Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 1
L'opinion du haut clergé devint celle des notables, et M. de Calonne fut battu sur ce point.
n échec en amène un autre, souvent une quantité d'autres.
M. de Montmorin[177], successeur de M. de Vergennes, n'avait encore que peu de crédit; il n'avait point d'opinion et craignait même qu'on lui en supposât une. M. de Miromesnil, le garde des sceaux, trouvait que l'entreprise nouvelle était imprudente, et avait compromis l'autorité royale;—le baron de Breteuil s'agitait;—l'archevêque de Toulouse minait toujours, et M. de Calonne, à qui l'importance des affaires donnait encore de la force, et qui, à la conférence tenue chez Monsieur avait montré un talent prodigieux, quitta le terrain solide sur lequel il était, et ne chercha plus de moyens de défense que dans les intrigues de cour. M. le comte d'Artois le soutenait auprès du roi; madame de Polignac lui donnait tout ce qui lui restait de crédit auprès de la reine; M. de Vaudreuil lui faisait adresser des épîtres en fort beaux vers par le poète Lebrun[178].
Tout cela aurait eu quelque influence dans un temps ordinaire, mais c'était bien peu de chose dans des circonstances aussi fortes. M. de Calonne ne parlait plus au roi avec la même assurance. L'assemblée des notables avait été un expédient, et il lui fallait un expédient pour l'assemblée des notables. Il n'en avait pas. Lorsque l'on craint les autres et qu'on n'a plus une confiance complète en soi-même, on ne fait que des fautes. Celle qui le perdit fut la suspension des séances de l'assemblée pendant la quinzaine de Pâques. Les notables quittèrent Versailles et vinrent se répandre dans toutes les sociétés de Paris; l'esprit d'opposition qu'ils apportaient, fortifié par celui qu'ils y trouvaient, parut au roi former une masse d'opinion imposante; il en fut effrayé. Depuis la mort de M. de Vergennes, personne n'avait plus assez de poids sur son esprit pour le rassurer. M. de Calonne fut renvoyé.
Dans la longue liste des ministres du xviiie siècle, je ne sais ni à quel rang ni à côté de qui l'histoire le placera; mais voici comment je l'ai vu.
M. de Calonne avait l'esprit facile et brillant, l'intelligence fine et prompte. Il parlait et écrivait bien; il était toujours clair et plein de grâce, il avait le talent d'embellir ce qu'il savait et d'écarter ce qu'il ne savait pas. M. le comte d'Artois, M. de Vaudreuil, le baron de Talleyrand[179], le duc de Coigny[180], aimaient en lui les formes qu'il leur avait empruntées et l'esprit qu'il leur prêtait. M. de Calonne était susceptible d'attachement et de fidélité pour ses amis; mais son esprit les choisissait plutôt que son cœur. Dupe de sa vanité, il croyait de bonne foi aimer les hommes que sa vanité avait recherchés. Il était laid, grand, leste et bien fait; il avait une physionomie spirituelle et un son de voix agréable. Pour arriver au ministère, il avait compromis ou, au moins, négligé sa réputation. Ses entours ne valaient rien. Le public lui savait de l'esprit, mais ne lui croyait point de moralité. Lorsqu'il parut au contrôle général, on crut y voir arriver l'intendant adroit d'un dissipateur ruiné. La grande facilité plaît, mais n'inspire point de confiance. On croit qu'elle est trop dédaigneuse de l'application et des conseils. La grande partie des hommes aime dans les ministres le travail et la prudence. M. de Calonne n'était pas rassurant à cet égard: comme tous les esprits très faciles, il avait de l'étourderie et de la présomption. C'était la partie saillante de son caractère ou plutôt de sa manière d'être. Je vais en citer un exemple remarquable. M. de Calonne vint à Dampierre[181], chez madame de Luynes, le lendemain du jour où le roi avait adopté le projet de convoquer une assemblée des notables. Il était dans toute l'ivresse du succès qu'avait eu son rapport au conseil. Il nous le lut en nous recommandant le plus grand secret. C'était à la fin de l'été de 1786. Huit jours avant le 22 février 1787, jour de l'ouverture de l'assemblée, il m'écrivit un billet par lequel il m'engageait à aller passer la semaine avec lui à Versailles, pour l'aider à rédiger quelques-uns des mémoires qu'il devait présenter à l'assemblée. Il ajoutait que je trouverais sur les questions dont je voudrais bien me charger, tous les matériaux dont je pourrais avoir besoin. Il avait écrit une lettre semblable à M. de la Galaizière[182], à M. Dupont de Nemours, à M. de Saint-Genis, à M. Gerbier[183] et à M. de Cormerey. Nous nous trouvâmes tous dans la même matinée dans le cabinet de M. de Calonne, qui nous remit des liasses de papiers sur chacune des questions que nous avions à traiter. C'était de là que nous devions faire sortir tous les mémoires et tous les projets de loi qui devaient être imprimés et soumis à la discussion de l'assemblée huit jours après. Ainsi, le 14 février, il n'y avait pas une rédaction de faite. Nous nous partageâmes cet immense travail. Je me chargeai du mémoire et de la loi sur les blés; je fis en entier l'un et l'autre. Je travaillai avec M. de Saint-Genis au mémoire sur le payement des dettes du clergé, et avec M. de la Galaizière à celui qu'on fit sur les corvées. M. de Cormerey fit tout le projet sur le reculement des barrières[184]. Gerbier faisait des alinéas de tous les côtés. Mon ami Dupont, qui croyait qu'il y avait du bien à faire, se livrait avec toute son imagination, tout son esprit et tout son cœur, aux questions qui se rapprochaient davantage de ses opinions. Nous fîmes ainsi en une semaine, d'une manière assez supportable, un travail que la présomption et l'étourderie de M. de Calonne lui avaient fait négliger pendant cinq mois.
Le roi, composant avec lui-même, ayant eu la faiblesse d'abandonner son ministre, tenait plus que jamais aux différents projets qu'il avait fait mettre sous les yeux des notables, et il chercha à donner à M. de Calonne un successeur qui fût porté par sa propre opinion, à suivre les plans proposés.
M. de Fourqueux[185] paraissait être celui qui convenait davantage. Sa grande simplicité, ses idées, son éloignement de toute intrigue et sa bonne réputation plaisaient au roi. Mais il fallait le décider. M. de Calonne, qui le préférait à tout autre et qui craignait que le choix ne finît par tomber sur M. l'archevêque de Toulouse, lui écrivit. Il chargea M. Dupont, qui avait eu par M. Turgot, par M. de Gournay et par M. de Trudaine[186], d'anciennes relations avec M. de Fourqueux, de lui porter sa lettre.
Je ne rappelle ce petit détail que parce qu'il donna lieu à une scène assez plaisante. Pendant que M. de Calonne ramassait tous les papiers dont il prévoyait qu'il aurait besoin si son administration était attaquée, ses amis particuliers l'attendaient dans le grand salon du contrôle général, où ils se trouvaient réunis probablement pour la dernière fois. Ils y étaient depuis longtemps... personne ne parlait... il était onze heures du soir... la porte s'ouvre... Dupont entre précipitamment et s'écrie avec chaleur: Victoire! victoire! Mesdames... On se lève, on l'entoure; il répète: Victoire!.... M. de Fourqueux accepte, et il suivra tous les plans de M. de Calonne... L'étonnement que causa cette espèce de victoire à madame de Chabannes[187], à madame de Laval, à madame de Robecq, à madame d'Harvelay, scandalisa singulièrement Dupont qui aimait M. de Calonne, à cause des assemblées provinciales, et qui ne savait pas que ces dames aimaient les assemblées provinciales à cause de M. de Calonne. Vesmeranges[188], qui attendait aussi, et qui ne se souciait guère ni des assemblées provinciales ni de M. de Calonne, mais qui aimait de tout son cœur le contrôle général, partit immédiatement pour Paris, afin d'arranger, un peu avant tout le monde, les spéculations que la nomination de M. de Fourqueux pouvait rendre avantageuses.
Ce nouveau ministère fut de courte durée. On découragea promptement M. de Fourqueux, et la reine parvint enfin à faire nommer M. l'archevêque de Toulouse dont l'esprit et le caractère n'étaient point au niveau des circonstances dans lesquelles se trouvait la France.
Dès le commencement de son administration, il fit des sacrifices à l'opinion qui, ne rencontrant que de la faiblesse, devint chaque jour plus exigeante. On ne put obtenir de l'assemblée des notables que des doléances et le conseil de convoquer les états généraux et, en vérité, je ne vois pas comment les notables auraient pu faire autre chose que ce qu'ils firent. Toute concession de leur part aurait été nulle, parce qu'ils étaient réellement sans pouvoirs pour en faire; ils se seraient rendus odieux à pure perte. C'était donc une énorme faute que de les avoir appelés, dès qu'on n'était pas sûr de diriger leurs délibérations. Car la compétence des parlements ayant été mise en question, ou plutôt leur incompétence se trouvant implicitement déclarée par le seul fait de la convocation des notables, ils ne pouvaient plus rien. Aussi se refusèrent-ils à faire ce qu'on leur demanda, disant qu'ils n'en avaient pas le droit. On punit leur refus par l'exil, ce qui les rendit populaires; on les rappela bientôt après, ce qui, en leur faisant sentir davantage leur importance, ne pouvait que les engager à ne pas la compromettre. Toutes ces tentatives n'ayant servi qu'à montrer les bornes de l'autorité royale, sans lui être d'aucun secours, on se trouva dans l'alternative, ou de se suffire à soi-même, sans demander de sacrifices à personne,—ce que le déficit rendait impossible,—ou de convoquer les états généraux. La lutte de M. l'archevêque de Toulouse avec les parlements fut assez curieuse, pour que j'aie cru devoir la faire connaître avec tous ses détails dans la seconde partie de ces souvenirs que j'y ai spécialement consacrée, et dans laquelle M. le duc d'Orléans, dont l'existence politique a été particulièrement liée avec les résistances parlementaires de cette époque, joue naturellement un rôle principal.
Aucune des opérations de M. l'archevêque de Toulouse ne réussissait; l'influence qu'il avait montrée en renversant M. de Calonne lui était toute personnelle. Quoiqu'il privât M. de Calonne du cordon bleu; quoiqu'il obtînt pour lui-même le chapeau de cardinal, l'archevêché de Sens, l'abbaye de Corbie; quoiqu'il fît son frère ministre de la guerre[189], la crainte ni la faveur ne lui donnaient pas un seul partisan. L'opposition intérieure se fortifiait, la politique extérieure de la France était annulée; la Hollande, si facile à défendre, venait d'être abandonnée[190]. Le trésor royal était vide, le trône était isolé; la diminution de la puissance royale était la passion du moment; chacun se trouvait trop gouverné; peut-être n'y a-t-il aucune époque de notre histoire où on l'ait été moins, et où chacun, individuellement et collectivement, ait autant franchi ses limites.
L'existence politique de toute nation tient essentiellement à l'observation stricte des devoirs imposés à chaque individu. Si, au même moment, ces devoirs cessent tous d'être remplis, l'ordre social s'altère. C'est dans cette position qu'était la France à la fin du ministère de M. l'archevêque de Sens.
Les protestants s'agitaient et montraient en M. Necker une confiance inquiétante.
Toutes les classes se portaient avec enthousiasme vers les idées nouvelles. On n'était pas entré dans un collège, dans une académie, sans regarder l'application de ce qu'on y avait appris ou lu, comme des conquêtes que l'esprit humain avait à faire. Chaque État voulait se régénérer.
Le clergé, qui devait être immuable comme le dogme, courait au-devant des grandes innovations. Il avait demandé au roi les états généraux.
Les pays d'états ne trouvaient plus dans leurs contrats de réunion à la France, que des moyens d'opposition à toutes les mesures générales que le gouvernement proposait[191].
Les parlements abdiquaient séditieusement le pouvoir qu'ils avaient exercé depuis des siècles, et appelaient de toutes parts des représentants de la nation.
L'administration elle-même, qui jusqu'alors tenait à honneur d'être nommée par le roi pour le représenter, trouvait son obéissance humiliante, et voulait être indépendante.
Ainsi, tous les corps de l'État s'écartaient de leur destination première; chacun avait brisé ses liens, et s'était placé sur une pente d'où, sans expérience, sans flambeau, sans appui, on devait nécessairement être entraîné dans le précipice; aussi, depuis ce moment, tout présente un caractère d'irrésistibilité.
C'est dans cet état des choses que le roi, malgré ses répugnances personnelles, se crut obligé de rappeler M. Necker qui, par des ouvrages flatteurs pour les idées dominantes et publiés à des intervalles habiles, avait su retenir constamment les regards du public sur lui[192]. Peut-être, dans un temps ordinaire aurait-il pu faire quelque bien; je ne le sais pas, et personnellement je ne le crois pas; mais, ce dont je suis sûr, c'est qu'en 1788 le roi ne pouvait pas faire un plus mauvais choix. A l'époque d'une crise toute nationale, mettre à la tête des affaires un étranger, bourgeois d'une petite république, d'une religion qui n'était pas celle de la majorité de la nation, avec des talents médiocres, plein de lui-même, entouré de flatteurs, sans consistance personnelle, et ayant, par conséquent, besoin de plaire au peuple, c'était s'adresser à un homme qui ne pouvait que convoquer et mal convoquer les états généraux. On avait montré de toutes les manières qu'on les redoutait, et l'on ignorait la seule raison pour laquelle ils fussent redoutables. On s'était mépris sur la nature du danger; aussi ne fit-on rien pour le prévenir, et au contraire, on le rendit inévitable.
Les états généraux se composaient de députations des trois ordres de l'État, de sorte que nul n'en était membre et n'y pouvait arriver que par élection. Tout ce qu'on pouvait avoir à espérer ou à craindre était par conséquent subordonné au résultat des élections, résultat subordonné lui-même au mode suivant lequel elles seraient faites.
Il était évident qu'une coalition des trois ordres contre le trône était une chose moralement impossible; que s'il était attaqué, ce ne pouvait être ni par le premier ordre, ni par le second, ni tant que ces deux ordres subsisteraient; mais par le troisième, après qu'il aurait abattu les deux autres, et que ce serait contre ceux-ci qu'on porterait les premiers coups. Il était également évident que le premier et le second ordre, n'ayant rien à conquérir sur le troisième, n'avaient par conséquent pas d'intérêt à l'attaquer et ne pourraient pas en avoir la volonté, tandis que le troisième, étant dans une situation toute contraire à l'égard des deux autres, se trouvait naturellement le seul que l'on eût à craindre, et contre lequel on eût à se prémunir. Dans cette situation des choses, la conservation des droits légitimes était le but qu'on devait se proposer, et il était clair qu'on ne pouvait l'atteindre qu'en proportionnant la force de résistance des deux premiers ordres à la force d'agression du troisième, et qu'il fallait rendre l'une aussi grande et l'autre aussi faible que possible.
On avait pour cela deux moyens:
On pouvait fixer pour la députation de chaque ordre un nombre tel, que les membres de cet ordre les plus considérables par le rang et par la fortune fussent suffisants pour remplir la députation, et restreindre soit le droit d'élire, soit le droit d'être élu, de telle manière que les choix tombassent nécessairement sur eux. De cette façon on était assuré que, dans les députations des deux premiers ordres, l'esprit de corps ne serait affaibli par aucune opposition; que la députation de l'un se sentirait intéressée à défendre celle de l'autre comme la sienne propre; qu'en cas d'attaque, l'agresseur ne pourrait pas avoir d'intelligences secrètes dans leurs rangs, ni y trouver des auxiliaires; et que dans les députations du troisième ordre, la crainte de perdre, balançant le désir d'acquérir, ferait prévaloir l'esprit de conservation sur celui d'envahissement.
On pouvait encore (et c'eût été de beaucoup le meilleur moyen) substituer aux deux premiers ordres une pairie composée de membres de l'épiscopat et des chefs de familles nobles, qui réunissaient le plus d'ancienneté, de richesses et de lustre, et borner l'élection au troisième ordre qui aurait formé une assemblée séparée.
Beaucoup de gens ont, la Révolution faite, cherché comment on aurait pu la prévenir et ils ont imaginé divers moyens analogues aux causes qu'ils lui supposaient; mais à l'époque voisine de celle où la Révolution éclata, elle ne pouvait être prévenue que par l'un des deux moyens que je viens d'indiquer.
M. Necker n'adopta ni l'un ni l'autre. Il fixa le nombre des députés que chacun des deux premiers ordres devait élire à trois cents, ce qui était beaucoup trop pour que l'on ne fût pas obligé d'étendre les choix aux rangs inférieurs qu'il eût été à propos d'exclure[193].
D'un autre côté, une latitude presque infinie fut laissée au droit d'élire et au droit d'être élu, ce qui fit que le haut clergé et la haute noblesse se trouvèrent en minorité dans la députation de leur ordre; et que dans celle du troisième ordre, il n'y eut guère que des avocats, genre d'hommes que les habitudes de leur esprit, suite nécessaire de leur profession, rendent généralement fort dangereux. Mais de toutes les fautes, la plus grande fut encore d'autoriser le troisième ordre à nommer, lui seul, autant de députés que les deux autres ensemble. Comme il était impossible que cette concession pût lui être utile, excepté dans le cas de la fusion des trois ordres en un corps unique, on ne pouvait la lui faire sans présupposer ce cas, et sans consentir implicitement à cette fusion. On légitimait donc d'avance les tentatives qu'il ferait pour l'obtenir; on augmentait ses chances de succès, et, après le succès, on lui assurait une prépondérance absolue dans le corps où les trois ordres allaient se confondre.
