Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 1
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 1
Title: Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 1
Author: prince de Bénévent Charles Maurice de Talleyrand-Périgord
Annotator: Albert de Broglie
Release date: June 10, 2008 [eBook #25756]
Most recently updated: June 28, 2020
Language: French
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MÉMOIRES
DU PRINCE
DE TALLEYRAND
PUBLIÉS AVEC UNE PRÉFACE ET DES NOTES
PAR
LE DUC DE BROGLIE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
I
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEURRUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1891
MÉMOIRES
DU
PRINCE DE TALLEYRAND
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CH. MAURICE TALLEYRAND
MINISTRE DES RELATIONS EXTÉRIEURES
(D'après Isabey)
PRÉFACE
M. le prince de Talleyrand est mort le 17 mai 1838.
Quatre ans avant sa mort, le 10 janvier 1834, il avait fait un testament dont toutes les dispositions étaient relatives au partage de sa fortune entre ses héritiers et à la distribution de souvenirs destinés à ses parents, amis ou domestiques.
Deux années après le 1er octobre 1836, il ajoutait à cet acte testamentaire la déclaration suivante, d'un caractère différent:
Ceci doit être lu à mes parents, à mes héritiers et à mes amis particuliers à la suite de mon testament.—Je déclare d'abord que je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine.
Je ne veux pas parler ici de la part que j'ai eue dans les différents actes et travaux de l'Assemblée constituante, ni de mes premiers voyages soit en Angleterre, soit en Amérique.
Cette partie de ma vie se trouve dans les Mémoires, qui seront un jour publiés. Mais je dois donner à ma famille et aux personnes qui ont eu de l'amitié ou même de la bienveillance pour moi, quelques explications sur la participation que j'ai eue aux événements qui se sont passés en France depuis mon retour d'Amérique.
J'avais donné ma démission de l'évêché d'Autun, qui avait été acceptée par le pape, par qui j'ai depuis été sécularisé. L'acte de ma sécularisation est joint à mon testament. Je me croyais libre, et ma position me prescrivait de chercher ma route. Je la cherchai seul, car je ne voulais faire dépendre mon avenir d'aucun parti. Il n'y en avait aucun qui répondît à ma manière de voir. Je réfléchis longtemps et je m'arrêtai à l'idée de servir la France, comme France, dans quelque situation qu'elle fût: dans toutes, il y avait quelque bien à faire. Aussi ne me fais-je aucun reproche d'avoir servi tous les régimes depuis le directoire jusqu'à l'époque où j'écris. En sortant des horreurs de la Révolution, tout ce qui conduisait d'une manière quelconque à de l'ordre et de la sûreté était utile à faire; et les hommes raisonnables à cette époque ne pouvaient pas désirer davantage.
Passer de l'état dans lequel était la France au régime royal, était impossible. Il fallait des régimes intermédiaires, il en fallait plusieurs. Il ne fallait pas s'attendre à trouver même une ombre de royauté dans le directoire; l'esprit conventionnel devait y dominer et y dominait en effet, quoique adouci: mais en raison de cet esprit, il devait durer peu. Il préparait au consulat où déjà la royauté se trouvait, quoique encore voilée. Il y avait là du bien à faire, il y avait là un rapprochement, lointain, à la vérité, mais réel vers la monarchie.
Le régime impérial qui vint ensuite, sans être une autocratie, y ressemblait plus qu'à une monarchie véritable. Cela est vrai, mais à l'époque où Bonaparte ceignait le diadème, la guerre avec l'Angleterre était rallumée; d'autres guerres étaient imminentes; l'esprit de faction dominait et le salut du pays pouvait être gravement compromis, si son chef se renfermait dans l'unique fonction qu'admet la vraie royauté. Je servis donc Bonaparte, empereur, comme je l'avais servi consul: je le servis avec dévouement, tant que je pus croire qu'il était lui-même dévoué uniquement à la France. Mais dès que je le vis commencer les entreprises révolutionnaires qui l'ont perdu, je quittai le ministère, ce qu'il ne m'a jamais pardonné.
En 1814, les Bourbons, avec lesquels je n'avais eu aucune relation depuis 1791, furent rappelés. Ils le furent par l'unique motif que leur règne fut jugé plus favorable que ne l'eût été celui de tout autre, au repos dont la France et l'Europe avaient un si grand besoin. J'ai consigné dans mes Mémoires la part principale que je pris à ce grand événement et l'action assez hardie à laquelle je fus appelé dans ces journées mémorables. Le rappel des princes de la maison de Bourbon ne fut point une reconnaissance d'un droit préexistant. S'ils l'interprétèrent ainsi, ce ne fut ni par mon conseil ni avec mon assentiment; car voici la doctrine que je me suis faite sur cette matière.
Les monarques ne sont monarques qu'en vertu d'actes qui les constituent chefs des sociétés civiles. Ces actes, il est vrai, sont irrévocables pour chaque monarque et sa postérité tant que le monarque qui règne reste dans les limites de sa compétence véritable; mais si le monarque qui règne se fait ou tente de se faire plus que monarque, il perd tout droit à un titre que ses propres actes ont rendu ou rendraient mensonger. Telle étant ma doctrine, je n'ai jamais eu besoin de la renier pour accepter, sous les divers gouvernements, les fonctions que j'ai remplies.
Parvenu à ma quatre-vingt-deuxième année, rappelant à ma pensée les actes si nombreux de ma vie politique, qui a été longue, et les pesant au poids du sanctuaire, je trouve en résultat:
Que de tous les gouvernements que j'ai servis, il n'y en a aucun de qui j'aie reçu plus que je ne lui ai donné;
Que je n'en ai abandonné aucun avant qu'il se fût abandonné lui-même;
Que je n'ai mis les intérêts d'aucun parti, ni les miens propres, ni ceux des miens en balance avec les vrais intérêts de la France, qui d'ailleurs ne sont, dans mon opinion, jamais en opposition avec les vrais intérêts de l'Europe.
Ce jugement que je porte de moi-même sera confirmé, je l'espère, par les hommes impartiaux; et dût cette justice m'être refusée, quand je ne serai plus, sentir qu'elle m'est due suffira pour assurer le calme de mes derniers jours.
Ma volonté est, je la consigne ici, donnant à cette consignation la même force que si elle était dans mon testament ma volonté est, dis-je, que les écrits que je laisse pour paraître après moi ne soient publiés que lorsque les trente années qui suivront le jour de mon décès seront entièrement révolues, afin que toutes les personnes dont j'ai dû parler, ayant cessé de vivre, aucune d'elles ne puisse avoir à souffrir de ce que la vérité a dû me forcer de dire à son désavantage, car je n'ai rien écrit avec l'intention de nuire d'une manière quelconque à qui que ce puisse être. Ainsi, même trente ans après moi, mes Mémoires ne devront-ils paraître que dans le cas où ceux de mes héritiers à qui je les laisse, jugeront qu'ils peuvent être publiés sans aucun inconvénient.
Je recommande aussi au dépositaire de mes papiers de ne négliger aucune des précautions nécessaires, ou du moins propres à prévenir, ou à rendre vaines, toutes entreprises furtives dont ils pourraient être l'objet.
De plus, comme le temps où nous vivons est inondé de faux Mémoires, fabriqués les uns par des hommes faméliques ou cupides, les autres par des hommes pervers et lâches qui, pour exercer, sans risques, des vengeances de partis, osent flétrir, autant qu'il dépend d'eux, la mémoire de quelques morts célèbres sous le nom desquels ils répandent les mensonges les plus grossiers et les calomnies les plus absurdes, je charge expressément les dépositaires de mes manuscrits de désavouer publiquement, péremptoirement et sans retard, comme d'avance je désavoue, tout écrit quelconque qui viendrait à être publié sous mon nom avant l'expiration des trente années spécifiées ci-dessus.
Quant aux débris d'une immense collection de papiers fort peu curieux que j'ai eu la duperie d'acheter en Allemagne et en Italie et dont j'ai inutilement tenté de me défaire en les offrant à des amateurs ou à des archivistes qui recueillent ce genre de vieilleries, je les donne en toute propriété aux personnes à qui j'en ai prêté une partie, comme à celles qui croyant prendre quelque chose m'en ont beaucoup dérobé; elles peuvent en disposer comme elles le voudront.
Valençay, 1er octobre 1836.
Signé: Le prince de talleyrand.
Cette pièce importante contient, comme on le voit, deux ordres de considérations très distinctes:
C'est d'abord une profession de principe que M. de Talleyrand ne soumet qu'au jugement de sa conscience et de la postérité, qui n'appelle par conséquent aucun commentaire.
Viennent ensuite des prescriptions relatives à la garde et à la publication de ses papiers.
C'est de celles-là seulement et de la suite qui a dû y être donnée, que les éditeurs de ces Mémoires doivent rendre compte au public.
Ces prescriptions ont été renouvelées et complétées dans un codicille joint au testament et à l'acte de 1836, le 17 mars 1838, et ainsi conçu:
Je soussigné déclare que madame la duchesse de Dino, en sa qualité de ma légataire universelle, doit seule recueillir tous mes papiers et écrits sans exception, pour en faire l'usage que je lui ai prescrit et qu'elle connaît et ne donner aucune publicité aux écrits que je laisserai que lorsqu'au moins les trente années qui suivront mon décès seront entièrement révolues; néanmoins M. de Bacourt, ministre du roi à Bade, auquel je donne et lègue un diamant de cinquante mille francs, que je le prie d'accepter comme un gage de mon estime et de mon amitié pour lui, voudra bien au défaut de madame la duchesse de Dino, et dans ce cas seulement où elle viendrait à me prédécéder, se charger de tous les papiers inédits que j'ai laissés, en Angleterre.
Madame la duchesse de Dino, appelée bientôt après à prendre le titre et le nom de duchesse de Talleyrand et de Sagan, est décédée le 29 septembre 1862, six ans avant la date fixée par M. de Talleyrand pour que la publication de ses papiers pût être permise à ses héritiers.
Madame la duchesse de Talleyrand n'en avait pas moins pris possession complète de tous les papiers de son oncle, ainsi que le fait voir son testament fait à Sagan le 19 septembre 1862 et qui porte dans son paragraphe 17 la disposition suivante:
Les papiers de feu mon oncle, le prince de Talleyrand, qui m'ont été remis conformément à son testament, se trouvent en grande partie à la garde de M. Adolphe de Bacourt; une partie d'entre eux pourvus des indications nécessaires, se trouvent dans ma succession. J'ordonne par ces présentes que cette dernière partie soit remise également bientôt après mon décès à M. de Bacourt qui les recevra sous les mêmes conditions fixées par feu mon oncle, sous lesquelles je les ai reçus moi-même à cette époque.
M. de Bacourt, mort le 28 avril 1865, n'a pas survécu longtemps à madame la duchesse de Talleyrand; mais du vivant même de la duchesse, il avait été, comme on le vient de voir, associé par elle à la garde et au travail de classement dont l'illustre homme d'État l'avait chargée. Il avait reçu d'elle la commission de rassembler tous les papiers qui lui étaient légués, tant ceux qui étaient restés en Angleterre, que ceux qui pouvaient se trouver encore en France.
Resté seul en possession pendant trois ans de cet ensemble de documents, M. de Bacourt s'est appliqué avec un soin infatigable à en achever la revision, et à préparer la publication des Mémoires qui en formaient la partie principale. Dans cette vue, il avait rédigé de nombreuses notes complémentaires ou explicatives, portant sur les points les plus importants de la vie du prince et sur ceux de ses actes qui avaient donné le plus fréquemment lieu à la controverse. Enfin il n'avait rien négligé pour grossir le précieux dépôt qui lui était confié, par l'acquisition de beaucoup de pièces inédites, soit émanées de M. de Talleyrand lui-même, soit adressées à lui par divers personnages, soit de nature à intéresser sa mémoire.
C'est assurément dans le dessein que cette tâche à laquelle il s'était voué avec un dévouement religieux fût continuée après lui avec l'esprit qu'il y avait porté lui-même, qu'il a cru devoir prendre dans son testament un ensemble de dispositions dont le texte doit être littéralement rapporté:
Par suite des dispositions prises dans les deux testaments que je viens de citer (ceux du prince et de la duchesse de Talleyrand), je me trouve dans la nécessité de pourvoir aux conséquences qui pourraient résulter, si je mourais avant d'avoir accompli le devoir qui m'est imposé à l'égard des papiers laissés par M. le prince de Talleyrand, lesquels sont tous en ma possession.
J'ai pensé que le meilleur moyen était de choisir, selon la coutume adoptée en Angleterre, ce qu'on y nomme des Trustees, ou personnes de confiance, qui, dans le cas de ma mort, seront chargées: 1° de me remplacer comme gardiens desdits papiers, et 2° de pourvoir au temps fixé par moi à la publication de ceux de ces papiers qui sont destinés à être publiés. Je désigne donc à cet effet M. Châtelain, ancien notaire, demeurant à Paris, n° 17, rue d'Anjou-Saint-Honoré, et M. Paul Andral, avocat à la cour impériale de Paris, y demeurant, n° 101, rue Saint-Lazare, qui tous les deux ont bien voulu accepter la mission que je leur confie. J'entends et j'ordonne, qu'aussitôt après ma mort, ces deux messieurs soient prévenus du lieu où ces papiers sont déposés, et qu'ils y sont à leur disposition, en leur facilitant les moyens d'en prendre possession avec toutes les mesures de sûreté nécessaires...
J'impose comme condition expresse à MM. Châtelain et Andral qu'aucune publication tirée de ces papiers ne pourra être faite, en aucun cas, avant l'année mil huit cent quatre-vingt-huit, ajoutant ainsi un terme de vingt années à celui de trente ans fixé par M. le prince de Talleyrand.
M. de Bacourt, en ajoutant comme on vient de le voir, un nouveau délai de vingt ans à celui de trente fixé par M. de Talleyrand, usait d'une faculté réservée par le prince lui-même à ses héritiers. Ceux qui recevaient à leur tour le legs de M. de Bacourt n'avaient aucun droit de s'y soustraire.
Avant que ce délai fût expiré, l'un d'entre eux, M. Châtelain, avait cessé de vivre, et dut être remplacé par son fils; et quand le terme fixé est échu, son associé, M. Andral, était déjà atteint du mal qui l'a enlevé l'année suivante à l'affection de ses amis.
Ce n'est donc qu'au commencement de l'année courante que j'ai été informé de la marque de confiance que cet ami à jamais regrettable m'avait donné, en me substituant à lui dans l'accomplissement de la tâche que lui avaient imposée les dernières volontés de M. de Bacourt, et que sa maladie l'avait empêché de remplir. Rien ne m'y avait préparé, et aucune communication de sa part ne me l'avait laissé pressentir. J'avais compris, et je partageais l'impatience qu'éprouvait depuis longtemps le public de prendre connaissance d'une œuvre d'une haute valeur, objet d'une légitime curiosité. Mais quel que fût notre désir, à M. Châtelain et à moi, de satisfaire ce vœu, encore fallait-il prendre le temps nécessaire pour ne négliger aucun des soins réclamés par une publication de cette importance.
On a pu remarquer avec quelle insistance tant madame la duchesse de Talleyrand que M. de Bacourt se sont attachés, dans leur testament, à constater qu'ils étaient en pleine possession de tous les papiers du prince sans exception, et que rien n'avait pu ni leur être soustrait, ni leur échapper. La crainte de voir pendant les longues années de silence qui leur étaient imposées, le nom de M. de Talleyrand placé en tête de Mémoires supposés et de documents apocryphes ou dénaturés (procédé très souvent usité à l'égard des hommes célèbres), s'était évidemment présentée à leur esprit. C'est contre tout abus et toute falsification de ce genre qu'ils tenaient à protester d'avance, fidèles en cela à la pensée qui avait dicté à M. de Talleyrand lui-même la recommandation faite à ses héritiers dans l'acte de 1836 de préserver sa mémoire de toute publication furtive.
Cette précaution, en soi très naturelle, était d'ailleurs particulièrement justifiée par la connaissance d'un fait très grave, dont les conséquences avaient, avant la mort même de M. de Talleyrand, causé tant à lui qu'à sa famille une juste préoccupation.
Un secrétaire admis dans sa confidence pendant les années où, soit comme ministre, soit comme ambassadeur, il avait été chargé des plus graves intérêts de l'État, avait dû être éloigné après vingt ans de ce service intime, pour des motifs assurément graves; et, bien qu'on n'eût pas négligé la précaution d'exiger de lui la remise de toutes les pièces qui pouvaient être entre ses mains, on ne tarda pas à apprendre que non seulement cette restitution avait été loin d'être complète, mais que le secrétaire éconduit se vantait lui-même d'avoir conservé plus d'une pièce importante dont il menaçait de faire usage sans la permission de son ancien protecteur et dans l'intention de lui nuire.
Ce qui rendait la conduite de cet agent infidèle aussi dangereuse que répréhensible, c'est que pendant ces années de commerce familier avec M. de Talleyrand, il avait acquis l'art de contrefaire son écriture, de manière à tromper ceux qui devaient le mieux la connaître, et on sut bientôt qu'il mettait à profit ce triste talent pour faire circuler, comme émanés de M. de Talleyrand, des écrits supposés ou falsifiés, de nature à porter le trouble dans ses relations de famille ou d'amitié, et à accréditer contre lui les plus fâcheuses imputations.
Un hasard a permis à M. de Bacourt de se procurer les preuves matérielles et irrécusables de cette fraude, et de les laisser dans un dossier spécial de ses papiers, où elles se trouvent encore. En regard de lettres originales de M. de Talleyrand, il a pu placer des fac-similés, trouvés dans la succession du copiste, si semblables à leurs modèles qu'on ne pourrait les en distinguer si des phrases interpolées dans une intention évidemment malfaisante ne trahissaient l'imposture.
On peut donc concevoir l'inquiétude que durent éprouver les exécuteurs des dernières volontés de M. de Talleyrand, lorsque trois jours après sa mort, le 20 mai 1838, le journal anglais le Times publiait la nouvelle suivante:
Quant aux Mémoires politiques de M. de Talleyrand, on sait qu'ils ne doivent voir le jour que trente ans après sa mort, mais son secrétaire, M. Perrey, s'étant emparé d'une grande partie du manuscrit, on croit qu'à moins de grands sacrifices pécuniaires, les intentions du défunt ne pourront en grande partie se réaliser. Parmi les papiers dont on sait que M. Perrey s'est emparé, il y a des portraits satiriques de plus de cent de nos contemporains.
Ajoutons qu'au nombre de ces contemporains, le Times faisait figurer tous les amis personnels de M. de Talleyrand et de sa famille.
Il est vrai que huit jours plus tard, le 28 mai, M. Perrey lui-même (c'était le Times qui l'avait nommé), dans une lettre adressée à ce journal, démentait cette allégation et se disait prêt à poursuivre devant les tribunaux «quiconque s'autoriserait de son nom pour donner quelque apparence d'authenticité à des écrits de M. de Talleyrand». Mais quelle valeur avait ce démenti, qu'on ne pouvait se dispenser de donner à moins de se déclarer coupable d'une improbité criminelle, et quel fondement avait l'allégation du Times? M. Perrey avait-il essayé sur quelques fragments détournés des Mémoires ou sur quelques notes préparées pour leur rédaction, ce procédé de reproduction amplifiée et dénaturée dont on le savait coutumier? Si quelque essai de ce genre avait été fait par lui, en avait-il fait disparaître la trace, et ne risquait-on pas de le voir livré au public par quelque intermédiaire à qui il en aurait fait cession à titre gratuit ou onéreux?
Nulle précaution ne parut superflue à madame la duchesse de Talleyrand et à M. de Bacourt contre une éventualité qui leur paraissait à craindre; et pour aller au-devant de toute contestation ou confusion possible, M. de Bacourt prit le parti de transcrire lui-même de sa propre main le texte des Mémoires tel qu'il le tenait de M. de Talleyrand avec les notes et pièces qui devaient y être jointes.
Cette copie se trouve mentionnée dans l'inventaire des papiers de M. de Bacourt joint à son testament en ces termes:
Quatre volumes, reliés en peau, qui sont la seule copie authentique et complète des Mémoires du prince de Talleyrand, faite par M. de Bacourt d'après les manuscrits, les dictées et les copies dont M. de Talleyrand lui avait indiqué l'emploi.
De plus, le premier de ces quatre volumes porte à la suite du dernier feuillet l'attestation suivante:
Je soussignée, exécutrice testamentaire de feu mon oncle Charles-Maurice prince de Talleyrand-Périgord, déclare et certifie que le présent volume in-folio contenant cinq cent une pages manuscrites renferme la seule copie originale, complète et fidèle des cinq premières parties de ses Mémoires et d'un morceau sur le duc de Choiseul laissés par le prince de Talleyrand-Périgord.
Sagan, 20 mai 1858.
DOROTHÉE DE COURLANDE,
Duchesse de Talleyrand et de Sagan.Une attestation, exactement pareille et portant la même signature, termine le dernier feuillet du second volume.
A la fin du troisième, c'est M. de Bacourt survivant seul qui s'exprime ainsi:
Je soussigné, exécuteur testamentaire de feu M. le prince Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord et de madame la duchesse de Talleyrand et de Sagan, princesse de Courlande, déclare et certifie que le présent volume in-folio de cinq cent six pages manuscrites renferme la seule copie originale authentique et complète de la huitième, neuvième et dixième partie des Mémoires laissés par le prince Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.
Bade, 20 janvier 1863.
AD. DE BACOURT.
Aucune attestation ne se trouve à la fin du quatrième volume, par la raison que la dernière partie de ce volume devait être composée de pièces jointes dont la transcription complète n'était pas achevée quand M. de Bacourt a été surpris par la mort.
