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Mémoires du général baron de Marbot (2/3)

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CHAPITRE X

J'accompagne Lannes à Lectoure, Bordeaux et Paris, en faisant fonction de courrier.—Épisode.—Départ pour Augsbourg.—Mouton à Landshut.

Saragosse pris, la mission du maréchal Lannes était accomplie; il se mit donc en route pour rejoindre l'Empereur à Paris et l'accompagner en Allemagne, où la guerre avec l'Autriche paraissait imminente. Nous parcourûmes avec nos chevaux le trajet qui sépare l'Aragon de la Bidassoa. Le célèbre partisan Mina ayant attaqué notre escorte dans les Pyrénées, auprès de Pampelune, le domestique du maréchal, qui courait habituellement devant sa voiture, fut tué. Arrivé à Saint-Jean de Luz, le maréchal trouva sa berline et y offrit une place à MM. de Saint-Mars, Le Couteulx et moi. Je fis vendre mes chevaux, et de Viry ramena mon domestique. L'un des valets de chambre du maréchal ayant inutilement tenté de faire l'office de courrier, et les postillons manquant, nous nous dévouâmes, Le Couteulx, Saint-Mars et moi, à fournir chacun trois relais. J'avouerai qu'il m'en coûta beaucoup de courir la poste à franc étrier, lorsque j'étais à peine guéri de mes deux blessures; mais je comptais sur ma jeunesse et ma forte constitution. Je commençai mon service par une nuit des plus noires et sous un orage des plus violents; en outre, n'étant précédé d'aucun postillon, comme l'est d'habitude le courrier porteur de dépêches, je me jetais dans les mauvais pas et poussais mon cheval dans les trous; la berline me talonnait; enfin, je ne connaissais pas l'emplacement des maisons de poste, difficiles à trouver dans une nuit aussi obscure et par un temps pareil. Pour comble de malheur, je dus attendre longtemps le bac sur les rives de l'Adour, en face de Peyrehorade; aussi je me refroidis; je grelottais et je souffrais beaucoup de ma blessure, quand je pris place dans la berline. Vous voyez par ces détails que tout n'est pas rose dans la vie d'aide de camp. Nous passâmes quarante-huit heures à Lectoure, où le maréchal possédait les bâtiments de l'ancien évêché, qu'il avait transformés en château des plus confortables.

Nous reprîmes ensuite la route de Paris en courant chacun à notre tour. Comme le maréchal voyageait jour et nuit et ne pouvait supporter l'odeur des mets, nous étions obligés de jeûner à peu près pendant six relais et de ne manger qu'en galopant. Je fus donc bien surpris, lorsqu'un soir le maréchal me pria de l'attendre au relais de Pétignac ou du Roulet, et d'annoncer qu'il s'y arrêterait une heure pour souper. Je fus surtout très étonné, en voyant que la maison indiquée n'était pas une hôtellerie. Mais, à l'annonce de l'arrivée du maréchal, les habitants font éclater la joie la plus vive, dressent la table, la couvrent de mets succulents et s'élancent en pleurant de joie au-devant de sa voiture. Le maréchal, les larmes aux yeux, embrasse tout le monde, y compris les plus petits marmots, et comble le maître de poste des marques de la plus tendre amitié. Après dîner, il ordonne à Saint-Mars de tirer de son portefeuille une superbe montre en or et une chaîne de même métal fermée d'un gros diamant, offre ces bijoux au maître et à la maîtresse de poste, donne 3 ou 400 francs aux servantes, et s'éloigne au milieu des plus tendres embrassements.

Je crus que cette famille était alliée au maréchal; mais, dès que nous fûmes en voiture, il nous dit: «Vous êtes sans doute étonnés des marques d'intérêt que je donne à ces braves gens; mais le mari m'a rendu un bien grand service, car il m'a sauvé la vie en Syrie!» Alors, le maréchal nous raconta qu'étant général de division, il dirigeait un nouvel assaut contre la tour de Saint-Jean d'Acre, quand il reçut une balle au travers du cou et tomba évanoui. Ses soldats, le croyant mort, se retirèrent en désordre devant des milliers de Turcs, qui les poursuivaient en décapitant ceux qu'ils pouvaient atteindre, et plaçaient leurs tètes sur la pointe des palissades! Un brave capitaine fait appel à ses soldats pour ramener le corps de leur général, l'enlève, et bientôt, épuisé, le traîne par une jambe jusqu'à la queue de la tranchée. Le sol était sablonneux; la tête du général ne reçut aucune meurtrissure, et les secousses l'ayant ranimé, il fut soigné par Larrey, qui le rendit entièrement à la vie. Le capitaine; ayant reçu une blessure grave, rentra dans ses foyers, obtint une petite pension et se maria avec une femme peu aisée; mais le maréchal devint une seconde providence pour cette famille; il acheta pour elle un relais de poste, des champs, des chevaux, une maison, et faisait élever à ses frais le fils aîné, en attendant que les autres fussent en âge de quitter leurs parents; aussi la reconnaissance de ces braves gens égalait-elle celle du maréchal pour son libérateur. Cet ancien capitaine perdit sans doute beaucoup à la mort du maréchal Lannes, qu'il vit ce jour-là pour la dernière fois.

Nous continuâmes notre route par un froid toujours croissant, qui rendit on ne peut plus pénible le trajet d'Orléans à Paris, où j'arrivai enfin le 2 avril, horriblement fatigué et très souffrant.

Je retrouvai ma mère avec un bonheur mêlé d'amertume, car elle venait d'apprendre que mon frère avait été fait prisonnier par les guérillas espagnoles, et j'allais partir pour une nouvelle campagne!

À peine arrivé à Paris, le maréchal me conduisit chez le ministre de la guerre pour savoir ce qu'il avait fait pour moi. Il ne manquait à mon brevet de chef d'escadron que la sanction impériale; mais comme Napoléon était alors très préoccupé des mouvements de l'armée autrichienne, il ne demanda pas au ministre le travail préparé et ne fit aucune promotion. Un mauvais génie me poursuivait!

La capitale était très agitée; les Anglais, nous voyant engagés en Espagne, crurent l'heure venue de soulever contre Napoléon tout le nord de l'Europe: ce projet était prématuré, car l'Empereur disposait encore en Allemagne d'une influence immense et de forces considérables. La Prusse n'osa bouger; les princes et rois de la Confédération germanique mirent leurs armées au service de Napoléon, auquel la Russie même envoya un corps de vingt-cinq mille hommes. Malgré cela, les Autrichiens, soldés par l'Angleterre, venaient de nous déclarer la guerre. Leurs armées s'avançaient sur la Bavière notre alliée, et l'Empereur se préparait à se rendre en Allemagne, où le maréchal Lannes devait le suivre. Toutes les calèches étant retenues par des centaines d'officiers généraux ou autres, j'étais fort embarrassé, car l'Empereur, ainsi que le maréchal, devaient quitter Paris le 13 avril, et j'avais reçu l'ordre de partir un jour avant eux. Il fallut donc me résigner à courir encore une fois la poste à franc étrier, par un très mauvais temps!… Heureusement, une semaine de repos avait calmé l'irritation de ma blessure au côté; celle du front était cicatrisée, et je pris la précaution de remplacer mon lourd colback par un chapeau. Mon domestique Woirland me suivit, mais, fort mauvais écuyer, il roulait fréquemment à terre et se bornait à me dire en se relevant: «Comme vous êtes dur au mal!… Oh! oui, vous êtes dur!…»

Je parcourus en quarante-huit heures les cent douze lieues qui séparent Paris de Strasbourg, malgré la pluie et la neige. Woirland n'en pouvait plus; il fallait changer notre manière d'aller. D'ailleurs, je savais qu'en Allemagne on ne courait pas la poste à franc étrier, et nous n'étions encore qu'à moitié chemin d'Augsbourg, notre lieu de réunion. Je pus enfin trouver une calèche, et par la forêt Noire, je gagnai Augsbourg, où je rejoignis plusieurs de mes camarades. L'Empereur, le maréchal, presque toutes les troupes étaient déjà en campagne. En courant la ville, je réussis à acheter un cheval; je troquai ma voiture contre une autre, et nous partîmes sur nos selles de voyage. Ainsi, en quelques semaines, nous avions vendu nos chevaux à vil prix, fait des déboursés considérables, et tout cela pour courir au-devant des balles et des boulets qui devaient ôter la vie à plusieurs d'entre nous!… Qu'on nomme amour de la gloire, ou bien folie, le sentiment qui nous excitait, il nous dominait impérieusement, et nous marchions sans regarder derrière nous!…

Nous joignîmes l'état-major impérial le 20 avril, pendant le combat d'Abensberg. Le maréchal Lannes, après nous avoir complimentés sur notre zèle, nous lança immédiatement au milieu des coups de fusil pour porter ses ordres. Les Autrichiens, commandés par le prince Charles, frère de l'Empereur, se retirèrent derrière le Danube, par Landshut, au delà de la rivière d'Isar, dont, selon leur habitude, ils négligèrent de détruire les ponts. Le lendemain, Napoléon fit attaquer Landshut par notre infanterie, qui traversa deux fois le pont sous une grêle de balles; mais arrivée à l'autre extrémité, elle fut arrêtée devant une immense porte, que l'arrière-garde ennemie défendait du haut des murs de la ville par une vive fusillade, et deux fois nos colonnes furent repoussées avec perte!… Cependant, l'Empereur qui tenait infiniment à prendre Landshut, afin d'y passer l'Isar avant que le prince Charles pût y préparer de plus grands moyens de résistance, venait d'ordonner une troisième attaque, et les troupes commandées à cet effet se préparaient à marcher, lorsque Napoléon, apercevant le général Mouton, son aide de camp, venant rendre compte d'une mission qu'il lui avait donnée le matin, lui dit: «Vous arrivez fort à propos!… Placez-vous à la tête de cette colonne et enlevez la ville de Landshut!»

Une aussi périlleuse mission, donnée à l'improviste, aurait pu étonner un homme moins intrépide que le général Mouton. Celui-ci n'en fut nullement ému; il abandonne son cheval, et mettant bravement l'épée à la main, il fait battre la charge, et s'élance le premier sur le pont à la tête des grenadiers!… Mais se trouvant arrêté par la porte de Landshut, il la fait enfoncer à coups de hache, passe au fil de l'épée tout ce qui résiste, s'empare de la ville, et revient tranquillement rendre compte à l'Empereur de la mission dont il avait été chargé le matin!… Chose bizarre! dans la conversation qu'ils eurent ensemble, il ne fut pas dit un seul mot relatif à la prise de Landshut, et jamais l'Empereur n'en parla au général Mouton… Mais, après la campagne, il fit porter chez lui un remarquable tableau d'Hersent, dans lequel ce général est représenté marchant à la tête de sa colonne à l'attaque de Landshut. Ce souvenir de Napoléon valait mieux que les plus grands éloges.

CHAPITRE XI

Remonte improvisée.—Épisodes de la bataille d'Eckmühl.—Combat de cavalerie devant Ratisbonne.—Déroute de l'ennemi.

L'armée française, traversant l'Isar, se dirigea sur Eckmühl qu'occupait le gros des forces de l'armée autrichienne. L'Empereur et le maréchal Lannes passèrent la nuit à Landshut. Une bataille paraissait imminente pour le lendemain. La ville et ses environs étaient remplis de troupes et sillonnés en tous sens par des officiers d'état-major, allant porter des ordres ou revenant d'en porter. Mes camarades et moi eûmes de très nombreuses courses à faire, et comme, par suite de notre rapide voyage d'Espagne en Allemagne, nous ne possédions que de très médiocres chevaux achetés au hasard, et que ces animaux se trouvaient très fatigués, nous prévoyions avec peine combien il nous serait difficile de faire un bon service dans la bataille du jour suivant.

Je rentrais vers dix heures du soir, venant de remplir une mission à trois ou quatre lieues de Landshut, lorsque le maréchal Lannes m'ordonna d'aller porter un ordre au général Gudin, dont la division se trouvait fort éloignée; je devais ensuite attendre près de ce général que le maréchal arrivât sur le champ de bataille. Mon embarras fut très grand alors, car le cheval que je venais de quitter était harassé; le maréchal n'avait pas de chevaux à me prêter, et il ne se trouvait pas à Landshut de cavalerie française à laquelle on pût ordonner de m'en fournir un. Je ne pouvais entrer chez l'Empereur pour dire au maréchal que j'étais à peu près démonté; cependant, sans un bon coursier, comment porter un ordre dont allait peut-être dépendre le salut de l'armée? Je me tirai de cet embarras par une assez mauvaise action, je l'avoue, mais que ma situation difficile rendait peut-être excusable. Vous en jugerez.

J'appelle Woirland, mon domestique, homme de sac et de corde, qui avait fait son apprentissage dans la légion noire d'Humbert, et n'était embarrassé de rien. Je lui fais part de mes perplexités et le charge de se procurer à tout prix un cheval… enfin il m'en faut un!…—Vous allez l'avoir, me répondit-il, et tout de ce pas Woirland, sortant de la ville qu'entouraient divers corps de troupes de la Confédération germanique, entre dans le camp de la cavalerie wurtembergeoise. Tous les hommes dormaient, les factionnaires comme les autres. Woirland passe tranquillement l'inspection des chevaux, en voit un qui lui convient, le détache, et au risque de se faire assommer, si quelqu'un l'apercevait, il le conduit hors du camp, jette tout l'équipage à bas, rentre en ville, place ma selle sur le dos de l'animal, et vient me prévenir que tout est prêt! Les chevaux de troupes de la cavalerie wurtembergeoise portent pour marque un bois de cerf imprimé sur la cuisse gauche; il me fut donc très facile de reconnaître d'où provenait la nouvelle monture qu'amenait mon Figaro. Il ne s'en défendit pas!… Ce cheval venait d'être maraudé, ou, pour parler franchement, volé. Mais voyez combien une situation difficile élargit la conscience! Pour faire taire la mienne, je me dis: «Si je ne prends pas cet animal qui appartient au roi de Wurtemberg, il me devient impossible de porter au général Gudin les ordres qu'il doit exécuter au point du jour, ce qui peut compromettre le gain de la bataille et amener la chute de la couronne du roi de Wurtemberg; je lui rends donc un service indirect en me servant d'un cheval de son armée; d'ailleurs, puisque l'Empereur a donné un royaume à ce prince, celui-ci peut bien lui prêter un cheval que je rendrai après m'en être servi dans leur intérêt commun!» Je ne sais, mes chers enfants, si un casuiste approuverait ce raisonnement, mais, pressé par les circonstances, je m'élançai en selle et partis au galop!

Maître Woirland avait choisi en connaisseur; la bête était excellente. Une seule chose me contrariait, c'était que le maudit bois de cerf marqué sur la cuisse du cheval, indiquant sa provenance, m'exposait à le voir réclamer par quelque officier wurtembergeois. J'arrivai enfin au point du jour auprès du général Gudin, dont les troupes se mirent en marche. Je le suivis jusqu'à ce que l'Empereur et le maréchal Lannes nous eussent rejoints avec le gros de l'armée. La bataille s'engagea, la victoire ne fut point un moment douteuse: le maréchal Davout s'y distingua, ce qui lui valut plus tard le titre de prince d'Eckmühl.

Mon cheval faisait merveille; mais son dernier jour était arrivé!… Au plus fort de l'action, le maréchal Lannes ayant envoyé un de ses aides de camp les moins expérimentés porter au général Saint-Sulpice l'ordre de charger avec ses cuirassiers sur un corps de cavalerie ennemi, cet aide de camp s'expliqua si mal que le général prenait une tout autre direction que celle indiquée par le maréchal, lorsque celui-ci, s'en étant aperçu, m'ordonna d'aller me placer à la tête de la division Saint-Sulpice, et de la conduire à l'ennemi par la grande route qui forme la principale rue du village d'Eckmühl. Pendant que le maréchal Lannes m'expliquait ses intentions, en examinant une carte que le général Cervoni, lui et moi, tenions chacun d'un côté, un boulet la traversa et étendit le général Cervoni raide mort sur l'épaule du maréchal, qui fut couvert du sang de son ami, arrivé la veille de Corse, tout exprès pour faire cette campagne avec lui!… Le maréchal, pénétré de douleur, n'en continua pas moins à me donner des ordres avec clarté, et je courus vers le général Saint-Sulpice, auprès duquel je marchai à la tête des cuirassiers sur Eckmühl.

Un régiment de Croates occupait les maisons de ce village; mais, au lieu de tirer sur nous par les croisées où ils se trouvaient hors d'atteinte des sabres de notre cavalerie, ces hommes, quittant stupidement l'excellente position qu'ils occupaient, descendirent bravement dans la rue, où ils espéraient arrêter nos escadrons avec leurs baïonnettes, en se formant en colonne serrée. Les cuirassiers français ne leur en donnèrent pas le temps; ils arrivèrent si rapidement que les Croates, surpris en désordre, au moment où ils sortaient des maisons, furent enfoncés, sabrés, et jonchèrent bientôt la rue de leurs cadavres! Néanmoins, ils ne cédèrent pas sans se défendre vaillamment. Un de leurs bataillons surtout opposa une vigoureuse résistance, et mon cheval ayant reçu pendant la mêlée un coup de baïonnette dans le cœur, fit quelques pas et tomba mort contre une borne, de sorte qu'une de mes jambes restant prise sous le corps de ce pauvre animal, tandis que mon genou appuyait contre la borne, je ne pouvais faire le moindre mouvement! En pareil cas, malheur au cavalier démonté! car personne ne s'arrête pour le relever; d'ailleurs, on ne le pourrait pas. Aussi le premier régiment de nos cuirassiers, après avoir haché tous les Croates qui ne s'empressaient pas de jeter leurs armes, continua la charge et traversa le village, suivi de toute la division au galop.

Il est fort rare que des chevaux, à moins qu'ils ne soient très fatigués, posent les pieds sur les corps des hommes étendus par terre; aussi toute la division de cuirassiers passa-t-elle sur moi sans que je reçusse la moindre atteinte. Cependant, je ne pouvais me dégager, et ma situation était d'autant plus pénible que, ayant aperçu, avant la charge, un très gros corps de cavalerie ennemie placé au delà d'Eckmühl, je prévoyais que nos cuirassiers seraient repoussés et ramenés à travers ce village, et je craignais que les cavaliers autrichiens, voulant venger les Croates, ne me fissent un mauvais parti!… Pendant le moment de calme qui succéda dans la rue au tumulte du combat et du passage de la cavalerie de la division Saint-Sulpice, j'aperçus non loin de moi deux grenadiers ennemis, qui, ayant posé leurs fusils, relevaient leurs camarades blessés. Je leur fais signe de venir à moi et de m'aider à dégager ma jambe; ils obéissent, soit par bonté, soit par crainte que je ne les fasse tuer, quoique je n'eusse en ce moment aucun Français à mes ordres. Les deux Croates, sachant nos cuirassiers en ayant, se considéraient comme prisonniers; d'ailleurs, cette espèce de soldats réfléchit peu. Ils vinrent, et j'avoue qu'en voyant l'un d'eux tirer de sa poche un grand couteau pour couper la courroie de l'étrier qui retenait mon pied sous le cheval, je craignis qu'il ne lui prît la fantaisie de m'en plonger la lame dans le ventre, ce qu'il eût pu faire sans danger. Mais il fut loyal, et avec l'aide de son camarade il parvint à me remettre sur pied. Je leur fis prendre mon équipage et je sortis d'Eckmühl pour rejoindre notre infanterie restée en dehors.

Les deux Croates me suivirent très docilement, et bien leur en prit; car à peine étions-nous hors du village, qu'un bruit affreux s'éleva derrière nous. Il était produit par le retour de nos escadrons, qui, selon mon attente, étaient ramenés par les forces supérieures des ennemis, et ceux-ci, à leur tour, sabraient tout ce qui restait en arrière. Nos cuirassiers, furieux de se voir repoussés, cherchaient, en passant au galop auprès de moi, à pointer les Croates qui portaient ma selle. Ces deux soldats m'avaient secouru; je m'opposai donc à ce qu'on les tuât et leur lis signe de se coucher dans un fossé, où les sabres ne pouvaient les atteindre. Je m'y serais placé moi-même, si je n'eusse vu en tête du corps autrichien des uhlans dont les lances auraient pu me percer. Heureusement pour nous, la division Saint-Sulpice n'avait que trois ou quatre cents pas à faire pour être secourue; car, en la voyant revenir, l'Empereur lança deux divisions de cavalerie qui accouraient rapidement au-devant de nous. Mais si courte que fût la distance que j'avais à parcourir pour ne pas tomber sous les lances autrichiennes, elle était immense pour un homme à pied!… Deux cuirassiers me placèrent alors entre eux, et me tendant chacun une main, ils m'enlevèrent si bien que, faisant de très grandes enjambées, je pus suivre pendant deux, minutes le galop de leurs chevaux. C'était tout ce qu'il fallait; car le secours envoyé par l'Empereur arrivant promptement, les ennemis cessèrent leur poursuite, et furent même rejetés au delà d'Eckmühl, dont nos troupes rentrèrent en possession.