Il y avait en M. Necker quelque chose qui l'empêchait de pressentir les conséquences de ses propres mesures, et de les redouter. Il se persuadait qu'il aurait sur les états généraux, une influence toute-puissante, que les membres du troisième ordre, surtout, l'écouteraient comme un oracle, ne verraient que par ses yeux, ne feraient rien que de son aveu et ne se serviraient point, contre son gré, des armes qu'il leur mettait entre les mains. Illusion qui devait être de courte durée. Précipité de cette hauteur où son amour-propre seul l'avait placé, et d'où il s'était flatté de dominer les événements, il alla pleurer dans la retraite sur des maux qu'il n'avait pas voulu causer, sur des crimes dont sa probité avait horreur, mais que, plus habile et moins présomptueux, il aurait peut-être épargnés à la France et au monde.
Sa présomption le rendit absolument incapable de voir que le mouvement qui existait alors en France était produit par une passion, ou plutôt par les égarements d'une passion commune à tous les hommes, la vanité. Chez presque tous les peuples, elle n'existe que d'une manière subordonnée, et ne forme qu'une nuance du caractère national, ou bien elle ne s'attache avec force qu'à un objet, tandis que chez les Français, comme autrefois chez les Gaulois, leurs ancêtres, elle se mêle à tout, et domine en toute chose avec une énergie individuelle et collective qui la rend capable des plus grands excès.
Dans la Révolution française, cette passion n'a pas figuré seule; elle en a éveillé d'autres qu'elle a appelées à son aide, mais celles-ci lui sont restées subordonnées; elles ont pris sa couleur et son esprit, elles ont agi dans son sens et pour sa fin. Elle a assez donné l'impulsion et dirigé le mouvement, pour que l'on puisse dire que la Révolution française est née de la vanité.
Dirigée vers un certain but, et contenue dans de certaines limites, la passion dont je parle attache les sujets à l'État; elle l'anime, elle le vivifie; alors elle prend et mérite le nom de patriotisme, d'émulation, d'amour de la gloire. En soi, et à part sa direction vers un but déterminé, elle n'est que le désir de la prééminence. On peut désirer la prééminence pour son pays, on peut la désirer pour un corps dont on est membre, on peut la désirer pour soi, et dans ce cas on peut désirer de l'obtenir en une seule chose, ou en plusieurs, dans la sphère où l'on est placé, ou hors de cette sphère. On peut enfin, mais non sans démence, désirer de l'avoir en toute chose et sur tout. Si des circonstances font que chez la généralité des membres d'un État, ce désir se porte sur les distinctions sociales, la conséquence inévitable sera que le grand nombre ne voudra que ces titres de distinction que chacun peut se flatter d'avoir ou d'acquérir, à l'exclusion de ceux qui, par leur nature, ne peuvent être que le partage du très petit nombre; ainsi du désir de la prééminence naîtra l'esprit d'égalité politique. C'est ce qui était arrivé en France à l'époque qui précéda la Révolution. C'était, comme l'a révolutionnairement établi l'abbé Sieyès[194], dans son écrit sur les privilèges, un effet naturel et nécessaire de la situation dans laquelle était la France.
L'État, quoique divisé nominalement en trois ordres, ne l'était réellement qu'en deux classes: la classe noble et la classe plébéienne; une partie du clergé appartenait à la première, et l'autre partie à la seconde de ces deux classes.
Toute prééminence dans l'ordre social se fonde sur l'une de ces quatre choses: le pouvoir, la naissance, la richesse et le mérite personnel.
Après le ministère du cardinal de Richelieu et sous Louis XIV, tout le pouvoir politique se trouva concentré entre les mains du monarque, et les ordres de l'État n'en eurent plus aucun.
L'industrie et le commerce portèrent dans la classe plébéienne les richesses, et tous les genres de mérite s'y développèrent.
Il n'y eut donc plus qu'un titre de prééminence qui resta seul: la naissance.
Mais comme la noblesse avait été accordée depuis longtemps à l'aide des charges vénales, la naissance même put être suppléée à prix d'argent, ce qui la rabaissa au niveau de la richesse.
Les nobles eux-mêmes la rabaissèrent encore, en prenant pour femmes des filles de parvenus enrichis, plutôt que des filles pauvres, mais de sang noble. La noblesse ne pouvait tomber au-dessous de la richesse sans que la pauvreté l'avilît; et parmi les familles nobles, le plus grand nombre était ou relativement ou absolument pauvre. Avilie par la pauvreté, elle l'était encore par la richesse, lorsqu'elle avait été comme sacrifiée à celle-ci par des mésalliances.
Dans l'Église et l'épiscopat, les dignités les plus lucratives étaient devenues le partage presque exclusif de la classe noble. On avait abandonné à cet égard les principes suivis constamment par Louis XIV. La partie plébéienne, c'est-à-dire la partie incomparablement la plus nombreuse du clergé, était donc intéressée à ce que, dans son ordre, non seulement le mérite prévalût toujours sur la naissance, mais même que celle-ci ne fût comptée pour rien. Dans la classe noble, il n'y avait point une hiérarchie fixe: les titres qui devaient servir à y marquer les rangs n'avaient point une valeur constante.
Au lieu d'une noblesse, il y en avait sept ou huit: une d'épée et une de robe, une de cour et une de province, une ancienne et une nouvelle, une haute et une petite. L'une se prétendait supérieure à l'autre, qui prétendait lui être égale. A côté de ces prétentions, le plébéien élevait les siennes, presque égales à celles du simple gentilhomme, par la facilité qu'il avait de le devenir. Souvent fort supérieur à ce dernier par la fortune, par les talents, il ne se croyait point inférieur à ceux dont ce simple gentilhomme se croyait lui-même l'égal.
Les nobles n'habitaient plus les donjons féodaux. La guerre n'était plus leur occupation exclusive. Ils ne vivaient plus uniquement avec des nobles, ou avec leurs hommes d'armes ou avec des hommes de leur domesticité. Un autre genre de vie leur avait donné d'autres goûts, et ces goûts d'autres besoins. Souvent désœuvrés, et faisant des plaisirs leur unique affaire, tout ce qui était une ressource contre l'ennui, tout ce qui ajoutait aux jouissances, leur était devenu nécessaire. Le plébéien, riche, éclairé, qui ne dépendait point d'eux, qui pouvait se passer d'eux et dont ils ne pouvaient se passer, vivait, je l'ai déjà fait observer, avec eux comme avec ses égaux.
Lorsque j'ai parlé de la grande société française à l'époque de la Révolution, j'ai eu pour objet de faire connaître tous les éléments hétérogènes dont elle se composait alors, et de faire pressentir les résultats qu'un tel désaccord dans les mœurs devait amener. Je suis arrivé au moment où l'amour de l'égalité a pu se montrer sans embarras et à visage découvert.
Dans les siècles polis, la culture des lettres, celle des sciences, celle des beaux-arts forment des professions auxquelles se vouent des hommes, dont un grand nombre appartient souvent, par le mérite personnel, à ce qu'il y a de plus élevé; et par la naissance et par la fortune, à ce qu'il y a de plus inférieur dans la société civile. Un secret instinct doit les porter à élever les avantages qu'ils possèdent au niveau, si ce n'est au-dessus, de ceux dont ils sont privés. D'ailleurs leur but est, en général, d'arriver à la célébrité. La première condition pour cela, est de plaire et d'intéresser, ce qu'ils ne peuvent faire plus sûrement, qu'en flattant les goûts dominants et les opinions régnantes, qu'ils renforcent en les flattant. Les mœurs et l'opinion tendaient à l'égalité; ils en furent donc les apôtres.
Lorsqu'il n'y avait guère d'autre richesse que la richesse territoriale, que cette richesse était entre les mains de la noblesse, et que l'industrie et le commerce étaient exercés par des hommes inférieurs, les nobles les méprisèrent; et parce qu'ils les avaient une fois méprisés, ils se croyaient en droit, et même dans l'obligation de les mépriser toujours (même en s'alliant à eux, ce qui était une inconséquence choquante), et par là, ils irritaient l'orgueil de la classe plébéienne, qui sentait qu'on ne pouvait mépriser son industrie, sans la mépriser elle-même.
Parmi les débris de son ancienne existence, la noblesse avait conservé de certains privilèges qui, dans l'origine, n'étaient qu'une compensation pour des charges qu'alors elle supportait seule, et qu'elle avait cessé de supporter. Ces privilèges, la cause n'en subsistant plus, paraissaient injustes; mais leur injustice n'était pas ce qui les rendait le plus odieux; ils l'étaient surtout par la raison que, portant, non sur la quotité, mais sur la forme de l'impôt, ils établissaient une distinction dans laquelle la classe plébéienne voyait moins une faveur pour les nobles, qu'une injure pour elle.
Ces sentiments dans la classe plébéienne provenaient de l'esprit d'égalité, et servaient à l'entretenir. Qui ne veut point être traité comme inférieur prétend être égal, ou aspire à l'être.
Je dois le dire encore: cette partie de l'armée si imprudemment envoyée au secours des colonies anglaises luttant contre leur métropole, s'était imbue dans le nouveau monde, des doctrines de l'égalité. Elle revenait pleine d'admiration pour ces doctrines et, peut-être, de désir de les mettre aussi en pratique en France; et, par une sorte de fatalité, c'était cette époque-là même que M. le maréchal de Ségur[195] imagina de choisir pour réserver aux nobles toutes les places d'officiers dans l'armée. Une foule d'écrits s'élevèrent contre une disposition qui fermait à tout ce qui n'était pas noble une carrière que Fabert[196], que Chevert[197], que Catinat[198] et d'autres plébéiens comme eux, avaient parcourue avec gloire. Les professions lucratives étant interdites à la noblesse pauvre, on avait cru devoir lui ménager ce dédommagement. On n'avait vu que ce côté de la question. Mais cette mesure, substituant évidemment la naissance au mérite personnel, dans ce qui était le domaine propre du mérite, choquait et la raison et l'opinion. Car, pour dédommager les nobles d'avoir perdu des avantages que la classe plébéienne regardait déjà comme un préjugé humiliant pour elle, on faisait à cette dernière une injustice et un affront. On achevait d'aliéner le soldat, déjà indisposé par l'introduction d'une discipline étrangère, qui l'exposait à un traitement mis de tous les temps, en France, au rang des outrages[199]. Il semblait qu'on eût à cœur de ne point retrouver nos braves soldats au moment du plus grand danger, et en effet, on ne les retrouva plus.
Ainsi, tout tendait à nuire à la classe noble, et ce qu'on lui avait ôté, et ce qu'on lui avait laissé, et ce qu'on voulait lui rendre, et la pauvreté d'une partie de ses membres, et la richesse d'une autre partie, et ses vices et ses vertus même.
Mais tout cela, je l'ai dit plus haut en parlant du second ministère de M. Necker, était l'ouvrage du gouvernement autant au moins que l'effet du mouvement général des choses humaines. Ce n'était point l'ouvrage de la classe plébéienne, qui ne faisait qu'en profiter. L'égalité était venue, pour ainsi dire, au-devant d'elle. Pour résister à ses prévenances, il eût fallu à une masse d'hommes la modération et la prévoyance, dont à peine quelques individus privilégiés sont capables.
L'égalité entre les deux classes, une fois établie par les mœurs nouvelles et dans l'opinion, ne pouvait manquer de l'être par la loi dès qu'une occasion s'en présenterait.
Au moment même de l'ouverture des états généraux, la députation du troisième ordre commença l'attaque contre les deux autres. Elle avait pour principaux chefs des hommes qui, n'appartenant pas au tiers état, avaient été jetés dans ses rangs par le dépit d'une ambition contrariée, ou par le désir de s'ouvrir, au moyen de la popularité, une route à la fortune. Peut-être les aurait-on facilement conduits. On n'en sentit le besoin que quand il n'eût plus servi à rien de réussir.
Quiconque est appelé à faire partie d'un corps, doit justifier de la qualité qu'il a pour en être membre, et du titre qui la lui donne. Mais, à qui doit-il en justifier? Évidemment à ceux qui ont intérêt à ce que nul ne se glisse dans cette réunion à l'aide d'un titre ou supposé ou incomplet, et qui n'ont point d'intérêt contraire; au corps lui-même, s'il est déjà formé; et, s'il ne l'est pas, à la pluralité de ceux qui sont désignés pour le former, et à nul autre. La raison le dit, et la politique de tous les peuples a été de tout temps conforme à ce principe.
Cependant la députation du troisième ordre prétendit que les membres de chaque députation devaient se légitimer auprès des trois ordres, et qu'ils devaient, à cet effet, se réunir dans une même enceinte; en d'autres termes, que la vérification des pouvoirs devait se faire en commun. Cette prétention une fois admise, elle aurait dit aux deux autres députations: en admettant la conséquence, vous avez nécessairement admis le principe, et la vérification des pouvoirs suppose que les trois députations ne forment qu'un seul corps; un seul corps ne reconnaît qu'une seule délibération commune et un vote individuel; les trois députations ne formant qu'un seul corps, il n'y a plus d'ordres, car des ordres ne peuvent exister qu'en corps séparés et distincts: où il n'y a plus d'ordres, les titres et les privilèges qui les constituent doivent cesser. C'est à cela que cette députation voulait arriver, mais n'osant encore y marcher ouvertement, elle prenait une voie détournée.
Sans prévoir peut-être toutes les conséquences de sa prétention, ou les repousser, elle insiste; et pendant qu'on discute et qu'on délibère, elle se déclare assemblée nationale[200], présentant ainsi implicitement les deux autres députations comme de simples conventicules, et les signalant à la haine populaire comme étrangères à la nation, et comme en étant les ennemis.
J'étais membre de la députation de l'ordre du clergé. Mon opinion était qu'il fallait dissoudre les états généraux; et forcé de prendre les choses où elles étaient, de les convoquer de nouveau, suivant un des modes que j'ai indiqués ci-dessus. J'en donnai le conseil à M. le comte d'Artois qui avait alors de la bonté et, si j'osais me servir d'une des expressions qu'il employait, de l'amitié pour moi. On trouva mon conseil trop hasardeux. C'était un acte de force, et la force, il n'y avait autour du roi personne pour la manier. J'eus la nuit à Marly quelques rendez-vous qui, ayant tous été inutiles, me démontrèrent que je ne pouvais être bon à rien, et que, dans ce cas, sous peine de folie, il fallait penser à soi[201].
La composition des états généraux rendant évidemment nuls les deux premiers ordres, il ne restait qu'un seul parti raisonnable à prendre, c'était de céder avant d'y être contraint, et quand on pouvait encore s'en faire un mérite. Par là, on pouvait empêcher que les choses ne fussent d'abord portées à l'extrême, on forçait le troisième ordre à des ménagements, on conservait le moyen d'influer sur les délibérations communes, on gagnait du temps, ce qui souvent est tout gagner; et s'il y avait une chance de reprendre du terrain, ce parti était le seul qui l'offrît. Je n'hésitai donc point à me mettre au nombre de ceux qui en donnèrent l'exemple.
La lutte se prolongeant, le roi intervient comme médiateur; il échoue. Il commande à la députation du troisième ordre et n'est point obéi; on veut qu'elle ne puisse pas s'assembler, et l'on ferme la salle de ses séances. Elle s'en fait une d'un jeu de paume et jure de ne point se séparer sans avoir fait une constitution, c'est-à-dire sans avoir détruit la constitution du royaume[202]. On songe alors à arrêter par la force le mouvement qu'on n'a pas su prévoir, et l'instrument de la force échappe aux mains qui la veulent employer. En un même jour la France entière, villes, villages, hameaux, se trouve sous les armes. La Bastille est attaquée, prise ou livrée en deux heures, et son gouverneur égorgé[203]. La fureur populaire se fait encore d'autres victimes[204]. Alors tout cède, il n'y a plus d'états généraux; ils ont fait place à une assemblée unique et toute-puissante; et le principe de l'égalité est consacré. Ceux qui ont conseillé l'emploi de la force, ceux qui l'ont mise en mouvement, ceux qui en ont été les chefs, ne songent qu'à leur sûreté. Une partie des princes sort du royaume et l'émigration commence.
M. le comte d'Artois en avait donné le premier le signal. Son départ me fit une peine extrême. Je l'aimais. J'eus besoin de toute la force de ma raison pour ne pas le suivre, et pour résister aux instances que me faisait de sa part madame de Carignan pour aller le rejoindre à Turin. On se tromperait si on concluait de mon refus que je blâmasse les émigrés; je ne les blâmais point, mais je blâmais l'émigration. Presque tous les émigrés ont été guidés par un sentiment noble et par un grand dévouement; mais l'émigration était une combinaison fausse. Qu'elle eût pour motif, ou la crainte du danger, ou l'amour-propre offensé, ou le désir de recouvrer par les armes ce qu'on aurait perdu, ou l'idée d'un devoir à remplir, elle ne me paraissait sous tous ces rapports qu'un mauvais calcul.
Il ne pouvait y avoir de nécessité d'émigrer que dans le cas d'un danger personnel contre lequel la France n'eût point offert d'asiles, ou d'asiles assez sûrs, c'est-à-dire dans le cas d'un danger général pour les nobles. Ce danger n'existait pas alors; on pouvait le prévenir, tandis que le premier effet de l'émigration devait être de le créer. Ni la totalité de la classe noble, ni la majorité de cette classe, ne pouvaient abandonner le royaume. L'âge, le sexe, les infirmités, le défaut d'argent et d'autres causes non moins puissantes étaient pour un grand nombre un obstacle invincible. Il ne pouvait donc en sortir qu'une partie, et cette partie absente devait inévitablement compromettre l'autre. En butte aux soupçons, bientôt à la haine, ceux qui restaient et qui ne pouvaient fuir, devaient, par peur, grossir le parti dominant, ou être sa victime.