C'est sur ce texte préparé pour l'impression par les personnes mêmes que M. de Talleyrand en avait chargées et d'après les instructions qu'elles tenaient de lui, qu'est faite la publication présente. On ne s'y est permis ni retranchement ni modification d'aucun genre. Quelques-unes des notes seulement que M. de Bacourt avait préparées ont été supprimées comme ayant perdu de leur intérêt. En revanche, d'autres en grand nombre ont été ajoutées contenant soit des renseignements biographiques sur les personnes dont le nom figure dans les Mémoires, soit des éclaircissements sur des faits qui y sont mentionnés, et dont le lecteur d'aujourd'hui pourrait n'avoir pas gardé un souvenir assez précis.
Quant à l'écrit relatif au ministère du duc de Choiseul dont il est fait mention dans l'attestation de madame la duchesse de Talleyrand, M. de Bacourt avait cru devoir le faire figurer en tête de la première partie des Mémoires, bien qu'il n'y soit pas naturellement compris, et qu'il n'ait pas été composé à la même date. Il a paru plus convenable de placer cet écrit détaché à la fin du dernier volume, où pourront être mis également quelques autres écrits de M. de Talleyrand, soit inédits, soit oubliés, et pouvant encore être lus avec intérêt.
II
Les douze parties dont les Mémoires se composent sont loin, comme on le verra, de former un tout complet et suivi. On peut les diviser en deux fractions très distinctes: La première s'étend depuis l'entrée de M. de Talleyrand dans le monde jusqu'en 1815, à la fin du ministère qu'il a occupé sous le règne de Louis XVIII. Des indices très clairs ne laissent pas douter que cette portion des Mémoires a été rédigée pendant le cours de la Restauration. La seconde commence après la révolution de 1830 avec l'ambassade de M. de Talleyrand à Londres, et contient le récit de cette mission. Elle a dû être composée pendant la retraite qui a suivi sa démission donnée en 1834.
Une interruption de quatorze années, ainsi que la brièveté avec laquelle le récit passe sur certaines parties de l'existence politique de M. de Talleyrand (entre autres son rôle à l'Assemblée constituante), atteste assez qu'il n'avait nullement l'intention de présenter dans ses Mémoires un tableau complet de sa vie entière. Lui-même nous avertit, dans une note mise en tête de la première partie, que c'est par une expression impropre et faute d'en pouvoir trouver une plus exacte, qu'il donne à ses souvenirs le nom de Mémoires. Ce qu'on y trouve le moins en effet c'est ce qu'on cherche le plus habituellement dans des mémoires: des révélations sur les incidents peu connus de la vie de l'écrivain ou ses impressions personnelles au sujet des événements dont il a été le témoin. A part quelques pages consacrées à sa première enfance et à sa jeunesse, le récit de M. de Talleyrand est plus que sobre sur sa vie privée, et celle des personnes qu'il a connues y tient encore moins de place. Ses jugements sur la société au milieu de laquelle il a vécu sont pleins de finesse et de goût; mais le lecteur qui viendrait y chercher des anecdotes, des indiscrétions, des confidences, et ne serait pas même fâché d'y rencontrer au besoin un peu de scandale, serait complètement déçu. Le ton habituellement grave de la narration ne se prêtait à rien qui pût satisfaire une curiosité de cette nature.
M. de Talleyrand ne paraît pas non plus avoir eu le dessein de répondre par voie d'explication ou d'apologie aux diverses accusations dont il a été l'objet. Sauf la part que quelques écrivains lui ont prêtée dans l'attentat qui a mis fin aux jours du duc d'Enghien, et dont il se défend avec indignation dans une note spéciale, sur tous les autres griefs il garde un silence qui ne paraît pas seulement du dédain: c'est plutôt une sorte de parti pris de ne pas occuper ses lecteurs à venir de ce qui ne touche que lui seul, et de réserver toute leur attention pour les grands intérêts politiques et nationaux dont il a tenu plusieurs fois le sort entre ses mains, et dont la France et la postérité ont le droit de lui demander compte.
Si telle a été sa pensée (comme tout porte à le croire), s'il n'a réellement songé à faire ni satire, ni plaidoyer, ni confession d'aucune espèce, mais seulement à se rendre le témoignage que la fortune de la France n'avait pas souffert d'avoir placé en lui sa confiance, il ne pouvait trouver de meilleure manière pour écarter de sa mémoire les accusations qui, ne l'ayant pas épargné pendant sa vie, ne devaient assurément pas faire silence sur sa tombe. Il y a dans la vie privée de M. de Talleyrand, des erreurs et des torts qu'on n'a pas le droit de justifier, puisqu'il en est qui ont été de sa part, à sa dernière heure, le sujet d'une rétractation solennelle. Son rôle dans la politique intérieure pendant les diverses phases des révolutions auxquelles il a été mêlé, donnera toujours lieu à des appréciations différentes; et comme il n'a appartenu à aucun des partis qui divisent encore la France, il n'en est aucun qui ne se croie le droit de juger certains de ses actes avec sévérité. Mais quand il a eu, soit comme ministre, soit comme ambassadeur, à défendre en face de l'étranger (ennemi, rival ou allié) la cause de la grandeur et de l'indépendance nationales, il serait difficile de contester et on ne trouvera pas qu'il exagère l'importance des services qu'il a rendus.
Pour lui faire à cet égard justice tout entière, il ne faut pas s'arrêter au récit qu'il fait de l'action qu'il a pu exercer comme ministre, soit du directoire, soit du premier empire. Lui-même passe assez rapidement sur ces premières phases de son existence ministérielle, et quelle que soit la grandeur des événements qui se succèdent dans cette période, s'il en trace souvent le tableau avec l'art d'un historien consommé, c'est en témoin qu'il parle plutôt qu'en acteur. Il tient à laisser entendre que, de quelque fonction éminente qu'il fût alors revêtu, son pouvoir était nominal. Il n'était que l'exécuteur de décisions qu'il avait le plus souvent combattues. Ne pouvant ni se faire comprendre de l'incapacité des parvenus de la Révolution, ni se faire écouter d'un maître impérieux qui ne prenait conseil que de son génie ou de ses passions, toute son habileté s'employait, après avoir donné des conseils qui n'étaient pas suivis, à réparer des fautes qu'il n'aurait pas commises. C'est au congrès de Vienne, après la Restauration, à l'ambassade de Londres, après 1830, que pleinement investi de la confiance des souverains qu'il représente, il se montre en pleine liberté d'agir.
Dans ces deux circonstances, les plus éclatantes de sa longue carrière, et qui tiennent naturellement la plus grande place dans les volumes qu'on va lire, Talleyrand fait jouer à la diplomatie un rôle qui ne lui était peut-être jamais échu dans l'histoire, et fait prendre à l'action personnelle d'un ambassadeur une importance à peu près sans exemple. D'ordinaire, les diplomates les plus renommés ne sont que les heureux interprètes d'une pensée qui n'est pas la leur, et les habiles exécuteurs de desseins qui leur viennent de plus haut. Qu'eût été le Père Joseph sans Richelieu? Leur crédit, d'ailleurs, tient moins à leur mérite propre qu'à l'usage qu'ils savent faire de la crainte ou de la confiance qu'inspirent les gouvernements qu'ils représentent. Qu'auraient pu faire les grands négociateurs de la paix de Westphalie ou des Pyrénées, sans les victoires de Condé et de Turenne? Aucun appui de ce genre n'est venu en aide à Talleyrand dans les deux occasions où tous les intérêts de notre patrie lui ont été remis. Dans l'une comme dans l'autre, il a dû puiser toute sa force en lui-même.
A Vienne, il paraît devant quatre puissances victorieuses, unies et encore en armes; il parle au nom d'une royauté rétablie après vingt-cinq ans de troubles, sur un sol tremblant, et encore couvert de troupes étrangères, ne disposant elle-même que d'une armée décimée qui n'est même pas fidèle. Avant que le congrès ait fait toute son œuvre, la triste aventure des Cent-jours le réduit au rôle presque dérisoire d'ambassadeur d'un prince exilé. A Londres, il est l'organe d'un pouvoir naissant, sorti d'une révolution, tenu par là même en méfiance par toutes les monarchies d'Europe, et menacé à tout moment (on le croit du moins) d'être répudié et renversé par la force populaire qui l'a créé. Il y a des jours où la voix de l'ambassadeur apportant des assurances pacifiques dans les conférences est couverte par les échos venus de Paris, qui retentissent des clameurs belliqueuses de la multitude et des grondements de l'émeute.
On ne peut contester cependant (et s'il existait quelque doute à cet égard, la lecture des Mémoires suffirait à le dissiper) que M. de Talleyrand n'a pas cessé un seul jour, pas plus à Vienne qu'à Londres, d'être l'âme des congrès et des conférences et le véritable inspirateur des résolutions de l'Europe assemblée, dont en fin de compte, et étant données les difficultés des circonstances, la France n'a pas eu à souffrir. Il est plus facile de constater que de définir l'art souverain qui lui permit de suppléer par les ressources propres de son habileté et de son intelligence, au soutien qui, à tout moment, lui faisait défaut du dehors. Dans la vie publique comme dans les rapports privés, l'ascendant qu'un homme sait prendre sur ceux qui l'approchent et traitent avec lui, tient à un don naturel dont aucun genre de supériorité ne rendra jamais suffisamment compte. Les succès inattendus qu'il obtint s'expliquent pourtant en grande partie (les Mémoires nous le font connaître) par la rare justesse de coup d'œil qui lui faisait apercevoir du premier coup, et avant toute épreuve, les ressources qu'on pouvait encore tirer d'une situation que tout autre aurait trouvé désespérée.
Ainsi en 1814, entré dans le sénat européen, dénué de tout moyen de se faire craindre, il sait discerner tout de suite que, même au lendemain d'une victoire, la force matérielle n'est pas tout, et que le cours des événements qui paraissent lui être le plus défavorables a pourtant mis à son service une force morale dont le ressort, habilement ménagé, peut lui tenir lieu des armes d'une autre nature qui lui manquent. Cette puissance morale, supérieure même à celle que les cours alliées contre nous doivent au nombre de leurs soldats, il va tout droit la chercher, et il la trouve dans le principe hautement proclamé de la légitimité monarchique. On lira le texte des instructions qu'il apporte au congrès, et qu'il s'est données à lui-même, puisqu'il est à la fois ministre et ambassadeur; c'est un plan général de restauration du principe de la légitimité sur toute la surface de l'Europe; et par suite, la restitution à tous les souverains dépossédés de tous les domaines de leurs aïeux. Le projet est développé systématiquement, article par article, et État par État, sans réserve, sans restriction, sans embarras; je dirais volontiers, sans respect humain, sans que Talleyrand paraisse se douter un moment que cette foi monarchique, érigée à la hauteur d'un dogme, pourra causer quelque surprise dans la bouche d'un ancien ministre de la république et de l'empire.
A ceux qui lui auraient exprimé cet étonnement, je gage qu'il était prêt à répondre avec son sang-froid habituel que cette contradiction de sa part était un hommage de plus rendu par l'expérience à la nécessité. Mais la vérité est qu'après vingt ans de luttes qui, en baignant de sang le sol de l'Europe, avaient mutilé, lacéré, remanié tous les territoires en mille sens différents, une extrême lassitude, un profond dégoût de l'effet des conquêtes et des révolutions s'étaient emparés de l'esprit public. La succession rapide des républiques improvisées par le directoire, et des royautés créées par une fantaisie impériale, le passage de ces fantômes éclos un jour et évanouis le lendemain, avaient fatigué autant qu'ébloui les regards des populations. Peuples et princes demandaient grâce, aussi las, ceux-ci, de passer de mains en mains et d'un maître à un autre, que ceux-là d'être tour à tour couronnés et détrônés, suivant la fortune du jour. On réclamait de toutes parts un principe quelconque de droit public qui, en réglant la transmission régulière du pouvoir, raffermît les bases de tous les États ébranlés par tant de secousses. Ce fut le mérite de Talleyrand de comprendre le caractère impérieux de ce sentiment général et le moyen d'influence que le représentant de Louis XVIII en pouvait tirer. La royauté française rétablie dans ses anciennes limites, dépouillée seulement des annexes qui n'étaient dues qu'à des succès passagers, semblait la première et la plus noble application d'un principe réparateur. En faisant de Louis XVIII l'interprète du vœu commun et une protestation vivante contre la brutalité d'un régime d'usurpation et de violence, il lui assignait parmi ses confrères en royauté une place à la fois originale et dominante. Restauré par des faits de guerre auquel il n'avait pas concouru, le roi de France n'était que l'obligé et le protégé de ceux qui lui avaient ouvert les portes de sa patrie. Rétabli en vertu d'un droit qui ne dépendait pas de la force, il redevenait leur égal, et vu l'antiquité de sa race, en certaine mesure même, leur supérieur. Ce que la crainte de ses armes ne pouvait imposer, le respect d'un principe pouvait l'obtenir, et en contenant l'ambition des vainqueurs de Napoléon les empêcher d'imiter son exemple et de s'approprier, comme lui, au gré de leurs convenances et de leurs convoitises, les territoires occupés par leurs armées.
On a dit, je le sais, que c'était là un ordre de considérations empreint d'une loyauté chevaleresque dont l'expression un peu exaltée ne pouvait pas de la part de Talleyrand être bien sincère ni même tout à fait sérieuse. On a fait entendre, qu'au lieu de poursuivre ainsi de Dresde à Naples et par toute l'Europe la restauration des pouvoirs légitimes, il aurait obtenu avec moins de peine, de plus solides et de plus substantiels avantages. En laissant, par exemple, la Prusse et la Russie s'étendre à leur aise dans le nord, aux dépens de leur voisinage, on aurait pu, pense-t-on, éloigner la frontière allemande de la nôtre, prévenir ainsi les conflits de l'avenir, et nous faire une meilleure, part dans le nouvel équilibre de l'Europe. Ce jugement, qui prétend être essentiellement utilitaire et pratique, m'a toujours paru reposer sur une appréciation des faits étroite et superficielle. Je doute qu'on puisse le maintenir en face du spectacle que nous présente le récit de l'entrée de M. de Talleyrand dans le congrès de Vienne. Rien de plus dramatique que ce premier entretien, où les puissances encore coalisées lui déclarent avec une froideur arrogante leur dessein de se maintenir, même après la paix conclue, dans une intimité étroite et impénétrable, entendant former une petite assemblée dans la grande, où le sort de l'Europe eût été décidé dans des délibérations à huis clos, que la France n'aurait eu qu'à enregistrer. C'était la prétention avouée de tenir la France en quarantaine, comme n'étant pas suffisamment purgée du venin révolutionnaire. Quand Talleyrand n'aurait fait autre chose que rompre ce cordon sanitaire, en se montrant animé d'un sentiment monarchique plus puritain que ceux qui le tenaient en suspicion; quand cette manœuvre inattendue n'aurait eu d'autre résultat que de faire dire à l'un des interlocuteurs, avec une surprise qui cachait mal sa déception: «En vérité, Talleyrand nous parle comme un ministre de Louis XIV!» ceux qui ont le souci, même dans le passé, de la dignité nationale devraient encore lui en savoir gré. Mais il s'agissait au fond de toute autre chose que de dignité et même d'honneur. C'était (l'événement allait trop tôt le prouver) l'existence même de la France et le maintien de son unité qui étaient toujours en jeu. Car à quel autre titre, après tout, que celui de son droit héréditaire, Louis XVIII avait-il obtenu la restitution complète du territoire possédé par ses pères? Laisser violer ailleurs, sans protestation, aux dépens du faible, le principe d'hérédité, après en avoir bénéficié soi-même, c'eût été une inconséquence, et même une sorte d'ingratitude morale qu'on n'aurait pas portée loin, et dont on n'aurait pas tardé à se repentir. Dix mois seulement n'étaient pas écoulés, et la France ayant couru au-devant de nouveaux désastres, son sort était remis en question, devant ses vainqueurs, dans des jours d'une inexprimable angoisse. Une carte était déjà dressée, qui lui enlevait quelques-unes de ses plus chères provinces. Louis XVIII dut encore une fois réclamer l'inviolabilité de son héritage. Mais comment aurait-il pu élever la voix et se faire écouter, s'il eût connivé lui-même par la complaisance de son ambassadeur à Vienne à d'autres spoliations tout aussi peu justifiables que celles dont il était menacé? Supposez, par exemple, que dans une pensée intéressée, Talleyrand, au lieu de défendre le patrimoine de notre vieux et fidèle ami, le roi de Saxe, l'eût livré en pâture à l'ambition de la Prusse qui le convoitait, qui aurait pu empêcher, après Waterloo, ces mêmes appétits dont l'âpreté insatiable n'était déjà que trop connue, de s'étendre au delà du Rhin jusqu'à la Meuse et aux Vosges? En réalité, la situation de défenseur de la légitimité prise par Talleyrand ne fut jamais mieux justifiée que le jour où l'ombre de puissance matérielle du souverain qu'il représentait s'étant évanouie, il ne resta plus que cette puissance du droit, en apparence idéale, mais dont l'esprit le moins chimérique qui fût jamais, avait bien apprécié ce jour-là la valeur réelle.
Quinze ans se passent, quinze ans d'interruption dans la vie active de Talleyrand, quinze ans de silence dans les Mémoires. Puis, on le voit reparaître, venant à Londres demander accès dans les conseils de l'Europe pour un pouvoir nouveau créé à la suite d'une révolution dont le premier acte a été d'interrompre le cours régulier de la succession royale. La transition est soudaine et surprend, il faut en convenir. A la réflexion, cependant, on s'aperçoit que malgré la différence et même souvent la contradiction des paroles, l'homme n'a pas changé, que le but qu'il poursuit est le même, et qu'il y déploie le même art et des procédés d'esprit, dont l'application seule diffère. A Vienne, il s'agissait de dissoudre une coalition qui, en se maintenant en pleine paix, nous condamnait à jamais par l'isolement à l'impuissance. A Londres, il faut empêcher la même coalition de se reformer pour une guerre nouvelle: le danger n'est pas moins pressant, et tout porte à croire qu'il sera plus difficile encore à conjurer: car rien n'est changé depuis 1815 dans l'état extérieur de l'Europe; les mêmes sentiments semblent inspirer les mêmes cabinets, présidés par les mêmes hommes; les mêmes généraux sont prêts à prendre le commandement des mêmes armées, et l'éclat d'une révolution en France a dû réveiller les hostilités à peine assoupies. C'est par le plus singulier des hasards, le vainqueur de Waterloo même qui préside le conseil des ministres d'Angleterre. Il semble qu'il n'ait qu'un mot à dire, et un ordre à donner, pour remettre en mouvement toutes les masses qu'il a conduites à la victoire.
Mais non, pendant ces quinze ans, «ce grand espace de toute vie mortelle,» comme dit Tacite, le temps a fait son œuvre, et sous l'immobilité de la surface, un sourd changement s'est opéré dans le fond de l'esprit public, nulle part plus profondément que sur cette terre britannique où M. de Talleyrand, réfugié et proscrit, a déjà passé une partie de sa jeunesse. La vieille Angleterre qu'il a connue alors, l'Angleterre des Pitt et des Castlereagh, l'Angleterre qui a été l'âme de la coalition européenne, qui l'a animée pendant un quart de siècle du souffle de sa haine et payée de ses deniers; celle dont les anathèmes de Burke avaient soulevé l'orgueil aristocratique et les instincts moraux contre les excès révolutionnaires, cette Angleterre-là n'est déjà plus reconnaissable. Un vent de réforme démocratique a traversé la Manche et pénétré même sous les voûtes gothiques du parlement de Westminster, et quand le mouvement de juillet 1830 éclate à Paris, aucune voix ne s'élève pour maudire la révolution nouvelle. Au contraire, l'Angleterre se souvient avec complaisance qu'elle a fait elle-même sa révolution, et fait passer la couronne d'une branche à une autre de la dynastie régnante. La nouvelle monarchie française est créée d'après l'exemple de la monarchie anglaise de 1688, et promet d'y rester fidèle: cette ressemblance plaît à l'orgueil britannique, flatté qu'on vienne lui emprunter des modèles.
M. de Talleyrand n'a pas mis le pied sur le sol anglais, qu'il est déjà averti de ce revirement par tous les courants de l'atmosphère qui l'environne, et il devine à l'instant les nouveaux moyens d'action qu'une nouvelle situation lui réserve. Son plan est fait: à la coalition des monarchies du continent que toute révolution effraye, il opposera l'alliance de deux monarchies libérales, fondées l'une et l'autre sur un choix national, et dans le discours qu'il adresse au roi d'Angleterre, la première fois qu'il est reçu en audience solennelle, il ne craint pas d'offrir à l'héritier de la maison de Brunswick l'amitié du roi des Français au nom d'une communauté de principes et d'une fraternité d'origine.
A partir de ce moment, sa marche est assurée; l'avènement d'un ministère anglais pris dans le parti libéral, dont il a pressenti la venue, ne fera qu'aplanir devant lui les obstacles. Il a pris en main le levier qu'il peut faire mouvoir. La coalition menaçante est tuée dans son germe, dès que l'Angleterre s'en retire. L'alliance anglaise devient même le pivot de la longue négociation qui aboutira à substituer sur notre frontière une neutralité amicale à un voisinage d'une hostilité incommode, en consacrant à Bruxelles une royauté de plus, issue comme celle de France d'un choix populaire.
