tandis que les Autrichiens, campés depuis plus d'un mois auprès de l'île de Lobau, n'avaient eu à supporter que les fatigues de la bataille: tous les avantages eussent été par conséquent du côté du prince Charles, si nous l'eussions attaqué dans la forte position qu'il venait de prendre sur les hauteurs d'un accès difficile.

Mais une troisième considération, bien plus puissante, modéra l'ardeur de Napoléon et le détermina à laisser reposer ses troupes et à les réunir sur le terrain qui avait servi de champ de bataille. Il venait d'être averti par les généraux de sa cavalerie légère, placée par lui en observation à Léopoldsdorf, au delà de son extrême droite, de l'apparition d'un corps de 35 à 40,000 ennemis qui, arrivant de Hongrie, sous le commandement du prince Jean, débouchait vers Unter-Siebenbrünn, c'est-à-dire sur nos derrières actuels, depuis le changement de front opéré par les deux armées. Les fortes réserves ménagées par l'Empereur auraient sans doute suffi pour repousser et battre le prince Jean; cependant, il faut reconnaître que la prudence devait porter Napoléon à ne pas engager ses troupes contre les positions formidables que le prince Charles paraissait résolu à défendre avec acharnement, lorsque lui-même pouvait être attaqué sur ses derrières par le prince Jean, à la tête d'un corps nombreux, qui n'avait pas encore tiré un coup de fusil.

L'Empereur ordonna donc de cesser la poursuite de l'ennemi, et fit établir les bivouacs de son armée de manière qu'une partie faisait face du côté où se trouvait le corps du prince Jean, qu'il s'apprêtait à bien recevoir, s'il osait s'aventurer dans la plaine. Mais celui-ci, craignant d'entrer en contact avec nos troupes victorieuses, se hâta de battre en retraite et de regagner la Hongrie. Il est probable que si Napoléon eût poursuivi les vaincus avec son activité ordinaire, les trophées de la bataille de Wagram eussent été plus nombreux; mais cependant on ne peut que louer sa circonspection, en considérant les motifs qui le décidèrent à s'arrêter, et s'il eût toujours agi avec tant de prudence, il aurait évité de bien grandes calamités à la France et à lui-même.

D'après la détermination de l'Empereur, son armée victorieuse put enfin avoir quelques heures de repos; elle prit position: la gauche à Florisdorf, le centre en avant de Gérarsdorf, et la droite au delà du Russbach. Les tentes de l'Empereur furent dressées entre Aderklaa et Raschsdorf. Le quartier général de Masséna fut placé à Léopoldau. Napoléon fit rétablir l'ancien pont de Spitz: l'armée fut alors en communication directe avec Vienne, circonstance favorable au transport des blessés dans les hôpitaux et à l'arrivage des vivres et munitions de guerre.

Les Autrichiens ont adressé de très vifs reproches à l'archiduc Jean sur les retards de sa marche et la nonchalance avec laquelle il exécuta les ordres du prince Charles: ces reproches sont mérités. En effet, dès le 4 juillet au soir, l'archiduc Charles écrivit à son frère de quitter Presbourg sur-le-champ pour se rendre à Unter-Siebenbrünn et s'y lier à la gauche des troupes autrichiennes; mais bien que le prince Jean eût reçu cet ordre le 5 juillet à quatre heures du matin, il ne se mit en marche qu'à onze heures du soir, et sa marche fut si lente que, bien qu'il n'eût que huit lieues à faire, il n'atteignit Unter-Siebenbrünn que vingt heures après son départ de Presbourg, c'est-à-dire le 6 juillet, à sept heures du soir, au moment où la bataille était perdue pour les Autrichiens, qui se trouvaient déjà en pleine retraite. L'archiduc Charles ne pardonna jamais à son frère la non-exécution de ses ordres: le prince Jean perdit son commandement et fut relégué en Styrie[2].

Faute de poursuite, les pertes des Autrichiens furent bien moins considérables qu'elles n'auraient pu l'être. Ils avouèrent cependant vingt-quatre mille tués ou blessés: trois de leurs généraux étaient morts. L'un d'entre eux, Wukassowitz, officier de très grand mérite, s'était distingué en combattant en Italie le général Bonaparte; les deux autres, Nordmann et d'Apre, étaient des Français portant les armes contre leur patrie. Selon les bulletins, nous fîmes vingt mille prisonniers et enlevâmes trente canons; mais je crois ce calcul fort exagéré; nous ne prîmes que quelques drapeaux. Notre perte en tués ou blessés fut à peu près égale à celle des ennemis. Les généraux Lacour, Gauthier et Lasalle, ainsi que sept colonels, furent tués. Les ennemis avaient eu dix généraux blessés, parmi lesquels était le prince Charles. Le nombre des nôtres, en y comprenant le maréchal Bessières, s'éleva à vingt et un. Parmi les douze colonels blessés, s'en trouvaient trois que l'Empereur affectionnait le plus: Daumesnil, Corbineau et Sainte-Croix. Les deux premiers, qui appartenaient aux chasseurs à cheval de la garde, perdirent chacun une jambe: l'Empereur les combla de bienfaits. Quant à Sainte-Croix, dont un boulet avait frôlé le tibia, sa blessure n'était pas dangereuse; ses amis s'en réjouirent, et cependant, s'il eût été amputé, il vivrait peut-être encore, ainsi que son glorieux frère Robert, dont une jambe est restée sur le champ de bataille de la Moskova!

Bien que Sainte-Croix ne fût colonel que depuis deux mois et n'eût pas encore vingt-sept ans, l'Empereur le nomma général de brigade, comte, avec vingt mille francs de rente, grand-croix de l'ordre de Hesse et commandeur de celui de Bade. Le soir même de la bataille, l'Empereur, voulant récompenser les bons services de Macdonald, Oudinot et Marmont, remit à chacun d'eux le bâton de maréchal; mais il n'était pas en son pouvoir de leur donner les talents de chefs d'armée: courageux et bons généraux d'exécution, entre les mains de l'Empereur, ils se montraient embarrassés lorsqu'ils étaient loin de lui, soit pour concevoir un plan de campagne, soit pour l'exécuter ou le modifier, selon les circonstances. On prétendit dans l'armée que l'Empereur, ne pouvant remplacer Lannes, avait voulu en avoir la monnaie; ce jugement était sévère, mais il faut reconnaître que ces trois maréchaux eurent une part souvent malheureuse dans les campagnes qui aboutirent à la chute de Napoléon et à la ruine du pays.

CHAPITRE XXIV

Le général Lasalle.—Incidents de la bataille de Wagram et observations diverses.—Disgrâce de Bernadotte.

Le général Lasalle, tué à Wagram, fut vivement regretté par l'Empereur ainsi que par l'armée. C'était l'officier de cavalerie légère qui entendait le mieux la guerre des avant-postes et possédait le coup d'œil le plus sûr. Il explorait en un instant toute une contrée, et se trompait rarement; aussi les rapports qu'il faisait sur la position de l'ennemi étaient-ils clairs et précis.