La seule perte dont l'esprit d'égalité menaça alors la noblesse, était celle de ses titres et de ses privilèges. Par l'émigration, on ne prévenait point cette perte, et même les gentilshommes français couraient le risque d'en ajouter une plus grande, celle de leurs biens. Quelque pénible que fût pour la noblesse la perte de ses titres et de ses privilèges, elle l'était incomparablement moins que la situation à laquelle elle allait se trouver réduite par le simple séquestre de ses revenus. La perte seule des titres pouvait être adoucie par la certitude qu'elle n'était point irréparable, et par l'espoir même qu'elle serait réparée. Dans une grande et antique monarchie, l'esprit d'égalité, pris dans sa rigueur, est une maladie nécessairement passagère, et cette maladie devait être d'autant moins violente et d'autant plus courte qu'elle eût été moins combattue. Mais des biens une fois perdus ne pouvaient être restitués aussi facilement que des titres; ils pouvaient avoir été aliénés, avoir passé dans tant de mains qu'il devînt impossible de les recouvrer jamais et dangereux même de le tenter. La perte en serait alors un mal sans remède, non seulement pour les nobles, mais encore pour l'État tout entier à qui son organisation naturelle ne pourrait plus être qu'imparfaitement rendue, dès que l'un de ses éléments essentiels n'existerait plus qu'en partie. Or, la noblesse, élément essentiel de la monarchie, n'est point un élément simple, et la naissance sans biens, ou les biens sans naissance, ne donnent point, politiquement parlant, la noblesse complète.
On ne pouvait pas se faire illusion au point de croire que ce que la classe noble tout entière, avec tous les moyens d'action et d'influence qui lui restaient, n'aurait pu défendre et conserver, pût être recouvré par les forces seules de la partie de cette classe qui se serait expatriée. Tout son espoir serait donc dans le secours de l'étranger. Mais n'y avait-il donc rien à redouter de ces secours-là? Pouvait-on les accepter sans défiance s'ils étaient offerts, ou les implorer sans scrupule? La grandeur d'une injure reçue ne suffisait point pour excuser ceux qui appelaient la force étrangère dans leur pays. Il fallait pour justifier un acte de cette nature la réunion de beaucoup de circonstances; il fallait qu'une grande et évidente utilité pour le pays même le demandât; il fallait qu'il n'y eût point d'autres moyens; il fallait être sûr du succès et que ni l'existence du pays, ni son intégrité, ni son indépendance à venir, n'en reçussent aucune atteinte. Or, quelle certitude avait-on de ce que feraient les étrangers une fois vainqueurs? Quelle certitude avait-on qu'ils le devinssent? Avait-on la certitude d'en recevoir de véritables secours, et fallait-il se commettre sur de simples espérances? Pourquoi aller au-devant de secours qui peut-être n'arriveraient pas, quand, avec la certitude même de les voir arriver, la raison voulait qu'on restât tranquille et qu'on les attendît? et en les attendant, on pouvait, si le besoin social du pays l'exigeait, coopérer avec eux d'une manière plus efficace; on ajoutait alors aux chances de succès, et l'on ne compromettait rien; au lieu qu'en allant les chercher, on compromettait tout, parents, amis, fortune et le trône avec eux; et non seulement le trône, mais encore la vie du monarque et celle de sa famille qui, peut-être, un jour, sur le bord de l'abîme, ou déjà dans l'abîme, ne pourrait se rendre raison de ses malheurs qu'en s'écriant: Voilà cependant où l'émigration nous a conduits[205].
Charles, marquis de Clermont-Gallerande était issu d'une vieille famille du Maine. Né en 1744, il devint maréchal de camp, prit part à la défense des Tuileries au 10 Août, et fut longtemps emprisonné sous la Terreur. C'est lui qui, sous le consulat, remit à Bonaparte la lettre par laquelle Louis XVIII l'invitait à le rétablir sur le trône. Pair de France en 1814, il mourut en 1823. Ses Mémoires ont été publiés en 1825 à Paris (3 vol. in-8°).]
Ainsi, loin de pouvoir être regardée comme l'accomplissement d'un devoir, l'émigration avait besoin d'être excusée, et ne pouvait l'être que par l'immensité d'un danger personnel auquel on n'eût point d'autre moyen de se soustraire. Ces idées, si un autre ordre de choses se présente un jour, deviendront, je l'espère, générales parmi ceux qui auraient peut-être encore à lutter contre le torrent révolutionnaire.
Je résolus donc de ne point quitter la France, avant d'y être contraint par un danger personnel; de ne rien faire pour le provoquer, de ne point lutter contre un torrent qu'il fallait laisser passer, mais de me tenir en situation et à portée de concourir à sauver ce qui pouvait être sauvé, de ne point élever d'obstacle entre l'occasion et moi, et de me réserver pour elle.
La députation du troisième ordre, avant d'avoir triomphé des deux autres, s'était occupée de dresser une déclaration des droits à l'imitation de celle que les colonies anglaises avaient faite, lorsqu'elles avaient proclamé leur indépendance. On continua de s'en occuper après la fusion des ordres. Cette déclaration n'était autre chose qu'une théorie de l'égalité, théorie qui se réduisait à ceci:
«Il n'y a de différence réelle, et il ne doit y avoir de distinction permanente entre les hommes que celles qui tiennent au mérite personnel. Les distinctions qui viennent des emplois sont accidentelles et doivent être temporaires, pour que le droit que chacun a d'y prétendre ne soit pas illusoire. Le peuple est la source de tout pouvoir politique, comme il en est la fin. A lui seul appartient la souveraineté. Ce qu'il veut est loi, et rien n'est loi que ce qu'il veut. S'il ne peut exercer lui-même la souveraineté, ce qui arrive lorsqu'il est trop nombreux pour se réunir, il la fait exercer par des représentants de son choix, lesquels peuvent tout ce qu'il pourrait lui-même, et dont le pouvoir est par conséquent sans bornes.»
L'incompatibilité d'une monarchie héréditaire avec l'application d'une pareille théorie était palpable. Cependant l'Assemblée voulait de bonne foi conserver la monarchie et y appliquer la républicaine théorie qui s'était emparée de toutes les têtes. Elle ne soupçonnait même pas qu'il y eût de la difficulté à les concilier, tant l'ignorance est présomptueuse, et tant les passions sont aveugles. Par la plus hardie et la plus insolente des usurpations, l'Assemblée s'arroge l'exercice de cette souveraineté qu'elle attribue au peuple; elle se déclare constituante, c'est-à-dire investie du droit de détruire tout ce qui existe, et d'y substituer tout ce qui lui plaira.
On avait acquis la triste certitude que si on voulait la dissoudre, elle n'obéirait pas, et qu'on n'était pas en état de la forcer à l'obéissance. Argumenter contre elle n'aurait servi de rien. En se bornant à lui contester le pouvoir qu'elle s'attribuait, on ne l'empêchait pas d'agir; protester contre ses actes était une mesure pleine de dangers et qui n'aurait arrêté rien. Mais le roi pouvait lui dire:
«Vous posez en principe qu'au peuple appartient la souveraineté. Vous posez en fait qu'il vous en a délégué l'exercice dans toute sa plénitude. J'ai là-dessus des doutes, pour ne rien dire de plus. Il est de toute nécessité qu'avant de passer outre, cette question soit décidée. Je ne prétends pas m'en faire juge; vous non plus, vous ne pouvez pas l'être; mais ce peuple est un juge que vous ne sauriez récuser: je vais l'interroger, sa réponse sera notre loi.»
Toutes les probabilités sont que, pour peu qu'on y eût mis d'habileté, le peuple à une époque où les idées révolutionnaires n'avaient point encore infecté la masse, et où ce qu'on a appelé depuis les intérêts révolutionnaires n'existait pas encore, aurait désavoué les doctrines et condamné les prétentions de l'Assemblée. Rien alors n'eût été plus facile que de la dissoudre. Ces doctrines et ces prétentions ainsi condamnées l'auraient été pour toujours. Que si le peuple les eût au contraire sanctionnées par ses suffrages, il en aurait alors subi toutes les conséquences et subi avec justice, ayant pu s'en préserver et ne l'ayant pas voulu; et aucune part de la responsabilité n'aurait pesé sur le monarque. D'un appel au peuple s'ensuivait, il est vrai, la nécessité de le reconnaître pour souverain, s'il se déclarait tel; et l'on dira peut-être que c'était une chose qu'il fallait éviter à tout prix. Mais l'appel au peuple, à l'époque à laquelle on était arrivé, n'aurait pas créé cette nécessité; il aurait au contraire présenté l'unique chance qu'il y eût encore de s'y soustraire, en la rendant, de présente et d'absolue qu'elle était, contingente et simplement possible. L'Assemblée s'attribuait un pouvoir auquel elle donnait pour fondement la souveraineté du peuple et qui n'en pouvait pas avoir d'autre. On reconnaissait donc cette souveraineté dès qu'on reconnaissait ce pouvoir, et il y avait une absolue nécessité de la reconnaître, à moins de forcer l'Assemblée à se rétracter ou de la dissoudre (deux choses également impossibles), ou bien d'amener le peuple à prononcer contre elle, ce qui ne se pouvait faire qu'en le prenant pour juge. Alors, ou il aurait, comme je crois, rempli les espérances qu'on avait mises en lui, ou il aurait trompé ces espérances. Dans le premier cas, il aurait arrêté le mal à sa naissance, et fait avorter la Révolution; dans le second, il n'aurait fait que rendre inévitable ce qu'on ne pouvait éviter que par lui, ce qui n'aurait pas accru mais seulement révélé la grandeur du mal. On y aurait gagné de ne plus pouvoir se faire d'illusion sur sa nature; on aurait perdu l'idée de le combattre par des moyens propres seulement à l'irriter. On aurait senti qu'avant qu'il eût parcouru tous ses périodes de développement, il n'y avait point de remède à attendre du dedans; on l'aurait vu aussi contagieux qu'il l'était, et l'Europe ne se serait point endormie, comme elle le fit, dans une fausse et pernicieuse sécurité. Ainsi, même dans la pire supposition, l'appel au peuple aurait été une démarche de la plus grande utilité, sans aucun mélange d'inconvénient. Pourquoi donc ne le fit-on pas? Par préjugé, peut-être, ou par passion, car les préjugés et les passions n'étaient pas tous d'un seul côté; peut-être, aussi, parce que l'idée n'en vint à aucun de ceux qui formaient alors le conseil du roi.
Après quelques tentatives de force, abandonnées presque aussitôt que conçues, on se confia uniquement à l'intrigue pour tâcher de détruire un pouvoir qu'on avait laissé devenir trop fort pour être contenu, ou même dirigé, par un aussi faible moyen. L'Assemblée fut donc à peu près laissée à elle-même. Au milieu des passions qui l'agitaient, elle perdit bientôt de vue tous les principes constitutifs de la société. Elle ne sut plus qu'il y a pour la société civile un mode d'organisation nécessaire sans lequel elle ne saurait exister.
Fascinée par les chimériques idées d'égalité et de souveraineté du peuple, l'Assemblée commit des milliers de fautes.
Le roi fut qualifié de premier représentant, de mandataire du peuple et de chef du pouvoir exécutif, titres dont aucun n'était le sien, dont aucun n'exprimait les fonctions qu'il devait remplir comme monarque.
Le droit de convoquer, ajourner et dissoudre le corps législatif lui fut ôté.
Ce corps, devenu un pouvoir, fut rendu permanent, et dut se renouveler à des périodes fixes. Il ne devait former qu'une chambre unique.
Tout Français majeur, non serviteur à gages et non condamné à des peines afflictives ou infamantes, fut éligible ou électeur, selon qu'il payait cinquante francs de contributions directes ou trois francs seulement.
Les élections durent se faire par un pêle-mêle de toutes les professions.
La nomination des évêques, des juges et des administrateurs fut attribuée aux collèges électoraux.
Le roi n'eut le pouvoir que de suspendre provisoirement les administrateurs. Le droit de les casser fut attribué au pouvoir général. Les juges n'étaient nommés qu'à temps.
L'initiative seule de faire la paix ou la guerre restait au monarque; mais le droit de déclarer celle-ci et de sanctionner la paix était réservé au pouvoir législatif.
Dans l'armée, on établit un mode d'avancement aux grades qui enlevait au roi les deux tiers des choix.
Le roi put rejeter les propositions de la législature, mais avec cette restriction que ce que trois législatures successives auraient adopté, serait loi, nonobstant le refus du roi de le sanctionner.
Telle était la loi d'organisation que l'Assemblée imposa à la société politique et civile en France, loi qui ne laissa subsister de la monarchie qu'un vain simulacre.
Ceux qui avaient été les plus ardents à la détruire cette monarchie, s'aperçurent enfin qu'ils étaient allés trop loin et tentèrent de revenir sur leurs pas; ils ne réussirent qu'à perdre leur popularité. Le torrent formé par l'ignorance et les passions était si violent qu'il était impossible de l'arrêter. Ceux qui en pressentaient le plus les ravages, étaient réduits à se renfermer, autant que la prudence le permettait, dans un rôle passif.
Ce fut généralement le parti que je pris[206]. Cependant, je crus devoir parler dans plusieurs questions de haute finance. Je m'opposai à la création des assignats, à la réduction des intérêts de la dette publique. J'établis dans une opinion assez développée les principes sur lesquels je croyais que devait être fondée une banque nationale. Je proposai de décréter l'uniformité dans les poids et mesures. Je me chargeai aussi du rapport du comité de constitution sur l'instruction publique.
Pour faire ce grand travail, je consultai les hommes les plus instruits et les savants les plus remarqués de cette époque, où existaient M. de Lagrange[207], M. de Lavoisier[208], M. de la Place, M. Monge[209], M. de Condorcet, M. Vicq d'Azyr[210], M. de la Harpe[211]. Tous m'aidèrent. L'espèce de réputation que ce travail a acquise, exigeait que je les nommasse.
Il se présenta une circonstance où, malgré toute ma répugnance, je crus nécessaire de me mettre en avant. Voici les motifs qui me déterminèrent.
L'Assemblée prétendit régler seule et par la loi civile, ce qui jusqu'alors n'avait été réglé que par le concours des puissances spirituelle et temporelle et des lois canoniques et civiles. Elle fit pour le clergé une constitution particulière[212], exigeant de tous les ecclésiastiques en fonctions un serment de s'y conformer, sous peine d'être considérés comme démissionnaires. Presque tous les évêques le refusèrent, et, leurs sièges étant réputés vacants, les collèges électoraux nommèrent des sujets pour les remplir. Les nouveaux élus étaient bien disposés à se passer de l'institution donnée par la cour de Rome; mais ils ne pouvaient se passer du caractère épiscopal qui ne pouvait leur être conféré que par des hommes qui l'eussent reçu. S'il ne se fût trouvé personne pour le leur conférer, il aurait été grandement à craindre, non pas que tout culte fût proscrit, comme il arriva quelques années après, mais ce qui me semblait plus dangereux, parce que cela pouvait être durable, c'est que l'Assemblée, par les doctrines qu'elle avait sanctionnées, ne poussât bientôt le pays dans le presbytérianisme plus accommodé aux opinions alors régnantes, et que la France ne pût être ramenée au catholicisme, dont la hiérarchie et les formes sont en harmonie avec celles du système monarchique. Je prêtai donc mon ministère pour sacrer un des nouveaux évêques élus, qui, à son tour, sacra les autres[213].
Cela fait, je donnai ma démission de l'évêché d'Autun, et je ne songeai plus qu'à m'éloigner de la première carrière que j'avais parcourue; je me mis à la disposition des événements, et pourvu que je restasse Français, tout me convenait. La Révolution promettait de nouvelles destinées à la nation; je la suivis dans sa marche et j'en courus les chances. Je lui vouai le tribut de toutes mes aptitudes, décidé à servir mon pays pour lui-même, et je plaçai toutes mes espérances dans les principes constitutionnels qu'on se croyait si près d'atteindre. Cela explique pourquoi et comment, à plusieurs reprises, je suis entré, sorti et rentré dans les affaires publiques, et aussi le rôle que j'y ai joué.
APPENDICE[214]
NOTE DE M. DE BACOURT SUR LES ENTREVUES DU COMTE D'ARTOIS ET DU PRINCE DE TALLEYRAND.
Nous voulons ajouter à ce passage quelques détails que M. de Talleyrand avait négligés ou peut-être oubliés. Il est positif qu'à l'époque à laquelle ce passage se rapporte, M. de Talleyrand eut avec M. le comte d'Artois plusieurs entrevues, dans lesquelles il chercha à convaincre le prince de la nécessité de prendre des mesures de force, et, tout en maintenant les concessions que le roi avait déjà faites, de réprimer avec vigueur les agitations populaires qui se manifestaient chaque jour, et qui avaient déjà ensanglanté les rues de la capitale. La plus importante et la dernière de ces entrevues eut lieu à Marly, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1789, c'est-à-dire quelques heures avant que le prince quittât la France. Lorsque M. de Talleyrand se présenta chez M. le comte d'Artois, le prince qui était déjà couché, le fit néanmoins entrer, et là, dans un entretien de plus de deux heures, M. de Talleyrand exposa de nouveau tous les dangers de la situation et supplia le prince de les faire connaître au roi. M. le comte d'Artois ému se leva, se rendit chez le roi et, après une absence assez prolongée, revint déclarer à M. de Talleyrand qu'il n'y avait rien à faire avec le roi, qui était résolu à céder plutôt que de faire verser une goutte de sang en résistant aux mouvements populaires. «Quant à moi, ajouta M. le comte d'Artois, mon parti est pris: je pars demain matin, et je quitte la France.»—M. de Talleyrand conjura vainement le prince de renoncer à cette résolution en lui représentant les embarras et les périls qu'elle pourrait avoir pour lui dans le présent, et pour ses droits, et ceux de ses enfants dans l'avenir, M. le comte d'Artois persista, et M. de Talleyrand finit par lui dire: «Alors, Monseigneur, il ne reste donc plus à chacun de nous qu'à songer à ses propres intérêts, puisque le roi et les princes désertent les leurs, et ceux de la monarchie.—En effet, répliqua le prince, c'est ce que je vous conseille de faire. Quoiqu'il arrive, je ne pourrai vous blâmer; et comptez toujours sur mon amitié.»—M. le comte d'Artois émigra le lendemain.