Nous voilà loin de Vienne, il faut le reconnaître, et du principe absolu de la légitimité. Il va de soi qu'il ne peut plus être invoqué au moins avec la même autorité. C'est le respect du vœu national qui l'a remplacé. A coup sûr, il y aurait plus d'une objection à faire à cette liberté d'esprit qui permettait de considérer les principes politiques, non comme des vérités absolues, mais comme des instruments d'une utilité pratique dont la valeur dépend de la convenance de leur application. N'est-ce pas là, pourtant, l'effet à peu près inévitable de la fréquence des révolutions? Talleyrand, assurément, n'est pas le seul de cette génération de 1789 entrée dans la vie avec de nobles illusions, chez qui une série d'essais impuissants, suivis d'autant de déceptions, ait engendré le dédain de la théorie et un fond de scepticisme politique. Cette réserve faite, dont je suis loin d'atténuer la gravité, il est difficile de n'être pas sensible à la souplesse, à la riche fécondité de cet esprit qui, des épreuves les plus dissemblables et des points de départ même les plus opposés, sait tirer au service d'une même cause une variété inépuisable de ressources et d'arguments; et il n'est que juste de reconnaître, sous la flexibilité de la forme, la persévérance d'une vue patriotique toujours attachée à la France, et n'oubliant jamais que, quel que soit son état intérieur, qu'elle soit en travail de restauration ou en cours de révolution, c'est toujours la France, et elle doit être servie avec un souci égal de sa sécurité présente et de sa grandeur à venir.
Quelque chose enfin manquerait à la justice complète, si à côté de la part personnelle dont l'honneur revient à Talleyrand dans l'heureux succès des négociations qu'il a conduites, on n'en attribuait une grande aussi, et presque égale, au concours ferme et intelligent des deux souverains qu'il a servis. Les Mémoires ont le mérite de reconnaître ce partage et de faire à l'un comme à l'autre de ces deux héritiers de la maison de France la place élevée qui leur est due. On ne relira pas sans émotion les lettres de Louis XVIII déjà publiées, et qui ont fait admirer une noblesse de langage égale à l'élévation des sentiments, et le véritable accent de la fierté royale. Quelques pièces inédites ne feront que confirmer et accroître cette impression[1]. Dans la négociation relative à la création du royaume de Belgique, la correspondance de Louis-Philippe présente un caractère différent, mais qui ne lui fait pas moins d'honneur. Ce sont les conseils d'une expérience consommée, une vigilance inquiète qui s'attache aux moindres détails, la préférence toujours donnée à tout intérêt public sur les considérations de dynastie et de famille, enfin, aux heures critiques, une résolution virile et sensée. Tous deux, en un mot, ont été les gardiens fidèles de la puissante unité française, créée par leurs aïeux, et qu'ils ont eu le bonheur de léguer intacte aux successeurs dont les fautes et les folies l'ont compromise. Si la mutilation douloureuse que cette unité a subie était irréparable, l'histoire dirait qu'elle a péri le jour où est descendue du trône la race qui l'avait fondée.
Duc de broglie.
MÉMOIRES
DU
PRINCE DE TALLEYRAND
Je ne sais quel titre donner à cet écrit. Ce n'est point un ouvrage: il est plein de redites. Je ne puis pas l'appeler Mes Mémoires, car ma vie et mes relations s'y aperçoivent le moins que je le peux. Donner à ces volumes le titre de: Mon opinion sur les affaires de mon temps, ce serait une désignation qui aurait peut-être quelque vérité, mais qui aurait aussi quelque chose de trop décidé pour être à la tête de l'ouvrage d'un homme qui a autant que moi douté dans sa vie. Un titre philosophique serait incomplet ou exagéré. Je commence donc sans titre et aussi sans dédicace, car je ne veux reconnaître qu'à madame la duchesse de Dino l'obligation de me défendre.
PREMIÈRE PARTIE
1754-1791
1754-1791
Je suis né en 1754[2]; mon père et ma mère avaient peu de fortune; ils avaient une position de cour, qui, bien conduite, pouvait mener à tout, eux et leurs enfants.
Pendant longtemps, les grandes maisons de France avaient, sinon formellement dédaigné, du moins peu recherché le genre de services qui attachait à la personne du souverain. Il leur avait suffi d'être ou de se croire au premier rang de la nation. Aussi les descendants des anciens grands vassaux de la couronne ont-ils eu moins d'occasion de se faire connaître que les descendants de quelques barons particuliers du duché de France, portés naturellement à des places plus élevées auprès du monarque.
L'orgueil qui engageait la plupart des maisons d'une haute origine à se tenir à l'écart, les rendait par cela même moins agréables au roi.
Le cardinal de Richelieu, pour accroître le pouvoir royal, appela près du souverain les chefs des grandes maisons. Ils vinrent s'établir à la cour, abdiquèrent leur indépendance, et cherchèrent à compenser par un dévouement plus profond le désavantage d'être arrivés plus tard.
La gloire de Louis XIV avait contribué à resserrer toutes les idées dans les limites du château de Versailles.
La Régence avait été une espèce d'interrègne dont la tranquillité avait résisté au bouleversement des finances, et à la dépravation des mœurs qui, à la fin du règne précédent, avait été sévèrement réprimée.
Le respect pour Louis XV était alors dans toute sa force; les premiers sujets de l'État mettaient encore leur gloire dans l'obéissance; ils ne concevaient pas d'autre pouvoir, d'autre lustre, que celui qui émanait du roi.
La reine était vénérée[3], mais ses vertus avaient quelque chose de triste qui ne portait à aucun entraînement vers elle. Elle manquait des agréments extérieurs qui rendaient la nation si fière de la beauté de Louis XV. De là cette justice indulgente qui s'acquittait envers la reine, en la plaignant, mais qui excusait le goût du roi pour madame de Pompadour. M. de Penthièvre[4], la maréchale de Duras[5], madame de Luynes[6], madame de Marsan[7], madame de Périgord[8], la duchesse de Fleury[9], M. de Sourches[10], madame de Villars[11], M. de Tavannes[12], madame d'Estissac[13], gémissaient sans doute, mais on craignait alors de constater par le blâme, ce qu'on regardait comme un de ces secrets de famille que chacun sait, que personne n'ose nier, mais qu'on espère atténuer en les taisant, et en se conduisant comme si on les ignorait. Aux yeux de toutes les personnes que je viens de citer, c'eût été manquer à l'honneur que de trop voir les faiblesses du roi.
Mes parents tenaient par différentes places à la famille royale. Ma grand'mère était dame du palais de la reine: le roi avait pour elle une considération toute particulière; elle demeurait toujours à Versailles et n'avait point de maison à Paris.
Ses enfants étaient au nombre de cinq. Leur première éducation, comme celle de tout ce qui tenait immédiatement à la cour, avait été assez négligée, ou du moins peu remplie de notions importantes. La seconde ne devait consister qu'à leur donner ce qu'on appelait l'usage du monde. Des avantages extérieurs prévenaient en leur faveur.
Ma grand'mère avait des manières nobles, polies et réservées. Sa dévotion la faisait respecter, et une famille nombreuse rendait simples les démarches fréquentes qu'elle faisait pour l'avancement de ses enfants.
Mon père avait les mêmes principes que sa mère sur l'éducation des enfants d'une famille fixée à la cour. Aussi la mienne fut-elle un peu abandonnée au hasard: ce n'était point par indifférence, mais par cette disposition d'esprit qui porte à trouver que ce qu'il faut avant tout: c'est de faire, c'est d'être comme tout le monde.
Des soins trop multipliés auraient paru de la pédanterie; une tendresse trop exprimée aurait paru quelque chose de nouveau et par conséquent de ridicule. Les enfants, à cette époque, étaient les héritiers du nom et des armes. On croyait avoir assez fait pour eux en leur préparant de l'avancement, des places, quelques substitutions; en s'occupant de les marier, en améliorant leur fortune.
La mode des soins paternels n'était pas encore arrivée; la mode même était tout autre dans mon enfance; aussi ai-je été laissé plusieurs années dans un faubourg de Paris. A quatre ans, j'y étais encore. C'est à cet âge que la femme chez laquelle on m'avait mis en pension, me laissa tomber de dessus une commode. Je me démis un pied; elle fut plusieurs mois sans le dire; on s'en aperçut lorsqu'on vint me prendre pour m'envoyer en Périgord chez madame de Chalais[14], ma grand'mère, qui m'avait demandé. Quoique madame de Chalais fût ma bisaïeule, il a toujours été dans mes habitudes de l'appeler ma grand'mère; je crois que c'est parce que ce nom me rapproche davantage d'elle. L'accident que j'avais éprouvé était déjà trop ancien pour qu'on pût me guérir; l'autre pied même qui, pendant le temps de mes premières douleurs, avait eu seul à supporter le poids de mon corps, s'était affaibli; je suis resté boiteux.
Cet accident a influé sur tout le reste de ma vie; c'est lui qui, ayant persuadé à mes parents que je ne pouvais être militaire, ou du moins l'être sans désavantage, les a portés à me diriger vers une autre profession. Cela leur parut plus favorable à l'avancement de la famille. Car dans les grandes maisons, c'était la famille que l'on aimait, bien plus que les individus, et surtout que les jeunes individus que l'on ne connaissait pas encore. Je n'aime point à m'arrêter sur cette idée... je la quitte.
On me mit, sous la garde d'une excellente femme nommée mademoiselle Charlemagne, dans le coche de Bordeaux, qui employa dix-sept jours à me conduire à Chalais[15].
Madame de Chalais était une personne fort distinguée; son esprit, son langage, la noblesse de ses manières, le son de sa voix, avaient un grand charme. Elle avait conservé ce qu'on appelait encore l'esprit des Mortemart; c'était son nom.
Je lui plus; elle me fit connaître un genre de douceurs que je n'avais pas encore éprouvé. C'est la première personne de ma famille qui m'ait témoigné de l'affection, et c'est la première aussi qui m'ait fait goûter le bonheur d'aimer. Grâces lui en soient rendues!... Oui, je l'aimais beaucoup! Sa mémoire m'est encore très chère. Que de fois dans ma vie je l'ai regrettée! Que de fois j'ai senti avec amertume le prix dont devait être une affection sincère trouvée dans sa propre famille. Quand cette affection est près de vous, c'est dans les peines de la vie une grande consolation. Si elle est éloignée, c'est un repos pour l'esprit et pour le cœur, et un asile pour la pensée.
Le temps que j'ai passé à Chalais a fait sur moi une profonde impression. Les premiers objets qui frappent les yeux et le cœur de l'enfance déterminent souvent ses dispositions, et donnent au caractère les penchants que nous suivons dans le cours de notre vie.
Dans les provinces éloignées de la capitale, une sorte de soin que l'on donnait à la dignité, réglait les rapports des anciens grands seigneurs qui habitaient encore leurs châteaux avec la noblesse d'un ordre inférieur et avec les autres habitants de leurs terres. La première personne d'une province aurait cru s'avilir, si elle n'avait pas été polie et bienfaisante. Ses voisins distingués auraient cru se manquer à eux-mêmes, s'ils n'avaient pas eu pour les anciens noms une considération, un respect, qui, exprimés avec une liberté décente, paraissaient n'être qu'un hommage du cœur. Les paysans ne voyaient leur seigneur que pour en recevoir des secours et quelques paroles encourageantes et consolatrices, dont l'influence se faisait sentir dans les environs, parce que les gentilshommes cherchaient à se modeler sur les grands de leur province.
Les mœurs de la noblesse en Périgord ressemblaient à ses vieux châteaux; elles avaient quelque chose de grand et de stable; la lumière pénétrait peu, mais elle arrivait douce. On s'avançait avec une utile lenteur vers une civilisation plus éclairée.
La tyrannie des petites souverainetés n'existait plus; elle avait été détruite par l'esprit chevaleresque, par le sentiment de galanterie qui, chez les peuples du Midi, en fut la suite, et surtout par l'accroissement du pouvoir royal qui s'était fondé sur l'émancipation des peuples.
Quelques vieillards dont la carrière de cour était finie, aimaient à se retirer dans les provinces qui avaient vu la grandeur de leur famille. Rentrés dans leurs domaines, ils y jouissaient d'une autorité d'affection que décoraient, qu'augmentaient les traditions de la province et le souvenir de ce qu'avaient été leurs ancêtres. De cette espèce de considération, il rejaillissait une sorte de crédit sur ceux qui se tenaient près de la faveur. La Révolution même n'est pas parvenue à désenchanter les anciennes demeures où avait résidé la souveraineté. Elles sont restées comme ces vieux temples déserts dont les fidèles s'étaient retirés, mais dont la tradition soutenait encore la vénération.
Chalais était un des châteaux de ce temps révéré et chéri.
Plusieurs gentilshommes d'ancienne extraction y formaient à ma grand'mère une espèce de cour qui n'avait rien de la vassalité du xiiie siècle, mais où les habitudes de déférence se mêlaient aux sentiments les plus élevés. M. de Benac, M. de Verteuil, M. d'Absac, M. de Gourville, M. de Chauveron, M. de Chamillard, se plaisaient à l'accompagner tous les dimanches à la messe paroissiale, remplissant chacun auprès d'elle des fonctions que la haute politesse ennoblissait. Auprès du prie-Dieu de ma grand'mère, il y avait une petite chaise qui m'était destinée.
Au retour de la messe, on se rendait dans une vaste pièce du château qu'on nommait l'apothicairerie. Là, sur des tablettes, étaient rangés et très proprement tenus de grands pots renfermant divers onguents dont, de tout temps, on avait la recette au château; ils étaient chaque année préparés avec soin par le chirurgien et le curé du village. Il y avait aussi quelques bouteilles d'élixirs, de sirops, et des boîtes contenant d'autres médicaments. Les armoires renfermaient une provision considérable de charpie, et un grand nombre de rouleaux de vieux linge très fin et de différentes dimensions.
Dans la pièce qui précédait l'apothicairerie, étaient réunis tous les malades qui venaient demander des secours. Nous passions au milieu d'eux en les saluant. Mademoiselle Saunier, la plus ancienne des femmes de chambre de ma grand'mère, les faisait entrer l'un après l'autre: ma grand'mère était dans un fauteuil de velours; elle avait devant elle une table noire de vieux laque; sa robe était de soie, garnie de dentelles; elle portait une échelle de rubans et des nœuds de manches analogues à la saison. Ses manchettes à grands dessins avaient trois rangs: une palatine, un bonnet avec un papillon, une coiffe noire se nouant sous le menton, formaient sa toilette du dimanche, qui avait plus de recherche que celle des autres jours de la semaine.
Le sac de velours rouge galonné d'or, qui renfermait les livres avec lesquels elle avait été à la messe, était porté par M. de Benac, qui, par sa bisaïeule, était un peu de nos parents.
Mon droit me plaçait auprès de son fauteuil. Deux sœurs de la charité interrogeaient chaque malade sur son infirmité ou sur sa blessure. Elles indiquaient l'espèce d'onguent qui pouvait les guérir ou les soulager. Ma grand'mère désignait la place où était le remède; un des gentilshommes qui l'avaient suivie à la messe allait le chercher; un autre apportait le tiroir renfermant le linge: j'en prenais un morceau, et ma grand'mère coupait elle-même les bandes et les compresses dont on avait besoin. Le malade emportait quelques herbes pour sa tisane, du vin, des drogues pour une médecine, toujours quelques autres adoucissements, dont celui qui le touchait le plus était quelque bon et obligeant propos de la dame secourable qui s'était occupée de ses souffrances.
Des pharmacies plus complètes et plus savantes employées même aussi gratuitement par des docteurs de grande réputation, auraient été loin de rassembler autant de pauvres gens, et surtout de leur faire autant de bien. Il leur aurait manqué les grands moyens de guérison pour le peuple: la prévention, le respect, la foi et la reconnaissance.
L'homme est composé d'une âme et d'un corps, et c'est la première qui gouverne l'autre. Les blessés sur la plaie desquels on a versé des consolations, les malades à qui on a montré de l'espérance sont tout disposés à la guérison; leur sang circule mieux, leurs humeurs se purifient, leurs nerfs se raniment, le sommeil revient et le corps reprend de la force. Rien n'est aussi efficace que la confiance; et elle est dans toute sa plénitude, quand elle émane des soins d'une grande dame autour de laquelle se rallient toutes les idées de puissance et de protection.
Je m'arrête probablement trop sur ces détails, mais je ne fais point un livre; je recueille seulement mes impressions; les souvenirs de ce que je voyais, de ce que j'entendais dans ces premiers temps de ma vie sont pour moi d'une douceur extrême. «Votre nom, me répétait-on chaque jour, a toujours été en vénération dans notre pays. Notre famille, me disait-on affectueusement, a été de tout temps attachée à quelqu'un de la maison... C'est de votre grand-père que nous tenons ce terrain... c'est lui qui a fait bâtir notre église... la croix de ma mère lui a été donnée par Madame... les bons arbres ne dégénèrent pas! Vous serez bon aussi, n'est-ce pas?...» Je dois vraisemblablement à ces premières années l'esprit général de ma conduite. Si j'ai montré des sentiments affectueux, même tendres, sans trop de familiarité; si j'ai gardé en différentes circonstances quelque élévation sans aucune hauteur, si j'aime, si je respecte les vieilles gens, c'est à Chalais, c'est près de ma grand'mère que j'ai puisé tous les bons sentiments dont je voyais mes parents entourés dans cette province, et dont ils jouissaient avec délices. Car il y a un héritage de sentiments qui s'accroît de génération en génération. Les nouvelles fortunes, les nouvelles illustrations ne pourront de longtemps en connaître les douceurs[16]. Les meilleurs d'entre eux protègent trop. Faites dire par la maréchale Lefebvre[17] à une noble famille d'Alsace, pauvre et revenue de l'émigration: «Que ferons-nous de notre fils aîné?... Dans quel régiment placerons-nous son frère?... Avons-nous un bénéfice en vue pour l'abbé?... Quand marierons-nous Henriette?... Je sais un chapitre où nous devrions faire entrer la petite.... » Elle voudra être bonne, elle sera ridicule. Un sentiment intérieur repoussera sa bienveillance, et l'orgueil de la pauvreté jouira même de ses refus. Mais j'oublie trop que je n'ai que huit ans; je ne dois pas voir encore que les mœurs actuelles annoncent que cet héritage de sentiments doit diminuer chaque jour.
J'appris à Chalais tout ce qu'on savait dans le pays quand on était bien élevé; cela se bornait à lire, à écrire et à parler un peu le périgourdin. J'en étais là de mes études quand je dus repartir pour Paris. Je quittai ma grand'mère avec des larmes que sa tendresse me rendit. Le coche de Bordeaux me ramena en dix-sept jours comme il m'avait amené.
Le dix-septième jour j'arrivai à Paris à onze heures du matin. Un vieux valet de chambre de mes parents m'attendait rue d'Enfer, au bureau des coches. Il me conduisit directement au collège d'Harcourt[18]. A midi, j'y étais à table, au réfectoire, à côté d'un aimable enfant de mon âge qui a partagé et qui partage encore tous les soucis, tous les plaisirs, tous les projets, qui ont agité mon âme dans le courant de ma vie. C'était M. de Choiseul connu depuis son mariage sous le nom de Choiseul-Gouffier[19]. J'avais été frappé de ma subite entrée au collège sans préalablement avoir été conduit chez mon père et ma mère. J'avais huit ans, et l'œil paternel ne s'était pas encore arrêté sur moi. On me dit, et je crus que c'était quelque circonstance impérieuse qui avait causé cet arrangement précipité: je suivis ma route.
On me mena dans l'appartement d'un de mes cousins (M. de la Suze[20]) et je fus confié au précepteur qui, depuis plusieurs années, était chargé de son éducation.
Si j'ai fait quelques progrès, on ne peut les attribuer ni à l'exemple de mon cousin, ni aux talents de mon précepteur.
Une fois par semaine, l'abbé Hardi me conduisait chez mes parents où je dînais. En sortant de table, nous retournions au collège, après avoir entendu régulièrement les mêmes mots: «Soyez sage, mon fils, et contentez M. l'abbé.» Je travaillais passablement bien; mes camarades m'aimaient et je m'accoutumais assez gaîment à ma situation. Ce genre de vie durait depuis trois ans, quand j'eus la petite vérole; cette maladie contagieuse obligeait les enfants à quitter le collège. Mon précepteur avertit ma famille qui m'envoya une chaise à porteurs pour me transporter rue Saint-Jacques chez madame Lerond, garde-malade employée par M. Lehoc, médecin du collège. A cette époque, on enfermait encore les personnes attaquées de la petite vérole sous de doubles rideaux; on calfeutrait les fenêtres, on faisait grand feu, et l'on excitait la fièvre par des potions très actives. Malgré ce régime incendiaire qui a tué beaucoup de monde, je guéris, et ne fus pas même marqué.
J'avais douze ans; pendant ma convalescence, je fus étonné de ma position. Le peu d'intérêt qu'on avait pris à ma maladie, mon entrée au collège sans avoir vu mes parents, quelques autres souvenirs attristants blessaient mon cœur. Je me sentis isolé, sans soutien, toujours repoussé vers moi; je ne m'en plains pas, car je crois que ces retours sur moi-même ont hâté ma force de réflexion. Je dois aux peines de mon premier âge de l'avoir exercée de bonne heure, et d'avoir pris l'habitude de penser plus profondément que, peut-être, je ne l'eusse fait, si je n'avais eu que des sujets de contentement. Il se peut aussi que, par là, j'aie appris à supporter les temps de malheur avec assez d'indifférence, et en ne m'occupant que des ressources que j'avais la confiance de trouver en moi.
Une sorte d'orgueil me fait trouver du plaisir à reporter mes pensées vers ces premiers temps de ma vie.
J'ai compris depuis que mes parents s'étant déterminés, selon ce qu'ils regardaient comme un intérêt de famille, à me conduire à un état pour lequel je ne montrais aucune disposition, se défiaient de leur courage pour l'exécution de ce projet, s'ils me voyaient trop souvent. Cette crainte est une preuve de tendresse dont je me plais à leur savoir gré.
