Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 1
QUATRIÈME PARTIE
AFFAIRES D'ESPAGNE
(1807)
AFFAIRES D'ESPAGNE
(1807)
Napoléon étant à Finkenstein[446] disait un jour, dans un moment de gaîté: «Je sais, quand il le faut, quitter la peau du lion pour prendre celle du renard.»
Il aimait à tromper, il aurait voulu tromper pour le seul plaisir de le faire, et, au défaut de sa politique, son instinct lui en aurait fait une sorte de besoin. Pour l'exécution des projets qu'il allait sans cesse roulant dans sa tête, l'artifice ne lui était guère moins nécessaire que la force. C'était surtout, à l'accomplissement de ses vues sur l'Espagne, qu'il sentait bien que la force ne pouvait pas suffire.
Napoléon, assis sur l'un des trônes de la maison de Bourbon, considérait les princes qui occupaient les deux autres, comme des ennemis naturels que son intérêt était de renverser. Mais c'était une entreprise où il ne pouvait échouer sans ruiner ses propres desseins, et, peut-être, se perdre lui-même. Il ne la fallait donc tenter qu'avec une entière certitude de réussir.
La première condition du succès était de n'avoir à craindre aucune diversion sur le continent.
A la fin de 1807, Napoléon disposait en maître de l'Italie entière[447], et de la partie de l'Allemagne comprise entre le Rhin et l'Elbe[448]. Il avait, sous le nom de duché de Varsovie, relevé une partie de l'ancienne Pologne s'étendant de la Silésie au Niémen[449]; ce pays lui était dévoué. La Prusse était presque anéantie. L'Autriche, affaiblie par les pertes de tout genre qu'elle avait faites, n'était point en état de rien entreprendre seule, et il avait fait facilement goûter à la Russie des plans d'ambition, qui, en lui donnant deux guerres à soutenir, devaient occuper longtemps toutes ses forces[450]. L'Espagne lui parut alors aussi complètement isolée qu'il le pouvait désirer. Mais en l'attaquant à force ouverte, il avait deux dangers à craindre.
Depuis la paix de Bâle entre la France et l'Espagne, c'est-à-dire depuis onze ans, l'Espagne était l'alliée de la France et son alliée fidèle. Argent, vaisseaux, soldats, elle avait tout mis à sa disposition, elle lui avait tout prodigué. A cette époque-là même, vingt mille hommes d'élite de ses troupes et les meilleurs de ses généraux servaient dans les rangs des Français, à l'autre extrémité de l'Europe. Comment lui déclarer la guerre? Quel prétexte alléguer? Pouvait-il avouer les motifs de son ambition dynastique? En les faisant connaître, il s'exposait à soulever contre lui les sentiments de ses propres sujets; et tout son mépris pour l'espèce humaine ne l'empêchait pas de comprendre qu'il devait compter pour quelque chose la puissance de l'opinion publique.
En déclarant la guerre, il provoquait l'Espagne à la résistance; mille circonstances imprévues pouvaient survenir, et, quelque heureuse et quelque courte que pût être cette guerre, elle ne laisserait pas moins à la famille royale d'Espagne les moyens et le temps de se transporter dans ses possessions d'outre-mer. L'Espagne, dans ce cas devenait pour lui une possession précaire et difficile à gouverner, car la nation qui était attachée à la famille royale l'aurait suivie de ses vœux, et aurait toujours tendu à se réunir aux colonies d'Amérique; c'était laisser ainsi à la maison de Bourbon un espoir, une chance favorable de rentrer en Espagne. De plus, la séparation des colonies espagnoles d'avec leur métropole entraînait pour le commerce français des pertes très sensibles, de sorte que Napoléon se trouvait avoir blessé l'un des plus chers intérêts de ses peuples.
Il devait, en conséquence, mettre tout son art à prévenir ces deux dangers. S'il lui était impossible de voiler l'odieux de son entreprise, du moins, connaissant les dispositions des hommes à pardonner les crimes heureux, il pouvait se flatter que l'impression de celui qu'il méditait serait fort affaiblie, s'il était déjà consommé quand on viendrait à le connaître.
Pour conquérir l'Espagne sans coup férir, il n'y avait qu'un seul moyen: c'était d'y introduire sous les dehors de l'amitié des forces suffisantes pour prévenir ou comprimer partout la résistance. Il fallait un prétexte. Le refus du Portugal de rompre avec l'Angleterre le fournit. Napoléon avait eu soin de se ménager ce prétexte à Tilsitt, dans son traité d'alliance avec la Russie, en stipulant que le Portugal, s'il restait en paix avec l'Angleterre, serait traité comme ennemi. Au lieu donc de déclarer la guerre à l'Espagne, il fit avec elle une nouvelle alliance dirigée contre le Portugal[451]. Ce royaume, après avoir été conquis, devait être, en partie, réuni à la monarchie espagnole, en partie servir à l'infante Marie-Louise et à son fils d'indemnité pour le royaume d'Étrurie qui était cédé à Napoléon[452], et enfin une portion du Portugal devait former une principauté pour le prince de la Paix. C'est par cet appât qu'il avait déterminé cet homme à faire signer le traité à son roi.
L'empereur m'avait entretenu plusieurs fois de son projet de s'emparer de l'Espagne. Je combattis ce projet de toutes mes forces en exposant l'immoralité et les dangers d'une pareille entreprise. Il finissait toujours par se retrancher dans le péril que pourrait lui faire courir une diversion du gouvernement espagnol aux Pyrénées, le jour où il éprouverait des embarras sur les bords du Rhin ou en Italie, et me citait la malencontreuse proclamation du prince de la Paix, à l'époque de la bataille d'Iéna. J'avais bien souvent réfuté cette objection, en rappelant qu'il serait souverainement injuste de rendre la nation espagnole responsable de la faute d'un homme qu'elle détestait et méprisait, et qu'il lui serait plus aisé de renverser le prince de la Paix du pouvoir que de s'emparer de l'Espagne. Mais il me répondait que l'idée du prince de la Paix pourrait être adoptée par d'autres, et qu'il n'aurait jamais de sécurité sur ses frontières des Pyrénées. C'est alors que, poussé à bout par les argumentations artificieuses de son ambition, je lui proposai un plan qui lui présentait les garanties de sécurité qu'il prétendait chercher du côté de l'Espagne. Je lui conseillai de faire occuper la Catalogne jusqu'à ce qu'il parvienne à obtenir la paix maritime avec l'Angleterre. Vous déclarerez, lui disais-je, que vous garderez ce gage jusqu'à la paix, et par là vous tiendrez le gouvernement espagnol en bride. Si la paix tarde, il est possible que la Catalogne, qui est la moins espagnole de toutes les provinces de l'Espagne, s'attache à la France: il y a déjà des traditions historiques pour cela; et, peut-être alors, pourrait-elle être réunie définitivement à la France. Mais tout ce que vous ferez au delà de cela ne pourra que vous causer un jour d'amers regrets. Je ne le convainquis point, et il se tint en méfiance de moi sur cette question.
Ainsi que je viens de le dire, il tenta la cupidité et l'ambition du prince de la Paix par un traité de partage du Portugal.
Ce traité fut négocié secrètement et signé le 27 octobre 1807, à Fontainebleau, par M. le général Duroc et M. le conseiller Izquierdo[453] (homme de confiance du prince de la Paix), à l'insu de M. de Champagny, ministre des relations extérieures, et aussi à mon insu, quoiqu'en ce moment je fisse les fonctions d'archichancelier d'État[454], et que je me trouvasse à Fontainebleau.
Par suite du traité de Fontainebleau, une armée de trente mille Français devait traverser l'Espagne pour aller concourir, avec une armée espagnole, à la conquête du Portugal. Une seconde armée de quarante mille hommes devait être rassemblée sur la frontière des Pyrénées pour être prête à appuyer, au besoin, la première, qui était commandée par le maréchal Junot.
Cette seconde armée passa la frontière sous divers prétextes, et occupa les places fortes du nord de l'Espagne et de la Catalogne. C'était prendre un pied solide dans le pays, qui, d'ailleurs, était totalement dépourvu d'armée, les seules troupes vraiment bonnes ayant été envoyées au service de la France. Ces troupes, au nombre de vingt mille hommes, commandées par le marquis de La Romana, avaient été transplantées sur les confins du Danemark. Napoléon, on le voit, ne négligeait aucune précaution[455].
La seule chose que Napoléon parût avoir encore à craindre, c'était que le roi et sa famille, venant à prendre l'alarme, ne se retirassent dans une province éloignée, ne donnassent de là le signal de la résistance, ou ne passassent les mers.
Je vais raconter par quelles ruses odieuses Napoléon amena toute cette malheureuse famille à se livrer entre ses mains.
Au mois de mars 1807, le prince des Asturies, qui était en correspondance secrète et suivie avec Don Juan de Escoïquiz[456], archidiacre et chanoine de Tolède, son ancien précepteur, lui envoya à Tolède, où il résidait, une personne de sa confiance particulière nommée Don José Maurrique. Le prince l'avait chargé d'une lettre destinée à être remise en main propre à M. d'Escoïquiz. Il y parlait de ses soupçons sur les intentions ambitieuses du prince de la Paix qui, obtenant chaque jour du roi et de la reine quelque faveur, devenait plus puissant. Il commandait, avec le titre de généralissime et d'amiral, tout ce qui appartenait à l'armée de ligne, à la milice et à la marine: déjà l'on annonçait que le roi Charles IV, souvent malade, fatigué par les affaires, lui destinait la régence du royaume. Une fois régent, la mort du roi ouvrait une nouvelle carrière à son ambition à laquelle on ne connaissait point de bornes. Le caractère du prince de la Paix, son mariage, qui l'avait rapproché du trône[457], effrayaient tous ceux qui étaient attachés à la famille royale. M. d'Escoïquiz, alarmé par la lettre du prince des Asturies, se persuada, comme un bon homme qu'il était, qu'il ne fallait que détromper le roi et la reine sur le compte du prince de la Paix. Il crut au pouvoir qu'aurait une lettre remise par le prince des Asturies à la reine sa mère, dans laquelle il montrerait le danger que courait la famille royale par la confiance aveugle que le roi accordait au prince de la Paix. Cette lettre, trop pleine de raison et de vérités, effraya le prince des Asturies, qui n'osa pas la remettre; il se contenta de la conserver, copiée de sa main. Un peu honteux de son manque de résolution, il écrivit à M. d'Escoïquiz qu'il jugeait impossible que la reine fût désabusée, et qu'il serait plus facile d'éclairer le roi, s'il pouvait un jour parvenir à lui parler tête à tête.
Le bon chanoine de Tolède rédigea une note qu'il adapta de son mieux aux faiblesses du roi, et il l'envoya au prince des Asturies qui attendit inutilement un moment où il pourrait la lui remettre. Cette pièce, comme la première, fut copiée par le prince lui-même, et, comme la première aussi, serrée dans son bureau où on la trouva lorsqu'on vint saisir ses papiers.
Le prince de la Paix, qui soupçonnait que la conduite du prince des Asturies cachait quelque projet peu favorable à ses vues, chercha les moyens de s'emparer de l'intérieur du prince, et lui fit proposer par la reine de le marier avec Doña Maria-Thérésa[i], sa belle-sœur, seconde fille de l'infant Don Luis. Cette princesse avait une belle figure, était ambitieuse, et déjà avait montré peu d'éloignement pour la galanterie. Le prince, qui ne connaissait d'elle que son esprit et son visage, avait donné son consentement à ce mariage. Mais, depuis quelques mois, l'ambition du prince de la Paix ayant pris plus de confiance et de hardiesse, on ne parlait plus de ce mariage.
M. d'Escoïquiz, voyant que tous les moyens de faire parvenir la vérité au roi et à la reine lui manquaient, et que les propositions de mariage avec Doña Maria-Thérésa n'avaient pas eu de suite, s'arrêta à l'idée qu'un intérêt étranger et puissant serait le seul appui véritable pour le prince dans la situation critique où il se trouvait, et il eut la pensée de le marier avec une fille de la famille de Napoléon[458].
A cette époque, le mariage avec une nièce de Napoléon paraissait devoir assurer au prince des Asturies le trône ébranlé de l'Espagne, et mettre ce beau et généreux pays à l'abri des déchirements. On pouvait, sans faiblesse, préférer ce résultat à celui que des événements inattendus ont amené.
M. d'Escoïquiz s'attachait chaque jour davantage au plan qu'il avait adopté. Des bruits inquiétants pour la famille royale prenaient de jour en jour plus de consistance et se répandaient dans toutes les classes. Ne pouvant plus tenir à l'éloignement dans lequel il était, à Tolède, de son ancien élève, il voulut se rapprocher du théâtre des affaires et se rendit à Madrid. Il y fit connaissance avec le comte d'Orgaz, bon Espagnol, attaché particulièrement au prince des Asturies. Il lui communiqua une partie de ses craintes et de ses projets. Dans une de leurs conversations, M. d'Orgaz lui apprit que Don Diego Godoï, frère du prince de la Paix, répandait de l'argent dans la garnison de Madrid, et s'était assuré par ce moyen d'un grand nombre d'officiers subalternes: un colonel de dragons, Don Thomas Jauregui, qui faisait partie de la garnison, le tenait au courant de tous les efforts que l'on faisait pour la corrompre. Il n'y avait pas un officier un peu marquant à qui quelque agent du prince de la Paix n'eût dit: «Vous voyez l'état misérable de l'Espagne; la dynastie des Bourbons est absolument dégénérée; le roi est sur le point de mourir; le prince est un imbécile; il faut prendre des mesures; vous êtes bon Espagnol, nous comptons sur vous.» Mille propos de cette espèce étaient tenus ouvertement, et par des hommes qui inspiraient de la confiance par leur réputation et les places qu'ils occupaient. Don Luis Viguri, intendant de l'armée, et qui avait conservé des relations avec les principaux officiers, était un des plus actifs. Dans les écoles, dans les académies, dans tous les établissements publics, on tenait le même langage. L'abbé Stala, bibliothécaire de San-Isidro, avait même été assez imprudent pour répandre des écrits, dont l'objet était de montrer à la nation espagnole, que, dans la crise qui se préparait, il ne pouvait y avoir de salut qu'en plaçant une confiance entière dans le prince de la Paix. M. d'Escoïquiz sentit qu'il n'y avait pas un moment à perdre, et qu'il fallait que tous les amis du trône se concertassent et fissent une ligue pour sa défense. Dans ce but, il demanda au prince des Asturies une lettre de créance, pour qu'il pût s'expliquer confidentiellement avec le duc de l'Infantado, jeune homme d'une grande naissance, d'un beau caractère, d'une figure avantageuse et bien placé dans l'opinion. Muni de cette lettre, écrite de la main du prince, le chanoine chercha le duc de l'Infantado[459], et lui parla avec la plus grande franchise. Leurs principes ne leur permettant pas d'adopter aucune mesure qui pût être contraire à la fidélité qu'ils devaient au roi, ils s'attachèrent uniquement à employer des moyens de précaution pour le moment où le roi, dont la santé paraissait chaque jour s'affaiblir davantage, viendrait à mourir. Il était au pouvoir du prince de la Paix de cacher pour quelques moments la mort du roi. La défiance et la haine qu'il avait habilement inspirées à la reine pour le prince, son fils, l'autorisaient à entourer et à remplir le château de troupes à sa dévotion. Étayé de l'étiquette, il aurait pu, et c'était son dessein, faire arriver le prince des Asturies auprès du lit du roi, que l'on supposerait vivre encore; là, s'emparer de lui et de toute la famille royale et leur faire signer, par force, tous les ordres nécessaires pour mettre l'autorité entre ses mains, sauf à prendre à l'égard des princes une détermination ultérieure.