Au mois d'avril 1814, M. de Talleyrand, devenu président du gouvernement provisoire, se trouva dans le cas d'annoncer à M. le comte d'Artois, qui était alors à Nancy attendant les événements, que Louis XVIII était appelé au trône, et que le prince était invité à se rendre à Paris, pour y prendre le gouvernement en qualité de lieutenant général du royaume. Il chargea M. le baron de Vitrolles[215] de cette mission, et au moment du départ de celui-ci, pendant qu'on cachetait la dépêche pour le prince, il lui fit, en se promenant dans l'entresol de son hôtel de la rue Saint-Florentin, le récit de l'entretien de la nuit du 16 juillet 1789, puis il lui dit: «Faites-moi le plaisir de demander à M. le comte d'Artois s'il se rappelle ce petit incident.»
M. de Vitrolles, après s'être acquitté de son important message, ne manqua pas de poser au prince la question de M. de Talleyrand; à quoi le comte d'Artois répondit: «—Je me rappelle parfaitement cette circonstance, et le récit de M. de Talleyrand est de tout point exact.»
Averti que M. de Vitrolles avait raconté cette anecdote à plusieurs personnes, nous crûmes devoir faire appel à sa mémoire et à sa loyauté. Pour justifier cette expression de loyauté, il faut dire que M. de Vitrolles, à la suite de la révolution du mois de juillet 1830, avait cessé toute relation avec M. de Talleyrand, et s'exprimait très sévèrement sur son compte. C'est ce qui expliquera le ton d'hostilité et d'aigreur qui perce au travers de la lettre de M. de Vitrolles que nous allons insérer ici. Nous pensons que, pour le lecteur comme pour nous, cette hostilité ne fera que confirmer davantage la sincérité de M. de Vitrolles dans sa déclaration, et l'authenticité du passage des Mémoires de M. de Talleyrand. Les légères divergences qu'on remarquera entre le récit qui nous a été fait par M. de Talleyrand, et celui de la lettre de M. de Vitrolles, s'expliquent naturellement par l'effet du temps qui s'était écoulé, et qui a pu modifier les souvenirs des deux narrateurs. Le fait qui reste acquis c'est que M. de Talleyrand au mois de juillet 1789, croyait qu'on pouvait arrêter la marche révolutionnaire des événements, qu'il a eu le mérite de le dire, et le courage de proposer de s'en charger. Il n'est peut-être pas le seul qui s'en soit vanté plus tard; nous pensons avoir constaté que lui, au moins, ne s'en vantait pas à tort.
Voici la lettre de M. de Vitrolles:
«M. le baron de Vitrolles à M. de Bacourt.
»Paris, 6 avril 1852.
»Monsieur,
»Vous avez attaché quelque prix au témoignage que je pourrais rendre sur une circonstance particulière de la vie de M. le prince de Talleyrand; je ne crois pas pouvoir mieux satisfaire à vos désirs qu'en transcrivant ici ce que j'en ai écrit il y a bien des années, dans une relation des événements de 1814.
»Lorsque S.M. l'empereur de Russie et M. le prince de Talleyrand eurent compris que la présence du frère du roi revêtu des pouvoirs de lieutenant général du royaume devenait nécessaire, et que je partais pour décider Monsieur à se rendre à Paris, j'avais eu plusieurs conférences à ce sujet avec le président du gouvernement provisoire. Dans un dernier entretien, au moment du départ, nous avions traité les conditions et les formes de la réception de Monseigneur. Après un moment de silence, le prince de Talleyrand reprit avec son sourire caressant et d'un ton qui voulait être léger, et presque indifférent:
»Je vous prie de demander à M. le comte d'Artois, s'il se rappelle la dernière occasion que j'ai eue de le voir: c'était au mois de juillet 1789. La cour était à Marly. Trois ou quatre de mes amis, frappés comme moi de la rapidité et de la violence du mouvement qui entraînait les esprits, nous résolûmes de faire connaître au roi Louis XVI la véritable situation des choses, que la cour et les ministres semblaient ignorer. Nous fîmes demander à Sa Majesté de vouloir bien nous recevoir: nous désirions, pour le bien de son service comme pour nous, que cette audience fût tenue secrète. La réponse fut que le roi avait chargé son frère M. le comte d'Artois de nous recevoir; le rendez-vous fut donné à Marly dans le pavillon que M. le comte d'Artois occupait seul. Nous y arrivâmes à minuit.» M. de Talleyrand me rapporta la date précise du jour, et le nom des amis qui l'accompagnaient: c'étaient des membres de l'Assemblée nationale et de cette minorité de la noblesse qui s'étaient réunis au tiers état; la date et les noms me sont également échappés.
»Lorsque nous fûmes en présence de M. le comte d'Artois, continua M. de Talleyrand, nous lui exposâmes en toute franchise la situation des affaires et de l'État, telle que nous l'envisagions. Nous lui dîmes que l'on se trompait, si l'on croyait que le mouvement imprimé aux esprits pût facilement se calmer. Ce n'est point avec des atermoiements, des ménagements et quelques condescendances, qu'on peut conjurer les dangers qui menacent la France, le trône et le roi. C'est par un puissant développement de l'autorité royale, sage et habilement ménagé. Nous en connaissons les voies et les moyens, la position qui nous permet de l'entreprendre, et donne les gages d'y réussir, si la confiance du roi nous y appelait.—M. le comte d'Artois nous écoutait très bien, et nous comprenait à merveille, peut-être avec la pensée que nous exagérions le danger de la situation, et notre importance pour y remédier. Mais, comme il nous le dit, il n'avait été chargé par le roi que de nous entendre, et de lui rapporter ce que nous voulions lui faire connaître; il n'avait aucune réponse à nous donner, et aucun pouvoir d'engager la volonté ou la parole du roi. Lorsque nous en fûmes là, nous demandâmes à M. le comte d'Artois la permission de lui dire, que si la démarche que nous faisions de conscience et de bonne foi n'était pas appréciée, si elle n'avait aucune suite et n'amenait aucun résultat, Monseigneur ne devait pas s'étonner que, ne pouvant résister au torrent qui menaçait de tout entraîner, nous nous jetions dans le courant des choses nouvelles....—Demandez je vous prie, à Monsieur, répéta M. de Talleyrand, si cet entretien nocturne est resté dans sa mémoire. C'était bien près du moment où il quittait la France.
»J'admirai la subtilité de cet esprit, qui trouvait dans un de ses souvenirs une explication, une excuse et presque une justification de toute sa vie révolutionnaire; il en aurait trouvé bien d'autres pour des circonstances différentes et même contraires. En écoutant ce récit qui tombait avec une sorte d'indifférence et de naïve simplicité, je me permettais de douter que ce qui pouvait rester dans la mémoire de Monsieur, fût entièrement conforme aux paroles que je venais d'entendre. Cependant, lorsque à Nancy, je vins à me rappeler la recommandation de M. de Talleyrand, Monseigneur me dit, sans entrer dans aucun détail, qu'il n'avait point oublié cette circonstance, et que tout ce que je lui rapportais était entièrement conforme à la vérité.
»Je désire, Monsieur, que ce témoignage suffise à ce que vous attendiez de moi. Je vous remercie de m'avoir donné cette occasion de vous offrir l'assurance de ma considération la plus distinguée.
»Le baron de vitrolles.»
FIN DE L'APPENDICE ET DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
DE M. LE DUC D'ORLÉANS
DE M. LE DUC D'ORLÉANS[216]
Les mémoires particuliers et la vie des hommes célèbres sont la source des vérités historiques: comparés à la tradition toujours crédule, même superstitieuse, ils en deviennent la critique ou la preuve; ils concourent à former avec elle ce caractère d'authenticité que l'histoire réclame.
C'est par cette raison que les temps d'Henri III, d'Henri IV, de Louis XIII et de Louis XIV ont été bien connus, et que l'histoire de ces règnes a obtenu plus de confiance. L'âge qui a suivi et qui se rapproche plus de nous, n'a pas eu jusqu'à présent autant d'avantages; il nous a laissés moins riches en ce genre d'instruction. Il semble que les traditions seules ont fondé la croyance générale.
Le Siècle de Louis XIV par M. de Voltaire est une composition à part. Elle tient au genre des Mémoires par la simplicité, le ton naturel, le souvenir de quelques anecdotes, mais souvent elle s'élève à des vues générales et d'un ordre supérieur. Il est évident que M. de Voltaire n'a pas prétendu écrire l'histoire du règne de Louis XIV, et qu'il a voulu se borner à en crayonner à grands traits les principaux événements.
Une vie bien faite de M. de Colbert ou de M. de Louvois donnerait une idée juste du caractère qu'avait le gouvernement de ce grand roi. Un ouvrage de ce genre sur le ministère du duc de Choiseul ferait connaître l'esprit qui dominait à la cour et dans l'administration sous le règne de Louis XV. J'ai pensé qu'un tableau de la vie de M. le duc d'Orléans donnerait les traits et la couleur du règne faible et passager de Louis XVI; qu'il mettrait sous les yeux d'une manière sensible le relâchement général des mœurs publiques et particulières sous son règne, ainsi que la dégradation dans les formes du gouvernement et les habitudes de l'administration; qu'un ouvrage entrepris dans cette vue représenterait le caractère d'une époque importante de l'histoire de France.
Dans l'espace de trois siècles, à des intervalles à peu près égaux, le gouvernement en France a été menacé par des mouvements qui, chacun, portait une empreinte particulière. Les premiers, ceux de la Ligue et de la Fronde, ont hâté le développement de la force et de la grandeur nationales; les Guise et le cardinal de Retz avaient quelque chose de noble dans leur audace et dans leurs moyens: c'était la séduction du temps. Le dernier mouvement, celui de nos jours, n'a été qu'une épouvantable catastrophe. M. le duc d'Orléans, qui s'y est fait remarquer, ne s'y est livré que par désordre, par mépris des convenances, par abandon de lui-même: c'était la gloire, le goût et l'intrigue de cette époque. J'entre en matière.
Je ne puis dire quel rôle les différents partis qui ont dominé en France, depuis le début de la Révolution, feront jouer à M. le duc d'Orléans, lorsqu'ils peindront, chacun pour leur apologie, les grandes scènes de cette Révolution. Pourvu qu'on ne lui attribue que tous les torts qui peuvent résulter de la plus extrême faiblesse de caractère, les faits, s'ils ne sont point exacts, seront au moins vraisemblables. C'est ce que prouverait sa vie tout entière. Les circonstances au milieu desquelles il s'est trouvé ont changé souvent, mais lui, enfant, jeune homme, plus âgé, il a toujours été invariablement le même.
Quoique je puisse donner sur la vie et sur le caractère de M. le duc d'Orléans, des détails curieux et peu connus, je les laisserais se perdre dans ma mémoire si je ne voyais que de la curiosité à satisfaire, mais j'ai cru y apercevoir un but utile et je les ai réunis.
Dans un pays où l'on fait encore quelques élections, il est bon de donner le signe caractéristique auquel on peut reconnaître les hommes qui doivent être éloignés du théâtre des affaires. M. le duc d'Orléans est, à cet égard, un grand exemple. Tout homme qui, jeune, affiche un profond mépris pour l'opinion publique, et dont les mœurs, ensuite, sont si dépravées qu'il ne se respecte pas lui-même, ne connaîtra plus, quand il avancera en âge, d'autres bornes à ses vices que la stérilité de son imagination ou de l'imagination de ceux qui l'entourent.
Je serais dispensé de dire de quels avantages avait à se glorifier le premier prince du sang de la maison de Bourbon, s'il n'était pas important de faire connaître avec exactitude le degré de consanguinité qui existait entre Louis XVI et le duc d'Orléans. C'est en plaçant celui-ci au milieu de tous les avantages dont il jouissait, c'est en le confrontant avec tous ses devoirs, que son caractère sera mieux connu. On verra ce qu'il a foulé aux pieds, quels liens il a brisés, quels sentiments il a étouffés, quelle position il a dégradée.
C'était un titre puissant à l'amour des Français que de compter Henri IV pour son aïeul. La France était accoutumée à révérer dans le premier prince du sang, le premier des sujets, assez grand pour protéger, jamais assez pour opprimer, plus puissant qu'aucun autre individu, mais moins puissant que la loi, que le roi, qui en était l'image. Il était l'un des canaux les plus naturels par qui la bienfaisance particulière du monarque pouvait descendre sur les peuples, et la reconnaissance des peuples remonter jusqu'au trône[217].
On ne doit pas attendre de moi de grands détails sur les premières années de M. le duc de Chartres. Je n'imiterai pas ceux qui recherchent péniblement dans les mots que bégaye un enfant, l'horoscope de ses vices ou de ses vertus. Je laisse cela aux personnes qui écrivent avec un système: je n'en ai point.
M. le duc de Chartres, sorti de la première enfance, passa à l'éducation, et alors ses gouvernantes furent des hommes, car il n'y eut guère entre ses bonnes et ses premiers instituteurs que la différence de la faiblesse des femmes à la complaisance des hommes. Mais on disait: «S'il n'est pas bien élevé, au moins il sera bon. Les d'Orléans sont bons.»—Cette bonté dont on se croyait si sûr faisait qu'on ne s'occupait pas plus de son caractère que de ses études. Comme il avait une taille fort élégante, on chercha à le faire réussir dans les exercices du corps. Peu de jeunes gens montaient à cheval aussi bien et avec autant de grâce que lui. Il faisait bien des armes; au bal il était toujours remarqué. Tout ce qui reste de l'ancienne cour de France regrette de l'y avoir applaudi, dansant des béarnaises dans le costume d'Henri IV, ou faisant des pas nobles avec les habits de fête que les jeunes gens portaient à la cour de Louis XIV. Quoique son esprit montrât dans ses petits intérêts et avec les enfants de son âge assez de justesse, il n'apprit rien tout à fait, il commença quelques sciences, quelques langues, mais jamais il ne put parvenir à savoir seulement les règles de l'orthographe, qui, aujourd'hui, ne sont plus ignorées d'aucune femme de France. Son maître de mathématiques m'a dit cependant qu'il lui croyait quelques dispositions pour cette science. Mais il était trop mobile pour qu'on pût essayer autre chose que de faire passer devant lui différents genres d'instruction; son attention se fatiguait aisément; il ne pouvait la contenir que jusqu'au moment où il avait sur ce qu'on lui enseignait un aperçu quelconque; alors, il n'avançait plus. Son caractère n'annonçait encore rien de saillant; on pouvait cependant remarquer qu'il trouvait une sorte de satisfaction maligne à embarrasser les personnes qui l'approchaient, espèce de méchanceté gaie, brouillonne et hautaine que la bienveillance appelle espièglerie.
On a remarqué aussi que, dans sa première jeunesse, il ne montra jamais de reconnaissance ni pour ses parents ni pour ses maîtres, et qu'il n'avait aucun attachement pour les compagnons de ses jeux. Quoique ce soit dans les enfants des défauts purement négatifs qui ne caractérisent aucun penchant, cependant ils annoncent une grande froideur de cœur. Je n'ose nommer parmi les personnes qui ont concouru à son éducation que M. le comte de Pont, M. de Chateaubrun[218] et M. de Foncemagne[219]; je ne les cite que parce qu'ils ont, par eux-mêmes, des droits fondés à l'estime publique.
Il tardait à M. le duc de Chartres de voir arriver l'âge de l'indépendance, et ce n'était pas, comme dans les bons jeunes gens, pour s'essayer lui-même aux pratiques honorables de la vie, mais uniquement pour se soustraire à l'ennui des gouverneurs, et pour se livrer à toute l'impétuosité de ses penchants. Ce moment qui ne devrait être fixé pour chaque individu qu'à raison de la disposition de l'esprit, de la trempe du caractère, de l'emploi qu'on a fait de son temps, ce moment, dis-je, est en général mal calculé chez les Français. Ils ne laissent presque aucun intervalle entre l'enfance et l'instant où un jeune homme entre sans guide dans un monde qu'il ignore. Cet abandon subit est encore plus nuisible chez les princes. Esclaves des soins qu'on multiplie autour d'eux, ils ont été des enfants jusqu'à seize ans, et tout à coup ils se trouvent plus que des hommes; ils ne sont pas encore capables d'être libres, et déjà ils commandent. Étonnés de leurs nouvelles facultés, pressés d'en abuser pour en constater la propriété, ils ne trouvent autour d'eux que des séductions. Leurs plus fidèles serviteurs craignent de leur déplaire en les avertissant, et une foule d'autres s'empressent, par tous les moyens, de leur être agréables.