Il était temps que ma course extragymnastique eût un terme, car j'étais hors d'haleine et n'aurais pu la continuer. J'eus lieu de reconnaître en cette occasion combien les fortes et grosses bottes, telles qu'en portaient alors nos cuirassiers, sont défavorables à la guerre. Un jeune officier de l'escadron qui me sauva, ayant eu son cheval tué, deux de ses cuirassiers lui tendaient les mains pour l'aider à courir ainsi que je le faisais; mais, bien qu'il fût grand, mince, et infiniment plus leste que moi, sa lourde et raide chaussure l'empêchant de remuer assez vivement les jambes, il ne put suivre le galop des chevaux; fut contraint d'abandonner les mains secourables qui lui étaient tendues, et lorsque nous revînmes sur le terrain parcouru si rapidement, nous trouvâmes le lieutenant tué d'un coup de lance; on voyait qu'il avait cherché à se débarrasser de ses grandes bottes, dont l'une était à demi tirée. Mes petites bottes à la housarde ne m'avaient nullement gêné, parce qu'elles étaient légères et flexibles.

Dans l'espoir de ravoir ma selle et ma bride, je retournai vers le fossé où j'avais caché les deux Croates; je les aperçus tranquillement couchés. Plusieurs charges avaient eu lieu au-dessus de leur gîte, sans qu'ils eussent reçu la moindre égratignure. Je leur donnai une récompense et les fis marcher devant moi jusqu'au mamelon qu'occupaient l'Empereur et le maréchal Lannes, bien certain que celui-ci, ne voulant pas se priver de mes services pendant le reste de la bataille, me ferait prêter un cheval par un des régiments français qui se trouvaient auprès de lui. En effet, il en donna l'ordre; mais comme il n'y avait en ce moment que des cuirassiers dans notre voisinage, on m'amena un animal énorme, lourd et incapable de porter rapidement un aide de camp d'un point à un autre. Le maréchal en ayant fait l'observation, un colonel des chevau-légers wurtembergeois qui se trouvait derrière l'Empereur s'empressa de faire sa cour en prescrivant à son ordonnance de mettre pied à terre, et me voilà de nouveau sur un excellent cheval marqué du bois de cerf!… L'obligeance de ce bon colonel renouvelait un peu mes remords pour la mauvaise action que j'avais commise le matin, mais je les faisais taire en répétant mon raisonnement un peu jésuitique. Le plaisant de l'affaire, c'est qu'en portant un ordre à la réserve, je rencontrai mon domestique Woirland, qui, s'étant approché de moi pour me donner des vivres dont ses sacoches étaient toujours amplement garnies, s'écria: «Mais ce cheval est donc le diable! Ce matin il était gris, à présent il est noir!…»

La bataille d'Eckmühl avait commencé et se continua toute la journée sur un terrain accidenté, couvert de monticules et de bouquets de bois; mais à mesure qu'on avance dans la direction du Danube, le pays se découvre, s'aplatit, et l'on entre enfin dans une immense plaine qui s'étend jusqu'à Ratisbonne. Les Autrichiens ont une des meilleures cavaleries de l'Europe; mais, sous prétexte qu'il faut la réserver pour couvrir la retraite, dans le cas où ils seraient battus, ils ne l'emploient pas, ou du moins très peu, pendant le combat, ce qui amène leur défaite et nécessite une retraite qu'ils auraient pu éviter; mais alors leur cavalerie couvre admirablement bien leurs mouvements rétrogrades. C'est ce qui eut lieu à Eckmühl; car, dès que le prince Charles vit la bataille perdue pour lui, et son infanterie, repoussée du pays montueux, exposée à faire une retraite difficile en plaine devant les nombreux escadrons français, il fit prendre l'offensive à toute sa cavalerie, qui se présenta bravement pour nous arrêter, pendant que les fantassins, l'artillerie et les bagages autrichiens se retiraient sur Ratisbonne. L'Empereur, de son côté, fit avancer nos housards et chasseurs, soutenus par les fortes divisions de Saint-Sulpice et Nansouty, auxquelles les ennemis opposèrent deux divisions de même arme. Les cavaliers légers des divers partis se jetèrent promptement sur les flancs, pour éviter d'être écrasés par ces formidables masses couvertes de fer qui, s'avançant rapidement l'une sur l'autre, se choquèrent, se pénétrèrent et ne formèrent plus qu'une immense mêlée!

Ce combat, à la fois terrible et majestueux, n'était éclairé que par un faible crépuscule et la clarté de la lune naissante. Les cris des combattants étaient couverts par les sons que rendaient plusieurs milliers de casques et de cuirasses, frappés à coups redoublés par des sabres pesants, qui en faisaient jaillir de nombreuses étincelles!… Autrichiens et Français, chacun voulait rester maître du champ de bataille. Des deux côtés, même courage, même ténacité, forces pareilles, mais non pas égales armes défensives; car les Autrichiens n'étant cuirassés que par devant, leur dos ne se trouve nullement garanti dans une mêlée. Ils recevaient dans le dos de grands coups de pointe portés par les cavaliers français qui, ayant deux cuirasses, et ne craignant pas d'être blessés par derrière, ne s'occupaient qu'à frapper, tuaient un grand nombre d'ennemis et n'éprouvaient que de légères pertes. Ce combat inégal dura quelques minutes: enfin, les Autrichiens, dont le nombre de blessés et de morts était immense, furent contraints, malgré leur bravoure, de céder le terrain. Dès qu'ils eurent fait volte-face, ils comprirent encore mieux combien il est défavorable de ne pas être cuirassé par derrière comme par devant, car le combat ne fut plus qu'une boucherie!… Nos cuirassiers poursuivaient les ennemis en leur enfonçant leurs sabres dans les reins, et, sur l'espace d'une demi-lieue, le terrain fut jonché de cuirassiers autrichiens morts ou blessés. Il n'en serait échappé que fort peu, si les nôtres ne se fussent arrêtés pour charger plusieurs bataillons de grenadiers hongrois, qu'ils enfoncèrent et prirent presque en entier.

Ce combat décida sans appel une question débattue depuis longtemps, celle de la nécessité des cuirasses doubles; car le nombre des blessés se trouva de huit Autrichiens pour un Français, et celui des morts de treize ennemis pour un Français!

Après cette terrible charge, les ennemis, n'ayant plus aucun moyen de résistance, s'éloignèrent dans le plus grand désordre, vivement poursuivis sur la chaussée, où les fuyards couraient pêle-mêle avec les vainqueurs. Le maréchal Lannes proposa à l'Empereur de profiter de la déroute des Autrichiens pour détruire complètement leur armée, en l'acculant au Danube, et en entrant avec elle dans Ratisbonne au milieu de la confusion; mais les autres maréchaux ayant fait observer que nous étions encore à trois lieues de cette place, que notre infanterie était harassée, enfin qu'il y aurait danger à s'exposer aux hasards d'un combat de nuit contre des ennemis qui venaient de faire preuve de tant de résolution, l'Empereur ordonna de faire cesser la poursuite, et l'armée bivouaqua dans la plaine. Les Autrichiens avouèrent avoir perdu cinq mille tués et quinze mille prisonniers, douze drapeaux et seize pièces de canon; ils ne nous prirent que quelques hommes et nous en tuèrent quinze cents. Les ennemis se retirèrent dans un tel désordre que, dans la nuit, un de leurs régiments de cavalerie errait autour de nos camps sans trouver aucune issue pour faire retraite, lorsque le colonel Guéhéneuc, allant porter un ordre, tomba dans ce corps, dont le chef, après s'être emparé de la personne de M. Guéhéneuc, lui dit: «Vous étiez mon prisonnier, à présent je suis le vôtre!…» En effet, nous vîmes arriver Guéhéneuc avec le régiment autrichien qui s'était rendu à lui. Cet épisode amusa beaucoup l'Empereur.

Vous concevez qu'après un tel succès remporté par l'armée française, les chevaux de prise étaient nombreux dans le camp; j'en achetai trois excellents pour quelques louis, et me trouvant ainsi parfaitement monté pour le reste de la campagne, j'abandonnai les deux rosses provenant de mes acquisitions antérieures et renvoyai aux Wurtembergeois le cheval qu'on m'avait prêté.

CHAPITRE XII

L'Empereur est blessé devant Ratisbonne.—Je monte le premier à l'assaut avec Labédoyère, et nous pénétrons dans la ville.

Le prince Charles avait profité de la nuit pour gagner Ratisbonne, dont le pont lui servit à faire passer sur la rive gauche du Danube ses bagages, ainsi que la meilleure partie de ses troupes. Ce fut alors qu'on reconnut combien avait été grande la prévoyance de l'Empereur, lorsque, dès l'ouverture de la campagne, il avait ordonné au maréchal Davout, venant de Hambourg et de Hanovre, pour se réunir à la grande armée sur la rive droite du Danube vers Augsbourg, de s'assurer la possession de Ratisbonne et de son pont en y laissant un régiment. Davout avait établi dans cette ville le 65e de ligne, commandé par le colonel Coutard, son parent, auquel il voulait donner l'occasion de se distinguer par une belle défense; mais Coutard ne put tenir et, après quelques heures de combat, rendit aux Autrichiens la place de Ratisbonne, dont le pont assura leur retraite après notre victoire d'Eckmühl; autrement ils étaient forcés de mettre bas les armes. Le colonel Coutard ayant stipulé que lui et les officiers du 65e de ligne seraient seuls renvoyés en France, l'Empereur décréta qu'à l'avenir les officiers d'un corps réduit à capituler suivraient le sort de leurs soldats, ce qui devait porter les chefs à faire une plus vive résistance.

Cependant, l'Empereur ne pouvait se porter sur Vienne sans avoir repris Ratisbonne; autrement, dès qu'il s'en serait éloigné, le prince Charles, traversant le Danube sur le pont de cette ville, eût ramené son armée sur la rive droite et attaqué la nôtre par derrière. Il fallait donc à tout prix se rendre maître de la place.

Le maréchal Lannes fut chargé de cette mission difficile. Les ennemis avaient six mille hommes dans Ratisbonne et pouvaient, au moyen du pont, en augmenter le nombre à volonté. Ils placèrent beaucoup d'artillerie sur les remparts, tandis que les fantassins garnissaient les parapets. Les fortifications de Ratisbonne étaient fort anciennes, mauvaises, les fossés à sec et cultivés en légumes; cependant, bien que ces moyens de défense fussent insuffisants pour résister à un siège en règle, la ville était en état de repousser un coup de main, d'autant plus aisément que la garnison communiquait avec une armée de plus de quatre-vingt mille hommes, et que, pour pénétrer dans la place, il fallait descendre avec des échelles dans un fossé profond, le passer sous le feu des ennemis, escalader enfin le rempart, dont les angles flanqués de canons se commandaient réciproquement.

L'Empereur, ayant mis pied à terre, alla se poster sur un monticule situé à une petite portée de canon de la ville. Ayant remarqué près de la porte dite de Straubing une maison qu'on avait eu l'imprudence d'adosser au mur du rempart, il fit avancer les pièces de douze, ainsi que les obusiers de réserve, et ordonna de diriger tous les feux sur cette maison; en s'éboulant dans le fossé, elle devait le combler en partie et former au pied de la muraille une rampe par laquelle nos troupes pourraient monter à l'assaut.

Pendant que notre artillerie exécutait cet ordre, le maréchal Lannes fit approcher la division Morand auprès de la promenade qui contourne la ville, et pour mettre ses troupes à l'abri du feu de l'ennemi jusqu'au moment de l'attaque, il les plaça derrière une immense grange en pierre, qu'un hasard des plus heureux semblait avoir établie en ce lieu pour favoriser notre entreprise. Des chariots remplis d'échelles prises dans les villages voisins furent conduits sur ce point, où l'on était parfaitement garanti contre les projectiles que les Autrichiens lançaient à profusion.

En attendant que tout fût prêt pour l'assaut, le maréchal Lannes, s'étant rendu auprès de l'Empereur pour recevoir ses derniers ordres, causait avec lui, lorsqu'une balle ennemie, lancée probablement du haut des remparts par l'une de ces carabines à très longue portée dont se servent les Tyroliens, vint frapper Napoléon à la cheville du pied droit!… La douleur fut d'abord si vive que l'Empereur, ne pouvant plus se tenir debout, fut obligé de s'appuyer sur le maréchal Lannes. Le docteur Larrey accourut et reconnut que la blessure était fort légère. Si elle eût été assez grave pour nécessiter l'opération, on eût certainement considéré cet événement comme un très grand malheur pour la France; cependant, il lui eût peut-être évité bien des calamités!…

Cependant, le bruit se répand dans l'armée que l'Empereur vient d'être blessé; officiers et soldats accourent de toutes parts; en un instant, des milliers d'hommes entourent Napoléon, malgré les canons ennemis qui réunissent leurs feux sur cet immense groupe. L'Empereur voulut soustraire ses troupes à ce danger inutile, et tranquilliser l'inquiétude des corps éloignés qui s'ébranlaient déjà pour venir à lui; à peine pansé, il monte à cheval et parcourt le front de toutes les lignes, au milieu des acclamations de ces braves guerriers, qu'il avait si souvent conduits à la victoire!

Ce fut dans cette revue improvisée et passée en présence de l'ennemi, que Napoléon accorda pour la première fois des dotations à de simples soldats, en les nommant chevaliers de l'Empire, en même temps que membres de la Légion d'honneur. Les présentations étaient faites par les chefs de corps; mais l'Empereur permettait cependant que les militaires qui se croyaient des droits incontestables vinssent les faire valoir devant lui; puis il décidait et jugeait seul. Or, il advint qu'un vieux grenadier, qui avait fait les campagnes d'Italie et d'Egypte, ne s'entendant pas appeler, vint d'un ton flegmatique demander la croix: «Mais, lui dit Napoléon, qu'as-tu fait pour mériter cette récompense?—C'est moi, Sire, qui dans le désert de Jaffa, par une chaleur affreuse, vous présentai un melon d'eau.—Je t'en remercie de nouveau, mais le don de ce fruit ne vaut pas la croix de la Légion d'honneur.» Alors le grenadier, jusque-là froid comme glace, s'exaltant jusqu'au paroxysme, s'écrie avec la plus grande volubilité: «Eh! comptez-vous donc pour rien sept blessures reçues au pont d'Arcole, à Lodi, à Castiglione, aux Pyramides, à Saint-Jean d'Acre, à Austerlitz, à Friedland… onze campagnes en Italie, en Egypte, en Autriche, en Prusse, en Pologne, en…» Mais l'Empereur l'interrompant, et contrefaisant en riant la vivacité de son langage, s'écria: «Ta, ta, ta, comme tu t'emportes, lorsque tu arrives aux points essentiels! car c'est par là que tu aurais dû commencer, cela vaut bien mieux que ton melon!… Je te fais chevalier de l'Empire avec 1,200 francs de dotation… Es-tu content?—Mais, Sire, je préfère la croix!…—Tu as l'un et l'autre, puisque je te fais chevalier.—Moi, j'aimerais mieux la croix!…» Le brave grenadier ne sortait pas de là, et l'on eut toutes sortes de peines à lui faire comprendre que le titre de chevalier de l'Empire entraînait avec lui celui de chevalier de la Légion d'honneur. Il ne fut tranquillisé à ce sujet que lorsque l'Empereur lui eut attaché la décoration sur la poitrine, et il parut infiniment plus sensible à cela qu'au don de 1,200 francs de rente. Par cette familiarité, l'Empereur se faisait adorer du soldat; mais ce moyen ne peut être convenablement employé que par un chef d'armée illustré par de nombreuses victoires; il nuirait à tout autre général et le déconsidérerait.

Le maréchal Lannes ayant été prévenu que tout était prêt pour l'attaque, nous retournâmes vers Ratisbonne, pendant que l'Empereur remontait sur le monticule d'où il pouvait être témoin de l'assaut. Les divers corps d'armée rangés autour de lui attendaient en silence ce qui allait se passer…

Notre artillerie ayant complètement abattu la maison du rempart, ses débris tombés dans le fossé formaient un talus assez praticable, mais dont le sommet était encore de huit à dix pieds moins élevé que le mur du côté de la ville: il fallait donc placer des échelles sur ces décombres pour gagner le haut du rempart. Elles étaient aussi nécessaires pour descendre de la promenade dans le fossé, car il n'existait aucune rampe de ce côté. En arrivant à la grange derrière laquelle la division Morand, commandée pour l'attaque, était abritée du feu de la place, le maréchal Lannes ayant demandé cinquante hommes de bonne volonté pour marcher à la tête de la colonne et planter les échelles, afin de monter les premiers à l'assaut, il s'en présenta un nombre infiniment supérieur, qu'il fallut réduire à celui prescrit par le maréchal. Ces braves, conduits par des officiers choisis, partent avec une ardeur admirable; mais à peine ont-ils dépassé les murs de la grange qui les abritait, qu'assaillis par une grêle de balles, ils furent presque tous couchés par terre!… Quelques-uns seulement parvinrent à descendre de la promenade dans le fossé, mais le canon les mit bientôt hors de combat, et les débris de cette première colonne vinrent, tout sanglants, rejoindre la division derrière la grange protectrice…

Cependant, à la voix du maréchal Lannes et du général Morand, cinquante nouveaux volontaires se présentent, prennent des échelles et marchent vers les fossés; mais dès que, arrivés sur la promenade, ils sont aperçus par l'ennemi, un feu plus terrible encore que le premier détruit presque entièrement cette seconde colonne!… Ces deux échecs consécutifs ayant refroidi l'ardeur des troupes, personne ne bougea plus lorsque, pour la troisième fois, le maréchal demanda des hommes de bonne volonté! Il aurait pu commander à une ou plusieurs compagnies de marcher, et certainement elles eussent obéi; mais il savait par expérience l'énorme différence qui existe entre ce que le soldat fait par obéissance et ce qu'il fait par élan. Pour braver cet immense péril, des volontaires étaient infiniment préférables à une troupe commandée. Mais vainement le maréchal renouvelle son appel aux plus braves de la brave division Morand; vainement il leur fait observer que l'Empereur et toute la grande armée les contemplent; on ne lui répond que par un morne silence, tant chacun avait la conviction que dépasser les murs de la grange; sous les feux de l'ennemi, c'était courir à une mort certaine!… Alors l'intrépide Lannes s'écrie: «Eh bien! je vais vous faire voir qu'avant d'être maréchal j'ai été grenadier et le suis encore!…» Il saisit une échelle, l'enlève, et veut la porter vers la brèche… Ses aides de camp cherchent à l'en empêcher, mais il résiste et s'indigne contre nous!… Je me permis alors de lui dire: «Monsieur le maréchal, vous ne voudriez pas que nous fussions déshonorés, et nous le serions si vous receviez la plus légère blessure en portant une échelle contre le rempart, avant que tous vos aides de camp aient été tués!…» Alors, malgré ses efforts, je lui arrachai le bout de l'échelle qu'il tenait et le plaçai sur mon épaule, pendant que de Viry prenait l'autre extrémité et que nos camarades, se réunissant par couples, prenaient aussi des échelles.

À la vue d'un maréchal de l'Empire disputant avec ses aides de camp à qui monterait le premier à l'assaut, un cri d'enthousiasme s'éleva dans toute la division! Officiers et soldats voulurent marcher en tête, et réclamant cet honneur, ils nous poussaient, mes camarades et moi, en cherchant à s'emparer des échelles; mais en les cédant, nous aurions eu l'air d'avoir joué une comédie pour exciter l'élan des troupes: le vin était tiré, il fallait le boire, quelque amer qu'il pût être!… Le maréchal le comprit, et nous laissa faire, bien qu'il s'attendît à voir exterminer une grande partie de son état-major qui devait marcher en tête de cette périlleuse attaque!…

Je vous ai déjà dit que mes camarades, quoique tous fort braves, manquaient d'expérience et principalement de ce qu'on nomme le tact militaire. Je m'emparai donc sans façon du commandement de la petite colonne: la gravité des circonstances m'y autorisait, et il ne me fut refusé par personne. J'organisai derrière la grange le détachement qui devait nous suivre. J'avais attribué la destruction des deux premières colonnes à l'imprudence avec laquelle ceux qui la conduisaient avaient aggloméré les soldats dont elles se composaient, circonstance qui présentait un double inconvénient: d'abord, elle facilitait le tir des ennemis, toujours infiniment plus meurtrier sur une masse que sur des hommes isolés; en second lieu, nos grenadiers chargés d'échelles n'ayant formé qu'un seul groupe, et s'étant embarrassés les uns les autres, leur marche n'avait pu être assez rapide pour les soustraire promptement au feu des Autrichiens. En conséquence, je décidai que de Viry et moi, qui portions la première échelle, partirions d'abord seuls en courant; que la seconde échelle nous suivrait à vingt pas de distance, et ainsi de suite pour les autres; qu'arrivés sur la promenade, les échelles seraient placées à cinq pieds l'une de l'autre, afin d'éviter la confusion; que, descendus dans le fossé, on laisserait les échelles numéros pairs dressées contre le mur de la promenade, pour que les troupes pussent nous suivre sans retard; que les échelles numéros impairs seraient enlevées et portées rapidement sur la brèche, où nous les poserions seulement à un pied de distance entre elles, tant à cause du peu de largeur du passage que pour aborder avec plus d'ensemble le haut du rempart et repousser les assiégés qui voudraient nous précipiter en bas. Ces explications bien données et bien comprises, le maréchal Lannes, qui les approuvait, s'écria: «Partez, mes braves enfants, et Ratisbonne est enlevé!…»

À ce signal, de Viry et moi nous élançons, traversons la promenade en courant, et plongeons notre échelle dans le fossé, où nous descendons. Nos camarades et cinquante grenadiers nous suivent… En vain le canon de la place tonne, la fusillade roule, les biscaïens et les balles frappent les arbres et les murs; comme il est fort difficile d'ajuster des individus isolés, allant très rapidement, et espacés de vingt en vingt pas, nous arrivâmes dans le fossé sans qu'aucun des hommes de la petite colonne fût blessé!… Les échelles désignées d'avance étant enlevées, nous les portons au sommet des décombres de la maison abattue, et les appuyant contre le parapet, nous nous élançons vers le rempart!…

Je montais entête d'une des premières échelles; Labédoyère, qui gravissait celle à côté de moi, sentant que la base en était mal assujettie sur les décombres, me prie de lui donner la main pour le soutenir, et nous parvenons enfin tous les deux sur le haut du rempart, à la vue de l'Empereur et de toute l'armée, qui nous salue d'une immense acclamation!… Ce fut un des plus beaux jours de ma vie!… MM. de Viry et d'Albuquerque nous joignirent en un instant, ainsi que les autres aides de camp et les cinquante grenadiers; enfin, un régiment de la division Morand se dirigeait vers le fossé au pas de course.