L'abbé Hardi, après avoir fini l'éducation de M. de la Suze, c'est-à-dire après avoir été son précepteur jusqu'à l'âge de seize ans, se retira. J'eus pendant quelques mois un gouverneur nommé M. Hullot; il devint fou. On me mit alors entre les mains de M. Langlois qui est resté avec moi jusqu'au moment où je sortis du collège, et qui depuis a élevé mes frères. C'était un fort galant homme qui ne savait très bien que l'histoire de France, et qui s'était attaché un peu plus qu'il ne fallait à la lecture de l'Almanach de la cour. C'est dans des livres de cette espèce qu'il avait appris que les places de porte-manteau chez les princes anoblissaient, et qu'elles étaient données sur la présentation du grand maréchal. Le grand maréchal était mon oncle[21]: nous obtînmes la place que désirait vivement M. Langlois. En 1790, il fit faire son uniforme de porte-manteau et émigra, pour avoir une bonne date de noblesse. S'étant un peu trop hâté de rentrer pour en jouir, il fut, dans les troubles révolutionnaires, mis en prison: ce qui fait que maintenant, avec la double illustration de la prison et de l'émigration, il passe doucement sa vie dans la très bonne compagnie du faubourg Saint-Germain. On peut juger que si j'ai cédé depuis à la tentation de prendre part à de grandes affaires publiques, ce n'est pas M. Langlois qui m'en a inspiré le désir.
J'aurais pu avoir quelques succès dans mes études: les dispositions que j'avais me portent à le croire, et je vois qu'il est resté à peu près la même opinion à la plupart des personnes qui ont été élevées avec moi. Le peu d'encouragement que je reçus, par la crainte que l'on avait de donner trop d'éclat à ma jeunesse, me fit passer d'une manière assez terne les premières années de ma vie. La fin de ce que l'on appelle les classes une fois arrivée, le silence absolu de mon père sur mon avenir, joint à quelques propos tenus autour de moi, fut le premier avertissement que je reçus.
Pour me donner une idée avantageuse et même tentante de l'état auquel on me destinait, on crut devoir m'envoyer à Reims, premier archevêché de France dont un de mes oncles était coadjuteur[22]. Comme il n'était pas décent pour ma famille que, du coche je descendisse à l'archevêché, on me rendit ce voyage plus commode que n'avait été celui de Chalais. Une chaise de poste vint me prendre au collège d'Harcourt et me conduisit en deux jours à Reims.
Je ne fus point chez mes parents avant mon départ, et je dis ici pour l'avoir dit une fois, et j'espère, pour n'y penser jamais, que je suis peut-être le seul homme d'une naissance distinguée et appartenant à une famille nombreuse et estimée, qui n'ait pas eu, une semaine de sa vie, la douceur de se trouver sous le toit paternel. La disposition de mon esprit ne me fit voir qu'un exil dans ce qu'on arrangeait pour me séduire.
Le grand luxe, les égards, les jouissances mêmes qui environnaient l'archevêque de Reims et son coadjuteur ne me touchèrent point. Une vie, toute de formes, m'était insupportable. A quinze ans, lorsque tous les mouvements sont encore vrais, on a bien de la peine à comprendre que la circonspection, c'est-à-dire l'art de ne montrer qu'une partie de sa vie, de sa pensée, de ses sentiments, de ses impressions, soit la première de toutes les qualités. Je trouvais que tout l'éclat du cardinal de la Roche-Aymon [23] ne valait pas le sacrifice complet de ma sincérité que l'on me demandait.
Tous les soins dont on m'environnait tendaient à m'inculquer profondément dans l'esprit que le mal que j'avais au pied m'empêchant de servir dans l'armée, je devais nécessairement entrer dans l'état ecclésiastique, un homme de mon nom n'ayant point d'autre carrière. Mais que faire d'une certaine vivacité d'imagination et d'esprit que l'on reconnaissait en moi? Il fallut chercher à me séduire par l'appât des affaires et par le tableau de l'influence qu'elles donnent. On cherchait à s'emparer des dispositions que je pouvais avoir. Pour cela, on me faisait lire, soit les Mémoires du cardinal de Retz, soit la vie du cardinal de Richelieu, soit celle du cardinal Ximénès, soit celle de Hincmard, ancien archevêque de Reims. Quelque route que je prisse, mes parents étaient disposés à la trouver bonne; le seul point était que je passasse le seuil.
Cette action continuelle que je voyais exercer sur moi ne me décidait point, mais me troublait. La jeunesse est l'époque de la vie où l'on a le plus de probité. Je ne comprenais pas encore ce que c'était que d'entrer dans un état avec l'intention d'en suivre un autre, de prendre un rôle d'abnégation continuelle pour suivre plus sûrement une carrière d'ambition; d'aller au séminaire pour être ministre des finances. Il fallait trop connaître le monde où j'entrais et le temps où je vivais pour trouver tout cela simple.
Mais je n'avais aucun moyen de défense, j'étais seul; tout ce qui m'entourait avait un langage fait, et ne me laissait apercevoir aucun moyen d'échapper au plan que mes parents avaient adopté pour moi.
Après un an de séjour à Reims, voyant que je ne pouvais éviter ma destinée, mon esprit fatigué se résigna: je me laissai conduire au séminaire de Saint-Sulpice. Plus réfléchi qu'on ne l'est ordinairement à l'âge que j'avais alors, révolté sans puissance, indigné sans oser ni devoir le dire, je fus au séminaire d'une tristesse qui, à seize ans, a bien peu d'exemples. Je ne formai aucune liaison. Je ne faisais rien qu'avec humeur. J'en avais contre mes supérieurs, contre mes parents, contre les institutions et surtout contre la puissance qu'on donnait aux convenances sociales auxquelles je me voyais obligé de me soumettre.
J'ai passé trois ans au séminaire de Saint-Sulpice à peu près sans parler; on me croyait hautain, souvent on me le reprochait. Il me semblait que c'était si peu me connaître, que je ne daignais pas répondre; et alors on me trouvait d'une fierté insupportable. Hélas! mon Dieu, je n'étais ni hautain ni dédaigneux: je n'étais qu'un bon jeune homme, extrêmement malheureux et intérieurement courroucé. On prétend, me disais-je souvent, que je ne suis bon à rien!... à rien... Après quelques moments d'abattement, un sentiment puissant me ranimait, et je trouvais en moi que j'étais propre à quelque chose, et même à de bonnes, à de nobles choses. Que de pressentiments mille fois repoussés se présentaient alors à ma pensée et toujours avec un charme que je ne savais expliquer!
La bibliothèque du séminaire de Saint-Sulpice, enrichie, par M. le cardinal de Fleury, était nombreuse et bien composée. J'y passais mes journées à lire les grands historiens, la vie particulière des hommes d'État, des moralistes, quelques poètes. Je dévorais les voyages. Une terre nouvelle, les dangers d'une tempête, la peinture d'un désastre, la description de pays où l'on voyait les traces de grands changements, quelquefois de bouleversements, tout cela avait un vif attrait pour moi. Parfois il me semblait qu'il y avait dans ma situation quelque chose de moins irrévocable, à l'aspect de ces grands déplacements, de ces grands chocs, dont les descriptions remplissent les écrits des navigateurs modernes.—Une bonne bibliothèque offre des secours à toutes les dispositions de l'âme.
Ma troisième et véritablement utile éducation date de ce temps. Et comme elle a été fort solitaire, fort silencieuse; comme j'étais toujours tête à tête avec l'auteur que j'avais entre les mains, et comme je ne pouvais le juger qu'avec mon propre jugement, il m'arrivait presque toujours de penser que lorsque nous étions d'avis différents, c'était moi qui avais raison. De là, mes idées sont demeurées miennes: les livres m'ont éclairé, mais jamais asservi. Je n'examine point si c'est bien ou si c'est mal; mais voilà comme j'étais. Cette éducation prise à soi tout seul doit avoir quelque valeur. Quand l'injustice en développant nos facultés ne les a pas trop aigries, on se trouve plus à son aise avec les fortes pensées, avec les sentiments élevés, avec les embarras de la vie. Une espérance inquiète et vague, comme toutes les passions du jeune âge, exaltait mon esprit: je le tourmentais sans cesse.
Le hasard me fit faire une rencontre qui eut de l'influence sur la disposition dans laquelle j'étais alors. J'y pense avec plaisir, parce que je lui dois vraisemblablement de n'avoir pas éprouvé tous les effets de la mélancolie poussée au dernier degré. J'étais arrivé à l'âge des mystérieuses révélations de l'âme et des passions, au moment de la vie où toutes les facultés sont actives et surabondantes. Plusieurs fois j'avais remarqué dans une des chapelles de l'église de Saint-Sulpice une jeune et belle personne dont l'air simple et modeste me plaisait extrêmement. A dix-huit ans, quand on n'est pas dépravé, c'est là ce qui attire: je devins plus exact aux grands offices. Un jour qu'elle sortait de l'église, une forte pluie me donna la hardiesse de lui proposer de la ramener jusque chez elle, si elle ne demeurait pas trop loin. Elle accepta la moitié de mon parapluie. Je la conduisis rue Férou où elle logeait; elle me permit de monter chez elle, et sans embarras, comme une jeune personne très pure, elle me proposa d'y revenir. J'y fus d'abord tous les trois ou quatre jours; ensuite plus souvent. Ses parents l'avaient fait entrer malgré elle à la comédie; j'étais malgré moi au séminaire. Cet empire, exercé par l'intérêt sur elle et par l'ambition sur moi, établit entre nous une confiance sans réserve. Tous les chagrins de ma vie, toute mon humeur, ses embarras à elle, remplissaient nos conversations. On m'a dit depuis qu'elle avait peu d'esprit: quoique j'aie passé deux ans à la voir presque tous les jours, je ne m'en suis jamais aperçu.
Grâce à elle, je devins, même pour le séminaire, plus aimable, ou du moins plus supportable. Les supérieurs avaient bien dû avoir quelque soupçon de ce qui m'avait rapproché de la vie ordinaire et donné même quelque gaîté. Mais l'abbé Couturier[24] leur avait enseigné l'art de fermer les yeux; il leur avait appris à ne jamais faire de reproches à un jeune séminariste qu'ils croyaient destiné à occuper de grandes places, à devenir coadjuteur de Reims, peut-être cardinal, peut-être ministre, peut-être ministre de la feuille[25]. Que sait-on?
Le temps amena ma sortie du séminaire[26]. C'était vers l'époque du sacre de Louis XVI[27]. Mes parents m'envoyèrent à Reims pour y assister. La puissance religieuse allait être dans toute sa gloire; le coadjuteur de Reims devait remplir le rôle principal si l'âge du cardinal de la Roche-Aymon l'avait, comme on le supposait, empêché de faire cette auguste cérémonie... Quelle époque brillante!...
Un jeune roi, d'une morale scrupuleuse, d'une modestie rare; des ministres connus par leurs lumières et leur probité; une reine dont l'affabilité, les grâces, la bonté tempéraient l'austérité des vertus de son époux; tout était respect! tout était amour! tout était fêtes!... Jamais printemps si brillant n'a précédé un automne si orageux, un hiver si funeste.
C'est du sacre de Louis XVI que datent mes liaisons avec plusieurs femmes que leurs avantages dans des genres différents rendaient remarquables, et dont l'amitié n'a pas cessé un moment de jeter du charme sur ma vie. C'est de madame la duchesse de Luynes[28], de madame la duchesse de Fitz-James[29], et de madame la vicomtesse de Laval[30] que je veux parler.
L'assemblée du clergé[31] était au moment de se tenir; je fus nommé par la province de Reims pour en être membre. J'observai avec soin la manière dont les affaires se conduisaient dans ce grand corps. L'ambition y revêtait toutes les formes. Religion, humanité, patriotisme, philosophie, chacun prenait là une couleur! Quand l'intérêt pécuniaire du clergé était attaqué, la défense était générale; mais les moyens étaient différents. Les évêques les plus religieux craignaient qu'on ne touchât au patrimoine des pauvres; ceux qui appartenaient à la grande noblesse, étaient effrayés de toute espèce d'innovations; ceux dont l'ambition était à découvert disaient que le clergé étant le corps le plus éclairé du royaume, devait être à la tête de toutes les administrations, et pour ne point être à charge à l'État, devait trouver dans les biens dont la piété de nos pères l'avait enrichi, de quoi satisfaire aux dépenses de représentation indispensables dans les grandes places. Ainsi, dans son administration temporelle, le clergé du xviiie siècle ne faisait aucune concession à l'esprit du temps. Lorsque M. de Machault[32], ministre des finances avait voulu imposer les biens du clergé comme ceux de tous les autres sujets de l'État, le clergé tout entier s'y était refusé. Les biens donnés à l'Église, disaient-ils, sont consacrés à Dieu. Cette consécration leur donne une destination particulière dont les ministres de la religion sont les seuls dispensateurs, les seuls économes: l'immunité des biens de l'Église fait partie du droit public français. L'intervention de la conscience dans tous ces démêlés pécuniaires, avait donné aux pièces de cette grande affaire un caractère d'éloquence que le clergé seul sait avoir. M. de Montauset[33], M. de Breteuil[34], M. de Nicolaï[35], s'étant fait remarquer, avaient obtenu des places éminentes et jouissaient de toute l'importance que la démission de M. de Machault leur avait donnée.
A cette question, abandonnée par le gouvernement, en succéda une autre, qui, en touchant à la manière dont le clergé possédait ses biens, pouvait conduire à ébranler la possession elle-même. Il s'agissait de savoir si le clergé était soumis à la foi et hommage, à l'aveu et dénombrement, en un mot aux devoirs féodaux envers le roi. A plusieurs époques de cette discussion élevée dès le commencement du xviie siècle, le clergé avait obtenu des décisions favorables; mais sa jouissance ne reposant pas sur des titres authentiques, les attaques s'étaient renouvelées. En 1725, sur son refus de se soumettre à l'imposition du cinquantième, le gouvernement pressa l'exécution d'une déclaration antérieure, par laquelle la prétention du clergé à un affranchissement complet de tout service féodal était déclarée nulle et abusive. Depuis cette époque, sous différents prétextes, le clergé obtint à chaque assemblée des arrêts de surséance, qui, sans toucher au fond de la question, suspendaient l'exécution de la loi de 1674.
Quelques difficultés et quelques retards à l'expédition de l'arrêt de surséance de 1775, engagèrent le clergé à faire de nouveaux efforts. Les travaux de Dom Bouquet[36] furent tirés des archives; et le clergé établit dans une foule de mémoires dont je crois qu'un est de moi, que tenant ses exemptions de la munificence des rois de France, sa cause se rattachait à la législation générale du royaume, qui met sous la même sauvegarde les droits de tous les ordres et la propriété des citoyens. Puis, entrant dans les détails de l'affaire, il prétendait ne posséder aucun bien avant 1700, qui ne fût ou des dîmes ou des alleus, ou qui ne lui eût été donné en franches aumônes. Or le service féodal n'étant dû, ni pour les dîmes, ni pour les alleus, ni pour les donations en franches aumônes, on en concluait que les biens du clergé devaient être exempts de tous les devoirs féodaux. Je ne sais plus comment on se tirait de la difficulté qui provenait des pairies ecclésiastiques[37]. M. l'archevêque de Narbonne[38], M. l'archevêque d'Aix[39], M. l'archevêque de Bordeaux[40], M. l'évêque de Nevers[41] montrèrent beaucoup de talent dans cette grande discussion. Mais les éclaircissements demandés par un arrêt du conseil à la chambre des comptes et fournis par M. de Saint-Genis[42], étaient près d'amener une décision diamétralement opposée aux prétentions du clergé, lorsque les états généraux vinrent enlever toutes les parties.
M. de Brienne[44], archevêque de Toulouse, qui cherchait son appui dans les idées nouvelles, était en 1775, chef de la commission. Déjà les religieux de Sainte-Croix, les religieux de Grandmont, les Camaldules, les Servites, les Célestins, avaient été frappés de destruction. L'ordre de Saint-Ruf venait d'éprouver le même sort[45]. Les commissaires dans les rapports par lesquels ils provoquaient ces suppressions, les arrêts qui les prononçaient, ne parlaient qu'avec regret de cette mesure extrême; mais on voulait alors la regarder comme indispensable pour rendre la discipline de l'Église plus régulière, et pour prévenir la décadence des mœurs, dans les ordres dont on pouvait espérer la conservation.
Quelques idées philosophiques qui, comme je viens de le dire, avaient pénétré dans la partie ambitieuse du clergé, avaient porté plusieurs évêques fort accrédités à solliciter l'arrêt du conseil de 1766, par lequel le roi créait une commission qui devait s'occuper de la réforme de quelques corps réguliers[43]. Une réforme particulière, aussi d'accord avec les idées du temps, devait nécessairement conduire à une attaque générale contre ces corps illustres. Toute cette milice savante une fois dispersée, on approchait plus aisément de l'édifice religieux, qui, dépouillé de tout ce qui en faisait l'âme et la force, ne pouvait pas se défendre longtemps lorsqu'il ne lui restait plus que les seules cérémonies extérieures de la religion.
Je suis bien éloigné de croire que les évêques qui avaient donné le projet de cette commission permanente, connussent tout le danger dont son établissement pouvait être pour le clergé. Ils pensaient sûrement qu'ils seraient maîtres d'en conduire et d'en arrêter la marche. Mais déjà dans les questions religieuses, on ne s'arrêtait plus. Chaque jour, il paraissait un ouvrage sur les abus introduits dans tel ordre, sur l'inutilité de tel autre, et je ne me rappelle pas que dans les vingt ans qui ont précédé la Révolution française, une seule plume habile ait défendu les ordres religieux. Les historiens n'osaient même plus dire que ce genre d'établissement, plus que toute autre cause, a donné un caractère particulier à la grande civilisation européenne et la distingue éminemment de toutes les autres. Il m'est souvent venu dans l'esprit que le célibat des prêtres a essentiellement contribué à empêcher l'esprit de caste de s'établir en Europe; et il ne faut qu'ouvrir l'histoire pour observer que cet esprit tend en général à arrêter les progrès de la civilisation. M. de Bonald pourrait trouver là le texte d'un mémoire qui serait bien d'accord avec ses idées.
L'époque à laquelle j'arrive avait cela de particulier, que chacun éprouvait le besoin de se faire remarquer par des talents employés hors de son état. La formation des assemblées provinciales[46] pouvait appeler l'attention publique sur les personnes choisies pour les présider. M. Necker[47], qui craignait toujours qu'on lui reprochât d'être calviniste, crut se mettre à l'abri de ce reproche en approchant de son administration les évêques qui avaient quelque talent, et c'est ainsi que l'on vit en peu d'années toutes les administrations provinciales avoir à leur tête l'évêque le plus distingué de la province.
N'est-il pas remarquable qu'un clergé, composé d'hommes dont quelques-uns étaient très pieux, d'autres spécialement administrateurs, d'autres enfin, mondains et mettant, comme M. l'archevêque de Narbonne, une certaine gloire à quitter les formes de leur état pour vivre en gentilshommes[48]; n'est-il pas remarquable, dis-je, qu'un clergé, composé d'éléments aussi différents, conservât néanmoins un même esprit? Et cependant cela sera assez prouvé par un fait que j'aurais de la peine à croire, si je n'en avais pas été le témoin. Peu de jours après l'ouverture des états généraux, je me trouvais avec les principaux membres du clergé à une conférence tenue à Versailles chez M. le cardinal de la Rochefoucauld[49]; M. Dulau[50], archevêque d'Arles, y proposa sérieusement de profiter d'une occasion aussi favorable, ce sont ses expressions, pour faire payer par la nation les dettes du clergé. Cette proposition, comme celle de M. de Thémines[51] lorsqu'il avait engagé le clergé à demander les états généraux, ne rencontra aucune opposition. On chargea M. l'archevêque d'Arles, dans les lumières de qui on avait confiance, de choisir le moment le plus opportun pour la faire adopter par les états généraux. Il fallut plusieurs mois et tous les événements qui les remplirent, pour que le bon esprit de M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, pût persuader au clergé, non seulement de renoncer à cette absurde proposition, mais même de faire un sacrifice considérable pour combler le fameux déficit qui avait été le prétexte de tout ce qui se faisait depuis un an; il était trop tard, il est vrai; le prétexte était oublié, et on n'en avait plus besoin depuis que les états généraux étaient devenus l'Assemblée nationale.
Je remarque qu'en parlant du clergé, je ne m'astreins pas à l'ordre des temps; je suis entraîné dans cette marche. La coupe par année d'un travail sur une matière quelconque le rend souvent obscur et toujours sans intérêt. Je trouve préférable pour la clarté de présenter avec ensemble tout ce qui appartient naturellement à l'objet dont on parle. C'est d'ailleurs beaucoup plus commode, et quand on n'a pas la prétention de faire un livre, on peut bien prendre un peu ses aises.
Le cardinal de la Roche-Aymon, en me nommant promoteur de l'assemblée de 1775[52], me donna l'occasion de m'y faire remarquer, et dès ce moment on me destina une place d'agent général du clergé[53].
L'assemblée de 1775 finie, j'entrai en Sorbonne. J'y passai deux ans occupé de toute autre chose que de théologie, car les plaisirs tiennent une grande place dans les journées d'un jeune bachelier. L'ambition prend aussi quelques moments, et le souvenir du cardinal de Richelieu, dont le beau mausolée était dans l'église de la Sorbonne, n'était pas décourageant à cet égard. Je ne connaissais encore l'ambition que dans sa bonne acception; je voulais arriver à tout ce que je croyais pouvoir bien faire. Les cinq années d'humeur, de silence et de lecture qui au séminaire m'avaient paru si longues et si tristes, ne furent plus tout à fait perdues pour moi. Une jeunesse pénible a ses avantages; il est bon d'avoir été trempé dans les eaux du Styx, et je me plais, par une foule de raisons, à conserver de la reconnaissance pour ce temps d'épreuve.
