Mémoires du général baron de Marbot (2/3)
CHAPITRE XXVI
Combat de Znaïm.—Les cuirassiers de Guiton.—Je suis blessé en séparant les combattants.—M. d'Aspre.—Nouvelle brouille avec Masséna.—Retour à Paris.
Le 11 juillet, jour néfaste pour moi, le corps de Masséna parut devant Znaïm vers dix heures du matin, et nous aperçûmes, à une demi-lieue sur notre droite, les divisions du maréchal Marmont réunies sur le plateau de Teswitz. Ces troupes venaient de Laa par la route de Brünn. À midi, l'Empereur et sa garde arrivèrent à Zukerhandel, et l'armée d'Italie n'en était plus qu'à quelques lieues.
La ville de Znaïm, entourée d'un mur fort solide, est située sur un coteau couvert de vignobles, au bas duquel coulent la rivière de Taya et le fort ruisseau de Lischen, qui se jette dans la Taya au-dessous de Teswitz. Ces deux cours d'eau environnent donc une partie du coteau de Znaïm et en font une position retranchée par la nature, car, presque sur tous les points, les rives sont hérissées de rochers escarpés, d'un accès fort difficile. Le sol s'abaisse au village d'Oblass, que traverse la route de Vienne, par laquelle arrivait le corps de Masséna.
Le prince Charles, ne recevant pas de réponse à sa proposition d'armistice, et ne voyant même pas revenir son parlementaire, prit la résolution de profiter des bonnes positions qu'il occupait, pour risquer encore les chances d'une bataille. En conséquence, il forma son armée sur deux lignes, dont la première appuyait sa droite à la Taya, près de Kloster-Bruck, avait son centre en face de Teswitz et de Zukerhandel, et prolongeait sa gauche jusqu'à Kukrowitz. La seconde ligne occupait Znaïm, le Galgenberg et Brenditz; les réserves étaient en arrière. Une nuée de tirailleurs défendait les vignobles situés entre Znaïm, le Lischen et la Taya.
Dès son arrivée devant Oblass, Masséna fit occuper ce village, ainsi que le double pont qui passe sur la rivière et l'île dite des Faisans. La division Legrand, qui venait de s'en emparer, se porta sur Alt-Schallersdorf et Kloster-Bruck, vaste et ancien couvent transformé en fabrique de tabac. Nos troupes éprouvèrent sur ce point une résistance d'autant plus vive que notre artillerie ne secondait pas leurs efforts; ne pouvant, en effet, passer dans les vignes, elle était obligée de tirer du bord de la rivière, c'est-à-dire de bas en haut, ce qui rend le feu incertain et presque nul. Le maréchal, retenu à Oblass dans sa calèche, regrettait vivement de ne pouvoir monter à cheval, pour aller voir par lui-même ce qu'il y avait à faire pour remédier à cet inconvénient, lorsque je me permis de lui dire que, ayant exploré les environs avant l'attaque, je croyais qu'une batterie partant d'Oblass, longeant la rive droite de la rivière et allant se poster au-dessus du village d'Edelspitz, pourrait rendre les plus grands services. Masséna trouva l'avis utile; il m'en remercia et me chargea de conduire six canons au lieu indiqué, d'où, dominant et prenant à revers les troupes qui défendaient Kloster-Bruck et Alt-Schallersdorf, ils firent un tel ravage parmi les ennemis, que ceux-ci abandonnèrent promptement ces deux postes, dont nos troupes s'emparèrent. Le maréchal se félicitait du bon effet produit par cette batterie, lorsque j'accourus lui proposer d'en conduire une autre à Küeberg, point culminant de la rive gauche, mais cependant accessible en renforçant les attelages. Le maréchal y consentit, et, après quelques efforts, je réussis à faire monter huit pièces à Küeberg, d'où leurs boulets, fouettant en plein sur les lignes autrichiennes massées en avant de Znaïm, les eurent bientôt forcées à se réfugier derrière les murs de cette ville; aussi je ne doute pas que si la bataille eût continué, la batterie que nous avions placée sur le Küeberg n'eût été fort utile à l'armée française: c'est en occupant ce point avec de l'artillerie qu'on peut réduire promptement la forte position de Znaïm.
Pendant la vive canonnade dont je viens de parler, un orage épouvantable fondit sur la contrée. En un instant, tout est inondé. La Taya déborde, les armes ne peuvent plus faire feu, et l'on n'entend plus un seul coup de fusil. Les troupes du général Legrand se réfugient dans Kloster-Bruck, à Schallersdorf, et principalement dans les nombreuses caves creusées au milieu des vignes dont le coteau est couvert. Mais pendant que nos soldats vident les tonnes, sans se préoccuper des ennemis qu'ils supposent abrités dans les maisons de Znaïm, le prince Charles, prévenu sans doute de cette négligence, et voulant couper toute retraite à la division Legrand, fait sortir de la ville une colonne de mille grenadiers qui, s'élançant au pas de course sur la grande route abandonnée par nos gens, traversent Alt-Schallersdorf et arrivent au premier pont d'Oblass! Je descendais en ce moment du Küeberg et d'Edelspitz; j'y étais monté en passant par New-Schallersdorf, à côté d'Oblass, où j'avais pris les canons que je devais conduire; mais, en revenant seul, il me parut inutile de faire ce détour, puisque je savais que tout le terrain compris entre la Taya et Znaïm était occupé par une de nos divisions d'infanterie. Aussi, dès que je fus au petit pont qui sépare Edelspitz de l'île des Faisans, j'y passai la Taya pour gagner les grands ponts placés sur la grande route en face d'Oblass, où j'avais laissé le maréchal. Je venais de monter sur la chaussée qui unit ces deux ponts, lorsque, malgré l'orage, j'entends derrière moi le bruit de nombreux pas cadencés; je tourne la tête, et qu'aperçois-je?… Une colonne de grenadiers autrichiens qui n'était plus qu'à vingt-cinq pas de moi!… Mon premier mouvement fut de courir ventre à terre, afin de prévenir le maréchal et les nombreuses troupes qu'il avait auprès de lui; mais, à mon très grand étonnement, je trouvai le pont le plus voisin d'Oblass occupé par une brigade de cuirassiers français. Le général Guiton, qui la commandait, sachant la division Legrand de l'autre côté du fleuve, et ayant reçu un ordre inexact, s'avançait tranquillement au pas!
À peine avais-je eu le temps de dire: «Voilà les ennemis!…» que le général les aperçoit, met l'épée à la main, et criant: «Au galop!» s'élance sur les grenadiers autrichiens. Ceux-ci, venus pour nous attaquer à l'improviste, furent tellement étonnés de l'être eux-mêmes à l'instant où ils s'y attendaient si peu, que les premiers rangs eurent à peine le temps de croiser la baïonnette, et qu'en un clin d'œil les trois bataillons de grenadiers furent littéralement roulés par terre, sous les pieds des chevaux de nos cuirassiers!… Pas un des hommes ne resta debout!… Un seul fut tué; tous les autres furent pris, ainsi que les trois canons qu'ils avaient amenés pour contribuer à la défense de l'île des Faisans et des ponts.
Ce retour offensif aurait eu des résultats très fâcheux pour nous, si le prince Charles l'eût exécuté avec une troupe beaucoup plus nombreuse, en faisant en même temps attaquer la division Legrand dispersée dans les vignes, et qui, n'ayant plus de retraite par les ponts, eût éprouvé un très grand échec, car la Taya n'était pas guéable. Mais le général autrichien fit un faux calcul, en se flattant qu'un millier d'hommes envoyés pour s'emparer de l'île des Faisans pourraient s'y maintenir contre les attaques de trois de nos divisions, et contre les efforts que la division Legrand, attaquée elle-même, n'eût pas manqué de faire pour s'ouvrir un passage. Ainsi pris entre deux feux, les mille grenadiers autrichiens, enfermés dans l'île des Faisans, eussent été réduits à mettre bas les armes. Il est vrai que dans ce combat nous aurions perdu beaucoup d'hommes, dont la vie fut épargnée par l'attaque inattendue du général Guiton. Les cuirassiers, enhardis par le succès et ne connaissant pas le terrain, poussèrent leurs charges jusqu'aux portes de Znaïm, pendant que les fantassins du général Legrand, attirés par le tumulte, accouraient pour les seconder. La ville fut sur le point d'être enlevée… Mais des forces supérieures, secondées par une nombreuse artillerie, contraignirent les Français à redescendre jusqu'à Alt-Schallersdorf et Kloster-Bruck, où Masséna les fit soutenir par la division d'infanterie du général Carra Saint-Cyr.
L'Empereur, placé sur les hauteurs de Zukerhandel, ordonna à ce moment au maréchal Marmont de déboucher de Teswitz pour se lier à la droite de Masséna. La bataille s'engageait insensiblement. Pour s'en rapprocher, Napoléon vint à Teswitz. Masséna m'ayant envoyé vers Sa Majesté pour lui rendre compte de sa position, je revins avec l'ordre d'enlever à tout prix la ville que notre batterie de Küeberg foudroyait et que le maréchal Marmont allait assaillir aussi par le vallon de Lechen. De toutes parts on battait la charge, et le bruit des tambours, assourdi par l'effet de la pluie, se mêlait à celui du tonnerre… Nos troupes très animées s'avançaient bravement contre les nombreux bataillons qui, postés en avant de Znaïm, les attendaient résolument: quelques rares coups de fusil partaient seulement des maisons. Tout faisait présager un sanglant combat à la baïonnette, lorsqu'un officier de l'Empereur, arrivant à toute bride, apporta à Masséna l'ordre d'arrêter le combat, parce qu'un armistice venait d'être conclu entre Napoléon et le prince de Liechtenstein. Aussitôt le maréchal, qui s'était beaucoup rapproché des troupes, prescrit à tous les officiers de courir annoncer cette nouvelle sur les divers points de la ligne, et me désigne nominativement pour aller vers celle de nos brigades qui se trouve le plus près de la ville et a le moins d'espace à parcourir pour en venir aux mains avec l'ennemi.
Arrivé derrière ces régiments, en vain je veux parler; ma voix est dominée par les cris de: «Vive l'Empereur!» toujours précurseurs du combat, et déjà les troupes croisaient la baïonnette!… Le moindre retard allait donner lieu à l'une de ces terribles mêlées d'infanterie qu'il est impossible d'arrêter dès qu'elles sont engagées. Je n'hésite donc pas, et, passant par un intervalle, je m'élance entre les deux lignes prêtes à se joindre, et, tout en criant: «La paix! la paix!…» je fais avec ma main gauche signe d'arrêter, lorsque, tout à coup, une balle partie du faubourg me frappe au poignet!… Quelques-uns de nos officiers, comprenant enfin que je portais l'ordre de suspendre les hostilités, arrêtent la marche de leurs compagnies; d'autres hésitaient, parce qu'ils voyaient venir à eux les bataillons autrichiens qui n'étaient plus qu'à cent pas!… À ce moment, un aide de camp du prince Charles arrive également entre les deux lignes, cherchant à prévenir l'attaque, et reçoit aussi du faubourg une balle qui lui traverse l'épaule. Je cours vers cet officier, et, pour bien faire comprendre aux deux partis l'objet de notre mission, nous nous embrassons en témoignage de paix.
À cette vue, les officiers des deux nations, n'hésitant plus, commandent Halte! se groupent autour de nous, et apprennent qu'un armistice vient d'être conclu. On se mêle, on se félicite mutuellement; puis les Autrichiens retournent à Znaïm et nos troupes vers les positions qu'elles occupaient avant qu'on battît la charge.
La commotion du coup que j'avais reçu avait été si forte, que je croyais avoir le poignet cassé. Heureusement, il n'en était rien; mais la balle avait fortement lésé le nerf qui rattache le pouce au poignet.
Aucune de mes nombreuses blessures ne m'a fait autant souffrir: je fus obligé de porter le bras en écharpe pendant plus de six mois. Cependant, ma blessure, quoique grave, l'était bien moins que celle de l'aide de camp autrichien. C'était un tout jeune homme, plein de courage, et qui, malgré ce qu'il avait éprouvé, voulut absolument venir avec moi auprès de Masséna, tant pour voir ce vieux guerrier si célèbre, que pour accomplir un message dont le prince Charles l'avait chargé pour lui. Pendant le trajet que nous fîmes ensemble pour gagner Kloster-Bruck, où Masséna s'était établi, l'officier autrichien, qui perdait beaucoup de sang, ayant été sur le point de s'évanouir, je lui proposai de le reconduire à Znaïm; mais il persista à me suivre pour être pansé par les chirurgiens français, qu'il disait être bien plus habiles que ceux de son armée. Ce jeune homme s'appelait le comte d'Aspre et était neveu du général de ce nom, tué à Wagram. Le maréchal Masséna le reçut très bien et lui fit prodiguer toutes sortes de soins. Quant à moi, le maréchal, me voyant blessé de nouveau, crut devoir joindre ses suffrages à ceux de tous les officiers et même des soldats de la brigade, qui faisaient l'éloge du dévouement avec lequel je m'étais élancé entre les deux armées pour éviter l'effusion du sang.
Napoléon, étant venu vers le soir visiter les bivouacs, m'adressa de vifs témoignages de satisfaction, en ajoutant: «Vous êtes blessé bien souvent, mais je récompenserai votre zèle.» L'Empereur avait formé le projet de créer l'ordre militaire des Trois Toisons, dont les chevaliers devaient avoir au moins six blessures, et j'appris plus tard que Sa Majesté m'avait inscrit au nombre des officiers qu'il jugeait dignes de recevoir cette décoration, dont je reparlerai plus loin. L'Empereur voulut voir M. d'Aspre, qui avait montré le même dévouement que moi, et le chargea de compliments pour le prince Charles.
Comme, tout en se félicitant que les cuirassiers fussent arrivés sur les ponts à l'instant même où les grenadiers autrichiens allaient s'en emparer, Napoléon s'étonnait qu'on eût envoyé de la grosse cavalerie au delà du fleuve, sur un coteau où il n'y avait d'autre passage qu'une grande route encaissée entre des vignobles, personne ne voulut avoir donné cet ordre, qui ne provenait ni du maréchal, ni du chef d'état-major, et le général de cuirassiers ne pouvant désigner l'officier qui le lui avait transmis, l'auteur de cette heureuse faute resta inconnu.
Pendant le peu de minutes que les grenadiers occupèrent l'île des Faisans, ils y prirent trois de nos généraux: Fririon, chef d'état-major de Masséna, Lasouski et Stabenrath, auxquels ils enlevèrent en un tour de main leurs bourses et leurs éperons d'argent. Ces généraux, délivrés à l'instant même par nos cuirassiers, rirent beaucoup de leur courte captivité.
Je vous ai dit qu'avant d'avoir reçu ma blessure, et immédiatement après la belle charge des cuirassiers, le maréchal m'avait ordonné d'aller rendre compte de ce beau fait d'armes à l'Empereur, toujours placé à Zukerhandel. Comme l'orage avait rendu la Taya infranchissable à gué, je dus la passer, en face d'Oblass, sur les ponts de l'île des Faisans, pour gagner Zukerhandel par Teswitz, d'où les troupes du maréchal Marmont débouchaient en ce moment. L'artillerie ennemie faisait un feu terrible sur elles, de sorte que le terrain qui avoisine la rivière était labouré par les boulets, et cependant il n'y avait pas moyen de prendre un autre chemin, à moins de faire un détour considérable: je pris donc cette direction. J'étais parti d'Oblass avec M. le chef d'escadron de Talleyrand-Périgord, qui, après avoir porté un ordre au maréchal Masséna, retournait à l'état-major impérial dont il faisait partie. Cet officier avait déjà parcouru ce trajet, et il s'offrit pour me guider. Il marchait devant moi sur le petit sentier qui longe la rive droite de la Taya, lorsque, la canonnade ennemie redoublant d'intensité, nous accélérons la rapidité de notre course. Tout à coup, un maudit soldat du train, dont le cheval était chargé de poulets et de canards, produit de sa maraude, sort d'entre les saules qui bordent la rivière, et, se plaçant sur le sentier à quelques pas de M. de Talleyrand, se lance à toute bride; mais un boulet ayant tué son cheval, celui de M. de Talleyrand, qui le suivait de près, heurte le cadavre de cet animal et s'abat complètement!… En voyant tomber mon compagnon, je mets pied à terre pour l'aider à se relever. La chose était difficile, car l'un de ses pieds était engagé dans l'étrier sous le ventre du cheval. Le soldat du train, au lieu de nous prêter assistance, courut se blottir parmi les arbres, et je restai seul pour accomplir une tâche d'autant plus pénible qu'une grêle de boulets tombait autour de nous, et que les tirailleurs ennemis, poussant les nôtres, pouvaient venir nous surprendre!… N'importe!… Je n'abandonnerai pas un camarade dans cette fâcheuse position!… Je me mis donc à l'œuvre, et, après des efforts inouïs, j'eus le bonheur de relever le cheval et de replacer M. de Talleyrand en selle; puis nous reprîmes notre course.
J'eus d'autant plus de mérite en cette circonstance, que je voyais mon compagnon pour la première fois; aussi m'exprima-t-il sa reconnaissance dans les termes les plus chaleureux, et lorsque, arrivés à Zukerhandel, j'eus rempli ma mission auprès de l'Empereur, je fus entouré et félicité par tous les officiers du grand état-major. M. de Talleyrand leur avait appris ce que je venais de faire, et répétait sans cesse: «Voilà ce qu'on appelle un excellent camarade!» Quelques années plus tard, lorsque je revins de l'exil auquel m'avait condamné la Restauration, M. de Talleyrand, alors général de la garde royale, me reçut assez froidement. Toutefois, lorsque vingt ans après je le retrouvai à Milan, où j'accompagnai Mgr le duc d'Orléans, je ne lui en tins pas rancune, et nous nous serrâmes la main. C'est dans ce même voyage que je rencontrai à Crémone M. d'Aspre, devenu général-major au service de l'Autriche, après avoir servi l'Espagne jusqu'en 1836. Depuis, il a commandé en second l'armée d'Italie, sous le célèbre maréchal Radetzki. Mais revenons à Znaïm.
Les Autrichiens évacuèrent cette ville, et on y établit le quartier général de Masséna, dont le corps d'armée forma un camp dans les environs. L'armistice avait livré provisoirement à Napoléon le tiers de la monarchie autrichienne, habité par 8,000,000 d'âmes: c'était un immense gage de paix.
M. d'Aspre, étant trop souffrant pour suivre son armée, resta à Znaïm. Je le vis souvent; c'était un homme de beaucoup d'esprit, quoique un peu exalté.
Ma blessure me faisait beaucoup souffrir; je ne pouvais faire aucun service à cheval. Masséna me chargea donc de dépêches pour l'Empereur, en m'ordonnant d'aller en poste à Vienne, où il ne tarda pas à venir s'établir avec son état-major. Nos gens et nos chevaux restèrent à Znaïm, à tout événement. La conclusion de la paix traînait en longueur: Napoléon voulait écraser l'Autriche, qui résistait d'autant plus qu'elle espérait le secours des Anglais descendus en Hollande le 30 juillet et déjà maîtres de Flessingue.
En apprenant cet événement, le grand chancelier Cambacérès, qui gouvernait la France en l'absence de l'Empereur, fit marcher les troupes disponibles vers les bords de l'Escaut et en confia le commandement au maréchal Bernadotte. Ce choix déplut beaucoup à Napoléon. Du reste, les Anglais se retirèrent presque aussitôt. Les conférences reprirent avec la même lenteur; nous occupions toujours le pays, et le quartier général de Masséna resta à Vienne depuis le 15 juillet jusqu'au 10 novembre. Privé, par ma blessure, des agréments que cette ville offrait aux officiers, j'eus du moins la satisfaction de trouver chez la comtesse de Stibar, chez laquelle j'étais logé, tous les soins que réclamait ma position: je lui en ai conservé une bien vive reconnaissance.
J'avais retrouvé à Vienne mon bon ami le général de Sainte-Croix, que sa blessure retint plusieurs mois au lit. Il logeait dans le palais Lobkowitz qu'occupait Masséna. Je passais chaque jour plusieurs heures avec lui, et l'instruisis du mécontentement que le maréchal paraissait avoir conçu contre moi depuis l'incident de Wagram. Comme il avait une très grande influence sur Masséna, il lui fit bientôt sentir combien son attitude à mon égard avait été pénible et blessante. Ses bons offices, ainsi que ma conduite à Znaïm, me remirent enfin assez bien dans l'esprit du maréchal, lorsque, par un excès de franchise, je détruisis le résultat obtenu, et ravivai le mauvais vouloir du maréchal à mon égard. Voici à quel sujet.
Vous savez que blessé aux jambes, à la suite d'une chute de cheval qu'il avait faite dans l'île de Lobau, Masséna fut obligé de monter en calèche pour diriger ses troupes pendant la bataille de Wagram, ainsi qu'aux combats qui la suivirent. On allait donc atteler des chevaux d'artillerie à cette voiture, lorsque, s'étant aperçu qu'ils étaient trop longs pour le timon, et n'avaient pas assez de liant dans leurs mouvements, on leur substitua quatre chevaux des écuries du maréchal, pris parmi les plus dociles, et parfaitement habitués au bruit du canon. Les deux soldats du train désignés pour conduire Masséna allaient se mettre en selle, le 4 juillet au soir, quand le cocher et le postillon du maréchal déclarèrent que, puisque leur maître se servait de ses propres chevaux, c'était à eux à les diriger. Malgré toutes les observations qu'on put leur faire sur les dangers auxquels ils s'exposaient, ces deux hommes persistèrent à vouloir conduire leur maître. Cela dit, et comme s'il se fût agi d'une simple promenade au bois de Boulogne, le cocher monta sur le siège, et le postillon sauta à cheval!… Ces deux intrépides serviteurs furent pendant huit jours exposés à de très grands dangers, surtout à Wagram, où plusieurs centaines d'hommes furent tués auprès de leur calèche. À Guntersdorf, le boulet qui traversa cette voiture perça la redingote du cocher, et un autre boulet tua le cheval que montait le postillon!… Rien n'intimida ces deux fidèles domestiques, dont tout le corps d'armée admirait le dévouement. L'Empereur même les félicita, et dans une de ses fréquentes apparitions auprès de Masséna, il lui dit: «Il y a sur le champ de bataille 300,000 combattants: eh bien! savez-vous quels sont les deux plus braves? C'est votre cocher et votre postillon, car nous sommes tous ici pour faire notre devoir, tandis que ces deux hommes, n'étant tenus à aucune obligation militaire, pouvaient s'exempter de venir s'exposer à la mort; ils ont donc mérité plus qu'aucun autre!» Puis s'adressant aux conducteurs de la voiture, il s'écria: «Oui, vous êtes deux braves!…»
Napoléon aurait certainement récompensé ces gens-là, mais il ne pouvait leur donner que de l'argent, et il craignit probablement de blesser la susceptibilité de Masséna, pour le service duquel ils bravaient tant de périls!… C'était en effet au maréchal à le faire, d'autant plus qu'il jouissait d'une fortune colossale: 200,000 fr. en qualité de chef d'armée; 200,000 francs comme duc de Rivoli, et 500,000 francs comme prince d'Essling: au total, neuf cent mille francs par an.
Cependant, Masséna laissa d'abord s'écouler deux mois sans annoncer à ces hommes ses intentions à leur égard; puis, un jour que plusieurs de ses aides de camp, au nombre desquels j'étais, se trouvaient réunis auprès du lit de Sainte-Croix, Masséna, qui le visitait fréquemment, entra dans l'appartement, et tout en causant avec nous sur les événements de la campagne, il se félicita d'avoir suivi le conseil que je lui avais donné d'aller sur le champ de bataille en calèche, plutôt que de s'y faire porter par des grenadiers; il fut alors tout naturellement conduit à parler de son cocher et de son postillon, et loua leur sang-froid et le courage dont ils n'avaient cessé de faire preuve au milieu des plus grands périls. Enfin, le maréchal termina en disant que, voulant accorder à ces braves gens une bonne récompense, il allait donner à chacun d'eux 400 francs. Puis, s'adressant à moi, il eut le courage de me demander si ces deux hommes ne seraient pas satisfaits!…
J'aurais dû me taire, ou me borner à proposer une somme un peu plus forte; mais j'eus le tort d'être trop franc, et surtout de l'être avec malice; car, bien que j'eusse parfaitement compris que Masséna n'entendait donner à chacun de ces gens que 400 francs une fois payés, je répondis qu'avec 400 francs de rente viagère, qu'ils ajouteraient à leurs petites économies, le cocher et le postillon seraient sur leurs vieux jours à l'abri de la misère. Une tigresse dont un chasseur imprudent attaque les petits n'a pas des yeux plus terribles que le devinrent ceux de Masséna en m'entendant parler ainsi; il bondit de son fauteuil en s'écriant: «Malheureux!… vous voulez donc me ruiner!… Comment! 400 francs de rente viagère!… Mais non, non, non!… C'est 400 fr. une fois donnés!»
La plupart de mes camarades gardèrent un prudent silence; mais le général Sainte-Croix et le commandant Ligniville déclarèrent hautement que la récompense fixée par le maréchal ne serait pas digne de lui, et qu'il fallait la changer en une rente viagère. Alors Masséna ne se contint plus: il courait furieux dans la chambre, en renversant tout ce qui se trouvait sous sa main, même les gros meubles, et s'écriait: «Vous voulez me ruiner!…» Puis, en sortant, il nous dit pour adieux: «Je préférerais vous voir fusiller tous, et recevoir moi-même une balle au travers du bras, plutôt que de signer la dotation d'une pension viagère de 400 francs pour qui que ce fût… Allez tous au diable!…»
Le lendemain, il revint parmi nous, très calme en apparence, car personne ne savait dissimuler comme lui; mais, à compter de ce jour, le général Sainte-Croix, son ami, perdit beaucoup de son affection; il prit Ligniville en guignon, et lui en donna des preuves l'année suivante en Portugal. Quant à moi, il m'en voulut encore plus qu'à mes camarades, parce que j'avais le premier parlé des 400 francs de rente. De bouche en bouche, la nouvelle de cet incident arriva aux oreilles de l'Empereur: aussi, un jour que Masséna dînait avec Napoléon, Sa Majesté ne cessa de le plaisanter sur son amour pour l'argent et lui dit qu'il pensait néanmoins qu'il avait fait une bonne pension aux deux braves serviteurs qui conduisaient sa calèche à Wagram… Le maréchal répondit alors qu'il leur donnerait à chacun 400 francs de rente viagère, ce qu'il fit sans qu'il fût besoin de lui percer le bras d'une balle. Sa colère contre nous s'en accrut encore, et il nous disait souvent, avec un rire sardonique: «Ah! mes gaillards, si je suivais vos bons avis, vous m'auriez bientôt ruiné!…»
L'Empereur, voyant que les plénipotentiaires autrichiens reculaient constamment la conclusion du traité de paix, se préparait à la guerre, en faisant venir de France de nombreux renforts, dont il arrivait tous les jours de nombreux détachements, que Napoléon inspectait lui-même à la parade quotidienne, passée dans la cour du palais de Schœnbrünn. Ces recrues attiraient beaucoup de curieux, qu'on laissait trop facilement approcher; aussi, un étudiant, nommé Frédéric Stabs, fils d'un libraire de Naumbourg et membre de la société secrète du Tugensbund (ligue de la vertu), profita de ce défaut de surveillance pour se glisser dans le groupe qui environnait l'Empereur. Déjà deux fois le général Rapp l'avait invité à ne pas s'approcher aussi près, lorsqu'en l'éloignant une troisième fois, il sentit que ce jeune homme avait des armes cachées sous ses habits. Stabs fut arrêté et avoua qu'il était venu dans l'intention de tuer l'Empereur, afin de délivrer l'Allemagne de son joug. Napoléon voulait lui laisser la vie et le faire traiter comme atteint de démence; mais les médecins ayant affirmé qu'il n'était pas fou, et cet homme persistant à dire que, s'il s'échappait, il chercherait de nouveau à accomplir l'attentat qu'il avait depuis longtemps conçu, on l'envoya au conseil de guerre; il fut condamné, et l'Empereur l'abandonna à son malheureux sort: Stabs fut fusillé.