Les chances de la guerre sont parfois bien bizarres!… Les deux premières colonnes françaises avaient été détruites avant d'arriver au pied de la brèche, tandis que la troisième n'éprouva aucune perte; mon ami de Viry seul fut atteint par une balle qui enleva un bouton de sa pelisse. Cependant, si les ennemis placés sur le parapet eussent conservé assez de présence d'esprit pour fondre la baïonnette en avant sur Labédoyère et sur moi, il est plus que probable qu'ils nous eussent accablés par leur nombre et tués ou rejetés dans le fossé; mais les Autrichiens perdent très facilement la tête: notre audace et la vivacité de l'attaque les étonnèrent tellement, qu'en nous voyant courir sur la brèche, ils ralentirent d'abord leur feu et cessèrent bientôt de tirer. Non seulement pas une de leurs compagnies ne marcha contre nous, mais toutes s'éloignèrent dans la direction opposée au point que nous venions d'enlever!…

Vous savez que l'attaque avait lieu près de la porte de Straubing. Le maréchal Lannes m'avait ordonné de la faire ouvrir ou enfoncer, afin qu'il pût pénétrer dans la ville avec la division Morand; aussi, dès que je vis sur le rempart mes cinquante grenadiers qu'allait bientôt joindre le régiment envoyé pour nous soutenir, et dont la tête arrivait déjà dans le fossé où de plus nombreuses échelles assuraient le passage, je descendis dans la ville sans plus attendre. Les moments étaient précieux. Nous marchons donc résolument vers la porte de Straubing, située à cent pas de la brèche, et là, mon étonnement est grand, en voyant un bataillon autrichien massé sous l'immense voûte qui précède cette porte vers laquelle tous les hommes faisaient face pour être plus à même de la défendre si les Français l'enfonçaient. Uniquement préoccupé de la mission qu'on lui avait confiée, le chef de bataillon ennemi, ne tenant pas compte du bruit qu'on entendait sur le rempart voisin, n'avait pas même placé un factionnaire en dehors de la voûte, pour le prévenir de ce qui se passait, tant il se croyait certain que les Français échoueraient dans leurs attaques; aussi fut-il stupéfait en nous voyant arriver par derrière!… Il était placé à la queue de sa troupe, de sorte que, ayant fait demi-tour en nous voyant approcher, il se trouva face à face avec la petite colonne française, dont il lui était impossible de juger la force, car je l'avais formée en deux pelotons qui, s'appuyant aux côtés de la voûte, la barraient complètement!… Aux cris de surprise que fit le commandant ennemi, tout son bataillon se retourna, et les dernières sections, devenues les premières, nous couchèrent en joue!… Nos grenadiers les ajustèrent aussi, et comme on n'était qu'à un pas les uns des autres, jugez quel horrible massacre eût suivi le premier coup de fusil tiré!… La situation des deux partis était très périlleuse; cependant, le grand nombre des Autrichiens leur donnait un immense avantage, car si le feu s'engageait à brûle-pourpoint, notre petite colonne était détruite, ainsi que la compagnie des ennemis que nous tenions au bout de nos fusils; mais le surplus de leur bataillon était dégagé. Nous fumes donc très heureux que nos adversaires ne pussent connaître notre petit nombre, et je m'empressai de dire au chef de bataillon que, la ville étant prise d'assaut et occupée par nos troupes, il ne lui restait plus qu'à mettre bas les armes, sous peine d'être passé au fil de l'épée!

Le ton d'assurance avec lequel je parlais intimida d'autant plus facilement cet officier qu'il entendait le tumulte produit par l'arrivée successive des soldats du régiment français qui, nous ayant suivis par la brèche, accouraient se former devant la voûte. Le commandant ennemi harangua son bataillon, et après lui avoir expliqué la situation dans laquelle il se trouvait, il ordonna de déposer les armes. Les compagnies placées au bout de nos fusils obéirent, mais celles qui, réunies près de la porte, à l'autre extrémité de la voûte, étaient à l'abri de nos coups, se mirent à vociférer, refusèrent de se rendre et poussèrent la masse du bataillon qui faillit nous renverser. Cependant les officiers parvinrent à calmer leur troupe, et tout paraissait s'arranger, lorsque le fougueux Labédoyère, impatienté de cette lenteur, fut sur le point de tout perdre par un accès de colère; car saisissant le commandant autrichien à la gorge, il allait lui plonger son sabre dans le corps, si mes camarades et moi n'eussions détourné le coup. Les soldats ennemis reprirent alors leurs armes, et une sanglante mêlée allait s'engager, lorsque la porte de la ville retentit extérieurement sous les violents coups de hache que lui portaient les sapeurs de la division Morand, conduite par le maréchal Lannes en personne. Les soldats ennemis, comprenant alors qu'ils allaient se trouver entre deux feux, se rendirent, et nous les fîmes sortir sans armes de la voûte, en les dirigeant vers la ville, afin de dégager la porte, que nous ouvrîmes au maréchal, dont les troupes se précipitèrent comme un torrent dans la place.

Le maréchal, après nous avoir complimentés, ordonna de marcher vers le pont du Danube pour couper toute retraite aux régiments ennemis qui se trouvaient dans Ratisbonne, et empêcher le prince Charles de leur envoyer des renforts. Mais à peine fûmes-nous entrés dans la grande rue, qu'un nouveau danger vint nous menacer: nos obus avaient incendié plusieurs maisons, et le feu allait se communiquer à une trentaine de voitures que les ennemis avaient abandonnées après en avoir emmené les chevaux. L'incendie de ces chariots eut certainement embarrassé le passage de nos troupes; mais, en se glissant le long des murs, on espérait éviter cet obstacle, lorsque tout à coup le chef de bataillon ennemi, que je présentai au maréchal, s'écrie avec l'accent du plus profond désespoir: «Vainqueurs et vaincus, nous sommes tous perdus; ces chariots sont remplis de poudre!» Le maréchal pâlit, ainsi que nous tous; mais reprenant bientôt son calme, en présence de la mort que nous avions sous les yeux, le maréchal fait ouvrir les rangs de la colonne française, poser les fusils contre les maisons, et ordonne aux soldats de pousser à bras ces voitures, en se les passant de mains en mains, jusqu'à ce qu'elles aient traversé la voûte et soient hors de la ville. Le maréchal donnant l'exemple, officiers, généraux et soldats, chacun se mit à l'œuvre. Les prisonniers autrichiens firent comme les Français, car il y allait aussi pour eux de la vie!… Une grande quantité de charbons ardents tombait déjà sur les fourgons, et si l'un d'eux se fût enflammé, nous aurions tous été broyés et la ville entièrement détruite!… Mais on travailla avec tant d'ardeur, qu'en peu de minutes toutes les voitures de poudre furent poussées hors de la place, d'où on les fit traîner par des prisonniers jusqu'au grand parc de notre artillerie.

CHAPITRE XIII

Une Française nous dirige vers le pont du Danube.—Récits erronés au sujet du siège de Ratisbonne.—Masséna à Ébersberg.—Incertitudes de Napoléon.—Arrivée à Mölk.

Le terrible danger que nous venions de courir s'étant dissipé par l'éloignement des caissons, le maréchal fit avancer la division d'infanterie jusqu'au centre de la ville. Arrivé sur ce point, et voulant assurer contre des retours offensifs les quartiers qu'il avait déjà pris, il fit, à l'exemple des Espagnols, occuper toutes les croisées des principales rues. Ces sages dispositions prises, le maréchal prescrivit de continuer à diriger la colonne vers le pont, m'ordonna de me placer en tête pour la conduire. J'obéis, quoique la chose me parût fort difficile, car c'était la première fois que je me trouvais dans Ratisbonne, dont je ne connaissais par conséquent aucune rue.

Cette ville appartenant au roi de Bavière, notre allié, les habitants dévoués à notre cause auraient dû nous indiquer le chemin du pont; mais la crainte les retenait chez eux, et l'on n'en voyait aucun. Toutes les portes et les fenêtres étaient closes, et nous étions trop pressés pour les enfoncer, car de chaque carrefour sortaient des groupes d'Autrichiens, qui faisaient feu sur nous tout en se retirant. Les ennemis n'avaient d'autre retraite que le pont du Danube; je pensais donc que j'y arriverais en les suivant; mais il régnait si peu d'ensemble parmi les Autrichiens, que la plupart de leurs pelotons de tirailleurs placés devant nous s'enfuyaient à notre approche dans des directions différentes. Ainsi égaré au milieu de ce dédale de rues inconnues, je ne savais par où diriger la colonne, lorsque, tout à coup, une porte s'ouvre, une jeune femme pâle, les yeux hagards, s'élance tout éperdue vers nous en criant: «Je suis Française, sauvez-moi!» C'était une marchande de modes parisienne qui, établie à Ratisbonne et craignant que sa qualité de Française ne la fît maltraiter par les Autrichiens, était venue se jeter à l'étourdie dans les bras de ses compatriotes, dès qu'elle avait entendu parler français.

En voyant cette femme, une idée lumineuse m'éclaira sur le parti que nous pouvions tirer de sa rencontre.—«Vous savez où est le pont? lui dis-je.—Certainement.—Eh bien, conduisez-nous.—Mon grand Dieu! au milieu des coups de fusil! Je meurs de frayeur et venais vous supplier de me donner quelques soldats pour défendre ma maison dans laquelle je rentre à l'instant!…—J'en suis bien fâché, mais vous n'y rentrerez qu'après m'avoir montré le pont. Que deux grenadiers prennent madame sous les bras et la fassent marcher en tête de la colonne!…» Ainsi fut fait, malgré les pleurs et les cris de la belle Française, qu'à chaque angle de rue je questionnais sur la direction qu'il fallait prendre. Plus nous avancions vers le Danube, plus le nombre des tirailleurs augmentait. Les balles sifflaient aux oreilles de la craintive marchande de modes, qui, ne sachant ce que c'était, paraissait bien moins touchée de ce petit sifflement que des détonations des fusils. Mais tout à coup, un des grenadiers qui la soutenaient ayant eu le bras percé d'une balle, et le sang ayant rejailli sur elle, ses genoux s'affaissèrent; il fallut la porter. Ce qui venait d'arriver à son voisin me rendant plus circonspect pour elle, je la fis passer derrière le premier peloton, dont les hommes la garantissaient en partie contre les balles. Enfin nous arrivons à une petite place en face du pont. L'ennemi qui en occupait l'autre extrémité, ainsi que le faubourg de la rive gauche, nommé Stadt-am-hof, apercevant la colonne, se met alors à nous canonner! Je pensai qu'il était inutile d'exposer plus longtemps la Parisienne, et pour tenir la parole que je lui avais donnée, je lui rendis la liberté. Mais comme la pauvre femme, plus morte que vive, ne savait où se cacher, je lui proposai d'entrer provisoirement dans une chapelle de la Vierge située au bout de la place: elle accepte, les grenadiers l'enlèvent par-dessus la petite grille qui en défend l'entrée, et elle court se mettre à l'abri des projectiles, en se blottissant derrière la statue de la Vierge, où, je vous assure, elle tenait fort peu de place.

Le maréchal, informé que nous étions au bord du Danube, gagna la tête de la colonne et reconnut par lui-même l'impossibilité de passer le pont, les ennemis ayant incendié le faubourg de Stadt-am-hof, sur lequel il s'appuie à la rive gauche.

Pendant que les Français donnaient l'assaut et s'emparaient de Ratisbonne, six bataillons autrichiens placés sur les remparts, loin du point d'attaque, étaient restés fort tranquillement à regarder dans la campagne s'ils ne voyaient venir personne. Ils ne sortirent de leur stupide inaction qu'en entendant tirer du côté du pont. Ils y accoururent; mais leur retraite était coupée, d'abord par nous, en second lieu par l'incendie du faubourg qu'ils n'auraient pu traverser, quand même ils seraient parvenus à passer le pont: ils furent donc réduits à mettre bas les armes.

L'Empereur fit le jour même son entrée dans Ratisbonne, et prescrivit aux troupes qui n'avaient point combattu de se joindre aux malheureux habitants pour lutter contre l'incendie qui dévorait la ville; mais, malgré ce puissant secours, un grand nombre de maisons furent brûlées.

Napoléon, après avoir visité et récompensé les blessés, glorieux débris des deux premières colonnes dont les efforts avaient échoué, voulut aussi voir la troisième colonne, celle qui avait enlevé Ratisbonne sous ses yeux. Il nous adressa des témoignages de satisfaction et donna plusieurs décorations. Le maréchal lui ayant rappelé mes anciens et nouveaux titres au grade de chef d'escadron, Napoléon répondit: «C'est une chose que vous pouvez considérer comme faite.» Puis, se tournant vers le maréchal Berthier: «Vous me ferez signer ce brevet au premier travail que vous me présenterez.» Je n'avais qu'à me féliciter, et ne pouvais raisonnablement espérer que l'Empereur suspendrait ses importants travaux pour expédier mon brevet quelques jours plus tôt; j'étais d'ailleurs enivré des témoignages de satisfaction que l'Empereur venait de me donner, ainsi que le maréchal Lannes, et des louanges que mes camarades et moi recevions de toutes parts.

Vous pensez bien qu'avant de m'éloigner du pont, j'avais fait retirer de la chapelle la Parisienne, qu'un officier reconduisit chez elle. Le maréchal, voyant les soldats occupés à faire passer cette femme par-dessus la petite grille, me demanda comment elle se trouvait là: je lui contai l'histoire; il la redit le soir à l'Empereur, qui rit beaucoup, et déclara qu'il serait bien aise de voir cette dame.

Je vous ai déjà dit qu'au moment où nous donnions l'assaut, toute la grande armée, rangée à peu de distance de la place, était témoin de ce combat. Parmi les nombreux spectateurs, se trouvait le maréchal Masséna, ainsi que ses aides de camp, dont M. Pelet, aujourd'hui lieutenant général directeur du dépôt de la guerre et auteur d'une excellente relation de la campagne de 1809. Voici ce qu'on lit dans cet ouvrage, à propos de l'assaut de Ratisbonne: «Le maréchal Lannes saisit une échelle et va pour la placer lui-même; ses aides de camp l'arrêtent et luttent contre lui. À l'aspect de ce noble débat, la foule de nos guerriers se précipita, enleva les échelles et franchit l'espace… les coups meurtriers se perdent au milieu d'elle; les aides de camp la précèdent. En un clin d'œil les échelles sont posées, le fossé est franchi… Sur le sommet on voit paraître les premiers, se tenant par la main, Labédoyère et Marbot; nos grenadiers les suivent…»

Ce récit d'un témoin oculaire est fort exact, il donna avec raison une égale part de gloire à mon camarade et à moi; mais l'auteur de la biographie du malheureux Labédoyère n'a pas été aussi juste. Après avoir copié la narration du général Pelet, il a jugé à propos de supprimer mon nom et d'attribuer à Labédoyère seul le mérite d'être monté le premier à l'assaut de Ratisbonne. Je n'ai pas jugé convenable de réclamer; d'ailleurs, l'ouvrage du général Pelet constate le fait, qui se passa sous les yeux de cent cinquante mille hommes.

Ratisbonne avait été pris le 23 avril. L'Empereur passa les journées du 24 et du 25 dans cette ville, dont il ordonna de réparer à ses frais tous les dégâts. Pendant que Napoléon, accompagné par le maréchal Lannes, parcourait les rues, j'aperçus la marchande de modes française que j'avais contrainte la veille à guider la colonne d'attaque vers le pont. Je la désignai au maréchal. Celui-ci la montra à l'Empereur, qui, s'approchant d'elle, lui fit en plaisantant des compliments sur son courage, et lui envoya ensuite une fort belle bague en souvenir de l'assaut de Ratisbonne. La foule, tant civile que militaire, qui entourait l'Empereur s'étant informée du motif de cette petite scène, le fait fut légèrement dénaturé, car on représenta cette dame comme une héroïne française qui, de son propre mouvement, s'était exposée à la mort pour assurer le salut de ses compatriotes. Ce fut ainsi que la chose fut racontée, non seulement dans l'armée, mais encore dans toute l'Allemagne, et par le général Pelet lui-même, trompé par la voix publique. Si la Parisienne fut quelque temps sous le feu de l'ennemi, l'amour de la gloire n'y était pour rien.

Pendant le court séjour que nous fîmes à Ratisbonne, le maréchal attacha à son état-major M. le lieutenant de La Bourdonnaye, jeune officier rempli d'esprit et fort brave, qui lui était recommandé par le sénateur Guéhéneuc, père de Mme la maréchale. M. de La Bourdonnaye se désolait de n'être arrivé parmi nous qu'après l'assaut; mais il trouva bientôt d'autres occasions de montrer son courage. Il lui arriva même à ce sujet quelque chose de bizarre. Les élégants de l'armée avaient adopté des pantalons d'une largeur démesurée, qui ne manquaient pas de grâce lorsqu'on était à cheval, mais qui étaient on ne peut plus embarrassants à pied. Or, La Bourdonnaye avait un de ces pantalons immenses, lorsqu'au combat de Wels, le maréchal lui ayant prescrit de mettre pied à terre et de courir sur le pont pour transmettre un ordre aux troupes, les éperons de ce bon jeune homme s'embarrassèrent dans son pantalon; il tomba, et nous le crûmes mort!… Il se releva fort lestement, et, voulant courir de nouveau, il entendit le maréchal s'écrier: «N'est-il pas absurde de venir faire la guerre avec six aunes de drap autour des jambes?» La Bourdonnaye, qui combattait pour la première fois sous les yeux du maréchal, désirant faire preuve de zèle, tire alors son sabre, coupe et déchire son pantalon à mi-cuisses, et, devenu plus leste, reprend sa course, genoux et jambes nus! Quoiqu'on se trouvât sous les balles ennemies, le maréchal et son état-major rirent aux larmes de ce nouveau costume, et, à son retour, La Bourdonnaye fut complimenté sur sa présence d'esprit.

Après avoir confié à une forte garnison le soin de garder Ratisbonne et son pont, l'Empereur dirigea l'armée sur Vienne par la rive droite du Danube, pendant que le gros des ennemis prenait la même direction, en longeant la rive gauche. Je ne fatiguerai pas votre attention par le récit des nombreux combats que nous eûmes à livrer aux corps autrichiens qui cherchaient à s'opposer à notre marche vers la capitale; je me bornerai à faire observer que le maréchal Masséna, dont les circonstances avaient tenu jusque-là le corps éloigné de tout engagement, commit l'imprudence énorme d'attaquer, le 3 mai, le pont d'Ebersberg, sur la Traun, bien qu'il fût défendu par 40,000 hommes appuyés à un château fort. Cette attaque devenait complètement inutile, puisque, avant qu'elle eût commencé, le corps du maréchal Lannes avait passé la Traun à cinq lieues au-dessus d'Ebersberg, et marchait pour prendre les Autrichiens par derrière. Ceux-ci se fussent certainement retirés le jour même à notre approche, sans que Masséna perdît un seul homme. Il attaqua donc pour passer une rivière déjà passée; il réussit, mais il eut plus de 1,000 soldats tués et 2,000 blessés! L'Empereur blâma ce déplorable abus du sang des hommes, et, sans doute pour donner une leçon à Masséna, il fit partir de Wels une simple brigade de cavalerie légère, sous les ordres du général Durosnel, qui, redescendant la rive gauche de la Traun, parvint à Ebersberg sans tirer un coup de pistolet, en même temps que les troupes de Masséna y entraient, après y avoir subi des pertes considérables et eu deux colonels tués et trois autres blessés! Napoléon se rendit de Wels à Ebersberg par la rive droite, ce qui prouva que la route était parfaitement libre. Arrivé sur le champ de bataille, la vue de ce grand nombre d'hommes, si inutilement tués, le navra de douleur; il s'éloigna et ne vit personne de la soirée!… Si tout autre que Masséna se fût permis de faire sans ordre une attaque aussi imprudente, il eût probablement été renvoyé sur les derrières; mais c'était Masséna, l'enfant chéri de la victoire, et l'Empereur crut devoir se borner à quelques sévères observations. L'armée, moins indulgente, critiqua hautement Masséna. Celui-ci, pour s'excuser, disait que les 40,000 Autrichiens qui défendaient Ebersberg, sous les ordres du général Hiller, ayant non loin de leur droite un pont sur le Danube, à Mauthausen, il était à craindre que, si l'on n'eût promptement attaqué ce corps, sans attendre l'arrivée des troupes qui le tournaient par Wels, le général Hiller passât le Danube et allât se joindre au prince Charles sur la rive gauche. Mais cette supposition se fût-elle vérifiée, il n'en fût résulté aucun inconvénient pour l'armée française; au contraire, puisque toutes les troupes se trouvaient alors au delà du Danube et que nous n'eussions pas eu un seul coup de fusil à tirer pour marcher sur Vienne par la rive droite, entièrement dépourvue de défenseurs. Au surplus, le but que Masséna avait poursuivi en attaquant Ebersberg ne fut pas atteint. Le général Hiller, après avoir reculé d'une ou deux marches sur la rive droite, alla passer le Danube à Stein, et, descendant ce fleuve sur la rive gauche, il se rendit en toute diligence à Vienne.

Quoi qu'il en soit, après avoir traversé la Traun, brûlé le pont de Mauthausen et franchi la rivière de l'Ens, l'armée de Napoléon s'avança jusqu'à Mölk, sans qu'on sût si le général Hiller se trouvait entre Vienne et nous, ou s'il avait traversé le Danube pour aller joindre le prince Charles sur la rive gauche. Quelques espions assuraient que c'était au contraire le prince qui avait passé le Danube pour se réunir au général Hiller, et que nous rencontrerions le lendemain toute la grande armée autrichienne dans une forte position en avant de Saint-Pölten. Dans ce cas, nous devions nous préparer à livrer une grande bataille; dans le cas contraire, il fallait marcher rapidement sur Vienne, afin d'y arriver avant l'armée ennemie, qui se dirigeait vers la capitale par la rive opposée à celle que nous occupions.

L'incertitude de l'Empereur était fort grande, faute de renseignements positifs qui le missent à même de résoudre la question ainsi posée: le général Hiller a-t-il passé le Danube, ou se trouve-t-il encore devant nous, masqué par un rideau de cavalerie légère qui, fuyant toujours, ne se laisse pas approcher, pour qu'on ne puisse lui faire aucun prisonnier, dont on obtiendrait quelques éclaircissements?… Rien n'était encore positif, lorsque le 7 mai nous arrivâmes à Mölk.

C'est à Mölk, mes chers enfants, que j'accomplis celle de toutes mes actions de guerre dont le souvenir me flatte le plus, parce que les dangers que j'avais courus jusqu'à ce jour m'étaient imposés pour l'exécution des ordres donnés par mes chefs, tandis qu'ici ce fut volontairement que je bravai la mort, pour être utile à mon pays, servir mon Empereur, et acquérir un peu de gloire..

CHAPITRE XIV

L'Empereur me propose de tenter une expédition des plus périlleuses.—Je l'accepte et me dévoue pour l'armée.—Résultats considérables de mon expédition.

La jolie petite ville de Mölk, située sur le bord du Danube, est dominée par un immense rocher en forme de promontoire, sur le haut duquel s'élève un couvent de Bénédictins, qui passe pour le plus beau et le plus riche de la chrétienté. Des appartements du monastère, l'œil découvre sur une très vaste étendue le cours et les deux rives du Danube. L'Empereur et plusieurs maréchaux, au nombre desquels était le maréchal Lannes, s'établirent au monastère, et notre état-major logea chez le curé de la ville. Il était tombé beaucoup d'eau pendant la semaine, et la pluie, qui n'avait pas cessé depuis vingt-quatre heures, continuait encore; aussi le Danube et ses nombreux affluents étaient-ils débordés. La nuit venue, mes camarades et moi, charmés d'être à l'abri d'un aussi mauvais temps, soupions gaiement avec le curé, jovial garçon, qui nous faisait les honneurs d'un excellent repas, lorsque l'aide de camp de service auprès du maréchal Lannes vient me prévenir que celui-ci me demande, et qu'il faut que je monte à l'instant même au couvent. Je me trouvais si bien où j'étais, que je fus très contrarié d'être obligé de quitter un bon souper et un bon logis pour aller me mouiller derechef; mais il fallait obéir!…

Tous les corridors et toutes les salles basses du monastère étaient remplis de grenadiers et de chasseurs de la garde, auxquels le bon vin des moines faisait oublier les fatigues des jours précédents. En arrivant dans les salons, je compris que j'étais appelé pour quelque grave motif, car généraux, chambellans, officiers d'ordonnance, tous me répétaient: «L'Empereur vous a fait demander!» Quelques-uns ajoutaient: «C'est probablement pour vous remettre votre brevet de chef d'escadron.» Mais je n'en crus rien, car je n'avais pas encore assez d'importance auprès du souverain pour qu'il m'envoyât chercher à pareille heure pour me remettre lui-même ma nomination! Je fus donc introduit dans une immense et magnifique galerie, dont le balcon donne sur le Danube. J'y trouvai l'Empereur dînant avec plusieurs maréchaux et l'abbé du couvent, qui a le titre d'évêque. En me voyant, l'Empereur quitte la table et s'approche du grand balcon, suivi du maréchal Lannes, auquel je l'entends dire à voix basse: «L'exécution de ce projet est presque impossible; ce serait envoyer inutilement ce brave officier à une mort presque certaine!—Il ira, Sire, j'en suis certain, répond le maréchal, il ira; d'ailleurs, nous pouvons toujours lui en faire la proposition.»

Me prenant alors par la main, le maréchal ouvre la fenêtre du balcon qui domine au loin le Danube, dont l'immense largeur, triplée en ce moment par une très forte inondation, était de près d'une lieue!… Un vent des plus impétueux agitait le fleuve, dont nous entendions mugir les vagues. Il pleuvait à torrents, et la nuit était des plus obscures; on apercevait néanmoins de l'autre côté une immense ligne de feux de bivouac. Napoléon, le maréchal Lannes et moi étant seuls auprès du balcon, le maréchal me dit: «Voilà de l'autre côté du fleuve un camp autrichien; mais l'Empereur désire très vivement savoir si le corps du général Hiller en fait partie, ou s'il se trouve encore sur cette rive. Il faudrait que, pour s'en assurer, un homme de cœur eût le courage de traverser le Danube, afin d'aller enlever quelque soldat ennemi, et j'ai affirmé à l'Empereur que vous iriez!» Napoléon me dit alors: «Remarquez bien que ce n'est pas un ordre que je vous donne; c'est un désir que j'exprime; je reconnais que l'entreprise est on ne peut plus périlleuse, mais vous pouvez la refuser sans crainte de me déplaire. Allez donc réfléchir quelques instants dans la pièce voisine, et revenez nous dire franchement votre décision.»

J'avouerai qu'en entendant la proposition du maréchal Lannes, une sueur froide avait inondé tout mon corps! Mais à l'instant même, un sentiment que je ne saurais définir, et dans lequel l'amour de la gloire et de mon pays se mêlait peut-être à un noble orgueil, exaltant au dernier degré mon ardeur, je me dis: Comment! l'Empereur a ici une armée de 150,000 guerriers dévoués, ainsi que 25,000 hommes de sa garde, tous choisis parmi les plus braves; il est entouré d'aides de camp, d'officiers d'ordonnance, et cependant, lorsqu'il s'agit d'une expédition pour laquelle il faut autant d'intelligence que d'intrépidité, c'est moi, moi! que l'Empereur et le brave maréchal Lannes choisissent!!! «J'irai, Sire! m'écriai-je sans hésiter. J'irai!… et si je péris, je lègue ma mère à Votre Majesté!» L'Empereur me prit l'oreille en signe de satisfaction, et le maréchal me tendit la main en s'écriant: «J'avais bien raison de dire à Votre Majesté qu'il irait!… Voilà ce qu'on appelle un brave soldat[1]!…»

Mon expédition étant ainsi résolue, il fallut songer à réunir les moyens pour l'exécuter. L'Empereur fit appeler le général Bertrand, son aide de camp, le général Dorsenne, des grenadiers de la garde, ainsi que le commandant du grand quartier impérial, et leur ordonna de mettre à ma disposition tout ce dont je croirais avoir besoin. Sur ma demande, un piquet d'infanterie alla chercher en ville le bourgmestre, le syndic des bateliers et cinq de ses meilleurs matelots. Un caporal et cinq grenadiers à pied de la vieille garde, parlant tous allemand, et pris parmi les plus braves, quoique n'étant pas encore décorés, furent aussi appelés et consentirent volontairement à m'accompagner. L'Empereur fit d'abord introduire les six militaires, et leur ayant promis qu'à leur retour ils recevraient immédiatement la croix, ces braves gens répondirent par un «Vive l'Empereur!» et allèrent se préparer. Quant aux cinq bateliers, lorsque l'interprète leur eut expliqué qu'il s'agissait de conduire une barque de l'autre côté du Danube, ils tombèrent à genoux et se mirent à pleurer. Le syndic déclara qu'il valait autant les fusiller tout de suite que de les envoyer à une mort certaine; l'expédition était absolument impossible, non seulement à cause de la force des eaux qui retourneraient la nef, mais aussi parce que les affluents du Danube ayant amené dans ce fleuve une grande quantité de sapins nouvellement abattus dans les montagnes voisines, ces arbres qu'on ne pourrait éviter dans l'obscurité viendraient heurter et défoncer la barque. D'ailleurs, comment aborder sur la rive opposée, au milieu des saules qui crèveraient le bateau, et d'une inondation dont on ne connaissait pas l'étendue?… Le syndic concluait donc que l'opération était matériellement impraticable…

En vain l'Empereur, pour les séduire, fit-il étaler devant chacun d'eux 6,000 francs en or, cette offre ne put les décider, et cependant, disaient-ils, nous sommes de pauvres matelots, tous pères de famille; cet or assurerait notre fortune et celle de nos enfants; notre refus doit donc vous prouver l'impossibilité de traverser le fleuve en ce moment!… Je l'ai déjà dit: à la guerre, la nécessité d'épargner la vie d'un grand nombre d'hommes, en sacrifiant celle de quelques-uns, rend, dans certaines circonstances, les chefs de l'armée impitoyables. L'Empereur fut donc inflexible. Les grenadiers reçurent l'ordre d'emmener ces pauvres gens malgré eux, et nous descendîmes à la ville.

Le caporal qu'on m'avait donné était un homme fort intelligent; je le pris pour mon interprète et le chargeai, chemin faisant, de dire au syndic des matelots que, puisqu'il était forcé de venir avec nous, il devait, dans son propre intérêt, nous désigner la meilleure barque et indiquer tous les objets dont il fallait la garnir. Le malheureux obéit, tout en se livrant au plus affreux désespoir. Nous eûmes donc une excellente embarcation et prîmes sur les autres tout ce qui fut à notre convenance. Nous avions deux ancres; mais comme il ne me paraissait guère possible de nous en servir, je fis prendre des câbles et coudre au bout de chacun d'eux un morceau de toile, dans lequel était enveloppé un gros caillou. J'avais vu dans le midi de la France des pêcheurs arrêter leurs bateaux en lançant sur les saules du rivage les cordes ainsi préparées, qui, s'entortillant autour de ces arbres, faisaient office d'ancre et arrêtaient la nacelle. Je couvris ma tête d'un képi, les grenadiers prirent leurs bonnets de police, car toute autre coiffure eût été très embarrassante. Nous avions des vivres, des cordes, des haches, des scies, une échelle, enfin tout ce que la prévoyance m'avait suggéré de prendre.

Nos préparatifs terminés, j'allais donner le signal du départ, lorsque les cinq bateliers me supplièrent en sanglotant de les faire conduire chez eux par mes soldats et de leur accorder la grâce d'aller, pour la dernière fois peut-être, embrasser leurs femmes et leurs enfants!… Mais l'attendrissement qu'eût produit cette scène ne pouvant qu'amoindrir le courage déjà si faible de ces malheureux, je refusai. «Eh bien! dit alors le syndic, puisque nous n'avons plus que quelques instants à vivre, donnez-nous cinq minutes pour recommander nos âmes à Dieu, et faites de même que nous, car vous allez aussi périr!…» Ils se prosternèrent tous; les grenadiers et moi les imitâmes, ce qui parut faire grand plaisir à ces braves gens. La prière terminée, je fis distribuer à chacun d'eux un verre de l'excellent vin des moines, et la barque fut poussée au large!…

J'avais recommandé aux grenadiers d'exécuter en silence toutes les prescriptions du syndic qui tenait le gouvernail. Le courant était trop rapide pour que nous pussions traverser directement de Mölk à la rive opposée; nous remontâmes donc à la voile le long de la berge du fleuve pendant plus d'une lieue, et bien que le vent et les vagues fissent bondir le bateau, ce trajet se fit sans accident. Mais lorsqu'il fallut enfin s'éloigner de terre, pour commencer la traversée à force de rames, le mât qu'on abattit, au lieu de venir se placer dans la longueur du bateau, tomba de côté, et la voile, trempant dans l'eau, offrait une grande résistance au courant, ce qui nous fit tellement pencher que nous fûmes sur le point d'être submergés!… Le patron ordonna de couper les câbles et de jeter le mât dans le fleuve; mais les matelots, perdant la tête, se mirent à prier sans bouger!… Alors, le caporal, tirant son sabre, leur dit: «On peut prier en travaillant! Si vous n'obéissez sur-le-champ, je vous tue!…»

Ces pauvres diables, obligés de choisir entre une mort incertaine et une mort positive, prirent des haches, aidèrent les grenadiers; le mât fut promptement coupé et lancé dans le courant… Il était temps, car à peine fûmes-nous débarrassés de ce dangereux fardeau, que nous ressentîmes une secousse épouvantable: un des nombreux sapins qu'entraînait le Danube venait de heurter le bateau… nous frémîmes tous!… Heureusement, le bordage n'était point encore défoncé; mais la barque résisterait-elle aux chocs qu'elle pouvait recevoir des autres arbres que nous n'apercevions pas et dont le voisinage nous était signalé par un plus grand balancement des vagues?… Plusieurs nous touchèrent, sans qu'il en résultât de graves accidents; cependant, le courant nous poussant avec force, et nos rames gagnant fort peu sur lui, pour nous faire prendre le biais nécessaire à la traversée du fleuve, je craignis un moment qu'il ne nous entraînât au delà du camp ennemi, ce qui eût fait manquer mon expédition. Enfin, à force de rames, nous étions parvenus aux trois quarts du trajet, lorsque, malgré l'obscurité, j'aperçois une énorme masse noire sur les eaux, puis tout à coup un frôlement aigu se fait entendre, des branchages nous atteignent au visage, et la barque s'arrête!… Le patron, questionné, répond que nous sommes sur un îlot garni de saules et de peupliers, dont l'inondation a presque atteint le sommet… Il fallut employer des haches à tâtons pour s'ouvrir un passage à travers ces branches; on y parvint, et dès que nous eûmes franchi cet obstacle, nous trouvâmes un courant bien moins furieux que dans le milieu du fleuve et atteignîmes enfin la rive gauche, en face du camp autrichien. Cette rive était bordée d'arbres aquatiques très touffus qui, avançant en forme de dôme au-dessus de la berge, en rendaient sans doute l'approche fort difficile, mais qui en même temps s'opposaient à ce que du camp on pût apercevoir notre barque. Les feux de bivouac éclairaient le rivage, tout en nous laissant dans l'obscurité que les branches de saules projetaient sur nous. Je laissai la barque courir le long du bord, cherchant de l'œil un endroit propice pour prendre terre. Tout à coup, j'aperçois une rampe pratiquée sur la berge par les ennemis, afin que les hommes et les chevaux de leur camp pussent arriver jusqu'à l'eau. L'adroit caporal lance alors parmi les saules l'une des pierres que j'avais fait préparer; la corde s'enroule autour de l'un de ces arbres, et la barque s'arrête contre la terre, à un ou deux pieds de la rampe. Je pense qu'il était alors minuit. Les Autrichiens, se trouvant séparés des Français par l'immensité du Danube débordé, étaient dans une si grande sécurité que, excepté le factionnaire, tout dormait dans le camp.

Il est d'usage à la guerre que, quelle que soit la distance qui sépare de l'ennemi, les canons et les sentinelles doivent toujours faire face vers lui. Une batterie placée en avant du camp était donc tournée du côté du fleuve, et des factionnaires se promenaient sur le haut du rivage, dont les arbres empêchaient de voir l'extrême bord, tandis que du bateau j'apercevais à travers les branches une grande partie des bivouacs. Jusque-là ma mission avait été plus heureuse que je n'aurais pu l'espérer; mais pour que le résultat fût complet, il fallait enlever un prisonnier, et une telle opération, exécutée à cinquante pas de plusieurs milliers d'ennemis, qu'un seul cri pouvait réveiller, me paraissait bien difficile!… Cependant, il fallait agir… J'ordonne donc aux cinq matelots de se coucher au fond de la barque, en les prévenant que deux grenadiers vont les surveiller et tueront impitoyablement celui qui proférera une parole ou essayera de se lever. Je place un autre grenadier sur la pointe du bateau qui avoisine la berge, et mettant le sabre à la main, je débarque, suivi du caporal et de deux grenadiers. Il s'en fallait de quelques pieds que la barque touchât terre; nous fûmes donc obligés de marcher dans l'eau, mais enfin nous voilà sur la rampe… Nous la montons, et je me préparais à courir sur le factionnaire le moins éloigné de nous, pour le désarmer, le faire bâillonner et le traîner sur le bateau, lorsqu'un bruit métallique et un petit chant à demi-voix vinrent frapper mes oreilles… Un homme portant un gros bidon de fer-blanc venait en fredonnant puiser de l'eau. Nous redescendons promptement vers le fleuve, pour nous cacher sous la voûte de branches qui couvre la barque, et dès que l'Autrichien se baisse pour remplir son bidon, mon caporal et les deux grenadiers le saisissent à la gorge, lui placent sur la bouche un mouchoir rempli de sable mouillé, et lui mettant la pointe de leur sabre au corps, menacent de le tuer s'il fait la moindre résistance ou cherche à pousser un cri!… Cet homme, stupéfait, obéit et se laisse conduire au bateau; nous le hissâmes dans les bras du grenadier placé sur ce point, et celui-ci le fit coucher à plat ventre à côté des matelots. Pendant qu'on enlevait cet Autrichien, son costume m'avait fait reconnaître que ce n'était pas un soldat proprement dit, mais un soldat domestique d'officier.

J'aurais préféré prendre un combattant, parce que j'aurais eu des renseignements plus positifs; néanmoins, faute de mieux, j'allais me contenter de cette capture, lorsque j'aperçois au sommet de la rampe deux militaires portant chacun le bout d'un bâton au milieu duquel était suspendu un chaudron. Ces hommes n'étant plus qu'à quelques pas, il était impossible de se rembarquer sans être vu. Je fis donc signe à mes grenadiers de se cacher de nouveau, et lorsque ces deux Autrichiens se baissèrent pour remplir leur vase, des bras vigoureux, les saisissant par derrière, leur plongèrent la tête dans l'eau, parce que ces soldats ayant leurs sabres, je craignais qu'ils ne voulussent résister; il fallait donc les étourdir. Puis, à mesure qu'on en relevait un, sa bouche était couverte par un mouchoir rempli de sable, et des lames de sabre placées sur sa poitrine le contraignaient à nous suivre! Ils furent successivement embarqués comme l'avait été le domestique, et je remontai à bord, suivi du caporal et des deux grenadiers.