Lasalle était un bel homme, spirituel, mais qui, quoique instruit et bien élevé, avait adopté le genre de se poser en sacripant. On le voyait toujours buvant, jurant, chantant à tue-tête, brisant tout, et dominé par la passion du jeu. Il était excellent cavalier et d'une bravoure poussée jusqu'à la témérité.

Cependant, bien qu'il eût fait les premières guerres de la Révolution, il était peu connu avant la célèbre campagne de 1796 en Italie, alors que simple capitaine du 7e bis de housards, il se fit remarquer du général en chef Bonaparte, à la bataille de Rivoli. On sait qu'elle eut lieu sur un plateau très élevé, bordé d'un côté par une partie rocailleuse très escarpée, au bas de laquelle coule l'Adige, que longe la route du Tyrol. Les Autrichiens, ayant été battus par l'infanterie française, s'éloignèrent du champ de bataille par toutes les issues. Une de leurs colonnes espérait s'échapper, en gagnant la vallée à travers les rochers; mais Lasalle la suit avec deux escadrons dans ce passage difficile. En vain on lui représente qu'il est impossible d'engager de la cavalerie sur un terrain aussi dangereux; il s'élance au galop dans la descente, ses housards le suivent; l'ennemi, étonné, précipite sa retraite, Lasalle le joint et lui fait plusieurs milliers de prisonniers, sous les yeux du général Bonaparte et de l'armée qui, du haut des monts voisins, admiraient un tel courage. À compter de ce jour, Lasalle fut en très grande faveur auprès de Bonaparte, qui l'avança promptement et l'emmena avec lui en Égypte, où il le fit colonel. Dans un des nombreux engagements qui eurent lieu contre les mameluks, le cordon qui retenait le sabre de Lasalle à son poignet s'étant rompu, cet officier met bravement pied à terre, au plus fort de la mêlée, et, sans s'étonner du danger, il ramasse son arme, remonte lestement à cheval et s'élance de nouveau sur les ennemis! Il faut avoir assisté à un combat de cavalerie pour apprécier ce qu'exige de courage, de sang-froid et de dextérité l'exécution d'un tel acte, surtout en présence de cavaliers tels que les mameluks.

Lasalle était intimement lié avec une dame française de haut parage, et pendant son séjour en Égypte, leur correspondance fut saisie par les Anglais, puis injurieusement imprimée et publiée par leur gouvernement, dont l'acte fut généralement blâmé, même en Angleterre. Cet éclat entraîna le divorce de la dame, et Lasalle l'épousa à son retour en Europe. Devenu officier général, Lasalle fut mis par l'Empereur à la tête de l'avant-garde de la grande armée. Il se distingua dans la campagne d'Austerlitz et surtout dans celle de Prusse, où, avec deux régiments de housards, il eut l'audace inouïe de se présenter devant la place forte de Stettin et de la sommer de se rendre!… Le gouverneur, effrayé, s'empressa de lui apporter les clefs!… Si ce dernier s'en fût servi pour fermer les portes de sa forteresse, toute la cavalerie de l'Europe n'aurait pu la prendre; mais il n'y songea pas! Quoi qu'il en soit, la reddition de Stettin fit le plus grand honneur à Lasalle et accrut infiniment l'affection que lui portait l'Empereur. Il le gâtait à un point vraiment incroyable, riant de toutes ses fredaines et ne lui laissant jamais payer ses dettes. Lasalle était sur le point d'épouser la dame divorcée dont j'ai parlé plus haut, et Napoléon lui avait fait donner deux cent mille francs sur sa cassette. Huit jours après, il le rencontre aux Tuileries et lui demande: «À quand la noce?—Elle aura lieu, Sire, quand j'aurai de quoi acheter la corbeille et les meubles.—Comment! mais je t'ai donné deux cent mille francs la semaine dernière… qu'en as-tu fait?—J'en ai employé la moitié à payer mes dettes, et j'ai perdu le reste au jeu!…» Un pareil aveu aurait brisé la carrière de tout autre général; il fit sourire l'Empereur, qui, se bornant à tirer assez fortement la moustache de Lasalle, ordonna au maréchal Duroc de lui donner encore deux cent mille francs.

À la fin de la bataille de Wagram, Lasalle, dont la division n'avait pas encore été engagée, vint solliciter de Masséna l'autorisation de poursuivre l'ennemi. Le maréchal y consentit, à condition que ce serait avec prudence. Mais à peine Lasalle a-t-il pris les devants, qu'il aperçoit une brigade d'infanterie ennemie qui, restée en arrière et serrée de près, se hâtait de gagner le bourg de Léopoldau, afin d'y obtenir une capitulation en règle, tandis qu'en plaine elle redoutait la furie du vainqueur. Lasalle devine le projet du général autrichien, et craignant qu'il n'échappe à sa cavalerie, il parle à ses hommes, leur montre le soleil prêt à se coucher: «La bataille va finir, s'écrie-t-il, et nous sommes les seuls qui n'ayons pas contribué à la victoire! Allons, suivez-moi!…» Il s'élance, le sabre à la main, suivi de nombreux escadrons, et pour empêcher les bataillons ennemis d'entrer dans le bourg, le général se dirige dans l'espace très resserré qui existait encore entre Léopoldau et la tête de colonne des ennemis. Ceux-ci, se voyant coupés de l'asile qu'ils espéraient gagner, s'arrêtent et commencent un feu roulant des plus vifs. Une balle atteint Lasalle à la tête, et il tombe raide mort!… Sa division perdit une centaine de cavaliers et eut beaucoup de blessés. Les bataillons autrichiens s'ouvrirent un passage et occupèrent le bourg; mais à l'approche de nos divisions d'infanterie, ils mirent bas les armes, et les chefs déclarèrent que telle avait été leur intention, en cherchant un refuge dans Léopoldau. La charge exécutée par Lasalle était donc inutile, et il paya bien cher l'insertion de son nom au bulletin!

Sa mort laissa un grand vide dans la cavalerie légère, dont il avait perfectionné l'éducation militaire; mais, sous un autre rapport, il lui avait beaucoup nui, car les masses imitant les travers et les ridicules des chefs qu'elles aiment, parce qu'ils les conduisent à la victoire, les exemples donnés par le général Lasalle furent pernicieux pour la cavalerie légère, où la tradition s'en est longtemps perpétuée. On ne se serait pas cru chasseur, et surtout housard, si, prenant le célèbre Lasalle pour modèle, on n'eût été, comme lui, sans-gêne, jureur, tapageur et buveur!… Bien des officiers copièrent les défauts de ce général d'avant-garde, mais aucun d'eux n'acquit les grandes qualités qui les lui faisaient pardonner.