Il n'y a rien qu'on ne dût craindre de cette combinaison de circonstances, avec un naturel tel que celui qu'on apercevait déjà dans M. le duc de Chartres. S'il eût été armé de quelque principe qui eût fait sur son cœur une impression profonde, on aurait pu s'attendre à en retrouver les effets dans ces instants de calme où tout homme redescend en lui-même. Il aurait, du moins, donné à ses goûts les bornes conventionnelles de l'opinion. S'il avait eu un attrait vif pour une science quelconque, son intelligence aurait cherché à s'étendre, son attention aurait pu être gouvernée. Si seulement il eût été vraiment amoureux, son esprit toujours en activité pour plaire ne se serait pas usé ou dépravé par l'inoccupation; son cœur aurait rejeté tous les défauts qui sont obligés de fuir devant un sentiment vrai. Le bonheur simple qui se garde contre les dangers d'une imagination inquiète, l'abnégation de soi qui produit tous les sentiments généreux, auraient, sans doute, développé quelques qualités solides dans M. le duc de Chartres.
Mais son cœur sec le priva des illusions de la jeunesse, pendant que son esprit inattentif ne sut pas se fixer sur des matières sérieuses. Effréné dans ses goûts, se faisant des plaisirs un rempart contre l'amour même, il commença par l'abus de tout, et n'eut du constance que dans les excès.
En 1769, il avait épousé mademoiselle de Penthièvre. Elle était bonne, blanche, fraîche, douce, pure; elle lui plut tant qu'elle fut pour lui une femme nouvelle. Les filles un peu brillantes de Paris purent quitter, au bout de quelques jours, le costume de veuve avec lequel elles s'étaient plu à paraître à l'Opéra, la première fois que M. le duc et madame la duchesse de Chartres y étaient venus ensemble.
En entrant dans le monde, M. le duc de Chartres se lia avec M. de Voyer[220] qui était le chef des hommes corrompus de cette époque. Une grande fortune, quelque réputation d'habileté dans les affaires, une conversation militaire assez brillante, beaucoup d'esprit, rassemblaient autour de lui les jeunes gens qui avaient des passions ardentes, les hommes dont la réputation était perdue, les mauvais sujets et les intrigants de tous les états. L'abbé Yvon[221], plus connu par une persécution fort longue que par quelques articles de l'Encyclopédie, et particulièrement par l'article âme qui la lui avait attirée, l'avait initié dans la haute métaphysique, dont il avait adopté la langue, même pour les conversations les plus familières. C'était toujours l'âme.... l'espace.... la chaîne des êtres... l'abstraction... la matière... composée de points... simple... sans étendue... indivisible, etc. Tous ces mots, jamais définis, prononcés avec des intervalles, des gestes, des réticences, des formes mystiques, préparaient les jeunes adeptes à croire. Et alors, on leur apprenait que tout sentiment n'est qu'un ridicule... que tout scrupule est une faiblesse... que la justice est un préjugé... que notre intérêt ou plutôt notre plaisir seul doit déterminer toutes nos actions, etc.. On se dispensait naturellement des preuves.
Un soir, à un souper de plaisir, M. de Lille[222], officier du régiment de M. de Coingy, homme d'esprit, et fort attaché à ses amis, un peu susceptible, peut-être trop familier, mais en tout très honnête garçon, ne se trouvant pas suffisamment convaincu que la justice fût absolument un préjugé, se permettait de faire quelques objections.
«—C'est ma faute, mon cher de Lille, disait modestement M. de Voyer, si vous avez encore quelques doutes, c'est que je ne suis pas remonté assez haut. J'ai eu tort, j'aurais dû prendre la question à son origine... Écoutez, ce n'est qu'un mot... Tout le monde sait que l'existence est pour nous l'idée de la permanence de certaines collections de sensations qui (suivez-moi bien), dans des circonstances semblables ou à peu près semblables, reparaissent constamment les mêmes... Vous comprenez, de Lille? Si elles ne sont pas tout à fait les mêmes, elles n'éprouvent que des changements assujettis à de certaines lois qui régissent l'univers, etc. Vous m'entendez bien, n'est-ce pas? Vous voyez la suite et les conséquences de tout ceci qui, pour un homme comme vous, mon cher de Lille, n'ont pas besoin d'être développées davantage, etc.!!!»
Quel moyen, pour l'amour-propre d'un jeune homme, de s'avouer incapable de comprendre ce mystérieux langage? Il fallait bien se montrer convaincu. M. de Lille eut le bon esprit de ne pas entendre, mais il n'eut pas le courage de le dire; et ce ne fut que lorsque le ridicule osa attaquer la corruption qui, seule en France, avait été jusque-là sacrée pour lui, que M. de Lille raconta cette conversation et quelques autres que la bizarrerie des mots lui avait fait retenir.
Au milieu de ces décombres informes de métaphysique, on ne trouvait d'entier dans ce portique nouveau que quelques maximes bien dénaturées, et quelques instigations sentencieuses savamment corruptrices.
Le principe fondamental de la doctrine de M. de Voyer cependant était simple. Il niait l'existence de la morale, soutenait que pour les hommes d'esprit, elle n'était qu'un mot, qu'elle n'avait rien de réel, qu'il fallait aller chercher sa sanction dans la conscience; et qu'ainsi, elle était nulle pour tous ceux qui, par leur esprit et leur caractère, étaient en état de n'être jamais atteints par les remords. Et, de là, la franchise, la sincérité, la confiance, l'intégrité naturelle, toutes les affections honorables étaient accusées et frappées d'ineptie.
Tarissant ainsi la source des vrais plaisirs, il fallait bien les remplacer par des penchants monstrueux. Parmi les initiés, à vingt ans, l'enchantement était déjà détruit. Des organes ainsi dépravés avaient besoin d'émotions fortes. La corruption seule pouvait les fournir: aussi régnait-elle sur toutes ces jeunes imaginations perdues, et quand elle règne, c'est avec une autorité inflexible. Les sacrifices n'adoucissent point son empire; plus on lui accorde, plus elle exige: la candeur, la fidélité, la droiture sont les premières victimes qu'on lui présente.
Lorsque l'on n'est qu'adepte on est obligé de croire: M. de Voyer qui était créateur, usant du droit des chefs de secte, ne croyait pas à la doctrine qu'il professait; et cela est prouvé par une foule de détails sur sa vie et sur sa mort. Il avait toujours dans la bouche le mépris le plus absolu pour l'opinion publique, et les jugements du public faisaient son tourment.—«La bonne compagnie, disait-il un jour, tombera bientôt dans le mépris qu'elle mérite.»—Et il était désolé d'avoir trouvé que quelques portes de cette bonne compagnie qu'il méprisait tant lui étaient fermées. Le dédain que son rôle exigeait pour toute espèce de sensibilité, le forçait quelquefois à prendre des précautions pour que personne ne pût découvrir les secours qu'il accordait à des familles malheureuses.
Aux Ormes[223] dans sa terre, surtout dans les endroits les plus écartés, il faisait beaucoup de bien. Jamais il ne parlait de la cour qu'avec dérision, comme des grâces qu'elle répandait, des caractères vils qui les sollicitaient, et il faisait demander par des voies détournées le cordon bleu qui, de toutes les grâces accordées par le roi, portait le plus l'empreinte de la faveur. C'était à Marly, séjour de fêtes et de plaisirs, qu'il se trouvait, lorsque Louis XVI avec la sévérité de mœurs honnêtes et la brusquerie que produisaient chez lui la timidité et la probité réunies, lui reprocha sa corruption, en présence de toute la cour. Étonné dans le premier moment, M. de Voyer ne trouva pas de réponse. Revenu un peu à lui, il alla chez M. de Maurepas lui raconter ce qui s'était passé et le prier de lui obtenir une réparation. Il eut peu à se louer de son intermédiaire, car il ne put en obtenir que cette phrase: «Jamais nous ne pourrons apprendre au roi la politesse.»—Ce mot insultant de politesse, le refus du cordon bleu, les expressions dures du roi le blessèrent profondément et tout ce qui l'a connu plus intimement, sa femme par exemple, ne doutait pas que le chagrin ne fût la cause de sa mort qui arriva peu de temps après.
M. le duc de Chartres qui ne connaissait de M. de Voyer que la partie de son caractère qu'il montrait, subit complètement le joug que cette société lui imposa. Il perdit tous les sentiments naturels au moyen desquels il aurait pu se reconnaître. Aussi c'est de ce temps, c'est de cette seconde éducation donnée à l'âge où les hommes sont disciples de tout ce qui les entoure, que date véritablement la corruption de M. le duc d'Orléans. Jusque-là il n'avait eu que des dispositions fâcheuses; alors il se pénétra de maximes apologétiques pernicieuses, et contracta les habitudes qu'il n'a plus quittées. Si l'on veut expliquer sa vie entière, il faut remonter à cette époque. En connaissant le poison dont on l'avait imprégné, on ne sera plus surpris de ses fatales erreurs. Aussi en faisant connaître la doctrine de M. de Voyer, j'ai peint le duc d'Orléans tout entier, j'ai révélé le secret de sa vie, et le mobile de ses actions. Quelque différentes qu'elles semblent être, le même principe reparaît dans toutes. Jamais homme ne fut plus complètement esclave de sa croyance. Que de ravages n'a pas produit dans la génération actuelle des Français, ce système connu parmi les sectateurs, sous le nom de désabusement qui, jusqu'au xviiie siècle, renfermé dans le cœur de quelques hommes pervers, attendait cette époque pour oser éclater comme une opinion que l'on pouvait professer, comme un système de philosophie. Ce phénomène d'audace mérite d'être noté.
L'histoire du peuple français a trop peu tenu registre des grands travers de l'esprit humain, comme s'il n'y avait pas un lien nécessaire entre les erreurs et les crimes. La morale, par exemple, n'a-t-elle pas tout à gagner, lorsqu'elle peut rapprocher les opinions de M. le duc d'Orléans, des différents actes de sa vie? Il croyait qu'il n'y avait de juste que ce qui lui était commode; il ignora toujours que l'homme dépend pour son bonheur, du bonheur des autres hommes; il méconnut ce besoin réciproque des services, puissant mobile de bienveillance générale et particulière. Tous les moyens de plaire que la nature ne distribue que dans des vues généreuses, il les soumettait uniquement à des combinaisons personnelles dirigées contre l'innocence crédule et inexpérimentée. Appelé à une fortune immense, il ne voyait pas dans le bien qu'il voulait faire aux autres, la garantie de celui qu'il en recevait; son égoïsme borné ne lui permettait pas de croire que, dans cet échange, on lui rendrait plus qu'il ne donnerait. Dans la première jeunesse, quand on calcule les sentiments, on calcule toujours mal, ou plutôt on ne les calcule que parce qu'on n'en a pas. Dans le changement continuel de penchants que le caprice fait éclore, et qui entraîne l'âme, de l'ardeur à l'indifférence, et de l'indifférence à un autre caprice, il n'y a point de place pour l'amitié. Aussi M. le duc d'Orléans n'aima-t-il personne. Quelques jeunes gens faciles, qui prenaient cette indifférence pour de la douceur, eurent de l'attachement pour lui. Il en fit des compagnons de plaisirs, des camarades de débauches, mais jamais les objets d'une affection sentie. Une de ses premières liaisons fut M. le prince de Lamballe: sa complexion était trop faible pour qu'il pût résister longtemps au genre de vie de son beau-frère.
On ne croit jamais la mort des jeunes princes naturelle. Celle-ci a rendu M. le duc d'Orléans si prodigieusement riche, et il a fait un si mauvais usage de sa fortune, qu'on l'a, dans plusieurs ouvrages, accusé d'y avoir contribué d'une manière plus directe, que par le partage de ses débauches. Mais rien ne prouve ce fait. Je dois même assurer, d'après des informations bien prises, que rien ne donne le droit de former ce soupçon. C'est bien assez d'avoir à dire que le prince de Lamballe était la liaison la plus intime de M. le duc d'Orléans, qu'il a été corrompu par lui, qu'il en est mort et qu'il n'en a pas obtenu un regret.
Une intimité plus longue ne laissa pas plus de traces dans le cœur de M. le duc d'Orléans. En 1788, après vingt-cinq ans de liaison, il montra l'indifférence la plus cruelle lorsqu'il perdit un de ses principaux habitués, M. le marquis de Conflans[224], homme toujours remarqué, d'abord par sa beauté, par sa noblesse, par sa taille, par son adresse, puis par ses défauts quand il était en mauvaise compagnie, par ses qualités lorsqu'il se trouvait avec des militaires, par la justesse de son esprit lorsqu'il parlait de choses sérieuses et, à toutes les époques de sa vie, par la franchise de ses goûts, de ses sentiments et de ses aversions. M. de Conflans, atteint d'une maladie qui rendait sa vie languissante, mais qui devait le faire périr par une explosion subite, ne consentait pas à se croire malade; il allait dans le monde comme à son ordinaire. Le jour de sa mort, il devait dîner avec M. le duc d'Orléans et quelques autres hommes, chez M. de Biron[225] à Montrouge. On l'attendait, M. le duc d'Orléans plus impatiemment que les autres; parce qu'il voulait aller au spectacle. A quatre heures, tout le monde était réuni, lorsqu'un des gens de M. de Conflans accourut annoncer qu'il venait de mourir. Tous ceux qui étaient dans la chambre, suivant leur plus ou moins de relations avec M. de Conflans, exprimèrent des regrets. Les seules paroles que prononça M. le duc d'Orléans furent: «Lauzun, puisque nous n'attendons plus personne, dînons, afin de pouvoir arriver au commencement de l'opéra.»
L'étude du cœur humain n'explique pas comment une âme aussi aride a pu inspirer le sentiment de l'amitié; aussi, je regarde comme une bizarrerie que M. le duc d'Orléans ait été sincèrement aimé. M. de Biron, depuis son enfance jusqu'à sa mort, eut pour lui le sentiment le plus tendre. Ce n'est pas certes à M. le duc d'Orléans qu'on peut attribuer l'honneur de ce sentiment; c'est à M. de Biron tout seul qu'il appartient. M. de Biron était courageux, romanesque, généreux, spirituel. Le rapport des âges, des premiers goûts vifs; dans les saillies de l'esprit, quelques formes assez analogues, une position presque également brillante, les avaient liés. Bientôt il fallut du courage pour aimer M. le duc d'Orléans, de la générosité pour le défendre. L'exercice de ces deux qualités rendit M. le duc d'Orléans plus cher à M. de Biron, et son caractère romanesque lui fournit dans la suite, toutes les chimères, dont son âme élevée eut besoin pour entretenir ce sentiment. Dans les moments où M. de Biron, condamné par sa prodigalité à être toujours dérangé, avait des besoins d'argent pressants, il ne croyait pas que M. le duc d'Orléans, si énormément riche, pût lui en prêter, puisqu'il ne lui en offrait pas; et c'est par cette même logique d'illusions qu'il soutenait que M. le duc d'Orléans, arrivé à sa vie politique, n'avait point de secrètes pensées, d'intentions personnelles, point de part aux mouvements de la Révolution, puisque jamais il ne lui avait rien confié à ce sujet.
Je ne parle point des autres liaisons de M. le duc d'Orléans avec M. le vicomte de Laval[226], M. Sheldon, M. de Liancourt, M. Arthur Dillon[227], M. de Fitz-James, M. de Saint-Blancard, M. de Monville[228], etc. Ces liaisons se sont toutes dissipées à différentes époques. Le plaisir tout seul qui les avait formées, n'est pas un lien assez fort pour traverser une vie tout entière. Ces amitiés si passagères conduisent, malgré soi, à dire un mot de cette foule de maîtresses qui occupèrent une partie de la vie de M. le duc d'Orléans; elles y ont produit si peu d'événements, cependant, que je ne me crois pas obligé d'en retrouver la longue liste. Ma tâche ne sera que trop remplie en disant que tous les goûts, tous les caprices, toutes les bizarreries dont des sens, d'abord impérieux, ensuite indigents, ont besoin pour être assouvis ou excités, furent mis en usage par M. le duc d'Orléans.
Je voudrais maintenant pouvoir m'arrêter à des images plus douces, en parlant des femmes d'un ordre plus relevé qui s'attachèrent à M. le duc d'Orléans. Ce prince se remontrait parfois dans le monde, mais toujours comme dans un pays ennemi, où il cherchait des victimes. Madame la princesse de Bouillon[229], madame la marquise de Fleury[230], madame la princesse de Lamballe, crurent successivement être aimées par lui, et lui prouvèrent qu'elles l'aimaient. Leur délicatesse devint, pour son esprit dépravé, une nouvelle forme de libertinage, et celle-ci s'usa comme toutes les autres. Il les abandonna bientôt, mais avec une publicité qui, heureusement, produisit un effet contraire à celui que M. le duc d'Orléans en attendait. Le public se montra indulgent pour elles; on les plaignit, et depuis elles ont fait oublier leurs erreurs.
En nommant des femmes qui n'ont marqué qu'un moment dans la vie de M. le duc d'Orléans, je n'ai pu placer madame de Sillery [231]; elle doit être à part.
Quand on est un composé d'ambition et de modération, d'abandon et de réserve, de principes et de complaisances, on est certainement une personne dont la vie et l'intimité doivent offrir des résultats extraordinaires. C'est par des moyens toujours opposés qu'elle ne sépara jamais, que madame de Genlis a réussi à tout ce que son ambition voulait. Étant jeune, jolie, isolée, c'est en hasardant le matin chez des hommes quelques visites, qu'elle a trouvé un mari; plus tard, elle a pris les échasses du rigorisme, dans une carrière toute de galanteries; avec la même plume, elle écrivait les Chevaliers du Cygne et des Leçons de morale pour les enfants; sur la même table, elle composa un livre d'église pour mademoiselle de Chartres, et un discours aux jacobins pour M. le duc d'Orléans. Toute sa vie présente les mêmes contrastes.