Jusque-là, tout allait admirablement bien. Je fais lever les matelots; ils reprennent leurs rames, et j'ordonne au caporal de détacher le bout de la corde qui nous fixait au rivage; mais elle était si mouillée, et le fort tirage du bateau qu'elle retenait, malgré la violence du courant, avait tellement resserré le nœud, qu'il devint impossible de la défaire. Nous fûmes obligés de scier la corde, ce qui nous prit deux ou trois minutes. Mais les efforts que nous faisions ayant imprimé un grand mouvement au câble dont l'extrémité était entortillée autour d'un saule, les branches de cet arbre agitèrent celles qui l'avoisinaient. Il en résulta un frôlement assez bruyant pour attirer l'attention du factionnaire. Cet homme approche, n'aperçoit pas la barque; mais voyant l'agitation des branches et le bruit augmenter, il crie: «Wer da?» (Qui vive?) Pas de réponse!… Nouvelle sommation de la sentinelle ennemie… Nous gardons encore le silence, en continuant notre travail… J'étais dans des transes mortelles; car, après avoir bravé tant de périls, il eût été vraiment cruel d'échouer au port!… Enfin, enfin, la corde est coupée et le bateau poussé au large!… Mais à peine est-il en dehors de la voûte que les saules formaient au-dessus de nous, que, éclairé par la lueur des feux de bivouac, il est aperçu par le factionnaire autrichien qui crie: Aux armes! et tire sur nous!… Personne n'est atteint; mais à ce bruit, toutes les troupes du camp se lèvent précipitamment, et les artilleurs, dont les pièces braquées sur le Danube se trouvaient toutes chargées, me font l'honneur de tirer le canon sur ma barque!… Mon cœur bondit de joie au bruit de cette détonation, qui devait être entendue par l'Empereur et par le maréchal Lannes!…. Mes yeux, se portèrent vers le couvent de Mölk, dont, malgré l'éloignement, je n'avais cessé d'apercevoir les nombreuses croisées éclairées. Elles furent probablement toutes ouvertes à l'instant; mais la lumière d'une seule me parut augmenter de vivacité: c'était celle de l'immense fenêtre du balcon, qui, grâce à ses dimensions, pareilles à celles d'un portail d'église, projetait au loin une grande clarté sur les eaux du fleuve. Il était évident qu'on venait de l'ouvrir en entendant gronder le canon; aussi je me dis: «L'Empereur et les maréchaux sont certainement sur ce balcon; ils me savent parvenu sur la rive gauche dans le camp ennemi et font des vœux pour mon retour!» Cette pensée exaltant encore mon courage, je ne fis aucune attention aux boulets, d'ailleurs fort peu dangereux, car la rapidité du courant nous emportait avec une telle vitesse que les artilleurs ennemis ne pouvaient pointer avec précision sur un objet aussi mobile, et il aurait fallu être bien malheureux pour qu'ils atteignissent notre embarcation; il est vrai qu'un seul boulet pouvait la briser et nous plonger dans le gouffre, mais tous allèrent se perdre dans le Danube. Je me trouvai bientôt hors de la portée des ennemis et pus concevoir l'espérance que mon entreprise aurait une heureuse issue. Cependant, tous les périls n'étaient pas encore surmontés, car il fallait retraverser le fleuve qui roulait toujours des troncs de sapin, et nous fûmes jetés plusieurs fois sur des îles submergées, où les branches des peupliers nous arrêtèrent longtemps. Nous parvînmes enfin à nous rapprocher de la rive droite, à plus de deux lieues au-dessous de Mölk. Ici une nouvelle crainte vint m'assaillir. J'aperçus les feux de bivouac, et rien ne me donnait la certitude qu'ils appartinssent à un régiment français, car l'ennemi avait des troupes sur les deux rives, et je savais que, sur celle de droite, l'avant-garde du maréchal Lannes se trouvait à peu de distance de Mölk, en face d'un corps autrichien placé à Saint-Pölten.

Notre armée devait sans doute se porter en avant au point du jour, mais occupait-elle déjà ce lieu, et les feux que je voyais étaient-ils entourés d'amis ou d'ennemis? Je craignais que le courant ne m'eût entraîné trop bas, mais je fus tiré de ma perplexité par le son de plusieurs trompettes, qui sonnaient le réveil de la cavalerie française. Alors, toute incertitude cessant, nous fîmes force de rames vers la plage, où l'aube nous fit apercevoir un village. Nous en étions peu éloignés, lorsqu'un coup de mousqueton se fit entendre, et une balle siffla à nos oreilles!… Il était évident que le poste français nous prenait pour une embarcation ennemie. Je n'avais pas prévu ce cas, et ne savais trop comment nous parviendrions à nous faire reconnaître, lorsque j'eus l'heureuse pensée de faire pousser fréquemment par mes six grenadiers le cri de: Vive l'empereur Napoléon!… Cela ne suffisait certainement pas pour prouver que nous étions Français, mais devait cependant attirer l'attention des officiers, qui, entourés de beaucoup de soldats, ne pouvaient craindre notre petit nombre et empêcheraient sans doute qu'on ne tirât sur nous, avant de savoir si nous étions Français ou Autrichiens. En effet, peu d'instants après, j'étais reçu sur le rivage par le colonel Gautrin et le 9e de housards appartenant au corps du maréchal Lannes. Si nous fussions débarqués une demi-lieue plus bas, nous tombions dans les postes ennemis!… Le colonel de housards me prêta un cheval et me fit donner plusieurs chariots, sur lesquels je plaçai les grenadiers, les matelots et les prisonniers; puis la petite caravane se dirigea sur Mölk. Pendant ce trajet, le caporal ayant, par mon ordre, questionné les trois Autrichiens, j'appris avec bonheur que le camp d'où je venais de les enlever appartenait au corps du général Hiller, celui dont l'Empereur désirait si vivement connaître la position.

Ainsi, plus de doute, le général Hiller avait rejoint le prince Charles de l'autre côté du Danube; il ne pouvait donc plus être question de bataille sur la route que nous occupions, et Napoléon n'ayant plus devant lui que la cavalerie ennemie, placée en avant de Saint-Pölten, pouvait en toute sécurité pousser ses troupes sur Vienne, dont nous n'étions plus qu'à trois petites marches. Ces renseignements obtenus, je lançai mon cheval au galop, pour les porter au plus vite à l'Empereur.

Il faisait grand jour quand je parvins à la porte du monastère. J'en trouvai les abords obstrués par toute la population de la petite ville de Mölk, au milieu de laquelle on entendait les cris déchirants des femmes, enfants, parents et amis des matelots enlevés la veille. Je fus à l'instant entouré par ces bonnes gens, dont je calmai les vives inquiétudes en leur disant en fort mauvais allemand: «Vos parents et amis vivent, et vous allez les voir dans quelques instants!» Un immense cri de joie s'étant alors élevé du sein de la foule, l'officier français chargé de la garde des portes se présenta, et dès qu'il me vit, il courut, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre, prévenir les aides de camp de service d'informer l'Empereur de mon arrivée. En un instant, tout ce qui se trouvait dans le palais fut sur pied; le bon maréchal Lannes vint à moi, m'embrassa cordialement et me conduisit sur-le-champ auprès de l'Empereur, en s'écriant: «Le voilà, Sire, je savais bien qu'il reviendrait!… il amène trois prisonniers du corps du général Hiller!…» Napoléon me reçut on ne peut mieux, et quoique je fusse mouillé et crotté de toutes parts, il posa sa main sur mon épaule, sans oublier sa plus grande preuve de satisfaction, le pincement de l'oreille. Je vous laisse à juger combien je fus questionné!… L'Empereur voulut connaître en détail tout ce qui m'était advenu pendant ma périlleuse entreprise, et lorsque j'eus terminé mon récit, Sa Majesté me dit: «Je suis très content de vous, chef d'escadron Marbot!…»

Ces paroles équivalant à un brevet, je fus au comble de la joie!… Un chambellan ayant annoncé en ce moment que l'Empereur était servi, je comptais attendre dans la galerie qu'il fût sorti de table, lorsque Napoléon, me montrant du doigt la salle à manger, me dit: «Vous déjeunerez avec moi.» Je fus d'autant plus flatté de cet honneur, qu'il n'avait jamais été fait à aucun officier de mon grade. Pendant le déjeuner, j'appris que l'Empereur et les maréchaux ne s'étaient pas couchés, et qu'en entendant le canon gronder sur la rive opposée, ils s'étaient tous précipités au balcon! L'Empereur me fit répéter de quelle manière j'avais surpris les trois prisonniers, et rit beaucoup de la frayeur et de l'étonnement qu'ils avaient dû éprouver.

On vint enfin annoncer que les chariots étaient arrivés, mais ne pouvaient pénétrer que très difficilement dans le couvent, tant la foule des habitants de Mölk s'empressait pour voir les matelots. Napoléon, trouvant cet empressement très naturel, ordonna de faire ouvrir les portes et de laisser entrer tout le monde dans la cour. Peu d'instants après, les grenadiers, les matelots et les prisonniers furent introduits dans la galerie. L'Empereur, ayant auprès de lui son interprète, fit d'abord questionner les trois soldats autrichiens, et apprenant avec satisfaction que non seulement le corps du général Hiller, mais le prince Charles et toute son armée se trouvaient sur la rive gauche, il prescrivit au prince Berthier de donner l'ordre à toutes les troupes de se mettre sur-le-champ en marche sur Saint-Pölten, où il allait les suivre. Puis, faisant approcher le brave caporal et les cinq soldats de sa garde, il plaça la croix de la Légion d'honneur sur leurs poitrines, les nomma chevaliers de l'Empire, en accordant à chacun une dotation de 1,200 francs de rente.

Toutes ces vieilles moustaches pleuraient de joie! Vint le tour des matelots, auxquels l'Empereur fit dire que les dangers qu'ils avaient courus étant beaucoup plus grands qu'il ne l'avait d'abord pensé, il était juste qu'il augmentât leur récompense; qu'en conséquence, au lieu de 6,000 francs promis, ils allaient en recevoir chacun 12,000, qui leur furent délivrés à l'instant même, en or. Rien ne pourrait exprimer le contentement de ces bonnes gens; ils baisaient les mains de l'Empereur et de tous les assistants, en s'écriant: «Nous voilà riches!…» Napoléon, voyant leur joie, fit en riant demander au syndic si, à un tel prix, il recommencerait un semblable voyage la nuit suivante; mais cet homme répondit que, échappé par miracle à une mort qu'il avait considérée comme certaine, il n'entreprendrait pas une pareille course au milieu des mêmes périls, quand bien même Mgr l'abbé de Mölk lui donnerait le monastère et les immenses propriétés qui en dépendent. Les matelots se retirèrent, bénissant la générosité de l'empereur des Français, et les grenadiers, impatients de faire briller leur décoration aux yeux de leurs camarades, allaient s'éloigner en emmenant leurs trois prisonniers, lorsque Napoléon s'aperçut que le domestique autrichien pleurait à chaudes larmes! Il le fit rassurer sur le sort qui l'attendait; ce pauvre garçon répondit en sanglotant qu'il savait bien que les Français traitaient fort bien leurs prisonniers, mais que, portant sur lui une ceinture contenant presque toute la fortune de son capitaine, il craignait que cet officier ne l'accusât d'avoir déserté pour le voler! Cette pensée lui arrachait le cœur! L'Empereur, touché du désespoir de cet honnête homme, lui fit dire qu'il était libre, et que, dans deux jours, dès que nous serions devant Vienne, on lui ferait passer les avant-postes, afin qu'il pût se rendre auprès de son maître. Puis Napoléon, prenant dans sa cassette un rouleau de 1,000 francs, le mit dans la main du domestique, en disant: «Il faut honorer la vertu partout où elle se montre!» Enfin, l'Empereur donna quelques pièces d'or à chacun des deux autres prisonniers, en ordonnant qu'on les rendît aussi aux avant-postes autrichiens, «afin de leur faire oublier la frayeur que nous leur avions causée, et qu'il ne fût pas dit que des soldats, même ennemis, eussent parlé à l'empereur des Français sans recevoir quelque bienfait».

CHAPITRE XV

Entrée dans Saint-Pölten.—Prise de possession du Prater.—Attaque et reddition de Vienne.—Soulèvements partiels en Allemagne.

Après avoir fait le bonheur de tous ceux que la barque avait amenés, Napoléon alla se préparer à marcher sur Saint-Pölten, et je quittai la galerie. Je trouvai le salon de service rempli de généraux et d'officiers de la garde; tous mes camarades y étaient aussi, et chacun me félicitait, tant sur mon expédition que sur le nouveau grade que l'Empereur m'avait accordé, en me donnant dans la conversation le titre de chef d'escadron. Le brevet ne m'en fut néanmoins accordé que le mois suivant, après que je l'eus encore acheté par une nouvelle blessure! N'accusez cependant pas l'Empereur d'ingratitude: les événements de la guerre l'absorbèrent dans le mois de mai, et comme il me donnait toujours le titre de commandant, Napoléon pensait que, confiant dans sa promesse, je devais me considérer comme tel.

Pendant le trajet de Mölk à Saint-Pölten, l'Empereur et le maréchal Lannes m'adressèrent encore plusieurs questions sur les événements de la nuit. Ils s'arrêtèrent en face du vieux château de Dirnstein, situé sur la rive opposée. Ce lieu avait un double intérêt. C'est au pied des collines où se trouve ce château que fut livré en 1805 le mémorable combat que le maréchal Mortier, séparé du reste de l'armée française, soutint avec courage pour s'ouvrir un passage à travers les troupes russes, et dans le moyen âge, les tours du château de Dirnstein avaient servi de prison à Richard Cœur de lion. En examinant ces ruines, et en pensant au sort du royal guerrier qu'on y retint si longtemps, Napoléon tomba dans une profonde rêverie. Pressentait-il alors que, enfermé un jour par ses ennemis, il terminerait sa vie dans la captivité?

Le maréchal Lannes ayant entendu plusieurs coups de canon vers Saint-Pölten, se porta rapidement sur cette ville, dans les rues de laquelle s'étaient effectuées plusieurs charges entre notre avant-garde et le peu de cavalerie légère que les ennemis avaient encore sur la rive droite, et qui, trop faible pour nous résister, se retira promptement sur Vienne.

Tous mes camarades étant occupés à porter des ordres, je me trouvais seul auprès du maréchal, lorsqu'en entrant dans Saint-Pölten et passant devant un monastère de religieuses, nous en vîmes sortir l'abbesse, une crosse à la main, et suivie de toutes ses nonnes. Les saintes femmes, effrayées, venaient demander protection. Le maréchal les rassura, et comme les ennemis fuyaient de toutes parts et que nos troupes occupaient la ville, il crut pouvoir mettre pied à terre. Un soleil brûlant avait succédé à la tempête de la nuit précédente; le maréchal venait de faire trois lieues au galop; il avait très chaud; l'abbesse lui proposa de venir prendre quelques rafraîchissements. Il accepta, et nous voilà tous les deux dans le couvent, au milieu d'une cinquantaine de religieuses!… En un instant, une table élégante fut dressée et un goûter splendide servi. Je ne vis jamais une telle profusion de sirops, de confitures, de bonbons de toutes sortes, auxquels nous fîmes honneur. Les religieuses en remplirent nos poches et en offrirent plusieurs caisses au maréchal, qui les accepta en disant qu'il les porterait à ses enfants de la part de ces dames. Hélas! il ne devait plus les revoir, ses chers enfants!…

L'Empereur et le maréchal Lannes couchèrent ce soir-là à Saint-Pölten, d'où l'armée se rendit en deux jours à Vienne. Nous arrivâmes devant cette ville le 10 mai, de très grand matin. L'Empereur se rendit immédiatement au château royal de Schœnbrünn, situé à une demi-lieue de cette ville. Ainsi, vingt-sept jours après son départ de Paris, il était aux portes de la capitale de l'Autriche!… On avait pensé que le prince Charles, hâtant sa marche sur la rive gauche du Danube et repassant ce fleuve par le pont de Spitz, serait dans Vienne avant notre arrivée; mais ce prince était en retard de plusieurs jours, et la capitale ne se trouvait défendue que par une faible garnison. La ville de Vienne, proprement dite, est fort petite, mais elle se trouve entourée d'immenses faubourgs, dont chacun, isolément, est plus vaste et plus peuplé que la ville. Ces faubourgs n'étant enfermés que dans un simple mur d'enceinte, trop faible pour arrêter une armée, l'archiduc Maximilien, qui commandait dans Vienne, les abandonna et se retira dans la place, derrière les vieilles fortifications, avec tous les combattants. Cependant, s'il eût voulu utiliser le courage et les efforts de la population qui s'offrait à lui, il aurait pu résister quelque temps. Il n'en fit rien, et, dès leur arrivée, les troupes françaises occupèrent les faubourgs sans coup férir. Le maréchal Lannes, trompé par un rapport inexact, crut que l'ennemi avait aussi abandonné la ville et s'empressa d'envoyer le colonel Guéhéneuc prévenir l'Empereur que nous occupions Vienne; Napoléon, impatient d'annoncer cette grande nouvelle, ordonna à M. Guéhéneuc de partir sur-le-champ pour Paris.

Mais la place tenait toujours, et lorsque le maréchal Lannes voulut y entrer à la tête d'une division, nous fûmes reçus à coups de canon; le général Tharreau fut blessé, et plusieurs soldats tués. Le maréchal fit revenir les troupes dans les faubourgs, et après les avoir mises à couvert du feu de la place, il crut devoir envoyer le colonel Saint-Mars, son aide de camp, porter une sommation au gouverneur, en le faisant accompagner de M. de La Grange, qui avait été longtemps attaché à l'ambassade française à Vienne, et connaissait parfaitement les localités. Un parlementaire doit s'avancer seul, accompagné d'un trompette; mais, au lieu de se conformer à cet usage, le colonel Saint-Mars prit trois ordonnances; M. de La Grange en fit autant, de sorte qu'en comprenant le trompette, ils étaient neuf. C'était beaucoup trop; aussi les ennemis crurent, ou firent semblant de croire, que ce groupe venait plutôt pour examiner les fortifications que pour transmettre une sommation. Une porte s'ouvrit tout à coup et donna passage à un peloton de housards hongrois, qui, fondant le sabre à la main sur les parlementaires, les blessèrent tous grièvement et les emmenèrent prisonniers dans la ville. Les cavaliers ennemis qui commirent cet acte de barbarie appartenaient au régiment de Szecklers, le même qui, en 1799, avait massacré devant Rastadt les plénipotentiaires français Roberjot et Bonnier, et grièvement blessé Jean Debry.

En apprenant avec quelle indignité les Autrichiens avaient versé le sang des parlementaires envoyés par le maréchal Lannes, l'Empereur, révolté, accourut et fit venir un grand nombre d'obusiers, pour tirer la nuit suivante sur Vienne, dont les défenseurs ouvrirent à l'instant même sur les faubourgs un feu terrible, qui dura vingt-quatre heures, au risque de tuer leurs concitoyens.

Le 11 au matin, l'Empereur parcourut les environs de Vienne, et s'étant aperçu que l'archiduc Maximilien avait commis l'énorme faute de ne pas garnir de troupes la promenade du Prater, il résolut de s'en emparer, en jetant un pont sur le petit bras du Danube qui baigne le Prater.

À cet effet, deux compagnies de voltigeurs passèrent d'abord en bateau sur l'autre rive et occupèrent le pavillon de Lusthaus, ainsi que le bois voisin, d'où elles protégèrent la construction du pont, qui fut terminé pendant la nuit.

Dès qu'on apprit dans Vienne que les Français, maîtres du Prater, pouvaient marcher de là vers les portes de Spitz, unique moyen de retraite de la garnison, l'agitation fut très grande; de nouveaux événements vinrent bientôt l'augmenter. En effet, vers dix heures du soir, nos artilleurs, abrités par les vastes et solides bâtiments des écuries impériales, commencèrent à lancer des obus sur la ville, et bientôt le feu se manifesta dans plusieurs quartiers, notamment à la place du Graben, la plus belle de la cité.

On a dit, et le général Pelet a répété à tort, que l'archiduchesse Louise se trouvant alors malade dans le palais de son père, le commandant de la garnison en avait fait prévenir l'empereur des Français, et que celui-ci avait ordonné de changer l'emplacement des batteries. Cela est un conte fait à plaisir, car Marie-Louise ne se trouvait pas à Vienne pendant l'attaque, et si elle y eût été, les généraux autrichiens n'eussent certainement pas exposé la fille de leur empereur aux périls de la guerre, lorsqu'en quelques minutes un bateau pouvait la transporter de l'autre côté du grand bras du Danube, ce qui, avec des soins convenables, n'eût pas aggravé sa situation. Mais il est des gens qui, voulant trouver du merveilleux en toutes choses, se sont plu à faire sauver la vie de l'archiduchesse par celui dont elle devait bientôt partager le trône.