Le duc de l'Infantado et M. d'Escoïquiz jugèrent que le seul moyen de prévenir cet attentat serait d'avoir d'avance un acte donné par le nouveau roi, qui mettrait l'autorité militaire suprême entre les mains du duc de l'Infantado. Cet acte aurait aussi mis sous ses ordres absolus toutes les autorités; même celle du prince de la Paix, dans toute l'étendue de la Castille nouvelle, et particulièrement à Madrid et dans toutes les résidences royales. Muni de cet ordre, le duc de l'Infantado, à la première nouvelle qu'il aurait des approches de la mort du roi, devait préparer la notification de ses pouvoirs, prendre le commandement suprême de toutes les forces militaires, paraître dans la ville et dans les maisons royales avec l'uniforme de généralissime, et même faire arrêter le prince de la Paix s'il donnait motif à la moindre inquiétude. M. d'Escoïquiz rédigea l'acte en question, et l'envoya au prince, en lui expliquant l'esprit et l'objet de cette mesure; il l'engageait à l'écrire de sa propre main, à le signer et à y apposer son sceau. Le prince adopta tout ce qui lui était proposé. L'acte fut remis au duc de l'Infantado qui devait le garder soigneusement jusqu'au moment où il serait appelé à en faire usage.
Cet acte était conçu en ces termes:
«Nous, Ferdinand septième, par la grâce de Dieu, roi de Castille, etc..
»La Providence ayant daigné rappeler à elle notre cher et bien-aimé père, le roi Charles IV, que Dieu ait en sa sainte garde, et, en conséquence, étant nous-même monté sur le trône d'Espagne, comme son naturel et légitime héritier; sachant que dans les premiers moments de suspension des autorités, qui est une conséquence inévitable de la mort des rois, il peut arriver qu'il y ait des personnes qui veuillent en profiter pour troubler la tranquillité publique, comme la voix publique même l'indique; et considérant que le meilleur moyen de réprimer la malveillance, si elle ose former quelques projets de cette espèce, est de mettre toutes les forces militaires qui nous entourent entre les mains d'une personne de toute notre confiance, et qui ajoute au talent, au courage, à une naissance illustre, toute la force de l'opinion publique en sa faveur; trouvant en vous, duc de l'Infantado, mon cousin, toutes ces qualités réunies, nous avons cru devoir vous conférer, et nous vous conférons par ce décret, le commandement suprême de toutes les forces militaires séant dans la Castille nouvelle et dans toutes les résidences royales, tant d'infanterie que de cavalerie, d'artillerie, de milice, etc., sans aucune exception, pas même celle des gardes du corps et des troupes qui composent notre maison royale, ni de celles qui forment la garde du généralissime; afin que vous vous en serviez de la façon que vous jugerez utile ou nécessaire pour réprimer tout complot, pour dissiper tout attroupement, pour faire évanouir tout projet séditieux, ou contraire à notre personne, à la famille royale, ou capable de troubler la tranquillité publique en quelque façon que ce soit. Notre volonté étant de suspendre, comme nous suspendons, toute autorité, tous pouvoirs militaires qui ne soient pas sous vos ordres, même celui du prince de la Paix, comme généralissime, de même que celui du capitaine général de la Nouvelle-Castille, et nous ordonnons que tous les chefs militaires de quelque classe, dans quelque rang qu'ils soient, obéissent exactement à vos ordres, comme si c'était aux nôtres mêmes, pour tout ce qui pourra conduire à l'objet de la tranquillité publique dont nous vous rendons responsable. Et nous déclarons assujettis aux peines des traîtres et des ennemis de la patrie, tous ceux qui, par une ignorance affectée ou par malice, s'opposeront à vos ordres ou ne vous obéiront pas avec l'exactitude qu'ils vous doivent.
»Nous ordonnons aussi, à tous les tribunaux civils et militaires, à tous les magistrats de quelque classe qu'ils soient, de concourir à l'exécution de vos ordres dans tout ce qui leur appartiendra, sous les mêmes peines pour les contrevenants.
»Nous vous donnons aussi toute l'autorité nécessaire pour vous assurer par la force, et pour emprisonner, s'il est nécessaire, toutes les personnes, de quelque classe, condition ou rang qu'elles soient, sans aucune exception, qui seront soupçonnées de vouloir troubler la tranquillité publique, ou qui la troubleraient effectivement, pour leur procès leur être fait dans les formes.
»Telle est notre volonté, comme aussi que ce décret, quoique non revêtu de la sanction ordinaire d'un des ministres, à cause de l'urgence des circonstances où nous nous trouvons, soit observé et exécuté, comme s'il était muni de la signature d'un de nos ministres, étant écrit, signé et scellé comme il l'est, par notre propre main. Le tout devant être exécuté sous les peines, contre les opposants, de haute trahison.»
Fait à..., le..., de l'an....
Signé: YO EL RÉ.
Ce décret avait sa date en blanc; elle devait être remplie, au moment de la mort du roi, par le duc de l'Infantado.
Vers le milieu du mois de juin 1807, M. d'Escoïquiz reçut une nouvelle lettre du prince des Asturies, dans laquelle Son Altesse Royale lui disait que, par l'intermédiaire de don Juan Manuel de Villena, son premier écuyer, il lui avait été remis un billet que celui-ci tenait de don Pedro Giraldo, colonel du génie et précepteur de l'infant don Francisco[460], que ce billet destiné à parvenir à Son Altesse Royale en mains propres, était écrit par un individu qui se disait attaché à la légation française. Le contenu annonçait une communication très secrète que désirait faire à Son Altesse Royale l'ambassadeur de France, M. de Beauharnais[461]. M. d'Escoïquiz, consulté par le prince pour savoir ce qu'il avait à répondre, l'engagea à dire aux personnes qui lui avaient donné le billet, qu'il ne se mêlait d'aucune affaire et qu'il ne donnait point de rendez-vous particuliers. Il offrit au prince de chercher à savoir exactement si ce message était bien de l'ambassadeur de France, ou non. Une certitude à cet égard pouvait être fort utile, parce que, si le message était faux, le but ne pouvait être que de tendre à Son Altesse Royale un piège qu'il était important de découvrir; et que, s'il était vrai, il était de la plus grande conséquence, pour les intérêts du prince, de ne pas laisser échapper cette occasion de pénétrer les intentions de Napoléon, tant par rapport à la position du prince de la Paix à l'égard de l'empereur, qu'on ne connaissait pas suffisamment, que par rapport au mariage du prince des Asturies avec une des nièces de Napoléon, mariage sur lequel des bruits vagues avaient déjà circulé. La réponse de M. d'Escoïquiz renfermait les raisons d'utilité, et même de sûreté que donnerait au prince l'appui de Napoléon, si ce mariage convenait à son ambition ou à sa vanité.
A cette lettre, qui par la suite devint une des pièces du procès de l'Escurial, le prince des Asturies répondit par une approbation complète. Alors M. d'Escoïquiz vit le duc de l'Infantado, et après lui avoir fait part de cette nouvelle intrigue, il lui demanda de l'introduire sous quelque prétexte plausible auprès de l'ambassadeur de France de qui il n'était pas connu. On choisit le prétexte de présenter à M. l'ambassadeur, qu'en Espagne on supposait amateur de belles-lettres, un ouvrage intitulé: le Mexique conquis, poème épique composé par M. d'Escoïquiz. L'ambassadeur, sans paraître trop étonné de sa réputation littéraire, répondit à M. de l'Infantado qu'il recevait avec plaisir le livre et l'auteur. Après quelques mots du Mexique conquis, et quelques questions ou observations qui se rapprochaient peu à peu de l'objet de sa visite, M. d'Escoïquiz s'ouvrit à l'ambassadeur sur le message qu'on lui attribuait, et sur le désir que le prince des Asturies avait de savoir franchement la vérité.
M. de Beauharnais montra de l'embarras, tergiversa au sujet du message, en se bornant à dire qu'une pareille démarche de sa part ne serait pas convenable envers l'héritier du trône, mais en ajoutant immédiatement que son estime pour le prince des Asturies était telle, qu'il serait charmé d'avoir des occasions particulières de faire sa cour à Son Altesse Royale. M. d'Escoïquiz vit clairement que l'ambassadeur convenait plus qu'il ne niait. Enhardi par l'indécision de M. de Beauharnais, il s'expliqua d'une manière plus précise et amena par là l'ambassadeur à lui dire qu'une lettre du prince entre ses mains, lui donnerait assez de confiance pour qu'il lui parlât de choses du plus grand intérêt pour Son Altesse Royale. A quoi M. d'Escoïquiz répondit en riant, qu'il lui paraissait que les diplomates consommés aimaient à pouvoir nier les messages, mais qu'un signe convenu d'avance pouvait produire les mêmes effets, et donner le même degré de confiance. Il fut donc arrêté entre eux que la cour devant venir deux ou trois jours après à Madrid, l'ambassadeur se présenterait, suivant l'usage, à la tête du corps diplomatique chez Son Altesse Royale, et que là, le prince lui demanderait s'il avait été à Naples; qu'en quittant l'ambassadeur et passant à un autre ministre étranger, il tirerait son mouchoir de sa poche et le garderait un moment dans sa main.
Le 1er du mois de juillet, les ambassadeurs se présentèrent chez les princes, et Son Altesse Royale fit le signe convenu. Deux jours après, M. d'Escoïquiz informé de ce qui s'était passé, alla chez l'ambassadeur de France, qui lui donna les assurances les plus positives de l'affection que Napoléon portait au prince des Asturies, de la disposition où il était de le favoriser dans tout ce qui dépendrait de lui, et du peu d'estime qu'il avait pour le prince de la Paix. Quelque vagues que fussent toutes ces protestations, M. d'Escoïquiz, un peu exalté par le nouveau rôle qu'il jouait, et toujours tourmenté par les inquiétudes que lui causait la position du prince, aborda la question du mariage, et alla même jusqu'à dire que le prince laissait à Napoléon le choix de celle de ses nièces qu'il jugerait devoir lui donner. Le secret fut recommandé de part et d'autre. M. de Beauharnais écrivit sur-le-champ à Paris, et demanda les autorisations nécessaires pour faire près du roi Charles IV des démarches qui empêchassent le prince des Asturies d'être compromis aux yeux de son père.
La surveillance exercée par le prince de la Paix sur tout ce qui tenait à l'ambassade de France, avait déterminé M. de Beauharnais et M. d'Escoïquiz à choisir pour leur première entrevue un endroit écarté dans le jardin du Retiro. Au bout de vingt jours, M. d'Escoïquiz reçut un avertissement pour se rendre au lieu convenu, à deux heures après midi, lorsque la grande chaleur éloignait tout le monde de la promenade. La réponse que l'ambassadeur avait reçue était assez insignifiante; elle ne renfermait pas un mot sur la proposition de mariage. M. de Beauharnais attribua ce silence à ce qu'il n'y avait rien eu par écrit d'officiel de la part du prince, et il conseilla à M. d'Escoïquiz de l'engager à écrire directement à Napoléon. M. d'Escoïquiz trouva cette démarche sujette à trop d'inconvénients, pour oser la proposer, et il engagea de son côté l'ambassadeur à faire comprendre dans sa première dépêche, que la position du prince ne permettait pas une démarche aussi délicate, tant que les choses ne seraient pas plus avancées. On peut douter d'après le langage vague de M. de Beauharnais, qu'il eût des instructions positives; mais, soit qu'il agît pour servir l'intérêt des Beauharnais, ou pour servir l'intérêt des Bonaparte[462] il créait une intrigue avec le prince des Asturies; et une intrigue placée là ne pouvait qu'être utile aux vues de l'empereur. Quoi qu'il en soit, M. de Beauharnais promit d'écrire de nouveau et de faire parvenir à M. d'Escoïquiz, qui était obligé de retourner à Tolède, la réponse qu'il recevrait de Napoléon.
Les choses restèrent dans cet état pendant tout le mois d'août et pendant presque tout le mois de septembre. C'est le 30 septembre 1807 seulement, que M. d'Escoïquiz reçut à Tolède une lettre de l'ambassadeur de France dans laquelle se trouvaient comme extraits de la lettre de Napoléon, les mots suivants soulignés: «.....Je n'achète point, je ne vends point, je ne fais rien sans garantie. Avez-vous reçu quelque lettre, quelques mots officiels sur cette affaire?» Les termes de brutale franchise employés dans cette lettre engagèrent M. d'Escoïquiz à se rendre à Madrid. Il y vit M. de Beauharnais au Retiro. Dans ce rendez-vous, l'ambassadeur se plaignit de ce que le prince n'avait pas eu de confiance dans sa première proposition; et il la lui renouvela plus fortement, disant que rien n'était faisable si Son Altesse Royale n'écrivait pas elle-même. M. d'Escoïquiz, qui croyait depuis longtemps que l'appui de Napoléon, était le seul moyen pour le prince d'échapper aux dangers qu'il courait, se laissa entraîner. Il rédigea un projet de lettre, et après avoir su de M. de Beauharnais que les termes qu'il employait conviendraient à Paris, il l'envoya au prince des Asturies qui l'adopta, en fit la copie de sa propre main et la renvoya à M. d'Escoïquiz pour la remettre à l'ambassadeur. Il y joignit un billet, par lequel il continuait à désigner M. d'Escoïquiz comme le seul homme qui eût toute sa confiance dans cette affaire. La lettre du prince des Asturies fait trop bien connaître l'esprit général qui dominait à cette époque, pour ne pas la rapporter dans son entier.
Le prince des Asturies à l'empereur Napoléon:
«A l'Escurial, le 11 octobre 1807.
»Sire,
»Je regarde comme le jour le plus heureux de ma vie, celui auquel j'ai occasion d'exprimer à Votre Majesté Impériale et Royale, à un héros destiné par la Providence pour rétablir la tranquillité, l'ordre et le bonheur dans l'Europe menacée d'un bouleversement total, et pour affermir les trônes ébranlés, les sentiments d'estime, d'admiration et de respect que ses brillantes qualités m'inspirent. J'aurais eu, il y a longtemps, cette satisfaction et celle d'assurer Votre Majesté Impériale et Royale des vifs désirs que j'ai de voir s'accroître l'amitié de nos deux maisons, et de voir l'alliance, si avantageuse aux deux nations, devenir chaque jour plus étroite par le moyen d'un mariage qui m'unît à une princesse de la famille de Votre Majesté. Mais les circonstances où je me trouve m'ont obligé à garder le silence, et ce n'a été qu'en conséquence des explications de M. de Beauharnais, et de la connaissance qu'il m'a donnée de la volonté de Votre Majesté Impériale, que je m'y suis déterminé.
»Je crains que cette démarche, si innocente dans les termes où je la fais et dans la position où je me trouve, ne soit représentée comme un crime si elle vient à être découverte.
»Votre Majesté Impériale et Royale sait bien mieux que moi que les meilleurs rois sont les plus exposés à être les victimes des artifices des hommes ambitieux et intrigants qui les entourent. Notre cour n'en manque point, et le bon cœur, la droiture même de mes chers et respectables parents, les exposent davantage à être surpris par leurs trames déloyales. Je crains donc qu'ils ne les aient prévenus en faveur de quelque autre projet de mariage pour moi, plus à propos pour leurs intérêts particuliers, et je prends la liberté de demander les bons offices de Votre Majesté pour ouvrir les yeux à mes chers parents, et leur faire adopter l'alliance que j'ai l'honneur de lui demander.
»La moindre insinuation de Votre Majesté suffira pour faire évanouir toutes les idées et pour détruire tous les projets de ces malins égoïstes, auprès de Leurs Majestés mes augustes parents, qui l'aiment bien sincèrement.
»Quant à moi, rempli de respect et d'obéissance filiale envers Leurs Majestés, je ne pourrai jouer qu'un rôle passif dans cette affaire, qui sera celui de me refuser à toute autre alliance qui n'aura pas l'approbation de Votre Majesté, et j'attendrai de ses bons offices le bonheur de mes chers parents, celui de ma patrie, et le mien, par le mariage avec la princesse que j'espère recevoir de leurs mains et de celles de Votre Majesté impériale et royale.
»Je suis, etc.
»Signé: Ferdinand,
Prince des Asturies.»