Mademoiselle de Saint-Aubin, c'était son nom, avait une taille élégante, mais sans noblesse; l'expression de son visage était fort piquante; elle avait peu de traits dans la conversation, peu de charme dans l'usage habituel de son esprit, mais fort à la main tous les avantages que peuvent donner l'instruction, l'observation, la réserve et le tact du monde. Lorsqu'elle eut, tant bien que mal, épousé le comte de Genlis, il fallut bien arriver à la famille de son mari, qu'elle savait lui être peu favorable. Des talents, de la timidité jouée et du temps, en vinrent à bout. Elle obtint d'aller à Sillery. En peu de jours, elle sut plaire à M. de Puysieux[232], l'un des hommes les plus ennuyés de son temps, et elle désarma la vieille aigreur de madame de Puysieux. Elle sentait bien que c'était là sa vraie entrée dans le monde; aussi mit-elle tous ses moyens en jeu; elle se montra caressante, attentive, gaie sans gaucherie, et elle sut même donner à une complaisance continue, une nuance de sensibilité. Ce premier succès lui fut de la plus grande utilité; quelques portes commencèrent à s'ouvrir; elle put arriver jusque chez madame la duchesse de Chartres, qui, par une protection marquée, détruisit en peu de temps toutes les petites oppositions de société qui pouvaient subsister encore. M. le duc de Chartres la trouva charmante, le lui dit, et se fit bientôt écouter, car madame de Genlis, pour éviter le scandale de la coquetterie, a toujours cédé aisément. Quelques années de soins, d'indulgence et de vie retirée lui firent prendre sur M. le duc de Chartres un ascendant tel, qu'on a pu supposer qu'elle avait eu une sorte d'influence sur les actions, ou plutôt sur les faits qui composent sa vie. Une conduite si travaillée eut sa récompense: elle parvint à se faire nommer gouvernante ou plutôt gouverneur de ses enfants. On ne peut voir dans ce choix de M. le duc de Chartres que l'intention de se singulariser, et de bien constater son mépris pour les convenances reçues.
Madame de Genlis prouva dans les premiers ouvrages qu'elle fit paraître, qu'elle était capable de diriger toute la partie de l'éducation qui se rapporte à l'esprit. Une nature privilégiée a fait du fils aîné de M. le duc d'Orléans et de sa fille Mademoiselle[233], deux êtres supérieurs. Éprouvés, fortifiés, instruits et ennoblis par le malheur, ils se sont montrés simples et grands quand ils sont rentrés dans leur destinée naturelle.
Les meilleurs ouvrages de madame de Genlis, à l'exception de Mademoiselle de Clermont, datent de cette époque, et si aujourd'hui nous la voyons déchoir, et suivre sans gloire, en sa qualité de femme de lettres, une route singulière et déconsidérée, c'est qu'enivrée de ses premiers succès, elle cède à son orgueil, et ne consulte plus son jugement; c'est qu'elle veut traiter l'indépendance jalouse du public, comme elle traitait jadis l'obéissante soumission de ses élèves; c'est qu'elle ne peut pas adoucir sa morale avec des faveurs pour subjuguer le public, comme elle l'avait fait autrefois pour subjuguer tout ce qui était autour d'elle. Je ne puis m'empêcher de remarquer deux choses: l'une, que le commandement est à un tel point nécessaire à madame de Genlis, que, quand elle n'a plus eu de princes à régenter, elle a pris au hasard le premier venu pour en faire un élève; l'autre, que malgré le rigorisme qu'elle prêche et la morale qu'elle professe dans ses écrits, on rencontre toujours dans ses derniers romans quelque chose de la facilité de ses premières mœurs; on y trouve toujours quelques amours ou quelques enfants illégitimes. Pour qui, pour quoi écrit-elle encore? Ce ne peut plus être que par amour pour le bruit; elle pensait plus solidement dans sa jeunesse.
Toute la jeunesse de M. le duc d'Orléans se passa sans plans, sans projets, sans suite, sans retenue aucune. Toutes ses actions avaient un caractère d'irréflexion, de frivolité, de corruption et de ruse. Pour s'instruire il allait voir les expériences de Préval; il montait dans un ballon; il faisait de la fantasmagorie avec Cagliostro[234] et le chevalier de Luxembourg[235]; il allait aux courses de Newmarket, etc.
Pour augmenter sa fortune, qui déjà était immense, il faisait des spéculations sur le terrain du Palais-Royal[236], cette demeure de Louis XIII, d'Anne d'Autriche, de Louis XIV, enfin de Monsieur, par qui elle était devenue une partie de l'apanage de la maison d'Orléans. Plus tard, dans un moment de soupçon, après avoir annoncé quelques jours d'avance à Séguin, son trésorier, une visite dans laquelle il devait voir, par lui-même, l'état de sa caisse, il le fit arrêter en sa présence, emporta les clefs et saisit par ce moyen tout l'argent que Séguin, prévenu, avait ramassé dans les bourses de tous ses amis, afin de remplacer momentanément celui qu'il avait employé au profit de ses affaires personnelles. Une velléité d'ambition lui fit désirer de paraître sur l'escadre de M. d'Orvilliers[237], espérant qu'il trouverait là un titre à la survivance extrêmement lucrative de grand amiral qu'avait son beau-père, M. le duc de Penthièvre. Il n'eut point la place et sa bravoure fut contestée[238]. Pour prouver son courage, il se fit applaudir à quelques spectacles et couronner sous les fenêtres de mademoiselle Arnould[239]. On amusa alors Paris d'une chanson sur son compte, piquante, mais fort injuste. Quelques voyages en Angleterre, une course en Italie dont on ne cita que la rapidité; la gloire d'être élu grand maître des francs-maçons[240]; après une maladie assez grave, un Te Deum chanté par la loge des Neuf-Sœurs[241]; des plaisirs ou plutôt des désordres de tout genre à Mousseaux[242], remplirent les années suivantes.
M. le duc d'Orléans approchait de l'âge où les premières passions commencent à s'affaiblir chez la plupart des hommes, et à céder l'empire à un nouveau tyran. Aucuns symptômes néanmoins ne dénotaient encore chez lui le développement de l'ambition, plus tardif sans doute dans les cœurs desséchés par le libertinage, et rétrécis par les combinaisons de l'intérêt personnel.
Autour de lui, cependant, commençait à se manifester une agitation qui finit par gagner toute la France. Déjà on pouvait entendre dans toutes les parties du royaume ces bruits sourds et lointains, précurseurs des explosions volcaniques. Les Français avaient été appelés par le gouvernement lui-même, à s'occuper de la situation de leurs finances et à entendre le compte rendu de la fortune de l'État. Une lumière si nouvelle pour leurs yeux avait causé une sensation vive et de profondes impressions. Une puissance toute nouvelle s'était créée en France, celle de l'opinion. Ce n'était pas cette opinion claire et ferme, privilège des nations qui ont longtemps et paisiblement joui de leur liberté et de la connaissance de leurs affaires, mais celle d'un peuple impétueux et inexpérimenté, qui n'en est que plus présomptueux dans ses jugements et plus tranchant dans ses volontés. C'est cet instrument formidable, que M. de Calonne osa entreprendre de manier, et d'adjoindre aux ressorts vieillis du gouvernement. Il assembla les notables; il les divisa en bureaux dont chacun était présidé par un prince de la famille royale ou par un prince du sang. La présidence du troisième bureau échut à M. le duc d'Orléans. Il ne s'y fit remarquer que par son insouciance et son inapplication. L'assiduité aux séances aurait exigé pour quelque temps le sacrifice de ses plaisirs ou de ses habitudes et il n'était pas capable de le faire. Il commença par s'absenter des séances qui se tenaient le soir, et il finit par négliger celles de la matinée auxquelles il ne se rendait que très tard, et quelquefois point du tout. Il poussa la légèreté jusqu'à faire, pendant l'une de ces séances, une chasse dans les bois du Raincy. Le cerf qu'il poursuivait vint se faire prendre dans les fossés du faubourg Saint-Antoine, sous les yeux et au grand scandale des Parisiens.
Ses partisans, peu nombreux, croyaient excuser sa conduite en faisant remarquer que, du moins, il était demeuré étranger aux intrigues qui, après avoir scandaleusement agité l'assemblée des notables, avaient fini par anéantir toutes les espérances qu'elle avait permis de concevoir. Cet éloge négatif était peu flatteur; n'y avait-il que le rôle d'intrigant qui pût être pris par M. le duc d'Orléans dans cette occasion mémorable? Il y avait plus d'un siècle et demi que la France n'avait vu son roi s'entourer d'un conseil si important. Les plus grands seigneurs, les premiers magistrats, les plus riches propriétaires de la France étaient réunis pour donner leur opinion sur les questions principales de l'administration. Il s'agissait d'opposer aux résistances des parlements l'ascendant d'une opinion plus forte et plus éclairée; d'attaquer le colosse des privilèges ecclésiastiques; d'égaler le produit des contributions publiques aux besoins de l'État, en changeant tout le système d'impôt; d'établir des règles fixes et depuis longtemps désirées sur le reculement des barrières, sur les corvées, sur la liberté du commerce des grains, etc. On peut concevoir que les hommes ou les corps menacés par ces réformes aient mis tout en œuvre pour les rendre impossibles, que ces légions d'ambitieux qui se disputaient les ministères, aient saisi ce vaste champ pour se livrer de grands combats. Mais qu'un prince du sang, si éloigné d'intérêts de ce genre, n'ait pas éprouvé la noble tentation d'écraser tous ces petits intrigants du poids de son indépendance, qu'il ait vu avec indifférence tous ces commencements de troubles, qu'il ait regardé tranquillement les dangers du roi, dont on éprouvait, dont on mesurait si cruellement la faiblesse, je ne puis ni le concevoir ni tenir compte au prince de cette impassibilité. Elle lui fut amèrement reprochée par la nation, qui prenait trop d'intérêt à tous ces débats et qui s'était déjà trop dépouillée de son ancien caractère frivole, pour excuser un prince du sang royal, affichant avec scandale son insouciance: aussi les murmures publics ne tardèrent pas à lui signifier toute la sévérité de ce jugement.
Pour en arrêter l'effet, ses conseils reconnurent la nécessité d'une démarche éclatante et l'obtinrent de lui: seulement il fallait que cette démarche fût facile et exigeât peu de suite; il était nécessaire de proportionner le rôle à celui qui devait le remplir.
M. le duc d'Orléans avait pour chancelier le marquis Ducrest[243], un de ces aventuriers que le caprice de la fortune jette quelquefois au sommet de sa roue, et qui s'y croient arrivés par leur seul mérite. Cet homme était entreprenant par étourderie et confiant jusqu'à l'imprudence. Il était parvenu à ce poste par le crédit de sa sœur, madame de Genlis, et il soutenait le poids de sa place avec l'adresse d'un charlatan, plus qu'avec l'habileté d'un homme d'affaires. Celles de M. le duc d'Orléans passaient pour être bien ordonnées, ce qui faisait supposer à M. Ducrest quelque capacité. Tout le monde alors faisait des projets de finances. M. Ducrest imagina de rédiger un mémoire sur les finances de l'État, dans lequel il prouvait aisément qu'elles avaient été jusque-là mal administrées, et il proposait, pour les rétablir, de suivre les plans qu'il avait mis en pratique dans l'administration de la fortune de son maître. On convint que M. le duc d'Orléans remettrait ce mémoire au roi, et il y consentit plus volontiers qu'à discuter les principes qu'il renfermait. Il suffisait à ses vues que la démarche eût de la publicité et lui donnât, à peu de frais, l'apparence du zèle. Cette combinaison eut un commencement de succès. Le roi reçut le mémoire et n'en laissa pas transpirer le contenu; c'était servir l'auteur mieux qu'il ne voulait l'être. Piqué de ce silence, il composa un second mémoire dans lequel, ne s'attachant plus seulement à critiquer les opérations du ministère, il attaquait ouvertement la personne des ministres, et surtout celle de M. l'archevêque de Toulouse. Quant au fond des affaires, il ne s'en tenait point à la seule restauration des finances; il allait droit à la source du mal et voulait rendre au roi les cœurs français aliénés par les fautes du gouvernement. Il proposait, pour remplir ces deux buts à la fois, d'établir des conseils à la tête de chacune des parties de l'administration et d'affaiblir par là l'autorité des ministres. Mais, en même temps, il voulait un chef suprême, un moteur principal à la tête du conseil, et déclarait avec dévouement qu'il consentirait à se charger de ce premier rôle, pourvu qu'on lui confiât un pouvoir sans bornes et appuyé de tous les moyens d'opinion propres à le fortifier. Il demandait, en conséquence, qu'on rétablît en sa faveur le titre et les appointements de surintendant des finances, office qui n'avait pas été conféré depuis la célèbre disgrâce du surintendant Fouquet sous le règne de Louis XIV.
L'indulgente facilité de Louis XVI, à qui M. le duc d'Orléans remit encore ce second mémoire, n'aurait puni que par le mépris, cet excès d'impertinence. Le hasard en fit justice en le divulguant. On trouva un exemplaire de ce second mémoire sur la personne du comte de Kersalaun, gentilhomme breton que le gouverneur avait fait arrêter pour des affaires relatives à sa province, et le secret ainsi répandu donna la mesure des talents modestes du chancelier et de la prudence de son maître.
Cette découverte exposa l'un et l'autre à beaucoup de plaisanteries en vers et en prose, dont nous ne rapporterons que l'épigramme suivante, parce qu'elle peut servir à faire connaître les dispositions dominantes en France, à cette époque de la vie de M. le duc d'Orléans:
Par tes projets bien entendus,
Modeste Ducrest, à t'entendre,
A la reine, au roi, tu vas rendre
Les cœurs français qu'ils ont perdus.
Sans miracle cela peut être;
Hélas! ils n'ont qu'à le vouloir.
Mais, en preuve de ton savoir,
Fais-nous avant aimer ton maître.
Cette première tentative pour reconquérir l'opinion ayant mal réussi à M. le duc d'Orléans, ses affidés ne se découragèrent pas et se tinrent seulement pour avertis de mieux concerter à l'avenir leurs mesures.
Les occasions ne pouvaient être rares lorsque la position des affaires changeait chaque jour et devenait plus compliquée. La marche des idées, plus rapide encore que celle des événements, prenait une prodigieuse accélération.
Au commencement de cette même année, une assemblée de notables avait, comme je l'ai déjà dit, frappé d'étonnement, et dès le mois de juillet suivant, le nom des états généraux avait été prononcé dans le sein du parlement de Paris avec plus d'enthousiasme que de surprise. De toute part, les cours de justice abdiquaient leurs longues prétentions à consentir les impôts. Elles refusaient d'en enregistrer les édits, et renvoyaient les lois bursales au libre consentement des états généraux. La cour, étonnée de ce langage, voulut intimider les parlements; elle transféra celui de Paris dans la ville de Troyes; et pour d'autres difficultés, le parlement de Bordeaux à Libourne[244]. Cette sévérité n'avait pas été longue. L'obstination des magistrats n'avait pas été inflexible; des moyens termes et des intrigues, dans lesquelles on voit paraître pour la première fois et dans des rôles différents M. et madame de Sémonville[245] (alors madame de Montholon), avaient produit un raccommodement passager; mais ce n'était qu'une trêve; et lors même que les mesures paraissaient rétrogrades, l'opinion s'avançait toujours plus menaçante. L'oreille des ministres semblait familiarisée avec le nom des états généraux; dans chaque occasion, on prenait de nouveaux engagements; les efforts du ministère se bornaient à en remettre la convocation à l'année 1792. Mais il fallait gagner ce terme, et en attendant suppléer à l'insuffisance des impôts, acquitter des engagements à terme, les uns échus, les autres à échoir, faire face à des dépenses extraordinaires; et pour tant de besoins, le ministère n'annonçait d'autre ressource que celle d'un emprunt ouvert pendant cinq années successives, et dont le capital devait s'élever à quatre cents millions.
Afin d'adoucir l'effet de cette demande énorme, d'une part, on parlait de réformes, d'économies, d'améliorations; de l'autre, on accolait à l'édit bursal une loi favorable aux non catholiques, loi que le gouvernement croyait conforme aux idées dominantes et propre à lui ramener beaucoup de partisans. Jamais il n'en avait eu plus besoin. L'esprit de critique prévalait de toute part; chacun se piquait d'être opposant, c'était la disposition générale; elle animait toutes les corporations, elle prévalait dans tous les écrits; c'était une émulation universelle à qui attaquerait un ministère que personne n'osait défendre, et qui peut-être, après tout, n'avait pas de plus dangereux ennemis que sa propre incapacité. Aussi était-il aisé de remporter sur lui des victoires, et dans ces combats, quelle qu'en fût l'issue, d'avoir pour soi la faveur publique.
Les amis de M. le duc d'Orléans le pressèrent d'aspirer à ce succès facile; il y trouvait à la fois plusieurs intérêts à satisfaire. Il n'était pas sans quelque ressentiment d'avoir éprouvé un refus, la dernière fois qu'il avait demandé d'être autorisé à aller en Angleterre; car les princes du sang ne pouvaient sortir de France sans la permission du roi. Des raisons politiques, aisées à concevoir, plaçaient tous les membres de la maison régnante dans une sorte de dépendance de son chef pour toutes les actions importantes de leur vie privée. Espèce de sujétion légitime puisqu'elle est utile au bien public et, en vérité, bien facile à supporter quand autant de jouissances en sont le dédommagement. M. le duc d'Orléans affectait en vain d'ignorer la cause du refus qui l'offensait; elle n'échappait point aux yeux des moins clairvoyants. Des rapports très scandaleux circulaient en France sur la conduite qu'il avait tenue pendant ses premiers voyages, et Louis XVI, ami de la décence et des mœurs, voulait lui épargner une nouvelle occasion d'augmenter ses désordres, et d'en donner le spectacle aux yeux d'une nation voisine.