Nos obus continuaient à tirer sur la ville, lorsqu'au milieu de la nuit, Napoléon, laissant aux généraux d'artillerie le soin de diriger le feu, se mit en marche pour retourner à Schœnbrünn, où le maréchal Lannes logeait aussi. Il faisait un superbe clair de lune, la route était belle, l'Empereur partit donc au galop selon son habitude. Il montait pour la première fois un charmant cheval dont le roi de Bavière lui avait fait présent. M. le comte de Canisy, écuyer de Napoléon, qui par ses fonctions était tenu d'essayer les montures qu'il présentait à l'Empereur, ayant sans doute négligé cette précaution, affirmait cependant que le cheval était parfait; mais au bout de quelques pas, le cheval s'abat, l'Empereur roule à terre et reste étendu, sans donner aucun signe de vie!… Nous le crûmes mort!… Il n'était qu'évanoui; on s'empressa de le relever, et, malgré les observations du maréchal Lannes, il voulut achever le trajet à cheval. Il prit une autre monture et repartit au galop pour Schœnbrünn. Arrivé dans la vaste cour de ce palais, l'Empereur fit ranger en cercle autour de lui le nombreux état-major et l'escadron de sa garde, témoins de l'accident qu'il venait d'éprouver, et défendit qu'il en fût parlé. Ce secret confié à plus de deux cents personnes, dont la moitié étaient de simples soldats, fut si religieusement gardé que l'armée et l'Europe ignorèrent que Napoléon avait failli périr!… L'écuyer comte de Canisy s'attendait à être sévèrement réprimandé; mais Napoléon ne lui infligea d'autre punition que celle de monter chaque jour le cheval bavarois, et, dès le lendemain, M. de Canisy ayant été jeté plusieurs fois par terre, tant la bête avait les jambes faibles, l'Empereur fit grâce à son écuyer, en l'engageant à mieux examiner à l'avenir les chevaux qu'il lui présentait.

Apprenant que sa retraite était menacée par les troupes françaises maîtresses du Prater, et voyant la capitale de l'Autriche sur le point d'être totalement incendiée par les obus, l'archiduc Maximilien évacua Vienne pendant la nuit et se retira derrière le grand bras du Danube, par le pont de Spitz, qu'il détruisit. C'était par ce même pont que l'armée française avait traversé le Danube en 1805, après que les maréchaux Lannes et Murat s'en furent emparés, au moyen d'une ruse que je vous ai fait connaître en parlant de la campagne d'Austerlitz. Le départ de l'archiduc Maximilien et de ses troupes laissait la ville de Vienne sans défense et livrée à la populace, qui déjà commençait à piller. Les autorités de la ville s'empressèrent donc de députer vers Napoléon le respectable général O'Reilly, l'archevêque, ainsi que le président des États et les principaux magistrats, afin d'implorer la clémence et le secours du vainqueur. Aussitôt, plusieurs régiments entrèrent dans la place, plutôt en protecteurs qu'en conquérants; la populace fut contenue; on lui retira ses armes, mais la garde bourgeoise conserva les siennes, dont elle avait fait un très bon usage pour le maintien de l'ordre en 1805, et elle se montra de nouveau digne de cette marque de confiance.

Le corps d'armée du maréchal Lannes fut établi à Vienne ainsi que dans les faubourgs, et son quartier général au palais du prince Albert de Saxe-Teschen, que son mariage avec la célèbre archiduchesse Christine, gouvernante des Pays-Bas, avait rendu le plus riche seigneur de l'Empire autrichien. Ce palais, situé sur le rempart, près de la porte de Carinthie, était vraiment magnifique. Le prince Murat l'avait occupé lors de la campagne d'Austerlitz, mais le maréchal n'y entra qu'une seule fois pour quelques instants, préférant loger à Schœnbrünn dans une maison particulière, d'où il pouvait plus facilement communiquer avec l'Empereur.

À notre arrivée dans Vienne, nous trouvâmes MM. Saint-Mars et de La
Grange, ainsi que l'escorte qu'ils avaient eue en allant parlementer.
Ils étaient tous grièvement blessés. Le maréchal fit transporter M.
Saint-Mars au palais du prince Albert.

Dès le début de la campagne de 1809, les Anglais avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour susciter de nouveaux ennemis à Napoléon, en soulevant les populations allemandes contre lui et ses alliés. Ce fut d'abord le Tyrol, que les traités de 1805 avaient arraché à l'Autriche pour le donner à la Bavière, qui se révolta, pour retourner à son ancien souverain. Les Bavarois, commandés par le maréchal Lefebvre, eurent à soutenir plusieurs engagements sanglants contre les montagnards tyroliens, qui avaient pris pour chef un simple aubergiste, nommé Hofer, et qui combattirent avec un courage héroïque; mais, après quelques brillants succès, ils furent battus par les troupes françaises venant d'Italie, et leur commandant Hofer fut pris et fusillé.

La Prusse, humiliée par la défaite d'Iéna, mais n'osant, malgré les instances de l'Angleterre, courir les chances d'une nouvelle guerre ouverte contre Napoléon, voulut cependant entraver ses succès; elle prit entre la guerre et la paix un terme moyen, réprouvé par le droit des gens de toutes les nations civilisées. En effet, le major Schill, sortant en plein jour de Berlin, à la tête de son régiment de housards, parcourut le nord de l'Allemagne, tuant, pillant les Français, et appelant les populations à la révolte. Il parvint à former ainsi une bande de plus de 600 hommes, à la tête de laquelle il eut l'audace d'attaquer, avec le soutien de la flotte anglaise, la place forte de Stralsund, défendue par le brave général Gratien. On se battit dans les rues, et le major Schill fut tué. L'Empereur fit traduire devant les tribunaux les jeunes gens des meilleures familles de Prusse, pris en combattant à la suite de Schill, et ces malheureux, condamnés comme voleurs et assassins aux travaux forcés à perpétuité, furent envoyés au bagne de Brest! La nation prussienne s'indigna de ce traitement, mais le gouvernement, comprenant le vrai caractère de pareils actes de brigandage, n'osa élever aucune réclamation, et se borna à désavouer Schill et sa bande. Il les eût récompensés si leur entreprise eût amené le soulèvement de l'Allemagne.

Le prince de Brunswick-Œls, que le traité de Tilsitt avait dépossédé de ses États, quitta l'Angleterre, où il s'était réfugié, se rendit dans la Lusace, et leva une bande de 2,000 hommes, avec laquelle il fit la guerre de partisan contre les Français et les Saxons, leurs alliés. En Westphalie, le colonel Derneberg, l'un des chefs de la garde du roi Jérôme, entraîna quelques districts et marcha même sur Cassel, dans l'intention d'enlever Jérôme, dont quelques jours avant il était le favori!

Plusieurs officiers prussiens, entre autres Katt, levèrent aussi des bandes sur divers points, et il fut prouvé depuis qu'ils avaient reçu le consentement tacite du gouvernement prussien. La jonction de ces différents corps d'insurgés, conduits par des chefs habiles et entreprenants, pouvait avoir de grands et fâcheux résultats et soulever contre nous une partie de l'Allemagne; mais à la nouvelle de la bataille d'Eckmühl et de la prise de Vienne, tout s'évanouit. Le moment de réunir toutes les forces de la Germanie contre Napoléon n'était pas encore arrivé; il aurait fallu le concours de la Russie, alors notre alliée, et qui nous fournissait même un corps de 20,000 hommes. Ces troupes agirent très mollement en Galicie, ce qui n'empêcha pas la Russie de réclamer, à la paix, sa part des dépouilles autrichiennes, qu'elle ne rendit jamais. Mais retournons aux événements qui se passaient près de Vienne.

CHAPITRE XVI

Occupation et abandon de l'Île Schwartze-Laken.—Établissement des ponts contre l'île de Lobau.—La bataille s'engage entre Essling et Aspern.

Napoléon, occupant Vienne, réunissait ses principales forces autour de cette capitale. Cependant, moins heureux qu'en 1805, il avait trouvé les ponts de Spitz rompus et ne pouvait terminer la guerre, ni atteindre son ennemi, qu'en passant l'immense fleuve du Danube, dont la rive gauche était défendue par l'armée du prince Charles. À cette époque du printemps, la fonte des neiges gonfle tellement le fleuve qu'il devient immense, et chacun de ses bras est semblable à une grande rivière; le passage du Danube présentait, par conséquent, beaucoup de difficultés; mais comme il promène ses eaux au milieu d'un très grand nombre d'îles, dont quelques-unes sont fort vastes, on y trouve des points d'appui pour l'établissement des ponts. L'Empereur, après avoir visité avec la plus minutieuse attention les rivages du fleuve, tant au-dessus qu'en dessous de Vienne, reconnut deux emplacements favorables pour le passage: le premier, par l'île de Schwartze-Laken, située en face de Nussdorf, à une demi-lieue en amont de Vienne; le second, à pareille distance en aval de cette ville, en face du village de Kaiser-Ebersdorf, au travers de la grande île de Lobau. Napoléon fit travailler aux deux ponts à la fois, afin de profiter de celui qui serait prêt le plus tôt et de partager l'attention des ennemis. La construction du premier fut confiée au maréchal Lannes, celle du second au maréchal Masséna.

Le maréchal Lannes ordonna au général Saint-Hilaire de faire porter en bateau 500 voltigeurs dans l'île de Schwartze-Laken, séparée de la rive gauche par un petit bras du fleuve et touchant presque à la tête du pont de Spitz. Cet ordre fut exécuté; mais, au lieu de former ce détachement de soldats pris dans un même corps, et d'en confier le commandement à un colonel intelligent, le général Saint-Hilaire le composa d'hommes du 72e et du 105e de ligne, conduits par deux chefs de bataillon, ce qui devait nuire à l'ensemble des opérations. Aussi, en arrivant dans l'île, ces deux officiers n'agirent pas de concert et commirent la faute énorme de ne pas laisser de réserve dans une grande maison qui pouvait protéger de nouveaux débarquements; puis, s'élançant à l'étourdie, ils poursuivirent sans méthode quelques détachements ennemis qui défendaient Schwartze-Laken; mais bientôt ceux-ci reçurent des renforts considérables, amenés par des bateaux de la rive gauche. Nos soldats repoussèrent vigoureusement les premières attaques; ils se formèrent en carré et combattirent vaillamment à la baïonnette; mais enfin, accablés par le nombre, plus de la moitié furent tués, tous les autres blessés et pris, avant que les troupes disposées pour les soutenir pussent aller les rejoindre. L'Empereur et le maréchal Lannes arrivèrent sur le bord du Danube pour être témoins de cette catastrophe! Ils adressèrent de vifs reproches au général Saint-Hilaire, qui, malgré sa grande entente de la guerre, avait eu le tort d'envoyer dans l'île un détachement d'une composition vicieuse, et de le faire partir avant d'être en mesure de le soutenir par des envois prompts et successifs de renforts puissants. Saint-Hilaire avait, il est vrai, peu de barques à sa disposition, mais on en amenait un grand nombre; il aurait dû les attendre et ne pas précipiter le mouvement. Les troupes autrichiennes qui combattirent dans cette affaire étaient commandées par un émigré français, le général Nordmann, qui ne tarda pas à être puni d'avoir porté les armes contre sa patrie, car il fut tué par un boulet à la bataille de Wagram.

L'Empereur et le maréchal Lannes, désespérés d'avoir vu périr inutilement tant de braves gens, parcouraient le rivage dans une très grande agitation, lorsque le maréchal, s'étant embarrassé les pieds dans un câble, tomba dans le Danube!… Napoléon, seul en ce moment auprès de lui, s'avança rapidement dans l'eau jusqu'à la ceinture, tendit la main au maréchal et l'avait déjà relevé, lorsque nous accourûmes à son secours. Cet accident accrut leur mécontentement déjà si grand, car, après l'échec que nous venions d'éprouver, il ne fallait plus songer à tenter le passage par l'île de Schwartze-Laken, dans laquelle l'ennemi, éclairé sur nos projets, venait d'envoyer plusieurs milliers d'hommes. Il ne restait plus qu'un seul point sur lequel on pût traverser le Danube, celui d'Ebersdorf.

Pour se rendre de ce village à la rive gauche, nous devions franchir quatre branches du fleuve. La première a 250 toises de largeur. Jugez de l'immense longueur du pont qu'il fallait jeter entre la rive que nous occupions et une petite île située au milieu du fleuve! Au delà de cette île, se trouve le second bras, large de 180 toises; c'est le plus rapide: ces deux bras baignent un îlot après lequel vient une île marécageuse et le troisième cours d'eau, large d'une vingtaine de toises. Quand on a franchi ces divers obstacles, on n'est encore arrivé que dans l'immense île de Lobau, séparée du continent par le quatrième bras, dont la largeur est de 70 toises. Ainsi, l'ensemble des quatre rivières, présentant une largeur totale de 520 toises, nécessitait l'établissement de quatre ponts, ce qui exigeait des travaux immenses. Le point choisi par l'Empereur devant Ebersdorf avait cet avantage que les deux îles et l'îlot servaient à appuyer et consolider nos ponts, et que la Lobau formait une vaste place d'armes, d'où l'on pouvait arriver avec plus d'assurance sur la rive gauche. Enfin, cette île faisant un coude rentrant offrait un débouché très avantageux au milieu de la plaine qui s'étend entre les villages de Gross-Aspern et d'Essling: c'était pour le passage d'une armée la configuration la plus désirable.

L'archiduc Charles, arrivant en face de Vienne par la rive gauche du Danube, et trouvant Napoléon arrêté par cette redoutable barrière, espéra pouvoir l'empêcher de la franchir en menaçant ses derrières. Il fit donc attaquer la tête du pont que nous avions à Linz et commença même à Krems des préparatifs pour passer le fleuve avec toute son armée et venir nous combattre sur la rive droite. Mais ses troupes furent repoussées partout, et il se borna à s'opposer à notre passage devant Ebersdorf. L'établissement de nos ponts éprouvait de très grands obstacles, car, faute de matériaux, on fut réduit à se servir de bateaux de formes et de dimensions différentes. Il fallut employer des cordages, des bois et des fers qui n'avaient pas la solidité nécessaire. Les ancres manquaient; on y suppléa avec des caisses remplies de boulets. Ces travaux, abrités par des plantations, étaient protégés par le corps d'armée du maréchal Masséna.

Celui du maréchal Lannes, situé devant Nussdorf, simulait sur ce point des préparatifs de passage, afin de distraire l'attention des ennemis, qui crurent longtemps que nous voulions renouveler l'attaque sur l'île de Schwartze-Laken. Mais comme ces démonstrations n'étaient pas réelles, le maréchal Lannes suivit de sa personne l'Empereur, lorsque celui-ci se rendit le 19 au soir à Ebersdorf pour présider à l'établissement des ponts. Napoléon, après avoir examiné dans le plus grand détail ce qui avait été préparé, et s'être assuré qu'on avait réuni tout ce que les circonstances permettaient de se procurer, fit monter une brigade de la division Molitor sur quatre-vingts grandes barques et dix forts radeaux, qui, malgré la difficulté qu'opposait l'extrême largeur du Danube et la violence des vagues, atteignirent l'île de Lobau. Les troupes s'y établirent sans obstacle, l'ennemi ayant négligé de faire garder ce point, tant il était préoccupé par la pensée que nous voulions traverser le fleuve devant Nussdorf, au-dessus de Vienne. L'Empereur fit occuper de même plusieurs îles de moindre importance, et la construction des ponts commença. Elle dura toute la nuit, par un temps magnifique, et fut terminée le 20 à midi. Toutes les divisions du corps de Masséna passèrent immédiatement dans l'île de Lobau. Il n'y a peut-être pas d'exemple d'aussi grands travaux exécutés en si peu de temps.

Le 20 mai, à quatre heures du soir, l'Empereur ayant fait jeter un pont sur le quatrième et dernier bras du Danube, les divisions d'infanterie de Masséna, commandées par les généraux Legrand, Boudet, Carra Saint-Cyr et Molitor, débouchèrent de l'île de Lobau pour aller occuper sur la terre ferme les villages d'Essling et d'Aspern. Ces troupes furent suivies par les divisions de cavalerie légère Lasalle, Marulaz, ainsi que par les cuirassiers du général Espagne; en tout 25,000 hommes.

Quelques escadrons ennemis parurent seuls à l'horizon; le gros de l'armée autrichienne était encore à Gérarsdorf, mais allait se mettre en marche pour venir s'opposer à notre établissement sur la rive gauche du Danube. L'Empereur, de son côté, dirigeait de fortes masses vers l'île de Lobau. Le corps du maréchal Lannes dut quitter les environs de Nussdorf pour se rendre à Ebersdorf; mais divers obstacles embarrassèrent son passage dans Vienne, et il n'arriva que le lendemain fort tard. La garde à pied suivait.

Dans la soirée du 20 mai, l'Empereur et le maréchal Lannes ayant été se loger dans la seule maison qui existât dans l'île de Lobau, mes camarades et moi nous établîmes auprès de là, sur de beaux gazons qu'éclairait la lune dans tout son éclat. La nuit était délicieuse, et dans notre insouciance militaire, sans songer aux périls du lendemain, nous causions gaiement et chantions des ariettes nouvelles, entre autres deux fort à la mode alors dans l'armée, parce qu'on les attribuait à la reine Hortense et que les paroles avaient beaucoup de rapport avec les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions; c'était:

     Vous me quittez pour aller à la gloire,
     Mon tendre cœur suivra partout vos pas…

Et puis:

     L'astre des nuits de son paisible éclat
     Lançait des feux sur les tentes de France!…

Le capitaine d'Albuquerque était le plus joyeux de nous tous, et après nous avoir charmés par sa belle voix, il nous faisait rire aux éclats par le récit des plus bouffonnes aventures de sa vie romanesque. Le pauvre garçon ne prévoyait pas que le soleil qui allait se lever éclairerait son dernier jour!… pas plus que nous ne pensions que la plaine située en face de nous, sur l'autre rive, serait bientôt arrosée du sang de notre bon maréchal, ainsi que de celui de presque chacun de nous.

Le 21 au matin, les lignes autrichiennes parurent et vinrent se ranger en face des nôtres, en avant d'Essling et d'Aspern. Le maréchal Masséna, qui occupait ces deux villages depuis la veille, aurait dû en faire créneler les maisons et couvrir les approches par quelques travaux de campagne; mais il avait malheureusement négligé de prendre cette prudente précaution. L'Empereur l'en blâma; mais comme l'ennemi approchait, et qu'on n'avait plus le temps de réparer cette faute, Napoléon ne pouvant fortifier Essling ni Aspern, y suppléa, autant que possible, en couvrant ce dernier point par une tête qu'il traça lui-même et à laquelle il fit travailler à l'instant. Si le corps d'armée du maréchal Lannes, la garde impériale et les autres troupes que Napoléon attendait, eussent été présents, il n'aurait certainement pas donné au prince Charles le temps de déployer son armée devant lui et l'aurait attaqué sur-le-champ; mais n'ayant que trois divisions d'infanterie et quatre de cavalerie à opposer aux forces considérables de l'ennemi, l'Empereur dut se borner pour le moment à la défensive. Pour cela, il appuya au village d'Aspern son aile gauche, composée de trois divisions d'infanterie sous les ordres du maréchal Masséna. L'aile droite, formée par la division Boudet, s'appuyait au Danube, auprès du grand bois qui se trouve entre ce fleuve et le village d'Essling, qu'elle occupait aussi. Enfin, les trois divisions de cavalerie et une partie de l'artillerie formaient le centre, sous les ordres du maréchal Bessières, et se déployèrent dans l'espace resté vide entre Essling et Aspern. Ainsi, d'après les expressions de l'Empereur, qui comparait sa position à un camp retranché, Aspern et Essling figuraient des bastions qu'unissait une courtine formée par la cavalerie et l'artillerie.

Les deux villages, bien que n'étant pas retranchés, étaient susceptibles d'une bonne défense, car ils sont bâtis en maçonnerie et entourés de petites levées de terre qui les protègent contre l'inondation du Danube; l'église et le cimetière d'Aspern pouvaient résister longtemps; Essling avait pour citadelle un vaste enclos et un immense grenier d'abondance construit en pierre de taille. Ces derniers points nous furent très utiles.

Quoique les troupes dont se composaient la droite et le centre ne fissent pas partie du corps de Lannes, qui se trouvait encore sur l'autre rive du Danube, l'Empereur avait voulu, dans des circonstances aussi difficiles, utiliser les talents de ce maréchal et lui en avait confié le commandement supérieur. On lui entendit dire au maréchal Bessières: «Vous êtes sous les ordres du maréchal Lannes»; ce qui parut fortement contrarier Bessières. Je rapporterai tout à l'heure le grave conflit auquel cette déclaration donna lieu, et comment je m'y trouvai engagé bien malgré moi.

Vers deux heures après midi, l'armée autrichienne s'avança sur nous, et la bataille s'engagea très vivement. La canonnade fut terrible! Les forces des ennemis étaient tellement supérieures aux nôtres, qu'il leur eût été facile de nous jeter dans le Danube, en perçant la ligne de cavalerie qui seule constituait notre centre; et si l'Empereur eût été à la place du prince Charles, il aurait certainement pris ce parti. Mais le généralissime autrichien était trop méthodique pour agir avec autant de résolution; aussi, au lieu de marcher franchement vers notre tête de pont avec une masse considérable, il employa toute cette première journée de la bataille à attaquer Aspern et Essling, qu'il enleva et perdit cinq ou six fois, après des combats très meurtriers. Car dès qu'un de ces villages était occupé par l'ennemi, l'Empereur le faisait reprendre par ses réserves, et si on nous l'enlevait de nouveau, il le reprenait encore, malgré l'incendie qui les dévorait tous les deux.

Pendant ces alternatives de succès et de revers, la cavalerie autrichienne menaça plusieurs fois notre centre, mais la nôtre la repoussait et revenait ensuite prendre sa place entre les deux villages, malgré les grands ravages que l'artillerie ennemie faisait dans ses rangs. L'action se soutint ainsi jusqu'à dix heures du soir. Les Français restèrent maîtres d'Essling et d'Aspern, tandis que les Autrichiens, faisant rétrograder leur gauche et leur centre, se bornèrent pendant la nuit à quelques attaques infructueuses sur Aspern; mais ils faisaient avancer de nombreux renforts pour l'action du lendemain.

Pendant cette première journée de la bataille, l'état-major du maréchal Lannes, toujours occupé à porter des ordres sur les points les plus exposés, avait couru de très grands dangers, sans que nous eussions néanmoins aucun malheur à déplorer, et déjà nous nous félicitions, lorsqu'au soleil couchant, les ennemis, voulant couvrir leur retraite par un redoublement de feu d'artillerie, firent pleuvoir sur nous une grêle de projectiles. En ce moment, d'Albuquerque, La Bourdonnaye et moi, rangés en face du maréchal, venions lui rendre compte des ordres qu'il nous avait chargés de transmettre, et nous tournions, par conséquent, le dos aux canons ennemis. Un boulet, frappant le malheureux d'Albuquerque au bas des reins, l'enlève, le lance par-dessus la tête de son cheval, et le jette raide mort aux pieds du maréchal qui s'écrie: «Voilà la fin du roman de ce pauvre garçon!… mais c'est, du moins, une belle mort!…»

Un second boulet passa entre la selle et l'épine dorsale du cheval de La Bourdonnaye, sans toucher le cavalier ni l'animal!… Ce fut un coup vraiment miraculeux! Mais les arcades de l'arçon furent si violemment brisées entre les cuisses de La Bourdonnaye, que le bois et les bandes de fer s'incrustèrent dans les chairs de cet officier. Il souffrit très longtemps de cette blessure extraordinaire.

Placé entre mes deux camarades, je les vis tomber au même instant. Je me portai alors vers le peloton d'escorte pour ordonner à ces cavaliers de venir relever La Bourdonnaye; mais à peine avais-je fait quelques pas, qu'un aide de camp du général Boudet, s'étant avancé pour parler au maréchal, eut la tête emportée d'un coup de canon, sur le terrain même que je venais de quitter!… Décidément, la place n'était plus tenable; nous nous trouvions justement en face d'une batterie ennemie; aussi le maréchal, malgré tout son courage, jugea-t-il à propos de se placer à une centaine de toises sur la droite.

Le dernier ordre que le maréchal Lannes m'avait ordonné de porter était adressé au maréchal Bessières, et donna lieu à une très vive altercation entre ces deux maréchaux, qui se détestaient cordialement. Il est indispensable de connaître les motifs de cette haine pour bien comprendre la scène que je vais rapporter.

CHAPITRE XVII

Rivalité de Lannes et Bessières.—Vive altercation entre ces maréchaux.—L'Empereur reprend l'offensive contre le centre ennemi.

Lorsque, en 1796, le général Bonaparte alla prendre le commandement de l'armée d'Italie, il emmena comme premier aide de camp Murat, qu'il venait de faire colonel, et pour lequel il avait beaucoup d'affection; mais, dès les premières affaires, Bonaparte, qui avait remarqué les talents militaires, le zèle et le courage de Lannes, chef du 4e de ligne, lui accorda une part non moins grande dans son estime et dans son amitié; cette faveur excita la jalousie de Murat. Ces deux colonels étant devenus généraux de brigade, Bonaparte, dans les moments les plus difficiles, confiait à Murat la direction des charges de cavalerie et faisait conduire par Lannes la réserve des grenadiers. L'un et l'autre firent merveille; mais bien que l'armée les louât tous les deux, il s'établit, entre ces braves officiers, une rivalité qui, il faut bien le dire, ne déplaisait pas au général en chef, parce qu'elle lui servait à surexciter leur zèle et leur amour de bien faire. Il vantait les hauts faits du général Lannes devant Murat et les mérites de celui-ci en présence de Lannes. Dans les altercations que ne tarda pas à amener cette rivalité, Bessières, alors simple capitaine des guides du général Bonaparte, auprès duquel il était aussi en très grande faveur, prenait constamment le parti de Murat, son compatriote, et saisissait toutes les occasions de dénigrer le maréchal Lannes, ce que celui-ci n'ignorait pas.

Après les belles campagnes d'Italie, Lannes et Murat, devenus généraux de division, suivirent Bonaparte en Égypte, où leur hostilité réciproque ne fit qu'augmenter. Enfin, cette inimitié s'accrut encore par le désir qu'ils conçurent tous deux d'épouser Caroline Bonaparte, la sœur de leur général en chef. En cette circonstance, Bessières agit auprès de Mme Bonaparte en faveur de Murat, et pour la gagner à sa cause, il saisit l'occasion qui se présenta de porter un coup décisif au rival de son ami. Lannes commandait alors la garde consulaire, et dans son trop grand désir de bien faire, il avait dépassé de 300,000 francs le crédit alloué pour l'équipement de ses soldats. Bessières, membre du conseil d'administration, chargé de la répartition des fonds, signala à Murat le fait, qui ne tarda pas à arriver aux oreilles du premier Consul. Ce dernier, qui en prenant le pouvoir avait résolu de ramener l'ordre dans l'administration, voulut faire un exemple et retira à Lannes le commandement de sa garde, en lui accordant le délai d'un mois pour combler ce déficit!… Lannes n'aurait pu le faire sans le généreux concours d'Augereau. Le premier Consul lui rendit alors sa faveur, mais on conçoit que Lannes ait voué une haine profonde au général Bessières, aussi bien qu'à Murat, son heureux rival, qui avait enfin épousé Caroline Bonaparte. Telle était l'antipathie qui existait entre Lannes et Bessières, lorsqu'ils se trouvèrent en contact sur le champ de bataille d'Essling.

Au moment de la vive canonnade qui venait de tuer le malheureux d'Albuquerque, le maréchal Lannes, voyant les Autrichiens exécuter un mouvement rétrograde, voulut les faire charger par toute sa cavalerie. Il m'appela pour en porter l'ordre au général Bessières, qui, vous le savez, venait d'être placé sous son commandement par l'Empereur; mais, comme j'étais en course, l'aide de camp, le premier à marcher, s'approcha: c'était de Viry. Le maréchal Lannes lui donna l'ordre suivant: «Allez dire au maréchal Bessières que je lui ordonne de charger à fond!» Or, vous saurez que ce dernier mot signifiant qu'on doit aller jusqu'à ce que les sabres piquent le corps des ennemis, il devient un reproche, puisqu'il semble dire que jusque-là la cavalerie n'a pas agi assez vigoureusement. L'expression je lui ordonne était également très dure, employée par un maréchal vis-à-vis d'un autre maréchal; mais c'était précisément pour cela que le maréchal se servait des mots ordonne et charger à fond.

Le capitaine de Viry part, remplit sa mission et revient auprès du maréchal, qui lui demande: «Qu'avez-vous dit au maréchal Bessières?»—«Je l'ai informé que Votre Excellence le priait de faire charger toute la cavalerie.»—Le maréchal Lannes, haussant les épaules, s'écria: «Vous êtes un enfant… faites approcher un autre officier.» C'était Labédoyère. Le maréchal, le sachant plus ferme que de Viry, lui donne la même mission, en appuyant fortement sur les expressions vous ordonne et charger à fond; mais Labédoyère, ne comprenant pas non plus l'intention du maréchal Lannes, n'osa répéter mot à mot au maréchal Bessières l'ordre qu'il avait à lui transmettre, et, de même que de Viry, il se servit d'une circonlocution. Aussi, à son retour, le maréchal Lannes, lui ayant demandé ce qu'il avait dit, lui tourna le dos.—Je rentrais à ce moment au galop dans le groupe de l'état-major, et, bien que ce ne fût pas à moi à marcher, le maréchal m'appela et me dit: «Marbot, le maréchal Augereau m'a assuré que vous étiez un homme sur lequel on pouvait compter; votre manière de servir auprès de moi m'a confirmé dans cette pensée; j'en désire une nouvelle preuve: allez dire au maréchal Bessières que je lui ordonne de charger à fond; vous entendez bien, monsieur, à fond!…» Et en parlant ainsi il me pointait les côtes avec ses doigts. Je compris parfaitement que le maréchal Lannes voulait humilier le maréchal Bessières, d'abord en lui faisant durement sentir que l'Empereur lui avait donné pleine autorité sur lui; en second lieu, en blâmant la manière dont il dirigeait la cavalerie. J'étais navré de la nécessité où j'étais de transmettre au maréchal Bessières des expressions blessantes, dont il était facile de prévoir les fâcheux résultats; mais enfin, je devais obéir à mon chef direct!…

Je m'élance donc au galop vers le centre, en désirant qu'un des nombreux boulets qui tombaient autour de moi, abattant mon cheval, me donnât une bonne excuse pour ne pas remplir la pénible mission dont j'étais chargé!… J'aborde très respectueusement le maréchal Bessières, auquel j'exprime le désir de parler en particulier. Il me répond fort sèchement: «Parlez haut, monsieur!»—Je fus donc contraint de lui dire en présence de son nombreux état-major et d'une foule de généraux et colonels: «M. le maréchal Lannes m'a chargé de dire à Votre Excellence qu'il lui ordonnait de charger à fond…»—Alors Bessières, en fureur, s'écrie: «Est-ce ainsi, monsieur, qu'on parle à un maréchal?… Quels termes! vous ordonne et charger à fond!… Je vous ferai sévèrement punir de cette inconvenance!…»—Je répondis: «Monsieur le maréchal, plus les expressions dont je me suis servi paraissent fortes à Votre Excellence, plus elle doit être convaincue que je ne fais qu'obéir aux ordres que j'ai reçus!…» Puis je saluai et revins auprès du maréchal Lannes. «Eh bien! qu'avez-vous dit au maréchal Bessières?—Que Votre Excellence lui ordonnait de charger à fond!…—C'est cela, voilà au moins un aide de camp qui me comprend!…»

Vous sentez que, malgré ce compliment, je regrettais fort d'avoir été obligé d'accomplir un tel message. Cependant, la charge de cavalerie eut lieu, le général Espagne y fut tué, mais le résultat fut très bon, ce qui fit dire au maréchal Lannes: «Vous voyez bien que ma sévère injonction a produit un excellent effet; sans cela, M. le maréchal Bessières eût tâtonné toute la journée!»

La nuit vint, et le combat cessa tant au centre que vers notre droite, ce qui détermina le maréchal Lannes à se rendre auprès de l'Empereur, dont le bivouac se trouvait dans les ouvrages de la tête de pont; mais à peine étions-nous en marche que le maréchal, entendant une vive fusillade dans Aspern, où commandait Masséna, voulut aller voir ce qui se passait dans ce village. Il ordonna à son état-major de se rendre au bivouac impérial, et, ne gardant que moi et une ordonnance, il me dit de le conduire dans Aspern, où j'avais été plusieurs fois dans la journée. Je pris donc cette direction; la lune et l'incendie qui dévorait Essling et Aspern nous éclairaient parfaitement; cependant, comme les nombreux sentiers qui sillonnent la plaine étaient souvent cachés par des blés d'une très grande hauteur, et que je craignais de m'y perdre, je mis pied à terre pour mieux les reconnaître. Bientôt le maréchal, descendant aussi de cheval, se mit à marcher à mes côtés, en causant du combat du jour et des chances de celui qui se préparait pour le lendemain. Au bout d'un quart d'heure, nous arrivons auprès d'Aspern, dont les abords étaient couverts par les feux de bivouac des troupes de Masséna. Le maréchal Lannes, voulant parler à celui-ci, m'ordonne de passer devant pour m'informer du lieu où il était établi. Nous avions à peine fait quelques pas que j'aperçois, sur le front de bandière du camp, Masséna se promenant avec le maréchal Bessières. La blessure que j'avais reçue au front en Espagne m'empêchant de porter un colback, j'étais le seul aide de camp des maréchaux de l'armée qui eût un chapeau. Bessières, m'ayant reconnu à ce détail, mais n'apercevant point encore le maréchal Lannes, s'avance vers moi en disant: «Ah! c'est vous, monsieur!… Si ce que vous avez dit tantôt provient de vous seul, je vous apprendrai à mieux choisir vos expressions en parlant à vos supérieurs; et si vous n'avez fait qu'obéir à votre maréchal, il me rendra raison de cette injure, et je vous charge de le lui dire!» Le maréchal Lannes, s'élançant alors comme un lion, passe devant moi et, me saisissant le bras, s'écrie: «Marbot, je vous dois une réparation; car, bien que je crusse être certain de votre dévouement, il m'était resté quelques doutes sur la manière dont vous aviez transmis mes ordres à monsieur; mais je reconnais mes torts à votre égard!…» Puis, s'adressant à Bessières: «Je vous trouve bien osé de gronder un de mes aides de camp! Celui-ci, monté le premier à l'assaut de Ratisbonne, a traversé le Danube en bravant une mort presque certaine, et vient d'être blessé en Espagne, tandis qu'il est de prétendus militaires qui de leur vie n'ont reçu aucune égratignure et n'ont fait leur avancement qu'en espionnant et dénonçant leurs camarades. Et que reprochez-vous à cet officier?—Monsieur, dit Bessières, votre aide de camp est venu me dire que vous m'ordonniez de charger à fond. Il me semble que de telles expressions sont inconvenantes.—Elles sont justes, monsieur, et c'est moi qui les ai dictées!… L'Empereur ne vous a-t-il pas dit que vous étiez sous mes ordres?» Alors Bessières répondit avec embarras: «L'Empereur m'a prévenu que je devais obtempérer à vos avis.—Sachez, monsieur, s'écria le maréchal, que, dans l'état militaire, on n'obtempère pas, on obéit à des ordres! Si l'Empereur avait la pensée de me placer sous votre commandement, je lui offrirais ma démission; mais, tant que vous serez sous le mien, je vous donnerai des ordres, et vous obéirez; sinon, je vous retirerai la direction des troupes. Quant à charger à fond, je vous l'ai prescrit parce que vous ne le faisiez pas, et que, depuis ce matin, vous paradiez devant l'ennemi sans l'aborder franchement!—Mais ceci est un outrage! cria Bessières avec colère; vous m'en rendrez raison!—À l'instant même si vous voulez», répondit Lannes en portant la main à son épée.

Pendant cette discussion, le vieux Masséna, s'interposant entre les adversaires, cherchait à les calmer; enfin, ne pouvant y parvenir, il prit à son tour le haut ton: «Je suis votre ancien, messieurs; vous êtes dans mon camp, je ne souffrirai pas que vous donniez à mes troupes le spectacle scandaleux de voir deux maréchaux mettre l'épée à la main, et cela devant l'ennemi! Je vous somme donc, au nom de l'Empereur, de vous séparer sur-le-champ!» Puis, se radoucissant, il prit le maréchal Lannes par le bras et le conduisit à l'extrémité du bivouac, pendant que Bessières retournait au sien.

Je vous laisse à penser combien je fus affecté de cette scène déplorable!… Enfin le maréchal Lannes, remontant à cheval, prit le chemin de la tête de pont, et, dès que nous fûmes au bivouac de l'Empereur, auprès duquel mes camarades s'étaient établis, il prit Napoléon en particulier et lui raconta ce qui venait de se passer. Celui-ci envoya aussitôt chercher le maréchal Bessières, qu'il reçut fort mal; puis, s'éloignant avec lui et marchant à grands pas, Sa Majesté paraissait fort agitée, croisait les bras et semblait lui adresser de vifs reproches. Le maréchal Bessières avait l'air confondu, et dut l'être davantage encore lorsque l'Empereur, se mettant à table, ne l'invita pas à dîner, tandis qu'il faisait asseoir le maréchal Lannes à sa droite.

Autant mes camarades et moi avions été gais la nuit précédente, autant nous fûmes tristes pendant celle du 21 au 22. Nous venions de voir périr le malheureux d'Albuquerque, nous avions à nos côtés La Bourdonnaye horriblement blessé, dont les gémissements nous déchiraient le cœur; enfin, de tristes pressentiments nous agitaient sur le résultat de la bataille dont nous venions de voir seulement la première partie. Nous fûmes, du reste, sur pied toute la nuit, pour faire passer le Danube au corps du maréchal Lannes, composé de trois divisions des grenadiers d'Oudinot, commandées par les généraux Demont, Claparède et Tharreau, et de la division Saint-Hilaire, ainsi que des cuirassiers de Nansouty. Ces troupes étaient suivies par la garde impériale.

Cependant le Danube augmentait à vue d'œil; beaucoup de gros arbres que ses flots entraînaient vinrent heurter les ponts de bateaux, qu'ils rompirent plusieurs fois; mais on les réparait promptement, et, malgré ces accidents, les troupes dont je viens de faire l'énumération avaient traversé le fleuve et se trouvaient réunies sur le champ de bataille, lorsque, aux premières lueurs de l'aurore du 22 mai, le bruit du canon annonça le renouvellement du combat.

L'Empereur, ayant à sa disposition le double des troupes de la veille, prit des mesures pour attaquer l'ennemi. Le maréchal Masséna et ses trois premières divisions d'infanterie restèrent dans Aspern; la quatrième, celle du général Boudet, fut laissée à Essling, sous les ordres du maréchal Lannes, dont le corps d'armée vint occuper l'espace entre ces deux villages, ayant en seconde ligne la cavalerie du maréchal Bessières, encore placé sous les ordres du maréchal Lannes. La garde impériale formait la réserve.

La réprimande faite par l'Empereur au maréchal Bessières avait été si sévère que, dès que celui-ci aperçut Lannes, il vint lui demander comment il désirait qu'il plaçât ses troupes. Le maréchal, voulant constater son autorité, lui répondit: «Je vous ordonne, monsieur, de les placer sur tel point, puis vous attendrez mes ordres.» Ces expressions étaient dures, mais il ne faut pas oublier les agissements de Bessières à l'égard de Lannes à l'époque du Consulat. Bessières parut fortement blessé, mais il obéit en silence.

L'archiduc Charles, qui, par une attaque vigoureuse, aurait pu la veille percer notre faible ligne entre Essling et Aspern, renouvela ses efforts contre ces villages. Mais si nous avions résisté le 21 à toute son armée, avec le seul corps de Masséna et une portion de notre cavalerie, à plus forte raison étions-nous en mesure de le faire, à présent que la garde impériale, le corps du maréchal Lannes et une division de cuirassiers venaient de nous rejoindre. Les Autrichiens furent donc repoussés partout. Une de leurs colonnes fut même coupée et prise dans Aspern; elle se composait d'un millier d'hommes commandés par le général Weber et de six pièces de canon.

Jusqu'à ce moment l'Empereur n'avait fait que se défendre en attendant les troupes qui traversaient le fleuve; mais le nombre de celles qui se trouvaient sur le champ de bataille ayant été doublé, et le corps du maréchal Davout réuni à Ebersdorf commençant à s'engager sur les ponts, Napoléon jugea qu'il était temps de passer de la défense à l'attaque, et ordonna au maréchal Lannes de se mettre à la tête des divisions d'infanterie Saint-Hilaire, Tharreau, Claparède et Demont, suivies de deux divisions de cuirassiers, et d'aller enfoncer le centre de l'armée ennemie… Le maréchal Lannes s'avance alors fièrement dans la plaine!… Rien ne lui résiste… il prend en un instant un bataillon, cinq pièces et un drapeau. Les Autrichiens se retirent d'abord avec régularité; mais leur centre, étant obligé de s'élargir sans cesse à mesure que nous avancions, finit par être percé! Le désordre se met parmi les troupes ennemies, à tel point que nous voyions les officiers et les sergents frapper à coups de bâton leurs soldats, sans pouvoir les retenir dans leurs rangs. Si notre marche eût continué quelques moments de plus, c'en était fait de l'armée du prince Charles!

CHAPITRE XVIII

Rupture des ponts du Danube.—Nous conservons nos positions.—Le maréchal Lannes est blessé.—Nous nous fortifions dans l'île de Lobau.