Lorsqu'un combat a lieu pendant l'été, il arrive souvent que les obus et les bourres de fusil mettent le feu aux blés déjà mûrs; mais Wagram fut, de toutes les batailles de l'Empire, celle où l'on vit le plus d'incendies de ce genre. L'année était précoce; il faisait une chaleur affreuse, et le terrain sur lequel nous combattions était une immense plaine entièrement couverte de céréales. À la veille d'être moissonnées, les récoltes s'enflammaient très facilement; et lorsque le feu prenait sur un point, il se propageait avec une rapidité effrayante pour les deux armées, dont les mouvements furent souvent entravés par la nécessité d'éviter le fléau destructeur. Malheur aux troupes qui se laissaient atteindre! La poudre contenue dans les gibernes et les caissons s'enflammait et portait la mort dans les rangs. On voyait donc des bataillons, et même des régiments entiers, s'élancer au pas de course pour éviter l'incendie, et gagner des emplacements où le blé eût déjà été brûlé; mais les hommes valides pouvaient seuls profiter de ce refuge. Quant aux militaires grièvement blessés, un grand nombre périrent dans les flammes, et, parmi ceux que le feu n'atteignit pas, beaucoup passèrent plusieurs jours sur le champ de bataille, où la grande hauteur des moissons empêchait de les apercevoir. Ils vécurent pendant ce temps de grains de blé. L'Empereur fit parcourir la plaine par de nombreux détachements de cavalerie, suivis des voitures qu'on avait pu trouver dans Vienne, et les blessés furent relevés, sans distinction d'amis ni d'ennemis. Mais ceux sur lesquels l'incendie avait passé succombèrent presque tous, ce qui fit dire aux soldats que le feu de paille avait tué presque autant d'hommes que le feu du combat.

Les deux jours que dura la bataille furent remplis d'anxiété pour les habitants de Vienne, qui, n'étant séparés des armées que par le Danube, non seulement entendaient le canon et la fusillade, mais voyaient parfaitement les manœuvres des combattants. Les toits, les clochers de Vienne, et surtout les hauteurs qui dominent cette ville et la rive droite, étaient couverts par la population, qui, selon les phases de la bataille, passait de la crainte à l'espérance. Quel rare et magnifique panorama les spectateurs avaient sous les yeux!… Trois cent mille hommes combattant dans une plaine immense!…

Le célèbre et spirituel feld-maréchal prince de Ligne, quoique déjà bien âgé, avait réuni la haute société de Vienne dans sa maison de campagne, située au point le plus élevé des collines, d'où l'œil embrassait tout le champ de bataille. Son expérience de la guerre et son esprit supérieur lui firent promptement comprendre le projet de Napoléon et les fautes du prince Charles, dont il prédit la défaite. Les événements de la journée du 5 laissèrent l'affaire indécise; mais lorsque, dans celle du 6, les Viennois virent la droite de l'armée autrichienne refouler notre aile gauche, qui perdit beaucoup de terrain, une joie frénétique éclata parmi eux, et, à l'aide de nos longues-vues, nous apercevions des milliers d'hommes et de femmes agitant leurs chapeaux et leurs mouchoirs, pour exciter encore le courage de leurs troupes victorieuses sur ce point, mais sur ce point seulement. Aussi le prince de Ligne ne partageait-il pas la joie des Viennois, et je tiens d'une personne qui se trouvait alors chez ce vieux guerrier, qu'il dit à ses invités: «Ne vous réjouissez pas encore; dans moins d'un quart d'heure le prince Charles sera battu, car il n'a pas de réserves, et vous voyez les masses de celles de Napoléon encombrer la plaine!…» L'événement justifia cette prédiction.

Comme il faut, avant tout, rendre justice à chacun, même à ses ennemis, je dirai, après avoir critiqué les manœuvres faites par le prince Charles à Wagram, que ses fautes sont infiniment atténuées par l'espoir qu'il devait avoir dans l'arrivée du prince Jean avec un corps de 35 à 40,000 hommes, qui pouvait déboucher sur notre aile droite et même sur nos derrières. Il faut aussi convenir que l'archiduc Charles montra beaucoup de vigueur dans l'exécution du plan qu'il avait conçu, et fit preuve d'un grand courage personnel, ainsi que de beaucoup d'aptitude à soutenir le moral de ses troupes. J'en citerai un exemple remarquable.

On sait que, outre le colonel commandant, chaque régiment a un colonel propriétaire, dont il porte le nom: c'est habituellement un prince ou un officier général, à la mort duquel le régiment est donné à un autre, de sorte que ces corps changent souvent de dénomination et sont obligés de quitter le nom qu'ils ont illustré sur vingt champs de bataille, pour en prendre un nouveau totalement inconnu. Ainsi, les dragons de Latour, si célèbres dans les premières guerres de la Révolution, et dont la gloire s'étendait dans toute l'Europe, durent, à la mort du général Latour, prendre le nom du général Vincent, ce qui, en détruisant une belle tradition, blessait infiniment l'amour-propre de ce régiment, dont le zèle fut considérablement affaibli par ce changement. Or, il advint, à la première journée de Wagram, que le prince Charles, voyant le centre de son armée sur le point d'être enfoncé par le corps d'Oudinot, voulut essayer de l'arrêter en l'attaquant avec de la cavalerie.

Les dragons de Vincent se trouvaient sous sa main; il leur ordonna de charger: ils le firent mollement, furent repoussés, et les Français avançaient toujours! Le prince lança de nouveau contre eux ce même régiment de Vincent, qui recula une seconde fois devant nos bataillons! La ligne autrichienne était percée!… Dans ce pressant danger, le prince court vers les dragons, les arrête dans leur fuite, et, pour les faire rougir de leur peu de vigueur, il leur dit à haute voix: «Dragons de Vincent, on voit bien que vous n'êtes plus les dragons de Latour!» Le régiment, humilié par ce reproche sanglant, mais mérité, ayant répondu: «Si, si, nous le sommes encore!—Eh bien! s'écria le prince en mettant fièrement l'épée à la main, pour vous montrer encore dignes de votre ancienne gloire, suivez-moi!» Et, quoique atteint d'une balle, il s'élance contre les Français! Le régiment de Vincent le suit avec une ardeur inexprimable; la charge fut terrible, et les grenadiers d'Oudinot reculèrent en subissant de grandes pertes. C'est ainsi qu'un général habile et énergique sait tirer parti de tout ce qui peut ranimer le courage chancelant de ses troupes.

L'allocution du prince Charles exalta à un si haut degré les dragons de Vincent, qu'après avoir arrêté les grenadiers d'Oudinot, ils fondirent sur la division Lamarque et lui reprirent 2,000 prisonniers et cinq drapeaux qu'elle venait d'enlever aux Autrichiens! Le prince Charles félicita les dragons en leur disant: «À présent, vous porterez avec orgueil le nom de Vincent, que vous venez de rendre aussi glorieux que celui de Latour!» Ce régiment fut un de ceux qui, le lendemain, contribuèrent le plus à mettre en déroute la division d'infanterie du général Boudet.