Peut-être en refusant M. le duc d'Orléans, avait-on la faiblesse de redouter l'influence des exemples et des habitudes d'un pays libre? Crainte puérile à cette époque et injurieuse à la liberté anglaise, dont il aurait été trop heureux que M. le duc d'Orléans eût pu contracter le goût et comprendre les principes. Car, là, il aurait appris à connaître la vraie liberté, et alors il aurait su que chaque individu a ses devoirs, que les plus éminents dans l'ordre social doivent l'exemple du respect pour le roi, et que c'est un crime de sacrifier l'intérêt public à ses propres ressentiments. Ceux de M. le duc d'Orléans se dirigeaient plus particulièrement contre la reine, et ils étaient entretenus par une suite toujours croissante de querelles de société. De part et d'autre, les mots piquants n'étaient point épargnés, et il ne manquait pas de courtisans pour les transmettre.
D'aussi misérables débats n'ont que trop influé sur le destin de la malheureuse reine. Pourquoi faut-il que, du haut de ce trône où sa beauté seule pouvait rivaliser avec sa grandeur, elle ait jamais consenti à prendre parti dans des querelles qu'elle aurait dû ignorer? Les souverains sont condamnés à régner sans relâche; qu'ils ne se permettent jamais d'oublier l'importance de leurs actions privées, car ils ne peuvent jamais la faire oublier à ceux qui les entourent, et leur simple négligence enfante des haines, leurs moindres préférences des jalousies, leurs plus légères offenses des ressentiments implacables.
M. le duc d'Orléans se vit éloigné chaque jour davantage de cette société familière, dont la reine avait donné le premier exemple à la cour de France, et dont le petit Trianon était le rendez-vous ordinaire. A plusieurs fêtes dans ce jardin délicieux, à celle entre autres que la reine y donna pour l'archiduc son frère[246], on n'invita point M. le duc d'Orléans. Il est vrai qu'aucun prince du sang ne fut plus heureux. Des brouilleries d'un autre genre avaient écarté de même M. le prince de Condé[247] et sa famille des voyages du petit Trianon. Aux portes de cette retraite enchantée, la reine croyait pouvoir déposer les chaînes de sa grandeur. Reine à Versailles, elle croyait y avoir payé sa dette au rang auguste qu'elle occupait; particulière à Trianon, elle n'y voulait être que la plus aimable des femmes et ne connaître que les douceurs de l'intimité. Si personne n'avait absolument droit à la faveur d'être admis à ces petits voyages, elle n'en était que plus désirable et plus propre à exciter l'envie. M. le duc d'Orléans ne put cacher la sienne, même sous les dehors de l'indifférence. A une de ces fêtes, il concerta avec quelques femmes de la cour, aussi peu en faveur que lui, les moyens de se mêler au peuple admis à regarder les illuminations; et ayant ainsi pénétré dans le jardin, il se vengeait de n'avoir pas été invité, en se livrant à une moquerie trop vive et à une gaîté trop bruyante pour que la reine n'en fût pas instruite et vivement blessée.
Ces petites animosités avaient tellement irrité M. le duc d'Orléans, qu'il n'était pas difficile de le conduire à des mesures d'opposition plus sérieuses. L'empire seul de la mode aurait suffi pour l'y décider; il ne fallait que s'abandonner aux flots de l'opinion. Qu'y avait-il à craindre dans un parti que le plus petit bailliage du royaume embrassait avec sécurité, dont les courtisans professaient les principes jusque dans les antichambres du roi? M. le duc d'Orléans n'avait qu'à se montrer pour être proclamé chef des mécontents dans un temps où tout le monde l'était ou affectait de l'être. Cette position était souvent offerte à son imagination par les hommes qui avaient su gagner sa confiance. Il entre dans mon sujet de les faire connaître, car que serait l'histoire si elle ne peignait jamais que des surfaces, sans pénétrer dans l'intérieur des hommes qui ont joué un rôle, et sans dévoiler les ressorts qui les ont fait mouvoir?
J'ai déjà fait connaître le chancelier Ducrest, qui tenait la première place dans la maison de M. le duc d'Orléans. M. de Limon[248] avait sous M. Ducrest la gestion et le titre d'intendant des finances. C'était un homme d'affaires, adroit outre mesure; il avait été employé dans celles de Monsieur. La succession du dernier duc d'Orléans venait de s'ouvrir; elle était immense, embrouillée, les cohéritiers difficiles. M. de Limon parvint à éclairer ce chaos, à rendre le frère et la sœur[249] contents l'un de l'autre et de lui-même. Par ce service il s'assura la confiance de M. le duc d'Orléans; il n'était pas homme à n'en point tirer parti. En suivant les affaires contentieuses de la succession, il avait fait connaissance avec les principaux membres du parlement de Paris qui, occupés alors de haute politique, avaient accueilli volontiers l'intendant d'un prince dont le nom pouvait donner du poids à leurs opinions. M. de Limon avait aperçu, de son côté, un espoir de se rendre nécessaire, et il cultivait avec soin ces nouvelles connaissances, afin que personne ne pût lui disputer le rôle d'agent intermédiaire entre le prince et le parlement.
M. de Limon se trouva puissamment aidé par l'abbé Sabatier de Cabre, un des parlementaires les plus remuants de cette époque. Lié avec madame de Sillery, l'accès de l'intimité de M. le duc d'Orléans avait été facile à l'abbé qui se faisait remarquer par une effronterie rare, une imagination séduisante, un genre d'éloquence abondant, bizarre et fertile en injures. Il plut à M. le duc d'Orléans, et parvint bientôt à l'entraîner. Sans estime au parlement, il n'y était pas sans puissance. On l'y avait accusé d'avoir été l'espion du dernier ministère; il s'en disculpait en harcelant le nouveau. C'était lui qui, le 16 juillet 1787, avait invoqué dans l'assemblée des chambres la convocation des états généraux; et cette nouveauté hardie avait fort attiré l'attention sur lui. Quel avantage pour un homme de ce caractère, s'il parvenait à jeter M. le duc d'Orléans dans une suite d'affaires où son incapacité augmenterait chaque jour sa dépendance! Il comprit qu'il fallait surtout lui aplanir les difficultés, qu'il ne fallait pas espérer de vaincre sa légèreté, mais plutôt se réduire à exiger peu de lui afin de concilier toutes ses faiblesses. Aussi, le prince n'eut-il qu'à répéter le rôle arrangé par l'abbé Sabatier pour son entrée sur la scène des affaires. L'emprunt des quatre cents millions dont j'ai déjà parlé, en devint l'occasion. C'est de là que date véritablement la part prise par M. le duc d'Orléans dans les affaires publiques.
Pour bien comprendre cet incident, il est nécessaire de faire connaître quelques-unes des formes qu'on observait alors en France, lorsque le gouvernement avait besoin d'emprunter. Les édits qui créaient les emprunts et qui en déterminaient les conditions, avaient le caractère de lois, et, comme les autres lois, devaient être transcrits sur les registres des parlements du royaume. Cette formalité qui sanctionnait l'engagement de l'État, faisait la sûreté des prêteurs. Mais pour produire des effets si puissants, suffisait-il d'une simple forme? L'acte seul d'une transcription matérielle pouvait-il constituer une obligation publique, et hypothéquer les revenus de l'État? L'enregistrement des parlements n'était-il donc pas une approbation des mesures renfermées dans l'édit? Et le droit d'approuver ne suppose-t-il pas celui de désapprouver? L'enregistrement n'était-il pas un témoignage du consentement national; et ce consentement pouvait-il être suffisamment exprimé par une opération mécanique, aveugle et purement passive? Toutes ces questions revenaient sans cesse, et toujours éludées, jamais éclaircies, elles étaient une source intarissable de débats et d'intrigues. A chaque nouvel emprunt, il fallait lutter contre une résistance à laquelle les magistrats étaient portés par leur propension naturelle, car leur puissance étant purement négative, ils ne pouvaient l'exercer que par des refus. Du reste, ils n'avaient et ne pouvaient avoir aucune connaissance des besoins de l'État, ni de ses ressources. Ce n'était donc jamais que par des raisons générales, qu'on pouvait les convaincre, et pour faire valoir ces raisons générales il fallait trouver des moyens de persuasion personnels à chaque magistrat. Ce détail était confié au premier président; et, lorsqu'il éprouvait trop de difficultés, on disait au roi qu'il fallait déployer son autorité. C'est alors qu'il convoquait un lit de justice.
Ce genre d'assemblée dont on ne se forme aucune idée saine d'après le nom qu'elle porte n'était, en effet, que l'anéantissement du peu de liberté et de justice qui s'étaient réfugiées sous la résistance des parlements. Aussi M. de Fontenelle disait avec raison, qu'un lit de justice était un lit où la justice dormait. Soit que le roi vînt lui-même siéger au parlement, soit qu'il l'obligeât à se transporter avec les registres dans son palais, la cérémonie se réduisait à un discours de réprimande prononcé par le monarque et commenté par le chancelier. L'avocat général du roi se levait ensuite pour exposer, et souvent avec blâme, le motif des édits, concluant néanmoins à ce qu'ils reçussent sans délai le caractère de loi. Car, il est à remarquer que la présence du roi n'ôtait pas à son avocat général la liberté d'exprimer sa pensée, mais elle imprimait un mouvement forcé à ses réquisitoires. Toutes ces harangues finies, le roi ordonnait la transcription de l'édit sur le registre des lois, et après cet acte d'autorité auquel les magistrats n'avaient aucun moyen de faire résistance, il ne leur restait plus que la ressource des remontrances, espèce d'avertissement tardif qui, ayant une action directe sur l'opinion publique, embarrassait souvent la marche du gouvernement.
Il est également nécessaire de remarquer que les lits de justice étaient une corruption de l'ancien usage de France, suivant lequel les rois avaient autrefois rendu la justice en personne, dans le sein du parlement, et au milieu des princes de leur sang et des pairs de leur royaume. Dans ces séances royales, tous les juges opinaient; le roi n'y avait que sa voix et prononçait à la pluralité. Mais sa présence au jugement des causes privées donnait un poids de faveur à l'avis qu'il adoptait; c'était là le plus grand défaut de cet exercice, d'ailleurs si respectable, des fonctions de la royauté. On avait compris plus tard que si la justice est la dette des rois, cette dette est mieux acquittée quand ils ne l'acquittent pas eux-mêmes. Ainsi le roi n'assistait plus au jugement des causes, mais il avait retenu son droit de séance au milieu des juges. Il n'en usait ordinairement que pour venir leur enjoindre l'enregistrement de quelques lois, et étouffer leur résistance: c'était là ce qu'on nommait un lit de justice; et il en résultait que, même en matière d'impôts et d'emprunts, le roi était seul et absolu législateur; car le concours des parlements pouvait toujours être réduit à un acte purement passif; et de fait, ils n'avaient aucune part à des lois qu'ils n'avaient ni le droit de proposer, ni celui d'empêcher.
Le seul contrepoids du pouvoir royal consistait dans les mœurs nationales, et dans l'opinion, qui donne de la force aux lois dans les pays bien constitués, et qui, dans les pays purement despotiques, supplée au silence des institutions. Cette force insaisissable avait surtout une grande réalité en matière d'emprunt; car le gouvernement a beau appeler les capitaux, c'est la confiance seule, et la confiance fondée, qui les apporte. L'archevêque de Toulouse, ministre des finances, reconnaissait cette vérité; le besoin de plus de quatre cents millions à répartir sur les cinq années qui devaient suivre, lui était chaque jour plus démontré. Il comprenait, en même temps, que si son emprunt n'était enregistré que par contrainte, il s'annoncerait sous des auspices trop défavorables et ne serait jamais rempli. Les lits de justice étaient devenus odieux. Il ne pouvait compter sur un consentement libre; il craignait les suites d'un consentement trop ouvertement forcé. Il sentait le besoin de faire agir l'autorité et en même temps celui de dissimuler son action. Il imagina donc de faire tenir par le roi une séance au parlement de Paris; séance qui serait un composé de lit de justice et des anciennes séances royales. De celles-ci il emprunta le nom, qui n'était pas décrié, et le droit de suffrage, qui permettait à chaque membre du parlement de donner son avis et d'en développer les motifs. Des lits de justice, il retint la partie essentielle, le droit de commander l'enregistrement, sans égard à la pluralité des voix et au vœu de la majorité.
Le 19 novembre 1787, le roi se rendit à neuf heures du matin au parlement. M. le duc d'Orléans s'y trouvait, ainsi que les autres princes du sang, à l'exception de M. le prince de Condé qui était alors occupé à tenir les états de Bourgogne. Le roi apportait avec lui deux édits, dont l'un portait création de l'emprunt de quatre cents millions et formait l'objet principal de la séance, tandis que le second sur l'état civil des non catholiques, n'avait été imaginé que pour jeter sur l'édit bursal quelques reflets de faveur.
Le roi ouvrit la séance par un discours divisé en deux parties: dans la première, il annonçait qu'il était venu consulter son parlement de Paris sur deux grands actes d'administration et de législation. Il en développait très peu les motifs, laissant, suivant l'usage, à son garde des sceaux le soin des détails et des explications. Dans la seconde partie, il prit occasion de répondre aux remontrances que le parlement de Paris lui avait adressées en faveur du parlement de Bordeaux, puni par une translation à Libourne pour avoir élevé des difficultés relativement à l'enregistrement d'une loi sur les assemblées provinciales. Le roi, dans cette partie de son discours, essaya d'employer quelques accents de force, qui, étant empruntés, et n'étant pas même soutenus pendant le peu de temps qu'il parla, ne servirent qu'à faire apercevoir, par les inégalités de sa voix, les hésitations de son caractère.
Le garde des sceaux[250] parla ensuite; son discours embrassait un vaste plan; il commençait par aborder directement la demande, faite par le parlement, d'une convocation immédiate des états généraux. Sans un refus positif, il semblait opposer à cette demande des maximes sur le pouvoir absolu du roi, qui la repoussaient et la faisaient dépendre entièrement de sa volonté. Son système constitutionnel était puisé dans les doctrines les plus absolues qu'aient jamais professées des ministres français, à aucune époque de notre histoire.
De ces principes qu'il donnait comme réponse péremptoire aux demandes et aux arrêtés des parlements, le garde des sceaux passait à l'examen des lois proposées. Il faisait valoir les améliorations déjà ordonnées par le roi, ses mesures d'économies, les retranchements qu'il aimait à faire porter sur ses jouissances personnelles, plutôt que sur les établissements consacrés à la défense ou à la splendeur de l'État. Il présentait comme une œuvre de génie, la facile conception d'un emprunt de quatre cents millions qui suffirait tout à la fois pour éteindre d'autres créances plus onéreuses, pour faire des améliorations utiles, pour combler le vide des recettes, pour solder toutes les dépenses prévues et non prévues pendant cinq années, et mêmes celles d'une guerre pour laquelle on disait avoir des mesures toutes prêtes, si un tel fléau venait à se déclarer, malgré les justes espérances qu'avait conçues le roi de l'avoir éloigné pour longtemps, par la sagesse et la fermeté de ses négociations. (C'est ainsi que le ministre osait désigner la conduite de la cour de France envers la Hollande pendant le cours de l'année 1787.)
Ce tableau des bienfaits de l'administration présente amenait enfin le nouvel édit sur les non catholiques[251]. Le garde des sceaux faisait remarquer les grands avantages que la population accrue allait répandre sur l'industrie; les conquêtes de la société enrichie de nouveaux citoyens; les lois enfin réconciliées avec la nature et les mœurs. Mais on sentait assez le but de toute cette philanthropie de circonstance, et personne n'aurait cru irriter le ministre en ajournant ces bienfaits d'une législation tolérante, pourvu qu'il votât sans délai pour la sanction de l'emprunt qui devait apporter quatre cents millions dans le trésor public.
Après que le garde des sceaux eut fini d'exposer le sujet de la délibération, elle prit le cours et la forme habituelle des séances du parlement. On entendit d'abord sur l'édit d'emprunt le rapporteur de la cour. On appelait ainsi celui des magistrats chargé d'examiner toutes les lois que le gouvernement envoyait au parlement pour les enregistrer. Ce magistrat était toujours choisi par le ministère parmi les plus anciens juges, qui formaient entre eux une section privilégiée appelée la grand'chambre, à laquelle on parvenait par la seule durée des services suivant l'ordre de réception. Le titre de rapporteur de la cour n'était pas une place, mais une commission de confiance; c'était le chemin de l'ambition et de la fortune; on le conférait presque toujours à un ecclésiastique, parce que, de tous les moyens de récompenser et d'enrichir un homme, le plus court et le moins cher était de lui donner des abbayes. C'est dans ce poste que l'abbé Terray[252] avait commencé sa réputation et sa fortune; après lui, on était sorti de la ligne ordinaire en le donnant à M. d'Ammécourt, protégé de la maison d'Orléans. Sa place lui fut ôtée par M. de Calonne, qui soupçonna M. d'Ammécourt de desservir le ministre parce qu'il aspirait au ministère. L'abbé Tandeau succéda à M. d'Ammécourt; il n'avait pas la facilité étonnante, la grande habitude des affaires, l'extérieur bien composé de ce magistrat; mais l'essentiel du rôle était de répéter fidèlement les instructions qu'on recevait du conseil, de répondre aux questions qui pouvaient être faites par quelques explications, trop légères pour éclairer véritablement, mais suffisantes pour apaiser les prétentions du grand nombre, plus avide d'égards que de lumières. Tel fut en cette occasion le rapport de l'abbé Tandeau, long et fastidieux commentaire de l'édit. Il concluait en disant que l'extrême importance d'un tel emprunt le porterait à demander qu'on nommât une commission pour examiner l'édit, et en faire le rapport, si la présence de Sa Majesté ne l'avertissait pas qu'elle était venue au sein de son parlement pour y chercher un avis définitif.