Le prince de la Paix eut connaissance, par les intelligences qu'il avait dans la maison de M. de Beauharnais, de ce qui se passait, et il fit écrire sur-le-champ par le roi une lettre que son ambassadeur, le prince Masserano[463] eut ordre de porter immédiatement à Napoléon, dans quelque lieu qu'il fût. Cette lettre, arrivée trois jours avant le courrier de M. de Beauharnais, parvint à l'empereur à Fontainebleau. Le roi d'Espagne s'y plaignait fort vivement à Napoléon de ce qu'il entretenait avec son fils des relations secrètes, et il y parlait de la lettre que Napoléon avait dû recevoir du prince des Asturies.
Pendant quelques semaines, les affaires restèrent en suspens en Espagne; mais elles prirent tout à coup un aspect nouveau par l'entrée imprévue d'une armée française dans plusieurs des provinces du royaume. Le but apparent de cette disposition singulière était, on l'a vu plus haut, de contraindre la cour de Portugal à séparer sa cause de celle de l'Angleterre. C'était à la suite des communications faites par le prince des Asturies et des plaintes adressées contre lui par son père à Napoléon, que celui-ci parvint, moitié par terreur, moitié par ambition, à faire consentir le prince de la Paix aux stipulations des deux traités du 21 octobre 1807, que nous croyons devoir insérer ici, à cause de leur importance dans la question qui nous occupe. Nous avons déjà dit que ces traités avaient été négociés à Fontainebleau dans le plus grand mystère, entre M. Izquierdo, l'agent secret du prince de la Paix, et M. le maréchal Duroc, c'est-à-dire Napoléon lui-même.
Voici les traités:
«Sa Majesté l'empereur des Français, roi d'Italie, etc., et Sa Majesté Catholique le roi d'Espagne, désirant de leur plein mouvement régler les intérêts des deux États, et déterminer la condition future du Portugal d'une manière conforme à la politique des deux nations, ont nommé pour leurs ministres plénipotentiaires, savoir: Sa Majesté l'empereur des Français, le général de division Michel Duroc, grand maréchal du palais, et Sa Majesté Catholique le roi d'Espagne, don Eugène Izquierdo de Ribera y Lezaun, son conseiller d'État honoraire, etc., lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, sont convenus de ce qui suit:
»Article premier.—Les provinces entre Minho et Duero, avec la ville d'Oporto[464], seront données en toute propriété et souveraineté à Sa Majesté le roi d'Étrurie, sous le titre de roi de Lusitanie septentrionale.
»Article II.—Le royaume d'Alentejo et le royaume des Algarves[465] seront donnés en toute propriété et souveraineté au prince de la Paix, pour en jouir sous le titre de prince des Algarves.
»Article III.—Les provinces de Beira, Tras-os-montes et l'Estramadure portugaise[466] resteront en dépôt jusqu'à la paix générale, où il en sera disposé conformément aux circonstances, et de la manière qui sera alors déterminée par les hautes parties contractantes.
»Article IV.—Le royaume de la Lusitanie septentrionale sera possédé par les descendants héréditaires de Sa Majesté le roi d'Étrurie, conformément aux lois de succession adoptées par la famille régnante de Sa Majesté le roi d'Espagne.
»Article V.—La principauté des Algarves sera héréditaire dans la descendance du prince de la Paix, conformément aux lois de succession adoptées par la famille régnante de Sa Majesté le roi d'Espagne.
«Article VI.—A défaut de descendant ou héritier légitime du roi de Lusitanie septentrionale, ou du prince des Algarves, ces pays seront donnés par forme d'investiture à Sa Majesté le roi d'Espagne, à la condition qu'ils ne seront jamais réunis sur une tête, ni réunis à la couronne d'Espagne.
«Article VII.—Le royaume de la Lusitanie septentrionale et la principauté des Algarves reconnaissent aussi comme protecteur Sa Majesté Catholique le roi d'Espagne, et les souverains de ces pays ne pourront, dans aucun cas, faire la guerre ou la paix sans son consentement.
«Article VIII.—Dans le cas où les provinces de Beira, Tras-os-montes et l'Estramadure portugaise, tenues sous le séquestre, seraient à la paix générale rendues à la maison de Bragance, en échange pour Gibraltar, la Trinité et d'autres colonies que les Anglais ont conquises sur les Espagnols et leurs alliés, le nouveau souverain de ces provinces serait tenu envers Sa Majesté le roi d'Espagne aux mêmes obligations qui liaient vis-à-vis d'elle, le roi de la Lusitanie septentrionale et le prince des Algarves.
«Article IX.—Sa Majesté le roi d'Étrurie cède en toute propriété et souveraineté le royaume d'Étrurie à Sa Majesté l'empereur des Français, roi d'Italie.
«Article X.—Lorsque l'occupation définitive des provinces de Portugal aura été effectuée, les princes respectifs qui en seront mis en possession, nommeront conjointement des commissaires pour fixer les limites convenables.
«Article XI.—Sa Majesté l'empereur des Français, roi d'Italie, garantit à Sa Majesté Catholique le roi d'Espagne la possession de ses États sur le continent de l'Europe, au midi des Pyrénées.
Article XII.—Sa Majesté l'empereur des Français, roi d'Italie, consent à reconnaître Sa Majesté Catholique le roi d'Espagne, comme empereur des deux Amériques, à l'époque qui aura été déterminée par Sa Majesté Catholique pour prendre ce titre, laquelle aura lieu à la paix générale, ou au plus tard dans trois ans.
»Article XIII.—Il est entendu entre les deux hautes parties contractantes qu'elles se partageront également les îles, colonies, et autres possessions maritimes du Portugal.
»Article XIV.—Le présent traité sera tenu secret. Il sera ratifié, et les ratifications seront échangées à Madrid, vingt jours au plus tard après la date de la signature.
»Fait à Fontainebleau, le 27 octobre 1807.
»DUROC. »E. IZQUIERDO.»
CONVENTION SECRÈTE DU MÊME JOUR
«Sa Majesté l'empereur des Français, roi d'Italie, etc., et Sa Majesté Catholique le roi d'Espagne, désirant régler les bases d'un arrangement relatif à la conquête et à l'occupation du Portugal, en conséquence des stipulations du traité signé cejourd'hui, ont nommé, etc., lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, sont convenus des articles suivants:
«Article premier.—Un corps de vingt-cinq mille hommes d'infanterie et de trois mille de cavalerie, des troupes de Sa Majesté Impériale, entrera en Espagne pour se rendre directement à Lisbonne; il sera joint par un corps de huit mille hommes d'infanterie espagnole et trois mille de cavalerie, avec trente pièces d'artillerie.
»Article II.—En même temps une division de dix mille hommes de troupes espagnoles prendra possession de la province d'Entre-Minho-Duero et la ville d'Oporto, et une autre division de six mille hommes de troupes espagnoles prendra possession de l'Alentejo et du royaume des Algarves.
»Article III.—Les troupes françaises seront nourries et entretenues par l'Espagne, et leur solde sera fournie par la France pendant le temps de leur marche à travers l'Espagne.
»Article IV.—Dès l'instant où les troupes combinées auront effectué leur entrée en Portugal, le gouvernement et l'administration des provinces de Beira, Tras-os-montes et de l'Estramadure portugaise (qui doivent rester en état de séquestre), seront mises à la disposition du général commandant les troupes françaises, et les contributions qui en proviendront seront levées au profit de la France. Les provinces qui doivent former le royaume de la Lusitanie septentrionale et la principauté des Algarves seront administrées et gouvernées par les divisions espagnoles qui en prendront possession, et les contributions y seront levées au profit de l'Espagne.
«Article V.—Le corps central sera sous les ordres du commandant des troupes françaises, auquel pareillement, les troupes espagnoles attachées à cette armée seront tenues d'obéir. Néanmoins dans le cas où le roi d'Espagne ou bien le prince de la Paix jugeraient convenable de joindre ce corps, les troupes françaises, ainsi que le général qui les commandera, seront soumises à leurs ordres.
»Article VI.—Un autre corps de quarante mille hommes de troupes françaises sera réuni à Bayonne le 20 novembre prochain au plus tard, pour être prêt à entrer en Espagne, à l'effet de se rendre en Portugal, dans le cas où les Anglais y enverraient des renforts ou le menaceraient d'une attaque. Néanmoins, ce nouveau corps n'entrera en Espagne que lorsque les deux hautes parties contractantes auront été mutuellement d'accord sur ce point.
Article VII.—La présente convention sera ratifiée et les ratifications seront échangées en même temps que celles du traité de ce jour.
»Fait à Fontainebleau, le 27 octobre 1807.
»DUROC. »IZQUIERDO.»
L'entrée des troupes françaises en Espagne fut considérée de diverses manières, suivant les différents intérêts qui divisaient alors ce malheureux pays.
Le prince de la Paix la regarda comme un moyen de mettre à exécution ses vues sur la souveraineté d'une partie du Portugal, qui lui avait été assurée par le traité de Fontainebleau.
Les personnes attachées au prince des Asturies y virent un moyen employé par Napoléon pour en imposer au prince de la Paix, que l'on supposait porté à mettre obstacle au mariage du prince et à l'abdication du roi Charles, qui devait en être la suite.
La masse du peuple espagnol regardait l'empereur Napoléon comme un protecteur désintéressé, qui allait soustraire la nation à l'oppression du prince de la Paix, et établir avec le pays des rapports qui seraient avantageux pour la France et pour l'Espagne.
Peu de mois après, toutes ces chimères s'évanouirent. On arrêta d'abord le prince des Asturies comme coupable de lèse-majesté, dès la fin du mois d'octobre. Plus tard le prince de la Paix manqua de périr dans une émeute, et n'échappa à la mort que pour être, à son tour, jeté en prison. Quant au peuple espagnol, qui avait aussi désiré l'arrivée des Français, et qui les regardait comme des libérateurs, il eut à éprouver de leur part, à Burgos et surtout à Madrid, des rigueurs auxquelles il ne s'attendait pas.
C'est le jour même où l'on signait le traité de Fontainebleau, le 27 octobre 1807 à dix heures du soir, que l'héritier de la couronne d'Espagne était arrêté à l'Escurial. On l'accusait, ce sont les termes du décret: d'avoir voulu détrôner son père et d'avoir voulu le faire assassiner. Le même décret portait que le roi avait reçu cet avis d'une main inconnue, et que l'affaire serait jugée devant un tribunal, composé du gouverneur de Castille, don Arias Mon, de don Dominigo Fernandez de Campomanès, et de don Sébastien de Torrès; le greffier devait être l'alcade de cour, don Benito Arias de Prada. Par égard pour la personne du prince, on chargea le gouverneur de Castille et le ministre de la justice, le marquis de Cavallero[467], de recevoir ses déclarations. Les personnes accusées comme complices étaient: M. d'Escoïquiz, le duc de l'Infantado, le marquis d'Orgaz, le comte de Bornos, don Juan Emmanuel de Villena, don Pedro Giraldo. Emprisonnés dans les cellules de l'Escurial, on les priva de toute communication entre elles et avec le dehors. Aux trois juges que je viens de nommer, et à leur demande, après deux mois et demi d'instruction, on adjoignit huit autres juges tirés du conseil de Castille. Le nombre des juges se trouva ainsi porté à onze. Ils déclarèrent à l'unanimité, le 11 janvier 1808, que le prince et les autres accusés n'étaient pas coupables. La sentence fut envoyée au roi qui ne la fit point publier et qui, peu de jours après, exila dans divers endroits toutes les personnes contre lesquelles l'accusation avait été dirigée. La prince des Asturies resta consigné dans son palais.
Pendant l'instruction du procès, le nombre des troupes françaises entrées dans le royaume augmentait, et elles prenaient des positions rapprochées de Madrid, telles que celles de Ségovie, Avila[468], Olmedo et Aranda de Duero. Ces positions qui n'étaient pas dans la direction qu'indiquait une expédition venant de France pour aller en Portugal, et la manière dont on s'empara de Pampelune et de Barcelone[469] pouvaient faire croire à quelques intentions menaçantes pour l'Espagne elle-même. Des explications entre les deux gouvernements dissipèrent un moment les inquiétudes, mais pas assez cependant pour que le prince de la Paix ne crût pas devoir donner l'ordre aux troupes espagnoles qui marchaient vers le Portugal, sous le commandement du lieutenant général Solano[470], de faire un mouvement rétrograde. L'ambassadeur de France eut l'air de l'ignorer, et reçut au bout de quelques jours l'ordre de dire que le gouvernement espagnol par le mouvement qu'il venait de faire faire à ses troupes, manquant aux dispositions convenues et nécessaires pour l'occupation du Portugal, l'empereur se trouvait obligé pour le succès de l'expédition, de faire entrer en Espagne des forces plus considérables que celles dont le traité autorisait l'introduction. Dans la crainte d'un contre-ordre du gouvernement espagnol à ses troupes qui, en effet, arriva peu de temps après, Napoléon fit faire aux siennes des marches forcées, et il occupa en peu de jours d'autres places frontières de Catalogne, de Navarre et de Guipuscoa, telles que Figuière, Saint-Sébastien, etc.
La cour d'Espagne voulait paraître rassurée; les communications entre les deux gouvernements suivaient l'ordre ordinaire, pendant que le pays était envahi, sans rien comprendre à de si graves événements. Le prince de la Paix commença toutefois à perdre un peu de la confiance qu'il avait dans Napoléon, et songea à se diriger, avec la famille royale, vers le port de Cadix. Sans oser d'abord avouer tous ses projets, il se borna à proposer un voyage en Andalousie. Le 13 mars 1808, il en fit la proposition au roi qui adopta le plan, et donna cette nuit-là même les ordres nécessaires au marquis de Mos, grand maître du palais, au premier secrétaire d'État, Don Pedro Cevallos[471], et au marquis de Cavallero, ministre de la justice. Ce départ, d'abord fixé à un jour très proche, fut remis au 16 mars, ce qui donna le temps au marquis de Cavallero de s'opposer à un projet qu'il désapprouvait. Son avis particulier était que le roi devait attendre à Madrid ou à Aranjuez l'arrivée de Napoléon, pour prendre avec lui une détermination sur les affaires politiques des deux pays. Les raisons données par le marquis de Cavallero au roi, en présence de la reine, produisirent assez d'impression pour faire révoquer l'ordre du départ, qui commençait à n'être plus un secret. Les réquisitions faites pour se procurer des voitures et des chevaux de transport, le départ de madame Tudo[472] qui avait traversé Aranjuez en voiture de voyage menant avec elle ses enfants; toutes ces circonstances rapprochées avaient causé de l'agitation dans le peuple.
Un décret mal rédigé dont l'objet était de rassurer et qui produisit un effet contraire, accrut l'indignation déjà si forte contre le prince de la Paix. On l'accusa hautement d'avoir conseillé au roi d'abandonner Madrid. Ce conseil, disait-on, ne pouvait venir que d'un homme qui avait cherché à faire passer dans l'âme du roi ses craintes personnelles; le moment est venu, ajoutait-on, de délivrer le pays de son oppresseur. Les gardes du corps qui, depuis plusieurs mois n'avaient pas reçu leur solde, se montraient mécontents d'un déplacement onéreux pour eux; les domestiques du palais, dont les gages étaient également en retard, et qui trouvaient quelques secours à Madrid et à Aranjuez étaient dans la plus grande inquiétude. Leurs craintes se répandirent dans le bas peuple; l'agitation se manifestait depuis plusieurs jours; la haine que le peuple portait au prince de la Paix était encore augmentée par les instigations de ceux qui, craignant son retour et ses vengeances, l'auraient vu, sans peine, succomber dans une émeute. Les mouvements populaires sont bien commodes pour les intrigants; les fils s'y rompent, et les recherches deviennent impossibles. Aucune mesure de précaution n'avait été prise; il n'y avait à Aranjuez que le nombre de troupes nécessaire pour le service ordinaire; et encore n'avait-on pas choisi celles sur lesquelles on pouvait compter davantage. Deux régiments suisses, fidèles et disponibles, avaient été laissés et presque oubliés à Madrid.