La bataille de Wagram donna lieu à une foule d'épisodes, dont le plus important n'a été rapporté par aucun auteur, bien qu'il produisît alors une très grande sensation dans l'armée et dans le public. Je veux parler de la disgrâce du général Bernadotte, que l'Empereur chassa du champ de bataille! Ces deux illustres personnages n'avaient jamais eu d'affection l'un pour l'autre, et depuis la conspiration de Rennes, ourdie par Bernadotte contre le gouvernement consulaire, ils étaient fort mal ensemble. Malgré cela, Napoléon, devenu empereur, avait compris Bernadotte dans la première promotion de maréchaux, et le créa prince de Ponte-Corvo, à la sollicitation de Joseph Bonaparte, dont Bernadotte avait épousé la belle-sœur. Mais rien ne put calmer la haine et l'envie que ce général avait conçues contre Napoléon, qu'il flattait lorsqu'il était devant lui et dont il blâmait et critiquait ensuite tous les actes, ce que l'Empereur n'ignorait pas.

La capacité et le courage dont Bernadotte fit preuve à Austerlitz auraient porté l'Empereur à oublier ses torts, s'il ne les eût aggravés par la conduite qu'il tint à la bataille d'Iéna, où, malgré les sollicitations des généraux de son armée, il laissa ses trois divisions dans l'inaction la plus complète, et ne voulut jamais porter secours au maréchal Davout, qui, placé à une lieue de lui, soutenait seul devant Auerstaëdt les efforts de la moitié de l'armée prussienne, commandée par le Roi en personne! Non seulement Davout, abandonné par son camarade, résista glorieusement, mais il battit ses nombreux ennemis. L'armée et la France s'indignèrent contre Bernadotte. L'Empereur se borna à le réprimander très fortement, ce qui réveilla un peu le zèle de ce maréchal, qui fit assez bien à Hall ainsi qu'à Lubeck. Mais, retombant bientôt dans ses habitudes de mollesse et peut-être même de mauvais vouloir, il n'arriva à Eylau que deux jours après la bataille, malgré les ordres qu'il avait reçus.

Cette nonchalance ranima le mécontentement de l'Empereur, mécontentement qui ne fit que s'accroître pendant la campagne de 1809 en Autriche, où Bernadotte, commandant un corps d'armée composé de troupes saxonnes, arrivait toujours trop tard, agissait mollement, et critiquait non seulement les manœuvres de l'Empereur, mais la manière dont les maréchaux dirigeaient leurs troupes. Cette attitude acheva d'irriter Napoléon. Néanmoins, il se contenait encore, lorsque, le 5 juillet, première journée de la bataille de Wagram, le peu de vigueur et les fausses dispositions de Bernadotte permirent aux Autrichiens de reprendre le village de Deutsch-Wagram, dont la possession était d'une très grande importance.

Il paraît qu'après cet échec Bernadotte aurait dit à un groupe d'officiers «que le passage du Danube et l'action qui s'en était suivie ce jour-là avaient été mal dirigés, et que s'il eût commandé, il aurait par une savante manœuvre, et presque sans combat, réduit le prince Charles à la nécessité de mettre bas les armes». Ce propos fut rapporté le soir même à l'Empereur, qui en fut justement indigné. Telle était la disposition des esprits entre Napoléon et Bernadotte, lorsque le 6 juillet vit recommencer entre les deux armées l'engagement mémorable qui devait décider la victoire, encore incertaine la veille.

Nous avons vu qu'au plus fort de l'action, les Saxons, commandés par Bernadotte et mal dirigés par lui, furent repoussés, et que, chargés par la cavalerie ennemie, ils se jetèrent en désordre sur le corps d'armée de Masséna, qu'ils faillirent entraîner dans leur fuite. Les Saxons sont braves, mais les meilleures troupes peuvent être mises en déroute et essuyer une défaite. Or, il est de principe qu'en pareil cas les chefs ne doivent pas chercher à rallier ceux de leurs soldats qui sont à la portée des sabres et des baïonnettes ennemis, parce que c'est une chose à peu près impossible. Les généraux et colonels doivent donc gagner promptement la tête de la masse des fuyards, et, faisant alors demi-tour, se présenter en face d'eux, leur en imposer par leur présence, leurs paroles, arrêter le mouvement rétrograde, reformer les bataillons et résister ainsi à la poursuite de l'ennemi. Pour se conformer à cette règle, Bernadotte, dont le courage personnel ne peut être mis en doute, cède au torrent de ses troupes en désordre, et, suivi d'un nombreux état-major, il s'élance au grand galop dans la plaine, afin de devancer les fuyards et de les arrêter. Mais à peine est-il sorti de cette cohue, dont les cris de détresse retentissaient au loin, qu'il se trouve face à face avec l'Empereur, qui lui dit d'un ton ironique: «Est-ce par cette savante manœuvre que vous comptez réduire le prince Charles à la nécessité de mettre bas les armes?…» Bernadotte, déjà fortement ému de voir son armée dans la plus complète déroute, le fut encore plus vivement en apprenant que l'Empereur était informé des propos inconsidérés qu'il avait tenus la veille. Il resta stupéfait!… puis, se remettant un peu, il cherchait à balbutier quelques mots d'explication; mais l'Empereur, d'un ton sévère, et la parole haute, lui dit: «Je vous retire le commandement du corps d'armée que vous dirigez si mal, monsieur!… Éloignez-vous de moi sur-le-champ et quittez la grande armée dans les vingt-quatre heures; je n'ai que faire d'un brouillon tel que vous!…» Cela dit, Napoléon tourna le dos au maréchal, et prenant momentanément le commandement direct des Saxons, il rétablit l'ordre dans leurs rangs et les ramena contre l'ennemi!

Dans toute autre circonstance, Bernadotte eût été certainement désolé d'un tel éclat; mais comme son expulsion avait été prononcée au moment où il galopait en tête des fuyards, ce qui pouvait laisser place à la médisance au sujet de son courage, bien que sa retraite précipitée eût pour but d'aller arrêter ses soldats, il comprit combien sa fâcheuse situation en était aggravée, et on assure que, dans son désespoir, il voulut se précipiter sur les baïonnettes ennemies pour se donner la mort!…

Ses aides de camp le retinrent et l'éloignèrent des troupes saxonnes. Il erra toute la journée sur le champ de bataille; enfin, vers le soir, il s'arrêta derrière les lignes de notre aile gauche, au village de Léopoldau, où ses officiers le déterminèrent à passer la nuit dans le joli petit château qui se trouve en ce lieu. Mais à peine y était-il installé, que Masséna, dont le corps d'armée enveloppait Léopoldau, où il avait ordonné de placer son quartier général, arrive pour occuper le château. Or, comme il est d'usage à la guerre que les maréchaux et généraux s'établissent au centre de leurs troupes, et ne vont jamais prendre logement dans les villages où se trouvent les régiments commandés par un de leurs camarades, Bernadotte voulut céder la place à Masséna. Celui-ci, qui ignorait encore la mésaventure de son collègue, le pria instamment de rester et de partager le gîte avec lui, ainsi qu'ils l'avaient si souvent pratiqué dans les guerres d'Italie. Bernadotte accepte; mais pendant qu'on arrange le logement, un officier témoin de la scène qui avait eu lieu entre l'Empereur et Bernadotte vint la raconter à Masséna, qui, en apprenant la disgrâce éclatante de son camarade, se ravise et trouve que la maison n'est pas assez vaste pour recevoir deux maréchaux et leurs états-majors. Voulant cependant simuler la générosité, il dit à ses aides de camp: «Ce logement m'appartenait de droit; mais puisque ce pauvre Bernadotte est dans le malheur, je dois le lui céder; cherchez-moi un autre gîte, fût-ce une grange…» Puis il se fait replacer en calèche et s'éloigne du château, sans revoir ni prévenir Bernadotte, qui fut très affecté de cet abandon.