Le traité de paix ayant été signé le 14 octobre, l'Empereur quitta l'Autriche le 22, laissant au major général et aux maréchaux le soin de présider au départ des troupes, qui ne fut entièrement effectué que quinze jours après. Masséna autorisa alors ses officiers à rentrer en France.
Je quittai Vienne le 10 novembre. J'avais acheté une calèche, dans laquelle je voyageai jusqu'à Strasbourg avec mon camarade Ligniville, dont la famille habitait les environs. J'avais laissé en arrière mon domestique, chargé de conduire l'un de mes chevaux à Paris. Je me trouvais donc seul à Strasbourg et craignais de me mettre seul en route, car mon bras était très enflé; l'ongle du pouce venait de tomber, et je souffrais au delà de toute expression. J'aperçus heureusement, dans l'hôtel où je logeais, le chirurgien-major du 10e de chasseurs, qui voulut bien me panser, et qui, devant se rendre à Paris, prit place dans ma voiture, en m'assurant ses soins pendant le trajet. Ce docteur quittait le service militaire, pour s'établir à Chantilly, où je l'ai revu, vingt années après, à la table de Mgr le duc d'Orléans, comme commandant de la garde nationale. J'arrivai néanmoins à Paris en assez mauvais état; mais les bons soins de ma mère, et le repos dont je jouissais enfin auprès d'elle, hâtèrent ma guérison.
Ainsi se termina pour moi l'année 1809. Or, si vous vous rappelez que je l'avais commencée à Astorga, en Espagne, pendant la campagne contre les Anglais, après laquelle je pris part au siège de Saragosse, où je reçus une balle au travers du corps; si vous considérez qu'il me fallut ensuite traverser une partie de l'Espagne, toute la France et l'Allemagne, assister à la bataille d'Eckmühl, monter à l'assaut de Ratisbonne, exécuter à Mölk le périlleux passage du Danube, combattre pendant deux jours à Essling, où je fus blessé à la cuisse, me trouver engagé pendant soixante heures à la bataille de Wagram, enfin être blessé au bras au combat de Znaïm, vous conviendrez que cette année avait été pour moi bien fertile en événements et m'avait vu courir bien des dangers!
CHAPITRE XXVII
1810.—Mésaventure dans un bal masqué.—Création de l'ordre des Trois Toisons.—Mariage de l'Empereur avec Marie-Louise d'Autriche.
Il est un écueil qu'évitent rarement les personnes qui écrivent leur propre histoire, c'est la minutie des détails: je cède d'autant plus à cet entraînement, que vous m'y avez encouragé après avoir lu ce qui précède.
L'année 1810 s'ouvrit pour moi sous d'heureux auspices: je me trouvais à Paris auprès de ma mère, et les blessures que j'avais reçues pendant les deux dernières campagnes étaient parfaitement guéries, ce qui me permettait d'aller dans le monde. Je me liai plus intimement avec M. et Mme Desbrières, dont j'épousai la fille l'année suivante. Mais, avant d'arriver à ce moment heureux, je dus faire la pénible campagne de Portugal, où je courus de bien grands dangers.
L'Empereur venait de nommer le maréchal Masséna généralissime d'une armée formidable, qu'il se proposait de diriger au printemps sur Lisbonne, occupé en ce moment par les Anglais.
Nous faisions donc nos préparatifs de départ; mais comme, selon leur habitude, les Français préludaient aux combats par les plaisirs, jamais Paris ne fut plus brillant que cet hiver-là. Ce n'étaient, tant à la cour qu'à la ville, que fêtes et bals somptueux, auxquels mon grade et mon titre d'aide de camp du prince d'Essling me faisaient toujours inviter. L'Empereur, donnant d'immenses traitements aux grands dignitaires, exigeait qu'ils fissent prospérer le commerce en excitant le luxe par de grandes réunions. Presque tous considéraient donc comme un devoir cette manière de faire la cour au maître: c'était à qui surpasserait les autres. Mais celui qui se distinguait le plus dans cette lutte de faste était M. le comte Marescalchi, ambassadeur de Napoléon roi d'Italie auprès de Napoléon empereur des Français. Ce diplomate, qui occupait le bel hôtel situé aux Champs-Élysées, au coin de l'avenue Montaigne, avait imaginé un amusement, sinon nouveau, au moins très perfectionné par lui: c'étaient des bals costumés et masqués; et comme l'étiquette se serait opposée à ce qu'on se travestît à la cour et chez les grands dignitaires, M. Marescalchi avait le monopole de ce genre de plaisirs, et ses bals, très courus, réunissaient toute la haute société de Paris.
L'Empereur lui-même, dont le divorce avec Joséphine venait d'être prononcé, et dont le mariage avec Marie-Louise d'Autriche n'était point encore conclu, l'Empereur ne manquait pas une de ces fêtes; on disait même qu'il en donnait le programme. Caché sous un simple domino noir, portant un masque ordinaire et donnant le bras au maréchal Duroc, déguisé de la même façon, Napoléon se mêlait à la foule et s'amusait à intriguer les dames, qui, presque toutes, avaient la figure découverte. Il est vrai que cette foule se composait de personnes sûres et connues, d'abord parce que, avant de faire ses invitations, M. Marescalchi en soumettait la liste au ministre de la police, et que l'adjudant de place Laborde, si célèbre à cette époque par le talent avec lequel il flairait un conspirateur, se tenait à l'entrée des appartements, dans lesquels personne ne pénétrait sans se démasquer devant lui, déclarer son nom et montrer son billet. De nombreux agents déguisés parcouraient le bal, et un bataillon de la garde environnait l'hôtel, dont il gardait toutes les issues. Mais ces précautions indispensables étaient dirigées avec tant de ménagements par le général Duroc, qu'une fois dans les salons, les invités ne s'apercevaient nullement de cette surveillance, qui ne gênait en rien l'expansion de leur gaieté.
Je ne manquais jamais aucune de ces réunions, où je m'amusais beaucoup. Cependant, j'y éprouvai une nuit un désagrément qui troubla fort le plaisir que je goûtais. L'aventure mérite, je crois, de vous être racontée.
Ma mère était à je ne sais quel degré parente du général de division Sahuguet d'Espagnac, dont le père avait été gouverneur des Invalides sous Louis XV: ils se traitaient de cousins. Nommé, sous le Consulat, gouverneur de l'île Tabago qui appartenait alors à la France, le général Sahuguet y mourut, laissant une veuve qui vint habiter Paris. C'était une très bonne femme, mais d'un caractère un peu aigre; aussi ma mère et moi ne lui faisions-nous que de très rares visites. Or il advint que pendant l'hiver de 1810 je trouvai chez elle une de ses amies que je ne connaissais pas encore, mais dont j'avais beaucoup entendu parler. Mme X… était une femme de la plus haute taille, ayant passé la cinquantaine. On disait qu'elle avait été fort belle, mais il ne lui restait de son ancienne beauté que des cheveux magnifiques; elle avait la voix et les gestes d'un homme, l'air hautain, la parole hardie; c'était un vrai dragon. Veuve d'un homme qui avait occupé un emploi élevé, mais qui avait abusé de la confiance que le gouvernement avait placée en lui, elle avait vu liquider sa pension dans des conditions qu'elle trouvait beaucoup trop faibles. Venue à Paris pour réclamer contre ce qu'elle appelait une injustice criante, et voyant ses prétentions repoussées par le ministère, elle s'adressa vainement à tous les princes et princesses de la famille impériale, et se décida, en désespoir de cause, à parler à l'Empereur lui-même! Mais l'audience lui ayant été refusée, cette femme obstinée suivait sans cesse Napoléon, en cherchant à pénétrer dans tous les lieux où il se rendait. Ayant appris qu'il se rendait au bal de M. Marescalchi, elle pensa que ce diplomate ne refuserait pas de recevoir la veuve d'un homme autrefois haut placé. Elle avait donc écrit bravement à M. Marescalchi pour le prier de l'inviter, et l'ambassadeur ayant porté sur sa liste le nom de cette dame, qui avait échappé aux investigations de la police, Mme X… venait de recevoir un billet pour le bal, qui devait avoir lieu le soir même du jour où je la vis chez Mme Sahuguet. La conversation lui ayant bientôt appris que j'irais à cette fête, elle me dit qu'elle serait d'autant plus heureuse de m'y rencontrer que, n'habitant pas ordinairement Paris, elle n'y connaissait que très peu de personnes, dont aucune n'allait chez M. Marescalchi. Je répondis par des politesses banales, d'usage en pareil cas, et j'étais bien loin de penser qu'il en résulterait pour moi un des plus grands désagréments que j'aie jamais éprouvés!…
La nuit venue, je me rends à l'ambassade. Le bal se donnait au rez-de-chaussée, tandis que dans les appartements du premier étage se trouvaient les tables de jeu et les salons de conversation. Il y avait foule, lorsque j'arrivai, autour des nombreux quadrilles de danseurs, parés des costumes les plus magnifiques. Au milieu de cette profusion de soieries, de velours, de plumes et de broderies, apparut tout à coup un colosse féminin, une cariatide, vêtue d'une simple robe de calicot blanc, rehaussée d'un corset rouge et chamarrée de nombreux rubans de couleur du plus mauvais goût!… C'était Mme X——, qui, pour montrer sa belle chevelure, n'avait trouvé rien de mieux que de se costumer en bergère, ayant un petit chapeau de paille sur l'oreille et deux énormes tresses qui lui battaient les talons!… La tournure bizarre de cette dame et l'étrange simplicité de la toilette avec laquelle elle paraissait dans une aussi brillante réunion ayant attiré tous les regards, la curiosité me fit porter les yeux de ce côté. Je venais malheureusement d'ôter mon masque. Mme X——, fort embarrassée dans cette foule inconnue, vint à moi, et, sans plus de façons, s'accroche à mon bras en disant à haute voix: «J'aurai enfin un chevalier!…» J'aurais voulu passer cette étrange bergère au grand diable d'enfer, d'autant plus que ses confidences indiscrètes me faisaient craindre une scène avec l'Empereur, ce qui m'eût fortement compromis. Je cherchais donc l'occasion de me débarrasser d'elle, lorsque le prétexte se présenta de lui-même.
J'ai dit qu'à leur entrée dans le bal, presque toutes les femmes se démasquaient, ce qui rendait la réunion bien plus agréable. Quelques hommes faisaient de même pour éviter la chaleur, et l'on tolérait cela tant que leur nombre n'était pas trop considérable, parce que s'ils eussent eu tous le visage découvert, il aurait été évident qu'en ne voyant plus que deux hommes masqués, ç'aurait été l'Empereur avec le général Duroc. Dès lors, la réunion aurait perdu toute espèce de charme pour Napoléon, qui, dans son incognito, se complaisait à intriguer certaines personnes et à écouter ce qui se disait autour de lui. Or, au moment où je désirais le plus vivement m'éloigner de Mme X——, et où beaucoup d'hommes avaient, ainsi que moi, la figure découverte, les jeunes secrétaires attachés à l'ambassade de M. Marescalchi parcouraient les salles, en nous invitant à remettre nos masques. Le mien était dans ma poche, mais je feignis de l'avoir laissé sur une banquette de la salle voisine, et, sous prétexte d'aller le chercher, je m'éloignai de l'importune bergère, en lui promettant de revenir au plus tôt!…
Me voyant enfin débarrassé de ce terrible cauchemar, je me hâtai de monter au premier étage, où, après avoir traversé les paisibles salons de jeu, j'allai m'établir à l'extrémité des appartements, dans une pièce isolée, faiblement éclairée par le demi-jour d'une lampe d'albâtre. Il ne s'y trouvait personne. Je me démasquai donc, et, tout en prenant un excellent sorbet, je me reposais, en me félicitant d'avoir échappé à Mme X——, lorsque deux hommes masqués, à taille courte et grosse, enveloppés dans des dominos noirs, entrèrent dans le petit salon où je me trouvais seul. «Nous serons ici loin du tumulte», dit l'un d'eux; puis il m'appela d'un ton d'autorité, par mon nom tout court, en me faisant signe de venir à lui. Bien que je ne visse pas la figure de cet individu, comme je me trouvais dans un hôtel qui réunissait en ce moment tous les princes et dignitaires de l'Empire, je compris à l'instant que l'homme qui, par un geste aussi impératif, appelait à lui un officier de mon grade, devait être un grand personnage. Je m'avançai donc, et l'inconnu me dit à demi-voix: «Je suis Duroc, l'Empereur est avec moi; Sa Majesté est très fatiguée; accablée par la chaleur, elle désire se reposer dans cette pièce écartée; restez avec nous, afin d'éloigner les soupçons des personnes qui pourraient survenir.»
L'Empereur s'assit alors sur un fauteuil tourné vers l'angle des murs du salon. Le général et moi, nous en prîmes deux autres, que nous plaçâmes dos à dos avec le sien, de façon à le couvrir. Nous faisions face à la porte d'entrée. Le général conserva son masque et m'engagea à causer comme si j'étais avec quelques-uns de mes camarades. L'Empereur, s'étant démasqué, demanda au général deux mouchoirs, avec lesquels il essuya la sueur qui inondait sa figure et son cou; puis, me frappant légèrement sur l'épaule, il me pria (ce fut son expression) de lui avoir un grand verre d'eau fraîche et de le lui apporter moi-même. Je courus promptement au buffet d'un des salons voisins, pris un verre et le remplis d'eau à la glace. Mais au moment où je le portais vers la pièce où se trouvait Napoléon, je fus accosté par deux hommes de haute taille, déguisés en Écossais, dont l'un me dit tout bas à l'oreille: «Monsieur le chef d'escadron Marbot répond-il de la salubrité de l'eau qu'il porte en ce moment?» Je crus pouvoir l'affirmer, car je l'avais prise dans une des nombreuses carafes servant indistinctement à toutes les personnes qui s'approchaient du buffet. Ces deux individus faisaient certainement partie des agents de la sûreté disséminés dans l'hôtel sous divers travestissements, et dont plusieurs surveillaient constamment la personne de l'Empereur, sans le gêner par une assiduité obséquieuse: ils marchaient à distance respectueuse de lui, prêts à voler à son secours en cas de besoin.
Napoléon reçut avec un si vif plaisir l'eau que je lui apportais, que je le crus en proie à une soif ardente; mais, à mon grand étonnement, il n'en but qu'une très petite gorgée; puis, trempant tour à tour les deux mouchoirs dans l'eau à la glace, il me dit de lui en glisser un sur la nuque, tandis qu'il en plaçait un sur sa figure, en répétant plusieurs fois: «Ah! que c'est bon!… que c'est bon!…» Le général Duroc reprit alors la conversation avec moi. Elle roula principalement sur la campagne que nous venions de faire en Autriche. L'Empereur me dit: «Vous vous y êtes bien conduit, surtout à l'assaut de Ratisbonne et au passage du Danube; je ne l'oublierai jamais et, sous peu, je vous donnerai une marque éclatante de ma satisfaction.»
Bien que je ne pusse comprendre en quoi consistait la nouvelle récompense qui m'était destinée, mon cœur nageait dans la joie!… Mais, ô douleur! la terrible bergère, Mme X…, paraît à l'extrémité du petit salon! «Ah! vous voilà, monsieur! Je me plaindrai à votre cousine de votre peu de galanterie! s'écria-t-elle. Depuis que vous m'avez abandonnée, j'ai été dix fois sur le point d'être étouffée! J'ai quitté la salle de bal: on y est suffoqué par la chaleur. Je vois qu'on est bien ici, et je vais m'y reposer.» Cela dit, elle s'assoit auprès de moi.
Le général Duroc se tut, et Napoléon, ayant toujours le dos tourné et la figure dans le mouchoir mouillé, gardait la plus parfaite immobilité. Elle s'accrut encore lorsque la bergère, donnant un libre cours à son intempérance de langue, sans se soucier de nos voisins, qu'elle pensait m'être totalement étrangers, me raconta qu'elle avait cru reconnaître plusieurs fois dans la foule le personnage qu'elle cherchait, mais qu'il lui avait été impossible de l'aborder. «Il faut pourtant que je lui parle, disait-elle; il faut absolument qu'il double ma pension. Je sais bien qu'on a cherché à me nuire, sous prétexte que, dans ma jeunesse, j'ai eu des amants! Eh! parbleu! il suffit d'écouter un instant ce qui se dit là-bas, dans l'entre-deux des croisées, pour comprendre que chacun y est avec sa chacune! D'ailleurs, ses sœurs n'ont-elles pas des amants?… N'a-t-il pas des maîtresses, lui?… Que vient-il faire ici, si ce n'est causer plus librement avec de jolies femmes?… On prétend que mon mari a volé; mais le pauvre diable s'y est pris bien tard et bien maladroitement! D'ailleurs, ceux qui accusent mon mari n'ont-ils pas volé aussi? Est-ce par héritage qu'ils ont eu leurs hôtels et leurs belles terres? Et lui, n'a-t-il pas volé en Italie, en Égypte, partout?—Mais, madame, permettez-moi de vous faire observer que ce que vous dites là est fort inconvenant, et que je suis d'autant plus surpris que vous teniez de tels discours, que je vous ai vue ce matin pour la première fois!—Bah! bah! je dis la vérité devant tout le monde, moi! Et s'il ne me donne pas une bonne pension, je lui dirai ou lui écrirai son fait très vertement… Ah! ah! je n'ai peur de rien, moi!» J'étais sur le gril, et j'aurais volontiers changé ma situation actuelle contre une attaque de cavalerie ou l'assaut d'une brèche! Cependant, ce qui atténuait un peu ma douleur, c'est que le bavardage de Mme X… devait me disculper auprès de mes deux voisins, en leur apprenant que ce n'était pas moi qui l'avais amenée au bal, que je l'avais vue ce jour-là pour la première fois, et m'étais éloigné d'elle aussitôt que je l'avais pu.
J'étais cependant fort inquiet sur la manière dont finirait cette pénible scène, lorsque le général Duroc, se penchant vers moi, me dit: «Empêchez cette femme de nous suivre!» Il se leva; l'Empereur avait remis son masque, pendant que Mme X… déblatérait contre lui, et en passant devant elle, il me dit: «Marbot, les personnes qui te portent intérêt apprennent avec plaisir que ce n'est que d'aujourd'hui que tu connais cette charmante bergère, que tu ferais bien d'envoyer paître ses moutons!…» Cela dit, Napoléon prend le bras de Duroc et sort avec lui.
Mme X——, stupéfaite, et croyant les reconnaître, veut s'élancer vers eux!… Je compris que, malgré ma force, je ne pourrais retenir ce colosse par le bras, mais je la saisis par sa jupe, dont la taille se déchira avec un grand craquement!… À ce bruit, la bergère craignant de se trouver en chemise, si elle tirait dans le sens contraire, s'arrêta tout court, en disant: «C'est lui! c'est lui!…» et m'adressa de vifs reproches pour l'avoir empêchée de le suivre! Je les supportai patiemment, jusqu'à ce que j'eusse aperçu au loin l'Empereur et Duroc, accompagnés à distance par les deux Écossais, sortir de la longue enfilade des salons et gagner l'escalier qui conduisait au bal. Jugeant alors que Mme X… ne pourrait les retrouver dans la foule, je fis à la bergère une très profonde salutation, sans mot dire, et m'éloignai d'elle au plus vite!… Elle était furieuse et prête à étouffer de rage!… Cependant, en sentant que le bas de son vêtement allait l'abandonner, elle me dit: «Tâchez au moins de me faire avoir quelques épingles, car ma robe va tomber!…» Mais j'étais si courroucé de ses excentricités que je la plantai là, et j'avouerai même que j'eus la méchanceté de me réjouir de l'embarras dans lequel je la laissais! Pour me remettre des émotions causées par cette étrange et pénible aventure, je me hâtai de quitter l'hôtel Marescalchi et de rentrer chez moi.
Je passai une nuit des plus agitées, tourmenté par des rêves dans lesquels je me voyais poursuivi par l'effrontée bergère qui, malgré mes remontrances, insultait horriblement l'Empereur!… Je courus le lendemain chez la cousine Sahuguet, pour lui raconter les extravagances de sa compromettante amie. Elle en fut indignée, et fit défendre sa porte à Mme X——, qui reçut peu de jours après l'ordre de quitter Paris. J'ignore ce qu'elle est devenue.
On sait que l'Empereur assistait tous les dimanches à une messe d'apparat, après laquelle il y avait grande réception dans les appartements des Tuileries. Pour y être admis, il fallait avoir atteint certain degré dans la hiérarchie civile ou judiciaire, ou bien être officier de l'armée. À ce titre, j'avais mes entrées, dont je ne faisais usage qu'une seule fois par mois. Le dimanche qui suivit le jour où la scène dont je viens de parler avait eu lieu, je fus dans une grande perplexité… Devais-je me présenter aussi promptement devant l'Empereur, ou fallait-il laisser écouler quelques semaines? Ma mère, que je consultai, fut d'avis que, puisque je n'avais rien à me reprocher dans cette affaire, je devais aller aux Tuileries sans avoir à témoigner d'aucun embarras. Je suivis ce conseil.
Les personnes qui venaient faire leur cour formaient sur le chemin de la chapelle une double haie, au milieu de laquelle l'Empereur passait en silence, en rendant les saluts qu'on lui adressait. Il répondit au mien par un sourire bienveillant qui me parut de bon augure et me rassura complètement. Après la messe, Napoléon, traversant de nouveau les salons, où, d'après l'usage, il adressait quelques paroles aux personnes qui s'y trouvaient, s'arrêta devant moi, et, ne pouvant s'exprimer librement en présence de nombreux auditeurs, il me dit, certain d'être compris à demi-mot: «On assure que vous étiez au dernier bal Marescalchi; vous y êtes-vous beaucoup amusé?…—Pas le moins du monde, Sire!…—Ah! ah! reprit l'Empereur, c'est que si les bals masqués offrent quelques aventures agréables, ils en présentent aussi de fâcheuses; l'essentiel est de bien s'en tirer, et c'est probablement ce que vous aurez fait.»
Dès que l'Empereur se fut éloigné, le général Duroc, qui le suivait, me dit à l'oreille: «Avouez que vous avez été un moment fort embarrassé!… Je ne l'étais pas moins que vous, car je suis responsable de toutes les invitations; mais cela ne se renouvellera plus; notre impudente bergère est déjà loin de Paris, où elle ne reviendra jamais!…» Le nuage qui avait un moment troublé ma tranquillité étant dissipé, je repris mes habitudes et ma gaieté. J'éprouvai bientôt une très vive satisfaction, car, à la réception suivante, l'Empereur voulut bien m'annoncer publiquement qu'il m'avait compris au nombre des officiers qui devaient recevoir l'ordre des Trois Toisons.
Vous serez sans doute bien aises d'avoir quelques renseignements sur cet ordre nouveau, dont la création, annoncée par le Moniteur, ne fut jamais mise à exécution.
Vous savez qu'au quinzième siècle Philippe le Bon, duc de Bourgogne, établit l'ordre de la Toison d'or, qui, donné seulement à un petit nombre de grands personnages, devint célèbre dans la chrétienté et fut très recherché.
À la mort de Charles le Téméraire, dernier duc de Bourgogne, sa fille ayant épousé l'héritier présomptif de la maison d'Autriche, lui apporta en dot ce beau duché, et, par conséquent, le droit de conférer la Toison d'or. Dès la seconde génération, l'empereur Charles-Quint, après avoir réuni à la couronne d'Autriche la couronne d'Espagne qu'il tenait de sa mère, jouit encore du même privilège. Mais, après lui, nonobstant la séparation de ses États d'Espagne et d'Allemagne, des princes de la maison d'Autriche ayant continué à régner sur ce dernier pays, ils conservèrent sans contestation la grande maîtrise de la Toison d'or, quoiqu'ils ne comptassent plus le duché de Bourgogne au nombre de leurs possessions.
Il n'en fut pas de même lorsque, sous Louis XIV, la branche autrichienne qui régnait en Espagne s'étant éteinte, un prince français monta sur le trône de ce beau pays. La maison d'Autriche prétendit conserver le droit de conférer la Toison d'or, tandis que les rois espagnols élevaient la même prétention. Quelques bons esprits sont d'avis qu'ils n'en avaient le droit ni les uns ni les autres, puisque la Bourgogne faisait désormais partie de la France, et qu'il paraissait naturel qu'un ordre d'origine bourguignonne fût donné par nos rois. Néanmoins, il n'en fut pas ainsi; la France s'abstint, tandis que les souverains d'Autriche et d'Espagne, ne pouvant se mettre d'accord, continuèrent, chacun de son côté, à distribuer des décorations de l'ordre en litige. Il y avait donc la Toison d'or d'Espagne et celle d'Autriche.
L'empereur Napoléon, ayant à son avènement trouvé les choses en cet état, résolut, comme possesseur réel de l'ancienne Bourgogne, d'obscurcir l'éclat de ces deux ordres rivaux en créant l'ordre des trois Toisons d'or, auquel il donnerait une très grande illustration, en restreignant à un petit nombre les membres de ce nouvel ordre, et en soumettant leur admission à des conditions basées sur de glorieux services, car la première exigeait que le récipiendaire eût au moins quatre blessures (j'en avais alors six). De grands privilèges et une dotation considérable étaient attachés à cette décoration.
Par un sentiment facile à comprendre, Napoléon voulut que le décret par lequel il fondait l'ordre des Trois Toisons fût daté de Schœnbrünn, palais de l'empereur d'Autriche, au moment où les armées françaises, venant de gagner la bataille de Wagram et de conquérir la moitié de ses États, occupaient l'Espagne dont le roi était à Valençay. Ce dernier prince fut probablement insensible à ce nouvel outrage, qui était peu de chose auprès de la perte de sa couronne; mais il n'en fut pas de même de l'empereur d'Autriche, qui fut, dit-on, très peiné en apprenant que Napoléon allait ternir l'éclat d'un ordre fondé par un de ses aïeux, et auquel les princes de sa maison attachaient un très grand prix.
Malgré les nombreuses félicitations que je recevais de toutes parts, la joie que j'éprouvais ne m'empêcha pas de blâmer intérieurement la création de l'ordre des Trois Toisons; il me semblait que l'éclat dont l'Empereur voulait entourer la nouvelle décoration ne pouvait qu'amoindrir celui de la Légion d'honneur, dont l'institution avait produit d'aussi immenses résultats!… Néanmoins, je me félicitais d'avoir été trouvé digne de faire partie du nouvel ordre. Mais soit que Napoléon ait craint de diminuer le prestige de la Légion d'honneur, soit qu'il ait voulu être agréable à son futur beau-père, l'empereur d'Autriche, il renonça à fonder l'ordre des Trois Toisons, dont on ne parla plus, après l'union de l'empereur des Français avec l'archiduchesse Marie-Louise.
Le mariage civil fut célébré à Saint-Cloud le 1er avril, et la cérémonie religieuse eut lieu le lendemain à Paris, dans la chapelle du Louvre. J'y assistai, ainsi qu'aux nombreuses fêtes données en réjouissance de ce mémorable événement, qui devait, disait-on, assurer la couronne sur la tête de Napoléon, et qui, au contraire, contribua si puissamment à sa chute!…
CHAPITRE XXVIII
Campagne de Portugal.—Mon départ.—D'Irun à Valladolid.—Masséna et
Junot.—Fâcheux pronostics sur l'issue de la campagne.
L'époque où le maréchal Masséna devait se rendre en Portugal approchait, et déjà les nombreuses troupes dont son armée devait être composée étaient réunies dans le sud-ouest de l'Espagne. Comme j'étais le seul des aides de camp du maréchal qui eût été dans la Péninsule, il décida que je le devancerais et que j'irais établir son quartier général à Valladolid.
Je partis de Paris le 15 avril, avec le triste pressentiment que j'allais faire une campagne désagréable sous tous les rapports. Mes premiers pas semblèrent justifier cette prévision, car une des roues de la chaise de poste dans laquelle je voyageais avec mon domestique Woirland se brisa à quelques lieues de Paris. Nous fûmes obligés de gagner à pied le relais de Longjumeau. C'était un jour de fête; nous perdîmes plus de douze heures, que je voulus rattraper en marchant nuit et jour, de sorte que j'étais un peu fatigué quand j'arrivai à Bayonne. À partir de cette ville, on ne voyageait plus en voiture; il fallut donc courir la poste à franc étrier, et, pour comble de contrariété, le temps, que j'avais laissé magnifique en France, se mit tout à coup à la pluie, et les Pyrénées se couvrirent de neige. Je fus bientôt mouillé et transi; mais, n'importe, il fallait continuer!…
Je ne suis pas superstitieux; cependant, au moment où, quittant le sol français, j'allais traverser la Bidassoa pour entrer en Espagne, je fis une rencontre que je considérai comme un mauvais présage. Un énorme et hideux baudet noir, au poil malpropre et tout ébouriffé, se trouvait au milieu du pont, dont il semblait vouloir interdire le passage. Le postillon qui nous précédait de quelques pas lui ayant appliqué un vigoureux coup de fouet, pour le forcer à nous faire place, l'animal furieux se jeta sur le cheval de cet homme, qu'il mordait cruellement, tandis qu'il lançait de terribles ruades contre moi et Woirland, qui étions accourus au secours du postillon. Les coups que nous administrions tous les trois à cette maudite bête, loin de lui faire lâcher prise, semblaient l'exciter encore plus, et je ne sais vraiment comment ce ridicule combat se serait terminé, sans l'assistance des douaniers, qui piquèrent la croupe du baudet avec leurs bâtons ferrés. Les faits justifièrent mes fâcheuses impressions, car les deux campagnes que je fis dans la Péninsule, en 1810 et 1811, furent pour moi très pénibles; j'y reçus deux blessures, sans obtenir la moindre récompense, ni presque aucun témoignage de la bienveillance de Masséna.
Après avoir passé le pont de la Bidassoa, j'arrivai à Irun, premier relais espagnol. Là cessait toute sécurité; les officiers porteurs de dépêches devaient, ainsi que les courriers de poste, se faire escorter par un piquet de la gendarmerie dite de Burgos qui, formée dans la ville de ce nom, avec des hommes d'élite, était spécialement chargée d'assurer les communications et avait, à cet effet, à tous les relais de poste, un détachement retranché dans un blockhaus, ou maison fortifiée. Ces gendarmes, dans la force de l'âge, braves et zélés, firent pendant cinq années un service très pénible, et éprouvèrent de grandes pertes, car il y avait guerre à mort entre eux et les insurgés espagnols.
Je quittai Irun par une pluie battante, et au bout de quelques heures d'une marche faite au milieu de hautes montagnes, j'approchais de la petite ville de Mondragon, lorsqu'une vive fusillade se fit entendre, une demi-lieue en avant de nous!… Je m'arrêtai pour réfléchir sur ce que j'avais à faire… Si j'avançais, c'était peut-être pour tomber entre les mains des bandits qui inondaient la contrée!… Mais, d'un autre côté, si un officier porteur de dépêches retournait sur ses pas chaque fois qu'il entend un coup de fusil, il lui faudrait plusieurs mois pour remplir la plus courte mission!… J'avançai donc… et bientôt j'aperçus le cadavre d'un officier français!… Cet infortuné, allant de Madrid à Paris, porteur de lettres du roi Joseph pour l'Empereur, venait de changer de chevaux à Mondragon, lorsque, à deux portées de canon de ce relais, son escorte et lui reçurent, presque à bout portant, le feu d'un groupe de bandits cachés derrière un des rochers de la montagne qui dominent ce passage. L'officier avait eu le corps traversé de plusieurs balles, et deux gendarmes de son escorte étaient blessés!… Si cet officier eût retardé d'un quart d'heure son départ du relais de Mondragon, vers lequel je me dirigeais en sens contraire, il est certain que c'eût été moi qui fusse tombé dans l'embuscade préparée par les insurgés!… Cela promettait! et j'avais encore plus de cent lieues à parcourir au milieu de provinces soulevées contre nous!… L'attaque faite aux portes de Mondragon ayant donné l'éveil à la petite garnison de cette ville, elle s'était mise à la poursuite des brigands, qui, retardés dans leur marche par le désir d'emporter trois des leurs, blessés par nos gendarmes, furent bientôt atteints et forcés de fuir dans les montagnes, en abandonnant leurs blessés, qui furent fusillés.
L'expérience que j'avais acquise dans ma précédente campagne d'Espagne m'avait appris que le moment le plus favorable pour un officier qui doit traverser un pays difficile, est celui où les brigands viennent de faire une attaque, parce qu'ils s'empressent alors de s'éloigner, de crainte d'être poursuivis. Je me préparais donc à continuer ma route, lorsque le commandant de la place s'y opposa, d'abord parce qu'il venait d'apprendre que le célèbre chef de bande Mina avait paru dans les environs, et en second lieu parce que la nuit approchait, et que les ordres de l'Empereur prescrivaient de ne faire partir les escortes qu'en plein jour.
Le commandant de Mondragon était un capitaine piémontais, servant depuis très longtemps dans l'armée française, où il était connu pour sa rare intelligence et pour son intrépidité des plus remarquables. Les insurgés le redoutaient au dernier point, et, à l'exception de quelques embuscades secrètes, qu'il était impossible de prévoir, il dominait en maître tout le district, en employant tour à tour l'adresse et l'énergie. Je citerai un exemple de l'une et de l'autre, qui serviront à vous donner une idée de la guerre que nous avions à soutenir en Espagne, bien que nous y eussions beaucoup de partisans dans la classe des hommes éclairés.
Le curé de Mondragon était un des plus fougueux ennemis des Français. Néanmoins, lorsque Napoléon passa dans cette ville pour retourner à Paris, en janvier 1809, cet ecclésiastique, poussé par la curiosité, s'étant rendu devant la maison de poste, ainsi que toute la population, pour voir l'Empereur, fut aperçu par le commandant de place, qui, marchant droit à lui, le prit par la main et, le conduisant vers l'Empereur, dit de manière à être entendu par toute la foule: «J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté le curé de cette ville, comme un des plus dévoués serviteurs du roi Joseph, votre frère!…» Napoléon, prenant pour argent comptant ce que disait le madré Piémontais, fit le meilleur accueil à l'ecclésiastique, qui se trouva ainsi compromis, malgré lui, vis-à-vis de toute la population!… Aussi, dès le soir même, le curé reçut en rentrant chez lui un coup de fusil qui le blessa au bras!… Il connaissait trop bien ses compatriotes pour ne pas comprendre que sa perte était jurée, si les Français ne restaient victorieux dans cette terrible lutte, et, dès ce moment, il se déclara ouvertement pour eux, se mit à la tête des partisans du roi Joseph, désignés par le nom de Joséphins, et nous rendit les plus grands services.
Peu de temps avant mon passage à Mondragon, ce même commandant de place fit preuve d'un bien grand courage. Obligé d'envoyer la majeure partie de sa garnison dans les montagnes, pour protéger l'arrivée d'un convoi de vivres, et contraint, quelques heures après, de fournir des escortes à des officiers porteurs de dépêches, il ne lui restait plus qu'une vingtaine de soldats. C'était un jour de marché. De nombreux campagnards étaient réunis sur la place. Le maître de poste, un de nos plus grands ennemis, les harangue et les engage à profiter de la faiblesse de la garnison française pour l'égorger!… La foule se porte aussitôt vers la maison, où le commandant avait réuni sa faible réserve. L'attaque est impétueuse, la défense pleine de vigueur; cependant, les nôtres auraient fini par succomber, lorsque le brave commandant de place, faisant ouvrir la porte, s'élance avec sa petite troupe, va droit au maître de poste, le tue d'un coup d'épée dans le cœur, le fait traîner dans la maison, et ordonne de placer son corps inanimé sur le balcon!… À la vue de cet acte de vigueur, accompagné d'une terrible fusillade, la foule, décimée par les balles, s'enfuit épouvantée! La garnison étant rentrée le soir même, le commandant de place fit pendre le cadavre du maître de poste au gibet public, afin de servir d'exemple, et, bien que cet homme eût beaucoup de parents et d'amis dans cette ville, personne ne bougea!
Après avoir passé la nuit à Mondragon, j'en partis au point du jour, et fus indigné en voyant le postillon espagnol qui nous dirigeait, s'arrêter sous la potence et cribler de coups de fouet un cadavre qui s'y trouvait suspendu. J'adressai de vifs reproches à ce misérable, qui me répondit en riant: «C'est mon maître de poste, qui m'a, de son vivant, donné tant de coups de fouet, que je suis bien aise de lui en rendre quelques-uns!» Ce trait seul suffirait pour faire connaître le caractère vindicatif des Espagnols de la basse classe.
J'arrivai à Vitoria trempé jusqu'aux os. Une fièvre ardente me contraignit de m'y arrêter chez le général Séras, pour lequel j'avais des dépêches. C'était, si vous vous le rappelez, ce même général qui m'avait nommé sous-officier dix ans auparavant à San-Giacomo, à la suite du petit combat livré aux housards de Barco, par les cinquante cavaliers de Bercheny que je commandais. Il me reçut parfaitement, et voulait que je me reposasse quelque temps auprès de lui; mais la mission dont j'étais chargé ne pouvant être retardée, je repris le lendemain la poste à franc étrier, malgré la fièvre qu'aggravait un temps affreux. Je passai l'Èbre, ce jour-là, à Miranda. C'est à ce fleuve que se terminent les contreforts des Pyrénées. C'était aussi la limite de la puissance des deux célèbres partisans Mina.
Le premier de ces guerilleros, né dans les environs de Mondragon, était fils d'un riche fermier; il étudiait pour être prêtre, lorsque éclata, en 1808, la guerre de l'indépendance. On ignore généralement qu'à cette époque un très grand nombre d'Espagnols, en tête desquels se plaçait une partie du clergé séculier, voulant arracher leur patrie au joug de l'Inquisition et des moines, non seulement faisaient des vœux pour l'affermissement du roi Joseph sur le trône, mais se joignaient à nos troupes pour repousser les insurgés, qui se déclarèrent contre nous. Le jeune Mina fut du nombre de nos alliés; il leva une compagnie des amis de l'ordre, et fit la guerre aux bandits. Mais, par un revirement bizarre, Mina, épris de la vie d'aventures, devint lui-même insurgé et nous fit une guerre acharnée, en Biscaye et en Navarre, à la tête de bandes qui s'élevèrent un moment au chiffre de près de dix mille hommes. Le commandant de Mondragon réussit enfin à l'enlever, dans une maison où se célébrait la noce d'une de ses parentes. Napoléon le fit transporter en France et enfermer au donjon de Vincennes. Mina faisait la guerre de partisan avec talent et loyauté. Retourné dans sa patrie en 1814, il devint l'adversaire de Ferdinand VII, pour lequel il avait si bien combattu. Sur le point d'être arrêté, il s'évada, gagna l'Amérique, se mêla des révolutions du Mexique et fut fusillé.
Pendant le long séjour que le jeune Mina fit à Vincennes, les montagnards insurgés placèrent à leur tête un de ses oncles, grossier forgeron, homme sanguinaire, n'ayant aucuns moyens, mais auquel le nom populaire de Mina donnait une influence extraordinaire. Des officiers instruits, envoyés par la Junte de Séville, étaient chargés de diriger ce nouveau chef, qui nous fit beaucoup de mal.
J'entrai dans les immenses et tristes plaines de la Vieille-Castille. Au premier abord, il paraît presque impossible d'y tendre une embuscade, puisque ces plaines sont totalement dépourvues de bois, et qu'il n'y existe aucune montagne; mais le pays est tellement ondulé, que la sécurité qu'il présente d'abord est infiniment trompeuse. Les bas-fonds, formés par les nombreux monticules dont il est couvert, permettaient aux insurgés espagnols d'y cacher leurs bandes, qui fondaient à l'improviste sur les détachements français, marchant quelquefois avec d'autant plus de confiance que, à l'œil nu, ils apercevaient une étendue de quatre à cinq lieues, en tous sens, sans y découvrir aucun ennemi. L'expérience de quelques revers ayant rendu nos troupes plus circonspectes, elles ne traversaient plus ces plaines qu'en faisant visiter les bas-fonds par des tirailleurs. Mais cette sage précaution ne pouvait être prise que par des détachements assez nombreux pour envoyer des éclaireurs en avant et sur leurs flancs, ce que ne pouvaient faire les escortes de cinq ou six gendarmes qu'on donnait aux officiers porteurs de dépêches; aussi plusieurs d'entre eux furent-ils pris et assassinés dans les plaines de la Castille. Quoi qu'il en soit, je préférais voyager dans ce pays découvert plutôt que dans les montagnes de Navarre et de Biscaye, dont les routes sont continuellement dominées par des rochers, des forêts, et dont les habitants sont beaucoup plus braves et entreprenants que les Castillans. Je continuai donc résolument ma course, traversai sans accident le défilé de Pancorbo et la petite ville de Briviesca; mais, entre ce poste et Burgos, nous vîmes tout à coup une vingtaine de cavaliers espagnols sortir de derrière un monticule!…
Ils nous tirèrent sans succès quelques coups de carabine. Les six gendarmes de mon escorte mirent le sabre à la main; j'en fis autant, ainsi que mon domestique, et nous continuâmes notre route sans daigner riposter aux ennemis, qui, jugeant par notre attitude que nous étions gens à nous défendre vigoureusement, s'éloignèrent dans une autre direction.
Je couchai, à Burgos, chez le général Dorsenne, qui y commandait une brigade de la garde, car, dans ce pays soulevé contre nous, les troupes françaises occupaient presque toutes les villes, les bourgs et les villages. Les routes seules n'étaient pas sûres; aussi les plus grands dangers étaient-ils pour ceux qui, comme moi, étaient obligés de les parcourir avec de faibles escortes. J'en fis une nouvelle épreuve le lendemain, lorsque, ayant voulu continuer mon voyage, malgré mon extrême faiblesse et la fièvre qui me dévorait, je rencontrai, entre Palencia et Dueñas, un officier et vingt-cinq soldats de la jeune garde, conduisant un caisson chargé d'argent, destiné à la solde de la garnison française de Valladolid. L'escorte de ce convoi était évidemment insuffisante, car les guérilleros des environs, prévenus de son passage, s'étaient réunis au nombre de cent cinquante cavaliers pour l'enlever, et ils attaquaient déjà le détachement de la garde, quand, apercevant au loin le groupe que formaient autour de moi les gendarmes de mon escorte, arrivant au galop, les insurgés nous prirent pour l'avant-garde d'un corps de cavalerie et suspendirent leur entreprise. Mais un des leurs gravissant un monticule, d'où il découvrait au loin, leur cria qu'il n'apercevait aucune troupe française; alors les bandits, stimulés par l'appât du pillage du trésor, s'avancèrent assez courageusement vers le fourgon.
J'avais pris naturellement le commandement des deux petits détachements réunis. Je prescrivis donc à l'officier de la garde de ne faire tirer que sur mon ordre. La plupart des cavaliers ennemis avaient mis pied à terre, pour être plus à même de s'emparer des sacs d'argent, et ils combattaient fort mal avec leurs fusils; beaucoup même n'avaient que des pistolets. J'avais placé mes fantassins derrière le fourgon: je les fis sortir de cette position, dès que les Espagnols ne furent plus qu'à une vingtaine de pas, et je commandai le feu… Il fut si juste et si terrible que le chef des ennemis et une douzaine des siens tombèrent!… Le reste de la bande, épouvanté, s'enfuit à toutes jambes vers les chevaux gardés à deux cents pas de là par quelques-uns des leurs; mais pendant qu'ils cherchaient à se mettre en selle, je les fis charger par les fantassins et les six gendarmes, auxquels se joignit mon domestique Woirland. Ce petit nombre de braves, surprenant les bandits espagnols en désordre, en tua une trentaine et prit une cinquantaine de chevaux, qu'ils vendirent le soir même à Dueñas, où je conduisis ma petite troupe, après avoir fait panser mes blessés; leur nombre ne s'élevait qu'à deux, encore n'avaient-ils été que légèrement atteints.
L'officier et les soldats de la jeune garde avaient, comme toujours, fait preuve de beaucoup de courage dans ce combat, qui, vu la disproportion du nombre, aurait pu nous devenir funeste, si je n'eusse eu que des conscrits, d'autant plus que j'étais si faible, qu'il ne m'avait pas été possible de prendre part à la charge. L'émotion que je venais d'éprouver avait augmenté ma fièvre; je fus obligé de passer la nuit à Dueñas. Le lendemain, le commandant de cette ville, averti de ce qui s'était passé, fit accompagner le trésor par une compagnie entière jusqu'à Valladolid, où je me rendis avec cette escorte; je marchais au pas, car, pouvant à peine me soutenir à cheval, il m'eût été impossible de supporter le mouvement du galop.
Je suis entré dans quelques détails sur ce voyage, afin de vous mettre de nouveau à même d'apprécier les dangers auxquels étaient exposés les officiers obligés, par leur service, de courir la poste dans les provinces d'Espagne insurgées contre nous.
Ayant atteint le but de ma mission, j'espérais goûter quelque repos à
Valladolid, mais des tribulations d'un nouveau genre m'y attendaient[3].
Junot, duc d'Abrantès, général en chef d'un des corps qui devaient faire partie de l'armée de Masséna, s'était établi depuis quelques mois à Valladolid, où il occupait l'immense palais construit par Charles-Quint. Ce bâtiment, malgré son antiquité, se trouvait dans un état de parfaite conservation, et le mobilier en était fort convenable. Je n'avais pas mis en doute qu'en apprenant l'arrivée prochaine du maréchal, qui devenait généralissime, le duc d'Abrantès ne s'empressât de lui céder l'ancien palais des rois d'Espagne et d'aller se loger dans un des beaux hôtels qui existaient en ville; mais, à mon grand étonnement, Junot, qui avait fait venir la duchesse, sa femme, à Valladolid, où elle tenait une petite cour fort élégante, Junot m'annonça qu'il ne comptait céder à Masséna que la moitié de son palais. Il était, disait-il, certain que le maréchal serait trop galant pour déplacer Mme la duchesse, d'autant plus que le palais était assez vaste pour loger facilement les deux états-majors.
Pour comprendre l'embarras dans lequel cette réponse me jeta, il faut savoir que Masséna avait l'habitude de mener toujours avec lui, même à la guerre, une dame X——, à laquelle il était si attaché qu'il n'avait accepté le commandement de l'armée de Portugal qu'à condition que l'Empereur lui permettrait de s'en faire accompagner. Masséna, d'un caractère sombre et misanthropique, vivant seul par goût, retiré dans sa chambre et séparé de son état-major, avait besoin, dans la solitude, de distraire parfois ses sombres pensées par la conversation d'une personne vive et spirituelle. Sous ce double rapport, Mme X… lui convenait parfaitement, car c'était une femme de beaucoup de moyens, bonne et aimable, et qui comprenait du reste tous les désagréments de sa situation. Il était impossible que cette dame logeât sous le même toit que la duchesse d'Abrantès, qui, sortie de la famille des Comnène, était une femme d'une grande fierté. D'un autre côté, il n'eût pas été convenable que le maréchal fût logé dans l'hôtel d'un simple particulier, tandis que le palais serait occupé par un de ses subordonnés! Je me vis donc forcé d'avouer à Junot l'état des choses. Mais le général ne fit que rire de mes observations, disant que Masséna et lui avaient souvent logé dans la même cassine en Italie, et que les dames s'arrangeraient entre elles.
En désespoir de cause, je parlai à la duchesse elle-même; c'était une femme d'esprit; elle prit alors la résolution d'aller s'établir en ville, mais Junot s'y opposa avec obstination. Ce parti pris me contraria fort; mais que pouvais-je contre un général en chef?… Les choses se trouvaient encore dans cet état lorsque, au bout de quelques jours passés dans mon lit, accablé de fièvre, je reçus une estafette, par laquelle le maréchal me faisait prévenir qu'il arriverait dans peu d'heures. J'avais, à tout hasard, fait louer en ville un hôtel pour le recevoir, et, malgré mon extrême faiblesse, j'allais monter à cheval pour me rendre au-devant de lui et le prévenir de ce qui s'était passé; mais les mules qui traînaient sa voiture avaient marché si rapidement que je trouvai au bas de l'escalier M. le maréchal donnant la main à Mme X… Je commençais à lui expliquer les difficultés que j'avais éprouvées pour prendre possession de la totalité du palais, quand Junot, entraînant la duchesse, accourt, se précipite dans les bras de Masséna; puis, devant un nombreux état-major, il baise la main de Mme X… et lui présente ensuite sa femme. Jugez de l'étonnement de ces deux dames! Elles restèrent comme pétrifiées et ne se dirent pas un seul mot! Le maréchal eut le bon esprit de se contraindre; mais il fut vivement affecté de voir Mme la duchesse d'Abrantès prétexter d'une indisposition pour s'éloigner de la salle à manger, au moment où Junot y entraînait Mme X…
Au premier aspect, ces détails paraissent oiseux; mais je ne les raconte que parce que cette scène eut de bien graves résultats; le maréchal ne pardonna jamais à Junot d'avoir refusé de lui céder la totalité du palais, et de l'avoir mis par là dans une fausse situation vis-à-vis d'un grand nombre d'officiers généraux. Junot fit, de son côté, cause commune avec le maréchal Ney et le général Reynier, chefs des deux autres corps qui formaient, avec le sien, la grande armée de Portugal. Cela donna lieu à des divisions très fâcheuses, qui contribuèrent infiniment au mauvais résultat des campagnes de 1810 et 1811, résultat dont l'influence malheureuse fut d'un poids immense dans les destinées de l'Empire français!… Tant il est vrai que des causes en apparence futiles ou même ridicules amènent quelquefois de grandes calamités! Le général Kellermann, commandant à Valladolid, rendit compte à Masséna des démarches que j'avais faites pour lui éviter une partie des désagréments, dont il me garda cependant rancune.
CHAPITRE XXIX
État-major de Masséna.—L'influence de Pelet succède à celle de
Sainte-Croix, nommé général.—Casabianca.
Les aides de camp et officiers d'ordonnance du maréchal arrivaient successivement à Valladolid. Leur nombre était considérable, parce que, la paix paraissant rétablie pour longtemps en Allemagne, les officiers désireux d'avancement avaient sollicité la faveur de venir faire la guerre en Portugal, et que les mieux appuyés à la Cour ou au ministère avaient été placés à l'état-major du généralissime Masséna, qui, ayant un commandement immense dans un pays éloigné de France, avait besoin d'être entouré de beaucoup d'officiers. Son état-major particulier se composait donc de quatorze aides de camp et de quatre officiers d'ordonnance.
L'élévation de Sainte-Croix au grade de général avait été un malheur pour le maréchal Masséna, car il perdait en lui un sage et excellent conseiller, au moment où, déjà vieilli et livré à lui-même, il allait avoir à combattre un ennemi tel que le duc de Wellington, et se faire obéir par des lieutenants dont un, étant maréchal comme lui, et les deux autres, ayant le titre de général en chef, étaient habitués dès longtemps à ne recevoir d'ordres que de l'Empereur. Quoique Sainte-Croix fît partie de l'armée de Portugal, dans laquelle il commandait une brigade de dragons, ses nouveaux devoirs ne lui permettaient plus d'être constamment auprès de Masséna. Le caractère du maréchal, jadis si ferme, était devenu d'une grande irrésolution, et on s'aperçut bientôt de l'absence de l'homme capable qui, pendant la campagne de Wagram, avait été l'âme de son état-major. Le maréchal n'ayant plus de colonel comme premier aide de camp, les fonctions en furent remplies par le plus ancien chef d'escadron de notre état-major: c'était Pelet, bon camarade, homme courageux, mathématicien instruit, mais n'ayant jamais commandé aucune troupe, car, à sa sortie de l'École polytechnique, il avait été placé, selon ses goûts, dans le corps des ingénieurs géographes.
Ce corps, tout en suivant les armées, ne combattait jamais et faisait, à vrai dire, double emploi avec le génie. Il est dans la nature humaine d'admirer ce qu'on sait le moins faire; aussi Masséna, qui n'avait reçu qu'une instruction très imparfaite, tenait-il en grande considération les ingénieurs géographes, capables de lui présenter de beaux plans, et en avait-il pris plusieurs à son état-major.
Pelet se trouva dans cette situation à l'armée de Naples, en 1806, et suivit Masséna en Pologne en 1807. Devenu capitaine, il fit auprès du maréchal la campagne de 1809, en Autriche, se comporta vaillamment et fut blessé sur le pont d'Ebersberg, ce qui lui valut le grade de chef d'escadron. Il assista aux batailles d'Essling, de Wagram, et s'exposa souvent pour lever le plan de l'île de Lobau et du cours du Danube.
On ne peut nier que ce ne fussent là de bons services, mais ils n'avaient pu donner à Pelet la pratique de l'art de la guerre, surtout quand il s'agissait de commander une armée de 70,000 hommes, destinée à combattre le célèbre Wellington, dans un pays des plus difficiles. Cependant, Pelet devenait de fait l'inspirateur de Masséna; il était le seul consulté, alors que ni le maréchal Ney ni les généraux Reynier, Junot, les divisionnaires et même le chef d'état-major général Fririon, ne le furent presque jamais! Masséna avait été séduit par les talents extraordinaires dont Sainte-Croix avait donné tant de preuves dans la campagne de Wagram; mais ce génie hors ligne avait deviné la grande guerre, sans avoir auparavant exercé un commandement important: les miracles de ce genre sont fort rares. Masséna, en s'abandonnant par habitude aux inspirations de son premier aide de camp, indisposa ses lieutenants et engendra la désobéissance qui nous conduisit à des revers. Ces revers auraient été bien plus grands encore, si l'ancienne gloire et le nom de Masséna n'étaient restés comme un épouvantail pour le chef de l'armée anglaise, car Wellington n'agissait qu'avec la plus grande circonspection, tant il craignait de commettre quelque faute en présence du fameux vainqueur de Zurich!… Le prestige attaché à son nom avait influencé l'Empereur lui-même. Napoléon ne se rendait pas assez compte qu'il avait été le premier auteur des succès remportés à Wagram; il se persuadait trop que Masséna avait conservé toute sa vigueur d'esprit et de corps, en lui donnant la difficile mission d'aller à cinq cents lieues de France conquérir le Portugal.
Sans doute, le jugement que je porte ici vous paraîtra sévère, mais il sera bientôt confirmé par le récit des événements des deux campagnes de Portugal.
Pelet, qui ne pouvait alors être à même de répondre à ce qu'en attendait Masséna, gagna cependant beaucoup dans la pratique de la guerre, surtout pendant la campagne de Russie, où il commandait comme colonel un régiment d'infanterie, à la tête duquel il fut blessé. Il servait alors sous les ordres du maréchal Ney, et bien que celui-ci lui eût voué une grande antipathie depuis les affaires de Portugal, Pelet sut conquérir son estime, et lorsque Ney, séparé par les Russes du reste de l'armée française, se trouva pendant la retraite de Moscou dans une position des plus dangereuses, ce fut Pelet qui proposa de passer sur le Borysthène à demi gelé, entreprise périlleuse, et qui, exécutée avec résolution, assura le salut du corps du maréchal Ney. Ce bon conseil fit la fortune militaire de Pelet, qui, nommé par l'Empereur général-major des grenadiers de sa vieille garde, fit vaillamment à leur tête les campagnes de 1813 en Saxe et de 1814 en France, ainsi que celle de Waterloo. Pelet devint ensuite directeur du dépôt de la guerre; mais, en s'attachant exagérément à l'instruction scientifique des officiers d'état-major placés sous ses ordres, il en fit trop souvent des leveurs de plans, étrangers aux manœuvres des troupes. Le général Pelet a écrit plusieurs ouvrages estimés, notamment une relation de la campagne de 1809 en Autriche, malheureusement obscurcie par ses observations théoriques.
J'étais le second aide de camp de Masséna.
Le troisième aide de camp était le chef d'escadron Casabianca, d'origine corse, et parent de la mère de l'Empereur. Instruit, capable, d'une bravoure excessive, se sentant fait pour aller vite et bien, cet officier, qui ne manquait pas d'ambition, avait été mis aux côtés de Masséna par Napoléon lui-même; aussi Masséna le comblait-il de prévenances, tout en le tenant souvent écarté de l'armée sous des prétextes honorables. Ainsi, dès le début de la campagne, il le chargea d'aller porter à l'Empereur la nouvelle de la capitulation de Ciudad-Rodrigo. À son retour, qui n'eut lieu qu'un mois après, le maréchal le réexpédia pour Paris, afin d'y annoncer la prise d'Alméida. Casabianca nous ayant rejoints au moment où l'armée entrait en Portugal, Masséna lui donna la mission d'aller rendre compte au ministre de la position des armées. Arrêté à son retour par l'insurrection du Portugal, il nous rejoignit enfin sur le Tage; mais il dut repartir encore, traversa le Portugal sous l'escorte de deux bataillons et ne put enfin nous retrouver qu'à la fin de la campagne. Attaqué bien souvent dans ses longs et fréquents voyages, il en fut grandement récompensé par sa nomination aux grades de lieutenant-colonel et de colonel.
Casabianca était, en 1812, colonel du 11e d'infanterie de ligne pendant la campagne de Russie, et fit partie du même corps d'armée que mon régiment, le 23e de chasseurs à cheval. Il fut tué dans un combat inutile où il avait été engagé bien mal à propos.
Le quatrième aide de camp de Masséna était le chef d'escadron comte de Ligniville. Il appartenait à l'une de ces quatre familles distinguées qui, sorties de la même maison que les souverains actuels de l'Autriche, portaient le titre des Quatre grands chevaux de Lorraine. Aussi, après la bataille de Wagram, l'empereur François II envoya-t-il un parlementaire pour s'informer s'il n'était rien arrivé de fâcheux à son cousin le comte de Ligniville. Celui-ci était un homme superbe, très brave et d'un caractère charmant. Il avait une telle passion pour l'état militaire qu'à l'âge de quinze ans il s'échappa pour s'enrôler dans le 13e de dragons. Grièvement blessé à Marengo, il fut nommé officier sur le champ de bataille et servit d'une manière brillante pendant les campagnes d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland; il se trouvait en 1809 chef d'escadron aide de camp du général Becker, quand il passa dans l'état-major de Masséna. J'ai dit qu'il se l'était indisposé, en soutenant avec moi les intérêts des courageux serviteurs qui avaient conduit le maréchal sur les champs de bataille de Wagram et de Znaïm.
Cette animosité n'ayant fait que s'accroître pendant la campagne de Portugal, Ligniville alla rejoindre le 13e dragons, dont il devint bientôt colonel. Devenu général sous la Restauration, il fit un très bon mariage et vivait très heureux, quand il fut entraîné dans de fausses spéculations, qui le ruinèrent à peu près complètement. Cet estimable officier en fut vivement affecté et ne tarda pas à mourir: je le regrettai beaucoup.
Le cinquième aide de camp était le chef d'escadron Barin, qui, amputé d'un bras à la bataille de Wagram, persistait à vouloir servir comme aide de camp; il ne pouvait cependant faire presque aucun service actif. C'était un bon camarade, quoique fort taciturne.
Mon frère était le sixième aide de camp chef d'escadron.
Les capitaines aides de camp étaient:
M. Porcher de Richebourg, fils d'un sénateur, comte de l'Empire. Cet officier, du reste très capable, n'avait pas grand goût pour l'état militaire, qu'il quitta quand son père mourut, et il prit sa place à la Chambre des pairs.
Le capitaine de Barral, neveu de l'archevêque de Tours, ancien page de l'Empereur, était un charmant jeune homme, doué de toutes les qualités qui font un bon militaire; mais une extrême timidité paralysait une partie de ses grandes qualités. Il se retira comme capitaine; l'un de ses fils épousa une Brésilienne fort aimable, qui devint dame d'honneur de la princesse de Joinville.
Le capitaine Cavalier sortait du corps des ingénieurs géographes; ami de Pelet, il lui servait de secrétaire, et faisait peu de service militaire actif. Il fut nommé colonel d'état-major quand, sous la Restauration, on fondit les ingénieurs géographes dans ce nouveau corps.
Le capitaine Despenoux appartenait à une famille de magistrats et en avait gardé un tempérament extrêmement calme, qui ne s'animait qu'en marchant à l'ennemi. Il supporta avec peine les fatigues de la campagne de Portugal et ne put résister au climat de Russie. On le trouva dans un bivouac, où le froid avait pour ainsi dire pétrifié son corps.
Le capitaine Renique avait la faveur toute spéciale de Masséna; mais bon et excellent camarade, il sut ne pas trop s'en prévaloir. Je le pris dans mon régiment lorsque je fus nommé colonel du 23e de chasseurs. Il quitta l'armée après la retraite de Moscou.
Le capitaine d'Aguesseau, descendant de l'illustre chancelier de ce nom, était un de ces jeunes gens riches qui, poussés par l'Empereur, avaient pris l'état militaire sans consulter assez leurs forces physiques. Celui-ci, homme grave et très courageux, était fort délicat. Les pluies incessantes que nous eûmes en Portugal, dans l'hiver de 1810 à 1811, lui furent si nuisibles qu'il finit par succomber sur les rives du Tage, à cinq cents lieues de sa patrie et de sa famille!
Le capitaine Prosper Masséna, fils du maréchal, était un brave et excellent jeune homme, dont je vous ai déjà fait connaître la belle conduite à Wagram. Il me témoignait la plus grande amitié. Le maréchal me l'adjoignait souvent dans les missions difficiles. Après avoir quelque temps hésité à l'envoyer en Russie, son père, qui n'y avait pas de commandement, finit par le retenir, et Prosper passa plusieurs années éloigné de la guerre et occupé d'études. Quand le maréchal mourut, en 1817, Prosper Masséna, fort affecté de cet événement, fut pris de très violentes crises. J'étais alors exilé. À mon retour, je vins présenter mes hommages à la veuve du maréchal, qui fit aussitôt appeler son fils. Ce bon jeune homme accourut et fut tellement ému de me revoir qu'il en tomba de nouveau très gravement malade. Son état de santé résistant à tous les soins, il quitta bientôt la vie à laquelle le rattachaient un nom illustre et une fortune immense, en laissant à Victor, son frère cadet, son titre et une partie de sa fortune.
Le plus jeune et le moins élevé en grade de tous les aides de camp du maréchal était Victor Oudinot, fils du maréchal de ce nom. Il avait été premier page de l'Empereur et l'accompagnait en cette qualité à la bataille de Wagram: il venait d'entrer comme lieutenant dans l'état-major de Masséna et n'était âgé que de vingt ans. Il est aujourd'hui lieutenant général. Nous le retrouverons au cours de ces récits: je me bornerai à dire, pour le moment, qu'il s'est acquis la réputation d'être l'un des meilleurs écuyers de son temps.
Outre ces quatorze aides de camp, le maréchal avait quatre officiers d'ordonnance, qui étaient: le capitaine du génie Beaufort d'Hautpoul, officier du plus grand mérite, qui mourut jeune.
Le lieutenant Perron, Piémontais, d'une famille distinguée, laid, mais très spirituel et d'un caractère jovial; ce jeune officier charma nos ennuis pendant l'hiver de 1810, que nous passâmes dans la petite ville de Torrès-Novas, où des pluies torrentielles nous retenaient. Le maréchal et les généraux venaient quelquefois s'égayer au théâtre des marionnettes qu'il avait su organiser. Brave jusqu'à la témérité, il périt à la bataille de Montmirail, au moment où, démonté, il s'élançait à califourchon sur un canon russe, dont il était sur le point de se rendre maître avec l'aide de ses dragons.
Le lieutenant de Briqueville se signalait particulièrement par une bravoure allant jusqu'à l'imprudence, ainsi qu'il le prouva en 1815, en combattant, à la tête de son régiment, entre Versailles et Rocquencourt. Engagé entre deux murs de parc, il y perdit beaucoup de monde et reçut trois coups de sabre sur la tête. La ville de Caen l'envoya à la Chambre, où il se mit dans l'opposition la plus violente; il mourut dans un état de grande exaltation.
Le quatrième officier d'ordonnance de Masséna était Octave de Ségur, fils du spirituel comte de ce nom, grand chambellan de l'Empereur. Instruit, d'une politesse exquise, d'un caractère affable et d'une bravoure calme, Octave de Ségur était aimé de tout l'état-major, dont il était l'officier le moins élevé en grade, bien qu'il approchât de la trentaine. Sorti de l'École polytechnique à l'époque du Directoire, il accepta le poste de sous-préfet de Soissons, sous le Consulat; mais indigné de l'assassinat juridique du duc d'Enghien, il donna sa démission, et prit le parti de s'engager au 6e de housards, avec lequel il fit obscurément plusieurs campagnes. Blessé et fait prisonnier à Raab en Hongrie, en 1809, il fut échangé, et une fois guéri, il demanda à prendre part comme sous-lieutenant à la campagne de Portugal, où il se montra très brillamment. Devenu capitaine du 8e de housards, il fut fait prisonnier en Russie, et entouré des égards que lui méritait sa qualité de fils de notre ancien ambassadeur auprès de Catherine II. Après un séjour de deux ans à Sataroff, sur le Volga, il revint en France en 1814 et entra dans l'état-major de la garde de Louis XVIII. Il mourut, bien jeune encore, en 1816.
CHAPITRE XXX
Attaque et prise de Ciudad-Rodrigo.—Faits d'armes de part et d'autre.—Je tombe gravement malade.—Incidents divers.—Prise d'Alméida.
Bien que le ministre de la guerre eût donné au maréchal l'assurance que tout avait été préparé pour l'entrée de son armée en campagne, il n'en était rien, et le généralissime fut obligé de passer quinze jours à Valladolid, afin d'y surveiller le départ des troupes et l'envoi des vivres et des munitions de guerre. Le quartier général fut enfin porté à Salamanque. Mon frère et moi fûmes logés dans cette ville célèbre, chez le comte de Montezuma, descendant en ligne directe du dernier empereur du Mexique, dont Fernand Cortès avait envoyé la famille en Espagne, où elle s'était perpétuée en s'alliant à plusieurs familles de haute noblesse. Le maréchal perdit encore trois semaines à Salamanque, à attendre le corps du général Reynier. Ces retards, fort préjudiciables pour nous, étaient tout à l'avantage des Anglais chargés de défendre le Portugal.
La dernière ville d'Espagne sur cette frontière est Ciudad-Rodrigo, place forte de troisième ordre, si l'on ne considère que la valeur de ses ouvrages, mais qui acquiert une grande importance par sa position entre l'Espagne et le Portugal, dans une contrée privée de routes, et d'un accès fort difficile pour le transport des bouches à feu de gros calibre, des munitions et de l'immense attirail indispensable pour un siège. Il était cependant de toute nécessité que les Français se rendissent maîtres de Ciudad-Rodrigo. Résolu de s'en emparer, Masséna quitta Salamanque vers la mi-juin, et fit cerner Rodrigo par le corps du maréchal Ney, tandis que celui de Junot couvrait les opérations contre les attaques d'une armée anglo-portugaise qui, sous les ordres du duc de Wellington, était campée à quelques lieues de nous, près de la forteresse d'Alméida, première ville de Portugal. Ciudad-Rodrigo était défendu par un vieux et brave général espagnol d'origine irlandaise, Andréas Herrasti.
Les Français, ne pouvant croire que les Anglais se fussent tellement approchés de la place afin de la voir prendre sous leurs yeux, s'attendaient à une bataille; il n'en fut rien, et, le 10 juillet, l'artillerie des Espagnols étant réduite au silence, une partie de la ville en flammes, un magasin à poudre ayant sauté, la contrescarpe étant renversée sur une longueur de trente-six pieds, le fossé rempli de décombres et la brèche largement ouverte, Masséna résolut de faire donner le signal de l'assaut. À cet effet, le maréchal Ney forma dans son corps une colonne de 1,500 hommes de bonne volonté, destinés à monter les premiers à la brèche. Ces braves, réunis au pied du rempart, attendaient le signal de l'attaque, lorsqu'un officier ayant exprimé la crainte que le passage ne fût pas suffisamment praticable, trois de nos soldats s'élancent, montent au sommet de la brèche, regardent dans la ville, examinent tout ce qu'il pouvait être utile de savoir, déchargent leurs armes, et, bien que cet acte de courage eût été exécuté en plein jour, ces trois braves, par un bonheur égal à leur dévouement, rejoignent leurs camarades sans avoir été blessés! Aussitôt, les colonnes qui doivent aller à l'assaut, animées par cet exemple et par la présence du maréchal Ney, s'avancent au pas de charge et vont se précipiter dans la ville, lorsque le vieux général Herrasti demande à capituler.
La défense de la garnison de Rodrigo avait été fort belle; mais les troupes espagnoles dont elle se composait se plaignaient avec raison de l'abandon des Anglais, qui s'étaient bornés à envoyer de simples reconnaissances vers notre camp, sans tenter de sérieuse diversion. Ces reconnaissances donnaient lieu à des escarmouches dont les résultats tournaient presque toujours à notre avantage. L'une d'elles fut si honorable pour notre infanterie, que l'historien anglais Napier n'a pu s'empêcher de rendre hommage au courage des hommes qui y prirent part. Voici le fait.
Le 11 juillet, le général anglais sir Crawford, qui parcourait le pays entre Ciudad-Rodrigo et Villa del Puerco, à la tête de six escadrons, ayant aperçu au point du jour une compagnie de grenadiers français, forte de cent vingt hommes environ, allant à la découverte, ordonna de la faire attaquer avec deux escadrons. Mais les Français eurent le temps de former un petit carré, et manœuvrèrent avec tant de calme que les officiers ennemis entendirent le capitaine Gouache et son sergent exhorter leur monde à bien ajuster. Les cavaliers ennemis chargèrent avec ardeur, mais reçurent une si terrible décharge qu'ils laissèrent le terrain jonché de morts et durent s'éloigner. En voyant deux escadrons anglais repoussés par une poignée de Français, le colonel ennemi Talbot s'avança en fureur avec quatre escadrons du 14e dragons, et attaqua le capitaine Gouache. Mais celui-ci, l'attendant de pied ferme, fit faire une décharge à bout portant qui tua le colonel Talbot et une trentaine des siens! Après quoi, le brave Gouache se retira en bon ordre vers le camp français, sans que le général anglais osât l'attaquer de nouveau. Cette brillante affaire eut un grand retentissement dans les deux armées. Dès que l'Empereur en fut informé, il éleva le capitaine Gouache au grade de chef de bataillon, donna de l'avancement aux autres officiers et huit décorations à la compagnie de grenadiers.
Après avoir mentionné un fait aussi glorieux pour les militaires français, je crois devoir en rapporter un autre qui n'honore pas moins les Espagnols.
Le guérillero don Julian Sanchez, s'étant volontairement enfermé dans Ciudad-Rodrigo avec les 200 cavaliers de sa troupe, y rendit de grands services, en faisant de fréquentes attaques sur les points opposés de nos tranchées. Puis, lorsque le manque de fourrages rendit la présence de 200 chevaux embarrassante pour la garnison, Julian, par une nuit obscure, sortit silencieusement de la ville avec ses lanciers, et, traversant le pont de l'Agueda, dont les troupes du maréchal Ney avaient négligé de barricader les avenues, il tomba sur nos postes, tua plusieurs hommes, perça notre ligne et alla rejoindre l'armée anglaise.
Le siège de Ciudad-Rodrigo faillit me coûter la vie, non par le feu, mais par suite de la maladie que j'y contractai dans les circonstances suivantes.
Les environs de cette ville étant peu fertiles, les habitations y sont fort rares, et l'on avait éprouvé beaucoup de difficultés pour établir le quartier du maréchal à proximité du lieu où devaient se faire nos tranchées; on le plaça dans un bâtiment isolé, situé sur un point élevé d'où l'on dominait la ville et les faubourgs. Comme le siège pouvait être fort long, et qu'auprès du logement du maréchal il n'y avait aucun abri pour ses nombreux officiers, nous louâmes à nos frais des planches et des madriers, avec lesquels on construisit une salle immense, où nous étions à l'abri du soleil et de la pluie, et couchés sur un plancher qui, bien que grossier, nous préservait des exhalaisons et de l'humidité du sol. Mais le maréchal s'étant trouvé incommodé par une odeur insupportable, dès la première nuit qu'il passa dans le grand bâtiment en pierre, on en rechercha la cause, et il fut reconnu que ce bâtiment était une ancienne bergerie. Masséna, ayant alors jeté son dévolu sur notre maison improvisée, mais ne voulant cependant pas nous expulser d'autorité, vint nous voir sous un prétexte quelconque, et s'écria en entrant: «Ah! mes gaillards! comme vous êtes bien ici! Je vous demanderai une petite place pour mon lit et mon bureau!» Nous comprîmes que c'était le partage du lion, et nous empressâmes d'évacuer notre excellente habitation, pour aller nous établir dans la vieille étable à moutons. Elle était pavée de petits cailloux, dont les interstices recelaient des débris de fumier, et dont les aspérités nous gênaient infiniment, lorsque nous voulions nous coucher, car en Espagne on ne trouve pas de paille longue. Force nous fut donc de nous étendre sur le pavé nu et infect, dont nous respirions les miasmes putrides; aussi, au bout de quelques jours, tombâmes-nous tous plus ou moins malades. Je le fus plus gravement que mes camarades, car, dans les pays chauds, la fièvre éprouve plus vivement les personnes qui en ont déjà subi les atteintes. Celle qui m'avait accablé, à mon arrivée à Valladolid, reparut avec intensité. Néanmoins, je résolus de prendre part aux dangers du siège, et je continuai mon service.
Ce service était souvent bien pénible, surtout lorsqu'il fallait, pendant la nuit, porter des ordres à celle de nos divisions qui cernait la ville sur la rive gauche de l'Agueda et faisait les travaux nécessaires pour s'emparer du couvent de San-Francisco, transformé en bastion par les ennemis. Pour se rendre de notre quartier général à ce point, en évitant le feu de la place, il fallait faire un très grand détour, et gagner un pont construit par nos troupes, à moins de raccourcir, en traversant la rivière à gué. Or, un soir que tous les préparatifs étaient faits pour enlever San-Francisco, le maréchal Ney n'attendant plus que l'autorisation de Masséna pour donner le signal, c'était à moi à marcher; je fus donc forcé de porter cet ordre. La nuit était sombre, la chaleur étouffante; une fièvre ardente me dévorait, et j'étais en pleine transpiration, lorsque j'arrivai au gué. Je ne l'avais jamais traversé qu'une seule fois en plein jour, mais le dragon d'ordonnance qui m'accompagnait, l'ayant passé plusieurs fois, m'offrit de me guider.
Il me conduisit fort bien jusqu'au milieu de la rivière, qui n'avait alors que deux ou trois pieds de profondeur; mais, arrivé là, cet homme s'égare dans les ténèbres, et nos chevaux, se trouvant tout à coup sur de très larges pierres fort glissantes, s'abattent, et nous voilà dans l'eau! Il n'y avait aucun danger de se noyer; aussi nous relevâmes-nous facilement et gagnâmes-nous la rive gauche; mais nous étions complètement mouillés. Dans toute autre circonstance, je n'eus fait que rire de ce bain forcé; mais bien que peu froide, l'eau arrêta la transpiration dont j'étais couvert, et je fus pris d'un horrible frisson. Il fallait cependant accomplir ma mission, et me rendre à San-Francisco, où je passai la nuit en plein air, auprès du maréchal Ney, qui fit attaquer et prendre le couvent par une colonne ayant à sa tête un chef de bataillon nommé Lefrançois. J'étais lié avec ce brave officier qui m'avait montré la veille une lettre par laquelle une jeune personne qu'il aimait lui annonçait que son père consentait à les unir dès qu'il serait major (lieutenant-colonel). C'était pour obtenir ce grade que Lefrançois avait sollicité la faveur de conduire les troupes à l'assaut. L'attaque fut très vive, la défense opiniâtre; enfin, après trois heures de combat, nos troupes restèrent en possession du couvent, mais le malheureux Lefrançois avait été tué!… La perte de cet officier fut vivement sentie par l'armée et m'affecta beaucoup.
Dans les pays chauds, le lever de l'aurore est presque toujours précédé par un froid piquant. J'y fus d'autant plus sensible ce jour-là que je venais de passer la nuit dans des vêtements imprégnés d'eau; aussi étais-je fortement indisposé, lorsque je rentrai au quartier général; cependant, avant de prendre des habits secs, il me fallut aller rendre compte à Masséna du résultat de l'attaque de San-Francisco.
Le maréchal faisait en ce moment à pied sa promenade du matin, en compagnie du général Fririon, chef d'état-major. Préoccupés par mon récit, ou poussés par le désir d'observer de plus près, ils se rapprochèrent insensiblement de la ville, et nous n'en étions plus qu'à une portée de canon, lorsque le maréchal me permit d'aller me reposer. Mais à peine étais-je éloigné d'une cinquantaine de pas, qu'une bombe monstrueuse, lancée du rempart de Ciudad-Rodrigo, tombe auprès de Masséna et de Fririon!… Au bruit affreux qu'elle fit en éclatant, je me retournai, et n'apercevant plus le maréchal ni le général, qu'un nuage de fumée et de poussière cachait à mes regards, je les crus morts et courus sur le point où je les avais laissés. Je fus étonné de les trouver vivants et n'ayant pour tout mal que des contusions faites par des cailloux que la bombe avait lancés autour d'elle, au moment de l'explosion. Du reste, ils étaient l'un et l'autre couverts de terre; Masséna surtout, qui avait depuis quelques années perdu un œil à la chasse, avait l'œil qui lui restait tellement rempli de sable qu'il n'y voyait plus pour se conduire, et les meurtrissures faites par les pierres le mettaient hors d'état de marcher. Il devenait cependant urgent de l'éloigner du feu de la place. Masséna était maigre et de petite taille; il me fut donc possible, malgré mon indisposition, de le charger sur mes épaules et de le porter sur un point où les projectiles ennemis ne pouvaient l'atteindre. Mes camarades, que j'allai prévenir, vinrent prendre le maréchal, afin que les soldats ignorassent le danger qu'avait couru le généralissime.
Les fatigues et l'agitation morale que j'avais éprouvées depuis vingt-quatre heures augmentèrent beaucoup ma fièvre; néanmoins je me raidissais contre le mal, et je parvins à le surmonter jusqu'à la reddition de Ciudad-Rodrigo, qui, ainsi que je l'ai déjà dit, eut lieu le 9 juillet. Mais, à compter de ce jour, la surexcitation qui m'avait soutenu n'ayant plus d'aliment, puisque l'armée était en repos, je fus vaincu par la fièvre. Elle prit un caractère si alarmant que l'on fut obligé de me transporter dans l'unique maison de la ville que les bombes françaises eussent laissée intacte. C'est la seule fois que j'aie été sérieusement malade sans avoir été blessé, mais je le fus si gravement qu'on désespéra de ma vie. Aussi me laissa-t-on à Ciudad-Rodrigo, lorsque l'armée, après avoir passé la Coa, marcha sur la forteresse portugaise d'Alméida. Cette place n'étant à vol d'oiseau qu'à quatre lieues de Ciudad-Rodrigo, j'entendais de mon lit de douleur le bruit continuel du canon, dont chaque détonation me faisait bondir de rage!… Plusieurs fois je voulus me lever, et ces essais infructueux, me prouvant mon impuissante faiblesse, augmentaient encore mon désespoir. J'étais éloigné de mon frère et de mes camarades, que le devoir retenait auprès du maréchal au siège d'Alméida; ma triste solitude n'était interrompue que par les courtes visites du docteur Blancheton, qui, malgré ses talents, ne pouvait me soigner que très imparfaitement, faute de médicaments, l'armée ayant emmené ses ambulances, et toutes les pharmacies de Ciudad-Rodrigo étant épuisées ou détruites. L'air de cette ville était vicié par la grande quantité de blessés des deux partis qu'on y avait laissés, et surtout par l'odeur infecte s'exhalant de plusieurs milliers de cadavres qu'on n'avait pu enterrer, parce qu'ils étaient à demi enfouis sous les décombres des maisons écrasées par les bombes. Une chaleur de plus de trente degrés, ajoutant encore à ces causes d'insalubrité, amena bientôt le typhus. Il fit de grands ravages dans la garnison, et surtout parmi les habitants qui, ayant échappé aux horreurs du siège, s'étaient obstinés à rester dans la place, afin de conserver les débris de leur fortune.
Je me trouvais livré aux soins de mon domestique, et, malgré son zèle, il ne pouvait me procurer ce dont j'avais besoin; ma maladie s'aggrava, et le délire s'empara bientôt de moi. Je me souviens qu'il existait dans ma chambre de grands tableaux représentant les quatre parties du monde. L'Afrique, placée devant mon lit, avait à ses pieds un lion énorme, dont les yeux me semblaient fixés sur moi, et je ne le perdais pas de vue!… Enfin, un jour, je crus le voir remuer, et, voulant prévenir son attaque, je me levai en chancelant, pris mon sabre, et, frappant d'estoc et de taille, je mis le lion en pièces. Après cet exploit digne de don Quichotte, je tombai à demi évanoui sur le carreau, où le docteur Blancheton me trouva. Il fit enlever tous les tableaux qui garnissaient l'appartement, et dès lors mon exaltation se calma. Mes moments lucides n'en étaient pas moins affreux. Je contemplais avec douleur ma pénible situation et l'abandon dans lequel je me trouvais. La mort des champs de bataille me paraissait douce auprès de celle qui m'attendait, et je regrettais de n'y être pas tombé en soldat!… Tandis que mourir de la fièvre, dans un lit, lorsqu'on combattait auprès de moi, me paraissait une chose horrible et presque honteuse!… J'étais depuis un mois dans cette terrible position, lorsque, le 26 août, à l'entrée de la nuit, une épouvantable détonation se fit entendre tout à coup… La terre trembla; je crus que la maison allait s'écrouler! C'était la forteresse d'Alméida qui venait de sauter, par suite de l'explosion d'un immense magasin à poudre, et bien que Rodrigo soit à une demi-journée de cette place, la commotion s'y était fait vivement sentir!… On peut juger par là des effets qu'elle avait produits dans Alméida même!… Cette malheureuse place fut détruite de fond en comble: il n'y resta que six maisons debout. La garnison eut six cents hommes frappés à mort et un très grand nombre de blessés. Enfin, une cinquantaine de Français, occupés aux travaux du siège, furent frappés par des éclats de pierre. Lord Wellesley, conformément aux instructions de son gouvernement, voulant ménager le sang de l'armée britannique aux dépens de celui de ses alliés, après avoir confié la défense de Ciudad-Rodrigo aux troupes espagnoles qui venaient de succomber, avait abandonné celle d'Alméida aux Portugais, en ne laissant dans cette place qu'un seul Anglais, le général Cox, qui en était gouverneur.
Ce brave officier, ne se laissant pas intimider par l'affreux désastre qui venait de détruire presque tous les moyens de résistance, proposait à la garnison de se défendre encore derrière les décombres de la cité; mais les troupes portugaises, effrayées et entraînées par leurs officiers, principalement par Bernardo Costa, le gouverneur, et José Bareiros, chef des artilleurs, se révoltèrent, et le général Cox, abandonné de tous, fut contraint de capituler avec Masséna.
On a dit que le généralissime français avait séduit les chefs portugais, et que l'explosion fut le résultat de leur trahison: c'est une erreur. Personne n'avait mis le feu; il n'eut pour cause que la négligence des artificiers de la garnison qui, au lieu d'extraire des caves les tonneaux de poudre les uns après les autres, en refermant les portes après chaque sortie, avaient eu l'imprudence d'en rouler une vingtaine à la fois dans la cour du château. Il paraît qu'une bombe française, tombant sur un des barils, y mit le feu, qui se communiqua de proche en proche à tous les autres, formant une traînée jusqu'au centre du grand magasin, et fit sauter cet établissement, dont l'explosion renversa la ville et endommagea ses remparts. Quoi qu'il en soit, les Anglais mirent en jugement les deux chefs portugais. Bernardo Costa fut pris, condamné et fusillé!… Bareiros parvint à s'évader. Ces deux officiers n'étaient certainement pas coupables du crime de trahison: on ne pouvait leur reprocher de n'avoir pas continué une défense désespérée, dont tout le résultat eût été de conserver quelques jours les décombres d'Alméida, tandis que l'armée anglaise restait tranquillement campée à deux lieues de la place, sans faire aucun mouvement pour les secourir.
Après s'être ainsi emparé d'Alméida, le maréchal Masséna, ne pouvant s'établir dans les ruines de cette ville, transporta son quartier général au fort de la Conception, situé sur l'extrême frontière d'Espagne. Les Français avaient détruit une partie des fortifications, mais les bâtiments intérieurs étaient conservés et passablement logeables. Ce fut là que Masséna prépara l'expédition qu'il devait entreprendre pour conduire son armée à Lisbonne.
Mon frère et plusieurs de mes camarades profitèrent de cette suspension des hostilités pour venir me voir à Ciudad-Rodrigo. Leur présence accrut le calme que la prise d'Alméida avait apporté dans mes esprits. La fièvre disparut, et peu de jours après j'entrai en pleine convalescence. J'avais hâte de changer d'air et de rejoindre le quartier général à la Conception. On craignait toutefois que je ne pusse faire à cheval le trajet, qui n'était que de quelques heures. Je partis cependant, et, avec l'aide de mon frère et de quelques amis, j'arrivai au fort. J'étais heureux de me retrouver au milieu de mes camarades; ils avaient craint de ne plus me revoir et me reçurent très affectueusement. Le maréchal, dont j'étais séparé depuis le jour où je l'avais porté dans mes bras, pour l'éloigner des canons de Rodrigo, ne me dit pas un mot de ma maladie.
En quittant mon logement, je l'avais cédé au colonel du 13e de chasseurs, M. de Montesquiou, frère aîné du général de ce nom, jeune homme qui avait fait avec distinction plusieurs campagnes. C'est lui que l'Empereur envoya en parlementaire au roi de Prusse la veille de la bataille d'Iéna. Les fatigues incessantes et le climat de la Péninsule avaient altéré sa santé; il s'arrêta à Ciudad-Rodrigo et y mourut: ce fut une grande perte pour l'armée!
Après quinze jours passés au fort de la Conception, en bon air et dans le repos, je retrouvai la santé, la plénitude de mes forces, et me préparai à faire la campagne de Portugal. Avant de raconter les événements remarquables de cette célèbre et malheureuse campagne, il est indispensable de vous faire connaître succinctement ce qui s'était passé dans la Péninsule depuis que l'Empereur l'avait quittée, en 1809.
CHAPITRE XXXI
Campagne de Soult en Portugal.—Prise de Chavès et de Braga.—Siège et prise d'Oporto.—Le trône de Portugal est offert à Soult.
Pendant que le maréchal Ney contenait les royaumes des Asturies et de
Léon, le maréchal Soult, qui venait d'ajouter à la conquête de la
Corogne celle du port militaire du Ferrol, avait réuni ses troupes en
Galice, à Santiago, et se préparait à envahir le Portugal.
Par suite d'une illusion qui lui devint funeste, Napoléon ne comprit jamais l'énorme différence que l'insurrection des Espagnols et des Portugais apportait entre les états de situation des troupes françaises qui se trouvaient dans la Péninsule et le nombre réel de combattants qu'elles pouvaient opposer à l'ennemi. Ainsi, la force du deuxième corps (celui de Soult) était portée sur le papier à 47,000 hommes; mais en défalquant les garnisons laissées à Santander, à la Corogne et au Ferrol, les 8,000 hommes employés pour le service des communications, et 12,000 malades, le nombre des présents sous les armes n'excédait pas 20,000, qui, ayant combattu tout l'hiver dans un pays montagneux et couvert de neige, étaient excédés de fatigue, manquaient de chaussures, souvent de vivres, et n'avaient que des chevaux harassés pour traîner l'artillerie dans des chemins affreux!… Ce fut avec d'aussi faibles moyens que l'Empereur prescrivit au maréchal Soult d'entrer en Portugal. Il comptait, il est vrai, sur la valeur des troupes du deuxième corps, presque entièrement composé de vieux soldats d'Austerlitz et de Friedland, et avait le projet de faire attaquer le Portugal d'un autre côté, par le corps du maréchal Victor, qui devait à cet effet s'avancer de l'Andalousie vers Lisbonne, et s'y réunir à Soult; mais la fortune ne sanctionna pas ce calcul.
Ce fut le 1er février 1809 que le maréchal Soult, après avoir prévenu le maréchal Ney qu'il abandonnait la Galice à sa surveillance, se mit en marche vers le Minho, fleuve considérable qui, de Melgaco à son embouchure, sépare l'Espagne du Portugal. Le maréchal Soult essaya de le passer aux environs de la ville fortifiée de Tuy; mais la force du courant et le feu des milices portugaises postées sur la rive opposée ayant fait avorter cette expédition, le maréchal, avec une activité et une vigueur admirables, prit une nouvelle ligne d'opérations, et voyant qu'il ne pouvait traverser le fleuve sur ce point, il le remonta, le franchit à Ribada-Via, occupa Orense, puis, redescendant le Minho, attaqua Tuy, s'en empara et en fit sa place d'armes, où il laissa une partie de son artillerie, ses gros bagages, les malades et les blessés, à la garde d'une forte garnison, ce qui réduisit l'armée expéditionnaire à 20,000 combattants, avec lesquels Soult s'avança hardiment sur Oporto.
L'anarchie régnait dans cette grande ville, la seconde du royaume; l'évêque, s'étant emparé du commandement, avait réuni un très grand nombre d'habitants des campagnes voisines qu'il faisait travailler à d'immenses fortifications tracées par lui-même. Le peuple vivait dans la licence, les troupes dans l'insubordination, les généraux ne pouvaient s'entendre, tous voulaient être indépendants; enfin, le désordre était à son comble!… La régence et l'évêque étaient ennemis jurés; chacun avait ses adhérents qui assassinaient les hommes marquants du parti opposé. Telles étaient les dispositions que l'on avait prises pour résister à l'armée. Mais celle-ci, bien que fatiguée par des marches continuelles et par la multitude des insurgés qui l'environnaient, attaqua à Verin le corps espagnol commandé par La Romana, ainsi que les Portugais aux ordres de Sylveira. Le premier fut complètement défait, le second se retira derrière Chavès, place forte portugaise dont Soult s'empara.
L'un des plus grands inconvénients attachés aux expéditions faites par les Français dans la Péninsule, était la garde des prisonniers. Ceux que Soult avait faits à Chavès étaient nombreux; il ne savait où les déposer et accepta la proposition qu'ils firent de passer au service de la France, bien que la plupart d'entre eux, ayant agi de même lors de l'expédition de Junot, eussent fini par déserter.
Après l'occupation de Chavès, le corps expéditionnaire se dirigea sur Braga, où se trouvait une nouvelle et nombreuse armée portugaise commandée par le général Freira. Ce malheureux officier, voyant son avant-garde battue par les Français, se préparait à effectuer sa retraite, lorsque ses troupes, presque entièrement composées de paysans levés en masse, crièrent à la trahison et le massacrèrent! En ce moment, l'avant-garde française, commandée par le général Franceschi, ayant paru aux portes de Braga, la population se porta vers les prisons où l'on avait enfermé les individus soupçonnés de faire des vœux pour les Français, et tous furent égorgés!
Le maréchal Soult ayant fait attaquer l'armée ennemie, celle-ci, après une courte et vive résistance, fut mise dans une déroute complète, et perdit plus de 4,000 hommes, ainsi que toute son artillerie. Les fuyards, en traversant Braga, tuèrent le corregidor et commençaient à mettre la ville à feu et à sang lorsque, poursuivis par les troupes françaises, ils se sauvèrent par la route d'Oporto. Les avantages que le maréchal Soult venait d'obtenir à Braga furent bien affaiblis par la perte qu'il fit à la même époque; car le général portugais Sylveira, qui s'était jeté sur le flanc gauche de l'armée française, pendant qu'elle marchait sur Braga, avait investi et enlevé la ville de Chavès, où il nous prit 800 combattants et 1,200 malades. Soult, ignorant ce fâcheux événement, laissa dans Braga la division Heudelet, et continua sa marche sur Oporto. Les ennemis disputèrent vaillamment le passage de la rivière de l'Ave, mais il fut néanmoins forcé. Le général français Jardon y fut tué. Furieux de leur défaite, les Portugais massacrèrent leur chef, le général Vallongo. Les divisions françaises des généraux Mermet, Merle et Franceschi se trouvaient alors réunies sur la rive gauche de l'Ave, et le chemin d'Oporto leur était ouvert. Elles se concentrèrent sur le front des retranchements qui couvraient la ville et le camp, contenant au moins 40,000 hommes, dont la moitié de troupes réglées, commandées par les généraux Lima et Pereiras; mais l'autorité réelle était entre les mains de l'évêque, homme violent, qui dirigeait la multitude à son gré; aussi les historiens anglais et portugais l'ont-ils rendu responsable du massacre de quinze individus de haut rang qu'il ne voulut ou ne put sauver de la fureur du peuple, lorsque celui-ci fut exaspéré par la vue des colonnes françaises.
Oporto, bâti sur la rive droite du Douro, est dominé par d'immenses rochers garnis alors de deux cents pièces de canon. Un pont de bateaux, long de deux cent cinquante toises, unissait la ville au faubourg de Villa-Nova. Avant d'attaquer Oporto, le maréchal Soult écrivit au prélat pour l'engager à épargner à cette grande ville les horreurs d'un siège. Le prisonnier portugais qu'on chargea de ce message fut sur le point d'être pendu! L'évêque entra néanmoins en pourparlers, mais sans faire cesser le feu des remparts; puis il finit par refuser de se rendre. Il paraît qu'il craignit d'être victime de la populace, dont il avait lui-même exalté la fureur par de fausses espérances de succès. Le 28 mars, le maréchal, voulant détourner l'attention des ennemis du centre des retranchements, par où il comptait pénétrer dans la ville, fit attaquer leurs ailes. La division Merle enleva sur la gauche plusieurs clos fortifiés, pendant que les généraux Delaborde et Franceschi menaçaient vers la droite d'autres ouvrages extérieurs. Sur ces entrefaites, quelques bataillons ennemis ayant crié qu'ils voulaient se rendre, le général Foy s'avança imprudemment, suivi de son aide de camp. Celui-ci fut tué, le général fait prisonnier, mis complètement nu et traîné à l'instant dans l'intérieur de la ville. Les Portugais exécraient le général Loison, qui les avait battus. Ce général ayant depuis longtemps perdu un bras, les ennemis l'avaient surnommé Mañeta (le manchot). En voyant le général Foy prisonnier, la population d'Oporto, croyant que c'était Loison, se mit à crier: «Tuez, tuez Mañeta!» Mais Foy eut la présence d'esprit de lever ses deux mains et de les montrer à la foule. Celle-ci reconnut son erreur et le laissa conduire en prison. L'évêque, bien qu'il eût seul amené les choses à cet état de crise, n'eut pas le courage de braver le danger, et, laissant aux généraux Lima et Pereiras le soin de défendre la ville comme ils pourraient, il s'enfuit avec une bonne escorte du côté opposé à celui de l'attaque, traversa la rivière et ne s'arrêta qu'au couvent de la Serra, bâti au sommet de la montagne escarpée qui, sur la rive gauche, domine le faubourg de Villa-Nova; de là le prélat pouvait, en toute sûreté, être spectateur des horreurs du combat du lendemain.
La nuit fut affreuse pour les habitants d'Oporto. Un orage violent ayant éclaté, les soldats et les paysans portugais prirent le sifflement du vent pour le bruit des balles ennemies; alors, malgré les officiers, la fusillade et la canonnade partirent sur toute la ligne, et le bruit de deux cents pièces d'artillerie se confondit avec celui de la foudre et des cloches qu'on ne cessait de sonner!… Pendant cet affreux tintamarre, les Français, abrités dans les bas-fonds contre les balles et les boulets, attendaient avec calme que le lever du soleil leur permît d'attaquer le corps de la place.
Le 29 mars, jour néfaste pour la ville d'Oporto, le temps étant redevenu serein, nos troupes se portèrent avec ardeur au combat, que, selon ses projets de la veille, le maréchal engagea d'abord sur les ailes, pour tromper les ennemis. Ce stratagème réussit complètement; car les généraux portugais affaiblirent démesurément leur centre pour renforcer leurs flancs. Le maréchal Soult, faisant alors battre la charge, lance les colonnes françaises sur ce point. L'attaque fut impétueuse; nos soldats enlèvent bravement les retranchements, pénètrent au delà, s'emparent de deux forts principaux, où ils entrent par les embrasures, tuant ou dispersant tout ce qui veut résister.
Après ce glorieux succès, plusieurs bataillons vont prendre en queue les ailes portugaises, pendant que Soult ordonne à une autre colonne de marcher droit sur la ville, en se dirigeant vers le pont. Ainsi chassée de ses retranchements, et coupée en plusieurs parties, l'armée portugaise perdit tout espoir; sa déroute à travers la ville fut affreuse. Une partie des fuyards gagna le fort de Santo-João, sur la rive du Douro, et là, frappés de terreur, ils cherchèrent à traverser le fleuve à la nage ou dans des barques. En vain Lima, leur général, leur fit remarquer combien cette tentative était périlleuse. Ils le massacrèrent, et, voyant les Français avancer toujours, ils essayèrent de nouveau le passage du Douro; mais presque tous se noyèrent! Cependant, le combat continuait encore dans Oporto; la colonne que le maréchal avait fait marcher sur la ville, après avoir brisé les barricades qui défendaient l'entrée des rues, était arrivée aux approches du pont, où les horreurs de la guerre s'accrurent encore. Plus de 4,000 personnes de tout âge et de tout sexe encombraient ce pont, qu'elles s'efforçaient de passer, lorsque les batteries portugaises de la rive opposée, apercevant les Français qu'elles voulaient empocher de franchir le fleuve, ouvrirent un feu terrible sur cette masse tumultueuse, dans laquelle les boulets firent un affreux ravage sans atteindre nos troupes, et, au même instant, un détachement de cavalerie portugaise, embarrassé par les fuyards, traversa au galop cette foule épouvantée, en se frayant un chemin sanglant! Chacun cherchant alors son salut dans les barques qui formaient le pont, elles furent bientôt encombrées, et, ne pouvant soutenir le poids de tant d'individus, plusieurs s'enfoncèrent. Le pont fut ainsi rompu sur quelques points; et comme la foule se portait toujours en avant, des milliers d'hommes, arrivés aux coupures du pont, étaient précipités dans le fleuve, qui fut bientôt couvert de cadavres, sur lesquels venait échouer et périr tout ce qui tentait encore le passage.
Les premiers Français qui arrivèrent, oubliant le combat, ne virent plus que des malheureux qu'il fallait secourir, et en arrachèrent un bon nombre à la mort; plus humains en cela que les artilleurs portugais qui, dans l'espoir d'atteindre quelques Français, tiraient sur leurs propres concitoyens! Nos soldats, à l'aide de planches, franchirent les coupures du pont, arrivèrent sur la rive droite, emportèrent les batteries ennemies et s'emparèrent du faubourg de Villa-Nova. Le passage du Douro se trouva dès lors assuré. Les malheurs de la ville semblaient toucher à leur fin, lorsqu'on apprit que 200 hommes, formant la garde de l'évêque, s'étaient enfermés dans son palais, d'où ils faisaient feu par les fenêtres. Les Français y coururent, et leurs sommations étant restées inutiles, ils brisèrent les portes et passèrent tous ces séides au fil de l'épée.
Jusque-là nos troupes n'avaient agi que d'après les lois de la guerre; la ville et les habitants avaient été respectés; mais en revenant de l'assaut de l'évêché, où ils s'étaient fortement animés, nos soldats aperçurent sur la grande place une trentaine de leurs camarades, que les Portugais avaient pris la veille, et auxquels ils venaient d'arracher les yeux, la langue, et qu'ils avaient mutilés avec un raffinement de barbarie digne de cannibales!… La plupart de ces malheureux Français respiraient encore!… À la vue de ces atrocités, les soldats exaspérés ne respirèrent plus que vengeance et se portèrent à de terribles représailles, que le maréchal Soult, les généraux, les officiers, et même un grand nombre de soldats plus calmes, eurent toute sorte de peine à faire cesser. On porte à dix mille le nombre de Portugais qui périrent dans cette journée, tant à l'avant des retranchements qu'au pont et dans la ville. La perte des Français n'excéda pas cinq cents hommes. Le général Foy fut délivré, à la grande satisfaction de l'armée. Quant à l'évêque d'Oporto, après avoir vu du haut du couvent de la Serra la ruine de ses projets ambitieux sur les provinces du Nord, qu'il voulait, dit-on, séparer du royaume à son profit, il s'enfuit vers Lisbonne. Là, il se réconcilia avec la régence gouvernementale, qui non seulement l'admit dans son sein, mais le nomma bientôt patriarche de Portugal.
La chute d'Oporto permit au maréchal Soult d'établir une base solide d'opérations. Le fruit immédiat de la victoire fut la prise d'immenses magasins remplis de munitions de guerre et de vivres. Trente vaisseaux anglais, retenus par les vents contraires, tombèrent aussi entre nos mains. Adoptant une conduite toute conciliatrice, ainsi qu'il l'avait fait à Braga, Soult s'efforça de remédier aux maux de la guerre, et rappela les habitants qui avaient fui de la ville. L'habileté de cette administration produisit un excellent résultat et donna lieu à un fait fort inattendu, que les historiens ont mal expliqué et dont les journaux de l'époque n'osèrent faire mention.
Les Portugais ne pouvaient pardonner au prince régent, chef de la maison de Bragance, de les avoir abandonnés pour transporter le siège du gouvernement en Amérique. Ils prévoyaient que le résultat de la guerre actuelle serait de faire du Portugal une dépendance du Brésil ou de l'Espagne, ou bien une colonie anglaise, toutes choses qui leur répugnaient également, et, pour conserver leur nationalité, ils songèrent à se donner un roi.
La comparaison qu'ils firent entre le gouvernement de Soult et l'horrible anarchie qui l'avait précédé, étant tout à l'avantage du maréchal, le parti de l'ordre se réveilla, ses chefs se rendirent auprès du maréchal Soult et lui proposèrent de se mettre à leur tête, pour former un gouvernement indépendant. Se croyant justifié par les circonstances, Soult ne découragea pas ce parti, nomma aux emplois civils, leva une légion portugaise de cinq mille hommes, et se conduisit avec tant d'habileté, qu'en moins de quinze jours les villes d'Oporto, de Braga, ainsi que toutes celles des provinces conquises par lui, envoyèrent des adresses signées par plus de trente mille individus de la noblesse, du clergé et du tiers état, exprimant leur adhésion à ce nouvel ordre de choses. Le duc de Rovigo, ancien ministre de l'Empereur, assure, dans les mémoires qu'il publia sous la Restauration, que Soult refusa ces propositions; cependant, un très grand nombre d'officiers français qui se trouvaient alors à Oporto, notamment les généraux Delaborde, Mermet, Thomières, Merle, Loison et Foy, m'ont affirmé avoir assisté à des réceptions dans lesquelles les Portugais donnaient au maréchal Soult le titre de Roi et de Majesté, que celui-ci acceptait avec beaucoup de dignité. Enfin, un jour que je questionnais à ce sujet le lieutenant général Pierre Soult, frère du maréchal, qui avait été mon colonel, et avec lequel j'étais fort lié, il me répondit avec franchise: «Comme, en envoyant mon frère en Portugal, l'Empereur l'avait autorisé à employer tous les moyens pour arracher ce pays à l'alliance de l'Angleterre et l'attacher à celle de la France, le maréchal, voyant la nation lui offrir la couronne, pensa que ce moyen n'avait pas été excepté par Napoléon, étant non seulement le meilleur, mais le seul qui pût unir les intérêts du Portugal à ceux de l'Empire; il devait donc l'employer, sauf ratification de l'Empereur.» Ce qui prouverait que Pierre Soult avait raison, c'est que Napoléon, au lieu d'exprimer le moindre mécontentement de ce que le maréchal eût accepté d'être roi de Portugal, lui donna des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux qu'il avait en entrant dans ce pays.
L'Empereur ne fit en cela que céder aux exigences de la situation qui lui rendaient le maréchal Soult indispensable, et est-il vrai que Napoléon lui écrivit: «Je ne me souviens que de votre belle conduite à Austerlitz»?… C'est un point qui n'a jamais été éclairci; car le maréchal Bertrand m'a dit que, dans les longs entretiens qu'il avait eus à Sainte-Hélène avec Napoléon, il voulut plusieurs fois amener la conversation sur la royauté éphémère du maréchal Soult, mais que l'Empereur garda toujours le silence à ce sujet. Bertrand en concluait que l'Empereur n'avait ni encouragé ni blâmé ce que Soult avait fait pour obtenir la couronne de Portugal, et que le succès de cette entreprise en eût fait absoudre l'audace.
L'Empereur avait d'abord eu la pensée de réunir toute la Péninsule en un seul État, dont son frère Joseph aurait été le roi; mais, ayant reconnu que la haine réciproque des Espagnols et des Portugais rendait ce projet impraticable, et désirant cependant arracher à tout prix le Portugal à la domination des Anglais, il aurait consenti à donner la couronne de ce pays à l'un de ses lieutenants, dont les intérêts eussent été ceux de la France. Puisque le maréchal Soult avait obtenu le suffrage d'une grande partie de la nation, Bertrand pensait que Napoléon se serait déterminé à ratifier ce choix. L'Empereur aurait ainsi assuré l'affermissement du roi Joseph sur son trône et l'expulsion des Anglais de l'Espagne et du Portugal, dont la guerre commençait à le fatiguer, en l'empêchant de porter ses vues sur le nord de l'Europe.
Quoi qu'il en soit, dès que l'offre faite au maréchal Soult par les Portugais fut connue de son armée, elle produisit une grande agitation en sens divers, car la troupe et les officiers subalternes, dont le maréchal était fort aimé, ne blâmaient ce projet que parce qu'ils le croyaient contraire aux intentions de l'Empereur. Cependant, le bruit s'étant répandu que le maréchal n'agissait qu'avec son agrément, l'immense majorité de l'armée, séduite par la gloire que devait lui procurer la conquête du Portugal, se rangea dès lors du côté de Soult et se tint prête à le soutenir dans des projets qu'on lui représentait comme utiles à la France ainsi qu'à l'Empereur. Toutefois, un grand nombre d'officiers supérieurs et quelques généraux craignaient que l'avènement de Soult au trône de Portugal n'engageât l'Empereur à l'y soutenir, en laissant indéfiniment le 2e corps dans ce pays, pour y coloniser à l'exemple des Romains; ils s'écrièrent qu'on allait les engager dans une guerre sans fin, et, cherchant à faire trêve avec les Anglais, qui occupaient Lisbonne, ils résolurent d'élire un chef, de faire appel aux troupes françaises revenues en Espagne, et de retourner tous ensemble en France pour forcer l'Empereur à conclure la paix.
Ce projet, inspiré par le gouvernement anglais, et du reste plus facile à former qu'à exécuter, aurait-il eu l'assentiment de toutes les armées et de la masse de la nation française? C'est ce dont il est permis de douter. Il reçut cependant un commencement d'exécution. Le lieutenant général anglais Beresford, servant dans l'armée portugaise en qualité de maréchal, était l'âme du complot, et, par l'entremise d'un marchand d'Oporto nommé Viana, il entretint une correspondance avec les mécontents français, qui eurent l'indignité de proposer l'arrestation du maréchal Soult, qu'ils remettraient aux avant-postes. On conçoit dans quelle perplexité la découverte de cette conspiration dut jeter le maréchal Soult, d'autant plus qu'il n'en connaissait pas les complices. Un abîme était ouvert devant lui; néanmoins, sa fermeté ne l'abandonna pas.
CHAPITRE XXXII
Surprise d'Oporto.—Retraite de Soult par les montagnes.—Mauvais vouloir du maréchal Victor.—Mort de Franceschi.
Pendant que Soult était absorbé par les soins qu'il ne cessait de donner à l'administration du pays conquis, les nombreuses troupes anglo-portugaises que sir Arthur Wellesley et lord Beresford amenaient de Lisbonne et de Coïmbre s'approchaient chaque jour du Douro, et en atteignirent bientôt les rives. Le général portugais Sylveira, après avoir repris Chavès sur les Français, descendit la Tamega jusqu'à Amaranthe et s'empara de cette ville ainsi que de son pont, ce qui plaçait le corps portugais sur les derrières de Soult. Celui-ci s'empressa de diriger sur ce point les généraux Heudelet et Loison, qui chassèrent Sylveira d'Amaranthe; mais sir Arthur Wellesley, ayant le projet de tourner l'aile gauche des Français, fit passer le Douro en avant de Lamego à un nombreux corps anglo-portugais, qui se dirigea vers Amaranthe. Le général Loison, malgré les ordres qu'il avait reçus de défendre cette ville à outrance, abandonna le seul passage qui restât à l'armée française pour sortir de la situation périlleuse où elle se trouvait. Le maréchal Soult, voyant qu'une partie des forces ennemies cherchaient à gagner ses derrières, pendant que le surplus, marchant sur Oporto, menaçait de l'attaquer de front, résolut d'abandonner cette ville et de faire retraite sur les frontières d'Espagne. Son mouvement, fixé pour le 12, ayant été retardé de vingt-quatre heures, par la nécessité de réunir l'artillerie et de mettre les convois en route, ce retard lui devint fatal. Les conspirateurs étaient fort occupés; les ordres du maréchal étaient négligés ou mal compris, et on lui transmettait de faux rapports sur leur exécution. Les choses allaient donc au plus mal lorsque, le 12 au matin, les colonnes anglaises arrivèrent à Villa-Nova.
Soult avait dès la veille retiré ses troupes dans ce faubourg, détruit le pont qui l'unissait à la ville et fait enlever toutes les embarcations de la rive gauche. Le maréchal, ainsi rassuré sur les tentatives de passage du Douro devant Oporto, mais craignant que la flotte anglaise ne débarquât des troupes sur la droite de l'embouchure du fleuve, en faisait exactement observer les rives au-dessous de la ville. Du haut du mont Serra, sir Arthur Wellesley planant comme un aigle sur Oporto, sur le Douro et le pays environnant, reconnut de ce point élevé qu'au-dessus de la ville les postes français étaient en très petit nombre, éloignés les uns des autres, et négligeaient le service des patrouilles, tant ils se croyaient protégés par l'immensité du fleuve.
Il peut arriver, à la guerre, qu'un bataillon, un régiment et même une brigade soient surpris; mais l'histoire offre bien peu d'exemples d'une armée attaquée à l'improviste, en plein jour, sans avoir été prévenue par ses avant-postes. C'est néanmoins ce qui advint aux Français dans Oporto, et voici comment.
Le Douro fait au-dessus de cette ville un crochet qui baigne le pied du mont Serra. On conçoit que les Français eussent négligé cette partie du fleuve lorsqu'elle était couverte par les troupes qu'ils avaient à Villa-Nova et sur le Serra; mais, au moment où ils abandonnèrent ces positions pour se concentrer sur la rive droite, ils auraient dû placer des postes en avant de la ville; cependant soit négligence, soit trahison, non seulement on avait omis cette précaution, mais on avait laissé sans garde, en dehors de la place, un grand nombre de barques, auprès d'un édifice non terminé appelé le nouveau séminaire, dont l'enclos, s'abaissant de chaque côté jusqu'au rivage, pouvait contenir quatre bataillons. En voyant un poste aussi important abandonné, sir Arthur Wellesley conçut le hardi projet d'en faire le point d'appui de son attaque et, s'il pouvait se procurer une embarcation, d'effectuer le passage du fleuve sous les yeux d'une armée aguerrie et d'un de ses plus célèbres généraux!
Un pauvre barbier s'était enfui de la ville la nuit précédente, au moyen d'une petite nacelle, sans être aperçu par les patrouilles françaises. Un colonel anglais, suivi de quelques hommes, traverse le fleuve sur cet esquif et ramène à la rive gauche trois grandes barques sur lesquelles on place un bataillon anglais, qui vient s'emparer du séminaire et de là renvoie une grande quantité de bateaux, si bien qu'en moins d'une heure et demie, 6,000 Anglais se trouvent au milieu de l'armée française, et maîtres d'un poste dont il était d'autant plus difficile de les chasser qu'ils étaient protégés par une nombreuse artillerie placée à la rive opposée, sur le mont Serra.
Les postes français n'avaient rien vu, et l'armée était tranquille dans Oporto, lorsque tout à coup la ville retentit du bruit confus des tambours et de l'appel: «Aux armes! aux armes! voilà les ennemis!» On put alors juger mieux que jamais de la solidité et de la valeur des troupes françaises, qui, loin d'être découragées par cette surprise, se précipitèrent avec fureur vers le séminaire. Déjà elles avaient arraché sa principale grille et tué un très grand nombre d'Anglais, lorsque, foudroyées par les canons de la rive gauche et menacées sur leurs derrières par un corps anglais qui venait de débarquer dans la ville, elles reçurent du maréchal l'ordre d'abandonner la place et de se replier sur Vallonga, bourgade située à deux lieues d'Oporto, dans la direction d'Amaranthe. Les Anglais n'osèrent pas ce jour-là suivre notre armée plus loin; ils perdirent beaucoup de monde dans cette affaire. Lord Paget, un de leurs meilleurs généraux, fut grièvement blessé, et, de notre côté, le général Foy le fut aussi. Notre perte ne fut pas considérable.
Nos vieilles bandes étaient si expérimentées, si endurcies à la guerre, qu'elles se remettaient plus facilement d'une surprise qu'aucune autre; aussi les historiens anglais conviennent qu'avant qu'elles eussent atteint Vallonga, l'ordre était rétabli dans les colonnes françaises.
Le maréchal eut certainement de bien grands reproches à se faire pour s'être laissé surprendre en plein jour dans Oporto et à l'abri d'un fleuve; mais on doit lui rendre la justice de dire que, dans son malheur, il fit preuve d'un courage personnel et d'une fermeté d'âme qui ne se démentirent jamais dans les circonstances les plus difficiles.
En quittant Oporto, le maréchal faisait reposer tout son espoir de salut sur le pont d'Amaranthe qu'il croyait encore occupé par Loison; mais il apprit le 13 au matin, à Peñafiel, que ce général venait d'abandonner Amaranthe pour se retirer à Guimaraëns!… Cette fâcheuse nouvelle n'affaiblit pas l'énergie de Soult, et voyant que le chemin de la retraite lui était coupé, il résolut de se retirer à travers champs, malgré les difficultés que présentait le pays. Aussitôt, imposant silence à toute observation timide, comme aux murmures de quelques conspirateurs, il détruisit son artillerie et ses bagages, fit mettre sur des chevaux de trait ses malades ainsi que des munitions pour l'infanterie, et, sous une pluie battante, il gravit la sierra ou montagne de Cathalina par un sentier rocailleux des plus étroits et se rendit à Guimaraëns, où il trouva les divisions Loison et Lorge qui s'y étaient transportées par la route qui vient d'Amaranthe.
Les forces principales de l'armée française s'étant réunies à Guimaraëns, sans avoir été attaquées par les Anglais, le maréchal Soult en conclut avec sagacité que ceux-ci avaient pris la route directe pour aller à Braga et y couper toute retraite aux Français, privés désormais de tout chemin praticable pour l'artillerie. Déjà les mécontents, au nombre desquels se trouvait Loison, disaient qu'il fallait faire une capitulation comme celle de Cintra; mais alors, et par une fermeté digne d'admiration, Soult fit détruire toute l'artillerie des divisions Loison et Lorge, et laissant à gauche la route de Braga, il prit encore les sentiers des montagnes. Il gagna ainsi une journée sur les ennemis et atteignit en deux marches Salamonde. Là, coupant à angle droit la route de Chavès à Braga, par laquelle il était entré en Portugal trois mois avant, il résolut d'éviter encore les chemins frayés et de se rendre à Montalegre, toujours par les montagnes. Après une longue marche, les éclaireurs vinrent l'informer que le pont de Puente-Novo, sur le Cavado, était rompu, et que 1,200 paysans portugais, avec du canon, s'opposaient à son rétablissement!… Si cet obstacle n'était pas surmonté, toute retraite devenait impossible!…
La pluie n'avait pas cessé depuis plusieurs jours. Les troupes, harassées, manquaient de vivres, de chaussures, et la plus grande partie des cartouches étaient mouillées. L'armée anglaise devait, sans nul doute, arriver sur l'arrière-garde le lendemain matin. L'heure de mettre bas les armes était donc venue!…
Dans cette fâcheuse extrémité, Soult ne faiblit point. Il fait venir le major Dulong, réputé, à juste titre, pour un des plus intrépides officiers de l'armée française, lui donne 100 grenadiers de choix et le charge de surprendre pendant la nuit les ennemis qui gardent le passage. Une espèce d'assise en pierre n'ayant que six pouces de large était la seule partie du pont qui ne fût point détruite. Dulong, suivi de 12 grenadiers, s'y glisse à plat ventre et s'avance en rampant vers le poste ennemi. Le Cavado débordé coulait avec impétuosité… En se voyant ainsi suspendu au-dessus du torrent, un grenadier perdit l'équilibre et tomba dans le gouffre; mais ses cris furent étouffés par le bruit de l'orage et des flots. Dulong et ses onze hommes atteignirent enfin la rive opposée, et tombant à l'improviste sur les premiers postes des paysans endormis, les tuèrent ou les dispersèrent tous. Les soldats portugais, campés à peu de distance, croyant que l'armée française venait de traverser le Cavado, s'enfuirent aussi. Le maréchal Soult fit sur-le-champ réparer le pont. Ainsi la valeur du brave Dulong sauva l'armée.
Cet officier fut très grièvement blessé le lendemain, en attaquant un retranchement élevé par les Portugais dans un défilé d'un accès très difficile, où les Français essuyèrent quelques pertes; mais ce fut le dernier combat qu'ils eurent à soutenir dans cette pénible retraite. Ils atteignirent le 17 Montalegre, où, repassant la frontière, ils rentrèrent en Espagne, et se réunirent à Orense: là ils se mirent en communication avec les troupes du maréchal Ney. L'intrépide Dulong fut nommé colonel. (Il est mort lieutenant général en 1828.)
Ainsi se termina la seconde invasion des Français en Portugal. Le fer de l'ennemi, les maladies et les assassinats avaient fait perdre au maréchal Soult 6,000 bons soldats. Il avait emmené cinquante-huit pièces d'artillerie: il revenait avec un seul canon; et pourtant, sa réputation de vaillant soldat et de général habile n'en fut point ébranlée, car l'opinion publique lui tint compte, d'une part, de la fermeté qu'il avait déployée, et, d'autre part, des grandes difficultés qu'il avait éprouvées, tant par les intrigues des conspirateurs que par l'abandon dans lequel l'Empereur l'avait laissé, en ne le faisant pas soutenir par le maréchal Victor, ainsi qu'il l'avait promis.
Napoléon, que les campagnes d'Italie, d'Égypte et d'Allemagne avaient habitué à voir ses lieutenants obéir avec exactitude, eut le tort de penser qu'il en serait de même dans la péninsule Ibérique; mais l'éloignement et le titre de maréchal les avaient rendus moins soumis. Ainsi, le maréchal Victor, qui de Madrid devait marcher sur Lisbonne, par la vallée du Tage, et se trouver à Mérida le 15 février pour menacer le Portugal de ce côté, resta si longtemps à Talavera-la-Reyna, que son inertie permit au général espagnol de la Cuesta de réunir une nombreuse armée dans les montagnes de Guadalupe.
Victor, sortant alors de son apathie, marcha contre lui, le battit en plusieurs rencontres, notamment à Médellin, sur les rives de la Guadiana, et occupa enfin le 19 mars la ville de Mérida, un mois après l'époque fixée par l'Empereur. Le roi Joseph, qui venait d'envahir l'Estramadure, rappela au maréchal Victor l'ordre de Napoléon, qui lui enjoignait d'entrer en Portugal pour se joindre au maréchal Soult; mais comme celui-ci était le plus ancien, Victor, craignant de se trouver en sous-ordre, non seulement ne voulut pas se réunir à lui, mais suspendit la marche de la division Lapisse, qui, se trouvant déjà maîtresse du pont d'Alcantara sur le Tage, pouvait opérer une heureuse diversion en faveur de Soult, avant que les Anglais ne fussent l'attaquer dans Oporto. Après avoir hésité pendant plus d'un mois, Victor, apprenant que Soult venait de quitter le Portugal, se hâta de battre en retraite, et fit sauter le pont d'Alcantara, le plus beau monument du génie de Trajan!…
Dès son retour en Espagne, le maréchal Soult, après s'être muni d'artillerie dans les arsenaux de la Corogne, eut à Lugo une entrevue avec le maréchal Ney, auquel il proposa de réunir les forces disponibles de leurs deux corps d'armée, pour faire ensemble une nouvelle invasion en Portugal. Mais ces deux maréchaux n'ayant pu s'entendre, Soult, pour refaire ses troupes, les conduisit à Zamora.
En terminant, je dois vous faire connaître le sort des officiers compromis dans la conspiration dont j'ai parlé. Le capitaine adjudant-major du 18e de dragons, Argenton, qui avait été l'âme du complot, fut traduit devant un conseil de guerre et condamné à mort; mais il réussit à s'évader. Son colonel, M. Lafitte, fut mis en retrait d'emploi. Quant au général Loison et au colonel Donnadieu, qu'on accusait sans preuves, ils n'encoururent aucune punition. Toutefois, le maintien du général dans l'armée de Portugal ne pouvait que produire un effet fâcheux.
Afin de mieux faire comprendre au roi Joseph quelles étaient ses vues, Soult envoya le général Franceschi à Madrid. Ce brave et excellent officier, étant tombé dans une embuscade de la guérilla du Capucino fut conduit à Séville, puis à Grenade, où la Junte centrale, le traitant en criminel et non en brave soldat, le jeta dans la prison de l'Alhambra. Il fut ensuite transporté à Carthagène, où il mourut de la fièvre jaune. Ce fut une perte immense pour l'armée, car Franceschi réunissait toutes les qualités d'un général consommé.
CHAPITRE XXXIII
Situation de nos armées en Espagne.—L'armée de Portugal.—Notre parc d'artillerie est menacé.—Réunion de Viseu.—Causes d'insuccès de la campagne.—L'armée devant l'Alcoba.
Vers la fin de 1809, l'Empereur voulant obtenir plus d'unité dans les opérations des divers corps d'armée qu'il avait en Espagne, les plaça sous les ordres du roi Joseph, son frère; mais celui-ci n'étant nullement militaire, Napoléon ne lui accorda qu'une autorité fictive et créa le maréchal Soult major général, afin de lui donner le commandement réel de toutes les troupes françaises du midi de l'Espagne, qui, bien dirigées, gagnèrent les batailles d'Ocana, d'Alba de Tormès, forcèrent les défilés de la sierra Morena, envahirent l'Andalousie, s'emparèrent de Séville, de Cordoue, et investirent Cadix, où s'était réfugiée la Junte gouvernementale. Pendant ce temps, le général Suchet dominait et administrait habilement l'Aragon et le royaume de Valence, dont il avait assiégé et pris plusieurs villes fortifiées. Les maréchaux Saint-Cyr et Augereau avaient fait une guerre active en Catalogne, dont la population, la plus belliqueuse de l'Espagne, se défendit avec une grande énergie. La Navarre et les provinces du Nord étaient infestées par de nombreuses guérillas, auxquelles les troupes de la jeune garde de l'Empereur faisaient une petite guerre incessante. Les généraux Bonnet et Drouet occupaient la Biscaye et les Asturies, Ney tenait la province de Salamanque, et Junot celle de Valladolid. Les Français venaient d'évacuer la Galice, pays trop pauvre pour nourrir nos troupes. Telle était, en résumé, la situation de nos armées en Espagne lorsque, après avoir pris Ciudad-Rodrigo et Alméida, le maréchal Masséna pénétra en Portugal.
Les troupes sous les ordres de Masséna se composaient: du 2e corps, entièrement formé de vieux soldats d'Austerlitz ayant été l'année précédente à Oporto avec le maréchal Soult, que le général Reynier venait de remplacer (ses divisionnaires étaient Merle et Heudelet); du 6e corps, commandé par le maréchal Ney et ayant fait avec lui les campagnes d'Austerlitz, d'Iéna et de Friedland (ses divisionnaires étaient Marchand, Loison et Mermet); du 8e corps, commandé par le général en chef Junot et composé de troupes médiocres (il avait pour généraux de division Solignac et Clausel, qui devint plus tard maréchal); d'un corps de deux divisions de cavalerie sous les ordres du général Montbrun, et d'une nombreuse artillerie de campagne dirigée par le général Éblé. Le général Lasouski commandait le génie.
Après avoir défalqué les garnisons laissées à Rodrigo, Alméida et Salamanque, ainsi que les malades, le nombre des combattants de toutes armes s'élevait à cinquante mille, ayant soixante bouches à feu et une grande quantité de caissons de munitions. Ce train était beaucoup trop considérable, car, en Portugal, pays très accidenté, il n'existe presque pas de grandes routes. Les voies de communication sont presque toujours des sentiers étroits, rocailleux et souvent escarpés; aussi les transports s'y font à dos de mulet. Il est même des pays où les routes sont complètement inconnues. Enfin, à l'exception de quelques vallées, le sol généralement aride, n'offre que des ressources insuffisantes pour la nourriture d'une armée. Tout faisait donc un devoir au maréchal Masséna de passer par le pays le moins difficile et le plus fécond. Il fit cependant le contraire!…
En effet, l'armée ayant quitté les environs d'Alméida le 14 septembre 1810, et se trouvant réunie le lendemain à Celorico, voyait s'ouvrir devant elle la riche vallée du Mondego et pouvait, par Sampaya et Ponte de Morcella, se diriger sur Coïmbre par des chemins sinon bons, du moins passables. Cependant, le maréchal, influencé par le commandant Pelet, son conseil, abandonna la contrée praticable, où ses troupes auraient vécu largement, pour aller, vers sa droite, se jeter dans les montagnes de Viseu, dont les chemins sont les plus affreux du Portugal. Il suffit d'ailleurs d'examiner la carte pour reconnaître combien il était déraisonnable de venir passer à Viseu pour se rendre de Celorico à Coïmbre!… faute d'autant plus grande, que Viseu se trouve séparé de la sierra d'Alcoba par de hautes montagnes que l'armée aurait évitées en se dirigeant de Celorico sur cette ville par la vallée du Mondego. Les environs de Viseu ne produisent ni céréales, ni légumes, ni fourrages. Les troupes n'y trouvèrent que des citrons et des raisins, nourriture fort peu substantielle.
Il s'en fallut de bien peu que l'expédition de Masséna se terminât à Viseu, par le manque de prévoyance du maréchal, qui fit marcher son parc d'artillerie à l'extrême droite de la colonne, c'est-à-dire en dehors des masses d'infanterie, en ne lui donnant pour escorte qu'un bataillon irlandais au service de France et une compagnie de grenadiers français.
Ce parc marchant sur une seule file, ayant une longueur de plus d'une lieue, avançait lentement et péniblement par des chemins très difficiles, lorsque tout à coup parut sur son flanc droit le colonel anglais Trent, avec quatre à cinq mille miliciens portugais!… Si l'ennemi, profitant de la supériorité de ses forces, eût enveloppé le convoi et attaqué avec résolution, toute l'artillerie, les munitions et les vivres de l'armée étaient enlevés ou détruits. Mais le colonel Trent, ainsi qu'il l'a dit depuis, ne pouvait supposer qu'un maréchal aussi expérimenté que Masséna eût laissé sans soutien un convoi de la conservation duquel dépendait le salut de son armée; pensant qu'une puissante escorte, masquée par les plis du terrain, se trouvait dans le voisinage, il n'osa avancer qu'avec circonspection. Il se borna donc à attaquer la compagnie de grenadiers français qui était en tête; celle-ci répondit par un feu terrible qui tua une cinquantaine d'hommes!… Les miliciens effrayés reculèrent, et Trent, faisant ce qu'il aurait dû faire d'abord, enveloppa une partie du convoi. Cependant, à mesure qu'il s'avançait, il s'aperçut de la faiblesse de l'escorte, et envoya un parlementaire au commandant pour le sommer de se rendre, sinon il allait l'attaquer sur tous les points. L'officier français consentit adroitement à entrer en pourparlers, afin de donner aux Irlandais, qu'il avait fait prévenir, le temps d'arriver de la queue à la tête du convoi. Ils parurent enfin, venant bravement au pas de course!… Dès que l'officier français les aperçut, il rompit la conférence en disant à l'Anglais: «Je ne puis plus traiter, car voici mon général qui vient à mon secours avec huit mille hommes!…» Chacun reprit donc sa position; mais Trent s'empressa de quitter la sienne et de s'éloigner, croyant avoir affaire à l'avant-garde d'une forte colonne.
Le parc fut donc sauvé; mais le danger qu'il venait de courir, bientôt connu de toute l'armée, y causa la plus vive émotion. Ney, Junot, Reynier, Montbrun se rendirent sur-le-champ à Viseu, pour adresser de vifs reproches au général Fririon, chef d'état-major, qui déclara que, malgré ses vives réclamations, on ne lui avait même pas donné connaissance de la marche des colonnes, tout se décidant entre Masséna et Pelet. En apprenant un tel état de choses, les chefs des quatre corps d'armée, saisis de stupeur et d'indignation, entrèrent chez Masséna pour lui faire de justes observations. Ney portait la parole, et du salon de service nous l'entendions protester; mais Masséna, prévoyant que la conversation allait s'animer, entraîna les généraux dans une pièce éloignée de celle qu'occupaient ses aides de camp. J'ignore ce qui fut résolu; mais il paraît que le généralissime promit d'en agir autrement, car, au bout d'un quart d'heure, nous aperçûmes Masséna se promenant paisiblement dans le jardin, en donnant tour à tour le bras à ses lieutenants. L'union paraissait rétablie, mais ce ne fut pas pour longtemps.
Ainsi que je l'ai déjà dit, des motifs puérils produisent quelquefois de grands et fâcheux résultats. En voici un exemple frappant, car il influa sur le résultat d'une campagne qui devait chasser les Anglais du Portugal, tandis que son avortement accrut au contraire la confiance des Anglais dans Wellington, tout en aguerrissant des troupes qui contribuèrent puissamment aux défaites que nous éprouvâmes les années suivantes.
Toute l'armée savait que Masséna avait amené Mme X… en Portugal; mais cette dame, qui avait traversé en voiture toute l'Espagne et était restée à Salamanque pendant les sièges de Rodrigo et d'Alméida, voulut suivie Masséna à cheval, quand il se mit en marche dans ce pays impraticable aux voitures, ce qui produisit un fort mauvais effet. Le maréchal, qui mangeait généralement seul avec Mme X…, avait fait ce jour-là placer son petit couvert sous un bosquet de citronniers. La table des aides de camp était dans le même jardin, à cent pas de la sienne. On allait servir, lorsque le généralissime, voulant probablement achever de cimenter le bon accord qui venait d'être rétabli entre ses quatre lieutenants, fit observer que chacun d'eux ayant plusieurs lieues à faire pour regagner son quartier général, le mieux serait qu'avant de partir, ils dînassent avec lui. Ney, Reynier, Junot et Montbrun acceptent, et Masséna, pour prévenir le retour de réflexions sur l'incident du convoi, ordonna, par extraordinaire, de joindre la table de ses aides de camp à la sienne.
Jusque-là tout allait bien; mais quelques instants avant de s'asseoir. Masséna fait appeler Mme X…, qui recule en se voyant en présence des lieutenants de Masséna. Mais celui-ci dit tout haut à Ney: «Mon cher maréchal, veuillez donner la main à madame.» Le maréchal Ney pâlit et fut sur le point d'éclater… Cependant, il se contint, et conduisit du bout du doigt Mme X… vers la table, où, sur l'indication de Masséna, elle prit place à sa droite. Mais, pendant tout le repas, le maréchal Ney ne lui adressa pas une seule parole, et s'entretint avec Montbrun, son voisin de gauche. Mme X…, qui avait trop d'esprit pour ne pas sentir combien sa situation était fausse, fut prise tout à coup d'une violente attaque de nerfs et tomba évanouie. Alors Ney, Reynier, Montbrun et Junot quittent le jardin, non sans que Ney témoignât à haute voix et très vivement ses impressions.
Les généraux Reynier et Montbrun exprimèrent aussi hautement leurs sentiments. Junot fut acerbe; comme il blâmait Masséna, je pris la liberté de lui rappeler la scène de Valladolid et l'accueil qu'il avait fait à Mme X…; mais il me répondit en riant: «Parce qu'un vieux housard tel que moi fait quelquefois des farces, ce n'est pas une raison pour que Masséna les imite; d'ailleurs, je ne puis me séparer de mes camarades!» À compter de ce jour, Ney, Reynier, Montbrun et Junot furent au plus mal avec Masséna, qui, de son côté, leur en voulut beaucoup[4].
La discorde établie entre les chefs de l'armée ne pouvait qu'aggraver les causes qui devaient nuire au succès d'une campagne entreprise à cinq cents lieues de France. Ces causes étaient d'abord le manque absolu de connaissance de la topographie des contrées dans lesquelles nous faisions la guerre; car, soit par précautions défensives, soit par apathie, le gouvernement portugais n'a jamais fait lever de bonnes cartes du royaume. La seule qui existât alors était on ne peut plus inexacte, de sorte que nous marchions pour ainsi dire à tâtons, quoiqu'il y eût dans l'armée de Masséna un très grand nombre d'officiers français ayant déjà fait deux campagnes en Portugal avec Soult et Junot; mais les officiers n'étaient point venus dans les provinces que nous traversions, et ne pouvaient être d'aucune utilité pour diriger les colonnes. Nous avions au grand état-major une trentaine d'officiers portugais, au nombre desquels se trouvaient les généraux marquis d'Alorna et comte Pamplona, venus de France en 1808, avec le contingent fourni à Napoléon par la cour de Lisbonne. Ces militaires, bien qu'ils n'eussent fait qu'obéir aux ordres de leur ancien gouvernement, ayant été proscrits par la Junte, avaient suivi notre armée afin de revenir dans leur patrie et rentrer en possession de leurs biens confisqués. Masséna avait espéré que ces bannis pourraient lui donner quelques renseignements utiles; mais, excepté Lisbonne et ses environs, aucun d'eux ne connaissait son propre pays, tandis que les Anglais, le parcourant en tous sens depuis plus de deux ans, étaient parfaitement au fait de sa configuration intérieure, ce qui leur procurait un immense avantage sur nous!…
Une cause non moins importante nuisit encore au succès de notre campagne. Sir Arthur Wellington, auquel la Junte venait d'accorder des pouvoirs illimités, s'en servit pour ordonner à toutes les populations d'abandonner leurs habitations, de détruire les provisions, les moulins, et de se retirer sur Lisbonne avec leurs troupeaux à l'approche des Français, qui se trouvaient ainsi privés de renseignements et réduits à la nécessité de courir au loin pour se procurer des vivres!… Les Espagnols, chez lesquels les Anglais avaient essayé cette terrible mesure de résistance, s'y étaient constamment refusés; mais les Portugais, plus dociles, s'y conformèrent avec une telle exactitude que nous parcourions d'immenses contrées sans rencontrer un seul habitant!… De mémoire d'homme, on ne vit une fuite aussi générale!… La cité de Viseu était totalement déserte lorsque nous y entrâmes; cependant Masséna y arrêta l'armée pendant six jours consécutifs, ce qui fut une bien grande faute ajoutée à celle qu'on avait commise en quittant la vallée du Mondego; car si, le lendemain de son arrivée à Viseu, le généralissime français eût marché rapidement et attaqué l'Alcoba, sur lequel sir Wellesley n'avait encore que fort peu de troupes, le maréchal pouvait encore réparer sa faute; mais notre halte de six jours permit aux Anglais de traverser à gué le Mondego au-dessus de Ponte de Murcelha et de réunir leur armée sur les crêtes de l'Alcoba, principalement à Busaco.
Les militaires d'aucun pays n'ont pu concevoir l'inaction dans laquelle Masséna était resté pendant près d'une semaine à Viseu; mais l'état-major du maréchal put constater que les fatigues éprouvées par Mme X… contribuèrent beaucoup à retarder Masséna et à le retenir en cet endroit; car dans ce pays soulevé il eût été impossible de la laisser en arrière sans l'exposer à être enlevée. En outre, quand il prit la détermination de se mettre en route, Masséna ne fit que de très courtes étapes, s'arrêta d'abord à Tondella et le lendemain, 26 septembre, après avoir établi son quartier général à Mortagoa, sur la rive droite d'un ruisseau nommé le Criz, il perdit un temps précieux à assurer le logement de Mme X…, et ne partit qu'à deux heures du soir avec son état-major pour les avant-postes, situés à cinq grandes lieues de là, au pied d'Alcoba.
Cette montagne, d'environ trois lieues de long, aboutit sur la droite au Mondego et se lie à gauche à des mamelons très escarpés, inaccessibles à la marche des colonnes. Il existe au point culminant un couvent de Minimes nommé Sako. Au centre, le sommet de la montagne forme une espèce de plateau, sur lequel était placée l'artillerie anglaise, qui pouvait agir librement sur tout le front de la position, et dont les boulets arrivaient en deçà du Criz. Un chemin qui règne autour de la crête de Busaco fournissait une communication facile entre les différentes parties de l'armée ennemie. Le versant de la montagne qui faisait face au côté par lequel arrivaient les Français est très escarpé et propre à la défense. Les ennemis avaient leur gauche sur les pics qui dominent Barria, le centre et les réserves au couvent de Busaco, la droite sur les hauteurs, un peu en arrière de San Antonio de Cantaro. Cette position, défendue par une armée nombreuse, était si formidable que les Anglais craignaient que le généralissime français n'osât les attaquer.
Lorsque Masséna arriva, le 26 septembre au soir, au pied de la position, son armée établie en son absence par le maréchal Ney était ainsi placée: la droite formée par le 6e corps au village de Moira; le centre, en face du couvent de Busaco; la gauche, composée du corps de Reynier (le 2e), à San Antonio de Cantaro; le 8e corps, commandé par Junot, en marche, ainsi que le grand parc d'artillerie, pour venir se placer en réserve derrière le centre. La cavalerie, aux ordres de Montbrun, se trouvait à Bienfaita.
Lorsqu'une armée a éprouvé un échec, il n'est que trop ordinaire de voir les généraux en rejeter la faute les uns sur les autres, et comme c'est ce qui advint au combat de Busaco, il est nécessaire de faire connaître ici l'avis exprimé avant l'engagement par les lieutenants de Masséna qui, après l'avoir poussé à la plus grande faute qu'il ait commise, critiquèrent sa conduite à la suite de ce fatal événement.
J'ai dit que les corps du maréchal Ney et de Reynier se trouvaient l'avant-veille de la bataille au pied de la montagne d'Alcoba, en présence de l'ennemi. Ces deux généraux, attendant avec impatience le généralissime, se communiquaient par écrit leurs observations respectives sur la position de l'armée anglo-portugaise. Or, il existe une lettre datée du 26 septembre au matin, dans laquelle le maréchal Ney disait au général Reynier: «Si j'avais le commandement, j'attaquerais sans hésiter un instant!» Ils exprimaient l'un et l'autre le même sentiment dans leur correspondance avec Masséna: «Cette position est loin d'être aussi formidable qu'elle le paraît, et si je n'eusse été aussi subordonné, je l'aurais enlevée sans attendre vos ordres.» Les généraux Reynier et Junot ayant assuré que rien n'était plus facile, Masséna, s'en rapportant à eux, ne fit pas la plus petite reconnaissance des lieux, quoiqu'on ait depuis assuré le contraire, et se bornant à répondre: «Eh bien, je serai demain ici au point du jour, et nous attaquerons…», il tourna bride, et reprit le chemin de Mortagoa.
Au moment de ce brusque départ, la stupéfaction fut générale, car chacun avait pensé, en voyant Masséna revenir auprès de ses troupes campées à une portée de canon de l'ennemi, qu'après avoir employé le peu de jour qui restait à étudier la position qu'il voulait enlever, il demeurerait au milieu de son armée. Le généralissime, en s'éloignant sans avoir rien vu par lui-même, commit une grande faute; mais ses lieutenants, qui l'avaient poussé à l'attaque, en endormant sa vigilance habituelle, devaient-ils blâmer sa conduite, ainsi qu'ils le firent plus tard? Je ne le pense pas. Ils eurent au contraire des reproches à se faire, car, restés deux jours au pied de l'Alcoba, ils conseillèrent de l'attaquer de front, malgré son escarpement, sans chercher le moyen de tourner cette montagne; cependant la chose était des plus faciles, ainsi que vous le verrez bientôt.
Ce fut un grand malheur pour l'armée que le général Sainte-Croix ne se trouvât pas alors auprès de Masséna, parce que son instinct de la guerre l'aurait certainement porté à user de la confiance que le maréchal avait en lui, pour le faire renoncer à une attaque de front contre une position aussi formidable, avant d'être certain qu'on ne pouvait la tourner; mais Sainte-Croix était avec sa brigade à plusieurs lieues en arrière, escortant un convoi confié à sa garde.
À peine le généralissime et son état-major eurent-ils quitté l'armée, que la nuit nous surprit. Masséna n'avait qu'un œil et n'était pas bon écuyer. De grosses pierres et des quartiers de rochers couvraient le chemin que nous parcourions; il fallut donc marcher pendant plus de deux heures au pas, dans l'obscurité, pour faire les cinq lieues qui nous séparaient de Mortagoa, où le maréchal avait dépêché le commandant Pelet pour annoncer son retour. Pendant ce trajet, je fis de bien tristes réflexions sur les suites que devait avoir la bataille qu'on allait engager le lendemain dans des conditions aussi désavantageuses pour l'armée française!… J'en fis part à voix basse à mon ami Ligniville, ainsi qu'au général Fririon. Nous désirions tous bien vivement que Masséna changeât ses dispositions; mais comme Pelet était le seul officier auquel il fût donné de lui soumettre des observations directes, nous résolûmes, tant le cas nous paraissait grave, de lui faire indirectement entendre la vérité, en employant un stratagème qui nous avait quelquefois réussi. Pour cela, après nous être concertés, nous nous approchâmes du maréchal en feignant de ne pas le reconnaître dans l'obscurité; nous parlâmes de la bataille résolue pour le jour suivant, et j'exprimai le regret de voir le généralissime attaquer de front la montagne d'Alcoba avant d'avoir la certitude qu'elle ne pouvait être tournée. Le général Fririon, jouant alors le rôle convenu entre nous, répondit que le maréchal Ney et le général Reynier avaient assuré qu'il était impossible de passer ailleurs; mais Ligniville et moi répliquâmes que cela nous paraissait d'autant plus difficile à croire, qu'il n'était pas possible que les habitants de Mortagoa fussent restés plusieurs siècles sans communication directe avec Boïalva, et obligés d'aller franchir la montagne à Busaco, le point le plus escarpé, afin de gagner la grande route d'Oporto où leurs affaires les appelaient journellement. J'ajoutai qu'ayant fait cette observation aux aides de camp du maréchal Ney et du général Reynier, en demandant lequel d'entre eux avait reconnu l'extrême gauche ennemie, aucun ne m'avait répondu. J'en concluais que ce point n'avait été visité par personne!…
Si la vue de Masséna était mauvaise, il avait en revanche l'ouïe d'une finesse extrême, et, selon nos désirs, il n'avait pas perdu un seul mot de ce qui venait d'être dit. Il en fut tellement frappé que, se rapprochant de notre groupe, et prenant part à la conversation, il convint, lui ordinairement si circonspect, qu'il s'était trop légèrement engagé à attaquer la montagne de front, mais qu'il allait donner contre-ordre, et que si on trouvait un passage pour tourner la position, il laisserait reposer son armée le lendemain, et la réunissant la nuit suivante, à l'insu de ses ennemis, en face du point vulnérable, alors il attaquerait; qu'à la vérité ce serait un retard de vingt-quatre heures, mais avec plus de chances de succès et une moindre perte d'hommes.
La détermination du maréchal paraissait tellement positive, qu'en arrivant à Mortagoa il chargea Ligniville et moi de tâcher de trouver quelque habitant du bourg qui pût nous indiquer un chemin qui conduisît à Boïalva, en évitant de passer par Busaco.
La chose était fort difficile, car toute la population avait fui à l'approche des Français, et une nuit des plus obscures s'opposait à l'efficacité de nos recherches; mais enfin, nous parvînmes à découvrir dans un monastère un vieux jardinier, resté pour soigner un moine gravement malade, auprès duquel il nous conduisit. Ce moine répondit avec candeur à toutes nos questions. Il avait été fort souvent de Mortagoa à Boïalva par une bonne route dont l'embranchement était à une petite lieue du couvent où nous étions, et il s'étonnait d'autant plus que nous ne connussions pas cet embranchement, qu'une partie de notre armée avait passé devant en allant de Viseu à Mortagoa. Conduits par le vieux jardinier, nous fûmes alors vérifier le dire du moine, et reconnûmes en effet qu'une excellente route se prolongeait au loin dans la direction des montagnes dont elle paraissait contourner la gauche; cependant, le maréchal Ney avait séjourné quarante-huit heures à Mortagoa sans avoir recherché cette route, dont la connaissance nous eût évité bien des désastres.
Ligniville et moi, heureux de la découverte que nous venions de faire, courûmes en rendre compte au maréchal; mais notre absence avait duré plus d'une heure, et nous le trouvâmes avec le commandant Pelet, au milieu de plans et de cartes. Ce dernier dit avoir examiné de jour avec un télescope les montagnes, dont la configuration n'indiquait aucun passage vers notre droite. Il ne pouvait croire, d'ailleurs, que pendant son séjour à Mortagoa le maréchal Ney n'eût pas fait explorer les environs, et puisqu'il n'avait pas reconnu de passage, c'était une preuve qu'il n'en existait point. Nous ne pûmes le convaincre du contraire. En vain proposâmes-nous, Ligniville et moi, de tourner et de gravir la montagne que le moine assurait être moins escarpée que celle de Busaco; en vain offrîmes-nous d'aller jusqu'à Boïalva, si on voulait nous donner l'un des trois bataillons de garde au quartier général; en vain le général Fririon supplia le maréchal d'accepter cette offre, tout fut inutile! Masséna, très fatigué, répondit qu'il était près de minuit, qu'il fallait partir à quatre heures du matin pour être rendus au camp au point du jour; cela dit, il alla se coucher.
Jamais je ne passai une plus terrible nuit, et tous mes camarades étaient aussi attristés que moi. Enfin, l'heure du départ sonna, et nous arrivâmes aux avant-postes dès les premières lueurs de l'aurore du 27 septembre, jour néfaste qui devait éclairer l'un des plus terribles échecs qu'aient éprouvés les armées françaises!
CHAPITRE XXXIV
Échec de Busaco.—Épisode.—Nous tournons la position et gagnons la route de Coïmbre.
En se retrouvant en face de la position qu'il avait à peine examinée la veille, Masséna parut hésiter, et, se rapprochant du lieu où je causais avec le général Fririon, il nous dit tristement: «Il y avait du bon dans votre proposition d'hier…» Ce peu de mots ranimant l'espoir que nous avions eu la veille, nous redoublâmes nos efforts pour déterminer le généralissime à tourner la montagne vers son extrême gauche par Boïalva, et déjà nous l'avions ramené à notre avis, lorsque le maréchal Ney, le général Reynier et Pelet vinrent interrompre notre entretien, en disant que tout était prêt pour l'attaque. Masséna fit bien encore quelques observations; mais enfin, subjugué par ses lieutenants, et craignant sans doute qu'on ne lui reprochât d'avoir laissé échapper une victoire qu'ils déclaraient certaine, il ordonna vers sept heures du matin de commencer le feu.
Le 2e corps, sous Reynier, attaquait la droite des ennemis, et Ney leur gauche et leur centre. Les troupes françaises étaient rangées sur un terrain pierreux, descendant en pente fort raide vers une immense gorge qui nous séparait de la montagne d'Alcoba, haute, très escarpée et occupée par les ennemis. Ceux-ci, dominant entièrement notre camp, apercevaient tous nos mouvements, tandis que nous ne voyions que leurs avant-postes, placés à mi-côte, entre le couvent de Busaco et la gorge, tellement profonde sur ce point que l'œil nu pouvait à peine y distinguer le mouvement des troupes qui y défilaient, et cette sorte d'abîme était si resserré que les balles des carabiniers anglais portaient d'un côté à l'autre. On pouvait donc considérer ce ravin comme un immense fossé creusé par la nature, pour servir de première défense aux fortifications naturelles, consistant en d'immenses rochers taillés presque partout à pic en forme de muraille. Ajoutons à cela que notre artillerie, engagée dans de très mauvais chemins et obligée de tirer de bas en haut, ne pouvait rendre que fort peu de services, et que l'infanterie avait à lutter non seulement contre une foule d'obstacles et une montée des plus rudes, mais encore contre les meilleurs tireurs de l'Europe, car, jusqu'à cette époque, les troupes anglaises étaient les seules qui fussent parfaitement exercées au tir des armes portatives; aussi leur tir était-il infiniment supérieur à celui des fantassins des autres nations.
Bien qu'il semble que les règles de la guerre doivent être semblables chez toutes les nations civilisées, elles varient cependant à l'infini, lors même qu'on se trouve en des circonstances identiques. Ainsi, quand les Français ont une position à défendre, après avoir garni le front et les flancs de tirailleurs, ils couronnent ostensiblement les hauteurs avec le gros de leurs troupes et les réserves, ce qui a le grave inconvénient de faire connaître aux ennemis le point vulnérable de notre ligne. La méthode employée par les Anglais en pareil cas me paraît infiniment préférable, ainsi que l'expérience l'a si souvent prouvé dans les guerres de la Péninsule. En effet, après avoir, ainsi que nous, garni le front de la position de tirailleurs chargés d'en disputer les approches, ils placent leurs principales forces de manière à les dérober à la vue, tout en les tenant assez proches du point capital de la position pour qu'elles puissent fondre rapidement sur les ennemis s'ils venaient à l'aborder; cette attaque, faite à l'imprévu sur des assaillants qui, après avoir éprouvé de nombreuses pertes, se croient déjà vainqueurs, réussit presque toujours. Nous en fîmes la triste expérience à la bataille de Busaco; car, malgré les nombreux obstacles qui ajoutaient à la défense de la montagne d'Alcoba, nos braves soldats du 2e corps venaient de l'escalader après une heure d'efforts inouïs, exécutés avec un courage et une ardeur vraiment héroïques, lorsque, arrivés haletants au sommet de la crête, ils se trouvèrent tout à coup en face d'une ligne d'infanterie anglaise qu'ils n'avaient point aperçue. Cette ligne, après les avoir accueillis à quinze pas par un feu des plus justes et des mieux nourris, qui coucha par terre plus de 500 hommes, s'élança sur les survivants, la baïonnette en avant. Cette attaque imprévue, accompagnée d'une grêle de mitraille qui les prenait en flanc, ébranla quelques-uns de nos bataillons; mais ils se remirent promptement, et, malgré les pertes que nous avions faites en gravissant la position, et celles infiniment plus considérables que nous venions d'éprouver, nos troupes étonnées, mais non déconcertées, coururent sur la ligne anglaise, l'enfoncèrent sur plusieurs points à coups de baïonnette et lui enlevèrent six canons!
Mais Wellington ayant fait avancer une forte réserve, tandis que les nôtres étaient au bas de la montagne, les Français, pressés de toutes parts et forcés de céder l'espace très étroit qu'ils occupaient sur le plateau, se trouvèrent, après une longue et vive résistance, acculés en masse à la descente rapide par laquelle ils étaient montés. Les lignes anglaises les suivirent jusqu'à mi-côte, en leur tirant souvent des bordées de mousqueterie auxquelles nous ne pouvions riposter, tant nous étions dominés; aussi furent-elles bien meurtrières! Toute résistance devenant inutile dans une position aussi défavorable pour les Français, les officiers leur prescrivirent de se disperser en tirailleurs dans les anfractuosités du terrain, et l'on regagna, sous une grêle de balles, le pied de la montagne. Nous perdîmes sur ce point le général Graindorge, deux colonels, 80 officiers et 700 ou 800 soldats.
Après un tel échec, la prudence ordonnait, ce nous semble, de ne plus envoyer des troupes affaiblies par de nombreuses pertes contre des ennemis fiers de leur succès et occupant toujours les mêmes positions; néanmoins, le général Reynier ordonna aux brigades Foy et Sarrut de retourner à la charge, et Masséna, témoin de cette folie, permit cette seconde attaque, qui eut le même sort que la première.
Pendant que cela se passait à notre gauche, le sort ne nous était pas plus favorable à la droite formée par le 6e corps, car, bien qu'on fût convenu de faire une attaque simultanée sur tous les points et que Masséna en eût renouvelé l'ordre vers les sept heures, au moment d'engager l'action, le général Ney n'ébranla ses troupes qu'à huit heures et demie. Il prétendit depuis avoir été retardé par les obstacles que présentait la position sur ce point. Il est certain qu'ils étaient encore plus grands que sur la gauche. Les Français venaient de commettre une très grande faute en envoyant le 2e corps au combat avant que le 6e fût en mesure d'agir. Le maréchal Ney en fit une pareille en engageant sans ensemble les divisions Loison, Marchand et Mermet. Ces troupes attaquèrent vigoureusement, et malgré la canonnade et la fusillade qui enlevaient des files entières, les brigades Ferey et Simon et le 26e de ligne, gravissant des rochers escarpés, se jetèrent sur l'artillerie ennemie, dont ils prirent trois pièces. Les Anglais, ayant reçu de nouveaux renforts, reprennent l'offensive. Le général Simon, la mâchoire brisée, tombe et est fait prisonnier sur un des canons qu'il venait d'enlever. Presque tous les officiers supérieurs sont tués ou blessés, et trois décharges, faites à brûle-pourpoint, achèvent de porter la confusion et la mort dans les masses françaises, qui regagnent en désordre le point de départ. Ainsi se termina le combat principal.
Les pertes des 2e et 6e corps étaient immenses; elles s'élevaient à près de 5,000 hommes, dont 250 officiers tués, blessés ou pris. Le général Graindorge, les colonels Monnier, Amy et Berlier tués, deux autres blessés, le général Simon blessé tombé au pouvoir de l'ennemi, les généraux Merle, Maucune et Foy grièvement blessés; deux colonels et treize chefs de bataillon le furent aussi. Les ennemis, protégés par leur position dominante, éprouvèrent de moins grandes pertes: cependant, ils convinrent avoir eu 2,300 hommes hors de combat. On sut depuis que, si nous eussions attaqué la veille, les Anglais se seraient retirés sans combattre, parce que 25,000 hommes de leurs meilleures troupes se trouvaient encore au delà du Mondego, à une forte marche de Busaco, où ils n'arrivèrent que dans la nuit qui précéda la bataille.
Tel fut le résultat des six jours que Masséna avait perdus à Viseu et de l'empressement qu'il mit le 26 à retourner à Mortagoa, au lieu de reconnaître la position qu'il devait attaquer le lendemain.
Quoiqu'il en soit, les efforts que les Français venaient de faire ayant échoué devant des montagnes si escarpées qu'un homme isolé et sans fardeau avait beaucoup de peine à les gravir, tout faisait un devoir aux chefs des armées françaises de faire cesser un feu désormais inutile. Néanmoins, un vif tiraillement s'était engagé sur la ligne, au bas de la position que nos soldats, exaltés au dernier degré, demandaient à escalader de nouveau. Ces petits combats partiels, soutenus contre des ennemis cachés derrière des rochers très élevés, nous coûtant beaucoup de monde, chacun sentait la nécessité d'y mettre un terme, et personne n'en donnait l'ordre formel.
Les deux armées furent alors témoins d'un incident fort touchant et bien en contraste avec les scènes de carnage qui nous environnaient. Le valet de chambre du général Simon, ayant appris que son maître, grièvement blessé, avait été laissé au sommet de l'Alcoba, essaya de se rendre auprès de lui; mais, repoussé par les ennemis, qui, ne pouvant comprendre le sujet de sa venue dans leurs lignes, tirèrent plusieurs fois sur lui, ce serviteur dévoué, contraint de regagner les postes français, se lamentait de ne pouvoir aller secourir son maître, lorsqu'une pauvre cantinière du 26e de ligne, attachée à la brigade Simon, qui ne connaissait le général que de vue, prend ses effets des mains du valet de chambre, les charge sur son âne qu'elle pousse en avant, en disant: «Nous verrons si les Anglais oseront tuer une femme!…» Et n'écoutant aucune observation, elle gravit la montée, en passant tranquillement au milieu des tirailleurs des deux partis. Ceux-ci, malgré leur acharnement, lui ouvrent un passage et suspendent leurs feux jusqu'à ce qu'elle soit hors de portée. Notre héroïne aperçoit un colonel anglais et lui fait connaître le motif qui l'amène. Elle est bien reçue; on la conduit auprès du général Simon; elle le soigne de son mieux, reste auprès de lui plusieurs jours, ne le quitte qu'après l'arrivée du valet de chambre, refuse toute espèce de récompense et, remontant sur son baudet, traverse de nouveau l'armée ennemie en retraite sur Lisbonne et rejoint son régiment sans avoir été l'objet de la plus légère insulte, bien qu'elle fût jeune et très jolie. Les Anglais affectèrent au contraire de la traiter avec les plus grands égards. Mais revenons à Busaco.
Les deux armées conservèrent leurs positions respectives. La nuit qui suivit fut des plus tristes pour nous, car on pouvait calculer nos pertes, et l'avenir paraissait bien sombre!… Le 28, au point du jour, les échos de l'Alcoba se renvoient tout à coup d'immenses cris de joie et le son des musiques de l'armée anglaise rangée sur les hauteurs. Wellington passait une revue de ses troupes qui le saluaient de leurs hourras,… tandis qu'au bas de la montagne les Français étaient mornes et silencieux. Masséna aurait dû monter alors à cheval, passer son armée en revue, haranguer les soldats, dont l'ardeur ainsi ranimée eût répondu par des cris, présages de futures victoires, à l'enthousiasme provocateur que l'ennemi faisait éclater. L'Empereur et le maréchal Lannes l'eussent fait certainement. Masséna se tint à l'écart, se promenant tout seul, l'œil incertain et sans prendre aucune disposition, tandis que ses lieutenants, surtout Ney et Reynier, l'accusaient hautement d'imprudence dans l'attaque d'une position aussi forte que Busaco, eux qui la veille le poussaient au combat, en lui répondant de la victoire!… Enfin, ils vinrent joindre le généralissime, et ce fut pour lui proposer de constater notre insuccès aux yeux de l'armée et du monde, en abandonnant le Portugal et en ramenant l'armée derrière Ciudad-Rodrigo et en Espagne! Le vieux Masséna, retrouvant alors une partie de l'énergie qui l'avait illustré à Rivoli, à Zurich et à Gênes, et dans une foule d'occasions mémorables, repoussa cette proposition comme indigne de l'armée et de lui-même.
Les Anglais ont donné à la mémorable affaire de Busaco le nom de bataille politique, parce que le Parlement britannique, effrayé des dépenses immenses de la guerre, paraissait résolu à retirer ses troupes de la Péninsule, en se bornant désormais à fournir des armes et des munitions aux guérillas espagnoles et portugaises. Ce projet tendant à détruire l'influence de Wellington, celui-ci avait résolu d'en empêcher l'exécution, en répondant par une victoire aux alarmes du Parlement anglais. Ce fut ce qui le décida à attendre les Français à Busaco. Ce moyen lui réussit, car le Parlement accorda de nouveaux subsides pour cette guerre, qui devait nous être si funeste!
Pendant que le maréchal discutait avec ses lieutenants, survint le général Sainte-Croix, qui s'était momentanément séparé de sa brigade. En le voyant, chacun exprimait le regret qu'il ne se fût pas trouvé la veille auprès du maréchal, dont il était le bon génie. Informé de l'état des choses par Masséna lui-même, qui comprenait enfin la faute qu'il avait commise en ne tournant pas la position des ennemis par la droite, ainsi que nous le lui avions conseillé, Sainte-Croix l'engagea à reprendre ce projet, et, d'après le consentement du généralissime, il partit au galop, accompagné de Ligniville et de moi, pour Mortagoa, où il fit venir sa brigade de dragons campée non loin de là. En passant dans ce bourg, nous prîmes le jardinier du couvent, qui, à la vue d'un quadruple d'or, consentit à nous servir de guide et se mit à rire lorsqu'on lui demanda s'il existait vraiment un chemin pour gagner Boïalva!…
Pendant que la brigade Sainte-Croix et un régiment d'infanterie ouvraient la marche dans cette nouvelle direction, le 8e corps et la cavalerie de Montbrun les suivaient de près, et le surplus de l'armée se préparait à en faire autant. Masséna, stimulé par Sainte-Croix, avait enfin parlé en généralissime, et imposé silence à ses lieutenants qui persistaient à nier l'existence d'un passage sur la droite. Afin de cacher aux Anglais le mouvement de celles de nos troupes qui se trouvaient au pied de l'Alcoba, on ne le commença qu'à la nuit close et dans le plus grand silence. Ils ne tardèrent cependant pas à en être informés par les cris de désespoir que jetaient les blessés français, qu'on était dans la triste nécessité d'abandonner!… Ceux qui n'étaient que légèrement atteints suivirent l'armée. On employa un grand nombre de chevaux et toutes les bêtes de somme au transport des hommes susceptibles de guérison; mais ceux dont on avait amputé les jambes, ou qui étaient grièvement atteints au corps, furent laissés gisants sur les bruyères arides, et les malheureux s'attendaient à être égorgés par les paysans, dès que les deux armées s'éloigneraient; aussi leur désespoir était-il affreux!…
L'armée française avait à craindre que Wellington, en la voyant exécuter aussi près de lui une marche de flanc, ne la fît vivement attaquer, ce qui pouvait amener la défaite et même la prise complète du corps du général Reynier, qui devait quitter sa position le dernier, et allait se trouver seul pendant plusieurs heures en présence de l'ennemi; mais le général anglais ne pouvait songer à tourner l'arrière-garde française, car il venait d'apprendre qu'il était en ce moment tourné lui-même par le passage dont le généralissime français avait si longtemps nié l'existence.
Voici, en effet, ce qui s'était passé. Après avoir marché toute la nuit du 28 au 29, le jardinier des Capucins de Mortagoa, placé en tête de la colonne du général Sainte-Croix, nous avait conduits par un chemin praticable à l'artillerie jusqu'à Boïalva, c'est-à-dire jusqu'à l'extrême flanc gauche de l'armée anglaise, de sorte que toutes les positions de l'Alcoba se trouvaient débordées sans coup férir, et Wellington, sous peine d'exposer son armée à être prise à revers, devait s'empresser d'abandonner Busaco et l'Alcoba pour regagner Coïmbre, y passer le Mondego, et se proposait de battre en retraite sur Lisbonne, ce qu'il fit à la hâte. L'avant-garde, commandée par Sainte-Croix, n'avait rencontré qu'un petit poste de housards hanovriens placés à Boïalva, charmante bourgade située au débouché méridional des montagnes. La fertilité du pays permettait d'espérer que l'armée y trouverait de quoi subsister dans l'abondance; aussi un cri de joie s'éleva dans tous nos rangs, et les soldats oublièrent bien vite les fatigues, les dangers des jours précédents et peut-être aussi leurs malheureux camarades abandonnés mourants devant Busaco!
Pour compléter la réussite du mouvement que nous exécutions, une bonne route joignait Boïalva au village de Avelans de Camino, où passe le chemin d'Oporto à Coïmbre. Le général Sainte-Croix fit occuper Avelans, et, pour comble de bonheur, nous découvrîmes un nouveau chemin reliant Boïalva à Sardao, village situé aussi sur la grande route, ce qui procurait un nouveau débouché par où les troupes, au sortir du défilé, allaient s'établir dans la plaine. Nous avions donc enfin la preuve de l'existence de ce passage, si obstinément nié par le maréchal Ney, le général Reynier et le commandant Pelet!…
Que de reproches dut alors se faire Masséna, qui avait négligé de reconnaître une position des plus fortes, devant laquelle il venait de perdre plusieurs milliers d'hommes et que son armée tournait maintenant sans éprouver la moindre résistance! Mais Wellington fut encore bien plus coupable que le généralissime de n'avoir pas fait garder ce point et éclairer le chemin qui y conduit au sortir de Mortagoa. Vainement il a dit depuis qu'il ne croyait pas que ce passage fût praticable pour l'artillerie, et que, d'ailleurs, il avait ordonné au brigadier Trent de couvrir Boïalva avec deux mille hommes de milice! Une telle excuse n'est pas admissible pour les hommes de guerre expérimentés. Ils peuvent en effet répondre que, pour ce qui touche l'état du chemin, le généralissime anglais aurait dû le faire reconnaître avant la bataille, et, en second lieu, qu'il ne suffit pas au chef d'une armée de donner des ordres, mais qu'il doit s'assurer s'ils sont exécutés!… Boïalva n'est qu'à quelques lieues de Busaco, et cependant Wellington, ni la veille, ni le jour de la bataille, ne fait vérifier si ce passage important, d'où dépend le salut de son armée, est gardé ainsi qu'il l'a prescrit; de sorte que si Masséna, mieux inspiré, eût, dans la nuit du 26 au 27, dirigé un des corps de son armée sur Boïalva, pour attaquer en flanc la gauche des ennemis, tandis qu'avec le reste de ses troupes il menaçait leur front, les Anglais eussent certainement éprouvé une défaite sanglante!… Concluons de tout cela que, dans cette circonstance, Wellington et Masséna ne se montrèrent ni l'un ni l'autre à la hauteur de leur renommée, et méritèrent les reproches qui leur furent adressés par leurs contemporains et que l'histoire confirmera.
CHAPITRE XXXV
Les Portugais quittent précipitamment Coïmbre.—Marche sur
Lisbonne.—Massacre de nos blessés dans Coïmbre.—Lignes de Cintra et de
Torrès-Védras.—Mésintelligence entre Masséna et ses
lieutenants.—Retraite sur Santarem.
L'armée française étant entièrement sortie du défilé de Boïalva et réunie dans la plaine aux environs d'Avelans, le maréchal Masséna la dirigea sur Coïmbre, par Pedreira, Mealhadu, Carquejo et Fornos. Il y eut sur ce dernier point un combat de cavalerie dans lequel Sainte-Croix culbuta l'arrière-garde anglaise qu'il rejeta dans Coïmbre, où les Français entrèrent le 1er octobre.
Les malheureux habitants de cette grande et belle ville, trompés par le premier résultat du combat de Busaco, et l'assurance donnée par les officiers anglais que l'armée française se retirait en Espagne, s'étaient livrés aux plus grandes démonstrations de joie. Il y avait eu illuminations, bals nombreux, et les fêtes duraient encore, lorsqu'on apprit tout à coup que les Français, après avoir tourné les montagnes de l'Alcoba, étaient descendus dans les plaines et marchaient sur Coïmbre, dont ils n'étaient plus qu'à une journée!… On ne saurait peindre la stupeur de cette population de cent vingt mille âmes qui, longtemps entretenue dans la plus grande sécurité par les Anglais, recevait instantanément l'avis de l'arrivée des ennemis et l'ordre d'abandonner ses foyers sur-le-champ!… De l'aveu même des officiers anglais, ce départ fut un spectacle des plus affreux, dont je m'abstiendrai de raconter les épisodes déchirants.
L'armée de Wellington, embarrassée dans sa marche par cette énorme masse de fuyards, dans laquelle hommes, femmes, enfants, vieillards, moines, religieuses, bourgeois et soldats étaient entassés pêle-mêle avec des milliers de bêtes de somme, l'armée de Wellington, dis-je, se retira dans le plus grand désordre vers Condeixa et Pombal. Il périt beaucoup de monde au passage du Mondego, bien que le fleuve fût guéable en plusieurs endroits.
L'occasion était bonne pour Masséna. Il aurait dû lancer à la poursuite des ennemis le 8e corps, celui de Junot, qui, n'ayant pas combattu à Busaco, était parfaitement disponible et pouvait, par une brusque attaque, faire éprouver de grandes pertes à l'armée anglaise. Plusieurs de nos soldats pris à Busaco, et récemment échappés de ses mains, nous la disaient dans une confusion inexprimable. Mais, à notre grand étonnement, le généralissime français, comme s'il eût voulu donner aux ennemis le temps de se remettre de leur désordre et de s'éloigner, prescrivit de suspendre la poursuite, et cantonnant son armée dans Coïmbre et les villages voisins, il y séjourna trois jours pleins!…
Pour expliquer cette déplorable perte de temps, on disait qu'il était indispensable de réorganiser les 2e et 6e corps, qui avaient tant souffert à Busaco; qu'il fallait établir des hôpitaux à Coïmbre et laisser reposer les attelages de l'artillerie, ce qu'on aurait pu faire, tout en mettant le 8e corps à la poursuite des Anglo-Portugais, car, jetés dans un désordre affreux et engagés dans une série de défilés, ceux-ci n'auraient ni osé ni pu tenir tête nulle part. Mais les véritables motifs du séjour que l'on fit à Coïmbre furent, d'une part, l'accroissement de la mésintelligence qui régnait déjà entre Masséna et ses lieutenants, et surtout l'embarras dans lequel se trouvait le généralissime de savoir s'il laisserait une division à Coïmbre, afin d'assurer ses derrières et de veiller à la sûreté des nombreux malades ou blessés qu'on y laisserait, ou bien si on abandonnerait ces malheureux à leur fatale destinée, en emmenant toutes les troupes pour ne point affaiblir le nombre de combattants, car on s'attendait à une nouvelle bataille devant Lisbonne. Chacune de ces deux résolutions offrait ses avantages et ses inconvénients; mais il ne fallait cependant pas trois jours pour prendre un parti.
Masséna finit par décider qu'on ne laisserait à Coïmbre qu'une demi-compagnie, dont la mission serait de garder l'immense couvent de Santa-Clara, dans lequel on avait réuni les blessés pour les garantir de la fureur des premiers miliciens qui pénétreraient en ville, et de capituler dès que les officiers ennemis paraîtraient. Si cette résolution eût été communiquée aux chefs de corps la veille du départ, elle pouvait avoir son bon côté; on n'eût laissé à Coïmbre que les hommes vraiment incapables d'aller plus loin, tandis que, faute d'ordres positifs, et d'après les bruits répandus dans l'armée, qu'une forte division devait rester dans la place, les colonels avaient déposé tous leurs éclopés, malades et blessés dans le monastère destiné à servir d'hôpital. Cependant, l'immense majorité d'entre eux pouvait marcher, puisqu'ils étaient venus de Busaco à Coïmbre et ne demandaient pas mieux que de suivre leurs régiments. Le nombre de ces infortunés s'élevait à plus de trois mille, auxquels on laissa pour défenseurs deux lieutenants et quatre-vingts soldats du bataillon de marine attaché à l'armée.
Je m'étonnais que Masséna, prêt à joindre les rives du Tage, où il allait avoir besoin de matelots, sacrifiât une demi-compagnie de ces hommes précieux, et si difficiles à remplacer, au lieu de laisser à Coïmbre de moins bons fantassins, car il était facile de prévoir qu'il ne se passerait pas vingt-quatre heures avant que les partisans ennemis revinssent occuper la ville. En effet, l'armée française s'étant éloignée de Coïmbre le 3 au matin, les miliciens portugais y pénétrèrent le soir même et se portèrent en foule vers le couvent, où nos malheureux blessés s'étant barricadés, après avoir acquis la triste certitude que Masséna les avait abandonnés, se préparaient à vendre chèrement leur vie contre les paysans miliciens qui menaçaient de les égorger. Dans cette pénible situation, les lieutenants de marine tinrent une conduite vraiment admirable; aidés par les officiers d'infanterie qui se trouvaient isolément parmi les blessés, ils réunirent ceux d'entre eux qui, ayant encore des fusils, pouvaient s'en servir, et organisèrent si bien leurs moyens de défense qu'ils combattirent toute la nuit sans que les Portugais parvinssent à s'emparer de l'hôpital. Enfin, le 6 au matin, parut le brigadier Trent, chef des miliciens de la province, avec lequel nos officiers de marine conclurent une capitulation écrite. Mais à peine les blessés français eurent-ils rendu le petit nombre d'armes dont ils venaient de se servir, que les paysans miliciens, se précipitant sur ces malheureux qui se soutenaient à peine pour la plupart, en égorgèrent plus d'un millier!… Le surplus, impitoyablement mis en route vers Oporto, périt dans le trajet: dès qu'un d'entre eux, tombant de fatigue et de besoin, ne pouvait suivre la colonne, les miliciens portugais le massacraient… Ces miliciens étaient cependant organisés et conduits par des officiers anglais, ayant à leur tête un général anglais, Trent, qui, en ne réprimant pas ces atrocités, déshonora son pays et son uniforme… En vain, pour excuser Trent, l'historien anglais Napier prétend qu'il n'y eut que dix prisonniers français sacrifiés; le fait est qu'ils périrent presque tous assassinés, soit dans l'hôpital de Coïmbre, soit sur la route d'Oporto; aussi le nom de Trent est-il devenu infâme, même en Angleterre.
Masséna ayant écrit à l'Empereur pendant que nous étions à Coïmbre, la difficulté consistait à faire passer cette dépêche au milieu des populations insurgées, réunies sur nos derrières et nos flancs. Un Français aurait échoué dans cette mission; il fallait quelqu'un qui connût le pays et en parlât la langue. M. de Mascareguas, un des officiers portugais qui avaient suivi le général d'Alorna en France et y avaient pris du service ainsi que lui, s'offrit pour porter la lettre de Masséna.
J'assistai au départ de Mascareguas, qui, s'étant déguisé en berger montagnard, portant un petit chien dans son panier, se flattait de gagner sans encombre Alméida, dont le commandant français lui donnerait le moyen de se rendre à Paris. Mais Mascareguas, appartenant à la première noblesse de Portugal, eut beau dissimuler sa taille élégante, ses manières distinguées et son langage d'homme de cour, les paysans ne s'y trompèrent pas. Il fut arrêté, conduit à Lisbonne, condamné à mort, et, bien qu'il réclamât les immunités de la noblesse, c'est-à-dire la faveur d'avoir la tête tranchée, il fut considéré comme espion et pendu en place publique.
Les trois jours que les Français venaient encore de perdre à Coïmbre ayant permis aux Anglais de s'éloigner, il nous en fallut trois autres pour joindre leur arrière-garde à Pombal, jolie petite ville, chef-lieu de l'apanage du célèbre marquis de ce nom. Le corps du marquis reposait, avant notre arrivée, dans un magnifique tombeau, construit sous un immense mausolée, dont l'architecture est fort remarquable. Le monument avait été saccagé par les traînards de l'armée anglaise. Ils avaient ouvert le cercueil, jeté les ossements sous les pieds de leurs chevaux logés dans l'intérieur du vaste mausolée, dont ils avaient fait une écurie. Ô vanité des choses humaines! C'est là que gisaient dans la boue quelques rares débris du grand ministre destructeur des Jésuites, lorsque le maréchal Masséna et son état-major visitèrent sa tombe désormais vide!
De Pombal, l'armée française gagna Leyria, et, le 9 octobre, notre avant-garde parvint enfin sur les rives du Tage et occupa Santarem, ville importante par son commerce. Nous y trouvâmes d'immenses approvisionnements de tous genres; mais cet avantage fut désagréablement compensé. Après avoir joui jusque-là d'un temps magnifique, nous fûmes assaillis par des pluies d'automne telles qu'on n'en voit que sous les tropiques et sur les côtes du midi de la Péninsule. Cela fatigua beaucoup les troupes des deux armées; néanmoins, les nôtres atteignirent Alenquer, gros bourg situé au bas des petites montagnes, ou plutôt des collines de Cintra, qui forment une ceinture autour de Lisbonne, dont nous n'étions plus qu'à quelques lieues. Les Français s'attendaient bien à livrer bataille avant d'entrer à Lisbonne; mais, sachant que cette ville était ouverte du côté de terre, personne ne doutait du succès.
Cependant, tous les environs de Lisbonne étaient couverts de fortifications, auxquelles les Anglais faisaient travailler depuis un an et demi, sans que ni le maréchal Ney, qui venait de passer une année à Salamanque, ni Masséna, qui depuis six mois se préparait à envahir le Portugal, eussent eu la moindre notion sur ces travaux gigantesques! Les généraux Reynier et Junot étaient dans la même ignorance; mais, chose plus surprenante encore, et vraiment incroyable, si les faits n'étaient aujourd'hui incontestables, le gouvernement français ne savait pas lui-même que les montagnes de Cintra fussent fortifiées! On ne conçoit pas comment l'Empereur, dont les agents pénétraient dans toutes les contrées, n'en avait pas dirigé quelques-uns sur Lisbonne, ce qui était d'autant plus facile qu'à cette époque des milliers de navires anglais, allemands, américains et suédois portaient journellement sur les rives du Tage les provisions immenses destinées à l'armée de Wellington. Il eût donc été possible de glisser quelques espions parmi les très nombreux matelots et commis employés sur ces vaisseaux: avec de l'argent, on parvient à tout savoir! C'était par ce moyen que l'Empereur se tenait au courant de ce qui se faisait en Angleterre, ainsi que chez les principales puissances de l'Europe. Néanmoins, il ne donna jamais à Masséna aucun renseignement sur les défenses de Lisbonne, et ce ne fut qu'en arrivant à Alenquer, au pied des coteaux de Cintra, que le général français apprit qu'ils étaient fortifiés et unis entre eux par des lignes dont la gauche touchait à la mer derrière Torrès-Védras; le centre occupait Sobral, et la droite s'appuyait au Tage vers Alhandra.
La veille du jour où nos troupes parurent sur ce point, l'armée anglaise poussant devant elle la population des contrées voisines, c'est-à-dire plus de trois cent mille âmes, venait d'entrer dans les lignes, où le désordre était au comble!… Ceux des officiers français qui devinaient ce qui se passait chez les ennemis éprouvèrent de nouveaux et bien vifs regrets de la résolution prise par Masséna, quinze jours avant, d'attaquer de front la position de Busaco, au pied de laquelle il avait inutilement perdu tant de monde. Si cette position eût été tournée, les ennemis pris en flanc se seraient retirés vers Lisbonne, et notre armée intacte et pleine d'ardeur eût, dès son arrivée, immédiatement attaqué les lignes de Cintra, dont il est certain qu'elle se fût emparée. La capitale prise, les Anglais se seraient retirés avec précipitation, après avoir essuyé d'irréparables revers… Mais les pertes considérables que les Français avaient faites devant Busaco ayant refroidi l'ardeur des lieutenants de Masséna et semé la discorde entre eux et lui, tous cherchaient à paralyser les opérations du généralissime et représentaient les plus petits mamelons comme de nouvelles montagnes de Busaco, dont la prise devait coûter des torrents de sang!… Cependant, malgré ce mauvais vouloir, Masséna dirigea vers le centre des ennemis le 8e corps, dont une division, celle de Clausel, enleva le bourg de Sobral, point des plus importants pour nous, et l'on s'attendait à une attaque simultanée sur toute la ligne, lorsque le général Sainte-Croix, qui l'avait conseillée, fut tué d'un coup de canon en avant de Villa-Franca! Cet excellent officier faisait avec le général Montbrun une reconnaissance sur Alhandra, et longeait le fleuve du Tage, sur lequel croisaient en ce moment plusieurs chaloupes portugaises dirigeant leurs feux contre nos avant-postes, lorsqu'un boulet ramé vint couper en deux l'infortuné Sainte-Croix! Ce fut une perte immense pour l'armée, pour Masséna, et surtout pour moi qui l'aimais comme un frère!…
Après la mort du seul homme qui pût donner de bons conseils au généralissime, celui-ci retomba dans ses perpétuelles hésitations, se laissant ébranler par les clameurs de ses lieutenants pris maintenant de timidité, et présentant toutes les collines de Cintra comme hérissées de canons prêts à nous pulvériser. Pour savoir à quoi s'en tenir, Masséna, qui, depuis l'avis que Ligniville et moi avions ouvert à la bataille de Busaco, nous témoignait quelque bienveillance, nous chargea de parcourir le front des lignes ennemies. Il est incontestable qu'elles étaient d'une force imposante, mais cependant pas telle, à beaucoup près, qu'on voulait bien le dire.
En effet, les retranchements des Anglais formaient autour de Lisbonne un arc immense, dont le développement était de quinze lieues portugaises, qui font au moins vingt lieues de France. Or, quel est l'officier au fait des choses de la guerre auquel on persuadera qu'une position de vingt lieues d'étendue présente partout les mêmes difficultés et n'est pas faible sur quelques points? Nous en reconnûmes plusieurs, en voyant des officiers ennemis, et même des piquets de cavalerie, y monter très facilement avec leurs chevaux. Nous acquîmes aussi la conviction que nos géographes et officiers chargés de lever le plan des collines avaient figuré des redoutes armées partout où ils apercevaient un peu de terre fraîchement remuée!… Or, les Anglais, pour nous induire en erreur, avaient tracé sur les moindres monticules des ouvrages dont la plupart étaient encore à l'état de projet; mais, eussent-ils été achevés, il nous semblait que les accidents de terrain permettant aux Français de cacher les mouvements d'une partie de leur armée composée de trois corps, il serait possible d'en employer un à simuler des entreprises sur le front des ennemis, pendant que les deux autres attaqueraient réellement les points les plus faibles de cette immense ligne, derrière laquelle les troupes anglaises, si elles voulaient tout couvrir, devaient nécessairement être trop disséminées, ou bien avoir leurs réserves fort éloignées des points d'attaque qui ne leur seraient pas connus d'avance.
L'histoire des guerres du siècle de Louis XIV, époque où l'on faisait grand usage des lignes, prouve que la plupart de celles qui furent attaquées furent enlevées parce que les défenseurs ne pouvaient se soutenir mutuellement. Nous pensions donc qu'il serait facile de percer les lignes anglaises sur quelque point de leur immense développement. La trouée une fois faite, les troupes ennemies, placées à plusieurs lieues et même à une journée de cette trouée, par laquelle pénétrerait en masse un de nos corps d'armée, reconnaîtraient qu'elles n'auraient pas le temps d'accourir, si ce n'est en forces très inférieures, et se retireraient, non pas à Lisbonne, d'où les vaisseaux ne peuvent sortir par tous les vents, mais sur Cascaès, où leur flotte militaire et les transports se trouvaient réunis. La retraite des ennemis eût été bien difficile, et se fût peut-être changée en déroute; mais, dans tous les cas, l'embarquement de l'armée anglaise en notre présence lui eût coûté bien cher: c'eût été la seconde édition de celui de sir John Moore à la Corogne! Nous avons vu depuis des officiers anglais, entre autres le général Hill, convenir que si les Français eussent attaqué pendant les dix premiers jours de leur arrivée devant Lisbonne, ils y auraient facilement pénétré pêle-mêle avec la multitude des paysans, au milieu desquels les troupes anglaises n'auraient pu se débrouiller, ni prendre aucune disposition régulière de défense.
Lorsque mon camarade et moi fîmes notre rapport en ce sens à Masséna, les yeux de ce vieux guerrier étincelèrent d'une noble ardeur, et il dicta sur-le-champ des ordres de marche, afin de préparer l'attaque qu'il comptait faire le jour suivant. Cependant, à la réception de ces ordres, les quatre lieutenants du généralissime accoururent chez lui, et la réunion fut des plus orageuses!… Le général Junot, qui connaissait parfaitement Lisbonne, où il avait commandé, assurait qu'il ne lui semblait pas possible de défendre une ville aussi immense, et se prononçait vivement pour l'attaque. Le général Montbrun partageait cet avis; mais le maréchal Ney et le général Reynier s'y opposèrent avec chaleur, ajoutant que les pertes éprouvées à Busaco, jointes à celles des blessés abandonnés à Coïmbre, et les nombreux malades que les pluies avaient momentanément mis hors de service, ayant infiniment diminué le chiffre des combattants, il n'était pas possible d'attaquer les fortes positions de Cintra; qu'au surplus, leurs soldats étaient démoralisés, assertion inexacte, car les troupes montraient au contraire une très grande ardeur et demandaient à marcher sur Lisbonne. Masséna, impatienté par cette discussion, ayant répété de vive voix les ordres de marche déjà donnés par écrit, le maréchal Ney déclara formellement qu'il ne les exécuterait pas!… Le généralissime eut alors la pensée de retirer au maréchal Ney le commandement du 6e corps, ainsi qu'il fut dans l'obligation de le faire quelques mois après; mais considérant que Ney commandait depuis sept ans les mêmes troupes dont il était aimé, que son éloignement impliquerait celui de Reynier, ce qui achèverait de jeter la discorde dans l'armée, au moment où elle se trouvait à cinq cents lieues de France, environnée d'ennemis, et où elle avait un si grand besoin d'union, Masséna, que les énergiques conseils de Sainte-Croix eussent soutenu, faiblit devant la désobéissance de ses deux principaux lieutenants. Ces derniers, ne pouvant toutefois le déterminer à quitter le Portugal, lui arrachèrent du moins la promesse de s'éloigner des lignes ennemies et de se retirer à dix lieues derrière Santarem et le Rio-Major, afin d'y attendre de nouveau les ordres de l'Empereur!… Je vis avec douleur cette petite retraite qui en pronostiquait, selon moi, une générale et définitive. Mes pressentiments ne me trompèrent point, ainsi que vous le verrez bientôt.
Je m'éloignai donc à regret des collines de Cintra, tant j'étais persuadé qu'on aurait pu forcer les lignes encore inachevées, en profitant de la confusion jetée dans le camp anglais par les fuyards. Mais ce qui était alors facile ne le fut plus quinze jours après!… En effet, Wellington, obligé de nourrir de nombreuses populations qu'il avait fait refluer sur Lisbonne, utilisa les bras de 40,000 paysans valides, en les faisant travailler à l'achèvement des fortifications dont il voulait couvrir Lisbonne; cette ville acquit dès lors une très grande force.