Tout nous présageait une victoire complète. Déjà Masséna et le général Boudet se préparaient à déboucher d'Aspern et d'Essling pour aller assaillir les Autrichiens, lorsque, à notre très grande surprise, un aide de camp de l'Empereur vint apporter au maréchal Lannes l'ordre de suspendre son mouvement d'attaque!… Les arbres et autres corps flottants sur le Danube avaient causé une nouvelle rupture aux ponts, ce qui retardait l'arrivée des troupes du maréchal Davout ainsi que des munitions. Enfin, après une heure d'attente, le passage fut rétabli, et bien que l'ennemi eût profité de ce temps pour renforcer son centre et mettre de l'ordre dans ses lignes, nous recommençâmes notre attaque, et les Autrichiens reculaient de nouveau, lorsqu'on apprit qu'une immense partie du grand pont venant d'être emportée, et ne pouvant être réparée avant quarante-huit heures, l'Empereur ordonnait au maréchal Lannes d'arrêter son mouvement sur le terrain conquis!…

Voici ce qui avait donné lieu à ce contretemps, qui nous privait d'une victoire éclatante. Un officier autrichien, placé en observation avec quelques compagnies de chasseurs dans les îles situées au-dessus d'Aspern, était monté sur un petit bateau, puis s'était avancé vers le milieu du fleuve, pour voir de loin nos troupes passer les ponts. Il fut ainsi témoin de la première rupture occasionnée par les arbres que le fleuve entraînait, ce qui lui inspira la pensée de renouveler ces accidents, à mesure que nous les réparerions. Il fit donc pousser à l'eau un grand nombre de poutres et plusieurs barques chargées de matières enflammées qui détruisirent quelques-uns de nos pontons; mais comme nos pontonniers les remplaçaient aussitôt, l'officier ordonna de mettre le feu à un énorme moulin flottant, le fit conduire au milieu du fleuve et le lança sur notre grand pont, dont il brisa et entraîna une forte partie!… Dès ce moment, l'Empereur, acquérant la certitude qu'il fallait renoncer à l'espoir de rétablir ce jour-là le passage et de faire arriver le corps de Davout sur le champ de bataille, prescrivit au maréchal Lannes de rapprocher peu à peu ses troupes de leur première position, entre Essling et Aspern, afin que, appuyés à ces villages, ils pussent tenir contre les efforts des ennemis. Ce mouvement s'exécutait dans le plus grand ordre, lorsque l'archiduc Charles, étonné d'abord de notre retraite, et apprenant bientôt la rupture complète du grand pont, conçut l'espoir de jeter l'armée française dans le Danube. Il fait dans ce but avancer la cavalerie contre la division Saint-Hilaire qui se trouvait la plus rapprochée de ses lignes; mais nos bataillons ayant repoussé toutes les charges de l'ennemi, celui-ci dirigea contre eux un feu terrible d'artillerie!… Le maréchal Lannes me chargea en ce moment de porter un ordre au général Saint-Hilaire. À peine étais-je arrivé auprès de celui-ci, qu'une grêle de mitraille tomba sur son état-major!… Plusieurs officiers furent tués, le général Saint-Hilaire eut la jambe brisée: il fallut l'amputer et il mourut pendant l'opération; enfin je fus frappé à la cuisse droite par un biscaïen qui m'enleva un morceau de chair gros comme un œuf. Cette blessure n'étant pas dangereuse, je pus aller rendre compte de ma mission au maréchal. Je le trouvai auprès de l'Empereur, qui, me voyant couvert de sang, dit: «Votre tour vient bien souvent!…» Napoléon et le maréchal, auxquels j'appris la blessure mortelle du brave général Saint-Hilaire, furent très affectés de cette perte.

Le maréchal voyant la division Saint-Hilaire assaillie de toutes parts, va lui-même en prendre le commandement et la ramène lentement, en se retournant souvent contre l'ennemi, jusqu'à ce que notre droite s'appuyât à Essling, que la division Boudet occupait toujours. Bien que ma blessure ne fût point encore pansée, je crus devoir accompagner le maréchal dans cette expédition, pendant laquelle mon ami de Viry eut l'épaule brisée par une balle. Je le fis à grand'peine transporter dans les retranchements de la tête de pont.

La position était fort critique; l'Empereur, réduit à la défensive, donne à son armée la forme d'un arc dont le Danube figurait la corde. Notre droite touchait au fleuve, derrière Essling. Notre gauche s'appuyait derrière Aspern. Il fallait, sous peine d'être jeté dans le Danube, entretenir le combat pendant le reste de la journée. Il était neuf heures du matin, et nous devions attendre la nuit pour nous retirer dans l'île de Lobau par le faible pont du petit bras. Le prince Charles, comprenant combien notre situation était défavorable, renouvelait constamment ses attaques contre les deux villages et le centre; mais, heureusement pour nous, il ne lui vint pas dans l'esprit de forcer notre extrême droite, entre Essling et le Danube. C'était le point faible de notre position: une forte colonne, lancée vigoureusement, pouvait arriver par là sur notre tête de pont, et dès lors nous étions perdus!… Sur tous les points de notre ligne le carnage fut terrible, mais absolument nécessaire pour sauver l'honneur français et la partie de l'armée qui avait passé le Danube.

Pour arrêter la vivacité des attaques des ennemis, le maréchal Lannes faisait souvent des retours offensifs sur leur centre, qu'il refoulait au loin; mais bientôt ils revinrent avec de nombreux renforts. Dans une de ces attaques, Labédoyère reçut un coup de biscaïen dans le pied, et Watteville eut une épaule luxée, à la suite d'une chute occasionnée par la mort de son cheval abattu par un boulet. Ainsi, de tout l'état-major du maréchal Lannes, il ne restait que le sous-lieutenant Le Coulteux et moi. Il était impossible que je le laissasse seul avec ce jeune officier, très brave sans doute, mais inexpérimenté. Le maréchal, désirant me garder, me dit: «Allez vous faire panser; et si vous pouvez encore vous soutenir à cheval, revenez me joindre» Je gagnai la première ambulance; l'affluence des blessés y était énorme; on manquait de linge et de charpie… Un chirurgien remplit ma plaie avec de la grosse étoupe dont on se sert pour bourrer les canons. L'introduction de ces filaments dans ma cuisse me fit beaucoup souffrir, et dans toute autre circonstance je me serais retiré du combat; mais il fallait que chacun déployât toute son énergie. Je retournai donc auprès du maréchal Lannes, que je trouvai fort inquiet; il venait d'apprendre que les Autrichiens avaient enlevé à Masséna la moitié d'Aspern!… Ce village fut pris et repris plusieurs fois. Celui d'Essling était aussi vivement attaqué en ce moment. Les régiments de la division Boudet le défendaient courageusement. Les deux partis étaient si acharnés qu'en se battant au milieu des maisons embrasées, ils se retranchaient avec les cadavres amoncelés qui obstruaient les rues. Les grenadiers hongrois furent repoussés cinq fois; mais leur sixième attaque ayant réussi, ils parvinrent à s'emparer du village, moins le grenier d'abondance, dans lequel le général Boudet retira ses troupes comme dans une citadelle.

Pendant ce terrible combat, le maréchal m'envoya plusieurs fois dans Essling, où je courus de bien grands dangers; mais j'étais si animé que ma blessure ne me faisait éprouver aucune douleur.

S'apercevant enfin que, renouvelant sa faute de la veille, il use ses forces contre Essling et Aspern, les deux bastions de notre ligne, tandis qu'il néglige le centre, où une vive attaque de ses réserves pouvait le conduire jusqu'à nos ponts et amener la destruction de l'armée française, le prince Charles lance sur ce point des masses énormes de cavalerie, soutenues par de profondes colonnes d'infanterie. Le maréchal Lannes, sans s'étonner de ce déploiement de forces, ordonne de laisser approcher les Autrichiens à petite portée et les reçoit avec un feu d'infanterie et de mitraille tellement violent qu'ils s'arrêtent, sans que la présence ou les excitations du prince Charles puissent les déterminer à faire un seul pas de plus vers nous!… Il est vrai qu'ils apercevaient derrière nos lignes les bonnets à poil de la vieille garde, qui, formée en colonne, s'avançait majestueusement l'arme au bras!

Le maréchal Lannes, profitant habilement de l'hésitation des ennemis, les fait charger par le maréchal Bessières, à la tête de deux divisions de cavalerie, qui renversèrent une partie des bataillons et escadrons autrichiens. L'archiduc Charles, se voyant obligé de renoncer à une attaque sur notre centre, veut au moins profiter de l'avantage que lui offre l'occupation d'Essling par ses troupes; mais l'Empereur ordonne en ce moment à l'intrépide général Mouton, son aide de camp, de reprendre le village avec la jeune garde, qui se précipite sur les grenadiers hongrois, les repousse et reste en possession d'Essling. La jeune garde et son chef se couvrirent de gloire dans ce combat, qui valut plus tard au général Mouton le titre de comte de Lobau.

Le succès que nous venions d'obtenir sur le centre et dans Essling ayant ralenti l'ardeur de l'ennemi, l'archiduc Charles, dont les pertes étaient énormes, renonça à l'espoir de forcer notre position et ne fit plus, le reste de la journée, qu'entretenir une lutte sans résultat. Cette terrible bataille de trente heures consécutives touchait enfin à son terme!… Il était temps, car nos munitions étaient presque épuisées, et nous en aurions totalement manqué, sans l'activité du brave maréchal Davout qui, pendant toute la journée, n'avait cessé de nous en envoyer de la rive droite, au moyen de quelques légers bateaux. Mais comme elles arrivaient lentement et en petite quantité, l'Empereur ordonna de les ménager, et le feu se changea sur notre ligne en un tiraillement auquel les ennemis réduisirent aussi le leur.

Pendant que les deux armées en présence s'observaient mutuellement sans faire aucun mouvement, et que les chefs, se groupant derrière les bataillons, causaient des événements de la journée, le maréchal Lannes, fatigué d'être à cheval, avait mis pied à terre et se promenait avec le général de brigade Pouzet, lorsqu'une balle égarée frappa celui-ci à la tête et l'étendit raide mort auprès du maréchal!…

Le général Pouzet, ancien sergent du régiment de Champagne, s'était trouvé au commencement de la Révolution au camp du Miral, que commandait mon père.

Le bataillon de volontaires du Gers, dans lequel Lannes servait comme sous-lieutenant, faisait aussi partie de cette division. Les sergents des vieux régiments de ligne ayant été chargés d'instruire les bataillons de volontaires, celui du Gers échut à Pouzet, qui reconnut bientôt l'aptitude du jeune sous-lieutenant Lannes, et ne se bornant pas à lui montrer le maniement des armes, il lui apprit aussi les manœuvres. Lannes devint un excellent tacticien. Or, comme il attribuait son premier avancement aux leçons que lui avait données Pouzet, il lui voua un grand attachement, et à mesure qu'il s'élevait en grade, il se servit de son crédit pour faire avancer son ami. La douleur du maréchal fut donc extrême en le voyant tomber à ses pieds!

Nous étions en ce moment un peu en avant de la tuilerie située à gauche en arrière d'Essling; le maréchal fort ému, voulant s'éloigner du cadavre, fit une centaine de pas dans la direction de Stadt-Enzersdorf, et s'assit tout pensif sur le revers d'un fossé d'où il observait les troupes. Au bout d'un quart d'heure, quatre soldats, portant péniblement dans un manteau un officier mort, dont on n'apercevait pas la figure, s'arrêtent pour se reposer en face du maréchal. Le manteau s'entr'ouvre, et Lannes reconnaît Pouzet!—«Ah! s'écrie-t-il, cet affreux spectacle me poursuivra donc partout!…» Il se lève et va s'asseoir sur le bord d'un autre fossé, la main sur les yeux, et les jambes croisées l'une sur l'autre. Il était là, plongé dans de sombres réflexions, lorsqu'un petit boulet de trois, lancé par le canon d'Enzersdorf, arrive en ricochant et va frapper le maréchal au point où ses deux jambes se croisaient!… La rotule de l'une fut brisée, et le jarret de l'autre déchiré!

Je me précipite à l'instant vers le maréchal, qui me dit: «Je suis blessé… c'est peu de chose… donnez-moi la main pour m'aider à me relever…» Il essaya, mais cela lui fut impossible! Les régiments d'infanterie placés devant nous envoyèrent promptement quelques hommes pour transporter le maréchal vers une ambulance, mais nous n'avions ni brancard, ni manteau: nous prîmes donc le blessé dans nos bras. Cette position le faisait horriblement souffrir. Alors, un sergent apercevant au loin les soldats qui portaient le cadavre du général Pouzet, courut leur demander le manteau dans lequel il était enveloppé. On allait poser le maréchal dessus, ce qui eût rendu son transport moins douloureux; mais il reconnut le manteau et me dit: «C'est celui de mon pauvre ami; il est couvert de son sang; je ne veux pas m'en servir, faites-moi plutôt traîner comme vous pourrez!»

J'aperçus alors un bouquet de bois non loin de nous; j'y envoyai M. Le Coulteux et quelques grenadiers, qui revinrent bientôt avec un brancard couvert de branchages. Nous transportâmes le maréchal à la tête de pont, où les chirurgiens en chef procédèrent à son pansement. Ces messieurs tinrent au préalable un conciliabule secret dans lequel ils furent en dissidence sur ce qu'il fallait faire. Le docteur Larrey demandait l'amputation de la jambe dont la rotule était brisée; un autre, dont j'ai oublié le nom, voulait qu'on les coupât toutes les deux; enfin, le docteur Yvan, de qui je tiens ces détails, s'opposait à ce qu'il fût fait aucune amputation. Ce chirurgien, connaissant depuis longtemps le maréchal, assurait que la fermeté de son moral donnait quelques chances de guérison, tandis qu'une opération pratiquée par un temps aussi chaud conduirait infailliblement le blessé dans la tombe. Larrey était le chef du service de santé des armées; son avis l'emporta donc: une des jambes du maréchal fut amputée!…

Il supporta l'opération avec un grand courage. Elle était à peine terminée lorsque l'Empereur survint. L'entrevue fut des plus touchantes. L'Empereur, à genoux au pied du brancard, pleurait en embrassant le maréchal, dont le sang teignit bientôt son gilet de casimir blanc.

Quelques personnes malintentionnées ont écrit que le maréchal Lannes, adressant des reproches à l'Empereur, le conjura de ne plus faire la guerre; mais moi, qui soutenais en ce moment le haut du corps du maréchal et entendais tout ce qu'il disait, je déclare que le fait est inexact. Le maréchal fut, au contraire, très sensible aux marques d'intérêt qu'il reçut de l'Empereur, et lorsque celui-ci, forcé d'aller donner des ordres pour le salut de l'armée, s'éloigna en lui disant: «Vous vivrez, mon ami, vous vivrez!…» le maréchal lui répondit en lui pressant les mains: «Je le désire, si je puis encore être utile à la France et à Votre Majesté!»

Les cruelles souffrances du maréchal ne lui firent point oublier la position des troupes dont il fallait à chaque instant lui donner des nouvelles. Il apprit avec plaisir que l'ennemi n'osant les poursuivre, elles profitaient de la chute du jour pour rentrer dans l'île de Lobau. Sa sollicitude s'étendit sur ses aides de camp frappés auprès de lui; il s'informa de leur état, et sachant que j'avais été pansé avec de grossières étoupes, il invita le docteur Larrey à visiter ma blessure. J'aurais voulu faire transporter le maréchal à Ebersdorf, sur la rive droite du Danube; mais la rupture du pont s'y opposait, et nous n'osions l'embarquer sur une frêle nacelle. Il fut donc forcé de passer la nuit dans l'île, où, faute de matelas, j'empruntai une douzaine de manteaux de cavalerie pour lui faire un lit.

Nous manquions de tout et n'avions même pas de bonne eau à donner au maréchal, qu'une soif ardente dévorait. On lui offrit de celle du Danube; mais la crue du fleuve l'avait rendue tellement bourbeuse qu'il ne put en boire et dit avec résignation: «Nous voilà comme ces marins qui meurent de soif, bien qu'environnés par les flots!» Le vif désir que j'avais de calmer ses souffrances me fit employer un filtre d'un nouveau genre. Un des valets que le maréchal avait laissés dans l'île, en allant au combat, portait constamment un petit portemanteau contenant du linge. J'y fis prendre une chemise du maréchal: elle était très fine; on ferma avec de la ficelle toutes les ouvertures, à l'exception d'une, et plongeant cette espèce d'outre dans le Danube, on la retira pleine, puis on la suspendit sur des piquets au-dessous desquels on plaça un gros bidon pour recevoir l'eau, qui, filtrant à travers la toile, se débarrassa de presque toutes les parties terreuses. Le pauvre maréchal, qui avait suivi toute mon opération avec des yeux avides, put enfin avoir une boisson, sinon parfaite, au moins fraîche et limpide: il me sut très bon gré de cette invention. Les soins que je donnai à mon illustre malade ne pouvaient éloigner les craintes que j'avais sur le sort qui lui serait réservé si les Autrichiens, traversant le petit bras du fleuve, nous eussent attaqués dans l'île de Lobau: qu'aurais-je alors pu faire pour le maréchal? Je crus un moment que ces craintes allaient se réaliser, car une batterie ennemie, établie près d'Enzersdorf, nous envoya plusieurs boulets; mais le feu ne dura pas longtemps.

Dans la position qu'occupait le prince Charles, il avait deux choses à faire: attaquer avec furie les dernières divisions françaises restées sur le champ de bataille, ou bien, s'il n'osait prendre cette résolution, il pouvait du moins, sans compromettre ses troupes, placer son artillerie sur la berge du petit bras, depuis Enzersdorf jusqu'à Aspern, et couvrir de boulets l'île de Lobau, dans laquelle se trouvaient entassés 40,000 Français, qu'il eût exterminés! Mais, heureusement pour nous, le généralissime ennemi ne prit aucun de ces partis, de sorte que le maréchal Masséna, auquel Napoléon avait confié le commandement de la partie de l'armée qui se trouvait encore sur la rive gauche, put, sans être inquiété, évacuer pendant la nuit les villages d'Essling et d'Aspern, ainsi que le champ de bataille, faire passer les blessés, toutes les troupes, ainsi que l'artillerie, dans l'île de Lobau, puis enlever le pont jeté sur le petit bras du Danube, de sorte que le 23, au point du jour, tous ceux de nos régiments qui avaient combattu les 21 et 22 étaient rentrés dans l'île, où les ennemis ne lancèrent plus aucun boulet, pendant les quarante-cinq jours que dura l'occupation de Masséna.

Le 23 au matin, l'un des premiers soins de l'Empereur fut d'envoyer vers l'île de Lobau une barque de moyenne grandeur, afin de transporter le maréchal Lannes sur la rive droite. Je l'y fis placer, ainsi que nos camarades blessés; puis, en arrivant à Ebersdorf, je dirigeai ces derniers sur Vienne, sous la surveillance de M. Le Coulteux, qui les conduisit à l'hôtel du prince Albert, où se trouvaient les colonels Saint-Mars et O'Meara; je restai donc seul avec le maréchal, qui fut conduit dans une des meilleures maisons d'Ebersdorf, où je fis ordonner à tous ses gens de venir le joindre.

Cependant nos troupes accumulées dans l'île de Lobau, manquant de vivres, de munitions, réduites à manger du cheval, et séparées de la rive droite par l'immensité du fleuve, étaient dans une position des plus critiques. On craignait que l'inaction du prince Charles ne fût simulée, et l'on s'attendait d'un instant à l'autre à ce que, remontant le Danube jusqu'au-dessus de Vienne, il le passât pour venir nous attaquer à revers sur la rive droite et faire révolter la capitale contre nous. Dans ce cas, le corps de l'intrépide maréchal Davout, qui gardait Vienne et Ebersdorf, eût certainement opposé une très vive résistance. Mais aurait-il pu vaincre toute l'armée ennemie, et que seraient devenues pendant ce temps toutes les troupes françaises enfermées dans l'île de Lobau?

L'empereur Napoléon profita très habilement du temps que les Autrichiens lui laissaient, et jamais sa prodigieuse activité ne fut mieux employée. Secondé par l'infatigable maréchal Davout et les divisions de son corps d'armée, il fit dans la seule journée du 23 ce qu'un général ordinaire n'aurait pu obtenir en une semaine. Un service de bateaux bien organisé approvisionna de vivres et de munitions les divisions enfermées dans l'île de Lobau; on ramena tous les blessés à Vienne; des hôpitaux furent créés, des matériaux immenses furent réunis pour réparer les ponts, en faire de nouveaux et les garantir par une estacade; cent pièces d'artillerie du plus fort calibre, prises dans l'arsenal de Vienne, furent conduites à Ebersdorf.

Le 24, la communication ayant été rétablie avec l'île, l'Empereur fit repasser sur la rive droite les troupes du maréchal Lannes, la garde et toute la cavalerie, ne laissant dans l'île de Lobau que le corps de Masséna chargé de la fortifier, de la défendre et de mettre en batterie les gros canons qu'on y avait amenés.

Rassuré sur ce point, l'Empereur fit approcher de Vienne le corps d'armée du maréchal Bernadotte et les nombreuses divisions de troupes de la Confédération germanique, ce qui le mettait en état de repousser le prince Charles, dans le cas où il oserait traverser le fleuve pour venir nous attaquer.

Peu de jours après, nous reçûmes un puissant renfort. Une armée française arrivant d'Italie, sous les ordres du vice-roi Eugène de Beauharnais, vint se ranger à notre droite. Au commencement de la campagne, cette armée, dont je n'ai point encore parlé, avait éprouvé un échec en combattant à Sacile; mais les Français ayant renouvelé leurs attaques, et battu les ennemis, les avaient non seulement chassés d'Italie, mais poussés au delà des Alpes. Ils venaient enfin de rejeter le prince Jean derrière le Danube, en Hongrie, ce qui mettait le vice-roi en communication avec la grande armée de l'empereur Napoléon, dont ces troupes formèrent désormais l'aile droite, en face de Presbourg.

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