Son exaspération lui fit commettre une nouvelle faute très grave, car, bien que le commandement des troupes saxonnes lui eût été retiré, il leur adressa un ordre du jour, dans lequel il exaltait au plus haut point leurs exploits, et par conséquent les siens, sans attendre, selon les usages militaires, que le chef suprême de l'armée eût fait à chacun sa part de gloire. Cette infraction aux règlements accrut encore la colère de l'Empereur, et Bernadotte fut obligé de se retirer de l'armée. Il retourna en France.

Parmi les incidents remarquables auxquels la bataille de Wagram donna lieu, je dois citer le combat de deux régiments de cavalerie, qui, bien que servant dans des armées opposées l'une à l'autre, appartenaient au même colonel propriétaire, le prince Albert de Saxe-Teschen. Celui-ci avait épousé la célèbre archiduchesse Christine d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas. Ayant le titre de prince dans les deux États, il possédait un régiment de housards en Saxe et un de cuirassiers en Autriche. L'un et l'autre portaient son nom; et d'après les usages de ces deux États, il nommait à tous les emplois d'officiers dans ces corps. Comme depuis de longues années l'Autriche et la Saxe vivaient en paix, lorsque le prince Albert avait un officier à placer, il le mettait indistinctement dans celui de ces deux régiments où se trouvait une vacance, de sorte qu'on voyait des membres d'une même famille servir, les uns dans les housards saxons du prince Albert, et les autres dans les cuirassiers autrichiens d'Albert. Or, par une circonstance déplorable et fort extraordinaire, ces deux régiments se trouvèrent en présence sur le champ de bataille de Wagram, où, stimulés par le devoir et le point d'honneur, ils se chargèrent mutuellement. Chose remarquable, les cuirassiers furent enfoncés par les housards, qui combattirent avec la plus grande vigueur, tant ils étaient désireux de réparer sous les yeux de Napoléon et de l'armée française le double échec qu'avait éprouvé l'infanterie saxonne!… Celle-ci, quoique ayant fait preuve de courage dans maintes circonstances, n'est pas, à beaucoup près, aussi solidement constituée, ni aussi instruite, que la cavalerie, qui passe avec raison pour une des meilleures de l'Europe.

CHAPITRE XXV

Ce qui m'advint à la bataille de Wagram.—Brouille avec Masséna.—Prise d'Hollabrünn et entrée à Guntersdorf.

Après avoir lu le récit des épisodes dont j'ai cru devoir accompagner le récit succinct de la bataille de Wagram, vous désirez probablement savoir ce qui m'advint de personnel dans ce terrible conflit.

J'eus le bonheur de n'être pas blessé, quoique ayant été souvent très exposé, surtout le second jour, au moment où l'artillerie ennemie faisait converger presque tous ses feux sur la calèche du maréchal Masséna. Nous étions, à la lettre, sous une grêle de boulets, qui abattit bien du monde autour de moi. Je courus aussi de très grands dangers, lorsque la cavalerie autrichienne ayant enfoncé et mis en déroute la division Boudet, le maréchal m'envoya vers ce général, perdu dans la foule de dix mille fuyards, que la cavalerie taillait en pièces!… Je fus encore souvent mis en péril lorsque, pour porter des ordres, j'étais obligé de passer auprès des incendies partiels qui, sur une infinité de points, dévoraient les moissons dans la plaine. Grâce à de nombreux détours, je parvenais à éviter les flammes; mais il était presque impossible de ne pas traverser les champs, sur lesquels les cendres des pailles consumées conservaient encore assez de chaleur pour excorier les pieds des chevaux. Deux des miens furent pour quelque temps mis hors de service par les blessures qu'ils y reçurent, et l'un d'eux souffrit tant, qu'il fut sur le point de me rouler dans ces débris de paille mal éteinte. Enfin, je m'en tirai sans autre accident grave. Mais si ma personne échappa à l'incendie, ainsi qu'au plomb et au fer des ennemis, il m'arriva un désagrément dont les suites me furent bien funestes, car, le second jour de la bataille, je me brouillai presque complètement avec Masséna. Voici à quel sujet.

Chargé par ce maréchal d'une mission auprès de l'Empereur, que je n'avais pu rejoindre qu'avec les plus grandes peines, je revenais, après avoir fait plus de trois lieues au galop sur les cendres encore brûlantes des moissons consumées. Mon cheval, exténué de fatigue et les jambes à moitié brûlées, ne pouvait plus marcher, lorsqu'en arrivant auprès de Masséna, je le trouvai dans un bien grand embarras. Son corps d'armée, vivement poussé par la droite des ennemis, battait en retraite le long du Danube, et les fantassins de la division Boudet, chargés et enfoncés par la cavalerie autrichienne qui les sabrait sans relâche, couraient pêle-mêle dans l'immensité de la plaine! Ce fut le moment le plus critique de la bataille.

Le maréchal, du haut de sa calèche, voyait le danger imminent qui nous menaçait, et prenait avec calme des dispositions pour maintenir en bon ordre les trois divisions d'infanterie qui n'avaient point été entamées. Pour cela, il avait été obligé d'envoyer tant d'aides de camp vers ses généraux, qu'il n'avait plus auprès de lui que le jeune lieutenant Prosper Masséna, son fils, lorsqu'il s'aperçut que les soldats de la division Boudet, toujours poursuivis par la cavalerie autrichienne, se portaient vers les trois divisions qui combattaient encore, et allaient, en se jetant dans leurs rangs, les entraîner dans une commune déroute! Pour prévenir cette catastrophe, le maréchal voulut détourner le torrent des fuyards, en faisant dire aux généraux et officiers de le diriger vers l'île de Lobau, qui, armée d'une nombreuse artillerie, offrait aux troupes débandées un asile assuré. La mission était périlleuse, et il était plus que probable que l'aide de camp qui irait au milieu de cette multitude désordonnée serait attaqué par quelques-uns des cavaliers ennemis qui la sabraient. Le maréchal ne pouvait donc se résoudre à exposer son fils à un danger aussi imminent; cependant, il n'avait que cet officier auprès de lui, et il fallait bien que cet ordre fût transmis!