Dans cet état de choses, le plus léger événement pouvait avoir des suites incalculables. La nuit du 17 au 18 mars avant minuit, une querelle, dans laquelle il y avait eu quelques coups de pistolet tirés entre une patrouille de carabiniers et des gardes du corps, devint le signal de l'insurrection. Le peuple parut en foule; sa passion le porta vers la maison du prince de la Paix; il en enfonça les portes. Les gardes du corps qui étaient à Aranjuez et les gardes espagnoles et wallones, ne consultant que leur devoir, accoururent pour arrêter le désordre. Malgré tous leurs efforts, la maison fut pillée; on n'y trouva pas le prince qui s'était réfugié dans les combles, à une place que, par prévoyance, il avait fait préparer, et que chaque année de son administration avait rendue plus nécessaire. Le peuple, au milieu de ce tumulte, s'attacha à témoigner par les cris de: «A bas Godoï! vive le roi! vive la reine! vive le prince des Asturies!» quel était véritablement l'objet de sa haine; il donna même des marques d'égards à la princesse de la Paix que l'on conduisit au palais avec la duchesse d'Alcudia, sa fille. L'effervescence dura toute la nuit, et au point du jour, le peuple, voulant montrer au roi son respect et son attachement, se porta à la place du palais, demandant à voir le roi qui vint sur le balcon avec toute la famille royale; et là, à plusieurs reprises, ils furent applaudis et accueillis par les plus vives démonstrations d'amour et de fidélité. Quelques signes de bonté et de sensibilité du roi, et la condescendance qu'il eut de déclarer lui-même qu'il ôtait au prince de la Paix les emplois de généralissime et d'amiral, suffirent pour faire retirer cette multitude et pour rétablir ce jour-là la tranquillité.
Les troupes, rassurées sur les dispositions du peuple envers le roi, virent avec plaisir l'humiliation du prince de la Paix. On le croyait en fuite, et la foule qui d'abord ne semblait vouloir qu'en être délivrée, se retirait et paraissait satisfaite. Le 19, le bruit se répandit dans la ville que le prince était caché dans sa maison; il y avait été découvert par un factionnaire qui s'était refusé à lui donner les moyens de s'échapper. On accourut de toutes parts. Le prince, apercevant quelques troupes dans la rue, s'y élança; avant de parvenir aux gardes du corps qui l'entourèrent, il reçut plusieurs coups à la tête. Le roi, informé de ce qui se passait, pensant que le prince des Asturies aurait plus de crédit sur le peuple que lui-même, engagea son fils à aller annoncer à cette foule immense qui était près du palais, que le prince de la Paix serait jugé. Le prince des Asturies exécuta promptement les ordres de son père; il s'adressa à ceux qui paraissaient les plus animés et leur promit, s'ils se retiraient, que le prince serait conduit en prison et jugé suivant toute la rigueur des lois. Ces promesses, le chemin que l'on faisait peu à peu, les soins des gardes du corps firent arriver le prince de la Paix à la caserne des gardes. On ferma les portes, et il fut conduit dans une chambre qui, par un de ces hasards destinés à donner aux hommes de grandes leçons, se trouva être la même que celle qu'il occupait lorsqu'il était simple garde du corps.
Dans le premier moment, le roi résolut d'envoyer le prince de la Paix à Grenade, au château de l'Alhambra; on renonça bientôt à ce projet, parce qu'on craignit que le peuple ne montrât du mécontentement, en voyant s'éloigner et peut-être s'évader celui dont il demandait le châtiment.
L'irrésolution dans laquelle l'absence du prince de la Paix laissait le roi, les inquiétudes qui agitaient son esprit, le peu de confiance qu'il avait en lui-même, la vie toute matérielle qu'il avait menée depuis beaucoup d'années, tout enfin lui fit penser que sa santé était assez affaiblie pour que, dans des circonstances aussi difficiles, il pût, sans déshonneur, abdiquer la couronne. Peut-être fut-il aussi déterminé par la crainte qu'il avait, ainsi que la reine, de voir massacrer sous leurs yeux l'homme qui, depuis si longtemps et avec tant d'empire, jouissait de leur confiance et de toute leur faveur; mais enfin, cette détermination, quel qu'en soit le motif, fut prise sans avoir consulté personne. Le roi fit appeler M. de Cevallos et lui ordonna de rédiger dans les formes un acte d'abdication. M. de Cevallos était déjà prévenu de cette résolution du roi par les membres du corps diplomatique que Sa Majesté avait vus le matin, et devant qui Elle avait formellement déclaré que les circonstances l'engageaient à mettre à exécution un projet, que son âge et ses infirmités lui avaient fait concevoir depuis longtemps, et qu'Elle allait remettre la couronne en des mains plus jeunes et plus capables d'en soutenir le fardeau. Le roi, adressant ensuite directement la parole à M. de Strogonoff[473], ministre de Russie, lui dit, avec un air de satisfaction, que jamais il n'avait pris une résolution qui lui fût plus agréable. Son langage resta le même pendant tout le jour avec les personnes qu'il eut occasion de voir, et particulièrement avec ses ministres, le capitaine des gardes du corps et le colonel des gardes wallones.
Le 19 au soir, l'acte d'abdication étant signé et revêtu de toutes les formalités nécessaires, le roi ordonna au prince des Asturies de se rendre auprès de lui, le lui communiqua, et le fit publier. Le prince, immédiatement après avoir baisé la main du roi son père reçut par son ordre les félicitations et les hommages de la maison de Sa Majesté et de toute la cour. Le nouveau roi, voulant que le premier acte de son règne fût agréable au roi son père, prit sur-le-champ, les mesures qu'il jugea les plus propres à arrêter les mouvements du peuple, qui, à Madrid, se dirigeaient contre les parents et les amis du prince de la Paix. Les ministres du roi Charles IV furent conservés dans leurs emplois, à l'exception de M. Solar, qui, partisan du prince de la Paix avait été obligé dans les premiers moments des troubles d'Aranjuez de se tenir à l'écart. On le remplaça par M. d'Azanza[474], ancien vice-roi du Mexique: le duc de l'Infantado, auquel l'opinion publique était favorable, devint président du conseil de Castille et colonel des gardes espagnoles. Le prince de la Paix fut transféré à Pinto sous la garde du lieutenant général, marquis de Castellar.
Ces premières dispositions prises, le nouveau roi crut qu'il était convenable qu'il se rendît à Madrid, et qu'il y passât quelque temps. Cette résolution, à laquelle il fut porté par les instances du peuple de la capitale, et peut-être aussi par le secret désir qu'il avait de voir donner une sanction générale aux actes brusques et importants qui s'étaient passés à Aranjuez, peut avoir eu une influence majeure sur les destinées de l'Espagne, puisque par cette démarche, Ferdinand se fermait le chemin de l'Andalousie. Cette réflexion échappa sans doute au grand-duc de Berg[475] qui informé du projet du roi, engagea M. de Beauharnais à se rendre à Aranjuez, pour dissuader Sa Majesté de venir à Madrid, tant que les troupes françaises y seraient. Le roi, en refusant d'accéder à la proposition que lui faisait l'ambassadeur, mit en avant les engagements qu'il avait pris avec sa capitale.
L'arrivée du roi à Madrid annoncée par une proclamation, eut l'effet de rétablir l'ordre dans la ville. Les habitants de toutes les classes se portèrent à sa rencontre, et avec les expressions les plus vives et les plus sensibles, lui témoignèrent leur allégresse, et montrèrent les espérances que le nouveau règne leur inspirait.
L'objet, qui dans ce moment remplissait toutes les têtes et occupait uniquement, ne laissait pas apercevoir dans quelle situation se trouvait le pays. A peine si quelques habitants de Madrid, savaient que la ville était entourée de soixante mille Français; et le 23 mars, lorsque le grand-duc de Berg, suivi de son état-major, était entré dans Madrid, il avait étonné la plus grande partie des habitants qui ignoraient son arrivée dans le royaume, et il n'avait effrayé personne. L'espèce d'étourderie révolutionnaire qui agitait les esprits, portait la multitude à croire qu'il n'y avait pas de dangers dont ne pouvaient triompher les hommes qui avaient abattu la puissance du prince de la Paix.
Le lendemain de l'arrivée du roi Ferdinand VII à Madrid, les ministres étrangers, à l'exception de l'ambassadeur de France, du ministre de Hollande et du chargé d'affaires de Saxe[476], se présentèrent au palais pour avoir l'honneur de faire leur cour au nouveau roi.
M. de Beauharnais, l'ambassadeur de France, le vit en particulier, et lui annonça la prochaine arrivée de l'empereur en Espagne. Les relations qu'il avait eues précédemment avec le roi, l'autorisaient à croire qu'il pouvait lui conseiller d'aller au-devant de Napoléon. Il l'engagea même à poursuivre son voyage jusqu'à Bayonne, l'assurant que l'empereur, sensible à cette preuve de confiance, ne tarderait pas un moment à le reconnaître comme roi d'Espagne, et à lui accorder en mariage une de ses nièces. L'ambassadeur ajouta ensuite qu'il était convenable que le roi prît les précautions nécessaires pour mettre la vie du prince de la Paix hors de tout danger, et donnât des ordres pour qu'on suspendît la procédure commencée contre lui. Le grand-duc de Berg qui vit deux fois le roi Ferdinand VII chez la reine d'Étrurie, lui tint le même langage, avec cette différence qu'en parlant du prince de la Paix, ses expressions étaient moins mesurées, que celles de M. de Beauharnais. L'un et l'autre, en adressant la parole au roi, ne se servirent que du titre d'Altesse Royale; ils mirent même quelque affectation à répéter cette qualification. Le roi ne prit avec eux aucun engagement; ses réponses furent polies, et un peu d'embarras l'aida à les rendre fort laconiques.
Les circonstances difficiles dans lesquelles se trouvait le roi Ferdinand l'engagèrent à se former immédiatement un conseil particulier. Il le composa de MM. de l'Infantado, d'Escoïquiz, de San Carlos[477], de Cevallos, Cavallero, Olaguer et Gil de Lemos. Le duc de San Carlos eut la place de grand maître de la maison du roi, le marquis de Mos qui la remplissait ayant été destitué. Le roi chargea particulièrement M. d'Escoïquiz de suivre toutes les affaires que le cabinet devait avoir à traiter avec l'ambassadeur de France et le grand-duc de Berg. Le choix de M. d'Escoïquiz avait été déterminé par l'idée que l'ambassadeur de France, dans la position duquel on croyait voir une sorte de gêne, serait plus à son aise, ou, ce qui était également instructif, plus embarrassé avec M. d'Escoïquiz qu'avec aucun autre membre du conseil.
La première conférence de M. d'Escoïquiz avec l'ambassadeur de France eut lieu peu de jours après; mais elle ne jeta aucun jour sur l'état des affaires. Le grand-duc de Berg y assistait; leur langage fut le même. A travers la volubilité menaçante de Murat, et les paroles douces, vagues et réservées de M. de Beauharnais, M. d'Escoïquiz crut voir que l'intérêt véritable des deux personnages principaux que l'on supposait agir par ordre direct de Napoléon, portait spécialement sur le voyage de Ferdinand VII à Bayonne, où il devait trouver l'empereur, et sur la suspension du procès du prince de la Paix. M. de Beauharnais, contenu et dirigé dans cette conférence par le langage du grand-duc de Berg, s'aperçut qu'il n'avait pas été jusqu'alors dans le sens véritable de son gouvernement, et comme les gens qui changent d'opinion, non par réflexion mais uniquement par intérêt, il se jeta sans aucune réserve dans toutes les idées du grand-duc de Berg, à qui il n'inspira pas autant de confiance que son changement lui en fit perdre dans le parti du roi Ferdinand. Le grand-duc de Berg termina cette conférence en faisant observer à M. d'Escoïquiz qu'il était important de prendre des mesures pour faire cesser l'agitation, que commençait à produire dans le peuple la présence d'un aussi grand nombre de Français à Madrid.
Ce changement de dispositions envers les Français venait de ce que le peuple croyait n'en avoir plus besoin. Il s'était délivré par ses propres efforts de l'oppression du prince de la Paix, et il était plein de confiance dans le nouveau roi; ainsi, ne regardant plus les Français comme des libérateurs, il les trouvait des hôtes fort chers et fort incommodes.
M. d'Escoïquiz rendit compte au conseil de sa conférence avec le grand-duc de Berg et l'ambassadeur de France. On lui adjoignit pour la suite des conférences le duc de l'Infantado; et l'un et l'autre furent chargés par le roi de se rendre auprès de Murat, et de lui dire que l'intention du roi Ferdinand VII était d'aller à la rencontre de l'empereur, aussitôt qu'il aurait des nouvelles certaines de son arrivée sur la frontière, mais que les lettres de France n'apprenaient point encore son départ de Paris; que, quant au prince de la Paix, il ne pouvait suspendre son procès, parce que la suite et la publicité de cet acte de justice étaient un de ses devoirs envers la nation, mais qu'il promettait que la sentence, quelle qu'elle fût, ne serait exécutée qu'après avoir été soumise à l'approbation de l'empereur. MM. de l'Infantado et d'Escoïquiz ajoutèrent qu'on venait de prendre les mesures les plus efficaces pour rétablir la tranquillité à Madrid, et, en effet, il avait été ordonné à tous les propriétaires de faire nuit et jour des patrouilles dans les quartiers qu'ils habitaient. La garnison de Madrid, sur la demande du grand-duc de Berg, avait été réduite à deux bataillons de gardes espagnoles et wallones et aux gardes du corps. Ce peu de troupes était employé à faire exécuter les ordres des magistrats de police, et à arrêter les querelles qui pouvaient s'élever entre les habitants de la ville et les Français.
Ces réponses ne satisfirent point Murat, qui, après avoir insisté avec la plus grande force, à l'égard du sursis du procès du prince de la Paix, se plaignit amèrement des retards qu'éprouvaient dans l'exécution et même dans les réponses, toutes les demandes qu'il faisait pour l'entretien de ses troupes. On put voir dans ces nouvelles plaintes des motifs d'action indépendante dont il se servirait suivant ses vues, et cette remarque eut, peu de jours après, son application. Un corps de troupes à cheval, sous le prétexte de chercher des fourrages, vint avec de l'artillerie occuper les hauteurs de Pinto. M. de Castellar instruisit le roi de cette nouvelle disposition. Après quelque altercation entre le grand-duc de Berg et le gouvernement espagnol à ce sujet, ce dernier décida que le prince de la Paix serait transféré de Pinto au château de Villa-Viciosa, situé à trois lieues de Madrid, et où il n'y avait pas de troupes françaises.
Le conseil du roi se croyait parfaitement en sûreté de ce côté, lorsque le grand-duc de Berg fit appeler chez lui M. de l'Infantado et M. d'Escoïquiz, et leur déclara qu'il avait reçu de nouveaux ordres de l'empereur pour demander que la personne du prince de la Paix fût remise entre ses mains. Il s'engageait à faire conduire le prince hors d'Espagne, et donna sa parole d'honneur que jamais il ne rentrerait dans le pays, ajoutant que la volonté de l'empereur était si précise, qu'il était de son devoir de s'emparer par la force du prince de la Paix, s'il ne lui était pas remis immédiatement. Le roi autorisa MM. de l'Infantado et d'Escoïquiz à répondre que l'arrivée de l'empereur était annoncée comme devant être très prochaine, et qu'elle serait si décisive pour les affaires intérieures de l'Espagne, dont il allait devenir l'arbitre, que l'on ne doutait pas que le grand-duc ne retardât jusqu'à ce moment les voies de fait qu'il avait menacé d'employer. Ils ajoutèrent que, si on recourait à la force pour enlever le prince de la Paix, sa sûreté serait certainement compromise par suite du mouvement populaire inévitable que provoquerait une pareille mesure.
Aux instances menaçantes de Murat se joignirent celles de l'ambassadeur et du général Savary[478]. Ce dernier, en présentant les mêmes demandes au nom de l'empereur qu'il avait quitté depuis peu de jours seulement, apporta des nouvelles positives de son arrivée à Bordeaux. Il se plut à parler des dispositions de Napoléon pour Ferdinand VII, en employant toutes les formes qui devaient inspirer de la confiance. Ainsi, il assurait que le nouveau roi serait reconnu; que son mariage serait conclu; que l'intégrité de l'Espagne serait garantie à la première entrevue que le prince aurait avec l'empereur; et que, pour tant d'avantages, l'empereur voulait seulement entendre de la bouche du prince à qui il se confiait, que l'Espagne, sous son autorité, serait une alliée de la France aussi fidèle qu'elle l'avait été après le pacte de famille.