En sortant de Sorbonne, je me trouvai enfin sous ma propre, libre et unique direction.
Je me logeai à Bellechasse dans une maison petite et commode. Mon premier soin fut d'y former une bibliothèque, qui dans la suite devint précieuse par le choix des livres, la rareté des éditions et l'élégance des reliures. Je cherchai à me lier avec les hommes les plus distingués par leur vie passée, ou par leurs ouvrages, ou par leur ambition, ou par l'avenir que leur promettaient leur naissance, leurs relations, leurs talents. Placé ainsi par ma propre impulsion dans le vaste cercle où brillaient si diversement tant d'hommes supérieurs, je me laissai aller à l'orgueilleux plaisir de tenir de moi seul toute mon existence. J'eus même un moment fort doux lorsque, nommé par le roi à l'abbaye de Saint-Denis de Reims, je pus employer mes premiers revenus à payer au collège d'Harcourt une forte partie de ma pension qui y était due encore, et à m'acquitter envers M. Langlois des soins qu'il avait eus de moi dans mon enfance.
Le séminaire, la Sorbonne, m'avaient séparé de M. de Choiseul-Gouffier. Des jeunes gens avec lesquels j'avais été élevé, il fut le premier que je tâchai de retrouver. Depuis que je ne l'avais vu, il s'était marié, il avait eu un ou deux enfants; et il s'était déjà fait remarquer dans le monde par un voyage difficile et curieux qui avait commencé sa réputation et qui détermina ensuite sa carrière.
J'aurai si souvent à parler de M. de Choiseul dans le courant de ma vie, que je dois céder au plaisir de le faire connaître. M. de Choiseul est né avec de l'imagination, avec du talent; il a de l'instruction; il parle et raconte bien; sa conversation est naturelle et abondante. Si dans sa jeunesse il avait moins admiré les belles phrases de M. de Buffon, il aurait pu être un écrivain distingué. On trouve qu'il fait trop de gestes; je suis de cet avis; quand il parle, cela l'aide; et comme tous les gens qui font beaucoup de gestes, il s'amuse de ce qu'il dit et se répète un peu. Sa vieillesse sera pénible pour les personnes qui la soigneront, parce que la vieillesse d'un talent ordinaire ne conserve que des formes. L'esprit seul rend la vieillesse aimable, parce qu'il donne à l'expérience un air de nouveauté et presque de découverte. Le caractère de M. de Choiseul est noble, bon, confiant, sincère Il est aimant, facile et oublieux. Aussi est-il très bon père et très bon mari, quoiqu'il n'aille guère chez sa femme, ni chez ses enfants. Il a des amis, il les aime, il leur souhaite du bonheur, il leur ferait du bien, mais il se passe à merveille de les voir. Les affaires n'ont rempli qu'une petite partie de sa vie; il s'est créé des occupations qui lui suffisent. Le goût exquis et l'érudition qu'il a portés dans les arts, le placent parmi les amateurs les plus utiles et les plus distingués.
M. de Choiseul est l'homme que j'ai le plus aimé. Quoique dans le monde on ait souvent réuni les noms de M. de Choiseul, de M. de Narbonne[54] et de l'abbé de Périgord[55], notre liaison à l'un et à l'autre avec M. de Narbonne avait moins le caractère de l'amitié. M. de Narbonne a ce genre d'esprit qui ne vise qu'à l'effet, qui est brillant ou nul, qui s'épuise dans un billet ou dans un bon mot. Il a une politesse sans nuances; sa gaîté compromet souvent le goût, et son caractère n'inspire pas la confiance qu'exigent des rapports intimes. On s'amusait plus avec lui qu'on ne s'y trouvait bien. Une sorte de grâce, que mieux que personne il sait donner à la camaraderie, lui a valu beaucoup de succès, surtout parmi les hommes spirituels et un peu vulgaires. Il plaisait moins aux hommes qui mettaient du prix à ce que dans notre jeunesse on appelait le bon ton. Si l'on citait les hommes qui avaient soupé tel jour chez la maréchale de Luxembourg[56], et qu'il y eût été, les noms de vingt personnes se seraient présentés avant le sien; chez Julie, il aurait été nommé le premier.
Ma chambre, où l'on se réunissait tous les matins et où l'on trouvait un déjeuner tel quel, offrait un singulier mélange: le duc de Lauzun[57], Panchaud[58], Barthès[59], l'abbé Delille[60], Mirabeau[61], Chamfort[62], Lauraguais[63], Dupont de Nemours[64], Rulhière[65], Choiseul-Gouffier, Louis de Narbonne s'y rencontraient habituellement et toujours avec plaisir. On y parlait un peu de tout, et avec la plus grande liberté. C'étaient l'esprit et la mode du temps. Il y avait pour nous tous plaisir et instruction, en réalité quelque ambition en perspective. C'étaient des matinées excellentes pour lesquelles je me sentirais encore du goût.
Les nouvelles du jour, les questions de politique, de commerce, d'administration, de finances, arrivaient toutes successivement dans la conversation. Une des choses dont on s'occupait le plus alors, était le traité de commerce de la France avec l'Angleterre qui venait d'être conclu[66]. Les détails de cette grande question intéressaient particulièrement les hommes instruits tels que Panchaud, Dupont de Nemours, etc.; nous autres ignorants, mais un peu amateurs, comme Lauzun, Barthès, Choiseul et moi, nous nous en tenions aux généralités. Je désire consigner ici ce qui me reste de ces discussions, parce qu'elles appartiennent à un ordre d'idées si différent de ce que j'ai vu depuis, qu'il me paraît utile d'en conserver la trace. Et pour cela, je réunis dans un seul aperçu ce qui se passa à cet égard dans le cours de plusieurs années.
Les cabinets de Versailles et de Londres étaient pénétrés de l'avantage réciproque qui devait résulter de relations commerciales franchement établies. Aucune époque de l'histoire ne présentait une occasion aussi favorable. Depuis la paix de 1763[67] les antipathies nationales paraissaient éteintes, et aussitôt après la reconnaissance de l'indépendance de l'Amérique par l'Angleterre, des communications fréquentes entre la France et la Grande-Bretagne avaient détruit, en partie, bien des répugnances. Le goût réciproque se montrait; il n'était plus question que de le fixer et de le rendre respectivement utile. Les deux gouvernements nommèrent des plénipotentiaires pour traiter cette grande affaire.
On se rappelait en Angleterre que mylord Bolingbroke[68], après avoir conclu le traité d'Utrecht, avait eu l'idée de faire un traité de commerce avec la France. Ce projet, dans lequel il avait échoué, avait été un des motifs ou un des prétextes de la persécution qu'il avait éprouvée de la part des whigs. Les raisons alléguées alors contre un traité de commerce avec la France pouvaient être plausibles. Les mœurs anglaises étaient encore effrayées par le luxe français; des relations trop suivies pouvaient faire craindre la concurrence de notre industrie dans des travaux où l'industrie anglaise n'avait pas encore atteint sa supériorité. On avait à redouter aussi l'avantage que pouvaient prendre les productions du sol français sur celles du Portugal. Le traité de Methuen[69] était encore trop récent pour qu'il parût prudent d'en compromettre les conséquences, en établissant une rivalité entre les productions de la France et celles du Portugal. Ces raisons qui avaient une certaine force, ou n'existaient plus, ou avaient perdu de leur valeur. L'Angleterre était dans une voie de prospérité commerciale que rendaient incalculable l'invention de ses machines et l'immensité de ses capitaux; la mode se chargea de résoudre les objections tirées de l'augmentation du luxe. L'ascendant du ministère et l'intérêt des manufactures triomphèrent des autres objections, et le traité eut en Angleterre l'assentiment à peu près général de la nation.
L'opinion sur cette question prit en France un caractère tout différent: l'intérêt des villes maritimes se trouvait ici en opposition avec celui de la population industrieuse. Aussi le traité fut reçu d'abord avec un peu d'étonnement. Les premiers résultats ne nous furent pas favorables. Les Anglais, mieux préparés que nous ne l'étions, obtinrent de grands profits. La ville de Bordeaux, les provinces de Guyenne, d'Aunis, de Poitou, trouvaient bien quelques débouchés de plus pour leurs vins, leurs eaux-de-vie et les autres productions de leur sol; mais on soutint que dans l'évaluation générale, ces avantages locaux ne pouvaient pas compenser les inconvénients d'une consommation de vingt-cinq millions d'habitants curieux et avides de marchandises supérieures par leur qualité, et que l'Angleterre pouvait donner à un prix fort au-dessous de celui des marchés de France.
La Normandie, si habile dans la défense de ses intérêts propres, si imposante par sa richesse et sa population, avait été la première à manifester son opposition. Elle publia un long mémoire contre le traité. La cause qu'elle soutenait devint bientôt générale; tous les préjugés, tous les motifs de haine et d'animosité reparurent. La voix des consommateurs fut étouffée, et le traité devint un sujet de blâme contre le gouvernement.
Et cependant l'esprit qui avait inspiré cette grande transaction, était conforme aux meilleurs principes. M. de Vergennes[70] et M. de Calonne[71] qui y avaient concouru l'un et l'autre y trouveront un jour de la gloire. Le traité avait pour objet de détruire la contrebande et de procurer par les douanes au trésor public, un revenu fondé sur des droits assez modérés pour ne laisser à la fraude aucun espoir de profit. Cet avantage était évident et réciproque pour les deux pays. S'il augmentait pour la France la facilité de satisfaire la prédilection et le caprice que les gens riches avaient pour les marchandises anglaises, il procurait aussi à l'Angleterre des jouissances plus abondantes et payées à la France par la diminution des droits sur les vins de Champagne et de Bordeaux, diminution qui devait en faire augmenter la consommation en Angleterre.
De cette diminution de droits sur les objets de nécessité ou de fantaisie, il devait résulter pour les consommateurs plus de proportion dans les impôts qu'ils avaient à supporter, plus de facilité pour les acquitter, et pour le trésor public un plus grand revenu, produit par une plus grande consommation.
Il y a encore à dire que le principe du traité conduisait à faire un partage de tous les genres d'industrie, et à distribuer à chacune des deux nations la part que la nature lui a assignée et qui doit lui procurer le plus d'avantages.
Ce dernier résultat aurait en peu d'années fait triompher le principe de la liberté de commerce; mais les préjugés en ont décidé autrement. Ils tiennent aux hommes par des racines trop profondes, pour qu'il ne soit pas au moins imprudent de vouloir trop subitement les détruire. Je me suis longtemps défendu de me rendre à cette triste vérité, mais puisque les philosophes du xviiie siècle, avec tous les moyens bons et mauvais qu'ils ont employés, ont échoué dans cette entreprise, je me soumets avec ceux du xixe, qui sont d'un tout autre genre, à ne plus m'en occuper.
La carrière des affairés m'étant ouverte, je me servis assez habilement de la place d'agent général du clergé, à laquelle j'étais destiné, pour étendre mes relations. J'eus de bonne heure des rapports avec M. de Maurepas[72], avec M. Turgot[73], M. de Malesherbes[74], M. de Castries[75], M. de Calonne, quelques conseillers d'État, plusieurs chefs d'administration. Mes premières relations me conduisirent vers le même temps chez M. le duc de Choiseul[76], chez madame de Brionne[77], chez madame de Montesson[78], chez madame de Boufflers[79], chez madame de la Reynière[80]; à des jours déterminés, la grande compagnie de Paris s'y réunissait. Une manière d'être froide, une réserve apparente, avaient fait dire à quelques personnes que j'avais de l'esprit. Madame de Gramont[81] qui n'aimait pas les réputations qu'elle n'avait pas faites, me fut à mon début de quelque utilité en cherchant à m'embarrasser. Je soupais pour la première fois à Auteuil chez madame de Boufflers, placé à une extrémité de la table, parlant à peine avec mon voisin: madame de Gramont, d'une voix forte et rauque, me demande, en m'interpellant par mon nom, ce qui m'avait assez frappé en entrant dans le salon, où je la suivais, pour dire: Ah! ah!... «Madame la duchesse, lui répondis-je, ne m'a pas bien entendu, ce n'est pas Ah! ah! que j'ai dit; c'est Oh! oh!... » Cette misérable réponse fit rire, je continuai à souper, et ne dis plus un mot. En sortant de table, quelques personnes s'approchèrent de moi, et je reçus pour les jours suivants plusieurs invitations qui me mirent à même de faire connaissance avec les personnes que je désirais le plus rencontrer.
La maison de mes parents ne me fournissait point de moyens à cet égard; ils voyaient peu de monde; et peu surtout de l'espèce qui brillait sur le grand théâtre ou qui se disputait les places ministérielles.
Je choisissais pour aller chez ma mère les heures où elle était seule: c'était pour jouir davantage des grâces de son esprit. Personne ne m'a jamais paru avoir dans la conversation un charme comparable au sien. Elle n'avait aucune prétention. Elle ne parlait que par nuances; jamais elle n'a dit un bon mot: c'était quelque chose de trop exprimé. Les bons mots se retiennent, et elle ne voulait que plaire et perdre ce qu'elle disait. Une richesse d'expressions faciles, nouvelles et toujours délicates, fournissait aux besoins variés de son esprit. Il m'est resté d'elle un grand éloignement pour les personnes qui, afin de parler avec plus d'exactitude, n'emploient que des termes techniques. Je ne crois ni à l'esprit ni à la science des gens qui ne connaissent pas les équivalents et qui définissent toujours: c'est à leur mémoire seule qu'ils doivent ce qu'ils savent, et alors ils savent mal. Je suis fâché que cette réflexion me soit venue pendant que M. de Humboldt[82] était à Paris, mais c'est écrit.
Mon temps se passait d'une manière fort douce et n'était point trop perdu; mes relations augmentaient. Celles qu'il fallait avoir avec les beaux esprits d'alors me venaient d'une bonne femme, nommée madame d'Héricourt[83], dont le mari avait occupé la place d'intendant de la marine à Marseille. Elle aimait l'esprit, les jeunes gens et la bonne chère. Nous faisions chez elle toutes les semaines un dîner fort agréable. Il était composé de M. de Choiseul, de M. de Narbonne, de l'abbé Delille, de Chamfort, de Rulhière, de Marmontel[84] qui alternait avec l'abbé Arnaud[85], de l'abbé Bertrand[86] et de moi. La gaîté contenait les prétentions, et je dois remarquer que d'une réunion où il y avait autant d'amour-propre en présence, il n'est sorti, dans l'espace de cinq années, ni un bavardage, ni une tracasserie.
Le comte de Creutz[87], ministre de Suède, qui croyait plaire à son maître, en se plaçant en France sur le rang de bel esprit, se donna beaucoup de soins pour que les mêmes personnes qui composaient le dîner de madame d'Héricourt, se réunissent un jour de la semaine chez lui. Nous y fûmes trois ou quatre fois, mais Marmontel, à force de lectures de tragédies, dispersa tout le dîner; je tins bon jusqu'à Numitor.
Les lectures étaient alors à la mode; elles faisaient l'importance de quelques maisons. On ne dînait guère chez M. de Vaudreuil[88], chez M. de Liancourt[89], chez madame de Vaines[90], chez M. d'Anzely, sans être obligé d'entendre ou le Mariage de Figaro, ou le poème des Jardins[91], ou le Connétable de Bourbon[92], ou quelques contes de Chamfort, ou ce qu'on appelait alors: la Révolution de Russie[93]. C'était une charge imposée avec assez de rigueur à toutes les personnes invitées; mais aussi, on était classé parmi les hommes distingués du temps. Je pourrais dire que beaucoup de gens que je ne connaissais pas disaient du bien de moi, uniquement parce qu'ils m'avaient rencontré dans quelques-unes de ces chambres auxquelles on avait accordé le droit de donner de la réputation. J'étais à cet égard comme un homme dont parlait le chevalier de Chastellux[94]: «Il a sûrement beaucoup d'esprit, disait-il, je ne le connais pas, mais il va chez madame Geoffrin.»
J'avais remarqué aussi qu'il y avait quelque avantage, lorsqu'on ne voulait pas se faire classer parmi les habitués des maisons ouvertes, et rester ainsi confondu avec la foule, à montrer de l'éloignement, de l'opposition même pour quelque personne marquante dans l'opinion. J'avais choisi pour cela M. Necker. Je m'étais refusé à toutes les propositions qui m'avaient été faites d'aller chez lui. Je disais assez hardiment qu'il n'était ni bon ministre des finances, ni homme d'État; qu'il avait peu d'idées, qu'il n'avait point de principes d'administration, que ses emprunts étaient mal faits, chers et nuisibles à la morale publique: mal faits, parce qu'ils ne portaient point avec eux de principes d'extinction; chers, parce que le taux des effets publics n'exigeait pas un prix aussi élevé que celui auquel il empruntait, ni des facilités pareilles à celles qui, pour faire la fortune de la maison Girardot et de la maison Germani, étaient accordées à trente têtes genevoises;—nuisibles à la morale publique, parce que ses emprunts viagers créaient une espèce d'égoïsme qu'on ne trouve que depuis M. Necker dans la généralité des mœurs françaises. Je disais qu'il parlait mal et qu'il ne savait pas discuter, que jamais il n'était simple; je disais que la faiblesse d'organes qui faisait qu'il était dans un état de crainte continuelle, influait sur toutes les facultés de son âme. Je disais que son orgueil ne venait pas de son caractère, mais plutôt d'un travers de son esprit et d'un défaut de goût;—je disais qu'avec sa coiffure bizarre, sa tête haute, son corps gros, grand et uniforme, son air inattentif, son maintien dédaigneux, son emploi de maximes qu'il tirait péniblement de son laboratoire, il avait l'air d'un charlatan. Je disais; je crois, mille autres choses encore qu'il serait inutile de répéter, parce que aujourd'hui elles sont dans la bouche de tout le monde.
La maison de madame de Montesson qui se tenait tout à l'extrémité de la décence, était singulièrement agréable. Pour amuser M. le duc d'Orléans, madame de Montesson faisait jouer par sa société quelques pièces qu'elle savait devoir lui plaire; et pour non pas l'amuser, mais l'intéresser davantage, elle en avait elle-même composé plusieurs. Sur son théâtre, il y avait pour le clergé un peu dissipé, une loge dans laquelle M. l'archevêque de Toulouse[95], M. l'évêque de Rodez[96], M. l'archevêque de Narbonne[97], M. l'évêque de Comminges[98] m'avaient fait admettre.
La curiosité, beaucoup plus qu'un goût décidé pour la musique, me conduisait aussi à tous les savants et ennuyeux concerts qu'on donnait alors, soit chez M. le comte de Rochechouart, soit chez M. d'Albaret, soit chez madame Lebrun[99]. Je me gardais bien d'avoir une opinion sur la musique française ou sur la musique italienne, ou sur celle de Gluck. J'étais trop jeune pour raisonner mes jouissances. Si cependant il avait fallu avoir un avis, j'aurais été porté à dire que la musique n'étant en général qu'un langage qui exprime d'une manière idéale les sensations et même les sentiments que nous éprouvons, chaque nation doit avoir un genre de musique qui lui est propre et qu'elle est appelée par ses organes à préférer à tous les autres. Mais mon ignorance me préserva, et je n'ai eu sur cette grande affaire de querelle avec personne.
La position que j'avais prise dans le monde donnait une sorte d'éclat à mon agence; je la faisais à peu près seul, parce qu'une aventure un peu trop publique avait ôté à l'abbé de Boisgelin[100], mon collègue, la confiance du clergé, dès les premiers mois de nos fonctions. Son indolence naturelle, sa passion pour madame de Cavanac (fameuse lorsqu'elle portait le nom de mademoiselle de Romans, et parce qu'elle était la mère de l'abbé de Bourbon[101]) l'avaient déterminé aisément à se reposer sur moi de tout le travail.
Je m'étais entouré de personnes instruites et d'un bon esprit, de M. Mannay[102], depuis évêque de Trêves; de M. Bourlier[103], plus tard évêque d'Évreux; de M. Duvoisin[104], qui devint évêque de Nantes, et de M. des Renaudes[105] qui n'était pas sur la même ligne. Je me plais à reconnaître toutes les marques d'amitié que m'ont données MM. Mannay, Bourlier et Duvoisin avec lesquels j'ai été heureux de me retrouver à toutes les époques de ma vie. M. des Renaudes m'a quitté pour entrer chez le secrétaire d'État Maret[106], son genre de talent trouvant dans cette administration un emploi habituel pouvait le conduire promptement à la fortune: c'était un homme assez habile à mettre en œuvre les idées des autres.
Je cherchais, en conservant cependant des ménagements convenables, à ne pas être uniquement agent général du clergé; et pour cela je m'occupai particulièrement de travaux qui, sans être dans mes devoirs, n'étaient point trop étrangers aux fonctions que je remplissais.
La suppression des loteries était une de mes pensées favorites; j'avais calculé toutes les chances et toutes les conséquences de cet établissement désastreux. J'observais en même temps que le clergé, attaqué et raillé par les philosophes, perdait chaque jour de sa considération. Je voulais lui en rendre, et, pour cela, le montrer au peuple comme le protecteur de la grande morale. En engageant le clergé à lui faire quelques sacrifices pécuniaires, j'aurais donc servi, non seulement les mœurs publiques, mais l'ordre même dans lequel je m'étais soumis à entrer.
Je voulais que le clergé proposât d'acheter au gouvernement la loterie royale pour la supprimer; c'est-à-dire qu'il s'engageât à fournir annuellement, par un don gratuit régulier, ce que la loterie produisait de revenu pour le trésor royal. Le mémoire à présenter au roi pour lui demander de proscrire cette institution funeste aurait pu être superbe: j'aurais été bien heureux de le faire[107].
Les membres du clergé, sur lesquels je comptais davantage pour appuyer ma proposition, s'y refusèrent. Je dois remarquer que mes premières armes en politique n'ont pas été heureuses, et j'ose l'attribuer à ce qu'elles étaient d'une trempe trop forte pour les hommes avec qui je voulais m'en servir. L'amélioration du sort des curés fixée par l'édit de 1768 me paraissait bien loin d'être suffisant[108]. Il fallait engager le clergé à proposer quelque augmentation; et pour ne point trop heurter l'intérêt des gros décimateurs, je suivis la marche qu'employèrent M. de Malesherbes et M. de Rulhière lorsqu'ils plaidèrent la cause des protestants. Pour arriver à leur but, ils soutenaient l'un et l'autre, que l'on n'avait pas exécuté ce que Louis XIV avait voulu faire. Je soutins de même que le principe sur lequel on avait établi la nouvelle fixation des portions congrues, avait été violé en ne les portant qu'à cinq cents francs. Je m'étais attaché à ne demander que le redressement d'une erreur dont le clergé, disais-je, désirerait sûrement d'être averti. D'après la valeur du marc d'argent, dont je suivais la progression, et sa proportion avec celle des denrées, l'augmentation pour être juste aurait dû être portée à sept cent cinquante francs. Il faudrait aujourd'hui mille francs au moins pour obtenir ce que ces sept cent cinquante francs auraient alors largement payé. Je ne réussis point. Les portions congrues restèrent à cinq cents francs et aujourd'hui je les crois encore à peu près au même taux.
Un autre de mes essais ne fut pas plus heureux. Un voyage que j'avais fait en Bretagne m'avait fait remarquer qu'il y avait dans le pays une quantité de femmes qui n'étaient ni filles, ni mariées, ni veuves. Elles avaient, à une époque de leur vie, épousé des matelots qui n'étaient pas revenus, et dont la mort n'était pas constatée. La loi s'opposait à ce qu'elles pussent se remarier. Je me servis de toute la théologie qui, lorsqu'on est un peu entendu, ne manque pas de souplesse, pour établir qu'au bout de tel nombre d'années, suffisant pour qu'il n'y ait pas de désordre social, ces pauvres femmes pouvaient, comme on dit, convoler à de secondes noces. Mon mémoire fut remis à M. de Castries qui crut devoir consulter son ami, l'évêque d'Arras[109] Celui-ci vit dans sa théologie que cela ne lui serait bon à rien; en conséquence, il se plaça dans une grande rigueur. On jeta mon mémoire au feu, et il n'a fallu rien moins que la Révolution pour que toutes ces Bretonnes, qui, je pense, avaient un peu vieilli, pussent se remarier.
Les soins que je donnais aux affaires particulières du clergé, et le succès de quelques-uns de mes rapports au conseil des parties[110], faisaient que l'on me passait toutes les petites entreprises d'utilité générale que je tâchais de faire entrer dans mes devoirs. On disait: C'est de la jeunesse; avec un peu d'usage, cela passera. Enhardi par les dispositions bienveillantes que je voyais pour moi, je me jetai dans une affaire, que je faisais tenir par un fil à l'intérêt du clergé, et qui, dans la vérité, lui était fort étrangère. M. d'Ormesson[111], très honnête homme, mais l'un des plus pauvres contrôleurs généraux du siècle dernier, avait fait une telle suite de mauvaises opérations, que le gouvernement n'avait plus ni argent ni crédit. L'inquiétude était générale; on se portait en foule à la caisse d'escompte, qui, gouvernée uniquement par l'intérêt de quelques banquiers, aima mieux solliciter un arrêt de surséance que de diminuer ses escomptes. M. d'Ormesson avait accordé l'arrêt que demandait l'administration de la caisse. Les billets, devenus forcés allaient nécessairement perdre de leur valeur[112]. La caisse du clergé en avait un grand nombre; des motifs de surveillance que je mis en avant me firent arriver aux premières assemblées des actionnaires. Les hommes éclairés pensaient avec raison que le règlement ancien était insuffisant. Une commission fut nommée pour l'examiner; on en fit un nouveau, et je fus choisi pour en faire le rapport à l'assemblée générale.
C'était la première fois que je paraissais sur le théâtre des affaires proprement dites. Je fis précéder le rapport dont j'étais chargé, d'un discours dans lequel je m'attachai à développer tous les avantages du crédit public; j'en démontrai l'importance; j'établis que tout était possible à qui possédait un grand crédit; que le crédit seul pouvait suffire à tous les besoins du commerce, des grands établissements d'exploitation, des manufactures, etc. Après avoir exposé tous les avantages du crédit, je parlais des moyens de l'obtenir et de le conserver. Je me souviens que, dans cet article, je m'étais tellement plu à faire connaître toutes les susceptibilités du crédit, que j'avais employé une foule d'expressions qui ne sont en usage que pour peindre les sentiments les plus timides et les plus délicats. Un vieux banquier, nommé Rillet, Genevois renforcé, qui m'écoutait avec attention, apprit avec un plaisir extrême, qu'il exprimait avec les gestes les plus grossiers, qu'en payant exactement ses lettres de change, il faisait quelque chose de si beau, qu'on ne pouvait bien le rendre qu'en employant le langage de l'imagination; il vint à moi et me pria, en me serrant les mains, de lui laisser copier cette partie de mon discours. Son enthousiasme me devint utile, car il répétait si mal ce que je venais de dire que je le trouvai tout à fait déplacé et que je le retranchai à l'impression.
Des avantages du crédit, des moyens de l'obtenir, j'en venais enfin aux institutions particulières qui facilitent, accélèrent et simplifient tous ses mouvements en hâtant et assurant sa marche.
La plus importante de ces institutions était une banque, dont le premier objet devait être de maintenir le bas prix de l'argent, et de fournir avec abondance à tous les besoins de la circulation. La crise que venait d'éprouver la caisse d'escompte exigeait de grands changements à son régime; ils furent tous adoptés. Le seul article qui éprouva quelque difficulté fut celui où je proposai qu'on ne composât pas l'assemblée d'autant de banquiers, parce que leur intérêt personnel était opposé à celui de l'établissement qu'ils étaient appelés à conduire; mais comme la plus grande partie des actions était entre les mains des banquiers de Paris, on prévit que l'article serait bientôt éludé et on l'adopta.
Je suis bien long: mais on parle de ses souvenirs comme on parle de ce qu'on aime; et puis, bien ou mal, j'ai eu, en commençant cet écrit, l'intention de faire connaître franchement mon opinion sur tout ce qui, dans le cours de ma vie, ou comme acte d'administration, ou comme projet accrédité, a fixé pendant quelque temps mon attention, et aussi l'attention publique.
Les objets de genres différents dont je m'étais occupé, attiraient sur moi les regards des personnes qui, par métier, étaient au courant de toutes les ambitions nouvelles. Foulon[113], Panchaud, Sainte-Foy[114], Favier[115], Daudé me recherchaient, et m'annonçaient comme devant un jour appartenir aux grandes affaires. Il y avait quelque danger à être trop lié avec eux; il était bon aussi de les avoir pour soi. Mais il fallait pour arriver convenablement, être porté par le suffrage de la bonne compagnie, aux places auxquelles on pouvait prétendre. Du reste, je n'étais pas pressé; je m'instruisais; je faisais des voyages; j'avais cherché à prendre une idée des pays d'états[116], et je m'étais aisément persuadé que celui de Bretagne, où était madame de Girac[117], belle-sœur de l'évêque de Rennes[118], m'instruirait davantage. J'y fis plusieurs voyages. J'avais suffisamment de réputation, point assez de connaissance du monde, et je voyais avec plaisir que j'avais devant moi encore quelques années à me laisser entraîner à tous les mouvements de la société, sans être obligé de faire aucune des combinaisons qu'exige une ambition réglée.
Tous les prétendants aux ministères avaient chacun à leur disposition quelques maisons principales de Paris, dont ils faisaient les opinions et le langage. La maison de madame de Montesson appartenait à M. l'archevêque de Toulouse, qui partageait avec M. Necker celle de madame de Beauvau[119]. C'était chez madame de Polignac[120] et à l'hôtel de Luynes que M. de Calonne trouvait ses appuis. L'évêque d'Arras venait après M. Necker chez madame de Blot[121] et chez M. de Castries. M. de Fleury était porté par madame de Brionne. Le baron de Breteuil[122] était le second dans beaucoup de maisons, le premier nulle part. M. de Soubise[123] protégeait Foulon. L'hôtel du Châtelet avait son ambition personnelle et rêvait M. le duc de Choiseul. Madame de la Reynière était un peu à tout le monde, excepté à M. Necker. Les Noailles disaient du bien de M. de Meilhan[124], mais le classaient d'une manière secondaire.
J'allais à peu près partout, et pour un esprit tant soit peu porté à l'observation, c'était un spectacle curieux, pendant les dix années dont je parle, que celui de la grande société. Les prétentions avaient déplacé tout le monde. Delille dînait chez madame de Polignac avec la reine; l'abbé de Balivière jouait avec M. le comte d'Artois; M. de Vianes serrait la main de M. de Liancourt; Chamfort prenait le bras de M. de Vaudreuil; La Vaupallière, Travanet, Chalabre, allaient au voyage de Marly, soupaient à Versailles chez madame de Lamballe[125]. Le jeu et le bel esprit avaient tout nivelé. Les carrières, ce grand soutien de la hiérarchie et du bon ordre, se détruisaient. Tous les jeunes gens se croyaient propres à gouverner. On critiquait toutes les opérations des ministres. Ce que faisaient personnellement le roi et la reine était soumis à la discussion et presque toujours à l'improbation des salons de Paris. Les jeunes femmes parlaient pertinemment de toutes les parties de l'administration.
Je me rappelle qu'à un bal, entre deux contredanses, madame de Staël[126] apprenait à M. de Surgère[127] ce que c'était que le domaine d'Occident; madame de Blot avait une opinion sur tous les officiers de la marine française; madame de Simiane[128] trouvait qu'il ne fallait point mettre de droits sur les tabacs de Virginie. Le chevalier de Boufflers[129] qui avait, quelques lettres du prince Henri de Prusse[130] dans son petit portefeuille, disait que la France ne reprendrait sa prépondérance politique qu'en abandonnant l'alliance de l'Autriche pour celle de la Prusse. «Il y a bien plus d'instruction dans le parlement de Rouen que dans celui de Paris», disait madame d'Hénin[131]. «A la place du roi, moi je ferais... telle chose», disait M. de Poix[132]. «A la place de M. le comte d'Artois, je dirais... au roi... », disait Saint-Blancard[133], etc. Cet état de choses aurait changé en un moment, si le gouvernement eût été plus fort ou plus habile; si le sérieux ne fût pas totalement sorti des mœurs; si la reine, moins belle et surtout moins jolie, ne se fût pas laissé entraîner par tous les caprices de la mode. La grande facilité dans les souverains inspire plus d'amour que de respect, et au premier embarras l'amour passe. On essaye alors quelques coups d'autorité; mais il est trop clair que cet emploi de l'autorité n'est qu'un effort, et un effort ne dure pas. Le gouvernement, n'osant pas donner de la suite à ce qu'il entreprend, retombe nécessairement dans une fatale indolence. Arrive alors la grande ressource du changement des ministres; on croit que c'est remédier à quelque chose; c'est contenter telles maisons, c'est plaire à telles personnes et voilà tout. La France avait l'air d'être composée d'un certain nombre de sociétés avec lesquelles le gouvernement comptait. Par tel choix, il en contentait une et il usait le crédit qu'elle pouvait avoir; ensuite il se tournait vers une autre, dont il se servait de la même manière. Un tel état de chose pouvait-il durer?
La puissance de ce qu'on appelle en France la société, a été prodigieuse dans les années qui ont précédé la Révolution et même dans tout le siècle dernier. Les formes légères et variées qui lui sont propres ont probablement empêché nos historiens de remarquer l'origine, et de suivre les effets de ce résultat de la grande civilisation moderne; j'y ai souvent pensé. Voici quelles sont mes idées à cet égard.
Dans les pays où la constitution se perd dans les nuages de l'histoire, l'influence de la société doit être immense. Lorsque l'origine de cette constitution est récente et, par conséquent, toujours présente, cette influence n'est rien. Nous voyons qu'Athènes et Rome dans l'antiquité, l'Angleterre et les États-Unis d'Amérique dans les temps modernes, n'ont point eu, n'ont point de sociétés.
Le théâtre des anciens, Plutarque, les lettres de Cicéron, celles de Pline, la chronique de Suétone, ne nous en donnent aucune idée. A juger d'Athènes par les comédies d'Aristophane, ou par les fragments de celles de Ménandre, qui nous ont été conservés dans les heureuses imitations de Térence, on voit que les femmes vivaient dans une retraite absolue. Les intrigues d'amour ne roulent que sur des courtisanes ou sur des jeunes filles enlevées à leurs parents par des marchands d'esclaves.
Lorsque chacun prend part aux affaires de l'État, la place publique, le tribunal, la bourse, voilà les véritables lieux de réunion. Les imaginations ardentes donnaient quelques heures à l'atelier des artistes ou aux salons des courtisanes fameuses. Mais ce n'était pas leur manière de vivre, c'était leur amusement. Les Romains, essentiellement guerriers et conquérants, ont toujours repoussé tous les usages qui adoucissent et calment la vie. Si l'éloquence elle-même, qui fait une grande partie de leur gloire, ne fut pas bannie de Rome, c'est que dans le sénat elle servait à discuter les grands intérêts de l'État, et dans le forum, à défendre les biens et la vie des citoyens. On abandonnait même les arts, fruits de la conquête, à des esclaves ou à des affranchis. Les femmes, à Rome, ne quittaient jamais l'intérieur de leur maison; il n'était permis qu'aux seules courtisanes de montrer quelque talent.
Le mélange des deux sexes dans la même société était inconnu des anciens, et il y a peu d'années qu'il était encore repoussé par les mœurs de l'Angleterre et de l'Amérique. Admis en France, il a formé le caractère essentiel et distinctif de la société. C'est sous le règne de François Ier, que les femmes commencèrent à paraître à la cour. Leur présence eut une influence immédiate sur les mœurs, sur la politesse et sur le bon goût. L'Italie nous avait devancés dans tous les progrès de la civilisation sociale. Les cours de Naples, de Ferrare, de Mantoue, le palais des Médicis, offraient déjà des modèles d'urbanité, de politesse, même d'élégance. Les lettres y étaient en honneur, les beaux-arts étaient cultivés avec succès. Mais la situation politique de l'Italie, les guerres dont elle était le théâtre, sa division en petits États, arrêtèrent les progrès que l'art pratique de la vie aurait pu faire.
Les carrousels, les tournois que l'on vit en France sous Henri II, donnèrent plus d'éclat, plus de grâce et de noblesse à la galanterie, plus d'attrait pour la société, que ne l'avaient pu faire toutes les inspirations des poètes d'Italie.
La cour, sous le règne de Henri III, s'avilit en adoptant les habitudes frivoles et honteuses du souverain, et, de plus, les tristes agitations occasionnées par la réforme ne permirent pas au caractère de la nation de se développer.
Henri IV, après tous les premiers orages de sa vie, séparé de sa première femme et perpétuellement en querelle avec la seconde, n'eut point de cour. Son courage, sa vivacité, ses saillies heureuses, son langage simple, gai et brillant, n'exercèrent sur les mœurs de la nation qu'une influence personnelle.
Le cardinal de Richelieu, après avoir attiré les grands seigneurs à la cour, voulut attirer la cour chez lui. Pour y parvenir, il ouvrit sa maison de Rueil aux hommes et aux femmes dont l'esprit l'avait frappé davantage. C'est de là que date la première société qui se soit fait remarquer hors de la cour. La présence d'un pouvoir terrible lui ôta une partie de l'agrément qu'elle pouvait avoir.
Une étincelle fit éclater le feu passager de la Fronde; cette guerre burlesque, qui n'avait d'autre but que de se livrer au plaisir de l'agitation, n'a été presque qu'une guerre de société.
Le chaos cessa à l'avènement de Louis XIV. Il appela l'ordre; à sa voix, toutes les classes, tous les individus prirent, sans effort, sans violence, la place qui leur convenait. C'est à cette noble subordination que nous devons l'art des convenances, l'élégance des mœurs, la politesse exquise dont cette magnifique époque est empreinte. Une heureuse combinaison des qualités propres à chacun des deux sexes, et leur concours pour leur agrément commun, donnèrent à la société un éclat dont les Français se plairont toujours à recueillir les moindres détails. Le salon de madame de Sévigné est un des monuments de notre gloire.
La société, sous Louis XV, eut toutes les faiblesses de son règne; elle ouvrit son sanctuaire; quelques hommes de lettres s'y introduisirent. D'abord la conversation, et aussi les ouvrages de goût, y gagnèrent. M. de Fontenelle et M. de Montesquieu, M. de Buffon, le président Hénault[134], M. de Mairan[135], M. de Voltaire, tous élevés sous l'influence du siècle de Louis XIV, conservaient dans le monde ces égards, cette liberté, cette aisance noble qui ont fait le charme et l'illustration des réunions de Paris. Voilà les hauteurs où il fallait se tenir.
Mais sous le règne de Louis XVI tous les étages de la littérature se répandirent dans la société. Chacun se déplaça, la confusion se mit dans les rangs, les prétentions devinrent hardies et le sanctuaire fut violé. Alors l'esprit général de la société subit des modifications de tout genre. On voulait tout connaître, tout approfondir, tout juger. Les sentiments furent remplacés par des idées philosophiques; les passions, par l'analyse du cœur humain; l'envie de plaire, par des opinions; les amusements, par des plans, des projets, etc... Tout se dénatura. Je m'arrête, car je crains de faire trop pressentir la Révolution française, dont plusieurs années et beaucoup d'événements me séparent encore.
La querelle des Anglais avec leurs colonies venait d'éclater[136]. Les philosophes avaient pris cette question dans toutes ses profondeurs. Ils mettaient dans la balance les droits des peuples et ceux des souverains. Les vieux militaires y voyaient une guerre; les jeunes gens, quelque chose de nouveau; les femmes, quelque chose d'aventureux; une politique petite, tracassière et imprévoyante rendait le gouvernement complice de toutes ces effervescences. Il avait toléré, ou plutôt permis, le départ de M. de la Fayette[137], de M. de Gouvion[138], de M. Duportail[139]. Le premier est le seul dont le nom soit resté. Dans un roman, on donne un esprit, un caractère distingué à un personnage principal; la fortune ne prend pas tant de soins: les hommes médiocres jouent un rôle dans de grands événements, uniquement parce qu'ils se sont trouvés là.
M. de la Fayette est d'une famille noble d'Auvergne, peu illustrée; sous Louis XIV, l'esprit d'une femme avait donné quelque éclat à son nom. Il était entré dans le monde avec une grande fortune, et avait épousé une fille de la maison de Noailles. Si quelque chose d'extraordinaire ne l'eût pas tiré des rangs, il serait resté terne toute sa vie. M. de la Fayette n'avait en lui que de quoi arriver à son tour; il est en deçà de la ligne où on est réputé un homme d'esprit. Dans son désir, dans ses moyens de se distinguer, il y a quelque chose d'appris. Ce qu'il fait n'a point l'air d'appartenir à sa propre nature; on croit qu'il suit un conseil. Malheureusement, personne ne se vantera de lui en avoir donné à la grande époque de sa vie.
L'exemple de M. de la Fayette avait entraîné toute la partie brillante de la nation. La jeune noblesse française, enrôlée pour la cause de l'indépendance, s'attacha dans la suite aux principes qu'elle était allée défendre. Elle avait vu sortir d'une condition privée le chef d'un grand État; elle avait vu les hommes simples qui l'avaient secondé, entourés de la considération publique. De là à croire que les services rendus à la cause de la liberté sont les seuls titres véritables de distinction et de gloire, il y a bien près. Ces idées, transportées en France, y germèrent d'autant plus promptement que tous les prestiges, attaqués par les hommes inférieurs qui s'étaient introduits dans la société, allaient chaque jour s'évanouissant.
Il est probable que je reviendrai plusieurs fois dans le cours de cet écrit sur les réflexions auxquelles, cédant trop à l'ordre des temps, je me laisse maintenant aller; car elles se présenteront sûrement, et avec une application bien plus directe, lorsque je parlerai des premières années de la Révolution française.
L'intérêt pour la cause américaine était entretenu en France par le journal de toutes les délibérations du congrès publié toutes les semaines dans une feuille intitulée: le Courrier de l'Europe. Ce journal, le premier, je crois, de nos journaux spécialement politiques, était rédigé par un homme qui appartenait à la police: son nom était Morande; il était auteur d'un libelle infâme dont le titre était: le Gazettier cuirassé[140].
Ceux des Français que des expéditions militaires avaient conduits dans les colonies, revenaient avec des descriptions magnifiques de toutes les richesses que renfermait cette nouvelle partie du monde. On ne parlait que de l'Amérique. Les grands seigneurs, dans ma jeunesse, avaient cela de particulier: c'est que tout ce qui était nouveau pour eux, ils croyaient l'avoir découvert, et alors ils s'y attachaient davantage. Que serions-nous sans l'Amérique? était dans la bouche de tout le monde. Elle nous donne une marine, disait M. Malouet[141]; elle étend notre commerce, disait l'abbé Raynal[142]; elle a des emplois pour nos populations trop nombreuses, disaient les administrateurs de cette époque; elle reçoit tous les esprits inquiets, disaient les ministres; elle est le refuge de tous les dissidents, disaient les philosophes, etc... Rien ne semblait plus utile, rien ne semblait plus pacifique; on ne parlait que de la gloire attachée à la découverte de l'Amérique. Et cependant allons un peu au fond des choses. Qu'est-il résulté de toutes nos communications avec le nouveau monde? Voyons-nous moins de misère autour de nous? N'y a-t-il donc plus de désorganisateurs? Les regards que nous portons au loin n'ont-ils pas diminué l'amour de la patrie? L'Angleterre et la France étant devenues sensibles, irritables sur de nouveaux points du globe, les guerres ne sont-elles pas plus fréquentes, plus longues, plus étendues, plus dispendieuses? L'histoire des hommes nous donne ce triste résultat: c'est que l'esprit de destruction accourt dans tous les lieux où les communications deviennent plus faciles. Lorsque quelques Européens vinrent se jeter sur l'Amérique, ils se trouvèrent immédiatement trop à l'étroit sur ce vaste continent, et ils s'y heurtèrent continuellement jusqu'à ce que l'un d'eux fût devenu le maître. Aujourd'hui une discussion s'élève-t-elle entre un capitaine de vaisseau marchand et un directeur de comptoir à la baie d'Hudson, tous les États de l'Europe s'arment pour cette querelle.
Je sais combien tout ce que je viens de dire est en opposition avec les idées actuelles. Les voyages autour du monde font la gloire de quelques individus, et même celle des nations qui les ordonnent. Les savants ne permettent pas qu'on attribue au seul hasard aucune des découvertes de nos grands navigateurs; ils veulent que des connaissances antérieures les aient mis sur la voie de deviner ou, au moins, de soupçonner l'existence des pays nouveaux qui enrichissent nos cartes. Cependant, il faut bien qu'ils nous laissent remarquer que de nos jours, lorsque l'attraction est devenue la doctrine dominante, lorsque les méthodes de calcul se sont élevées à la plus grande perfection, on a imaginé que pour l'équilibre de la terre, il devait y avoir un continent considérable au pôle antarctique; plusieurs expéditions ont été dirigées vers ce point, et toutes les recherches ont été, jusqu'à présent, à peu près inutiles. Le malheureux Louis XVI s'était attaché à cette idée, et nous devons trouver naturel qu'il fût, lui, porté à chercher au loin d'autres hommes.
Mais il me semble qu'il est peu dans notre intérêt de nous occuper de ce genre d'entreprises; laissons-les, s'il faut absolument qu'il y en ait, aux nouveaux dominateurs de l'Océan; ce n'est pas là notre destination.
Plusieurs années de correspondances suivies avec M. de Choiseul-Gouffier, alors ambassadeur à Constantinople, et avec M. Peissonel, consul dans les Échelles du Levant, m'ont bien convaincu de tous les avantages qu'il y aurait pour nous à porter, aujourd'hui encore, principalement vers l'ancien monde, nos vues politiques et commerciales.
Lorsqu'on examine la position géographique de ce composé solide, compact, qu'on appelle la France, lorsqu'on suit tout son littoral, on a lieu d'être étonné qu'elle n'ait pas toujours regardé la mer Méditerranée comme son domaine. Ce bassin, dont l'entrée n'est accessible que par une ouverture de quelques lieues, est fermé de tous les côtés par des pays qui n'ont point de grande navigation. La France, par elle-même et par l'Espagne, son alliée, réunissant tous les moyens que peuvent donner l'établissement de Toulon, celui de Marseille, le port de Carthagène, etc., doit avoir dans la Méditerranée la supériorité de domination qu'elle voudra y acquérir. Les avantages immenses qui pourraient en résulter pour nous ont été négligés.
L'influence de l'imitation et le sentiment de rivalité nous ont entraînés du côté de l'Océan. Il est remarquable que tous les projets de grandeur maritime de la France ont eu toujours besoin d'être excités par l'esprit d'opposition. Il a fallu toujours avoir en perspective un ennemi à combattre, ou une puissance à affaiblir, pour enflammer notre orgueil, notre courage et notre industrie. C'est une réflexion que je fais avec peine, mais tout indique que dans l'homme, la puissance de la haine est un sentiment plus fort que celui de l'humanité en général, et même que celui de l'intérêt personnel. L'idée de grandeur et de prospérité, sans jalousie et sans rivalité, est une idée trop abstraite, et dont la pensée ordinaire de l'homme n'a point la mesure: il lui faut un objet auquel il puisse rapporter ses conceptions, et sur lequel il puisse les mesurer, pour ainsi dire, matériellement.
Pour ne pas trop nous attrister, tentons un accommodement. La rivalité naturelle qui existerait entre ce qui est connu du nouveau monde et l'ancien ne pourrait-elle suffire aux besoins des mauvais penchants? Alors il resterait pour la générosité, l'espoir d'exciter l'industrie des deux continents et de les faire servir au bonheur et à la prospérité l'un de l'autre.
Je raisonne fort à mon aise sur cette question, car la France est à peu près sans colonies; les liens sont rompus ou relâchés; et nous sommes maîtres de choisir le système qui paraît devoir nous être le plus utile.
Avons-nous plus d'intérêt à rétablir nos relations anciennes avec le nouveau monde qu'à chercher des rapports nouveaux avec l'ancien? Il est important que ce problème politique soit résolu. Si l'on prouvait que la culture est plus facile et n'est pas plus chère dans l'ancien monde que dans le nouveau; que les produits sont également bons, et que la grande navigation ne doit pas souffrir par ce nouvel état de choses, la solution serait complète.
Et d'abord, la culture est plus facile; car depuis l'abolition de la traite des nègres, prononcée en Angleterre, au congrès de Vienne et dans les États-Unis, il paraît impossible qu'aucun peuple de l'Europe reprenne ce trafic diffamé, et que l'on puisse continuer longtemps encore, par des hommes de couleur dont le nombre diminue chaque année, l'exploitation du sol des Antilles et des colonies équatoriales[143].
Les instruments de l'agriculture n'étant plus les mêmes, elle doit éprouver des changements, et les bases de calcul sur lesquelles était fondée la richesse des colonies américaines, vont nécessairement devenir inexactes. Le travail de la terre dans ces climats brûlants étant plus difficile, plus cher, les productions doivent diminuer, et leur prix en éprouver une augmentation proportionnelle. Aucun de ces inconvénients ne peut se faire sentir dans l'ancien monde. En Afrique, les instruments sont là, ils sont nombreux, ils s'entretiennent d'eux-mêmes. Si la terre exige plus de travail, la population inoccupée est si abondante qu'elle fournit aisément à ce besoin. Ce n'est plus le travail des noirs en Amérique qu'il faut comparer au travail des noirs en Afrique. Ce sont en Amérique des blancs, qui, à l'avenir, seront employés à des travaux au-dessus de leurs forces; pour obtenir les mêmes produits, il en faudra un plus grand nombre, et ce nombre l'aura-t-on? En Afrique, il y est.
Le second point du problème se résout également en faveur de la Méditerranée. Tous les produits de l'Afrique sont bons. Le sucre d'Égypte est fort, il est grenu; en le raffinant, il devient aussi blanc que celui de Saint-Domingue; et tout porte à croire qu'on pourrait en obtenir de très beau dans la partie méridionale des régences de Tunis et d'Alger. L'Abyssinie produit du café qui est supérieur à celui des Antilles: si la culture en était encouragée par un débit assuré, tous les royaumes et toutes les îles de l'Asie méridionale en fourniraient en abondance. La beauté des cotons que l'on récolte en Afrique uniquement pour les besoins locaux, prouve qu'il serait aisé de se passer de celui de Cayenne, de nos autres colonies, et des États-Unis d'Amérique. L'indigo croît avec succès par les 34° et 36° degrés de latitude, et s'obtiendrait aisément à cette latitude en Afrique.
Il reste donc à savoir, s'il n'est pas nuisible au grand art de la navigation, de donner au commerce une nouvelle direction qui, au premier aperçu, paraît devoir resserrer le domaine de la science.
Aucune crainte à cet égard ne serait fondée. On ne peut pas croire sérieusement que la France, avec l'étendue de côtes qu'elle a sur l'Océan, et les ports qu'elle y possède, puisse se laisser enlever ou s'interdire à elle-même la concurrence de la navigation sur les grandes mers. Cette supposition n'a pas même besoin d'être discutée. L'Océan, les mers de l'Amérique et de l'Inde doivent rester ouverts à tous les peuples; c'est là la grande école où l'art doit se conserver et se perfectionner. Les principes des grandes découvertes sont posés; les développements dont ils sont susceptibles suivront nécessairement. A moins d'une révolution effroyable sur tout le globe, les fruits de tant d'efforts, de tant de travaux, de tant de siècles, ne sauraient être perdus pour la France, pas plus que pour le reste du monde. Ce n'est pas quelque chose de moins que ce qui est, que je demande, c'est quelque chose de plus. De même que l'Angleterre se trouve placée de manière à avoir des avantages sur la France dans l'Océan, la France se trouve placée de manière à avoir des avantages sur l'Angleterre, dans la Méditerranée. De ce partage il résulterait même pour les peuples commerçants, des motifs d'émulation qui tendraient à maintenir une sorte de niveau entre les industries de tous les pays civilisés.
C'est particulièrement aux intérêts commerciaux que je m'adresse, parce que je me plais à croire que la raison, ou plutôt la lassitude, amènera un état de choses où la marine ne sera plus autant considérée sous son rapport de force et comme un moyen de puissance guerrière. J'espère qu'un jour ce point de vue sera secondaire, et que le principal objet de la marine sera de protéger les échanges, les jouissances, et de contribuer à la prospérité générale.
Quoiqu'il y ait quelque vague dans ces idées, et qu'elles paraissent n'exprimer qu'un vœu, on ne saurait les traiter de chimériques, si l'on veut en retrancher l'absolu, si l'on se borne à les considérer comme soumises aux contrariétés qu'apportent aux choses humaines les événements auxquels elles sont toujours subordonnées. Un peu de bien saisi rapidement, et dont la jouissance est toujours de courte durée est tout ce dont on peut flatter la nature humaine. Ainsi il suffit qu'une vue politique offre quelque avantage, qu'elle soit dans son principe conforme à la nature, qu'elle présente peu de risques, peu de dommages, peu de sacrifices, pour qu'elle doive être regardée comme bonne, et qu'on puisse, sans craindre d'être trop entraîné par sa propre conception, y attacher quelques espérances.
On serait encore encouragé dans cette manière de voir, si l'on se reportait vers des époques antérieures de notre histoire. Ainsi on verrait qu'au temps des croisades, l'Europe était précisément sur la route de ces idées. Le commerce de l'Asie, la liberté des communications avec cette riche partie de l'ancien monde, étaient un des motifs secrets de guerre de quelques-uns des princes d'Occident contre les califes de l'Arabie, contre les soudans de l'Égypte et les sultans de Nicomédie. La religion servait de prétexte à la politique, et la politique pouvait entrevoir déjà les avantages d'une navigation exclusive. Avec quelques succès prudemment ménagés, on aurait bientôt vu des colonies européennes se former sur les côtes de l'Égypte et de la Syrie. Et dans les guerres qu'auraient suscitées les jalousies et les rivalités des princes confédérés, la France, par sa position, aurait eu d'immenses avantages que plus tard elle n'a pu retrouver dans la lutte qu'a occasionnée la découverte de l'Amérique. De nos jours, les grandes difficultés de religion étant éteintes, des arrangements commerciaux pourraient entrer dans les intérêts de toutes les puissances de l'Orient qui, par elles-mêmes, ne sont pas essentiellement navigatrices.
C'est pour cela qu'à une époque de ma vie, où j'en ai eu le pouvoir, j'ai introduit dans le traité d'Amiens comme vue philosophique, afin de ne point donner d'ombrage, quelques dispositions qui tendaient à la civilisation de la côte d'Afrique[144]. Si le gouvernement y eût donné suite; si, au lieu de sacrifier tout ce qui restait de la belle armée d'Égypte, au vain espoir de reconquérir Saint-Domingue[145], on eût dirigé contre les États barbaresques cette force imposante et déjà acclimatée; il est probable que ma philosophie fût devenue pratique, et que la France, au lieu d'avoir détruit en peu de mois une belle armée à Saint-Domingue, se serait solidement établie sur la côte africaine de la Méditerranée et nous aurait épargné le gigantesque et désastreux système continental.
Je dois indiquer encore une considération bien forte: c'est que l'Amérique n'a pas encore pris sa place dans l'ordre politique, et qu'à son égard l'épreuve du temps n'est pas faite. Si un jour, elle devenait assez puissante pour oser regarder comme à elle toutes ces terres jetées autour du nouveau continent, de quel avantage ne serait-il pas alors pour la France d'avoir porté ses vues sur l'ancien monde! Par là aussi, elle aurait rendu à l'humanité un service essentiel, en empêchant, ou du moins en affaiblissant le mouvement d'émigration qui entraîne la génération présente vers l'Amérique. La pente presque insensible qui porte la population européenne vers le nouveau monde aurait peut-être besoin de cette force rétrograde. Je suis étonné que les philosophes ne se soient pas emparés de cette grande question. Elle touche par tous les points à leurs principes; la traite des nègres, seule, n'aurait-elle pas dû les y conduire? Mais puisqu'ils l'ont négligée, il est probable que je me trompe. Et cela me conduit à croire que je ne me comprends pas bien moi-même, lorsque je parle des philosophes. J'emploie un peu cette dénomination comme l'on dit: la nature, lorsqu'on a quelque chose de vague à exprimer et que l'expression manque. Mais comme je nomme souvent les philosophes et que je leur donne et leur donnerai surtout beaucoup d'influence sur mon temps, je dois, pour être clair, me rendre compte à moi-même, une bonne fois de ce que j'entends par les philosophes du xviiie siècle.
Si les philosophes du xviiie siècle avaient formé une secte, leur doctrine serait facile à connaître; mais la philosophie moderne n'a rien de commun avec l'esprit de secte. Les athées, les déistes, à qui seuls on pourrait donner cette qualification, n'appartiennent pas précisément à notre temps. Lorsqu'on veut pénétrer dans le fond des choses, on trouve que le principe secret de toutes les sectes est politique, et que partout elles doivent leur naissance à l'esprit d'indépendance et de liberté qui, se trouvant contenu par des constitutions établies, et resserré par les lois dominantes, s'échappe et fait son explosion sous des formes qu'on tâche de légitimer par la religion. C'est, on ne saurait en douter, l'esprit d'opposition au gouvernement établi qui est le premier moteur de toutes ces doctrines nouvelles, qui se répandent ensuite avec des modifications diverses. Toutes les autres causes physiques et morales ne sont que des causes secondaires et accessoires.
En Angleterre où le principe de la liberté politique est renfermé dans la constitution de l'État, les sectes sont innombrables et peu dangereuses.
En Allemagne où les dominations sont divisées, nombreuses, variées, l'esprit de réformation s'est perpétué depuis Luther et Calvin, et aurait pu faire de grands ravages si la Révolution française n'eût effrayé tous les gouvernements et dispersé les novateurs; ceux qui restent, y compris madame de Krüdener[146], ne sont que ridicules.
Je ne nomme ni l'Espagne ni le Portugal, parce que sous le rapport de la philosophie, des lettres et des sciences, ces deux pays se sont arrêtés au xve siècle.
En France, le génie des sciences exactes, par son orgueil et par la suprématie réelle qu'il a prise, a anéanti l'esprit de secte, en couvrant de dédain tous les systèmes. L'introduction de la philosophie de Bacon, de Locke et de Newton, complétée par M. de la Place[147], a soumis toutes les entreprises de l'imagination à une épreuve, qui permet à celle-ci de faire des découvertes, mais de ne pas s'égarer.
Les incertitudes de Montaigne, reposant son esprit sur ce qu'il appelle ces deux oreillers si doux pour une tête bien faite, l'ignorance et l'insouciance, ne lui avaient permis ni d'embrasser aucune des sectes anciennes, ni d'en former une nouvelle. Il discute toutes les opinions, n'en adopte aucune, et se retranche dans le doute et l'indifférence.
Presque en même temps, Rabelais, dans les accès de son humeur railleuse, cynique et bouffonne, avait insulté tous les préjugés, attaqué toutes les croyances.
Il me semble qu'il y a bien loin de cette manière de philosopher à celle des fondateurs de sectes. Par ordre de dates, Montaigne et Rabelais sont les anciens de nos philosophes français, mais ils ne sont pas chefs d'école. Leur pyrrhonisme a jeté dans les idées un vague, une incertitude qui doivent leur faire reporter quelque part dans cette confusion dont nous avons vu les résultats au siècle dernier. Aussi les écrivains qui se sont le plus rapprochés d'eux, n'ont-ils jamais prétendu être attachés à un corps de doctrine quelconque. La disposition au doute, et l'esprit de secte sont diamétralement opposés.
L'esprit de secte a peut-être moins d'inconvénients parce qu'il est moins général dans son objet, et qu'il ne s'empare que de quelques individus, et en France, pour peu de temps; car la mobilité de la nation ne permet à aucune opinion de ce genre d'y établir un empire durable. Le doute, au contraire, peut s'étendre à tout et durer longtemps; il est si commode qu'il saisit tout le monde; la lumière est-elle jamais assez claire pour lui? et c'est là son danger, quand il est le terme où l'on doit arriver; c'est là son avantage, quand il est le point de départ. Car alors on craint de deviner trop vite; on s'effraye des simples aperçus; l'intelligence se contente d'examiner modestement les effets pour remonter lentement aux causes; elle s'élève ainsi par degré, d'abstractions en abstractions; puis de phénomènes en phénomènes, de découvertes en découvertes, et enfin de vérités en vérités.
Cette méthode n'a été pleinement connue et fidèlement suivie que dans le xviiie siècle, car jusqu'à ce moment, la France était toute cartésienne. Les écoles, l'Académie des sciences, Fontenelle même, Mairan, ont été constamment fidèles à Descartes. Je me souviens, et peut-être tout seul, que M. Duval[148], mon professeur de philosophie au collège d'Harcourt, devenu ensuite recteur de l'Université, avait fait sa petite brochure contre Newton. D'Alembert[149], Maupertuis[150], Clairault[151] et Voltaire, tous quatre fort jeunes, furent les premiers apôtres de la nouvelle philosophie. Grâce à eux, le système de Newton ou plutôt celui de la nature a triomphé. Grâce à eux encore, la méthode de Bacon a été suivie dans les sciences, et y a porté le plus grand jour. C'est là le côté brillant de la philosophie du xviiie siècle; mais sa gloire s'obscurcit et quand on envisage son influence morale et, tout d'abord, ses ravages dans les sciences morales. Voltaire me paraît avoir parfaitement tracé le caractère et la mission du vrai philosophe:
«La philosophie, dit-il, est simple; elle est tranquille, sans envie, sans ambition; elle médite en paix, loin du luxe, du tumulte et des intrigues du monde; elle est indulgente, elle est compatissante; sa main pure porte le flambeau qui doit éclairer les hommes; elle ne s'en est jamais servie pour allumer l'incendie en aucun lieu de la terre; sa voix est faible, mais elle se fait entendre; elle dit, elle répète: Adorez Dieu, servez les rois, aimez les hommes.» Ce beau caractère de la philosophie se trouve dans tous les écrits de Locke, de Montesquieu, de Cavendish[152]. Ces vrais sages, toujours prudents dans leur hardiesse, ont constamment respecté et souvent raffermi les bases éternelles sur lesquelles repose la morale du genre humain. Mais quelques-uns de leurs disciples, moins éclairés, et par conséquent moins circonspects, ont, à force de recherches, ébranlé toutes les colonnes de l'ordre social.
Lorsque dans le sénat de Rome, on délibéra sur la punition que méritaient les complices de Catilina, César raisonnant en philosophe du xviiie siècle, et posant des principes abstraits pour en tirer des conclusions politiques, disserta longuement sur la nature de l'âme, et professa les dogmes de la philosophie épicurienne. Caton et Cicéron se levèrent indignés, et déclarèrent au sénat que César professait une doctrine funeste à la république et au genre humain. Or, cette doctrine subversive et désolante que ces grands hommes d'État avaient la sagesse de repousser a été ouvertement enseignée dans le siècle dernier. Sous prétexte de déraciner la superstition, qui tombait d'elle-même, et d'éteindre le fanatisme qui n'enflammait plus d'autres têtes que les leurs, Helvétius[153], Condorcet[154], Raynal, le baron d'Holbach[155], tantôt avec l'état de nature, tantôt avec la perfectibilité brisaient avec emportement tous les liens de l'ordre moral et politique. Quelle démence de prétendre gouverner le monde par des abstractions, par des analyses, avec des notions incomplètes d'ordre et d'égalité, et avec une morale toute métaphysique! Nous avons vu les tristes produits de ces chimères.
Si tels sont les résultats nécessaires de l'analyse, je dirai avec le bon La Fontaine aux philosophes imprudents qui l'étendent à tout:
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
Votre analyse peut éclairer l'esprit, mais elle éteint la chaleur de l'âme: elle dessèche la sensibilité, elle flétrit l'imagination, elle gâte le goût. Condillac[156], votre oracle, n'a-t-il pas dit lui-même: Rien n'est si contraire au goût que l'esprit philosophique; c'est une vérité qui m'échappe.» S'il avait ouvert davantage sa main, peut-être lui en aurait-il échappé beaucoup d'autres du même genre qui aujourd'hui, contre son opinion, sont professées dans nos écoles.
Tout ce que je viens de dire me conduit à penser que le caractère particulier de la philosophie du xviiie siècle, est l'emploi de l'analyse, utile, lorsqu'elle est appliquée aux sciences physiques, incomplète, lorsqu'elle est appliquée aux sciences morales, dangereuse, lorsqu'elle est appliquée à l'ordre social.
Ainsi dans tout ce que j'ai écrit et dans tout ce que j'écrirai, l'objet sur lequel porte l'analyse, détermine sans que je sois obligé de le remarquer, si la qualification de philosophe doit être prise en bonne ou en mauvaise part.
L'importance qu'ont eu les philosophes économistes pendant près de trente ans, exige que je parle d'eux d'une manière spéciale.
Les économistes étaient une section de philosophes uniquement occupés à tirer de l'administration tous les moyens d'amélioration dont ils croyaient que l'ordre social était susceptible. Ils étaient partagés en deux classes: l'une regardait l'agriculture comme seule créatrice des richesses, et traitait les travaux industriels et le commerce comme stériles, sous le rapport qu'ils ne créaient que des formes et des échanges dans les matières produites et créées par les travaux de l'agriculture. La doctrine de cette première classe d'économistes est appelée la doctrine du produit net, et elle est exposée dans le Tableau économique[157]. L'objet de ce tableau est de faire la distribution des richesses sortant de l'agriculture et se répandant de là dans toutes les artères du corps social. Les conséquences de ces doctrines suivent la marche de la circulation, et aboutissent, en dernier ressort, à la théorie de l'impôt qu'elles font peser tout entier sur l'agriculture.
La liberté du commerce est presque l'unique point par lequel cette première classe d'économistes est en contact avec les économistes dont je vais parler. Ceux-ci n'adoptent pas la division des classes stériles; ils ne regardent pas le Tableau économique comme une démonstration rigoureuse, ni même suffisante, des phénomènes de la circulation. Ils se bornent à cet égard à quelques vérités de détail. Leur grand principe est la liberté générale du commerce dans le sens le plus étendu. Pour l'impôt, ils acceptent des modifications; ils ne sont pas absolus.
Le gouvernement repoussait les idées des économistes, de quelque école qu'ils fussent; il s'attachait aux choses connues et établies. Il redoutait les changements qui touchaient à la forme de l'impôt et à ses produits réguliers dans le trésor royal. Pour lui, la crainte de quelque diminution dans les revenus de l'État était telle, qu'il n'osait pas même hasarder des moyens de les augmenter. Des vues aussi courtes, aussi étroites, étaient nécessairement prohibitives.
On ne savait point encore que quelques principes incontestables d'économie politique, joints à un emploi raisonnable du crédit public, constituaient toute la science de l'administration des finances. Le crédit public aurait diminué les inconvénients qui pouvaient résulter de l'application trop stricte des principes d'économie politique; les principes d'économie politique auraient éclairé et modéré les entreprises du crédit public. M. Turgot, en établissant la caisse d'escompte, paraît avoir entrevu les avantages de cette alliance bienfaitrice. Il a saisi le moyen qui porte le plus de secours à toutes les industries en maintenant le prix de l'argent à un taux modéré; mais il n'a pas été plus loin. L'art moderne de procurer à l'État, sans forcer les contributions, des levées extraordinaires d'argent à un bas prix, et d'en distribuer le fardeau sur une suite d'années, lui était inconnu; ou s'il le connaissait, peut-être apercevait-il dans son usage des embarras lointains, que l'administration française, toujours trop facile et toujours si près d'abuser, rendrait un jour dangereux. D'ailleurs, emprunter toujours en se libérant sans cesse appartenait à un ordre d'idées totalement opposé à la doctrine pure des économistes. Car, pour emprunter et éteindre les emprunts, il faut des délégations temporaires pour la durée, mais fixes pour l'application, et prises dans une classe des revenus de l'État séparée de l'imposition territoriale, qui doit avoir son emploi habituel et déterminé. Or, pour atteindre ce but, ce sont les consommations qu'il faut taxer, et particulièrement celles qui, tenant aux commodités de la vie, ne sont en usage que parmi les hommes qui jouissent de quelque superflu, ou au moins, d'une grande aisance. Dans cette catégorie, le genre de consommations dont je parle se mesure d'après les ressources de chacun, et si le besoin de consommer devenait trop grand, trop impérieux, on peut croire que, de son côté l'aisance deviendrait plus habile et retrouverait ses avantages par l'augmentation de l'industrie dont on ne connaît pas le terme: il est vrai que s'il y en avait un, les administrations financières qui ne l'auraient pas prévu, seraient dans le danger d'éprouver de grands mécomptes.
Cette riche matière pourrait me mener bien loin, car elle est pour moi pleine de charmes. Elle me rappelle tout ce que j'ai appris dans la conversation et dans les Mémoires d'un homme dont les Anglais nous ont fait connaître toute la valeur. M. Panchaud a dit mille fois à M. de Calonne, à M. de Meilhan, à M. Foulon, à M. Louis[158] et à moi: Dans l'état où est l'Europe, celui des deux pays de la France ou de l'Angleterre, qui suivra exactement le plan d'amortissement que je propose, verra le bout de l'autre. C'était son expression. L'Angleterre a adopté sa doctrine, et aussi pendant trente ans a-t-elle dirigé tous les mouvements de l'Europe. M. Panchaud était un homme extraordinaire: il avait en même temps l'esprit le plus ardent, le plus étendu, le plus vigoureux, et une raison parfaite. Il avait tous les genres d'éloquence. Si le génie résulte de la faculté de sentir et de penser, répartie abondamment et également dans le même individu, Panchaud était un homme de génie. Sur sa générosité, sur sa candeur, sur sa gaîté, il me revient des milliers de choses qu'il me serait doux de faire connaître.
Mais je dois m'arrêter pour ne pas quitter trop longtemps l'ordre d'idées que je me suis prescrit, et je crains d'avoir déjà quelques reproches à me faire, car j'ai parlé de l'influence des philosophes, de celle des économistes sur la partie brillante et ambitieuse du clergé, longtemps avant d'avoir déterminé ce que j'entendais par les philosophes, et ce qu'on entendait par les économistes: aussi, je suis obligé maintenant qu'on se rappelle ce que j'ai dit du clergé pour que l'on comprenne bien quel était le genre d'esprit qui avait plus ou moins pénétré dans tous les ordres de l'État, dans toutes les classes de la société.
Ce que j'ai dû faire remarquer dans le clergé, je dois le montrer aussi dans la magistrature, qui, par sa grande prérogative civile, a une influence directe sur les esprits. Son action est de tous les moments, elle surveille tous les actes de la vie, elle donne la sécurité des biens et des personnes: son pouvoir est immense; aussi les institutions que les magistrats attaquent sont bien près d'être détruites dans l'esprit des peuples. Les idées nouvelles s'étaient emparées de toute la jeunesse du parlement. Défendre l'autorité royale était traité d'obéissance servile. La majorité que le président d'Aligre[159] conservait pour la cour allait chaque jour s'affaiblissant et se perdit au moment où M. de Calonne et M. de Breteuil se brouillèrent. Quoique M. d'Aligre portât aux membres du parlement qui votaient avec lui, la faveur de M. de Miromesnil[160], garde des sceaux; de M. de Breteuil, ministre de Paris; de la reine par M. de Mercy[161], avec lequel il était lié intimement, il vit sa majorité se fondre au moment où il fut en guerre ouverte avec le contrôleur général.
La première circonstance dans laquelle elle lui manqua intéressait personnellement la reine. Les conseillers de cette malheureuse princesse, aveuglés par leur propre passion et voulant servir la sienne, avaient porté devant les tribunaux et donné le plus grand éclat à une affaire connue sous le nom de l'affaire du collier, qui aurait dû être étouffée à son origine[162]. L'arrêt rendu par le parlement de Paris devait faire à la reine une profonde impression et l'éclairer sur les personnes à qui elle avait accordé sa confiance. Mais la fatalité ne permit pas que cette dure leçon produisît l'effet que l'on devait en attendre: les conseils restèrent les mêmes, le baron de Breteuil et l'archevêque de Toulouse ne furent que plus puissants; et la reine, rendue entièrement au tourbillon léger qui l'environnait, se contenta de parler avec mépris de l'abbé Georgel[163], avec aigreur de MM. Fréteau[164], Louis, Le Coigneux[165], de Cabre[166], et de montrer de l'humeur aux personnes qui étaient liées avec madame de Brionne[167] et avec mesdames ses filles. Cette petite vengeance s'étendit jusqu'à moi, et je trouvai des difficultés à obtenir les places auxquelles j'étais naturellement appelé. L'affection de madame de Brionne et de ses filles, madame la princesse de Carignan et la princesse Charlotte de Lorraine, me dédommagea grandement de tout ce que j'éprouvais de contrariétés dans ma carrière. La beauté d'une femme, sa noble fierté se mêlant au prestige d'un sang illustre et fameux, si souvent près du trône, ou comme son ennemi ou comme son soutien, répandent un charme particulier sur les sentiments qu'elle inspire. Aussi, je me reporte sur ce temps de ma défaveur à la cour, avec plus de plaisir que sur beaucoup de situations heureuses où je me suis trouvé dans ma vie, et qui n'ont laissé de traces ni dans mon esprit ni dans mon cœur. Je me souviens à peine que la reine m'empêcha de profiter d'un grand acte de bonté de Gustave III[168] qui avait obtenu pour moi du pape Pie VI un chapeau de cardinal[169]. Elle dit à M. de Mercy d'engager la cour de Vienne à s'opposer à la nomination d'un cardinal français avant la promotion des couronnes[170]. Ses désirs furent remplis; la nomination du pape fut suspendue, et il est probable que depuis, mon chapeau de cardinal a passé plusieurs années dans quelques forteresses françaises[171].
Le nouvel esprit introduit dans le parlement ayant désuni et animé individuellement tous les membres qui composaient cet ancien corps, l'intrigue y pénétrait de toute part. M. Necker, M. de Calonne, M. de Breteuil y avaient chacun leurs créatures qui défendaient ou attaquaient les mesures du ministre qu'on voulait soutenir ou renverser. Chaque jour on voyait la grande magistrature s'éloigner davantage de l'autorité royale, à laquelle, dans les beaux temps de la monarchie, elle avait été constamment unie. L'esprit de corps même n'existait plus; la demande des états généraux faite peu de mois après en est la preuve. Un nombre inquiétant d'opinions éparses, qui ne prenaient pas toujours une couleur de parti, donnait au ministère de l'inquiétude sur l'enregistrement de chaque loi que le besoin de l'État paraissait exiger.
M. de Calonne brava cet état de choses, et voulut porter devant le parlement une loi sur une matière fort délicate et qui exigeait une foule de connaissances qui lui manquaient.
La proportion adoptée entre les monnaies d'or et d'argent dans la refonte de 1726, n'était plus en rapport avec celle de l'or et de l'argent comme métal dans le commerce. Un marc d'or en lingot, au même titre que celui des louis, se vendait plus de sept cent vingt livres, et cependant le même marc d'or fabriqué en louis n'en donnait que trente, faisant sept cent vingt livres. Il était donc nécessaire de donner à l'or monnaie, dans son rapport avec l'argent monnaie, une proportion plus rapprochée de la valeur qu'il avait en lingots, relativement à l'argent. Par la loi de 1726, la proportion de l'or à l'argent était de 1 à 14 513/1000 ou 1 à 14 1/2 à peu de choses près. Par la loi dont il est ici question, la proportion de l'or à l'argent fut portée de 1 à 15 477/1000, ou à peu près de 1 à 15 et demi.
M. de Calonne avait adopté à cet égard l'opinion de M. Madinier, agent de change, qui était plus versé dans les opérations de commerce des matières, que dans l'art des ménagements qu'un gouvernement doit toujours observer, lorsqu'il touche aux monnaies. Il fallait montrer au public, montrer par des chiffres, et montrer longtemps d'avance que la refonte était dans son intérêt; il fallait la lui faire désirer, même un peu attendre. Dans les affaires importantes, le reproche de lenteur contente tout le monde; il donne à ceux qui le font un air de supériorité, et à celui qui le reçoit l'air de la prudence. M. de Calonne avait raison, et sa précipitation lui donnait l'air d'avoir tort. Le baron de Breteuil, Foulon, le petit Fornier, colportaient mémoires sur mémoires; l'abbé de Vermond[172] les remettait à la reine qui les faisait arriver au roi. Le parlement, devenu un instrument d'intrigues, fit des remontrances qui n'annonçaient pas qu'il y eût dans cette compagnie, autant de lumières sur cette matière que de dispositions à entraver les opérations du contrôleur général. Le motif légal de la refonte était de réduire la quantité d'or fin qui entrait dans la composition des pièces de vingt-quatre livres tournois, à une valeur correspondante à celle d'un lingot d'argent équivalent à quatre écus de six livres.
Dans la refonte de 1726, de graves fautes avaient été commises. On avait mal résolu le problème d'un rapport exact de valeur entre les deux métaux dont se compose encore notre monnaie (rapport facile à établir, mais difficile à maintenir). L'évaluation avait été faite à près d'un sixième au-dessous de la valeur de ce métal. Il est vrai que la plupart des directeurs des monnaies avaient atténué cet inconvénient, mais par une infidélité grave, en affaiblissant le titre ou le poids au delà de la limite du remède. Ainsi, outre le défaut de rapport entre les deux métaux, il y avait encore défaut d'identité légale entre les louis de la même fabrique. Une nouvelle refonte était donc nécessaire; mais on ne faisait pas à M. de Calonne l'honneur de croire qu'il ne voulût qu'être juste. On ne se familiarisait pas avec l'affaiblissement de poids que devaient subir les nouvelles pièces d'or, quoique cette condition fût indispensable pour le rétablissement du rapport entre l'or et l'argent, et quoique le change des monnaies tînt compte de la différence aux propriétaires des anciennes pièces. La délivrance des nouveaux louis devait être précédée du dépôt des louis de fabrique antérieure; les délais de l'échange se prolongeaient fort au delà du temps nécessaire pour la fabrication, et, à la suite de tant d'autres expédients de finances qui n'étaient pas meilleurs, on supposait que le véritable but du ministre était de se ménager une jouissance de fonds par forme d'emprunt sur les propriétaires des anciennes pièces d'or.
Ainsi, quoique la proportion adoptée par M. de Calonne fût bonne, elle laissa à la censure des prétextes dont elle usa sans ménagement. Il était parvenu à rétablir l'équilibre (au moins pour quelque temps) entre deux métaux destinés à faire le même office de mesure; mais sans s'être approprié les calculs très compliqués qui justifiaient la réforme de la loi de 1726, et conséquemment, sans s'être mis en état de répondre à toutes les objections du doute ou de l'ignorance. Il atteignit le but, mais sans en avoir tout le mérite.
Louis XVI, fortifié par l'opinion de M. de Vergennes, montra dans cette circonstance une volonté très décidée. Les remontrances du parlement furent sans effet. Madame Adélaïde, tante du roi, à qui madame de Narbonne[173] avait remis un mémoire fort savant sur la proposition, ne put pas même empêcher l'exil de Foulon. On envoya ce malheureux dans une de ses terres en Anjou, et il n'en revint quelques années après que pour être une des premières victimes de la Révolution.
Une fermeté soutenue n'était pas dans le caractère du roi, et d'ailleurs il devait être découragé par le peu d'accord qu'il y avait dans son conseil. Tout devenait difficile; l'opinion publique prenait de la force; elle censurait et elle protégeait ouvertement. Son action était trop puissante pour pouvoir être arrêtée et même dirigée: elle approchait des marches du trône; déjà on commençait à dire des ministres qu'ils avaient ou qu'ils n'avaient pas de popularité, expression nouvelle qui, prise dans l'acception révolutionnaire, aurait dégradé à leurs propres yeux les conseils de Louis XIV, qui ne voulaient que l'estime du roi et une grande considération, mais dont la vanité républicaine de M. Necker s'honorait parce qu'elle lui donnait une influence à part.
Les expédients ordinaires étaient usés: on croyait qu'il n'y avait plus de réformes possibles à faire, et cependant les dépenses excédaient les recettes d'une somme énorme. Le déficit de 1783 était de plus de quatre-vingt millions. M. Necker, quoi qu'il en ait pu dire dans son compte rendu[174], l'avait laissé à sa sortie du ministère de près de soixante-dix millions. Depuis que les passions en sa faveur sont éteintes, tout le monde en convient. Le papier des receveurs généraux, celui des trésoriers, des régisseurs, qui servait à faire des anticipations, ne circulait plus qu'avec une perte effrayante. La partie des emprunts de M. Necker qui n'était pas viagère portait une promesse de remboursement si prompt, qu'elle épuisait le trésor royal. Pour l'année 1786 ces remboursements montaient à près de cinquante-trois millions, et ils devaient accroître d'année en année jusqu'en 1790.
Ce n'était plus le temps où l'on pouvait augmenter les revenus de l'État, en abandonnant les lois fiscales aux interprétations des compagnies qui savaient faire pénétrer les rigueurs jusques dans les dernières ramifications de la propriété ou de l'industrie. Les quatre sols pour livre, imposés par M. de Fleury, étaient une surcharge trop forte pour plusieurs provinces, et se payaient mal.—Les places pour lesquelles il fallait faire une finance étaient refusées.—Le parlement ne voulait plus enregistrer d'emprunts. Les fonds publics perdaient tous les jours de leur valeur. La bourse de Paris recevait tout son mouvement des spéculations faites sur les fonds des établissements particuliers.—On achetait, on vendait des actions de la caisse d'escompte, des actions de la compagnie des Indes, des actions de la compagnie des eaux de Paris, des actions de la compagnie contre les incendies, etc... Comme dans les temps de calamité, le jeu occupait toutes les têtes. Le gouvernement avait essayé de faire quelques levées d'argent en créant par des arrêts du conseil pour quelques millions de loteries: mais ce faible moyen avait un terme, et il était arrivé.
M. de Calonne gêné dans toutes ses opérations, attaqué de tous les côtés, miné par l'intrigue souterraine de M. l'archevêque de Toulouse, ayant encore pour lui M. de Vergennes et le roi, crut qu'il pouvait triompher de toutes les difficultés qu'il rencontrait, par un moyen nouveau et qui aurait quelque éclat. Il conçut le projet d'une assemblée des notables[175]; il espérait, par cet appel inattendu, remplacer la sanction nationale, les enregistrements du parlement, et se rattacher l'opinion publique devant laquelle il avait la confiance de pouvoir paraître avec avantage.
Dès l'ouverture de l'assemblée, il proposa la création des assemblées provinciales dans tout le royaume, la suppression des corvées, celle des barrières intérieures et de plusieurs droits de l'aide, réprouvés par l'opinion, l'adoucissement des gabelles et la liberté du commerce des grains.
Il résolut courageusement d'augmenter le déficit par le sacrifice de dix millions sur le produit des gabelles, de douze millions sur celui des traites et des aides, de dix millions sur les tailles, de sept millions pour aider à payer les dettes du clergé, dont la partie principale devait être éteinte par l'aliénation de la chasse, et des droits honorifiques attachés à ces biens; et de plus, par une dépense de dix millions pour remplacer les corvées, et de six millions pour l'encouragement de l'agriculture, des arts et du commerce. Il se flattait que pour tant de bienfaits, il obtiendrait aisément une création ou un remplacement de cent dix à cent douze millions de revenu.
Il en trouvait cinquante dans la perception régulière des deux vingtièmes sur le revenu net de tous les biens-fonds du territoire français. L'augmentation de cet impôt provenait de ce que M. de Calonne proposait de détruire tous les privilèges de corps ou d'ordres, toutes les exceptions, toutes les faveurs particulières. Il donnait à cette imposition le nom de subvention territoriale; et il disait que ce ne serait pas une taxe nouvelle, puisque la charge de ceux qui payaient exactement les deux vingtièmes ne serait point augmentée, et qu'il ne s'agissait que de supprimer les abus d'une répartition injuste, et des exceptions prêtes à être abandonnées par ceux qui en jouissaient.
Il estimait à vingt millions le revenu de l'établissement du timbre.
L'inféodation des domaines et une meilleure administration des forêts devaient donner dix millions de revenu.
Pour acquitter les remboursements à époques fixes, il faisait un emprunt annuel de vingt-cinq millions, qui ne devait être lui-même remboursable qu'en quinze années.
Il présentait aussi un tableau d'économies montant à quinze millions.
Ce plan qui manquait de base, puisque les notables n'avaient pas de pouvoir, était vaste; son ensemble était assez imposant; il présentait l'avantage de tranquilliser tous ceux qui avaient des fonds sur l'État, et de se rapprocher sans secousse des idées qui, depuis assez longtemps, circulaient dans les classes instruites de la société et commençaient à pénétrer dans la masse de la nation.
Mais M. de Vergennes était mort[176], et le roi tout seul était un faible soutien pour un ministre qui attaquait ouvertement tant d'intérêts.
Le clergé était atteint par une contribution dont il espérait que ses dons gratuits le mettaient à jamais à l'abri. Il soutenait que, s'il ne payait pas de vingtième sous le nom de vingtième, il en payait l'équivalent sous le nom de décime; puis, quittant la question qui lui était propre, il attaquait la subvention sous un point de vue général. M. de Calonne s'était malheureusement persuadé que l'impôt en nature éprouverait moins de difficultés qu'un impôt de cinquante millions en argent. Il avait établi, dans un de ses mémoires, que la perception en nature était le moyen le plus facile de rendre la répartition proportionnelle, de bannir l'arbitraire, et d'éviter aux contribuables la cruelle nécessité de payer, lors même qu'ils ne récoltent pas. M. l'archevêque de Narbonne, M. l'archevêque de Toulouse, M. l'archevêque d'Aix, M. l'archevêque de Bordeaux, tous assez habiles sur cette question dont la dîme leur avait appris le côté faible, montrèrent que les frais de ce mode de perception seraient très chers, que les difficultés qu'il entraînait étaient immenses et que le temps qu'il fallait employer pour faire une bonne classification des terres serait perdu pour le trésor royal.