Je survins fort à propos pour tirer Masséna du cruel embarras dans lequel il se trouvait; aussi, sans me donner le temps de respirer, il m'ordonna d'aller me précipiter dans les dangers qu'il craignait pour son fils. Mais s'apercevant que mon cheval pouvait à peine se soutenir, il me prêta l'un des siens, qu'une ordonnance conduisait en main. J'avais trop le sentiment des devoirs militaires pour ne pas comprendre qu'un maréchal ou général ne peut s'astreindre à suivre le règlement que ses aides de camp ont fait entre eux, pour marcher à tour de rôle, quelque périlleuse que soit la mission: il faut que, dans certaines circonstances, le chef puisse employer l'officier qu'il juge le plus propre à faire exécuter ses ordres. Aussi, bien que Prosper n'eût de toute la journée fait une seule course, et que ce fût à lui de marcher, je ne fis aucune observation. Je dirai même que mon amour-propre m'empêchant de pénétrer le véritable motif qui avait porté le maréchal à me donner une mission aussi difficile que périlleuse, lorsqu'elle devait échoir à un autre, j'étais fier de la confiance qu'il avait en moi! Mais Masséna détruisit bientôt mon illusion, en me disant d'un ton patelin: «Tu comprends, mon ami, pourquoi je n'envoie pas mon fils, bien que ce soit à lui de marcher… Je crains qu'on ne me le tue… tu comprends… tu comprends?…» J'aurais dû me taire; mais indigné d'un égoïsme aussi peu déguisé, je ne pus m'empêcher de répondre, et cela devant plusieurs généraux: «Monsieur le maréchal, je partais croyant aller remplir un devoir; je regrette que vous me tiriez de cette erreur, car je comprends parfaitement, à présent, que, forcé d'envoyer l'un de vos aides de camp à une mort presque certaine, vous préfériez que ce soit moi plutôt que votre fils; mais je pense que vous auriez pu m'épargner cette cruelle vérité!…» Et sans attendre la réponse, je m'élançai au grand galop vers la division Boudet, dont les cavaliers ennemis faisaient un affreux massacre!…

En m'éloignant de la calèche, j'avais entendu un commencement de discussion entre le maréchal et son fils, mais le bruit du champ de bataille et la rapidité de ma course m'avaient empêché de saisir leurs paroles, dont le sens me fut bientôt expliqué; car à peine avais-je joint la division Boudet, et commencé à faire tous mes efforts pour diriger cette masse épouvantée vers l'île de Lobau, que j'aperçois Prosper Masséna auprès de moi!… Ce brave garçon, indigné de ce que son père m'eût exposé à sa place et voulût le réduire à l'inaction, s'était échappé à l'improviste pour me suivre. «Je veux, me dit-il, partager au moins les dangers que j'aurais dû vous éviter, si l'aveugle tendresse de mon père ne l'eût rendu injuste envers vous, puisque c'était à moi à marcher!…»

La noble simplicité de ce jeune homme me plut: à sa place, j'aurais agi de même. Cependant, j'aurais désiré qu'il fût bien loin de moi à ce moment critique, car, à moins de l'avoir vu, on ne peut se faire une idée exacte de ce qu'est une masse de fantassins dont les rangs ont été enfoncés par la cavalerie, qui les poursuit avec vigueur, et dont les sabres et les lances font un terrible ravage au milieu de ce pêle-mêle d'hommes épouvantés, courant en désordre, au lieu de se pelotonner et de se défendre à coups de baïonnette, ce qui serait pourtant facile et moins dangereux que de tourner le dos en fuyant! Prosper Masséna était très brave; le péril ne l'étonna nullement, bien qu'à chaque instant nous nous trouvassions dans ce tohu-bohu face à face avec des cavaliers ennemis. Ma position devenait alors fort critique, parce que j'avais une triple tâche à remplir: d'abord, parer les coups qu'on portait au jeune Masséna, qui, n'ayant de sa vie manié un sabre, s'en servait très maladroitement; en second lieu, défendre ma personne; enfin, parler à nos fantassins en désordre pour leur faire comprendre qu'ils devaient se rendre vers l'île de Lobau, et non sur les divisions qui se trouvaient encore en ligne. Prosper et moi ne reçûmes aucune blessure. Dès que les cavaliers autrichiens nous voyaient décidés à nous défendre énergiquement, ils nous quittaient pour aller frapper les fantassins qui n'opposaient aucune résistance.

Lorsqu'une troupe est en désordre, les soldats se jettent moutonnement du côté où ils voient courir leurs camarades; aussi, dès que j'eus transmis l'ordre du maréchal à un certain nombre d'officiers, et qu'ils eurent crié à leurs gens de courir vers l'île de Lobau, le torrent des fuyards se dirigea sur ce point. Le général Boudet, que j'avais enfin trouvé, parvint à rallier ses troupes, sous la protection de notre artillerie, dont le feu arrêta les ennemis. Ma mission ainsi terminée, je retournai vers le maréchal avec Prosper; mais voulant prendre le chemin le plus court, j'eus l'imprudence de passer auprès d'un bouquet de bois, derrière lequel étaient postés une centaine de uhlans autrichiens. Ils s'élancent à l'improviste sur nous, qui gagnons la plaine à toutes jambes, en nous dirigeant vers une ligne de cavalerie française qui venait dans notre direction. Il était temps! car l'escadron ennemi était sur le point de nous joindre et nous serrait de si près que je crus un moment que nous allions être tués ou faits prisonniers. Mais à l'approche des nôtres, les uhlans firent demi-tour, à l'exception d'un officier, qui, parfaitement monté, ne voulut pas nous quitter sans avoir déchargé ses pistolets sur nous. Une balle traversa le cou du cheval de Prosper, et l'animal, en balançant fortement la tête, inonda de sang la figure du jeune Masséna. Je le crus blessé, et me préparais à le défendre contre l'officier de uhlans, lorsque nous fûmes joints par les éclaireurs du régiment français qui, tirant leurs mousquetons sur l'officier autrichien, l'étendirent mort sur la place, au moment où il s'éloignait au galop.

Prosper et moi retournâmes alors auprès du maréchal, qui jeta un cri de douleur en voyant son fils couvert de sang… Mais en apprenant qu'il n'était pas blessé, il donna un libre cours à sa colère, et en présence de plusieurs généraux, de ses aides de camp, et de deux officiers d'ordonnance de l'Empereur, il gronda vertement son fils et termina sa mercuriale en lui disant: «Qui vous a ordonné, jeune étourdi, d'aller vous fourrer dans cette bagarre?…» La réponse de Prosper fut vraiment sublime! «Qui me l'a ordonné?… mon honneur! Je fais ma première campagne; je suis déjà lieutenant, membre de la Légion d'honneur; j'ai reçu plusieurs décorations étrangères, et cependant je n'ai encore rendu aucun service. J'ai donc voulu prouver à mes camarades, à l'armée, à la France, que si je ne suis pas destiné à avoir les talents militaires qui ont illustré mon père, je suis du moins, par ma valeur, digne de porter le nom de Masséna!…» Le maréchal, voyant que tous ceux qui l'entouraient approuvaient les nobles sentiments de son fils, ne répliqua pas; mais sa colère concentrée retomba principalement sur moi, qu'il accusait d'avoir entraîné son fils, quand, tout au contraire, celui-ci m'embarrassa fort par sa présence.