Après le discours du rapporteur, la discussion s'ouvrit: chaque membre à son tour était invité par le premier président à donner son avis. M. le duc d'Orléans opina en très peu de mots pour rejeter l'édit. C'est là le premier acte où il se déclara ouvertement contre la cour.
Les orateurs que leur talent et leur caractère faisaient ordinairement écouter avec le plus d'intérêt, redoublèrent ce jour-là d'efforts pour se faire remarquer du roi et produire de l'impression sur lui. La présence de ce monarque n'annonçait rien qui dût intimider le courage et repousser la vérité; il était censé venir, au sein de sa cour des pairs, interroger la conscience de ses conseillers naturels. Quel noble succès pour des magistrats si, par la puissance de la parole, ils réussissaient à arracher le roi aux séductions de la médiocrité, à frapper son esprit des lumières de la raison, à émouvoir son cœur par la peinture des maux que souffrait la France, et qu'elle ne lui attribuait pas.
M. d'Espresménil[253] aspira surtout à ce dernier succès. Il était réputé le premier orateur parmi les membres du parlement opposés à la cour, et il ne trompa pas l'attente de son parti. Dans cette circonstance éclatante, son discours fut particulièrement un appel aux sentiments personnels du roi. Il le suppliait de mettre de côté l'avis de son ministère, les opinions arrêtées d'avance dans son conseil, pour peser sans prévention les vérités qu'il allait entendre, et se laisser entraîner par la conviction qu'elles porteraient avec elles. Il le conjurait de se croire au sein de sa famille, environné de ses enfants, et de ne pas retenir les mouvements que cette douce situation devait faire éprouver à son cœur paternel.
Chacun des orateurs saisissait les points de vue de la question les plus analogues à ses idées habituelles, et au genre de son talent. L'austère Robert de Saint-Vincent[254], rapprochant tout ce qui avait été dit par le garde des sceaux et le rapporteur de la cour, sur la masse actuelle des charges de l'État et l'insuffisance des revenus, sur les améliorations éventuelles et un déficit reconnu, sur des économies futures et une indigence présente, trouvait que l'emprunt n'avait d'hypothèque qu'un énorme déficit; qu'on ne pouvait sans stellionat, affecter à une dette nouvelle les anciens impôts déjà donnés pour gage aux emprunts précédents; et que le parlement partagerait ce crime s'il invitait les prêteurs à la confiance, en couvrant du crédit de son enregistrement l'abîme sans fond où ils viendraient précipiter leurs capitaux.
M. Fréteau, dont l'élocution trop facile était nourrie par une érudition mal arrangée, étonna le roi et l'assemblée par des rapprochements que lui fournissait sa mémoire. Il attaqua directement l'irrégularité de la double position du garde des sceaux, qui, possesseur encore d'un office de premier président au parlement de Paris, venait au milieu de cette cour y remplir les fonctions de ministre, traçant des projets de loi dans le conseil et prétendant délibérer sur ces mêmes projets dans le parlement, accumulant ainsi la sanction avec l'initiative, la partialité d'un faiseur de projets avec l'impassibilité d'un magistrat. Il ne concluait à rien moins qu'à exclure M. de Lamoignon de la séance, lorsqu'on en viendrait à compter les opinions. L'abbé Lecoigneux faisait valoir le même motif d'exclusion contre M. Lambert[255], contrôleur général, qui n'en avait pas moins pris séance comme conseiller honoraire.
L'abbé Sabatier que j'ai déjà fait connaître comme l'un des conseils de M. le duc d'Orléans, flattait le roi par des éloges qui rendait plus piquante la satire amère qu'il faisait des ministres. Il insistait sur son projet favori, la convocation des états généraux. Il appuyait sur l'incapacité des parlements pour engager désormais la foi publique, et appelait à grands cris les assemblées de la nation pour qu'elles vinssent ressaisir la conduite de leurs affaires, et mettre un terme aux déprédations dont elles seules possédaient le remède.
Quelques opinants parlèrent aussi en faveur de l'édit. La cour n'était pas sans partisans dans cette nombreuse assemblée. Parmi ceux qui se déclarèrent pour elle, on distingua le duc de Nivernais[256] qui, lors des affaires de 1771, s'était fait remarquer par sa résistance aux plans du chancelier Maupeou. Les hommes gardent rarement leur énergie jusqu'au terme de leur carrière. Les courtisans vieillissent de bonne heure, et aussi, presque tous les hommes qui vieillissent deviennent courtisans.
On consacra sept heures entières à cette discussion que le roi écouta avec une attention soutenue, et souvent même avec des témoignages d'intérêts. Il eut surtout à se défendre de l'impression que parurent lui faire les discours de MM. d'Espresménil, Sabatier et Fréteau. Mais, à cet égard, on l'avait bien préparé.
Après avoir entendu tous les opinants, le moment était venu de recueillir les suffrages et de les compter, lorsqu'on vit le garde des sceaux se lever, s'approcher du roi, prendre ses ordres et revenir à sa place. Alors le roi prononça ces paroles:
«J'ordonne que l'édit portant..... soit transcrit sur les registres de mon parlement, pour être exécuté suivant sa forme et teneur.»
C'était maintenant que M. le duc d'Orléans devait se mettre en scène. Mais pour bien comprendre la démarche qu'on avait préparée pour lui, il est nécessaire de faire attention aux expressions employées par le roi. La formule qu'il venait d'employer aurait été la formule convenable, si la séance avait été réellement une séance royale, c'est-à-dire si la délibération avait été complétée par l'appel des suffrages, et si le roi n'avait rien ordonné qu'en conséquence du vœu connu et constaté de la majorité. Mais c'est précisément ce caractère essentiel à toute délibération d'une assemblée qui avait manqué à celle-ci. On avait discuté librement, mais on n'avait pas recueilli les voix. On croit, à la vérité, que si le ministre, plus courageux et plus habile, avait osé faire compter les voix, le résultat aurait été favorable à l'édit. Il est certain que toutes les mesures avaient été prises pour obtenir une majorité. On avait choisi le moment de l'année où finissaient strictement les vacances du parlement, qu'une sorte d'usage bien connu prolongeait bien au delà du terme légal. Un si grand nombre de membres était absent, que de six présidents, il ne s'en trouvait que quatre à la séance, tandis que l'archevêque de Toulouse n'avait pas manqué de prévenir d'avance tous ceux sur lesquels il comptait. De plus on avait garni l'Assemblée, outre mesure, de conseillers ordinaires qui n'usaient presque jamais de leur droit de présence; de maîtres des requêtes dépendants par état, qu'on avait choisis plus dépendants encore par leur caractère ou par leur ambition. Malgré tant de précautions prises, on n'avait pas osé faire un appel à la majorité dont on aurait été cependant si heureux de se prévaloir, et la séance avait fini par être un vrai lit de justice, signe infaillible d'épouvante pour les capitaux qu'on voulait attirer. On ne peut trop remarquer tout ce que cette conduite renferme en même temps d'imprudence et de timidité.
Les ministres avaient cru remédier à tout, en ne faisant pas prononcer au roi, dans l'ordre d'enregistrement, les mots caractéristiques d'un lit de justice: de mon exprès commandement. En retranchant ces mots, ils se flattaient d'en imposer au public, et ils croyaient pouvoir soutenir que le roi avait tenu une séance royale. C'était donc leur porter un dernier coup que de leur enlever ce subterfuge; et c'était là précisément le coup d'éclat que les conseils de M. le duc d'Orléans lui avaient ménagé. A peine le roi avait-il fini de parler, que M. le duc d'Orléans se leva et dit: «Si le roi tient une séance au parlement, les voix doivent être recueillies et comptées; si c'est un lit de justice, il nous impose silence.» Il s'arrêta alors, et le roi ne répondant point, il reprit ainsi: «Sire, permettez que je dépose à vos pieds ma protestation contre l'illégalité de vos ordres.» Il faut se reporter aux idées qui dominaient alors en France, aux principes d'autorité qui y étaient en vigueur, pour saisir l'effet que dut produire le premier exemple d'un prince du sang faisant une protestation au sein du parlement, et attaquant comme nuls, en présence du roi lui-même, les ordres qu'il venait de donner.
L'histoire entière de la monarchie n'offrait rien de semblable. On avait vu des princes du sang résister les armes à la main à la puissance du roi; on n'en avait point vu essayer de poser des bornes constitutionnelles à son autorité.
Le roi, surpris et embarrassé, dit avec précipitation: «Cela est légal.» Et il fit procéder sur-le-champ à la lecture du second édit. Dès qu'elle fut achevée, il se leva et sortit avec ses deux frères, après une séance de huit heures et demie qui l'avait vivement agité, et qui lui laissait de profonds sujets d'inquiétude.
Les princes et pairs, et avec eux, M. le duc d'Orléans se levèrent et le reconduisirent suivant l'usage, puis rentrèrent aussitôt pour reprendre la délibération qui recommença avec plus de chaleur. Les partisans de la cour voulaient rompre la séance et l'ajourner à huitaine pour donner le temps aux esprits de se calmer. Ils représentaient que Messieurs (c'était l'expression parlementaire) étaient épuisés de fatigue et qu'ils avaient besoin de repos.
M. Lepelletier de Saint-Fargeau[257] qui, malgré sa grande jeunesse, était déjà président à mortier, proposait aussi un ajournement, mais seulement au lendemain. Cet avis convenait à la faiblesse de son esprit, et à la pusillanimité de son caractère qui lui firent constamment ménager tous les partis, jusqu'à ce que le républicanisme devenu dominant en France fixât ses irrésolutions. Il ne s'attendait guère alors à mériter un jour comme républicain, les honneurs du martyre et les couronnes de l'apothéose.
Ce jour-là, il fut vivement combattu par l'abbé Sabatier, qui, réunissant les deux avis dilatoires, pour les détruire à la fois, soutint: «Que Messieurs ne devaient avoir faim et soif que de la justice, et qu'ils devaient lui consacrer le reste du jour présent, n'étant pas assurés que le lendemain serait à leur disposition.»—En prononçant ces paroles, il avait voulu donner à son accent quelque chose de prophétique. L'abbé Sabatier invita ensuite M. le duc d'Orléans à rédiger sa protestation par écrit, et de peur que la mémoire du prince ne fût pas fidèle, il retrouva dans la sienne et lui suggéra les expressions qu'il croyait lui avoir entendu prononcer.
Avec cet aide, M. le duc d'Orléans satisfit à ce qu'on exigeait de lui, et fit écrire sur les registres du parlement, qu'aussitôt après l'ordre du roi d'enregistrer les édits, il s'était levé et avait fait la protestation suivante:
«Sire, je supplie Votre Majesté de permettre que je dépose à ses pieds et dans le sein de la cour, la déclaration que je regarde cet enregistrement comme illégal, et qu'il serait nécessaire, pour la décharge des personnes qui sont censées y avoir participé, d'y ajouter que c'est par exprès commandement du roi.»
Après quelques débats, l'arrêté proposé par l'abbé Sabatier prévalut, en ces termes:
«La cour, considérant l'illégalité de ce qui vient de se passer à la séance royale, dans laquelle les voix n'ont point été comptées en la manière prescrite par les ordonnances, en sorte que la délibération n'a pas été complète,—déclare qu'elle n'entend prendre aucune part à la transcription ordonnée être faite sur les registres, de l'édit portant établissement d'emprunts graduels et successifs pour les années 1788, 1789, 1790, 1791 et 1792, et sur le surplus, a continué la délibération au premier jour.»
On leva la séance à huit heures du soir. M. le duc d'Orléans avait remporté tout l'honneur de cette journée, et il faut reconnaître que tout avait été concerté et conduit avec une grande habileté par lui et par ses amis.
Le ministère, qui n'avait su employer que de petits moyens pour soutenir l'autorité royale déjà si chancelante, se trouva déjoué par la protestation de M. le duc d'Orléans, et par l'arrêté, qui, en mettant au grand jour la ruse que le gouvernement avait voulu employer, constata sa faiblesse.
Pendant que tout réussissait ainsi à M. le duc d'Orléans dans l'intérieur du palais de justice, des agents apostés au dehors publiaient les événements de la séance, et proclamaient le nom du prince du sang qui s'était montré si bon citoyen. Le peuple assiégeait en foule les avenues du Palais, et on n'entendait parler que du courage et des succès de M. le duc d'Orléans. Quand il parut, pour monter dans sa voiture, les flots de ce peuple léger l'y portèrent en le comblant des acclamations les plus flatteuses. Le libérateur de la patrie n'aurait pas obtenu un plus beau triomphe. Celui qu'on accablait, il y avait peu de jours, de sarcasmes était aujourd'hui couvert de bénédictions. Tels sont les jugements de cette foule qu'on prétend honorer du nom de peuple.
Malheureusement, il ne fallait pas à M. le duc d'Orléans un encens plus pur; celui-là seul était à sa portée; comme il n'aurait pas été capable de faire à l'opinion publique de vrais sacrifices, il ne l'était pas non plus, de discerner le prix que l'on doit attacher à cette opinion, quand elle est ennoblie par ceux qui la proclament.
Les cris de joie d'une populace ignorante flattaient sa passion contre la cour, et le fortifiaient dans son mépris pour l'opinion, en lui montrant à quel facile prix on pouvait la conquérir.
L'archevêque de Toulouse et M. le garde des sceaux, indignés de voir que leurs stratagèmes étaient devenus des pièges contre eux, réunirent tous leurs efforts pour exciter la colère du roi, et lui représentèrent la non exécution de leurs mesures comme un malheur public. «Un prince du sang, dirent-ils, qui aurait dû être le soutien du trône, et qui avait osé en saper les fondements, jusqu'au point de supposer des limites à l'autorité du roi, et de le dire en sa présence! Des juges assez téméraires pour accuser de prévarication les ministres, c'est-à-dire les dépositaires de la confiance du maître, les agents de sa volonté! Un tel excès d'audace méritait punition. L'exil de l'un, la détention des autres, étaient des exemples nécessaires pour arrêter de pareils scandales.»
C'est par de tels discours, que ce faible ministère entraîna le roi dans des mesures, qui, ayant le caractère de l'humeur, ne pouvaient que faire envier à tous les ambitieux du même ordre, l'éclat d'une légère persécution. Les ministres de Louis XVI ignoraient que le pouvoir arbitraire n'a pas le droit de punir avec modération ceux qui lui résistent, et qu'il est condamné par sa nature à tolérer, ou à écraser ses ennemis.
Le premier parti eût été plus conforme au caractère du roi; le second eût bien tenté ses ministres, mais pour le prendre, ils ne se sentaient pas assez forts, ni auprès du roi, ni devant la nation. Ils crurent faire beaucoup, en conseillant l'exil de M. le duc d'Orléans, et en proposant de faire enlever les conseillers Fréteau et Sabatier. On conduisit le premier à la citadelle de Doullens, et le second au château du mont Saint-Michel, espèce de tour isolée sur un rocher que battent les flots de la mer.
C'est le baron de Breteuil, ministre de Paris, qui alla le 20 novembre, à six heures du soir, signifier à M. le duc d'Orléans l'ordre de son exil. Ce ministre était chargé spécialement de la distribution des lettres de cachet, lorsqu'elles étaient dirigées contre un des ministres ses confrères, ou contre un prince du sang. Il était d'usage que le ministre allât lui-même leur en donner connaissance, et cette mission lui attirait parfois des réceptions qui se ressentaient de l'humeur des disgrâciés. Ici, la position était d'autant plus délicate, que le baron de Breteuil tenait sa fortune de la protection de la maison d'Orléans. Son oncle, l'abbé de Breteuil[258], avait été chancelier du dernier duc d'Orléans, qui l'avait comblé de richesses et de bontés, et avait ouvert au neveu la carrière des grâces et des emplois supérieurs. La lettre du roi qu'il remit à M. le duc d'Orléans, contenait l'ordre d'aller coucher ce jour-là même à son château du Raincy[259], pour se rendre le jour suivant à celui de Villers-Cotterets[260], qui en est distant d'environ dix-huit lieues. Le prince reçut cette injonction avec humeur, et se plut à la faire sentir au porteur de l'ordre. Après avoir donné une heure à quelques dispositions, il demanda ses chevaux et monta en voiture. Le baron qui, suivant ses instructions, devait l'accompagner, se préparait à monter auprès de lui, quand le prince l'arrêta en lui disant: «Que faites-vous?» Le baron montra ses ordres. «Eh bien, répondit le prince, montez derrière», et il partit. Le baron, sans s'affecter de ce léger nuage (c'est l'expression dont il se servait quand il racontait ce petit incident), monta dans sa propre voiture, et suivit comme il put.
La nouvelle de l'exil de M. le duc d'Orléans se répandit bientôt dans Paris. Le jardin du Palais-Royal, toutes les rues et les places adjacentes, étaient inondés de peuple et retentissaient des cris de: «Vive Monsieur le duc d'Orléans!»
Le 21 au matin, les chambres du parlement se rassemblent, et arrêtent d'envoyer au roi le premier président pour lui demander de rapprocher de sa personne le prince auguste qu'il en avait éloigné, et de rendre à la compagnie deux membres dont le zèle seul avait dicté les opinions. A midi le parlement est mandé à Versailles, et le roi fait biffer de ses registres l'arrêté pris le 19 précédent. Le discours qu'il tint à cette occasion mérite d'être conservé: