Mémoires du général baron de Marbot (2/3)
CHAPITRE XXXVI
Coureurs anglais.—Nous nous établissons à Santarem.—Organisation de la maraude.—Le maréchal Chaudron.—Triste situation et perplexités de l'armée.—Arrivée des renforts du comte d'Erlon.
Pendant le séjour que nous fîmes à Sobral, je fus de nouveau témoin d'une ruse de guerre employée par les Anglais; elle est d'une telle importance que je crois devoir la signaler ici. On a dit bien souvent que les chevaux de pur sang sont inutiles à la guerre, parce qu'ils sont si rares, si coûteux, et qu'ils demandent tant de soins, qu'il est à peu près impossible d'en former un régiment, ni même un escadron. Ce n'est pas ainsi non plus que les Anglais s'en servent en campagne; mais ils ont l'habitude d'envoyer des officiers isolés, montés sur des chevaux de course, observer les mouvements de l'armée qu'ils ont à combattre. Ces officiers pénètrent dans les cantonnements de l'ennemi, traversent sa ligne de marche, se tiennent sur les flancs de ses colonnes pendant des jours entiers, et tout juste hors de la portée du fusil, jusqu'à ce qu'ils aient une idée précise de son nombre et de la direction qu'il suit.
Dès notre entrée en Portugal, nous vîmes plusieurs observateurs de ce genre voltiger autour de nous. En vain on essaya de leur donner la chasse, en lançant après eux les cavaliers les mieux montés. Dès que l'officier anglais les voyait approcher, il mettait son excellent coursier au galop, et, franchissant lestement les fossés, les haies et même les ruisseaux, il s'éloignait avec une telle rapidité que les nôtres, ne pouvant le suivre, le perdaient de vue et l'apercevaient peu de temps après à une lieue de là sur le haut de quelque mamelon d'où, le carnet à la main, il continuait à noter ses observations. Cet usage, que je n'ai jamais vu si bien employé que par les Anglais, et que je tâchai d'imiter pendant la campagne de Russie, aurait peut-être sauvé Napoléon à Waterloo, car il eût été prévenu par ce moyen de l'arrivée des Prussiens!… Quoi qu'il en soit, les coureurs anglais, qui depuis notre départ des frontières d'Espagne faisaient le désespoir des généraux français, avaient redoublé d'audace et de subtilité depuis que nous étions devant Sobral. On les voyait sortant des lignes, courir avec la vélocité du cerf à travers les vignes et les rochers, pour examiner les emplacements occupés par nos troupes!…
Mais, certain jour qu'il venait d'y avoir entre les tirailleurs des deux partis une légère escarmouche, dans laquelle nous étions restés maîtres du terrain, un voltigeur qui guettait depuis longtemps le mieux monté et le plus entreprenant des coureurs ennemis, dont il avait remarqué les habitudes, contrefit le mort, certain que dès que sa compagnie serait éloignée, l'Anglais viendrait visiter le petit champ de bataille. Il y vint en effet, et fut très désagréablement surpris de voir le prétendu mort se relever à l'improviste, tuer son cheval d'un coup de fusil, et, courant sur lui la baïonnette en avant, lui prescrire de se rendre, ce qu'il fut contraint de faire!… Ce prisonnier, présenté à Masséna par le voltigeur vainqueur, se trouva être un des plus grands seigneurs d'Angleterre, un Percy, descendant d'un des plus illustres chefs normands, auxquels Guillaume le Conquérant donna le duché de Northumberland, que ses descendants possèdent encore.
M. Percy, reçu avec distinction par le généralissime français, fut conduit à Sobral, où il eut la curiosité de monter sur le clocher pour voir comment notre armée était établie. L'autorisation lui en fut accordée, et de ce point élevé, la longue-vue en main, il fut témoin d'une scène plaisante, dont il ne put s'empêcher de rire, malgré sa mésaventure; ce fut la prise d'un autre officier anglais. Celui-ci, revenu des grandes Indes après vingt ans d'absence, ayant appris en arrivant à Londres que son frère servait en Portugal sous le duc de Wellington, s'était embarqué pour Lisbonne, et de là s'était empressé de gagner à pied les avant-postes, pour embrasser son frère, dont le régiment se trouvait de service. Le temps était ce jour-là magnifique; aussi le nouveau débarqué se complut à admirer les belles campagnes et à considérer les fortifications et les troupes anglo-portugaises qui les occupaient, si bien qu'en se promenant, et distrait de la sorte, il dépassa les avant-postes sans les apercevoir. Il se trouvait entre les deux armées, lorsque, avisant des figues superbes, et n'ayant depuis longtemps mangé des fruits d'Europe, il lui prit fantaisie de monter sur le figuier. Il y faisait tranquillement sa collation, lorsque les soldats d'un poste français situé non loin de là, étonnés de voir un habit rouge sur un arbre, s'en approchèrent, reconnurent la vérité et arrêtèrent l'officier anglais, ce qui fit beaucoup rire tous ceux qui de loin furent témoins de cette capture. Mais cet Anglais, mieux avisé que M. Percy, supplia ses capteurs de le retenir à la lisière de l'armée française, dont il ne voulait pas voir l'intérieur, dans l'espoir d'être échangé. Cette prévoyance eut un bon résultat, car Masséna, ne craignant pas que cet officier pût donner des renseignements sur l'emplacement de nos troupes, le renvoya sur parole, en demandant à lord Wellington de lui rendre en échange le capitaine Letermillier, pris à Coïmbre, et qui devint plus tard un de nos bons colonels. M. Percy, qui avait beaucoup ri de son camarade, apprenant l'échange dont il avait été l'objet, demanda à jouir de la même faveur; mais elle lui fut refusée, parce que, ayant pénétré dans l'intérieur de nos postes et vu la force de plusieurs corps, il pouvait en rendre compte aux généraux ennemis. Ce malheureux jeune homme resta donc prisonnier à la suite de l'armée française, dont il partagea les souffrances pendant six mois, et à notre rentrée en Espagne, on le transporta en France, où il passa plusieurs années.
Masséna, n'ayant pu obtenir de ses lieutenants qu'ils le secondassent dans l'attaque des lignes de Cintra, fut obligé, faute de vivres, de s'éloigner le 14 novembre de ces coteaux, où l'on ne rencontrait que des vignes dépouillées de leurs fruits, et de conduire son armée à dix lieues en arrière, dans une contrée productive en céréales et offrant en même temps des positions susceptibles de défense. Il choisit à cet effet l'espace compris entre le Rio-Major, le Tage, le Zezère, les villes de Santarem, Ourem et Leyria. Le 2e corps fut établi à Santarem, forte position dont la gauche est défendue par le Tage, et le front par le Rio-Major. Le 8e corps occupa Torrès-Novas, Pernès et le bas du Monte-Junto. Le 6e corps fut placé à Thomar, le grand parc d'artillerie à Jancos, et l'on cantonna la cavalerie à Ourem, poussant des avant-postes jusqu'à Leyria. Le maréchal Masséna fixa son quartier général à Torrès-Novas, point central de son armée.
En voyant les Français s'éloigner des coteaux qui avoisinent Lisbonne, les Anglais crurent leur retraite prononcée vers les frontières d'Espagne, et ils les suivirent, mais de loin et avec hésitation, tant ils craignaient que ce ne fût une ruse pour les attirer hors de leurs lignes, afin de les combattre en rase campagne. Cependant, en nous voyant arrêtés derrière le Rio-Major, ils essayèrent d'y troubler notre établissement; mais reçus vigoureusement, et comptant bien que le défaut de subsistances nous forcerait bientôt à abandonner cette contrée favorable à la défensive, ils se bornèrent à nous observer. Lord Wellington mit son quartier général à Cartaxo, en face de Santarem, et les deux armées, séparées seulement par le Rio-Major, restèrent en présence depuis la mi-novembre 1810 jusqu'au 5 mars 1811.
Pendant ce long séjour, les Anglais vécurent largement, grâce aux provisions que le Tage leur apportait de Lisbonne. Quant à notre armée, son existence fut un problème des plus incompréhensibles, car elle n'avait aucun magasin et occupait un terrain fort resserré, eu égard au grand nombre d'hommes et de chevaux qu'il fallait nourrir. La pénurie était immense; mais aussi jamais la patience et l'industrieuse activité de nos troupes ne furent aussi admirables!… De même que dans une ruche d'abeilles, chacun contribua, selon ses facultés et son grade, au bien-être commun. On vit bientôt, par les soins des colonels et de leurs officiers, se former dans tous les bataillons et compagnies des ateliers d'ouvriers de genres divers. Chaque régiment, organisant la maraude sur une large échelle, envoyait au loin de nombreux détachements armés et bien commandés qui, poussant devant eux des milliers de baudets, revenaient chargés de provisions de toute espèce et ramenaient, à défaut de bœufs, très rares en Portugal, d'immenses troupeaux de moutons, de porcs et de chèvres. Au retour, le butin était partagé entre les compagnies selon leur force respective, et une nouvelle maraude allait en expédition. Mais les contrées voisines de nos cantonnements étant peu à peu épuisées, les maraudeurs s'éloignèrent davantage. Il y en eut qui poussèrent leurs excursions jusqu'aux portes d'Abrantès et de Coïmbre; plusieurs même franchirent le Tage. Ces détachements, souvent attaqués par des paysans exaspérés de se voir enlever leurs provisions, les repoussèrent toujours, mais perdirent quelques hommes. Ils se trouvèrent même en présence d'ennemis d'un nouveau genre, dont l'organisation, jusque-là sans exemple dans les annales des guerres modernes, rappelait celle des routiers et malandrins du moyen âge.
Un sergent du 47e de ligne français, fatigué de la misère dans laquelle se trouvait l'armée, résolut de s'y soustraire pour vivre dans l'abondance. Pour cela, il débaucha une centaine de soldats des plus mauvais sujets, à la tête desquels il alla s'établir au loin, sur les derrières, dans un vaste couvent abandonné par les moines, mais encore bien pourvu de meubles et surtout de provisions de bouche, qu'il augmenta infiniment, en s'emparant de tout ce qui était à sa convenance dans les environs. Dans sa cuisine, les broches et les marmites bien garnies étaient constamment devant le feu; chacun y prenait à volonté; aussi, tant par dérision que pour exprimer d'un seul mot le genre de vie qu'on menait chez lui, il se faisait nommer le maréchal Chaudron!…
Ce misérable ayant fait enlever une grande quantité de femmes et de filles, l'attrait de la débauche, de la paresse et de l'ivrognerie conduisant bientôt vers lui les déserteurs anglais, portugais et français, il parvint à former de l'écume des trois armées une bande de près de 500 hommes, qui, oubliant leurs anciennes rancunes, vivaient tous en très bonne harmonie, au milieu d'orgies perpétuelles. Ce brigandage durait depuis quelques mois, lorsqu'un détachement de nos troupes, chargé de réunir des vivres devenus plus rares chaque jour, s'étant égaré à la poursuite d'un troupeau jusqu'au couvent qui servait de repaire au prétendu maréchal Chaudron, nos soldats furent très étonnés de voir celui-ci venir à leur rencontre à la tête de ses bandits et leur prescrire de respecter ses terres et de rendre le troupeau qu'ils venaient d'y prendre!… Sur le refus de nos officiers d'obtempérer à cet ordre, le maréchal Chaudron ordonna de faire feu sur le détachement. La plupart des déserteurs français n'osèrent tirer sur leurs compatriotes et anciens frères d'armes; mais les bandits anglais et portugais ayant obéi, nos gens eurent plusieurs hommes tués ou blessés, et n'étant pas assez nombreux pour résister, ils furent contraints de se retirer, suivis par tous les déserteurs français qui se joignirent à eux et vinrent faire leur soumission. Masséna leur pardonna, à condition qu'ils marcheraient en tête des trois bataillons destinés à aller attaquer le couvent. Ce repaire ayant été enlevé après une assez vive résistance, Masséna fit fusiller le maréchal Chaudron, ainsi que le petit nombre de Français restés auprès de lui. Beaucoup d'Anglais et de Portugais eurent le même sort, les autres furent envoyés à Wellington, qui en fit bonne et prompte justice.
Dès les premiers jours du mois de novembre, Masséna avait fait connaître sa position à l'Empereur, en envoyant auprès de lui le général de brigade Foy, auquel il avait fallu donner trois bataillons pour l'escorter jusqu'en Espagne, d'où il se rendit à Paris. Cependant, le généralissime français, incertain de l'arrivée des renforts attendus, craignait que l'armée anglaise réunie sur la rive droite du Rio-Major, franchissant cette petite rivière, ne vînt attaquer à l'improviste nos divisions, dont chaque régiment avait au moins le tiers de ses hommes détaché à la recherche des vivres, et éloigné de plusieurs jours de marche dans toutes les directions. L'arrivée de l'ennemi au milieu de nos cantonnements, lorsqu'un aussi grand nombre de soldats étaient absents, eût certainement amené une grande catastrophe, et les troupes françaises dispersées étaient exposées à être battues en détail, avant de pouvoir se réunir; mais, heureusement pour nous, lord Wellington attendait tout du temps et n'osa rien entreprendre.
Cependant, l'Empereur, qui n'avait d'autres nouvelles de l'armée de Masséna que celles publiées par les journaux de Londres, ayant enfin reçu les dépêches apportées par le général Foy, ordonna au général comte d'Erlon, chef du 9e corps d'armée, cantonné près de Salamanque, de se rapprocher du Portugal et d'y faire entrer sur-le-champ la brigade Gardanne, dont la mission devait être de chercher l'armée française et de lui amener des munitions de guerre et des chevaux de trait, dont on présumait qu'elle avait grand besoin.
De Paris, où l'Empereur se trouvait alors, il ne pouvait, malgré sa perspicacité, apprécier les nombreuses difficultés qui entraveraient l'accomplissement des ordres donnés au général Gardanne, car Napoléon ne put jamais croire que la fuite des propriétaires portugais, à l'approche d'un corps français, fût si générale qu'il devînt totalement impossible de rencontrer un habitant, pour savoir où l'on se trouvait et avoir le moindre renseignement! Ce fut néanmoins ce qui advint à Gardanne. Cet officier, ancien page de Louis XVI, que l'Empereur avait fait gouverneur de ses pages, pensant qu'il dirigerait cette institution mieux que tout autre, avait peu d'initiative, et ne servait bien que dirigé par un général habile. Il se trouva donc absolument désorienté. Ne sachant où trouver l'armée de Masséna, il erra dans toutes les directions, et parvenu enfin à Cardigos, à une journée du Zezère, ainsi que ses cartes le lui indiquaient, il ne comprit pas qu'à la guerre, un partisan à la recherche d'un corps ami doit toujours aller pour ainsi dire toucher barre aux fleuves, forêts, grandes villes ou chaînes de montagnes; car, si les troupes qu'il a mission de joindre sont dans les environs, elles ont infailliblement des postes sur ces points importants. On a peine à s'expliquer l'oubli de ces règles du métier de la part de Gardanne. Cet officier général perdit même beaucoup d'hommes en rétrogradant précipitamment et sans avoir vu l'ennemi. S'il eût poussé jusqu'au Zezère, dont il n'était plus qu'à trois lieues, il eût aperçu nos avant-postes. Gardanne retourna en Espagne, où il reconduisit les renforts, les munitions et les chevaux que l'armée de Portugal attendait avec impatience.
Le maréchal Masséna, craignant de manquer de vivres sur la rive droite du Tage, résolut de s'ouvrir une nouvelle carrière en portant une partie de son armée sur la rive gauche de ce fleuve, dans la fertile province de l'Alentejo. À cet effet, le généralissime français fit passer le Zezère par une division qui s'empara de Punhete, petite ville située à l'embouchure de cette rivière dans le Tage. Ce lieu paraissait très favorable à l'établissement d'un pont, qui nous mettrait en communication avec l'Alentejo; mais on manquait de matériaux. Le zèle et l'activité du général Eblé, secondé par les officiers d'artillerie dont il était le digne chef, suppléèrent à tout. On édifia des forges et des scieries, on confectionna des outils et des ferrures, des planches, des madriers, des ancres, des cordages; on construisit enfin de nombreuses barques, et ces travaux divers avançant comme par enchantement, on put bientôt se flatter de l'espoir de jeter un pont solide sur le Tage.