Les deux officiers d'ordonnance de l'Empereur, qui venaient d'être témoins de la scène entre le maréchal et son fils, l'ayant racontée à leur tour au grand quartier général, Napoléon en fut informé, et Sa Majesté étant venue le soir à Léopoldau, où se trouvait l'état-major de Masséna, fit appeler Prosper et lui dit, en le prenant amicalement par l'oreille: «C'est bien, c'est très bien, mon cher enfant; voilà comment des jeunes gens tels que toi doivent débuter dans la carrière!» Puis, se tournant vers le maréchal, il lui dit à voix basse, mais de manière à être entendu par le général Bertrand, de qui je le tiens: «J'aime mon frère Louis autant que vous chérissez votre fils; mais, lorsqu'il était mon aide de camp en Italie, il faisait son service comme les autres, et j'aurais craint de le déconsidérer, en exposant l'un de ses camarades à sa place.»

La réponse que j'avais eu le tort de faire à Masséna, le blâme que l'Empereur lui infligeait, ne pouvaient que l'aigrir encore davantage contre moi; aussi, à compter de ce jour, il ne me tutoya plus, et quoique ostensiblement il me traitât fort bien, je compris qu'il me garderait toujours rancune: vous verrez que mes prévisions se vérifièrent.

Jamais les Autrichiens ne combattirent depuis avec autant de vigueur qu'à Wagram; leur retraite même fut admirable par le calme et le bon ordre qui y régnèrent. Il est vrai qu'ils eurent l'avantage de pouvoir quitter le champ de bataille sans être poursuivis; j'ai donné les motifs qui retinrent Napoléon le 6 au soir; mais il ne me serait pas possible d'expliquer les causes du retard qu'il mit, le 7 au matin, à suivre les traces des ennemis. On a prétendu qu'ayant devant lui la route de Bohême et celle de Moravie, qui toutes deux aboutissent au pont de Spitz, près de Florisdorf, l'Empereur, avant de s'éloigner du champ de bataille, voulait savoir quel était à peu près le nombre des troupes que le prince Charles avait engagées sur chacune de ces routes, et qu'il attendait le rapport des reconnaissances faites à ce sujet. Mais il est à remarquer que les reconnaissances ne donnent en pareil cas que des renseignements très imparfaits, parce qu'elles ne peuvent apercevoir ce qui se trouve au delà des arrière-gardes ennemies, qui les arrêtent au bout d'une demi-lieue: c'est ce qui arriva aux nôtres. On perdit donc inutilement un temps précieux; et puisqu'on avait vu la veille les colonnes ennemies s'engager sur les deux routes, il aurait fallu les poursuivre le 7 au matin, dès l'aurore, sur l'une ou sur l'autre; nous avions assez de troupes disponibles pour être en force sur tous les points. Quoi qu'il en soit, l'Empereur ne fit commencer la poursuite qu'à deux heures de l'après-midi et ne franchit, de sa personne, que trois petites lieues, pour aller coucher au château de Volkersdorf, du haut duquel l'empereur d'Autriche avait, les deux jours précédents, observé les mouvements des armées belligérantes.

L'Empereur confia au général Vandamme le soin de garder la ville de Vienne. Le général Régnier resta donc dans l'île de Lobau; Oudinot prit position à Wagram, et Macdonald à Florisdorf. Après avoir ainsi assuré ses derrières, Napoléon fit suivre l'ennemi sur la route de Moravie par les corps de Marmont et de Davout, et sur celle de Bohême par Masséna. Enfin, l'armée d'Italie et la garde devaient marcher entre ces deux grandes routes dans la direction de Laa, prêtes à se porter où besoin serait.

La plus forte partie de l'armée autrichienne s'était engagée sur la route de Bohême, que suivait le corps de Masséna. Mais le prince Charles avait très bien utilisé la nuit du 6 au 7 et une partie de ce jour, que Napoléon lui avait laissée, et tous ses bagages, chariots, caissons et l'artillerie étaient déjà loin et hors de notre atteinte, lorsqu'en quittant le champ de bataille, nous rencontrâmes les éclaireurs de l'arrière-garde ennemie, au défilé de Langen-Enzersdorf. Par sa longueur et son resserrement, ce passage aurait été fatal au prince Charles si, la veille, nous eussions pu le pousser jusque-là. Après avoir traversé le défilé, nous entrâmes dans une vaste plaine, au centre de laquelle se trouve Korneubourg. Cette petite ville, ayant un mur d'enceinte, était occupée par neuf bataillons de Croates et de chasseurs tyroliens, et l'on apercevait, sur les deux flancs, de fortes masses de cavalerie et une nombreuse artillerie. Ainsi postée, cette arrière-garde nous attendait avec un calme imposant.

Il faut, sans doute, être entreprenant à la guerre, surtout devant un ennemi déjà battu; néanmoins, on ne doit pas forcer les conséquences de cette règle jusqu'à manquer de prudence. Les généraux et la cavalerie française sont souvent trop téméraires: ils renouvelèrent ici la faute que Montbrun avait commise au mois de juin devant Raab, lorsque, ne voulant pas attendre l'infanterie, il mena ses escadrons trop près de cette place, dont le canon fit un très grand ravage dans leurs rangs. Malgré cette sévère leçon, le général Bruyère, qui avait remplacé Lasalle dans le commandement de la division de cavalerie légère attachée au corps de Masséna, ayant pris les devants en sortant du défilé, n'attendit pas que notre infanterie l'eût passé aussi et fût formée dans la plaine. Déployant ses escadrons, il s'avança vers les ennemis, qui restèrent impassibles, le laissèrent approcher jusqu'à une portée de canon, et qui, ouvrant alors un feu terrible, lui firent éprouver de grandes pertes!…

À cette vue, Masséna, qui arrivait en ce moment à l'entrée de la plaine, se mit en fureur et m'envoya vers Bruyère pour lui exprimer son extrême mécontentement. Je trouvai ce général très bravement placé à la tête de sa division, sous une grêle de boulets, mais bien peiné de s'être tellement aventuré, et fort embarrassé du parti qu'il devait prendre. En effet, s'il chargeait la cavalerie autrichienne, deux fois plus nombreuse que la sienne, il faisait hacher sa division; d'un autre côté, s'il battait en retraite pour s'éloigner du canon et se rapprocher de notre infanterie, il était certain que, dès que ses régiments auraient fait demi-tour, la cavalerie ennemie s'élancerait sur eux et les pousserait en désordre sur nos bataillons, à leur sortie du défilé, ce qui pouvait avoir les résultats les plus graves!… Rester où l'on se trouvait et y attendre l'infanterie, était donc ce qu'il y avait de moins mauvais; aussi, le général Bruyère m'ayant fait l'honneur de me demander mon avis, ce fut celui que je me permis de lui donner. Le maréchal, auquel j'avais été en rendre compte, approuva ce que j'avais fait, mais je le trouvai dans une colère noire contre le général Bruyère, et il s'écriait à chaque instant: «Est-il croyable qu'on fasse tuer de braves gens aussi inutilement!…» Cependant, il presse l'arrivée de la division Legrand, et, dès qu'elle est formée hors du défilé, il fait attaquer Korneubourg par le 26e léger, qui s'en empare, pendant que la cavalerie ennemie est repoussée par les escadrons de Bruyère, qui courent à la charge avec joie, les dangers d'une charge étant infiniment moins grands que ceux résultant de la canonnade à laquelle ils étaient soumis depuis une demi-heure! Le général Bruyère fit merveille durant ce combat de mains, ce qui n'empêcha pas le maréchal de le réprimander fortement.

Le 8 juillet, Masséna, ayant quatre divisions d'infanterie, une de cavalerie légère, une de cuirassiers et une nombreuse artillerie, continua la poursuite de l'arrière-garde ennemie. Il n'y eut cependant qu'un petit engagement, et nous occupâmes la ville de Stockerau, dans laquelle nos troupes s'emparèrent de plusieurs magasins autrichiens contenant une immense quantité de provisions de bouche, surtout en vins, ce qui excita une joie des plus vives. Le corps d'armée de Masséna continuant sa marche le 9, sur la route de Bohême, fut arrêté devant Hollabrünn par des forces nombreuses. Il s'ensuivit un combat très vif, dans lequel le général Bruyère, voulant faire oublier la faute qu'il avait commise devant Korneubourg, dirigea sa division avec prudence, mais exposa beaucoup sa personne; aussi fut-il grièvement blessé.

La malheureuse ville d'Hollabrünn, à peine rebâtie, à la suite de l'incendie qui l'avait détruite en 1805, lorsque les Russes nous en disputaient la possession, fut de nouveau réduite en cendres, et ensevelit encore un grand nombre de blessés sous ses décombres. Les ennemis se retirèrent avec perte.

Dans la nuit du 9 au 10, le maréchal m'envoya vers l'Empereur, pour l'informer du combat d'Hollabrünn. Après une longue marche par des chemins de traverse, où je m'égarai plusieurs fois dans l'obscurité, je joignis enfin Napoléon au château de Volkersdorf, qu'il occupait depuis le lendemain de la bataille de Wagram. Sa Majesté venait d'apprendre qu'une grande partie de l'armée autrichienne, quittant la route de Nikolsbourg et de Moravie, se portait vers Laa, pour y passer la Taya et rejoindre le prince Charles à Znaïm, et elle avait prescrit au maréchal Marmont de la suivre dans cette nouvelle direction. L'Empereur la prit lui-même le 10 au matin, tandis que Davout continuait de pousser vers Nikolsbourg, dont il s'empara. J'en fus réexpédié vers Masséna, auquel je portai l'ordre de marcher rapidement vers Znaïm, où l'ennemi paraissait vouloir concentrer ses principales forces et se préparer à une nouvelle bataille.

Pendant cette journée du 10, l'arrière-garde ennemie battit constamment en retraite devant le corps de Masséna, sans oser nous attendre, car elle avait éprouvé des pertes considérables la veille, à Hollabrünn. À compter de ce moment, le désordre se mit dans ses rangs; aussi fîmes-nous un très grand nombre de prisonniers. Ce même jour, le prince de Liechtenstein se présenta comme parlementaire à nos avant-postes, chargé par le généralissime autrichien d'aller proposer un armistice à Napoléon. Masséna le fit accompagner par un de ses officiers; mais, pendant qu'ils gagnaient Volkersdorf, dans l'espoir d'y trouver encore Napoléon, celui-ci s'était porté à Laa, et le parlementaire ne put le joindre que le lendemain au soir devant Znaïm. Ce retard coûta la vie à bien des hommes des deux partis! L'arrière-garde autrichienne, après s'être retirée depuis le matin sans combattre, nous disputa le soir l'entrée du bourg de Guntersdorf. Une vive canonnade s'étant engagée, un boulet traversa la calèche de Masséna, et un second tua un des chevaux qui la traînaient. Heureusement le maréchal venait de mettre pied à terre cinq minutes avant cet accident! Les ennemis, repoussés, nous cédèrent enfin Guntersdorf, où nous passâmes la nuit.

Il est indispensable à la guerre d'avoir des espions; Masséna se servait pour cela de deux frères juifs, hommes très intelligents, qui, pour donner des nouvelles exactes et recevoir plus d'argent, avaient l'audace de se glisser parmi les colonnes autrichiennes, sous prétexte de vendre des fruits et du vin; puis, restant en arrière, ils attendaient l'arrivée des Français et venaient faire leur rapport au maréchal. Celui-ci, pendant son court séjour à Hollabrünn, avait promis une forte somme à l'un de ces juifs s'il lui remettait, le lendemain au soir, l'état approximatif des forces ennemies engagées sur la route que nous suivions. Alléché par l'appât du gain, l'Israélite prend des chemins détournés, marche toute la nuit, gagne la tête de l'armée ennemie, pénètre dans un bois, et, grimpant au sommet d'un arbre touffu, il se blottit dans le feuillage, d'où, sans être aperçu, il dominait la grande route, et, à mesure que les colonnes défilaient devant lui, l'espion inscrivait sur un calepin à quelle arme ces troupes appartenaient, la force des escadrons et des bataillons, ainsi que le nombre des pièces. Mais, au moment où il était ainsi occupé, un sergent de chasseurs entre dans le bois pour s'y reposer quelques instants, et vient se coucher précisément au-dessous de l'arbre sur lequel se trouvait le Juif, qu'il n'avait point aperçu. À cette vue, l'espion, absolument saisi, fit probablement quelque mouvement pour se cacher; le calepin lui échappa des mains et vint tomber à côté du sergent! Celui-ci lève la tête, et voyant un homme au milieu des hautes branches, il le couche en joue, en lui ordonnant de descendre. Le malheureux Juif, forcé d'obéir, est conduit devant un général autrichien, qui, à la vue du calepin accusateur, fait tuer ce misérable à coups de baïonnette. Il gisait sur la grande route lorsque, quelques heures après, l'armée française arriva sur ce point. Dès que le second Juif, qui marchait avec nous en ce moment, aperçut le corps de son frère, il poussa des cris affreux; puis, se ravisant, il fouilla les poches du mort. Mais n'y ayant rien trouvé, il pesta contre les ennemis qui lui avaient, disait-il, volé l'argent dont son frère était pourvu; finalement, pour avoir au moins quelque part de son héritage, il prit tous les vêtements pour les vendre plus tard. Voilà qui peint bien le caractère juif!

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