Le duc de Wellington voulait s'opposer au passage de ce fleuve et tira des troupes de Lisbonne pour former un camp sur la rive gauche en face de Punhete, ce qui faisait présager que nous aurions à soutenir un combat sanglant avant de nous établir sur la rive opposée du grand fleuve. L'armée française occupait toujours les positions qu'elle avait prises au mois de novembre en s'éloignant de Cintra. Plusieurs divisions anglaises campaient sur la rive droite du Rio-Major. Le duc de Wellington avait son quartier général au milieu d'elles à Cartaxo. Il y manda le célèbre général marquis La Romana, qui mourut chez lui.
Le temps était affreux, et les chemins changés en torrents, ce qui augmentait la difficulté d'aller chercher au loin des vivres et surtout des fourrages. Néanmoins, la gaieté française ne nous abandonna pas. On avait formé dans chaque cantonnement des réunions pour jouer la comédie, et les déguisements ne nous manquaient pas, car les maisons abandonnées par les habitants étaient amplement fournies de garde-robes laissées par les dames portugaises. Nous y trouvâmes aussi beaucoup de livres français, et nous étions très bien logés.
L'hiver se passa donc assez bien. Cependant, nous faisions quelquefois de bien tristes réflexions, tant sur la fâcheuse situation de l'armée que sur la nôtre. Nous n'avions depuis plus de trois mois aucune nouvelle de nos familles, de la France et même de l'Espagne!… L'Empereur nous enverra-t-il des renforts pour nous mettre à même de prendre Lisbonne, ou bien serons-nous contraints de faire retraite devant les Anglais?… Telles étaient nos préoccupations, lorsque, le 27 décembre, le bruit se répandit tout à coup que le général Drouet, comte d'Erlon, venait de joindre l'armée à la tête du 9e corps, fort de 25 à 30,000 hommes!… Mais cette satisfaction fut grandement diminuée lorsqu'on apprit que l'armée du comte d'Erlon n'avait jamais été de plus de 12,000 hommes, dont il avait laissé la moitié à la frontière d'Espagne, sous les ordres du général Claparède, en se bornant à prendre avec lui la division Conroux, forte seulement de 6,000 combattants, renfort insuffisant pour battre les Anglais et prendre Lisbonne.
Le général comte d'Erlon, au lieu de se rendre sur-le-champ à Torrès-Novas auprès du généralissime, s'était arrêté à dix lieues de là, à Thomar, quartier général du maréchal Ney. Cela choqua infiniment Masséna, qui m'envoya auprès du chef du 9e corps, afin d'avoir l'explication d'un procédé aussi contraire aux convenances qu'aux règlements militaires. En me chargeant de cette mission, le généralissime ne mettait point en doute que le comte d'Erlon n'eût été placé sous ses ordres par l'Empereur; mais il était dans l'erreur. Les instructions données par le major général au chef du 9e corps le chargeaient seulement de pénétrer en Portugal, d'y chercher l'armée de Masséna, de lui remettre quelques centaines de chevaux de trait, ainsi que des munitions de guerre, et de retourner ensuite en Espagne avec les troupes qui l'accompagnaient. On ne comprend pas qu'après les rapports que le général Foy et le colonel Casabianca avaient faits à l'Empereur sur la triste situation de l'armée de Portugal, il se fût borné à lui envoyer d'aussi faibles secours.
Je trouvai le général comte d'Erlon logé depuis vingt-quatre heures chez le maréchal Ney. Désireux de quitter le Portugal, le maréchal avait retenu son hôte, en évitant ainsi que le comte d'Erlon, influencé par le généralissime, ne mît ses 6,000 hommes à sa disposition, ce qui eût encouragé Masséna à repousser les projets de retraite. Le chef du 9e corps se préparait donc à partir le lendemain, sans même faire une visite à Masséna, auprès duquel il me priait de l'excuser, sous prétexte que des affaires importantes le rappelaient vers les frontières, et qu'il lui était impossible d'aller à Torrès-Novas, cette course devant lui faire perdre trois journées.
Les fonctions d'aide de camp sont bien difficiles; parce qu'elles mettent très souvent l'officier qui les remplit en contact avec des supérieurs dont l'amour-propre est froissé par les instructions qu'il leur porte. Quelquefois, cependant, le bien du service force l'aide de camp à prendre sous sa responsabilité d'interpréter les intentions de son général, en donnant au nom de celui-ci des ordres qu'il n'a pas dictés!… Cela est fort grave, même dangereux; mais c'est au bon sens de l'aide de camp à apprécier les circonstances!… Celle dans laquelle je me trouvais était on ne peut plus délicate, car Masséna, n'ayant pas prévu que le chef du 9e corps voulût s'éloigner du Portugal, n'avait pu écrire à ce sujet, et cependant, si ce dernier partait avec ses troupes, les opérations de l'armée seraient paralysées, et le généralissime blâmerait la circonspection qui m'aurait empêché de parler en son nom. Je pris donc une résolution des plus hardies, car, bien que je me trouvasse pour la première fois devant le comte d'Erlon, et que le maréchal Ney, présent à notre entretien, appuyât les raisons qu'il opposait à mes observations, je me permis de lui dire qu'il devait au moins donner au maréchal Masséna le temps nécessaire pour prendre connaissance des ordres que le major général l'avait chargé d'apporter, aussi bien que le temps d'y répondre… Mais le comte d'Erlon ayant répété qu'il ne pouvait attendre, je frappai le grand coup et je lui dis: «Puisque Votre Excellence me force à remplir ma mission dans toute sa rigueur, je vous déclare que le maréchal Masséna, généralissime des armées françaises en Portugal, m'a chargé de vous transmettre, tant en son nom qu'en celui de l'Empereur, l'ordre formel de ne faire faire aucun mouvement à vos troupes et de vous rendre aujourd'hui même auprès de lui à Torrès-Novas!»
Le comte d'Erlon ne répondit rien et demanda ses chevaux. Pendant qu'on les préparait, j'écrivis au maréchal Masséna pour l'instruire de ce que j'avais été dans la nécessité de faire en son nom. Je sus plus tard qu'il approuva ma conduite. (On trouve à la page 286 du tome VIII des Mémoires de Masséna, par le général Koch, un passage relatif à la mission que je dus remplir auprès du comte d'Erlon, et dont Masséna aura sans doute pris note; mais la scène dont je fais ici mention est imparfaitement racontée.)
Le comte d'Erlon était un homme fort doux et raisonnable; aussi, dès qu'il eut quitté le camp de Ney, avoua-t-il qu'il n'eût pas été convenable à lui de s'éloigner de l'armée de Portugal sans aller saluer le généralissime, et pendant tout le trajet de Thomar à Torrès-Novas il me traita avec beaucoup de bienveillance, malgré la véhémence que j'avais été obligé de mettre dans les observations que j'avais cru devoir lui adresser. Son entretien avec Masséna acheva sans doute de le convaincre, car il consentit à rester en Portugal avec ses troupes, qui furent envoyées en cantonnement à Leyria. Masséna me sut d'autant plus de gré de la fermeté et de la présence d'esprit dont j'avais fait preuve dans cette affaire, qu'il fut informé, peu de jours après, que le duc de Wellington, ayant formé le projet de venir nous attaquer dans nos cantonnements, en avait été empêché par l'arrivée de la division du général comte d'Erlon; mais que si ce renfort se fût éloigné, les Anglais auraient marché sur nous, et profité de la dispersion de nos troupes pour nous accabler par le nombre des leurs.
CHAPITRE XXXVII
1811.—Aventures d'un espion anglais.—Mauvais vouloir des chefs de corps.—Retraite.—Incidents et combats divers.
Nous commençâmes à Torrès-Novas l'année 1811, dont les premiers jours furent marqués par un fâcheux événement qui affecta vivement tout l'état-major. Notre camarade d'Aguesseau, aide de camp de Masséna, mourut!… Cet excellent jeune homme, portant un nom illustre, possesseur d'une grande fortune, adoré de sa famille, ne pouvant résister au désir d'acquérir de la gloire, avait pris la carrière des armes, que la faiblesse de sa constitution semblait lui interdire. Il avait néanmoins assez bien supporté les fatigues de la campagne d'Autriche, mais celles de la campagne de 1810 en Portugal furent au-dessus de ses forces, et il quitta la vie à la fleur de l'âge, loin de ses parents et de sa patrie! Nous lui fîmes élever un tombeau dans la principale église de Torrès-Novas.
Le major Casabianca, que Masséna avait dépêché auprès de l'Empereur, était revenu à la suite du comte d'Erlon, en portant au généralissime l'assurance que le maréchal Soult, commandant une nombreuse armée en Andalousie, avait reçu l'ordre d'entrer en Portugal pour se joindre à lui.
Les préparatifs que nous faisions inquiétant Wellington, dont les espions subalternes ne pouvaient pénétrer dans l'espace occupé par nos troupes, il voulut savoir où en étaient nos travaux et employa pour cela un moyen extrême, qui lui avait réussi dans d'autres campagnes. Par une nuit fort obscure, un Anglais revêtu de l'uniforme d'officier se jette dans une petite nacelle placée à la rive gauche, un peu au-dessus de Punhete. Il aborde en silence, passe entre les postes français, et dès les premières lueurs de l'aurore s'avance résolument vers nos chantiers de construction, examine tout à loisir, comme s'il avait fait partie de l'état-major de notre armée, en se promenant tranquillement!… Nos artilleurs et sapeurs, en arrivant pour les travaux du matin, aperçoivent cet inconnu, l'arrêtent et le conduisent au général Eblé, auquel le misérable déclare effrontément qu'il est officier anglais; que, indigné d'un passe-droit fait au détriment de son avancement, il a déserté pour venir se ranger sous les drapeaux de la légion irlandaise au service de France. Envoyé devant le généralissime, non seulement le prétendu déserteur reproduit le même conte, mais il offre de donner les renseignements les plus détaillés sur la position des troupes anglaises et d'indiquer les points les plus favorables pour faire traverser le Tage à notre armée!… Le croiriez-vous?… Masséna et Pelet, tout en méprisant ce misérable, ajoutèrent foi à son récit, et, voulant profiter des avis qu'il donnait, passèrent des journées entières avec lui, couchés sur des cartes et prenant note des dires du déserteur! La crédulité du général Fririon et des autres officiers de l'état-major ne fut pas aussi grande, car on ne put nous persuader qu'un officier anglais eût déserté, et nous déclarâmes hautement que, à notre avis, ce prétendu capitaine n'était autre qu'un habile espion envoyé par Wellington. Mais tout ce que nous dîmes ne put ébranler la conviction de Masséna, ni celle de Pelet! Cependant nos conjectures étaient bien fondées, ainsi qu'on en eut bientôt la preuve!
En effet, le général Junot étant venu au grand quartier général, ses aides de camp reconnurent le prétendu officier anglais comme ayant joué le même rôle de déserteur en 1808, lorsqu'une armée française occupait Lisbonne. Le général Junot se rappela aussi parfaitement l'espion, bien que celui-ci eût pris l'uniforme de fantassin anglais au lieu de celui de housard qu'il portait à Lisbonne, et il conseilla à Masséna de le faire fusiller. Mais l'étranger protesta n'avoir jamais servi dans la cavalerie, et, pour constater son identité, il montra un brevet de capitaine, dont Wellington l'avait probablement muni pour le mettre à même de passer pour ce qu'il disait être. Masséna ne voulut donc pas ordonner l'arrestation de cet homme; mais ses soupçons étant éveillés, il prescrivit au chef de la gendarmerie de le faire surveiller de près. L'espion s'en douta; aussi, la nuit suivante, descendit-il fort adroitement par la fenêtre d'un troisième étage, se jeta dans la campagne et gagna les environs de Tancos, où il passa probablement le Tage à la nage, car on trouva sur la rive une partie de ses vêtements. Il fut ainsi démontré que c'était un agent du généralissime anglais qui s'était joué de Masséna!… Celui-ci s'en prit à Pelet, et sa colère monta au paroxysme lorsqu'il s'aperçut que le faux déserteur, si imprudemment admis dans son bureau, y avait escamoté un petit carnet sur lequel on inscrivait l'état du nombre des combattants de chaque régiment!… On sut plus tard que l'adroit fripon n'était point officier dans l'armée britannique, mais un chef de contrebandiers de Douvres, rempli de moyens, d'audace, parlant plusieurs langues, et habitué à prendre toutes sortes de déguisements!
Cependant, le temps s'écoulait sans apporter aucun changement à notre position; car, bien que l'Empereur eût prescrit trois fois au maréchal Soult d'aller promptement avec une partie de l'armée d'Andalousie renforcer Masséna, Soult, imitant en cela l'attitude du maréchal Victor à son égard, lorsqu'en 1809 il s'agissait d'aller le joindre à Oporto, s'était arrêté en chemin vers la fin de janvier, pour faire le siège de Badajoz, dont nous entendions très distinctement le canon. Masséna regrettait vivement que son collègue perdît un temps précieux à faire un siège au lieu de marcher vers lui, quand le défaut de vivres allait bientôt nous contraindre à abandonner le Portugal!… L'Empereur, même après la prise de Badajoz, blâma la désobéissance du maréchal Soult en disant: «Il m'a rendu maître d'une ville et m'a fait perdre un royaume!»
Le 5 février, Foy rejoignit l'armée, à laquelle il conduisit un renfort de deux mille hommes laissés à Ciudad-Rodrigo. Ce général revenait de Paris; il avait longtemps conféré avec l'Empereur sur la fâcheuse position des troupes de Masséna, et portait la nouvelle annonce que le maréchal Soult viendrait bientôt se joindre à nous. Mais tout le mois de février s'étant écoulé sans qu'il parût, le général comte d'Erlon, que par une faute inexplicable l'Empereur n'avait pas mis sous les ordres de Masséna, déclara que ses troupes ne pouvant vivre plus longtemps à Leyria, il allait rétrograder sur l'Espagne. Le maréchal Ney et le général Reynier ayant saisi cette occasion pour exposer de nouveau la misère de leurs corps d'armée dans un pays complètement ruiné, force fut au généralissime de se résigner enfin, après plusieurs mois d'une résistance opiniâtre, à battre en retraite vers la frontière, où il espérait trouver les moyens de nourrir son armée, sans abandonner entièrement le Portugal, qu'il comptait envahir dès l'arrivée des renforts promis.
La retraite commença le 6 mars. Le général Éblé avait à grand regret employé les jours précédents à détruire les barques construites avec tant de peine à Punhete; mais, dans l'espoir qu'une partie de ces immenses préparatifs pourrait un jour être utile à une armée française, il fit enterrer secrètement toutes les ferrures, en présence de douze officiers d'artillerie, et dresser un procès-verbal qui doit être au ministère de la guerre, et indique le lieu où se trouve ce précieux dépôt, dont le gisement restera probablement inconnu pendant bien des siècles!
Les préparatifs de l'armée française furent tenus si secrets et exécutés avec tant d'ordre, pendant la nuit du 5 au 6 mars, que les Anglais, dont les postes n'étaient séparés des nôtres devant Santarem que par la petite rivière de Rio-Mayor, n'eurent connaissance de notre mouvement que le lendemain matin, lorsque les troupes du général Reynier étaient déjà à cinq lieues de là. Lord Wellington, dans l'incertitude de savoir si notre mouvement avait pour but d'aller passer le Tage à Punhete, ou bien de nous ramener vers l'Espagne, perdit douze heures en hésitations, et l'armée française avait gagné une marche sur la sienne, lorsqu'il prit enfin la résolution de la suivre; mais il le fit mollement et de fort loin. Néanmoins, le général Junot, ayant été imprudemment caracoler devant les housards anglais, reçut une balle dans le nez. Cette blessure ne l'empêcha pas de conserver le commandement du 8e corps pendant le reste de la campagne.
L'armée se dirigea en colonnes diverses sur Pombal. Le maréchal Ney formait l'arrière-garde avec le 6e corps et défendit vaillamment le terrain pied à pied. Quant à Masséna, réveillé enfin de sa torpeur, il avait, du 5 au 9 mars, gagné trois jours de marche sur l'ennemi et complètement organisé sa retraite, une des opérations les plus difficiles de la guerre!… Aussi était-il, contre son habitude, d'une gaieté qui nous étonnait tous.
L'armée française, continuant sa retraite d'une manière régulière et concentrée, s'éloignait de Pombal, lorsque son arrière-garde fut vivement attaquée par les coureurs ennemis. Le maréchal Ney les repoussa, et pour leur barrer complètement le passage, et préserver nos équipages dont la marche était fort lente, il fit mettre le feu à la ville. Les historiens anglais se sont récriés contre cet acte qu'ils qualifient de cruauté, comme si le premier devoir d'un général n'était pas le salut de son armée!… Or, Pombal et ses environs étant un étroit et long défilé que les ennemis devaient traverser, le meilleur moyen de les arrêter était d'incendier la ville. C'était une extrémité fâcheuse, à laquelle sont réduites en pareil cas les nations les plus civilisées, et les Anglais eux-mêmes ont souvent agi de la sorte.
Il y eut, le 12 mars, un combat assez vif en avant de Redinha, où le maréchal Ney, ayant trouvé une position susceptible d'une bonne défense, crut devoir s'arrêter. Lord Wellington, prenant avec raison cette halte pour une provocation, fit avancer des masses considérables. Une action très chaude s'engagea; le maréchal Ney repoussa les ennemis et se retira ensuite lestement, mais après avoir eu deux ou trois cents hommes mis hors de combat. L'ennemi en perdit plus de mille, notre artillerie ayant longtemps foudroyé ses masses, tandis qu'il n'avait que deux petites pièces en batterie. Cet engagement était vraiment inutile pour les Anglais comme pour nous. En effet, puisque Ney avait ordre de se retirer, pourquoi Wellington, qui savait fort bien que la retraite des Français étant prononcée, le corps de Ney se remettrait en marche après une halte de quelques heures, se laissa-t-il emporter à l'attaquer, pour le seul plaisir de le contraindre à partir un peu plus tôt?… J'étais présent à cette affaire et déplorai que le faux amour-propre des deux généraux eût fait périr tant de braves gens sans aucun résultat pour aucun des deux partis.
Le gros de l'armée française prit position entre Condeixa et Cardaxo. Le moment critique de notre retraite était arrivé. Masséna, ne voulant pas quitter le Portugal, avait résolu de passer le Mondego à Coïmbre, et d'aller cantonner ses troupes dans le fertile pays situé entre cette ville et Oporto, afin d'y attendre les ordres et les renforts promis par l'Empereur; mais le partisan Trent avait coupé le pont de Coïmbre, et le Mondego, grossi par les pluies, était infranchissable à gué. Le généralissime français dut, par conséquent, renoncer à son projet et chercher à gagner Ponte de Murcelha, afin d'y passer l'Alva, torrent des plus impétueux. Le quartier général prit donc, le 13, cette direction, et devait aller le jour même à Miranda de Corvo; néanmoins, sans qu'on pût en connaître le motif, le généralissime alla s'établir à Fuente-Cuberta, et, se croyant bien gardé par les divisions qu'il avait prescrit au maréchal Ney de placer à Cardaxo et Condeixa, il n'avait auprès de lui qu'un poste de 30 grenadiers et 25 dragons. Mais le maréchal Ney, sous prétexte qu'il allait être attaqué par des forces très supérieures aux siennes, venait d'abandonner ces deux points, en prévenant Masséna si tard que celui-ci ne reçut la lettre de Ney que plusieurs heures après l'exécution du mouvement, ce qui exposa le généralissime et tout son état-major à être enlevés par l'ennemi.
En effet, dans la persuasion qu'il était garanti par plusieurs divisions françaises, Masséna, trouvant le site de Fuente-Cuberta fort agréable et le temps superbe, avait ordonné de servir le dîner en plein air. Nous étions donc fort tranquillement à table sous des arbres à l'entrée du village, lorsque, tout à coup, on aperçut un piquet de 50 housards anglais à moins de cent pas de nous! Les grenadiers de la garde prirent aussitôt les armes et entourèrent Masséna, pendant que tous ses aides de camp et les dragons, montant promptement à cheval, s'avancèrent vers les ennemis. Ceux-ci ayant pris la fuite sans brûler une amorce, nous pensâmes que c'étaient des hommes égarés cherchant à rejoindre l'armée anglaise; mais nous aperçûmes bientôt un régiment entier, et vîmes les coteaux voisins couverts de nombreuses troupes anglaises qui cernaient presque entièrement Fuente-Cuberta!
Le danger imminent dans lequel se trouvait le quartier général provenait d'une erreur de Ney, qui, croyant le généralissime informé par sa lettre, avait envoyé à toutes ses divisions l'ordre d'évacuer Condeixa et Cardaxo. Fuente-Cuberta se trouvant ainsi découvert, les ennemis s'étaient approchés en silence du quartier général de Masséna: aussi je laisse à penser quel étonnement fut le nôtre! Fort heureusement, la nuit approchant, il s'éleva un épais brouillard, et les Anglais, ne pouvant supposer que le généralissime français se trouvât ainsi coupé de son armée, pensèrent que le groupe formé par notre état-major était une arrière-garde, avec laquelle ils n'osèrent pas s'engager; mais il est certain que si le détachement de housards ennemis qui parut à l'entrée de Fuente-Cuberta, au moment où nous étions dans la plus complète sécurité, eût chargé dans ce village avec résolution, il enlevait Masséna avec tout ce qui était avec lui. Aussi, dès que les Anglais apprirent le danger qu'avait couru Masséna, ils le firent sonner bien haut, et leur historien Napier prétend que le généralissime français n'échappa à leurs housards qu'en arrachant le panache de son chapeau! Conte d'autant plus absurde que les maréchaux ne portaient pas de panache!
À dix heures du soir, le grand quartier général quitta fort tranquillement Fuente-Cuberta, malgré le voisinage de plusieurs régiments ennemis, dont un se trouvait placé sur une éminence traversée par le chemin que nous suivions. Pour l'en éloigner, le maréchal se servit d'un stratagème employé bien souvent par les ennemis contre les Français, dont la langue leur était familière. Le généralissime, sachant que mon frère parlait très bien l'anglais, lui donna des instructions, et Adolphe, s'avançant jusqu'au bas de la colline et se tenant dans l'ombre, cria au chef des ennemis que le duc de Wellington lui envoyait l'ordre d'appuyer vers sa droite, et d'aller gagner un point qu'il indiquait, mais qui se trouvait hors de la direction suivie par nous. Le colonel ennemi, ne pouvant distinguer au milieu de la nuit et dans le brouillard l'uniforme de mon frère, le prit pour un aide de camp anglais; il obéit donc sur-le-champ, s'éloigna, et nous passâmes lestement, heureux d'avoir échappé à ce nouveau danger. Masséna et son état-major rejoignirent avant le jour les troupes du 6e corps.
Pendant ce long et pénible trajet, Masséna s'était vivement préoccupé des dangers auxquels Mme X… était constamment exposée. Son cheval s'abattit plusieurs fois sur les quartiers de roches qu'on ne pouvait apercevoir à cause de l'obscurité; cette femme courageuse se relevait, bien que cruellement meurtrie; mais enfin ces chutes devinrent si nombreuses qu'il lui fut impossible de reprendre son cheval, ni de marcher à pied, et l'on fut obligé de la faire porter par des grenadiers. Que serait-elle devenue si on nous eût attaqués?… Aussi le généralissime, tout en nous conjurant de ne pas abandonner Mme X…, nous dit-il à plusieurs reprises: «Quelle faute j'ai commise en emmenant une femme à la guerre!» Bref, nous sortîmes de la situation critique dans laquelle Ney nous avait jetés.
CHAPITRE XXXVIII
Je suis blessé à Miranda de Corvo.—Affaire de Foz de Arunce.—Nouveaux projets de Masséna.—Résistance et destitution de Ney.
Le lendemain 14 mars, Masséna, après avoir repoussé une assez vive attaque entreprise contre son arrière-garde, remit le gros de ses troupes dans une forte position en avant de Miranda de Corvo, afin de donner à l'artillerie et aux équipages le temps de traverser le défilé placé en arrière de ce bourg. Lord Wellington, apercevant l'armée française ainsi arrêtée, fit avancer de fortes masses. Tout annonçait donc un engagement sérieux, lorsque Masséna, voulant donner des instructions à ses lieutenants, les fit convoquer auprès de lui. Trois s'y rendirent promptement. Le maréchal Ney seul se faisant attendre, le généralissime prescrivit au commandant Pelet et à moi d'aller l'inviter à venir au plus tôt. Cette mission, qui paraissait très facile à remplir, faillit cependant me coûter la vie!…
L'armée française était rangée en plusieurs lignes sur un terrain en forme d'amphithéâtre, descendant en pente douce vers un fort ruisseau qui séparait deux larges collines, dont les sommets très praticables, bien que garnis de quelques bouquets de bois, servaient de chemins vicinaux conduisant à Miranda. Au moment où Pelet et moi partions au galop, pour exécuter l'ordre du généralissime, les tirailleurs anglais paraissaient au loin, marchant à l'attaque des deux collines que les nôtres se préparaient à défendre. Pour être plus certains de rencontrer le maréchal Ney, mon camarade et moi, nous nous séparâmes. Pelet prit le chemin de gauche, je suivis celui de droite, en passant par une vaste clairière où se trouvaient nos avant-postes.
Ayant appris que le maréchal Ney venait d'y passer depuis moins d'un quart d'heure, je crus de mon devoir de courir à sa rencontre, et avais l'espoir de le joindre, lorsque j'entendis plusieurs coups de fusil dont les balles sifflèrent à mes oreilles!… J'étais peu éloigné des tirailleurs ennemis placés dans les bois qui bordaient la clairière. Bien que je susse le maréchal Ney escorté par un fort détachement, je ne laissais pas d'être inquiet sur son compte, car je craignais que les Anglais ne l'eussent cerné, lorsque je l'aperçus enfin au delà du ruisseau sur la rive opposée. Pelet était auprès de lui, et tous deux se dirigeaient vers Masséna. Certain dès lors que les ordres de ce dernier avaient été transmis, j'allais retourner auprès de lui, quand un jeune officier de chasseurs à pied anglais s'avance au trot de son petit cheval et me crie: «Attendez, monsieur le Français, je veux faire un peu bataille avec vous!» Je ne crus pas devoir répondre à cette fanfaronnade et tournai bride vers nos avant-postes, placés à cinq cents pas en arrière… L'Anglais me suivit en m'accablant d'injures!… Je les méprisai d'abord, mais alors l'officier ennemi s'écria: «Je reconnais bien à votre uniforme que vous êtes attaché à un maréchal de France, et je ferai mettre dans les journaux de Londres que ma présence a suffi pour mettre en fuite un lâche, un poltron d'aide de camp de Masséna ou de Ney!»
J'avoue ma faute; j'eus le tort bien grave de ne pouvoir supporter froidement cette impertinente provocation, et mettant le sabre à la main, je m'élançai avec fureur contre mon adversaire; mais, sur le point de le joindre, j'entends un grand frôlement dans le bois, d'où sortent à l'instant même deux housards anglais qui, s'avançant au galop, me coupent la retraite!… J'avais donné dans un guet-apens! Je compris qu'une défense des plus énergiques pouvait seule m'éviter la honte d'être fait prisonnier, par ma faute, à la vue de toute l'armée française, spectatrice de ce combat disproportionné!… Je me précipitai donc sur l'officier anglais… nous nous joignons… il me porte à la figure un coup de tranchant de son épée; je lui plonge mon sabre dans la gorge… son sang rejaillit abondamment sur moi; et le misérable, tombant de cheval, va tomber dans la poussière qu'il mordait avec rage! Cependant, les deux housards me frappaient de toutes parts, principalement sur la tête. En quelques secondes, mon shako, ma giberne et ma pelisse furent criblés, sans néanmoins que je fusse blessé par aucun de ces coups; mais enfin, le plus âgé des deux housards, soldat à moustache grise, m'enfonça de plus d'un pouce la pointe de son sabre dans le flanc droit! Je ripostai d'un vigoureux coup de revers, et le tranchant de ma lame frappant sur les dents de cet homme, et passant entre ses mâchoires, au moment où il criait pour s'animer, lui fendit la bouche et les joues jusqu'aux oreilles!… Le vieux housard s'éloigna promptement, à ma vive satisfaction, car c'était le plus brave et le plus entreprenant des deux. Quand le jeune se vit seul en face de moi, il hésita un moment, parce que les têtes de nos chevaux se touchant, il comprenait que me tourner le dos pour entrer dans le bois, c'était s'exposer à être frappé. Il s'y détermina pourtant en voyant plusieurs voltigeurs français venir à mon secours; mais il n'évita pas la blessure qu'il redoutait, car, poussé par la colère, je le poursuivis quelques pas et lui allongeai un coup de pointe dans l'épaule qui le fit courir encore plus vite!…
Pendant ce combat, qui dura moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, nos éclaireurs s'étaient rapidement élancés pour venir me dégager, et, de l'autre côté, les chasseurs anglais ayant marché sur le point où venait de tomber leur officier, ces deux groupes ennemis tiraillèrent les uns contre les autres, et je fus sur le point de me trouver exposé aux balles des deux partis. Mais mon frère et Ligniville, qui, du haut de la position occupée par l'armée, m'avaient aperçu aux prises avec l'officier et les deux housards anglais, s'étaient empressés de venir me joindre; j'eus grand besoin de leur aide, car je perdais une si grande quantité de sang par ma blessure au côté, que je me sentais défaillir, et il m'eût été impossible de rester à cheval, s'ils ne m'eussent soutenu.
Dès que j'eus rejoint le grand état-major, Masséna, me prenant la main, me dit: «C'est bien, c'est trop bien même, car un officier supérieur ne doit pas s'exposer en faisant le coup de sabre aux avant-postes.» Il avait raison! Mais quand je lui eus fait connaître les motifs qui m'avaient entraîné, Masséna ne me blâma plus autant, et le maréchal Ney, plus bouillant, se rappelant l'époque où il était housard, s'écria: «Ma foi, à la place de Marbot, j'aurais agi comme lui!…» Tous les généraux et mes camarades vinrent me donner des marques d'intérêt, pendant que le bon docteur Brisset me pansait.
La blessure de ma joue n'avait aucune gravité; elle fut cicatrisée au bout d'un mois, et l'on en voit à peine la trace le long du favori gauche; mais le coup de pointe de sabre qui avait pénétré dans mon flanc droit était dangereux, surtout au milieu d'une longue retraite, qui me forçait à voyager à cheval, sans pouvoir jouir du repos dont un blessé a besoin.
Tel fut, mes chers enfants, le résultat de mon combat, ou, si l'on veut, de mon équipée de Miranda de Corvo. Vous avez conservé le shako que je portais alors, et les nombreuses entailles dont les sabres anglais l'ont décoré prouvent que les deux housards ne me ménagèrent pas! J'avais aussi rapporté ma giberne, dont la banderole avait reçu trois coups de tranchant; mais elle a été égarée.
J'ai dit qu'au moment où j'étais envoyé à la recherche du maréchal Ney, l'armée française, réunie sur la position qui domine Miranda de Corvo, s'attendait à y être attaquée. Ce combat n'eut pas lieu. Wellington, intimidé sans doute par ses pertes des jours précédents, arrêta la marche de ses troupes; ce que voyant, Masséna résolut de profiter de la nuit, qui approchait, pour faire traverser aux siennes la ville et le long défilé de Miranda de Corvo. Ma situation fut alors bien pénible. J'avais marché les deux jours et la nuit précédents, et à présent, grièvement blessé, et affaibli par la perte d'une grande quantité de sang, il me fallait passer encore la nuit à cheval, par des chemins affreux, qu'encombraient les chariots des équipages, ceux de l'artillerie et de nombreuses colonnes de troupes, contre lesquelles je me heurtais à chaque instant, l'obscurité étant des plus profondes. Enfin, pour comble de malheur, nous fûmes assaillis par un orage affreux! La pluie traversa mes vêtements, je fus bientôt transi de froid et grelottais sur mon cheval dont je n'osais descendre pour me réchauffer, car je n'aurais pas eu la force d'y remonter. Ajoutez à cela les vives douleurs que me causait ma blessure au flanc, et vous aurez une faible idée des angoisses auxquelles je fus soumis pendant cette cruelle nuit.
Le 15 au matin, l'armée française parvint sur les bords de la Ceyra, en face de Foz de Arunce. Cette petite ville est située sur une colline qui domine la rivière ainsi que la plaine de la rive gauche par laquelle nous arrivions. Je traversai le pont, et vins m'établir momentanément dans une maison, où je comptais enfin prendre quelque repos; mais j'en fus empêché par une scène affreuse qui se passa sous mes yeux. Déjà les corps de Reynier et de Junot étaient dans Foz de Arunce, celui de Ney se trouvait encore sur l'autre rive; mais le généralissime, informé que l'ennemi nous suivait de près, ne voulut pas exposer son arrière-garde à combattre ayant la Ceyra derrière elle. Il prescrivit donc au maréchal Ney de faire passer la rivière à toutes ses troupes, qui, après avoir coupé le pont et placé de fortes gardes en face d'un gué qui l'avoisine, pourraient paisiblement se reposer dans cette bonne position. Le maréchal Ney, attribuant aux fatigues des deux dernières journées la lenteur des ennemis, les croyait encore fort loin, et il crut qu'il serait pusillanime d'abandonner complètement la rive gauche. En conséquence, il y laissa deux divisions d'infanterie, la brigade de cavalerie Lamotte, quelques pièces de canon, et ne fit pas couper le pont. Cette nouvelle désobéissance faillit nous coûter bien cher. En effet, pendant que Masséna s'éloignait pour aller surveiller à Ponte-Murcelha le rétablissement d'un autre pont qui devait assurer le lendemain à ses troupes l'important passage de la rivière d'Alva, et que le maréchal Ney, rempli de confiance, venait de permettre au général Lamotte de traverser le gué de la Ceyra pour aller prendre des fourrages sur la rive droite, lord Wellington paraît à l'improviste et attaque immédiatement les divisions si imprudemment laissées sur la rive gauche de la Ceyra!… Le maréchal Ney, se plaçant alors courageusement à la tête du 39e, repousse à la baïonnette une charge de dragons anglais. Mais le brave colonel Lamour, du 39e, étant tombé mort, frappé d'un coup de feu, son régiment, dont il était fort estimé, s'émeut, perd son aplomb, se jette sur le 59e et l'entraîne!… En ce moment, une batterie ayant par mégarde envoyé un boulet dans cette direction, nos soldats se croyant tournés, et saisis d'une terreur panique, courent en tumulte vers le pont!… Le général Lamotte, qui de la rive opposée aperçoit cette retraite désordonnée, veut conduire ses cavaliers au secours des fantassins; mais, au lieu de repasser le gué difficile par lequel il était venu, il prend le chemin le plus court et encombre avec sa brigade le pont étroit de la Ceyra, pendant que la masse des fuyards s'y présentait en sens contraire!… Il résulta de ce pêle-mêle que personne ne pouvant passer, bon nombre de fantassins, arrivant à la suite de leurs camarades et voyant le pont embarrassé, se dirigent vers le gué et s'y précipitent!… La grande majorité parvint à le franchir, mais plusieurs, se trompant, tombèrent dans des cavités où ils se noyèrent!…
Pendant cette scène déplorable, le maréchal Ney, qui se consumait en efforts pour réparer sa faute, parvient enfin à réunir un bataillon du 27e, fait battre la charge et pénètre jusqu'aux divisions Mermet et Ferey, qui étaient restées fermes à leur poste et combattirent vaillamment. Le maréchal Ney, se mettant à leur tête, reprend l'offensive, et repousse les ennemis jusque dans leur camp principal. Les Anglais, étonnés par cette vigoureuse attaque, ainsi que par les cris de ceux de nos soldats qui se débattaient dans les eaux de la Ceyra, crurent que toute l'armée française s'élançait contre eux; ils sont à leur tour frappés de terreur, jettent leurs armes, laissent leurs canons et s'abandonnent à une fuite précipitée!… Les troupes des généraux Reynier et Junot, placées sur la rive droite, furent alors, ainsi que moi, témoins d'un spectacle bien rare à la guerre, celui de plusieurs divisions de partis différents se fuyant mutuellement dans le plus grand désordre!… Enfin la panique étant calmée de part et d'autre, Anglais et Français revinrent peu à peu sur le terrain abandonné, pour ramasser leurs fusils; mais on était si honteux des deux côtés, que bien que les soldats ennemis fussent très près, il ne fut pas tiré un seul coup de fusil, ni échangé aucune provocation; chacun regagna silencieusement son poste… Wellington même n'osa s'opposer à la retraite du maréchal Ney, qui fit repasser la rivière et couper le pont. Dans ce bizarre engagement, les Anglais eurent 200 hommes hors de combat et nous en tuèrent une cinquantaine; mais nous eûmes 100 noyés, et, malheureusement, le 39e perdit son aigle, que les meilleurs plongeurs ne purent alors retrouver; elle le fut l'été suivant par les paysans portugais, lorsque les fortes chaleurs eurent mis à sec une partie de la rivière.
Le maréchal Ney, furieux de l'échec qu'il venait d'éprouver, s'en prit au général Lamotte et lui retira sa brigade. Lamotte était cependant un bon et brave officier, auquel l'Empereur rendit justice plus tard. Quant à Ney, il était si désireux de prendre une revanche de sa mésaventure que, dans l'espoir d'attaquer Wellington lorsqu'il voudrait à son tour passer la Ceyra, il resta immobile une partie de la journée du 16 sur les bords de cette rivière, et Masséna fut obligé de lui expédier quatre ou cinq aides de camp pour le forcer à lever son bivouac et à suivre le mouvement de retraite. L'armée franchit l'Alva le 17, sur le pont reconstruit à Ponte-Murcelha, et continua pendant cinq jours sa retraite sur Celorico sans être inquiétée.
La vallée que nous venions de parcourir entre le Mondego et la chaîne d'Estrella est très praticable, des plus fertiles, et l'armée y vécut dans l'abondance; aussi, en nous retrouvant à Celorico, où, à notre entrée en Portugal, Masséna avait eu la malencontreuse idée de quitter cette belle vallée, pour se jeter dans les montagnes de Viseu et de Busaco, l'armée le blâma-t-elle de nouveau, car cette faute avait coûté la vie à plusieurs milliers d'hommes et fait manquer notre campagne. Aussi le maréchal, ne pouvant se résigner à rentrer en Espagne, résolut-il de se maintenir en Portugal à tout prix!… Son projet était de regagner le Tage par Guarda et Alfayates, de prendre position à Coria et Placencia, de rétablir le pont d'Alcantara, de s'y joindre aux troupes françaises commandées par le maréchal Soult devant Badajoz, de pénétrer tous ensemble dans l'Alentejo, et de marcher ensuite sur Lisbonne. Masséna espérait forcer ainsi Wellington à rétrograder promptement pour chercher à défendre cette capitale, qui, attaquée à revers par l'Alentejo, n'aurait eu que fort peu de moyens de résistance, car elle n'était pas fortifiée sur la rive gauche du Tage.
Pour rendre la marche des troupes plus facile, le maréchal envoya en Espagne tous les blessés et malades. Je refusai de les suivre, et, malgré mes souffrances, je préférai rester au milieu de l'armée, auprès de mon frère et de mes camarades. Pendant la marche de deux jours faite à Celorico, Masséna ayant communiqué son plan à ses lieutenants, le maréchal Ney, qui brûlait du désir de recouvrer son indépendance, s'opposa à l'entreprise d'une nouvelle campagne, et déclara qu'il allait ramener ses troupes en Espagne, parce qu'elles ne trouvaient plus en Portugal de quoi faire du pain. C'était vrai; mais l'armée avait d'immenses troupeaux et était habituée depuis six mois à vivre sans pain, chaque soldat recevant plusieurs livres de viande et du vin en quantité.
La nouvelle désobéissance de Ney, encore plus positive que les précédentes, excita l'indignation de Masséna. Il y répondit par un ordre du jour qui ôtait au maréchal Ney le commandement du 6e corps. Cet acte de vigueur, juste et indispensable, était trop tardif; il aurait fallu le faire à la première rébellion de Ney. Celui-ci refusa d'abord de s'éloigner, en disant que l'Empereur lui ayant donné le commandement du 6e corps, il ne le quitterait que par son ordre! Mais le généralissime ayant réitéré son injonction, le maréchal Ney partit pour Alméida et rentra en Espagne, d'où il se rendit auprès de l'Empereur à Paris. Le 6e corps fut confié au général Loison, que son rang d'ancienneté appelait à ce commandement.
Le renvoi du maréchal Ney produisit sur l'armée une sensation d'autant plus profonde qu'on en connaissait le principal motif, et qu'il avait exprimé le vœu général des troupes, en insistant pour rentrer en Espagne.
Le 24, l'armée, commençant le mouvement qui devait la ramener sur le Tage, occupa Belmonte et Guarda. Cette dernière ville est la plus élevée de la Péninsule. Il y faisait un froid des plus piquants, qui fit mourir plusieurs hommes et rendit ma blessure au côté infiniment douloureuse. Masséna reçut à Guarda plusieurs dépêches du major général, presque toutes ayant deux mois de date! Cela démontre dans quelle erreur était Napoléon en pensant que de Paris il pouvait diriger les mouvements d'une armée faisant la guerre de Portugal!… Ces dépêches parvinrent au généralissime d'une manière inusitée jusqu'alors dans l'armée française. Le prince Berthier les avait confiées à M. de Canouville, son aide de camp; mais ce jeune officier, un des beaux de l'armée, voyant la difficulté de joindre l'armée de Masséna, se contenta de déposer ses dépêches à Ciudad-Rodrigo, et reprit le chemin de Paris, d'où l'on cherchait précisément à l'éloigner à la suite d'une bruyante équipée. Voici l'anecdote dont le fait principal remonte à l'époque où le général Bonaparte commandait en chef l'armée d'Italie.
Plusieurs dames de sa famille étant venues le joindre à Milan, l'une d'elles épousa un de ses généraux les plus dévoués, et comme, selon la mode du temps, elle montait à cheval, ayant une petite pelisse à la housarde par-dessus ses vêtements féminins, Bonaparte lui en avait donné une remarquablement belle par sa fourrure et surtout parce que tous les boutons étaient en diamant. Quelques années après, cette dame, devenue veuve, s'était remariée à un prince étranger, lorsqu'au printemps de 1811 l'Empereur, passant au Carrousel la revue de la garde, aperçoit au milieu de l'état-major du prince Berthier l'aide de camp Canouville portant fièrement la pelisse donnée par lui jadis à sa parente! La fourrure et les diamants constataient l'identité! Napoléon les reconnut et s'en montra fort courroucé; la dame fut, dit-on, sévèrement réprimandée, et l'imprudent capitaine reçut une heure après l'ordre de porter des dépêches à Masséna, auquel il était prescrit de retenir cet officier indéfiniment auprès de lui. Canouville s'en douta, et je viens de dire comment il profita du hasard qui l'empêcha de pénétrer en Portugal; mais à peine était-il de retour à Paris, qu'on le réexpédia pour la Péninsule, où il arriva tout honteux de sa déconvenue! La conversation de ce moderne Lauzun nous amusa, en nous mettant au courant de ce qui s'était passé dans les salons de Paris depuis que nous en étions absents, et nous rîmes beaucoup de la recherche de sa toilette, qui contrastait grandement avec le délabrement de nos uniformes usés par une année de campagne, de sièges, de marches et de combats!… Canouville, d'abord fort étonné de la prompte transition qui, des charmants boudoirs parisiens, l'avait jeté au milieu d'un bivouac, parmi les rochers du Portugal, se résigna à ce changement. C'était un homme d'esprit et de courage; il se fit bravement tuer l'année suivante à la bataille de la Moskowa.
CHAPITRE XXXIX
Retraite définitive.—Confusion d'ordres.—Retour offensif sur
Alméida.—Mauvaise volonté de Bessières.
Les dépêches de l'Empereur que M. de Canouville avait laissées à Ciudad-Rodrigo, lors de son premier voyage, étant parvenues à Masséna pendant qu'il était à Guarda, en disposition de garder les rives du Tage supérieur, le généralissime, au lieu d'exécuter son mouvement sur-le-champ, perdit plusieurs jours à répondre à ces lettres datées de deux mois. Ce retard nous fut nuisible. Les ennemis en profitèrent pour réunir leurs troupes et vinrent nous attaquer dans Guarda même. Nous les repoussâmes, et il en fut ainsi dans plusieurs combats partiels que Masséna soutint, pour attendre des officiers envoyés par lui vers Alcantara. Leur rapport ayant constaté l'impossibilité de nourrir l'armée dans une contrée sans ressource, la volonté de Masséna dut fléchir enfin devant une accumulation d'obstacles qu'aggravaient encore la répugnance des généraux et le dénuement des troupes. Il fut donc résolu qu'on rentrerait en Espagne. Mais au lieu de le faire promptement, le généralissime retardait sa sortie du Portugal, et lord Wellington, saisissant l'occasion que lui offrit un faux mouvement du général Reynier, l'attaqua à Sabugal. Les succès furent balancés; néanmoins, nous eûmes encore deux à trois cents hommes hors de combat dans cet engagement glorieux, mais inutile.
L'armée française passa la frontière le lendemain, 1er avril, et campa sur les terres d'Espagne. Elle présentait encore un effectif de plus de quarante mille hommes, et avait envoyé à Ciudad-Rodrigo et Salamanque plusieurs convois de malades et blessés, s'élevant à plus de dix mille. Nous étions entrés en Portugal avec soixante mille combattants, sans compter la division du 9e corps qui vint nous rejoindre. Notre perte avait donc été pendant cette longue campagne d'environ dix mille hommes tués, pris ou morts de maladie!
L'armée prit position autour d'Alméida, de Ciudad-Rodrigo et de Zamora. Masséna se trouva alors dans une situation des plus pénibles; car ces deux places fortes et les pays circonvoisins étaient placés sous l'autorité du maréchal Bessières, auquel l'Empereur avait confié le commandement d'une nouvelle armée dite du Nord, entièrement composée des troupes de la jeune garde. Il en résulta un conflit de pouvoirs entre les deux maréchaux, Bessières voulant conserver tous les approvisionnements pour ses troupes, et Masséna soutenant avec raison que l'armée qu'il ramenait de Portugal, où elle venait d'éprouver tant de privations, avait au moins autant de droits à la distribution des vivres. L'Empereur, ordinairement si prévoyant, n'avait donné aucun ordre pour le cas où l'armée de Masséna serait forcée de rentrer en Espagne.
Il régnait donc une grande incertitude sur cette frontière, principalement pour la défense de Ciudad-Rodrigo et d'Alméida. Ces deux forteresses, l'une espagnole, l'autre portugaise, sont tellement voisines que l'une d'elles devenait inutile. L'Empereur avait donc ordonné de retirer la garnison ainsi que l'artillerie de cette dernière place, et d'en démolir les remparts, déjà si fortement ébranlés par l'explosion qui, l'année précédente, nous en avait rendus maîtres. Mais au moment où le général Brénier, gouverneur, allait opérer la destruction d'Alméida, il avait reçu contre-ordre du ministre de la guerre, de sorte que Masséna, arrivant de Portugal sur ces entrefaites, n'osa prendre aucune décision. Cependant, comme ses troupes ne pouvaient subsister dans les environs rocailleux et stériles d'Alméida, il fut contraint de les éloigner et d'abandonner cette place à ses propres ressources, qui consistaient en une très faible garnison, ayant seulement pour vingt-cinq jours de vivres. Si l'on eût eu des ordres positifs de l'Empereur, la présence de l'armée de Portugal eût permis de détruire en une semaine les fortifications d'Alméida, que les Anglais s'empressèrent d'environner dès que l'armée se fut éloignée, et il fallut entreprendre le mois suivant une sanglante expédition pour sauver cette place, ce à quoi l'on ne put même pas parvenir.
L'ordre qui plaçait le comte d'Erlon et le 9e corps sous le commandement du généralissime venait enfin d'arriver: c'était trois mois trop tard!… Le maréchal Masséna, après avoir mis son armée en cantonnement entre Ciudad-Rodrigo, Zamora et Salamanque, alla le 9 avril établir son quartier général dans cette dernière ville. Pendant que nous nous y rendions, il se passa sous les yeux du généralissime un fait peu honorable pour l'armée anglaise. Sir Waters, colonel attaché à l'état-major de Wellington, avait été fait prisonnier par nos troupes, et comme il donna sa parole de ne point s'évader, Masséna prescrivit de lui laisser ses armes, son cheval, et de le loger tous les soirs dans une maison particulière. Cet officier voyageait donc librement à la suite de nos colonnes, lorsqu'on passant dans le bois de Matilla, où elles faisaient une halte, il saisit le moment où chacun se reposait, et mettant son excellente monture au galop, il disparut! Trois jours après, il rejoignit Wellington, qui parut trouver le tour fort plaisant!… Ce même Wellington répondit à Masséna, qui se plaignait de ce que les miliciens portugais massacraient les prisonniers français, et avaient naguère fait subir le même sort à un de nos colonels d'état-major: «Que se trouvant dans l'obligation d'employer tous les moyens pour repousser une guerre d'invasion, il ne pouvait répondre des excès auxquels se portaient les paysans!»
Le repos, joint aux bons soins que je reçus à Salamanque, me rétablit promptement; mais le bonheur que j'en éprouvai fut troublé par un fâcheux incident, qui me fit une peine extrême. Mon excellent ami Ligniville nous quitta à la suite d'une très grave discussion qu'il eut avec Masséna. Voici à quel sujet.
Masséna avait confié à Ligniville les difficiles fonctions de grand écuyer, que celui-ci n'accomplissait, du reste, que volontairement et par obligeance. Amateur de chevaux, Ligniville, qui avait surveillé ceux du maréchal pendant la campagne d'Allemagne, eut la plus grande peine à les nourrir en Espagne et en Portugal. Il s'y résigna cependant. On avait reconnu que, pour transporter la cuisine et les bagages du grand quartier général, il fallait au moins trente mulets, et Ligniville, avant notre entrée en campagne, en avait proposé l'acquisition; mais Masséna, ne voulant pas faire personnellement cette dépense, chargea l'intendant de l'armée de les lui procurer. Masséna conserva constamment ces bêtes de somme, qu'il avait encore à notre arrivée à Salamanque. Les Espagnols ont la bonne habitude de raser le dos des mulets, afin d'empêcher que le poil mouillé par la sueur, se pelotonnant sous le bât, ne blesse ces animaux. Cette opération ne peut être faite que par des hommes spéciaux et coûte assez cher. Masséna proposa donc à mon ami Ligniville d'ordonner à l'alcade de Salamanque de payer cette dépense sur les fonds de la ville; mais Ligniville ayant refusé de se prêter à une mesure qu'il considérait comme une exaction, il s'ensuivit une scène, à la suite de laquelle mon ami déclara au maréchal que, puisqu'il reconnaissait si peu la condescendance qu'il avait eue de remplir les fonctions de grand écuyer, non seulement il y renonçait, mais qu'il lui donnait sa démission et allait rejoindre le 13e de dragons auquel il appartenait.
Masséna employa vainement tous les moyens pour le retenir: Ligniville, homme très calme, mais très ferme, resta inébranlable. Il fixa donc le jour de son départ. Le commandant Pelet étant en mission, je remplissais les fonctions de premier aide de camp, et en cette qualité je réunis tous les officiers de l'état-major de Masséna, et leur proposai de donner une marque d'estime et de regret à notre ancien et bon camarade, en l'accompagnant à cheval à une lieue de la ville. Cette proposition fut acceptée; mais, afin que Prosper Masséna ne parût pas blâmer son père, nous eûmes soin de le désigner pour rester au salon de service, pendant que nous conduisions Ligniville, auquel nous fîmes l'adieu le plus cordial, car il était aimé de tous. Masséna s'émut de cet acte, cependant très honorable, et m'accusa d'en avoir été le promoteur; il reprit dès lors sa rancune à mon égard, bien que ma conduite dans cette campagne m'eût rendu sa confiance et son intérêt.
Cependant la garnison d'Alméida, cernée par les Anglais et près de manquer de vivres, allait être réduite à capituler, et l'Empereur, afin d'arracher aux Anglais ce triomphe, venait d'ordonner à Masséna de ramener toutes ses troupes sur Alméida et d'en faire sauter les remparts. Mais cette opération, qu'il eût été si facile d'exécuter quelques semaines avant, lorsque l'armée, à sa sortie de Portugal, se trouvait réunie autour de la place et en tenait les Anglais éloignés, était devenue très délicate, à présent qu'ils bloquaient Alméida avec des forces considérables; il fallait livrer bataille. À cette difficulté s'en joignait une autre non moins grave: l'armée de Masséna, répartie dans la province de Salamanque, ne vivait pas dans l'abondance; mais enfin, chaque cantonnement nourrissait tant bien que mal sa petite garnison, tandis que, pour se porter sur les Anglais, il fallait réunir nos troupes, pourvoir dès lors à leurs besoins, et nous n'avions ni magasins ni moyens de transport suffisants.
Le maréchal Bessières, gouverneur de la province, disposait de toutes les ressources, qu'il réservait pour les régiments de la garde. Il avait une nombreuse cavalerie, ainsi qu'une formidable artillerie, tandis que Masséna, dont l'infanterie était encore redoutable, manquait de chevaux, ceux de son armée se trouvant en grande partie hors d'état de faire un bon service. Le généralissime avait donc invité Bessières à lui en prêter, et toutes les lettres de celui-ci étaient remplies des protestations les plus rassurantes; mais comme elles restaient sans effet, et qu'on savait Alméida aux abois, Masséna, ne se contentant plus d'écrire à son collègue, dont le quartier général était à Valladolid, résolut de lui dépêcher un aide de camp qui pût lui expliquer la gravité de la position et le presser d'envoyer des secours en cavalerie, vivres, munitions, etc., etc. Ce fut sur moi que le généralissime jeta les yeux pour remplir cette mission. Fortement blessé le 14 février, je ne pouvais guère être en bonne santé le 19 avril pour courir la poste à franc étrier et m'exposer aux attaques des guérillas dont les routes étaient couvertes. Dans toute autre circonstance, j'en aurais fait l'observation au maréchal; mais comme il me boudait, et que j'avais, par excès de zèle, demandé à reprendre mon service, ne m'attendant pas à avoir quelques jours après une aussi rude corvée, je ne voulus rien devoir à la commisération de Masséna. Je partis donc, malgré les instances de mes camarades et de mon frère, qui s'offrait pour me remplacer.
Pour remplir la mission qui m'était confiée, je dus, en sortant de Salamanque, prendre le galop sur des chevaux de poste. Ma blessure au côté se rouvrit et me causa de très vives douleurs; je parvins cependant à Valladolid. Le maréchal Bessières, pour achever de me prouver qu'il n'avait conservé aucune rancune contre moi, au sujet de la discussion survenue entre le maréchal Lannes et lui sur le champ de bataille d'Essling, discussion où je fus si innocemment impliqué, le maréchal Bessières, dis-je, me reçut parfaitement, et obtempérant aux demandes que Masséna m'avait chargé de lui réitérer, il promit d'envoyer plusieurs régiments et trois batteries d'artillerie légère pour renforcer l'armée de Portugal, ainsi que des vivres en abondance.
J'avais un tel empressement de rapporter ces bonnes nouvelles à Masséna, qu'après quelques heures de repos je repris le chemin de Salamanque. Je crus un moment que j'allais être attaqué; mais à la vue des flammes qui surmontaient les lances des cavaliers de notre escorte, les guérilleros, dont cette arme était la terreur, s'enfuirent à toutes jambes, et j'arrivai sans encombre auprès du généralissime. Masséna, bien que très satisfait du résultat de ma mission, ne m'adressa aucune parole bienveillante sur le zèle dont j'avais fait preuve. Il faut avouer que les grandes contrariétés dont il était entouré contribuaient infiniment à aigrir son caractère déjà vindicatif. Il en éprouva une nouvelle, qui mit le comble à sa perplexité.
La guerre que nous faisions dans la Péninsule étant dirigée de Paris, il en résultait des anomalies vraiment incompréhensibles; ainsi, au moment où le major général prescrivait à Masséna au nom de l'Empereur de réunir toutes les troupes de son armée pour voler au secours d'Alméida, il ordonnait au comte d'Erlon, chef du 9e corps, faisant partie de cette même armée, de se rendre sur-le-champ en Andalousie pour y joindre le maréchal Soult. Le comte d'Erlon, ainsi placé entre deux destinations contraires, et comprenant que ses troupes seraient mieux dans les belles contrées de l'Andalousie que dans les arides provinces du Portugal, se préparait à partir pour Séville; mais comme son éloignement, en privant Masséna de deux belles divisions d'infanterie, l'aurait mis dans l'impossibilité de secourir Alméida, ainsi que l'Empereur l'avait prescrit, le maréchal s'opposa au départ du comte d'Erlon. Celui-ci insista, et nous vîmes se renouveler les déplorables contestations dont nous avions déjà été témoins l'hiver précédent au sujet du 9e corps. Enfin, sur les instances de Masséna, le comte d'Erlon consentit à rester jusqu'après le déblocus d'Alméida. Ces sollicitations d'un généralissime envers son inférieur constituaient un véritable contresens, et ne pouvaient qu'altérer la discipline militaire.
Cependant, les renforts promis par le maréchal Bessières n'étant pas encore arrivés à Salamanque le 24, Masséna, ne comptant plus que sur ses propres ressources pour forcer Alméida, se rendit à Ciudad-Rodrigo, où son armée fut concentrée le 26. Mais pour nourrir cette accumulation de forces, il fallut entamer l'approvisionnement de Rodrigo et compromettre ainsi le sort futur de cette place importante.
Nous n'étions qu'à trois lieues des Anglais. Ils entouraient la ville d'Alméida, avec laquelle nous ne pouvions communiquer, et nous ignorions leurs forces., mais on savait que Wellington s'était transporté derrière Badajoz avec un gros détachement de plusieurs divisions, et Masséna, espérant qu'il ne pourrait être de retour avant huit ou dix jours, voulut profiter de son absence et de celle d'une partie de l'armée ennemie, pour opérer le ravitaillement d'Alméida. Mais Wellington, informé du mouvement des Français, revint promptement sur ses pas et se trouva devant nous le 1er mai. Ce fut un grand malheur; car il est probable que sir Spencer, chargé par intérim du commandement de l'armée anglaise, ce qui était au-dessus de ses forces, n'aurait pas osé prendre sur lui la responsabilité d'engager une bataille avec un adversaire tel que Masséna, et celui-ci aurait pu sans peine ravitailler Alméida.
Les soldats français, bien qu'ils ne reçussent depuis plusieurs jours qu'une demi-ration de mauvais pain et un quart de viande, demandaient néanmoins le combat, et leur allégresse fut grande lorsque, le 2 au matin, ils virent paraître une faible colonne des troupes du maréchal Bessières, qu'ils prirent pour l'avant-garde de l'armée du Nord. Mais ce renfort, si pompeusement annoncé et si longtemps attendu, se bornait à 1,500 hommes de cavalerie bien montés, six pièces d'artillerie et trente bons attelages; Bessières n'amenait ni munitions de guerre, ni provisions de bouche!… C'était une véritable déception! Masséna resta stupéfait, mais il se mit bientôt en colère en apercevant Bessières, qui conduisait lui-même un si faible secours! La présence de ce maréchal était en effet blessante pour Masséna. L'armée de Portugal, en rentrant en Espagne, se trouvait, il est vrai, dans les provinces soumises au commandement territorial de Bessières, mais elle était néanmoins indépendante de lui, uniquement aux ordres de Masséna, et parce que le maréchal Bessières prêtait quelques soldats à celui-ci, ce n'était pas une raison pour qu'il vînt en personne contrôler en quelque sorte la conduite de son collègue. Masséna le comprit, et nous dit en voyant apparaître Bessières: «Il aurait beaucoup mieux fait de m'envoyer quelques milliers d'hommes de plus, ainsi que des munitions et des vivres, et de rester au centre de ses provinces, plutôt que d'examiner et de critiquer ce que je vais faire!…» Bessières fut donc reçu très froidement, ce qui ne l'empêcha pas de suivre constamment Masséna pendant cette courte campagne et de donner son avis. L'armée se mit en mouvement dans l'après-midi du 2 mai, et le 3, les hostilités commencèrent.
Ici se déroule une nouvelle série de fautes, provenant du mauvais vouloir de certains généraux envers Masséna, ainsi que de la mésintelligence qui régnait entre les autres.
CHAPITRE XL
Bataille de Fuentès d'Oñoro.—Fatale méprise.—Beau mouvement de
Masséna.—Insuccès dû à l'abstention de Bessières.
Lorsque nous rencontrâmes l'armée anglo-portugaise à l'extrême frontière de l'Espagne et du Portugal, elle était postée en avant de la forteresse d'Alméida, dont elle faisait le blocus; les troupes occupaient un très vaste plateau, situé entre le ruisseau de Turones et celui qui coule dans le profond ravin nommé Dos Casas. Lord Wellington avait sa gauche auprès du fort détruit de la Conception, le centre vers le village d'Alameda, et sa droite, placée à Fuentès d'Oñoro, se prolongeait vers le marais de Nave de Avel, d'où sort le cours d'eau que les uns nomment Dos Casas et les autres Oñoro; ce ruisseau couvrait son front. Les Français arrivèrent sur cette ligne en trois colonnes, par la route de Ciudad-Rodrigo. Les 6e et 9e corps, réunis sous les ordres du général Loison, formaient l'aile gauche placée en face de Fuentès d'Oñoro. Le 8e corps, sous Junot, et la cavalerie de Montbrun, étaient au centre, au bas du monticule de la Briba. Le général Reynier, avec le 2e corps, prit position à la droite, observant Alameda et la Conception. Plusieurs bataillons d'élite, les lanciers de la garde et quelques batteries composaient la réserve, aux ordres du général Lepic, célèbre par sa valeur et la brillante conduite qu'il avait tenue à la bataille d'Eylau.
À peine nos troupes étaient-elles à leurs postes respectifs, que le général Loison, sans attendre les ordres de Masséna pour un mouvement simultané, fondit sur le village d'Oñoro, occupé par les Écossais et la division d'élite de l'armée des alliés. L'attaque fut si brusque et si vive que les ennemis, bien que retranchés dans des maisons en pierres sèches très solides, furent obligés d'abandonner leur poste; mais ils se retirèrent dans une vieille chapelle située au sommet des énormes rochers qui dominent Oñoro, et il devint impossible de les déloger de cette importante position. Masséna prescrivit donc de s'en tenir pour le moment à l'occupation du village, et de garnir toutes les maisons de troupes; mais cet ordre fut mal exécuté, car la division Ferey, qui en était chargée, se laissant emporter par l'ardeur d'un premier succès, alla se former tout entière en dehors d'Oñoro et s'exposa ainsi au canon et à la fusillade des Anglais placés autour de la chapelle. Enfin, pour comble de malheur, le désordre fut jeté parmi nos troupes par un déplorable événement que l'on aurait dû prévoir.
Il y avait, dans la division Ferey, un bataillon de la légion hanovrienne au service de la France. L'habit d'uniforme de ce corps était rouge comme celui des Anglais, mais il portait des capotes grises comme toute l'armée française; aussi le commandant des Hanovriens, qui avait eu plusieurs hommes tués par nos gens au combat de Busaco, avait-il demandé, avant d'entrer à Oñoro, l'autorisation de faire garder les capotes à sa troupe, au lieu de les rouler sur les sacs, ainsi que cela venait d'être prescrit. Mais le général Loison lui répondit qu'il devait se conformer à l'ordre donné pour tout le corps d'armée. Il en résulta une méprise bien cruelle; car le 66e régiment français, ayant été envoyé au soutien des Hanovriens qui combattaient en première ligne, les prit au milieu de la fumée pour un bataillon anglais et tira sur eux, pendant que notre artillerie, induite aussi en erreur par les habits rouges, les couvrait de mitraille.
Je dois à ces braves Hanovriens la justice de dire que, bien que placés ainsi entre deux feux, ils les supportèrent longtemps sans reculer d'un seul pas; mais enfin, ayant un grand nombre de blessés et 100 hommes tués, le bataillon se trouva dans l'obligation de se retirer en longeant un des côtés du village. Les soldats d'un régiment français qui y entraient en ce moment, voyant des habits rouges sur leur flanc, se crurent tournés par une colonne anglaise, et il en résulta quelque désordre, dont les ennemis profitèrent habilement pour reprendre Fuentès d'Oñoro, ce qui ne serait pas arrivé si les généraux eussent garni les fenêtres de fantassins, ainsi que l'avait prescrit Masséna. La nuit vint mettre un terme à ce premier engagement, dans lequel nous eûmes 600 hommes mis hors de combat. Les pertes des ennemis furent à peu près les mêmes, et portèrent principalement sur leurs meilleures troupes, les Écossais. Le colonel anglais Williams fut tué.
Je n'ai jamais compris comment Wellington avait pu se résoudre à attendre les Français dans une position aussi défavorable que celle dans laquelle l'inhabile général Spencer avait placé les troupes avant son arrivée. En effet, les alliés avaient à dos non seulement la forteresse d'Alméida qui leur barrait le seul bon passage de retraite, mais encore la Coa, rivière très encaissée, dont les accès sont infiniment difficiles, ce qui pouvait amener la perte de l'armée anglo-portugaise, si les événements l'eussent contrainte à se retirer. Il est vrai que la gorge escarpée et très profonde du Dos Casas protégeait le front des Anglais, depuis les ruines du fort de la Conception jusqu'à Nave de Avel; mais, au delà de ce point, les berges de ce grand ravin s'affaissent, disparaissent même, et font place à un marais très facile à traverser. Wellington aurait pu néanmoins s'en servir pour couvrir la pointe de son extrême droite, en le faisant défendre par un bon régiment appuyé par du canon; mais le généralissime ennemi, oubliant le tort qu'il avait eu à Busaco en se reposant sur le partisan Trent du soin d'empêcher les Français de tourner son armée par le défilé de Boïalva, retomba dans la même faute; il se borna à confier la garde du marais de Nave de Avel aux bandes du partisan don Julian, incapables de résister à des troupes de ligne.
Masséna, informé de cette négligence par une patrouille de la cavalerie de Montbrun, ordonna de tout préparer pour que ses divisions pussent franchir le marais le lendemain au point du jour, afin de prendre l'aile droite des ennemis à revers. On fit donc confectionner pendant la nuit bon nombre de fascines, et en même temps le 8e corps et une partie du 9e marchant en silence, se dirigèrent vers Nave de Avel. La division Ferey resta devant Oñoro, que l'ennemi occupait toujours.
Le 5 mai, au point du jour, une compagnie de voltigeurs se glissa parmi les saules et les roseaux, franchit sans bruit le marais, et, se passant des fascines de main en main, combla les mauvais pas, dont le nombre était infiniment moins considérable qu'on ne l'avait présumé. Don Julian et ses guérillas, se croyant à l'abri de toute attaque derrière le marais, se gardaient si mal que nos gens les trouvèrent endormis et en tuèrent une trentaine; tout le reste de la bande, au lieu de tirer vivement, ne fût-ce que pour avertir les Anglais, se sauva à toutes jambes jusqu'à Freneda, au delà du Turones, et don Julian, quoique fort brave, ne put retenir ses soldats indisciplinés. Nos troupes, profitant de la négligence de Wellington, s'empressèrent de traverser le marais, et déjà nous avions de l'autre côté quatre divisions d'infanterie, toute la cavalerie de Montbrun, plusieurs batteries, et nous étions maîtres de Nave de Avel, sans que les Anglais se fussent aperçus de notre mouvement, un des plus beaux que Masséna ait jamais conçus!… C'était le dernier éclair d'une lampe qui s'éteint…
Par le fait de notre passage au travers des marais, l'aile droite des ennemis était complètement débordée, et la situation de Wellington devenait extrêmement difficile, car non seulement il devait opérer un immense changement de front pour s'opposer à celles de nos divisions qui occupaient déjà Nave de Avel et Pozo Velho, ainsi que le bois situé entre ce village et Fuentès d'Oñoro; mais le général anglais était forcé de laisser une partie de ses troupes devant Fuentès d'Oñoro et Alameda pour contenir les corps du comte d'Erlon et du général Reynier, qui se préparaient à passer le Dos Casas, afin d'attaquer les ennemis pendant leur mouvement. Lord Wellington avait si bien cru l'extrémité de son aile droite à l'abri de toute atteinte par le marais de Nave de Avel, qu'il n'avait laissé sur ce point que quelques cavaliers éclaireurs. Mais en voyant cette aile tournée, il s'empressa de diriger sur Pozo Velho la première brigade d'infanterie qui lui tomba sous la main. Notre cavalerie, dirigée par Montbrun, culbuta et sabra cette avant-garde!… Le général Maucune, suivant alors ce mouvement en avant, se précipita dans les bois de Pozo Velho, d'où il chassa les Écossais, auxquels il prit deux cent cinquante hommes et en tua une centaine. Tout faisait donc présager aux Français une victoire éclatante, lorsque, par suite d'une discussion élevée entre les généraux Loison et Montbrun, celui-ci suspendit la marche de la réserve de cavalerie, sous prétexte que les batteries de la garde qu'on lui avait promises n'étaient pas encore arrivées! En effet, le maréchal Bessières les avait retenues sans en prévenir Masséna, qui, averti trop tard de cette difficulté, envoya sur-le-champ plusieurs pièces à Montbrun; mais le temps d'arrêt de celui-ci nous fut doublement funeste: d'abord parce que l'infanterie de Loison, ne se voyant plus secondée par la cavalerie de Montbrun, hésita à s'engager dans la plaine; et en second lieu, cette halte fatale permit à Wellington d'appeler toute sa cavalerie au secours des divisions anglaises de Houston et de Crawfurd, les seules qui fussent encore arrivées à se ranger devant nous!…
Cependant, par ordre de Masséna, le général Montbrun, cachant son artillerie derrière quelques escadrons de housards, s'avance de nouveau et, démasquant tout à coup ses bouches à feu, foudroie la division Houston, et, lorsqu'elle est ébranlée, il la fait charger par les brigades Wathier et Fournier, qui sabrèrent presque entièrement le 51e régiment anglais et mirent dans la plus complète déroute le surplus de la division Houston. Les fuyards gagnèrent Villa-Formosa, la rive gauche du Turones, et ne durent leur salut qu'au régiment des chasseurs britanniques qui, posté derrière une longue et forte muraille, arrêta l'élan de nos cavaliers par des feux aussi nourris que bien dirigés.
Wellington n'avait plus sur cette partie du champ de bataille que la division Crawfurd et celle de cavalerie, le surplus de son armée, pris à revers, n'ayant pas encore terminé l'immense changement de front qui devait l'amener en ligne devant les Français. Comme le terrain sur lequel on combattait en ce moment était, avant notre passage du marais, le lieu le moins exposé à nos coups, les gens attachés à l'intendance de l'armée anglaise, les blessés, les domestiques, les bagages, les chevaux de main, les soldats éloignés de leurs régiments s'y étaient agglomérés, et cette vaste plaine était couverte jusqu'au Turones d'une multitude en désordre, au milieu de laquelle les trois carrés que venait de former l'infanterie de Crawfurd ne paraissaient que comme des points!… Et nous avions là à portée de canon, et prêts à fondre sur les ennemis, le corps du général Loison, celui de Junot, cinq mille hommes de cavalerie, dont mille de la garde, et de plus quatre batteries de campagne!… Déjà le 8e corps avait dépassé le bois de Pozo Velho; le 9e attaquait vivement le village de Fuentès d'Oñoro par la rive droite du Dos Casas, et le général Reynier avait ordre de déboucher par Alameda, afin de prendre les Anglais par derrière; il n'y avait donc plus qu'à marcher en avant… Aussi l'historien Napier, qui assistait à cette bataille, convient-il que dans tout le cours de la guerre il n'y a point eu de moment aussi dangereux pour les armées britanniques!… Mais l'aveugle fortune en décida autrement!… Le général Loison, au lieu d'aller par la rive gauche et le bois prendre à revers le village de Fuentès d'Oñoro, attaqué de front par le général Drouet d'Erlon, perdit beaucoup de temps et fit de faux mouvements qui permirent à Wellington de renforcer ce poste important devenu la clef de la position. De son côté, le général Reynier n'exécuta pas les ordres de Masséna, car, sous prétexte qu'il avait des forces trop considérables devant lui, il ne dépassa pas Alameda et ne prit presque aucune part à l'action.
Malgré tous ces contretemps, nous pouvions encore gagner la bataille, tant nos avantages étaient grands! En effet, la cavalerie de Montbrun, ayant battu celle des ennemis, ne tarda pas à se trouver en présence de l'infanterie de Crawfurd. Elle chargea et enfonça deux carrés, dont un fut littéralement haché!… Les soldats du second jetèrent leurs armes et s'enfuirent dans la plaine. Le colonel Hill rend son épée à l'adjudant-major Dulimberg, du 13e de chasseurs, et nous faisons quinze cents prisonniers. Le troisième carré anglais tient toujours ferme; Montbrun le fait attaquer par les brigades Fournier et Wathier, qui pénétraient déjà par l'une des faces, lorsque ces deux généraux ayant eu leurs chevaux tués sous eux et les colonels étant tous blessés dans la mêlée, personne ne se trouva là pour diriger les régiments vainqueurs. Montbrun accourut, mais le carré ennemi s'était remis en ordre; il dut, pour l'attaquer, reformer nos escadrons.
Pendant qu'il s'en occupe, Masséna, voulant achever la victoire, envoie un aide de camp porter au général Lepic, qui se trouvait en réserve avec la cavalerie de la garde, l'ordre de charger! Mais le brave Lepic, mordant de désespoir la lame de son sabre, répond avec douleur que le maréchal Bessières, son chef direct, lui a formellement défendu d'engager les troupes de la garde sans son ordre!… Dix aides de camp partent alors dans toutes les directions à la recherche de Bessières; mais celui-ci, qui depuis plusieurs jours marchait constamment auprès de Masséna, avait disparu, non par manque de valeur, car il était fort brave, mais par calcul ou jalousie contre son camarade. Il ne voulut pas envoyer un seul des hommes confiés à son commandement pour assurer un succès dont toute la gloire rejaillirait sur Masséna, sans songer aux intérêts supérieurs de la France!… Enfin, au bout d'un quart d'heure, on trouva le maréchal Bessières loin du champ de bataille, errant au delà du marais, où il examinait de quelle manière étaient faites les fascines employées le matin pour établir le passage!… Il accourt d'un air empressé, mais le moment décisif, manqué par sa faute, ne se retrouve plus, car les Anglais, s'étant remis du désordre dans lequel la cavalerie de Montbrun les avait jetés, venaient de faire approcher une artillerie formidable qui couvrait nos escadrons de mitraille, pendant que les leurs délivraient les quinze cents prisonniers que nous avions faits. Enfin, lord Wellington, après avoir terminé son changement de front, avait rétabli son armée sur le plateau, la droite au Turones, la gauche appuyée à Fuentès d'Oñoro.
À la vue de cette nouvelle ligne solidement constituée, Masséna suspendit la marche de ses troupes et fit commencer une forte canonnade, qui causa de grands ravages dans les rangs épais des ennemis, qu'une charge générale de toute notre cavalerie pouvait enfoncer. Masséna espérait donc que Bessières consentirait enfin à faire participer les régiments de la garde à ce coup de collier, qui nous eût infailliblement donné la victoire; mais Bessières s'y refusa, en disant qu'il était responsable envers l'Empereur des pertes que pourraient éprouver les troupes de sa garde!… Comme si toute l'armée ne servait pas l'Empereur, pour qui l'essentiel était de savoir les Anglais battus et chassés de la Péninsule!… Tous les militaires, et principalement ceux de la garde, furent indignés de la détermination de Bessières, et se demandaient ce que ce maréchal était venu faire devant Alméida, puisque, pour sauver cette place, il ne voulait pas que ses troupes prissent part au combat. Ce contretemps si inattendu changeait tout à coup la face des affaires, car à chaque instant les Anglais recevaient de nombreux renforts, et une de leurs plus fortes divisions, arrivant du blocus d'Alméida, venait de passer le Turones pour se former dans la plaine!… La position respective des deux armées se trouvant ainsi changée, les combinaisons faites la veille par Masséna devaient l'être de même. Il résolut donc de porter ses principales forces sur Alméida, de s'y réunir au corps de Reynier, pour tomber tous ensemble sur la droite et les derrières des ennemis. C'était la contrepartie du mouvement opéré la nuit précédente par Nave de Avel.
Mais un nouvel obstacle imprévu arrêta tout à coup l'effet de ces dispositions. Le général Éblé, chef de l'artillerie, accourt prévenir qu'il n'y a plus au parc d'artillerie que quatre cartouches par homme, ce qui, avec celles laissées dans les gibernes, donnait à peu près une vingtaine de cartouches par fantassin. Or, c'était insuffisant pour recommencer le combat avec un ennemi qui opposerait une résistance désespérée!… Masséna ordonne donc d'envoyer à l'instant même tous les fourgons à Ciudad-Rodrigo pour y prendre des munitions de guerre; mais l'intendant déclare qu'il en a disposé pour aller chercher dans la même ville le pain qui doit être distribué le lendemain aux troupes! Il fallait cependant des cartouches. Masséna, n'ayant plus aucun moyen de transport, invite le maréchal Bessières à lui prêter pour quelques heures les caissons de la garde; mais celui-ci répond froidement que ses attelages, déjà fatigués dans cette journée, seront perdus s'ils font une marche de nuit par de mauvais chemins, et qu'il ne les prêtera que le lendemain!… Masséna s'emporte, et s'écrie qu'on lui enlève une seconde fois la victoire, qui vaut bien le prix de quelques chevaux; mais Bessières refuse encore, et une scène des plus violentes a lieu entre les deux maréchaux!
Le 6, au point du jour, les caissons de Bessières partaient pour Rodrigo; mais leur marche fut si lente que les cartouches n'arrivèrent que dans l'après-midi, et Wellington avait employé ces vingt-quatre heures à retrancher sa nouvelle position, surtout la partie haute du village de Fuentès d'Oñoro, qu'on ne pouvait enlever désormais sans répandre des torrents de sang français! L'occasion de la victoire fut donc perdue pour nous sans retour!…
CHAPITRE XLI
Dévouement de trois soldats.—Destruction d'Alméida et évasion de la garnison.—L'armée se cantonne à Ciudad-Rodrigo.—Marmont remplace Masséna.—Fautes de ce dernier.
Masséna comprenant qu'il ne pouvait plus être question de livrer bataille, ni de ravitailler Alméida, dut se borner à tâcher de sauver la garnison de cette place, après en avoir détruit les fortifications. Mais pour arriver à ce but, il fallait pouvoir prévenir le gouverneur de la ville, qu'entouraient de nombreuses troupes anglaises, et les communications étaient, sinon impossibles, du moins fort difficiles. Trois braves, dont les noms doivent être conservés dans nos annales, se présentèrent volontairement pour remplir la périlleuse mission de traverser les camps ennemis et de porter au général Brénier des instructions sur ce qu'il devait faire en sortant de la place.
Ces trois intrépides militaires étaient: Pierre Zaniboni, caporal au 76e; Jean-Noël Lami, cantinier de la division Ferey, et André Tillet, chasseur au 6e léger. Comme ils avaient tous assisté l'année précédente au siège d'Alméida fait par les Français, ils connaissaient parfaitement les contrées voisines et devaient prendre des chemins différents. On remit à chacun d'eux une petite lettre en chiffres pour le gouverneur, et ils partirent le 6 au soir, à la nuit close.
Zaniboni, déguisé en marchand espagnol (il parlait fort bien la langue du pays), s'insinua dans les bivouacs anglais sous prétexte de vendre du tabac et d'acheter les habits des hommes tués. Lami, vêtu en paysan portugais, joua à peu près le même rôle sur un autre point de la ligne anglaise, et ce petit commerce étant en usage dans toutes les armées, les deux Français allaient d'une ligne à l'autre sans éveiller aucun soupçon, et approchaient déjà des portes d'Alméida, lorsque des circonstances restées inconnues firent découvrir leur ruse. Fouillés et trahis par les lettres accusatrices, ces deux malheureux furent fusillés comme espions, d'après les lois de la guerre, qui rangent dans cette catégorie et punissent de mort tout militaire qui, pour remplir une mission, quitte son uniforme.
Quant à Tillet, mieux inspiré et surtout plus habile que ses deux infortunés camarades, il partit pour Alméida en uniforme, armé de son sabre, et prenant d'abord pour chemin le lit profondément encaissé du ruisseau de Dos Casas, où il avait de l'eau jusqu'à la ceinture, il s'avança lentement de rocher en rocher, se blottissant derrière au moindre bruit, jusqu'auprès des ruines du fort de la Conception, où, quittant le Dos Casas, dont les hautes berges l'avaient si bien caché, même sur les points qui touchaient au camp ennemi, il rampa sur ses genoux au milieu des moissons déjà hautes et parvint enfin à l'avancée d'Alméida, où il fut reçu le 7, au point du jour, par les postes de la garnison française!… La lettre transmise au général Brénier par cet intrépide soldat contenait l'ordre de faire sauter les remparts et de se retirer aussitôt sur Barba del Puerco, où les troupes du général Reynier iraient au-devant de lui. Plusieurs salves d'artillerie du plus gros calibre, tirées à des heures indiquées, devaient annoncer à Masséna qu'un de ses émissaires était arrivé.
Le canon d'Alméida ayant fait entendre ces salves, Masséna fit les préparatifs nécessaires pour opérer sa retraite sur Ciudad-Rodrigo, dès qu'il aurait acquis la certitude de la destruction des remparts d'Alméida. Les opérations de ce genre exigent beaucoup de temps, car il faut miner les remparts, charger les fourneaux, détruire les munitions, l'artillerie, briser les affûts, etc., etc.
Il fallut donc attendre que le bruit du canon nous avertît que Brénier évacuait la place; les deux armées restèrent donc en présence toutes les journées des 7, 8, 9 et 10 sans rien entreprendre l'une contre l'autre. Pendant ce temps, les Anglais demandèrent une suspension d'armes pour enterrer les morts. Cet hommage rendu à de braves guerriers devrait toujours être pratiqué chez les nations civilisées. Le nombre des cadavres anglais trouvés dans la plaine fut infiniment plus considérable que celui des Français; mais ce fut tout le contraire dans le village, où les ennemis avaient combattu à l'abri des maisons et des murs des jardins. On releva beaucoup de blessés des deux parts. Au nombre des nôtres était le capitaine Septeuil, aide de camp du prince Berthier, qui avait, comme Canouville, reçu l'ordre de quitter Paris pour venir auprès de Masséna. Le malheur de ce jeune homme fut encore plus grand, car un boulet lui brisa une jambe qu'il fallut amputer sur le champ de bataille! Il supporta cette terrible opération avec courage, et il vit encore.
En voyant l'armée française rester immobile devant lui pendant plusieurs jours, Wellington, dont les salves faites par le canon d'Alméida venaient sans doute d'attirer l'attention, comprit que Masséna avait l'intention de favoriser l'évasion de la garnison de cette place. Il renforça donc la division chargée du blocus et donna au général Campbell, qui la commandait, des ordres tellement bien combinés que s'ils eussent été ponctuellement exécutés, le général Brénier et ses troupes n'auraient pu échapper aux ennemis!… Ce fut le 10, à minuit, qu'une explosion sourde et prolongée apprit à l'armée française qu'enfin Alméida n'existait plus, du moins comme place forte. Le général Brénier, pour donner le change aux Anglo-Portugais, les avait harcelés dans les journées précédentes du côté opposé à celui par lequel la garnison devait effectuer sa sortie, qui eut lieu sans malencontre. Il en fut d'abord de même de la retraite que Brénier dirigeait, en se guidant sur la lune et sur le cours des ruisseaux. Déjà il n'était plus qu'à une petite distance de la division française du général Heudelet, envoyée au-devant de lui par Masséna, lorsque, ayant rencontré une brigade portugaise, il tomba sur elle, la dispersa et continua rapidement sa retraite. Mais le général Pack, averti par la fusillade, accourut de Malpartida, suivit nos colonnes en tiraillant, et bientôt la cavalerie anglaise du général Cotton, attaquant vivement l'arrière-garde de la garnison, lui fit éprouver quelques pertes. Enfin, nos gens, apercevant le pont de Barba del Puerco par lequel s'avançait la division Heudelet venant à leur rencontre, se crurent sauvés et manifestèrent leur joie: mais il était écrit que le sol portugais devait être encore arrosé de sang français!
La dernière de nos colonnes avait à traverser un défilé aboutissant à une carrière située entre des rochers en pointes d'aiguille. Les ennemis accouraient de tous côtés, et quelques pelotons de notre arrière-garde furent coupés de la colonne par la cavalerie anglaise. À cette vue, les soldats français, gravissant avec légèreté les versants escarpés de la gorge, évitèrent la cavalerie anglaise, mais ce fut pour tomber dans un autre danger: l'infanterie portugaise les suivit sur les hauteurs, dirigeant sur eux une fusillade vive et meurtrière! Enfin, lorsque nos voltigeurs, près d'être secourus par la division Heudelet, espéraient toucher au port, la terre manquant tout à coup sous leurs pas en engloutit une partie dans un précipice béant, au pied d'un immense rocher. La tête de la colonne portugaise qui poursuivait vivement nos gens éprouva le même sort, et roula pêle-mêle avec eux dans le gouffre. La division Heudelet, qui accourut, étant parvenue à repousser les troupes anglo-portugaises bien au delà du point où venait d'avoir lieu cette catastrophe, on fouilla le fond du précipice, qui présentait un spectacle affreux! Là gisaient trois cents soldats français ou portugais, morts ou horriblement mutilés! Cependant, une soixantaine de Français et trente Portugais survécurent à cette horrible chute. Tel fut le dernier incident de la pénible et malheureuse campagne que les Français venaient de faire en Portugal, où ils ne rentrèrent plus!…
L'armée de Masséna, abandonnant le champ de bataille de Fuentès d'Oñoro, se replia vers Ciudad-Rodrigo, où elle prit ses cantonnements. Les Anglais ne la suivirent pas. Nous sûmes plus tard que Wellington, exaspéré contre le général Campbell, qu'il accusait d'avoir voulu laisser évader la garnison d'Alméida, faute d'avoir exécuté ses ordres, avait traduit ce général devant un conseil de guerre, et que Campbell s'était brûlé la cervelle de désespoir.
À peine l'armée française fut-elle rendue dans ses quartiers de rafraîchissement, que Masséna songea à la réorganiser dans l'espoir de faire une nouvelle campagne; mais son travail était à peine commencé, lorsque nous vîmes arriver de Paris le maréchal Marmont. Ce maréchal, qui apportait sa nomination de généralissime, se présenta d'abord comme le successeur du maréchal Ney au commandement du 6e corps; puis, quelques jours après, lorsqu'il eut suffisamment connaissance de l'état des choses, il produisit ses lettres de service et remit à Masséna l'ordre impérial qui le rappelait à Paris!
Masséna fut atterré par cette disgrâce imprévue et par la manière dont elle lui était annoncée, ce qui présageait que l'Empereur n'approuvait pas la façon dont il avait dirigé les opérations; mais contraint de céder le commandement à Marmont, il fit ses adieux à l'armée et se rendit d'abord à Salamanque, après avoir eu une très vive explication avec le général Foy, qu'il accusait d'avoir fait cause commune avec Ney pour le desservir auprès de l'Empereur.
En apprenant la vigueur avec laquelle le général Brénier avait dirigé la retraite de la garnison d'Alméida, l'Empereur le nomma général de division. Il récompensa aussi le dévouement et le courage de l'intrépide Tillet, en lui donnant la croix de la Légion d'honneur et une pension de 600 francs. Cette seconde faveur fut plus tard l'objet d'une discussion à la Chambre des députés. Tillet, devenu sergent, avait obtenu, sous la Restauration, une pension de retraite, quand on proposa de la lui retrancher par application de la loi sur le cumul. Le général Foy plaida éloquemment la cause de l'héroïque soldat, qui conserva ses deux pensions.
Masséna fit un très court séjour à Salamanque et se dirigea sur Paris, où, dès son arrivée, il se présenta chez l'Empereur, qui, prétextant des affaires importantes, refusa pendant un mois de le recevoir!… La disgrâce était complète!… Il est vrai que Masséna avait commis de bien grandes fautes et mal répondu à la confiance de l'Empereur, principalement dans sa marche sur Lisbonne; mais il faut convenir aussi que le gouvernement eut le tort bien grave d'abandonner son armée dans un pays aussi dénué de ressources que le Portugal, et de ne pas assurer ses communications par des troupes échelonnées entre son armée et la frontière d'Espagne. Quoi qu'il en soit, Masséna se releva dans l'esprit de ses troupes pendant l'expédition entreprise pour secourir Alméida; non seulement il fit de très beaux mouvements stratégiques, mais il se montra fort actif, ne s'inquiétant plus de Mme X…, qu'il laissa sur les derrières de l'armée, et donnant tous ses soins aux opérations de la guerre. Cependant, je me permettrai de signaler plusieurs fautes commises par Masséna pendant son expédition contre Alméida.
La première fut de l'entreprendre avec des moyens de transport insuffisants pour les vivres et pour les munitions de guerre. On a dit qu'il manquait de chevaux de trait: c'est vrai, mais il existait dans la contrée une grande quantité de mulets qu'il aurait dû mettre en réquisition pour quelques jours, ainsi que cela se pratique en pareil cas. Secondement, la fatale méprise occasionnée par les habits rouges des Hanovriens ayant déjà eu lieu à Busaco, Masséna aurait dû faire prendre les capotes grises à ce bataillon, avant de le lancer dans Oñoro pour combattre les Anglais, dont l'habit rouge était pareil à celui des Hanovriens. Par cette prévoyance, le généralissime eût conservé tout le village, dont nous perdîmes la partie élevée, qu'il nous fut impossible de reprendre.
Troisièmement, Masséna étant maître d'une grande partie de la plaine et du cours du Dos Casas, moins le point où ce ruisseau traverse Fuentès d'Oñoro, il eut tort, selon moi, de perdre un temps précieux et beaucoup d'hommes, en cherchant à repousser entièrement les Anglais de ce village fortement retranché par eux. Je pense qu'il eût mieux valu, imitant la conduite de Marlborough à Malplaquet, dépasser Oñoro, en laissant hors de la portée de son feu une brigade en observation, afin de maintenir la garnison, qui, se croyant prête à être cernée, eût été obligée d'abandonner le poste pour rejoindre Wellington; sinon, elle s'exposait à mettre bas les armes après la défaite de l'armée anglaise. L'essentiel était donc pour nous de battre le gros des troupes ennemies qui était en rase campagne. Mais les Français ont malheureusement pour principe de ne laisser, un jour de bataille, aucun poste retranché derrière eux. Cette habitude nous a été souvent bien fatale, surtout à Fuentès d'Oñoro et à Waterloo, où nous nous obstinâmes à attaquer les fermes de la Haie-Sainte et de Houguemont, au lieu de les masquer par une division et de marcher sur les lignes anglaises déjà fortement ébranlées. Nous aurions eu le temps de les détruire avant l'arrivée des Prussiens, ce qui nous aurait assuré la victoire; après quoi, les défenseurs des fermes auraient mis bas les armes en se voyant abandonnés, ainsi que cela eut lieu pour nos troupes à Malplaquet.
La quatrième faute que l'on peut reprocher à Masséna lors de la bataille de Fuentès d'Oñoro fut de ne s'être pas assuré avant l'action qu'il existait dans ses caissons un nombre suffisant de cartouches, et, dans le cas contraire, il devait en faire prendre dans l'arsenal de Ciudad-Rodrigo, qui n'était qu'à trois petites lieues du point où nous allions combattre. Ce manque de précautions fut une des principales causes de notre insuccès. Cinquièmement, si Masséna eût eu encore la fermeté dont il avait donné tant de preuves à Rivoli, à Gênes et à Zurich, il aurait envoyé arrêter le général Reynier lorsque celui-ci refusa d'obéir à l'ordre qui lui prescrivait de déboucher d'Alameda pour prendre les ennemis à revers; le commandement du 2e corps fût alors passé au brave général Heudelet, qui eût promptement poussé les Anglais. Mais Masséna n'osa prendre sur lui cet acte de vigueur; le vainqueur de Souwaroff, n'ayant plus d'énergie, se voyait bravé impunément, et le sang des soldats coulait sans qu'il en résultât ni bénéfice ni gloire.
CHAPITRE XLII
Causes principales de nos revers dans la Péninsule.—Désunion des maréchaux.—Faiblesse de Joseph.—Désertion des alliés.—Justesse du tir des Anglais.—Jugement sur la valeur respective des Espagnols et des Portugais.—Retour en France.
Il n'entre pas dans le plan que je me suis tracé, en écrivant ces Mémoires, de relater les phases diverses de la guerre faite pour l'indépendance de la Péninsule; mais avant de quitter ce pays, je crois devoir indiquer les causes principales des revers que les Français y éprouvèrent, bien qu'à aucune époque ni en aucun lieu nos troupes n'aient fait preuve de plus de zèle, de patience et surtout de valeur.
Vous devez vous rappeler qu'en 1808 l'abdication du roi Charles IV et l'arrestation de son fils Ferdinand VII, que l'Empereur détrôna pour placer la couronne d'Espagne sur la tête de son frère Joseph, ayant indigné la nation espagnole, elle prit les armes pour reconquérir sa liberté, et quoique les insurgés aient été battus dans les rues de Madrid, l'impéritie du général Dupont leur donna la victoire à Baylen, où ils prirent entièrement l'un de nos corps d'armée. Ce succès inespéré non seulement accrut le courage des Espagnols, mais enflamma aussi celui de leurs voisins les Portugais, dont la Reine, de crainte d'être arrêtée par les Français, s'était embarquée avec sa famille pour le Brésil. Ses sujets, aidés par une armée anglaise, se révoltèrent alors contre les troupes de Napoléon, et firent prisonniers le général Junot et toute son armée. Dès ce moment, la Péninsule entière étant révoltée contre l'Empereur, il comprit que sa présence était nécessaire pour comprimer les révoltés, et passant les Pyrénées à la tête de plus de 100,000 vieux soldats, couverts des lauriers d'Austerlitz, d'Iéna et de Friedland, il fondit sur l'Espagne, gagna plusieurs batailles et ramena triomphalement le roi Joseph à Madrid. Après ces éclatants succès, Napoléon, se mettant à la poursuite d'une armée anglaise qui avait osé s'aventurer jusqu'au centre de ce royaume, la refoula sur le port de la Corogne, où le maréchal Soult acheva sa victoire, en forçant les Anglais à s'embarquer à la hâte avec perte de plusieurs milliers d'hommes, au nombre desquels se trouvait leur général, sir John Moore.
Il est hors de doute que si l'Empereur eût pu continuer à diriger lui-même les opérations, la Péninsule aurait promptement succombé sous ses coups; mais le cabinet de Londres lui avait habilement suscité un nouvel et puissant ennemi: l'Autriche venait de déclarer la guerre à Napoléon, qui fut contraint de courir en Allemagne, en laissant à ses lieutenants la difficile tâche de comprimer l'insurrection. Ils auraient pu néanmoins atteindre ce but, en agissant avec ensemble et bon accord; mais le maître une fois parti, et le faible roi Joseph n'ayant ni les connaissances militaires ni la fermeté nécessaires pour le remplacer, il n'y eut plus de centre de commandement. L'anarchie la plus complète régna parmi les maréchaux et chefs des divers corps de l'armée française. Chacun, se considérant comme indépendant, se bornait à défendre la province occupée par ses propres troupes, et ne voulait prêter secours, ni en hommes ni en subsistances, à ceux de ses camarades qui gouvernaient les contrées voisines.
En vain le major général et l'Empereur lui-même adressaient-ils les ordres les plus péremptoires pour prescrire aux commandants supérieurs de s'entraider selon les circonstances, l'éloignement les rendait indisciplinés; aucun n'obéissait, et chacun prétendait avoir besoin des ressources dont il pouvait disposer. Ainsi, le général Saint-Cyr fut sur le point d'être écrasé en Catalogne, sans que le maréchal Suchet, gouverneur des royaumes d'Aragon et de Valence, consentît à lui envoyer un seul bataillon! Vous avez vu le maréchal Soult abandonné seul dans Oporto, sans que le maréchal Victor exécutât l'ordre qu'il avait reçu d'aller le rejoindre. Soult, à son tour, refusa plus tard de venir au secours de Masséna, lorsque celui-ci était aux portes de Lisbonne, où il l'attendit vainement pendant six mois!… Enfin, Masséna ne put obtenir que Bessières l'aidât à battre les Anglais devant Alméida!
Je pourrais citer une foule d'exemples d'égoïsme et de désobéissance qui perdirent l'armée française dans la Péninsule; mais il faut avouer aussi que le tort principal appartint au gouvernement. En effet, on comprend qu'en 1809 l'Empereur, se voyant attaqué en Allemagne par l'Autriche, se soit éloigné de l'Espagne pour courir au-devant du danger le plus pressant; mais on ne peut s'expliquer comment, après la victoire de Wagram, la paix conclue dans le Nord, et son mariage fait, Napoléon n'ait pas senti combien il importait à ses intérêts de retourner dans la Péninsule, afin d'y terminer la guerre en chassant les Anglais!… Mais ce qui étonne le plus, c'est que ce grand génie ait cru à la possibilité de diriger, de Paris, les mouvements des diverses armées qui occupaient à cinq cents lieues de lui l'Espagne et le Portugal, couverts d'un nombre immense d'insurgés, arrêtant les officiers porteurs de dépêches et condamnant ainsi souvent les chefs d'armée français à rester sans nouvelles et sans ordres pendant plusieurs mois!
Était-il possible que la guerre ainsi dirigée produisît de bons résultats?… Puisque l'Empereur ne pouvait ou ne voulait venir lui-même, il aurait dû investir l'un de ses meilleurs maréchaux du commandement supérieur de toutes ses armées dans la Péninsule, et punir très sévèrement ceux qui ne lui obéiraient pas!… Napoléon avait bien donné le titre de son lieutenant au roi Joseph; mais celui-ci, homme d'un caractère fort doux, spirituel, instruit, mais totalement étranger à l'art militaire, était devenu le jouet des maréchaux, qui n'exécutaient pas ses ordres et considéraient même sa présence à l'armée comme un embarras. Il est certain que l'excessive bonté de ce roi lui fit commettre bien des fautes, dont la plus grave fut de se mettre en opposition avec la volonté de l'Empereur, relativement à la conduite qu'il fallait tenir vis-à-vis des militaires espagnols que les troupes françaises prenaient sur les champs de bataille. Napoléon ordonnait de les envoyer en France comme prisonniers de guerre, afin de diminuer le nombre de nos ennemis dans la Péninsule, tandis que Joseph, auquel répugnait de combattre contre des hommes qu'il appelait ses sujets, se faisait contre nous le défenseur des Espagnols. Ceux-ci, abusant de sa crédulité, s'empressaient, dès qu'ils étaient pris, de crier: «Vive notre bon roi Joseph!» et demandaient à prendre du service parmi ses troupes. Joseph, malgré les observations des maréchaux et généraux français, avait une telle confiance dans la loyauté castillane, qu'il créa une garde et une armée nombreuse, uniquement composées de prisonniers faits par nous!… Ces soldats, bien payés, bien nourris et bien équipés, étaient fidèles à Joseph tant que les affaires prospéraient; mais, au premier revers, ils désertaient par milliers, et, allant rejoindre leurs compatriotes insurgés, ils se servaient contre nous des armes que le Roi leur avait données; cela n'empêchait pas Joseph de croire de nouveau à la sincérité de leurs protestations, lorsque, faits prisonniers derechef, ils demandaient encore à s'enrôler dans les régiments joséphins. Plus de 150,000 hommes passèrent ainsi d'un parti dans l'autre, et comme Joseph les faisait promptement habiller quand ils lui revenaient en guenilles, les Espagnols l'avaient surnommé le grand capitaine d'habillement.
Les troupes françaises étaient très mécontentes de ce système, sorte de tonneau des Danaïdes, qui éternisait la guerre, en rendant aux ennemis les soldats que nous leur avions pris, et dont ils se servaient constamment contre nous! L'Empereur exprima souvent le mécontentement que lui causait cet abus; il ne put parvenir à le détruire! De son côté, Napoléon contribuait aussi beaucoup au recrutement perpétuel des ennemis qu'il combattait en Espagne et en Portugal, car, ne voulant pas trop affaiblir l'armée française d'outre-Rhin, il avait sommé les alliés de lui fournir une partie des contingents stipulés dans les traités, et dirigé ces troupes vers la Péninsule, afin d'épargner le sang français. Le motif était sans doute fort louable; mais les circonstances rendaient l'application de ce système non seulement impraticable, mais nuisible à notre cause.
En effet, si l'emploi des étrangers peut être utile dans une campagne régulière de courte durée, il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit de combattre plusieurs années des ennemis tels que les Espagnols et les Portugais, qui, vous harcelant sans cesse, ne peuvent être joints nulle part. Or, pour supporter les fatigues incessantes de ce genre de guerre, il faut être stimulé par un désir de vaincre et une ardeur qu'on ne trouve jamais chez des troupes auxiliaires; aussi, non seulement celles que l'Empereur obtenait de ses alliés servirent-elles fort mal dans nos rangs, mais une foule de leurs soldats, séduits par la haute paye que les ennemis accordaient à ceux qui venaient prendre du service chez eux, désertaient journellement. Ainsi les Italiens, Suisses, Saxons, Bavarois, Westphaliens, Hessois, Wurtembergeois, etc., formèrent-ils bientôt de nombreux régiments chez nos ennemis; et les Polonais, ces Polonais qui depuis ont fait sonner si haut leur dévouement à la France, passèrent en si grand nombre dans les rangs de l'armée anglaise, toujours bien payée et nourrie, que Wellington en forma une forte légion, qui se battait sans façon contre les Français.
La défection des soldats étrangers dont l'Empereur inondait la Péninsule, ajoutée à celle des prisonniers espagnols si imprudemment réarmés par Joseph, nous devint infiniment préjudiciable.
Mais, à mon avis, la cause principale de nos revers, bien qu'elle n'ait été indiquée par aucun des militaires qui ont écrit sur les guerres d'Espagne et de Portugal, fut l'immense supériorité de la justesse du tir de l'infanterie anglaise, supériorité qui provient du très fréquent exercice à la cible, et beaucoup aussi de sa formation sur deux rangs. Je sais qu'un grand nombre d'officiers français nient la vérité de cette dernière cause; mais l'expérience n'en a pas moins démontré que les soldats pressés entre le premier et le troisième rang tirent presque tous en l'air, et que le troisième ne peut ajuster l'ennemi, dont les deux premiers lui dérobent la vue. On prétend que deux rangs ne présentent pas assez de résistance contre la cavalerie; mais l'infanterie anglaise, doublant ses rangs en un clin d'œil, se trouve sur quatre hommes de profondeur pour recevoir la charge, et jamais nos escadrons n'ont pu la surprendre sur deux rangs, disposition qu'elle reprend lestement dès qu'il faut tirer!
Quoi qu'il en soit, j'ai la conviction que Napoléon aurait fini par triompher et par établir son frère sur le trône d'Espagne, s'il se fût borné à terminer cette guerre avant d'aller en Russie. La Péninsule ne recevait en effet d'appui que de l'Angleterre, et celle-ci, malgré les récents succès de ses armées, était si accablée par les envois incessants d'hommes et d'argent qu'engloutissait la Péninsule, que la Chambre des communes était sur le point de refuser les subsides nécessaires pour une nouvelle campagne, lorsqu'à notre retour de Portugal, une rumeur sourde ayant fait pressentir le dessein formé par Napoléon d'aller attaquer la Russie chez elle, le Parlement anglais autorisa la continuation de la guerre en Espagne. Elle ne fut pas heureuse pour nous; car la mésintelligence que j'ai signalée continua à régner entre les chefs de nos armées. Le maréchal Marmont se fit battre par Wellington à la bataille des Arapiles, et le roi Joseph perdit celle de Vitoria, où nous éprouvâmes de tels revers que, vers la fin de 1813, nos armées durent repasser les Pyrénées et abandonner totalement l'Espagne qui leur avait coûté tant de sang!
J'estime que dans les six années qui se sont écoulées depuis le commencement de 1808 jusqu'à la fin de 1813, les Français ont perdu dans la péninsule Ibérique 200,000 hommes tués, ou morts dans les hôpitaux, auxquels il faut ajouter les 60,000 perdus par nos alliés de diverses nations.
Les Anglais et les Portugais éprouvèrent aussi des pertes considérables, mais celles des Espagnols dépassèrent toutes les autres, à cause de l'obstination qu'ils mirent à soutenir le siège de plusieurs villes, dont les populations périrent presque entièrement. La vigueur de ces défenses célèbres, particulièrement celle de Saragosse, a jeté un tel éclat sur les Espagnols, qu'on attribue généralement à leur courage la délivrance de la Péninsule; mais c'est une erreur. Ils y ont certainement beaucoup contribué; cependant, sans l'appui des troupes anglaises, les Espagnols n'auraient jamais pu résister aux troupes françaises, devant lesquelles ils n'osaient tenir en ligne. Mais ils ont un mérite immense, c'est que, bien que battus, ils ne se découragent jamais. Ils fuient, vont se réunir au loin et reviennent quelques jours après, avec une nouvelle confiance, qui, toujours déçue, ne peut être détruite!… Nos soldats comparaient les Espagnols à des bandes de pigeons, qui s'abattent sur un champ et s'envolent au moindre bruit, pour revenir l'instant d'après. Quant aux Portugais, on ne leur a pas rendu justice pour la part qu'ils ont prise aux guerres de la Péninsule. Moins cruels, beaucoup plus disciplinés que les Espagnols et d'un courage plus calme, ils formaient dans l'armée de Wellington plusieurs brigades et divisions qui, dirigées par des officiers anglais, ne le cédaient en rien aux troupes britanniques; mais, moins vantards que les Espagnols, ils ont peu parlé d'eux et de leurs exploits, et la renommée les a moins célébrés.
Mais revenons pour un moment au mois de juin 1811, époque à laquelle Masséna quitta le commandement. La guerre que les Français faisaient dans la Péninsule était si désagréable et si pénible que chacun aspirait à rentrer en France. L'Empereur, qui ne l'ignorait pas et voulait maintenir son armée au complet, avait décidé qu'aucun officier ne s'éloignerait d'Espagne sans autorisation; et l'ordre de rappel adressé à Masséna lui enjoignit de n'emmener que deux aides de camp et de laisser tous les autres à la disposition de son successeur, le maréchal Marmont. Celui-ci, ayant son état-major au complet, et ne connaissant aucun de nous, n'avait pas plus envie de nous garder que nous ne désirions rester auprès de lui. Il ne nous assigna donc aucune fonction, et nous passâmes assez tristement une vingtaine de jours à Salamanque. Ils me parurent cependant moins longs qu'à mes camarades, parce que je les employai à consigner sur le papier mes souvenirs de la campagne que nous venions de faire. Ces notes me sont aujourd'hui très utiles pour écrire cette partie de mes Mémoires.
Le ministre de la guerre, prenant en considération la blessure que j'avais reçue à Miranda de Corvo, m'envoya enfin un congé pour me rendre en France. Quelques autres officiers de l'état-major de Masséna ayant aussi reçu l'autorisation de quitter la Péninsule, nous nous joignîmes à un détachement de cinq cents grenadiers qu'on venait de choisir dans toute l'armée pour aller à Paris renforcer la garde impériale. Avec une escorte pareille, on pouvait braver toutes les guérillas d'Espagne; aussi le général Junot et la duchesse sa femme résolurent-ils d'en profiter.
Nous voyagions à cheval, à petites journées et par un temps charmant. Pendant le trajet de Salamanque à Bayonne, Junot ne manqua pas de faire quelques excentricités qui m'inquiétèrent pour l'avenir. Nous arrivâmes enfin à la frontière, où je ne pus m'empêcher de sourire, en pensant au fâcheux pronostic que j'avais tiré de ma rencontre avec l'âne noir sur le pont de la Bidassoa, à ma dernière entrée en Espagne!… La campagne de Portugal avait failli me devenir fatale, mais enfin j'étais en France!… J'allais revoir ma mère, ainsi qu'une autre personne qui m'était déjà bien chère!… J'oubliai donc les maux passés et m'empressai de me rendre à Paris, où j'arrivai vers la mi-juillet 1811, après une absence de quinze mois bien péniblement remplis! Contrairement à mon attente, le maréchal me reçut on ne peut mieux, et je sus qu'il avait parlé de moi en termes très bienveillants à l'Empereur. Aussi, la première fois que je me présentai aux Tuileries, l'Empereur voulut bien m'exprimer sa satisfaction, me parler avec intérêt de mon combat de Miranda de Corvo, ainsi que de mes nouvelles blessures, et me demander à quel nombre elles s'élevaient. «À huit, Sire», lui répondis-je. «Eh bien, cela vous fait huit bons quartiers de noblesse!» repartit l'Empereur.
FIN DU DEUXIÈME TOME.
FOOTNOTES:
[1: Ce témoignage me fit un bien vif plaisir, et je pus m'écrier comme Montluc, qui venait d'être félicité pour son courage par le maréchal de Trivulce: «Il faut que je dise que j'estimai plus la louange que me donna cet homme que s'il m'eût donné la meilleure des terres siennes, encore que pour lors je fus bien peu riche! Cette gloire me fit enfler le cœur!»]
[2: Après quarante ans d'exil, le prince reparut sur la scène du monde en 1848: les révolutionnaires allemands le nommèrent vicaire général de l'Empire germanique.]
[3: Il est intéressant de rapprocher les récits qui vont suivre des Mémoires de la duchesse d'Abrantès concernant le Portugal.]
[4: Ces détails et ceux qui vont suivre ne font malheureusement que confirmer les appréciations que donne M. Thiers sur les causes de nos revers en Portugal.]