Les mêmes demandes, les mêmes réponses répétées pendant plusieurs jours laissèrent les choses dans le même état, jusqu'au 8 d'avril où le roi après avoir pris l'avis de son conseil, se décida à envoyer l'infant don Carlos[479] au-devant de Napoléon. Le prince devait aller jusqu'à Paris même, s'il ne le trouvait pas en chemin. Il était porteur d'une lettre du roi, son frère, dans laquelle, après avoir parlé du désir de faire avec l'empereur la plus étroite alliance, et lui avoir renouvelé la demande d'une de ses nièces en mariage, il annonçait qu'il irait au-devant de Sa Majesté, dès qu'il la saurait près des frontières d'Espagne. Il terminait sa lettre en remettant à la décision équitable de Sa Majesté Impériale, l'affaire du prince de la Paix.
L'infant partit avec cette lettre le 9 avril. Il était accompagné de MM. le duc d'Hijar, Vallejo, Macanaz[480], et du marquis de Feria. A Bayonne, il trouva M. le duc de Frias, le duc de Médina-Cœli et le comte de Fernan-Nunès[481], déjà envoyés par le roi Ferdinand pour complimenter Napoléon, qui, peu de jours après arriva à Bayonne.
La nouvelle de son départ de Paris parvint à Madrid le 11 avril. Le roi Ferdinand, fatigué de toutes les demandes du grand-duc de Berg, des instances du général Savary, des conseils de M. de Beauharnais, prit la résolution de partir le 10 pour Burgos. Ses ministres le lui avaient unanimement conseillé. Ne voyant au roi, ni le moyen de négocier, ni le moyen de se défendre, ni celui de fuir, ils pensèrent qu'il n'y avait pour ce malheureux prince d'autre parti à prendre que de se remettre avec confiance dans les mains de Napoléon.
On ne pouvait pas négocier puisque Ferdinand VII n'était pas reconnu, que Napoléon n'avait répondu à aucune du ses lettres, et que l'on était fondé à soupçonner que les rapports fréquents qui avaient lieu entre le roi, la reine et le grand-duc de Berg, par l'entremise de la reine d'Étrurie, avaient pour objet d'engager le roi Charles IV à revenir sur son abdication. Cette négociation intérieure, qui avait eu M. de Monthion[482], adjudant général, pour messager, et la reine d'Étrurie pour instrument, produisit l'acte antidaté du 21 mars, dans lequel le roi Charles IV déclare:
«Je proteste et déclare que mon décret du 19 mars, par lequel j'abdique la couronne en faveur de mon fils, est un acte auquel j'ai été forcé pour prévenir de plus grands malheurs et l'effusion du sang de mes sujets bien-aimés. Il doit, en conséquence, être regardé comme de nulle valeur.
»Moi, le roi.»
La suite naturelle de cette protestation, qui n'était encore que soupçonnée par les ministres de Ferdinand VII, devait être un recours du roi Charles à Napoléon contre son fils rebelle et usurpateur.
On ne pouvait pas se défendre; les forces essentielles du royaume étaient affaiblies par l'absence d'un corps de près de vingt mille hommes, qui combattait dans le nord de l'Europe avec les armées françaises, sous le commandement du marquis de La Romana. Ferdinand VII avait à peine trois mille hommes autour de lui; le peuple était sans armes, et, lorsque sous un prétexte quelconque, on parlait de faire approcher de Madrid quelques bataillons, le grand-duc de Berg s'y opposait avec toute la hauteur que pouvaient lui inspirer les cent cinquante mille hommes qu'il commandait.
On ne pouvait pas fuir; les moindres préparatifs en auraient dénoncé le projet; les inquiétudes de ce genre, qu'avait données Charles IV peu de jours auparavant, tenaient le peuple en grande observation. Le roi était entouré d'espions; peut-être y en avait-il dans le conseil même, quoique M. Cavallero et M. Olaguer n'en fussent plus membres et eussent été remplacés par MM. Penuelas et O'Farril[483]. D'ailleurs, se retirer sans armée, sans places fortes, sans argent, à Algésiras même, c'était un parti désespéré. Dans le conseil, il n'y avait point d'hommes forts.
On savait, en outre, que dans un traité ébauché à Paris vers le 20 mars par M. Izquierdo, Napoléon avait fait insérer parmi les bases d'un arrangement l'obligation, pour l'Espagne, de lui céder une portion de son territoire, en fixant à l'Èbre la limite des deux pays. Personne n'était révolté de cette idée; on trouvait pénible, il est vrai, la nécessité de faire ce sacrifice, mais on espérait qu'au moment du mariage, Napoléon abandonnerait ce projet et se bornerait à assurer la route militaire qui était nécessaire à la France pour communiquer avec le Portugal et à obtenir, pour le commerce français, l'introduction libre de droits en France des produits des colonies espagnoles.
Ferdinand VII, avant de quitter Madrid, chargea des soins du gouvernement, pour le temps de son absence, une junte, présidée par l'infant don Antonio[484], son oncle, et composée de MM. Penuelas, O'Farril et Azanza. Il se fit accompagner de MM. de l'Infantado, San Carlos, Cevallos, d'Escoïquiz, Musquiz, Labrador[485], et d'une partie peu considérable de son service. Il n'avait avec lui qu'un seul escadron des gardes du corps. Deux compagnies des gardes espagnoles et wallones eurent ordre d'aller l'attendre à Burgos. Il mit trois jours pour s'y rendre. La détermination que l'on avait prise avait été précédée de tant d'irrésolution, que tous les motifs de lenteur convenaient à la disposition dans laquelle étaient le roi et sa suite. Le roi trouva les chemins couverts de troupes françaises de toutes armes, et il ne rencontra pas un seul soldat espagnol sur sa route. A Burgos, le maréchal Bessières était à la tête d'un corps d'environ dix mille hommes; il offrit au roi, pour se rendre à Vittoria, les relais préparés pour Napoléon; le roi en profita. Le général Savary qui, jusque-là, l'avait accompagné, prit les devants et se rendit à Bayonne, d'où il revint le 18 à Vittoria, avec de nouvelles instructions. Vittoria était occupée par la première brigade de la division du général Verdier, qui était composée d'environ quatre mille hommes. Le général Lefebvre avait amené la veille, de Burgos, deux cents dragons de la garde, et le lieutenant-colonel Henri s'y trouvait avec cinquante gendarmes d'élite. Le 20, le maréchal Bessières devait s'y rendre avec quatre bataillons de la garde de Napoléon.
Le roi Ferdinand VII logea à l'hôtel de ville de Vittoria et s'y arrêta trois jours. Le général Savary lui apporta une lettre de Napoléon. Malgré l'obscurité que présentaient quelques expressions de cette lettre, les difficultés de la situation dans laquelle se trouvait le roi Ferdinand étaient telles, qu'on était porté à donner des interprétations favorables à tout ce qui venait de Napoléon, et cette disposition était la même parmi toutes les personnes attachées au roi, même parmi celles qui l'avaient précédé à Bayonne. M. de Fernan-Nunès, MM. d'Hijar, Vallejo et Macañaz mandaient qu'ils attendaient les plus heureux résultats de l'entrevue des deux souverains.
Le roi, tout décidé qu'il croyait être à se rendre à Bayonne, aimait à se faire donner des raisons pour continuer sa route. Plusieurs fois dans la journée, il prenait l'avis de son conseil, et quoique l'opinion fût toujours la même, il consultait encore. Les lenteurs occasionnées par l'inaction dans laquelle on resta pendant trois jours, donnaient des inquiétudes au général Savary, qui avait ordre d'amener les princes à Bayonne, de gré ou de force. Les dispositions étaient faites pour les enlever le 19, si dans la journée du 18 une dernière tentative, toute encore de persuasion, ne réussissait pas. L'hôtel de ville devait être entouré le 19, au matin, par l'infanterie du général Verdier; trois pièces de canon, chargées à mitraille, devaient être placées aux trois portes de la ville; le général Savary, à la tête de ses gendarmes, et soutenu par cent vélites, devait forcer le palais. Toutes ces dispositions devinrent inutiles: le roi annonça qu'il partirait le 19, à neuf heures du matin. Au moment de monter en voiture, un instinct populaire réunit une grande foule autour du carrosse du roi; on coupa les traits des mules; des cris de fureur se faisaient entendre de toutes parts. Ce tumulte aurait pu devenir fort sérieux, si le roi ne s'était décidé à faire sur-le-champ une proclamation dont l'effet sur le peuple fut remarquable: ses cris devinrent des larmes et, peu après, de l'abattement. Les voitures purent être attelées; les gardes du corps montèrent à cheval et on partit. A onze heures du soir, le roi arriva à Irun avec sa suite. Il descendit chez M. d'Olazabal, dans une maison qui était hors de cette petite ville. Il y était gardé par un bataillon du régiment du roi. Le général Savary n'arriva à Irun que le 20, à sept heures du matin. Des accidents arrivés à sa voiture avaient été cause de ce retard.
Ainsi, le roi et son conseil furent huit heures seuls, sans escorte française, dans une maison espagnole située sur le bord de la mer, où plusieurs barques étaient attachées à des pieux placés dans le jardin même. Le général Savary, en descendant de voiture, se rendit avec empressement et presque avec inquiétude à la maison où demeurait le roi, qu'il trouva endormi. A huit heures du matin, on partit pour Bayonne. Au moment où le roi arriva sur le territoire français, des détachements de la garde impériale entourèrent sa voiture. Leur nombre parut à quelques Espagnols trop considérable pour une simple escorte d'honneur. Cette réflexion, vague d'abord, se changea en un présage sinistre, lorsqu'en passant à Ogunna, on lut sur un arc de triomphe ces mots: Celui qui fait et défait les rois est plus que roi lui-même. Une telle inscription devenait pour les princes d'Espagne une menace effrayante, et leur disait, comme celle du Dante:
Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.
C'est alors que fut accompli le plus mémorable peut-être de tous les attentats de Napoléon. Les princes d'Espagne étaient hors du territoire espagnol, et l'empereur les tenait en son pouvoir.
Leur séjour à Bayonne n'a d'intérêt que par les formes différentes que l'imagination de Napoléon employa pour s'abuser lui-même, que son caractère et son esprit lui fournirent pour prolonger de quelques heures l'erreur de ses simples et malheureuses victimes, et pour exciter de gigantesques efforts de la part de la France, sans offrir à son avenir d'autre perspective que de voir un de ses frères placé sur le trône d'Espagne. Tout ce qui se passa alors se trouve avec détail, exactitude et intérêt dans l'ouvrage de M. de Pradt[486]; aussi je ne prétends que suivre, comme un simple fil, les faits particuliers à chacun des jours que les princes passèrent à Bayonne, avant de se rendre à Valençay, où je dus avoir l'honneur de les recevoir, et où je fus assez heureux pour leur éviter peut-être des inquiétudes et des soucis.
Entre Vidante et Bayonne, le roi Ferdinand trouva l'infant Don Carlos, qui, accompagné de MM. de Frias, de Médina-Cœli, et de Fernan-Nunès, venait au-devant de son malheureux frère. Le roi les fit monter dans sa voiture, et là, il apprit d'eux, avec la plus grande surprise, que Napoléon leur avait déclaré la veille, à dix heures du matin, que jamais ils ne retourneraient à Madrid, et qu'un de ses frères à lui, Napoléon, allait occuper le trône d'Espagne. Je remarque l'heure à laquelle cette déclaration a été faite, parce qu'elle prouve qu'on avait eu dix-huit heures pour en faire parvenir la nouvelle à Irun; et à Irun, comme on l'a vu, le roi Ferdinand pouvait encore se soustraire à ses ravisseurs. A une lieue de Bayonne, il ne restait plus aux princes que la triste résignation, ou la confiance dans des raisons sur la force desquelles il aurait fallu bien de la simplicité pour compter.
Les voitures s'avançaient vers Bayonne; à midi et demi les princes y arrivèrent, et peu de moments après, le roi Ferdinand reçut la visite de Napoléon. Dans ce premier entretien tout fut insignifiant, hors le mot alarmant de Elle employé par Napoléon; et ce mot, expression ordinaire d'égards, se trouvait applicable au titre de Majesté comme à celui d'Altesse Royale. Ferdinand VII s'empressa ensuite de se rendre au palais pour présenter ses hommages à Napoléon qui lui avait fait la première visite. Napoléon l'invita à dîner au château de Marrac[487]; il fit engager aussi les ducs de San Carlos, de Médina-Cœli et de l'Infantado; le prince de Neufchâtel était le seul Français qui se trouvât à ce dîner. On n'y parla point d'affaires. Le lendemain, Napoléon accorda des audiences particulières à MM. de San Carlos, de l'Infantado et d'Escoïquiz; il leur dit qu'il était déterminé à changer la dynastie qui régnait sur le trône d'Espagne, et, oubliant qu'il avait répété mille fois que son existence à la tête de la France était incompatible avec celle d'un prince de la maison de Bourbon sur un des trônes de l'Europe, il donna avec ruse, pour date et pour motif à ses projets sur l'Espagne, la proclamation faite par le gouvernement espagnol à l'époque de la bataille d'Iéna. Elle avait, disait-il, été regardée en France, si ce n'est comme une déclaration, du moins comme une menace de guerre; il annonça ensuite, d'une voix ferme, que rien ne pouvait le faire changer. Là, il s'arrêta, comme pour laisser tout leur effet aux paroles terribles qu'il venait de prononcer. Après un moment de silence, qu'il rompit par des expressions plus douces, il parla du malheur des jeunes princes, et dit, que sa politique étant véritablement en contradiction avec son cœur, il ne se refuserait à aucun des moyens de bonheur pour eux, qui seraient compatibles avec le système qu'il avait adopté. Il alla même jusqu'à offrir au roi Ferdinand, pourvu qu'il cédât ses droits à la couronne d'Espagne, l'Étrurie avec le titre de roi, une année de revenu de ce royaume pour y former son établissement, une de ses nièces en mariage, et dans le cas où il mourrait sans enfants, la succession établie dans la ligne masculine des princes ses frères.
Frappés de ce qu'ils venaient d'entendre, MM. de l'Infantado, de San Carlos et d'Escoïquiz essayèrent de combattre le système de Napoléon, qui, entrant dans leur situation, mais comme un homme dont les idées sont irrévocablement arrêtées, les engagea à ne rien omettre de ce qu'ils auraient pu se reprocher, en retournant près de leur maître, de ne pas lui avoir répondu. D'un commun accord, ils dirent que l'objet de l'empereur étant de s'assurer pour toujours l'alliance de l'Espagne, le caractère du jeune roi et son mariage avec une de ses nièces, étaient, pour le temps actuel, une garantie préférable à toutes les autres, et que, si l'on voulait porter ses idées vers un avenir éloigné, outre que dans les choses humaines la politique se perd en s'étendant si loin, les descendants d'un prince de la maison de Napoléon, à proportion de ce qu'ils s'éloigneraient de leur commune origine, deviendraient indifférents aux sentiments de famille, et pourraient même, dans l'occasion, supporter impatiemment le joug qu'imposerait une branche aînée plus puissante. Et avec une expression noble et touchante, ils ajoutèrent qu'il serait bien difficile à l'histoire, au burin de laquelle il avait fourni de si belles pages, de consigner les motifs du dépouillement d'un roi puissant, qui était venu avec confiance rendre des hommages à un souverain, son allié depuis dix ans. Puis entrant dans l'examen des conséquences politiques de la résolution de l'empereur, ils prédirent que les colonies espagnoles, dont la fidélité sous la dynastie actuelle n'était rien moins qu'assurée, deviendraient sous une autre dynastie une conquête de l'Angleterre ou une puissance indépendante; qu'alors l'Angleterre y verserait le produit de ses manufactures, et que ce nouveau et grand débouché lui assurerait une supériorité commerciale écrasante pour les autres puissances du monde. Ces raisons qui avaient plus l'air d'un acquit de conscience que d'une argumentation dont on pût attendre quelque avantage, furent données avec de grands développements. Napoléon les écouta sans montrer aucune impatience, mais il dit que, depuis longtemps, il avait considéré la question actuelle sous toutes ses faces, que MM. d'Escoïquiz, de San Carlos et de l'Infantado ne lui avaient rien indiqué de nouveau et qu'il persistait inébranlablement dans le système qu'il avait adopté.
MM. de l'Infantado, d'Escoïquiz et de San Carlos se retirèrent et rendirent compte aux personnes qui avaient accompagné Ferdinand VII, et qui avaient quelque part dans sa confiance, de la conversation qu'ils avaient eue avec Napoléon, et ils dirent—croyant faire un acte de courage—qu'il ne fallait point se refuser à ses offres. Ils établissaient cette opinion sur la situation du roi et de l'infant qui se trouvaient entre les mains de Napoléon, sur le nombre des armées françaises actuellement en Espagne, sur les positions qu'elles y occupaient, sur la nullité de l'armée espagnole peu nombreuse et dispersée dans tout le pays, enfin sur la faiblesse du roi Charles IV qui se prêterait à tout ce que Napoléon voudrait. M. de Cevallos, seul d'un avis contraire, appuya son opinion sur des considérations très fortes, et proposa, pour la suite de la négociation, de refuser toute communication verbale et d'employer les formes par écrit, tout comme si Napoléon était à Paris, le roi Ferdinand à Madrid, les troupes françaises en Allemagne, et les armées espagnoles occupant toutes les places fortes et réunies sur les frontières. Il accusa de faiblesse et même de lâcheté, les membres du conseil qui montraient une opinion différente de la sienne; il soutint qu'il ne fallait entendre à aucun arrangement dont la cession de la couronne serait la base, et il demanda que tous les membres du conseil, ayant à répondre de leur opinion devant la nation espagnole, l'exprimassent par écrit.
Le courage leur vint, lorsqu'ils n'avaient plus besoin que de résignation. N'est-il pas remarquable que les mêmes hommes qui, en Espagne, n'avaient su résister ni au prince de la Paix, ni au grand-duc de Berg, ni au général Savary, crussent faire quelque chose, en établissant à Bayonne, par écrit, les droits des princes, les principes des abdications, les dangers que l'on courait au sujet des colonies, etc.?
MM. de l'Infantado et d'Escoïquiz furent chargés d'annoncer à Napoléon la détermination que les princes avaient prise de nommer un plénipotentiaire, qui serait autorisé à traiter par écrit les points qui étaient à régler. Napoléon, tout en disant que la résolution du conseil des princes ne lui paraissait pas propre à avancer les affaires, se prêta à nommer un plénipotentiaire. Il dit à MM. de l'Infantado et d'Escoïquiz qu'il donnerait ses pouvoirs à M. de Champagny, son ministre des relations extérieures. Il demanda ensuite quelle était la personne à laquelle les princes donneraient leurs pouvoirs. M. de l'infantado dit qu'il était probable que ce serait parmi les Espagnols servant dans le département des affaires étrangères, que les princes choisiraient leur plénipotentiaire, et il nomma comme attachés à cette carrière, MM. de Cevallos, de Labrador, Musquiz, Vallejo et Macañaz. Au nom de M. de Labrador, Napoléon fit quelques réflexions qui, par leur désobligeance, honorent le caractère et l'esprit de ce ministre.
MM. de l'Infantado et d'Escoïquiz rendirent compte au conseil du roi de leur nouvelle conférence avec Napoléon. On proposa sur-le-champ de nommer un plénipotentiaire, et M. de Cevallos ne vit dans l'opinion de Napoléon sur M. de Labrador, qu'un motif de plus pour le proposer au conseil. Le roi se rendit à cet avis et désigna M. de Labrador. Celui-ci eut une conférence avec M. de Champagny qui lui demanda, comme acte préliminaire, la cession de la couronne d'Espagne. M. de Labrador déclara qu'il n'en avait pas, et que par Dieu, il espérait n'en avoir jamais le pouvoir. On rompit la conférence, et pendant que le conseil était à discuter la question de savoir si on donnerait ou ne donnerait pas les pouvoirs nécessaires pour continuer la négociation, Napoléon envoya chercher M. d'Escoïquiz et lui dit que si, avant onze heures du soir, il ne lui apportait pas la renonciation formelle du roi Ferdinand au trône d'Espagne et sa demande pour obtenir celui d'Étrurie, il traiterait avec le roi Charles IV, qui devait arriver le lendemain. M. d'Escoïquiz rendit compte au conseil du roi de la volonté de Napoléon. M. de Cevallos supplia le roi de se refuser nettement aux propositions qui lui étaient faites. Le jour suivant M. d'Escoïquiz hasarda de parler encore de la Toscane à Napoléon, qui, sans entrer en matière, lui dit: «—Mon cher, il n'est plus temps.»
Le 30, à quatre heures du soir, Charles IV et la reine arrivèrent à Bayonne. Napoléon avait envoyé un de ses chambellans les complimenter à Irun. Dans la voiture qui suivait celle du roi, était la duchesse d'Alcudia, fille du prince de la Paix. Des ordres avaient été donnés pour que l'entrée du roi et de la reine à Bayonne fût très brillante. Les princes, leurs enfants, avaient été au-devant d'eux, et rentrèrent à leur suite dans la ville. Le prince de la Paix, que les instances du grand-duc de Berg avaient arraché de Villa-Viciosa, quitta la maison particulière où il logeait, et vint demeurer avec le roi et la reine.
L'arrivée du roi Charles changea la marche des affaires. Il consentit à tout. Napoléon fit dire au roi Ferdinand, par M. d'Escoïquiz, que le roi Charles ayant protesté contre son abdication, le devoir du prince des Asturies était de lui rendre la couronne par une renonciation pure et simple. Le conseil engagea Ferdinand VII à annoncer sa soumission, mais à proposer de ne faire l'acte de renonciation qu'à Madrid.
Une lettre menaçante du roi Charles à son fils, la dureté avec laquelle il l'avait traité devant Napoléon, l'intention qu'il annonçait de faire juger comme rebelles, les conseillers du roi Ferdinand, tous ces moyens réunis produisirent l'effet que Napoléon en avait espéré; le prince envoya sa renonciation pure et simple au roi Charles, qui nomma immédiatement le grand-duc de Berg lieutenant général du royaume. Cette nomination mettait fin aux pouvoirs de l'infant don Antonio, laissé à Madrid par le jeune roi comme président de la Junte. Il avait été mandé à Bayonne par un ordre du roi Charles IV adressé au grand-duc de Berg, qui le lui intima et le fit exécuter immédiatement. L'infant, dans le commencement de sa courte administration, avait eu la douleur d'être forcé par le grand-duc de Berg, de remettre entre ses mains le prince de la Paix. Murat lui avait déclaré qu'il l'enlèverait par force, si on ne le lui livrait pas, et il avait ajouté que la vie des princes qui étaient à Bayonne répondait de celle du prince de la Paix. Don Antonio avait cru devoir céder, et un aide de camp du grand-duc de Berg avait été chargé d'escorter le prince de la Paix jusqu'à Bayonne, où il était arrivé le 25. Sur la route, il avait couru quelques dangers, particulièrement à Tolosa, où le peuple, fort animé, avait, pour le retenir, dételé et renversé les charrettes sur le pont. Le prince n'avait dû son salut, dans cette circonstance, qu'au capitaine de cuirassiers qui commandait son escorte.
Le roi Charles IV et la reine, pendant leur voyage de Madrid à Bayonne, n'avaient reçu ni marques de haine ni marques d'attachement.
Murat, à l'arrivée des pouvoirs qui lui conféraient la qualité de lieutenant général du royaume, avait, comme on l'a vu, pressé le départ de l'infant don Antonio pour Bayonne. La reine d'Étrurie y arriva en même temps, avec l'infant don Francisco.
La renonciation pure et simple de Ferdinand VII ayant été envoyée au roi Charles, Napoléon crut que le moment était venu de proposer au prince des Asturies, à ses frères et à son oncle, de faire un traité de cession de tous leurs droits à la couronne d'Espagne. Il s'engageait à leur donner la terre de Navarre, et à leur faire toucher les revenus de leurs commanderies et de leurs apanages en Espagne. Les bases de ce traité, dont la rédaction fut confiée à M. d'Escoïquiz et à M. le général Duroc, étant arrêtées, les princes partirent pour Valençay où Napoléon les envoya jusqu'à ce que le château de Navarre fût habitable. Ils s'arrêtèrent deux jours à Bordeaux, et le 19 mai, firent leur entrée à Valençay. J'y étais depuis plusieurs jours quand les princes y arrivèrent. Ce moment a laissé dans mon âme une impression qui ne s'en effacera point. Les princes étaient jeunes, et sur eux, autour d'eux, dans leurs vêtements, dans leurs voitures, dans leurs livrées, tout offrait l'image des siècles écoulés. Le carrosse d'où je les vis descendre pouvait être pris pour une voiture de Philippe V. Cet air d'ancienneté, en rappelant leur grandeur, ajoutait encore à l'intérêt de leur position. Ils étaient les premiers Bourbons que je revoyais après tant d'années de tempêtes et de désastres. Ce n'est pas eux qui éprouvèrent de l'embarras: ce fut moi, et j'ai du plaisir à le dire.
Napoléon les avait fait accompagner par le colonel Henri, officier supérieur de la gendarmerie d'élite, et un de ces soldats de police qui croient que la gloire militaire s'acquiert en remplissant avec dureté une mission de ce genre. Je m'aperçus bientôt que cet homme affectait de montrer des soupçons et des craintes, qui devaient rendre le séjour de Valençay insupportable pour les princes. Je pris avec lui le ton de maître pour lui faire comprendre que Napoléon ne régnait ni dans les appartements ni dans le parc de Valençay. Cela rassura les princes, et ce fut ma première récompense. Je les entourai de respect, d'égards et de soins; je ne permis à personne de se présenter devant eux qu'après en avoir obtenu d'eux-mêmes la permission. On ne les approchait jamais qu'en habit habillé; je n'ai moi-même jamais manqué à ce que j'avais prescrit à cet égard. Toutes les heures de la journée étaient distribuées selon leurs usages: la messe, les heures de repos, les promenades, les prières, etc. Croirait-on qu'à Valençay, je fis connaître aux princes d'Espagne un genre de liberté et de plaisir qu'ils n'avaient jamais connu auprès du trône de leur père. Jamais, à Madrid, les deux princes aînés ne s'étaient promenés ensemble sans une permission écrite du roi. Être seuls, sortir dix fois par jour dans le jardin, dans le parc, étaient des plaisirs nouveaux pour eux; ils n'avaient pu jamais être autant frères.
Je ne puis dire pourquoi la chasse, l'exercice du cheval, la danse, leur avaient été interdits en Espagne. Je leur ai fait tirer leur premier coup de fusil; je les confiai, pour cela, à un ancien garde de monseigneur le prince de Condé, nommé Aubry, et qui avait appris à tirer à M. le duc de Bourbon. Ce vieux homme, plein de respect et d'affection, leur nommait à tout propos des personnes de leur famille. Je les fis monter à cheval avec Foucault, qui m'est attaché depuis longtemps. Élevé dans la grande écurie du roi, il avait particulièrement servi Madame Élisabeth de France; tous les exemples qu'il citait, tous ses souvenirs étaient encore tirés de leur maison. Boucher mit tout son art et tout son cœur à leur faire de mauvais ragoûts espagnols. La terrasse qui est en face du château devint notre salle de bal pour que les princes pussent rencontrer, comme par hasard, quelques-unes de ces danses qu'on appelle rondes, et auxquelles on peut se mêler sans savoir danser. Des guitares et entre autres, celle de Castro, se trouvaient dans tous les coins du jardin.
J'avais cherché à leur faire passer quelques heures dans la bibliothèque; là, je n'eus pas de grands succès, quoique le bibliothécaire, M. Fercoc, et moi, essayassions de tous les moyens que nous pouvions imaginer pour les y retenir. Ayant échoué par l'intérêt seul des livres, nous employâmes la beauté des éditions, puis les ouvrages qui renfermaient des gravures; nous descendîmes même jusqu'aux images; je n'ose dire à quel point tout fut inutile. Don Antonio, leur oncle, qui redoutait pour eux la grande partie des livres qui composent une bonne bibliothèque, imaginait bientôt quelque raison pour les engager à rentrer chez eux; et à cela il trouvait moins de résistance que quand il voulait leur faire quitter les exercices et les amusements qui font à la campagne le charme des soirées d'été. A ces distractions pour lesquelles chacun m'aidait, se joignaient pour eux les consolations de la religion; la grande infortune rend la foi plus vive et l'âme plus sensible. La journée finissait par une prière publique à laquelle je faisais assister tout ce qui venait dans le château, les officiers de la garde départementale et même quelques hommes de la gendarmerie. Tout le monde sortait de ces réunions avec des dispositions douces; les prisonniers et leurs gardes priant à genoux, les uns près des autres, le même Dieu, paraissaient se moins regarder comme ennemis; les gardes n'étaient plus aussi farouches, les prisonniers n'avaient plus autant d'alarmes; peut-être même quelques signes d'intérêt leur faisaient-ils concevoir un peu d'espérance. Le cœur des princes voulait bien me rapporter les adoucissements qu'ils éprouvaient. Je ne me rappelle pas sans émotion la peine qu'ils ressentirent lorsque sur une lettre de Napoléon, revenant de Bayonne, je dus me trouver à sa rencontre à Nantes et les quitter pour quelques jours.
L'empereur était blessé depuis longtemps de l'opinion que j'avais manifestée sur son entreprise d'Espagne; de plus, il avait trouvé que les dispositions que j'avais prises, au moment de l'arrivée des princes à Valençay, avaient trop pour objet leur sûreté. Aussi, dès que nous nous revîmes à Nantes, nous eûmes des conversations, je pourrais dire des discussions assez irritantes. Une fois entre autres, prenant avec moi un ton goguenard, se frottant les mains, et se promenant dans la chambre en me regardant d'un air moqueur, il me dit: «Eh bien! vous voyez à quoi ont abouti vos prédictions sur les difficultés que je rencontrerais pour régler les affaires d'Espagne selon mes vues; je suis cependant venu à bout de ces gens-là; ils ont tous été pris dans les filets que je leur avais tendus, et je suis maître de la situation en Espagne, comme dans le reste de l'Europe.»—Impatienté de cette jactance si peu justifiée à mon sens, et surtout des moyens honteux qu'il avait employés pour arriver à ses fins, je lui répondis, mais avec calme, que je ne voyais pas les choses sous le même aspect que lui, et que je croyais qu'il avait plus perdu que gagné par les événements de Bayonne. «Qu'entendez-vous par là? répliqua-t-il.—Mon Dieu, repris-je, c'est tout simple, et je vous le montrerai par un exemple. Qu'un homme dans le monde y fasse des folies, qu'il ait des maîtresses, qu'il se conduise mal envers sa femme, qu'il ait même des torts graves envers ses amis, on le blâmera sans doute; mais s'il est riche, puissant, habile, il pourra rencontrer encore les indulgences de la société. Que cet homme triche au jeu, il est immédiatement banni de la bonne compagnie qui ne lui pardonnera jamais.» L'empereur pâlit, resta embarrassé, et ne me parla plus ce jour-là; mais je puis dire que c'est de ce moment que date la rupture qui, plus ou moins marquée, a eu lieu entre lui et moi. Jamais il ne prononça depuis le nom de l'Espagne, celui de Valençay, le mien, sans y joindre quelque épithète injurieuse que lui fournissait son humeur. Les princes n'avaient pas été trois mois à Valençay qu'il croyait déjà en voir sortir toutes les vengeances de l'Europe. Les personnes qui l'entouraient m'ont dit souvent qu'il ne parlait de Valençay qu'avec embarras, quand ses discours, ses questions portaient sur ce lieu. Mon absence fut de peu de jours; les princes me revirent et me reçurent avec une bonté extrême.
Une lettre de Napoléon, que je trouvai à mon retour, mérite d'être conservée; la voici littéralement:
«Le prince Ferdinand, en m'écrivant, m'appelle son cousin. Tâchez de faire comprendre à M. de San Carlos que cela est ridicule, et qu'il doit m'appeler simplement: Sire.»
Ajaccio et Sainte-Hélène dispensent de toute réflexion.
Je n'ai joint à ce récit que les pièces absolument nécessaires au sujet, les autres se trouvant dans les différents écrits qui sont déjà publiés, ou dans les dépôts qui ne sont pas à ma disposition.
Nos habitudes de château continuèrent quelques semaines encore, et ne finirent que lorsque le voyage d'Erfurt me rappela à Paris. A mon départ, les princes vinrent tous les trois me faire leurs adieux dans mon appartement, les larmes aux yeux; ils cherchaient ce qu'ils pouvaient me donner comme une marque d'amitié et de reconnaissance, car c'est ainsi qu'ils s'exprimaient. Chacun d'eux m'offrit le vieux livre de prières dont il se servait à l'église; je les reçus avec respect et avec une émotion que je n'aurai jamais la témérité d'exprimer.
J'ai osé rappeler le mot de reconnaissance dont ils voulurent bien se servir dans cette occasion, parce que cette expression est si rare chez les princes qu'elle honore ceux qui l'emploient. C'est pour échapper à cette noble dette que les anciennes dynasties placent leur origine dans le ciel; le Par la grâce de Dieu est un protocole d'ingratitude.
En quittant Valençay, je me rendis à Paris; je n'y passai que peu de jours avant de partir pour Erfurt, où Napoléon et l'empereur de Russie devaient se rencontrer. Les détails de cette entrevue auront un chapitre séparé. Les conversations fréquentes que j'eus alors avec Napoléon, me mirent dans le cas d'apprendre qu'il méditait le projet de faire tomber les princes d'Espagne dans un piège que son ministre de la police générale leur tendait par son ordre. Les suites pouvaient en être funestes pour eux; je crus qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour les en prévenir, et je fis partir immédiatement pour Paris M. Mornard, mon secrétaire, qui se rendit auprès du duc de San Carlos qui était alors dans cette ville, avec une rapidité extrême. Son zèle et son intérêt pour les princes le firent arriver en quatre jours.
Mon esprit, mon cœur, mes souvenirs étaient remplis d'intérêt pour les princes d'Espagne. J'ai encore présent l'effet produit sur moi, à la première entrevue à Erfurt, lorsque l'empereur de Russie, parmi les choses obligeantes qu'il dit à Napoléon, lui annonça qu'il avait reconnu son frère Joseph comme roi d'Espagne.
A dater de ce moment, l'existence des princes jusqu'à l'époque de leur retour en Espagne fut sans aucun mouvement; tout ce qu'on peut dire d'eux pendant ces cinq années, c'est qu'ils vécurent.
M. de La Forest vint négocier à Valençay le traité en vertu duquel le retour des princes en Espagne était consenti par l'empereur Napoléon, qui signa le 8 février 1814, à Nogent-sur-Seine, l'ordre de départ[488]. On voulut donner l'apparence d'un consentement libre à un ordre, qui était arraché par l'espoir d'empêcher l'armée des coalisés d'entrer en France par la frontière des Pyrénées. Les formes respectueuses, que M. de La Forest employa dans tous ses rapports avec les princes espagnols, durent être d'autant mieux appréciées par eux, que depuis plusieurs années, ils avaient eu à se préserver des mauvais procédés et des menées sourdes de MM. de Darberg, Henri, Kolli, et d'une foule d'autres agents qu'on avait placés près d'eux pour les garder et les espionner. Avant de quitter le territoire français, les princes eurent encore à subir une insulte provoquée par le duc de Feltre, qui, sans en avoir reçu l'ordre de Napoléon, mais dans l'espérance de lui plaire, fit arrêter sur la frontière l'un d'eux comme otage.
Si jamais le succès d'une entreprise dut paraître infaillible, c'était assurément celui d'une entreprise où la trahison avait tout combiné, de manière à ne laisser rien à faire à la force des armes. Il devait sembler impossible que l'Espagne, envahie avant de s'en douter, privée de son gouvernement et d'une partie de ses places fortes, avec une armée régulière médiocre en nombre, plus médiocre en qualité, sans concert entre ses provinces et presque sans moyen d'en établir un, pût songer un moment à faire résistance, ou à la tenter autrement que pour sa ruine. Ceux qui connaissaient l'Espagne et les Espagnols en jugeaient autrement, et ne se trompèrent point. Ils prédirent que la fierté espagnole ne calculerait ni son dénûment ni les dangers, et trouverait dans l'indignation et le désespoir une vigueur et des ressources sans cesse renaissantes.
Napoléon, en menaçant l'Angleterre d'une descente, l'avait forcée à se créer une armée de terre considérable, et avait ainsi, sans le prévoir, préparé des secours à la Péninsule. Dix-sept mille Anglais et quelques milliers de Portugais, firent évacuer le Portugal par les Français, qui depuis, y rentrèrent momentanément, mais sans pouvoir s'y établir. Les Portugais eurent bientôt une armée nombreuse, brave et disciplinée, et devinrent, avec les Anglais, les auxiliaires et les appuis de la résistance qui avait éclaté en même temps sur tous les points de l'Espagne, et qu'on n'aurait pu comprimer partout, qu'avec des armées immenses qu'il était impossible de maintenir dans ce pays, parce qu'il était impossible de les y nourrir. Le titre d'invincible que de continuelles victoires sur des armées régulières avaient attaché au nom de Napoléon, devint contestable, et c'est de l'Espagne que l'Europe apprit qu'il pouvait être vaincu, et comment il pouvait l'être. La résistance des Espagnols, en préparant par l'exemple celle que les Russes firent plus tard, amena la chute de l'homme qui s'était promis à lui-même la domination universelle. Ainsi se vérifia ce qu'avait dit Montesquieu des projets de monarchie universelle: qu'ils ne pouvaient échouer sur un seul point qu'ils n'échouassent partout.
Aux premiers indices qu'on eut en France des projets de Napoléon sur l'Espagne, quelques personnes dirent: Cet homme entreprend une chose qui, si elle échoue, le perdra; et si elle réussit, perdra l'Europe. Elle a assez échoué pour le perdre, et peut-être a-t-elle assez réussi pour perdre l'Europe.
Ferdinand VII, à Valençay, s'humilia sans mesure sous la main de son oppresseur, au point de le féliciter de ses victoires sur les Espagnols. A peine remonté sur le trône, sans distinguer ses sujets fidèles de ceux qui, portant dans les cortès l'esprit révolutionnaire, voulaient anéantir la puissance royale pour y substituer la leur propre, Ferdinand VII a condamné à l'exil, aux fers, à la mort même, ceux qui avaient enflammé pour sa défense leurs compatriotes, ceux dont la constance avait brisé ses fers à lui, ceux par qui il régnait. Tout ce qu'il avait montré d'abattement dans l'infortune, s'était changé en un amour furieux du pouvoir absolu. Les Anglais qui se vantent d'être les libérateurs de l'Espagne, qui auraient dû stipuler pour elle, qui le pouvaient, ne l'ont pas fait. Ils se sont bornés à faire des représentations dont il était aisé de prévoir l'inutilité, et au succès desquelles on est fondé à croire qu'ils étaient fort indifférents, car ils ne haïssent la tyrannie au dehors, que lorsque, comme sous Napoléon, elle menace leur existence, et ils se plaisent, n'en citons pas les exemples, à faire tourner l'asservissement des peuples au profit de leur orgueil ou de leur prospérité. Plus d'avenir dans l'esprit aurait inspiré d'autres vues au ministère qui gouvernait l'Angleterre à cette époque.
FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE
CINQUIÈME PARTIE
ENTREVUE D'ERFURT
(1808)
ENTREVUE D'ERFURT
(1808)
L'empereur Napoléon, dans les conférences qui précédèrent le traité de Tilsitt, parlait souvent à l'empereur Alexandre de la Moldavie et de la Valachie comme de provinces qui devaient un jour être réunies à la Russie; en ayant l'air de céder à un entraînement, et de se soumettre aux décrets de la Providence, il plaçait dans le nombre des choses inévitables le démembrement de la Turquie européenne. Il traçait alors, comme par inspiration, les bases générales d'un partage de cet empire, partage auquel l'Autriche devait être appelée, plutôt pour satisfaire son orgueil que son ambition. Des yeux exercés pouvaient s'apercevoir de l'effet que toutes ces chimères produisaient sur l'esprit de l'empereur Alexandre.
Napoléon l'observait avec soin; et au moment où il vit qu'il avait séduit son imagination, il annonça que des lettres de Paris pressaient son retour, et demanda que l'on s'occupât, sans perdre un moment, de la rédaction du traité. Mes instructions au sujet de ce traité, portaient que je ne devais y laisser rien introduire de relatif au partage de l'empire ottoman, ni même à la destination future des deux provinces de Valachie et de Moldavie; je les exécutai strictement. Ainsi Napoléon quitta Tilsitt, après s'être ménagé un avenir qu'il pouvait arranger à son gré, pour l'accomplissement de ses autres desseins. Il restait libre, tandis que par ses espérances de tout genre, il avait enlacé l'empereur Alexandre, et qu'il l'avait, en outre, placé, relativement à la Turquie, dans une situation équivoque, d'où le cabinet des Tuileries pouvait faire sortir de nouvelles prétentions laissées entières dans le traité.
Ce fut à un cercle de la cour, à Paris, dans le mois de janvier 1808, que Napoléon fit un premier essai pour tirer parti de cette position. Il s'approcha de M. de Tolstoï[489], alors ambassadeur de Russie, le prit à part, et tout au milieu d'une conversation où il faisait valoir les avantages de la Valachie et de la Moldavie pour la Russie, il hasarda de parler de compensations pour la France, et indiqua la Silésie comme la province qui lui conviendrait davantage. Dans cette occasion, comme dans toutes celles où il méditait quelque nouvel agrandissement, il se montra effrayé de l'ambition de l'Angleterre, qui, disait-il, ne voulait entendre à aucune proposition de paix, l'obligeait à recourir à tous les moyens commandés par la prudence, pour diminuer la force des puissances avec lesquelles on était fondé de lui croire des intelligences. Pour le moment, ajouta-t-il, il faut éloigner toute idée de partage de l'empire ottoman, parce que faire une entreprise sur la Turquie sans avoir de grands moyens maritimes, ce serait mettre ses possessions les plus précieuses à la merci de la Grande-Bretagne.
M. de Tolstoï, dont le rôle était d'écouter, et qui était peu propre à en remplir un autre, rendit compte à sa cour de l'insinuation qui lui avait été faite. Elle fut fort mal accueillie par l'empereur Alexandre, qui dit assez vivement à l'ambassadeur de France[490]: «Je ne puis croire ce que je viens de lire dans les dépêches de Tolstoï; veut-on déchirer le traité de Tilsitt? Je ne comprends pas l'empereur! Il ne peut pas avoir l'intention de me donner un embarras personnel. Il doit au contraire me dégager aux yeux de l'Europe, en mettant promptement la Prusse dans la situation qui a été déterminée par le traité. Ceci est réellement une affaire d'honneur pour moi.» Cet incident donna lieu à quelques explications qui ne se terminèrent que par une lettre de l'empereur Napoléon parvenue à Pétersbourg vers la fin de février 1808[491]. Cette lettre renfermait: 1° le désistement implicite de toute prétention sur la Silésie; 2° de nouvelles idées sur un partage de la Turquie; 3° un projet pour porter la guerre dans l'Inde; 4° la proposition, ou d'envoyer une personne sûre à Paris pour y traiter de ces grandes questions, si l'empereur Alexandre ne pouvait y venir lui-même, ou de convenir d'un lieu où les deux empereurs pourraient se rendre.
Il est à remarquer que la lettre de l'empereur Napoléon, en proposant un partage de la Turquie, ne spécifiait aucune des bases d'après lesquelles il devait être fait. Ainsi, à l'exception de la difficulté relative à la Silésie qui se trouvait levée, les choses restaient à peu près dans le même état d'incertitude. Cependant, l'empereur Alexandre se sentit si soulagé de n'avoir plus à lutter pour les intérêts particuliers du roi de Prusse, qu'il reçut cette lettre avec un plaisir extrême et se décida immédiatement à avoir une entrevue avec l'empereur Napoléon, auquel il l'écrivit dans sa réponse. Il demanda cependant cette entrevue, dans la pensée et sous la condition, qu'auparavant le partage serait réglé, et qu'elle n'aurait pour objet que de bien s'entendre sur les moyens d'exécution qui devaient être adoptés, et de rendre, par un engagement d'homme à homme, leur ratification plus inviolable. C'est dans ce sens que le chancelier, M. de Romanzoff[492] fut chargé d'entrer en conférence avec l'ambassadeur de France M. de Caulaincourt.
Il est essentiel de bien spécifier ici les dispositions diverses et les intentions particulières de l'empereur Napoléon, celles de l'empereur Alexandre, et celles aussi du comte de Romanzoff représentant l'opinion russe.
Le comte de Romanzoff voyait dans la destruction de l'empire ottoman un trophée de famille; il voulait consommer le grand œuvre commencé par son père. Aussi dans les conférences, s'il s'agissait d'un simple démembrement, tout lui paraissait difficile; mais s'il entrevoyait la possibilité d'un partage, rien ne l'embarrassait; il devenait d'une générosité excessive, en commençant par demander hardiment Constantinople et les Dardanelles pour la Russie. «Tout partage, disait-il dans une conférence, qui ne donnerait pas Constantinople et les Dardanelles à la Russie serait contre l'opinion de la nation, et la mécontenterait plus que la situation actuelle que tout le monde trouve mauvaise.» D'ailleurs il offrait tout pour obtenir cette conquête, des flottes, des armées, et la coopération de la Russie dans l'expédition de l'Inde; mais, cette coopération, il la refusait pour l'attaque de la Syrie et de l'Égypte, dans l'hypothèse d'un simple démembrement qui laisserait Constantinople aux Turcs. Si l'ambassadeur français proposait comme terme moyen, de fonder à Constantinople un gouvernement civilisé et indépendant, et s'il appuyait cette proposition sur l'intention précédemment manifestée à cet égard par l'empereur Alexandre, le chancelier éloignait cette idée en disant qu'elle avait cessée d'être celle de son souverain. Le comte de Romanzoff voulait Constantinople; c'est à cette acquisition qu'il attachait la gloire de son nom; après cela, il abandonnait le reste du monde à la France, il ne prétendait rien aux Indes, et consentait à ce que l'empereur Napoléon mît la couronne d'Espagne sur la tête d'un de ses frères, et fit soit à la France, soit au royaume d'Italie, toutes les réunions qui lui conviendraient.
L'empereur Alexandre se posait comme voulant à peine les deux provinces de Valachie et de Moldavie; son ambition expirait sur les rives du Danube. «Encore, disait-il, c'est parce que je vois dans cet arrangement, un moyen de consolider notre alliance. Tout ce qui convient à l'empereur Napoléon me convient aussi; je ne désire de nouvelles acquisitions que pour attacher ma nation au système français et justifier nos entreprises.» Si dans le cours des discussions, il s'élevait à de plus hautes prétentions, il paraissait seulement défendre les plans de son ministre et céder à de vieilles idées russes; il semblait être moins dirigé par des vues politiques que par des maximes de philosophie. «C'est plus que jamais, dit-il un jour, le cas de donner aux projets que nous avions à Tilsitt, la couleur libérale que doivent avoir les actes de souverains éclairés. Notre siècle, encore plus que la politique, repousse les Turcs en Asie; c'est une noble action que celle qui affranchira ces belles contrées. L'humanité veut que ces barbares ne soient plus en Europe; la civilisation le demande, etc...» Je ne change rien aux expressions.
L'ambassadeur de France, organe fidèle de Napoléon, employa toute son influence et toute sa dextérité pour amener le cabinet russe à indiquer jusqu'où il portait ses vues, et à chaque rendez-vous impérial, on le vit exciter l'engouement pour Napoléon dans lequel était l'empereur Alexandre, de manière à le conduire à désirer une entrevue, comme seul moyen de bien s'entendre. Lorsqu'il discutait avec M. de Romanzoff, il se tenait habilement à côté de la question; avec l'empereur, il critiquait les plans de M. de Romanzoff, mais toujours sans indiquer ceux de Napoléon; il refusait, et il ne demandait pas. Comme l'empereur Alexandre, il trouvait que les besoins du siècle étaient bien impérieux, mais il se montrait effrayé d'une aussi vaste entreprise que celle qui était proposée par M. de Romanzoff, et il indiquait sans cesse des difficultés qui ne pouvaient être aplanies que par les souverains eux-mêmes. Le vague qui existait dans l'esprit de l'empereur Alexandre le portait à en convenir, et l'entrevue fut fixée au 27 septembre 1808.
Le cabinet des Tuileries, de son côté, ne négligea pas un moyen de multiplier les incidents. On garantit à la Porte ottomane la prolongation de l'armistice, à l'insu de la Russie. On communiqua au ministère russe le rapport du général Sébastiani[493] fait à la suite de son voyage dans le Levant; et la conséquence de cette communication était de rendre problématique tout ce qui avait été dit et écrit relativement au démembrement de la Turquie, que l'on appelait toujours l'ancienne alliée de la France, et pour laquelle on montrait dans chaque occasion une sorte d'intérêt. On ne parlait plus de la Silésie, mais on prétendait retarder l'évacuation de la Prusse, et compenser ainsi la cession des deux provinces.
On voit que l'empereur Napoléon, appréciant la force de sa position après le traité de Tilsitt, voulait qu'il n'y eût en Europe aucun prétexte de mouvement jusqu'à ce que ses desseins sur l'Espagne fussent accomplis. Jusque-là, les projets de guerre dans l'Inde, les projets de partage de l'empire ottoman semblent des fantômes produits sur la scène pour occuper l'attention de la Russie. Aussi, pendant l'intervalle des deux entrevues de Tilsitt et d'Erfurt, toutes les questions agitées, soit à Paris, soit à Pétersbourg, paraissaient-elles tourner sur elles-mêmes. Il n'y avait pas un pas de fait. Cinq jours avant son départ pour Erfurt, ce que l'empereur Alexandre dit à l'ambassadeur de France, il aurait pu le dire cinq jours après le départ de Tilsitt: «Nous devons nous entendre et agir de concert pour obtenir de communs avantages; je serai toujours fidèle à ma parole, je l'ai toujours été; ce que j'ai dit à l'empereur, ce qu'il m'a dit est aussi sacré pour moi que les traités, etc...»
Les paroles étaient les mêmes: les choses étaient au même point le 27 septembre 1808, à l'exception de la conquête de la Finlande, d'un côté[494], et de l'envahissement de l'Espagne, de l'autre; mais à cet égard, aucune observation de quelque importance n'avait été faite par les cabinets respectifs. Ainsi, l'on pouvait presque regarder les deux souverains comme arrivant de Tilsitt à Erfurt.
La part que j'avais eue au traité de Tilsitt, les marques de bonté particulière que m'avait données l'empereur Alexandre, la gêne dans laquelle était l'empereur Napoléon avec M. de Champagny, qui, comme il le disait, arrivait tous les matins avec son zèle pour excuser ses gaucheries de la veille; ma liaison personnelle avec M. de Caulaincourt, aux qualités duquel il faudra bien que l'on rende un jour justice, tous ces motifs firent surmonter à l'empereur l'embarras dans lequel il s'était mis à mon égard, en me reprochant violemment le blâme que j'avais exprimé, à l'occasion de son entreprise sur l'Espagne.
Il me proposa donc de le suivre à Erfurt et de me charger de la négociation qu'on devait y faire, sauf à faire signer le traité qui pourrait en être le résultat par son ministre des relations extérieures. J'acceptai. La confiance qu'il me montra dans notre premier entretien devint pour moi une espèce de réparation. Il me fit donner toute la correspondance de M. de Caulaincourt, que je trouvai excellente. En peu d'heures il me mit au courant des affaires qui s'étaient faites à Pétersbourg, et je ne m'occupai plus que des moyens d'empêcher, autant qu'il était en moi, que l'esprit d'entreprise ne dominât trop dans cette singulière entrevue.
Napoléon voulait la rendre fort brillante; il était dans ses habitudes de parler continuellement aux personnes qui l'entouraient, de l'idée dominante qui l'occupait. J'étais encore grand chambellan; à tout moment il m'envoyait chercher, ainsi que le général Duroc, grand maréchal du palais, et M. de Rémusat qui était à la tête des spectacles. «Il faut que mon voyage soit très beau», nous répétait-il chaque jour. A un de ses déjeuners où nous assistions tous les trois, il me demanda quels seraient les chambellans de quartier. «Il me semble, dit-il, qu'il n'y a pas de grands noms; j'en veux: la vérité est qu'il n'y a que ceux-là qui sachent représenter dans une cour. Il faut rendre justice à la noblesse française; elle est admirable pour cela.—Sire, vous avez M. de Montesquiou[495]—Bon.—Le prince Sapieha[496].—Pas mauvais.—Il me semble que deux suffisent; le voyage étant court, Votre Majesté pourra les avoir toujours avec Elle.—A la bonne heure... Rémusat, il me faudra tous les jours un spectacle. Envoyez chercher Dazincourt[497]; n'est-ce-pas lui qui est le directeur?—Oui, Sire.—Je veux étonner l'Allemagne par ma magnificence.» Dazincourt était sorti; les dispositions pour les spectacles furent remises au lendemain. «L'intention de Votre Majesté, dit Duroc, est sûrement d'engager quelques grands personnages à venir à Erfurt, et le temps presse.—Il y a un des aides de camp d'Eugène[498], reprit l'empereur, qui part aujourd'hui; on pourrait lui faire dire ce qu'il faudrait qu'il insinuât à son beau-père (le roi de Bavière); et si l'un des rois y vient, ils voudront tous y venir. Mais non, ajouta-t-il, il ne faut pas se servir d'Eugène pour cela; Eugène n'a pas assez d'esprit; il sait faire exactement ce que je veux, mais il ne vaut rien pour insinuer. Talleyrand vaut mieux; d'autant, dit-il en riant, qu'il dira en critique de moi qu'on me ferait plaisir en y venant. Ce sera à moi, ensuite, à montrer qu'il m'était parfaitement égal qu'on y vînt et que cela m'a plutôt gêné.»
Au déjeuner du lendemain l'empereur fit appeler Dazincourt qui attendait ses ordres. Il avait dit à M. de Rémusat, au général Duroc et à moi de nous y trouver. «Dazincourt, vous avez entendu dire que j'allais à Erfurt.—Oui, Sire.—Je voudrais que la Comédie-Française y vînt.—Serait-ce pour jouer la comédie et la tragédie?—Je ne veux que des tragédies, nos comédies ne serviraient à rien; passé le Rhin, on ne les comprend pas.—Votre Majesté veut, sans doute, un très beau spectacle?—Oui, nos plus belles pièces.—Sire, on pourrait donner Athalie.—Athalie! fi donc! Voilà un homme qui ne me comprend pas. Vais-je à Erfurt pour mettre quelque Joas dans la tête de ces Allemands? Athalie! Que c'est bête! Mon cher Dazincourt, en voilà assez. Prévenez vos meilleurs acteurs tragiques qu'ils se disposent à aller à Erfurt, et je vous ferai donner mes ordres pour le jour de votre départ, et pour les pièces qui doivent être jouées. Allez. Que ces vieilles gens-là sont bêtes! Athalie! Il est vrai aussi que c'est ma faute, pourquoi les consulter? Je ne devrais consulter personne. Encore s'il m'avait dit Cinna; il y a de grands intérêts en action, et puis une scène de clémence, ce qui est toujours bon. J'ai su presque tout Cinna par cœur, mais je n'ai jamais bien déclamé. Rémusat, n'est-ce pas dans Cinna qu'il y a:
Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout, lorsqu'il nous la donne[499]?
Je ne sais pas si je dis bien les vers?—Sire, c'est dans Cinna, mais je crois qu'il y a: Alors qu'il nous la donne.—Comment sont les vers qui suivent? Prenez un Corneille.—Sire, c'est inutile, je me les rappellerai:
Le ciel nous en absout, alors qu'il nous la donne;
Et dans le sacré rang où sa faveur l'a mis,
Le passé devient juste et l'avenir permis.
Qui peut y parvenir ne peut être coupable;
Quoi qu'il ait fait ou fasse, il est inviolable.
—C'est excellent, et surtout pour ces Allemands qui restent toujours sur les mêmes idées, et qui parlent encore de la mort du duc d'Enghien: il faut agrandir leur morale. Je ne dis pas cela pour l'empereur Alexandre; ces choses-là ne font rien à un Russe, mais c'est bon pour les hommes à idées mélancoliques dont l'Allemagne est remplie. On donnera donc Cinna; voilà une pièce, ce sera pour le premier jour. Rémusat, vous chercherez quelles sont les tragédies que l'on pourrait donner les jours suivants, et vous m'en rendrez compte avant de rien arrêter.—Sire, Votre Majesté voudra qu'on laisse quelques acteurs pour Paris?—Oui, des doublures, il faut emmener tout ce qu'il y a de bon, il vaut mieux en avoir de trop.»—L'ordre d'être rendu à Erfurt le 22 septembre fut immédiatement envoyé à Saint-Prix, Talma, Lafont, Damas, Desprès, Lacave, Varennes, Dazincourt, mademoiselle Raucourt, madame Talma, mademoiselle Bourgoin, mademoiselle Duchesnois, mademoiselle Gros, mademoiselle Rose Dupuis et mademoiselle Patrat[500].
Quelques-uns de ces artistes sont restés connus. Le premier d'entre eux était sans contredit Talma (1766-1826), le plus célèbre de nos acteurs tragiques; on sait l'attrait particulier qu'avait pour lui Napoléon, et la protection dont il l'honora durant tout son règne.—Pierre Lafon, né en 1775, et entré au Théâtre-Français en 1800, lui disputait la première place: il excellait également dans la tragédie et la comédie.—Venait ensuite Saint-Prix (dont le vrai nom était Foucault), qui avait débuté en 1782, et joué successivement au théâtre Feydeau, à l'Odéon, enfin au Théâtre-Français en 1803.—Parmi les actrices, on se rappelle particulièrement les noms de mesdemoiselles Raucourt et Duchesnois. La première avait débuté en 1772 et avait eu, dès cette époque, les plus brillants succès: elle avait été longtemps emprisonnée sous la Terreur. Elle mourut en 1815, et ses obsèques donnèrent lieu à l'église Saint-Roch à des scènes tumultueuses. Mademoiselle Duchesnois entrée à seize ans au Théâtre-Français (1802), s'était placée en peu d'années au premier rang des tragédiennes.]
Le voyage étant annoncé dans le Moniteur, chacun se donna du mouvement pour en être. Les deux aides de camp de l'empereur, Savary et Lauriston[501] furent choisis les premiers. Le cortège militaire devait être fort brillant. L'empereur voulait paraître entouré de ceux de ses lieutenants dont le nom avait le plus retenti en Allemagne. Le maréchal Soult d'abord, le maréchal Davoust, le maréchal Lannes, le prince de Neufchâtel, le maréchal Mortier, le maréchal Oudinot, le général Suchet, le général Boyer, le général de Nansouty[502], le général Claparède[503], le général Saint-Laurent[504], M. Fain[505] et M. de Méneval[506], ces deux derniers secrétaires du cabinet, reçurent ainsi que M. Daru[507], M. de Champagny et M. Maret, l'ordre de se rendre à Erfurt. Le général Duroc désigna M. de Canouville pour faire les logements. «Menez aussi Beausset[508], lui dit l'empereur; il faut bien quelqu'un pour faire au grand-duc Constantin[509] les honneurs de nos actrices; d'ailleurs il fera au dîner son service de préfet du palais, puis, c'est un nom.»
Chaque jour il partait quelqu'un pour Erfurt. La route était couverte de fourgons, de chevaux de selle, de chevaux de carrosse, de gens à la livrée de l'empereur.
Le mois de septembre avançait. J'avais lu toutes les correspondances, mais l'empereur n'avait pas encore eu avec moi la conversation principale sur les affaires qu'il y aurait à traiter. Peu de jours avant celui qui avait été fixé pour mon départ, le grand maréchal m'écrivit que l'empereur me faisait dire de me rendre le soir aux grandes entrées. J'étais à peine dans le salon qu'il m'emmena chez lui.
«Eh bien! vous avez lu toute la correspondance de Russie, me dit-il, comment trouvez-vous que j'ai manœuvré avec l'empereur Alexandre?» Et alors il repassa, en s'y délectant, tout ce qu'il avait dit et écrit depuis un an; il finit en me faisant remarquer l'ascendant qu'il avait pris sur l'empereur Alexandre, quoique de son côté à lui, il n'eût exécuté que ce qui lui convenait du traité de Tilsitt. «Maintenant, ajouta-t-il, nous allons à Erfurt; je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai; je veux être sûr que l'Autriche sera inquiète et contenue, et je ne veux pas être engagé d'une manière précise avec la Russie pour ce qui concerne les affaires du Levant. Préparez-moi une convention qui contente l'empereur Alexandre, qui soit surtout dirigée contre l'Angleterre, et dans laquelle je sois bien à mon aise sur le reste; je vous aiderai: le prestige ne manquera pas.» Je fus deux jours sans le voir. Dans son impatience, il avait écrit ce qu'il voulait que renfermassent les articles, et me l'avait envoyé, en me mandant de lui en apporter la rédaction le plus tôt possible. Je ne le fis pas attendre: peu d'heures après, je me rendis chez lui, avec le projet de traité rédigé tel qu'il l'avait conçu:
«Sa Majesté l'empereur des Français, etc...
»Et Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies, etc...
»Voulant rendre de plus en plus étroite et à jamais durable, l'alliance qui les unit, et se réservant de s'entendre aussitôt que besoin sera sur les nouvelles déterminations à prendre et les nouveaux moyens d'attaque à diriger contre l'Angleterre, leur ennemie commune et l'ennemie du continent, ont résolu de poser dans une convention spéciale les principes qu'ils sont déterminés à suivre... (Ici, l'empereur m'interrompit et dit: «Principes est bien, cela n'engage point»)... invariablement, et qui les dirigeront dans toutes leurs démarches pour parvenir au rétablissement de la paix;
»Ont, à cet effet, nommé pour leurs plénipotentiaires, etc... qui sont convenus des articles suivants:
«Article premier.—Sa Majesté l'empereur des Français et Sa Majesté l'empereur de Russie confirment, et, en tant que besoin, renouvellent l'alliance conclue entre eux à Tilsitt, s'engageant non seulement à ne faire avec l'ennemi commun aucune paix séparée, mais encore à n'entrer avec lui dans aucune négociation et à n'écouter aucune de ses propositions que d'un commun accord.
«Article II.—Résolues de rester inséparablement unies pour la paix comme pour la guerre, les hautes parties contractantes conviennent de nommer des plénipotentiaires pour traiter de la paix avec l'Angleterre, et de les envoyer, à cet effet, dans celle des villes du continent que l'Angleterre désignera.
«Article III.—Dans tout le cours de la négociation, si elle a lieu, les plénipotentiaires respectifs des deux hautes parties contractantes agiront invariablement avec le plus parfait concert; et il ne sera permis à aucun d'eux, non seulement d'appuyer, mais même d'accueillir ou d'approuver, contre l'avis de l'autre, aucune proposition ou demande du plénipotentiaire anglais.
«Article IV.—Les deux hautes parties contractantes s'engagent chacune à ne recevoir de la part de l'ennemi, pendant la durée des négociations, aucune proposition, offre ou communication quelconque, sans en faire immédiatement part aux plénipotentiaires respectifs.
«Article V.—Il sera proposé à l'Angleterre de traiter sur la base de l'uti possidetis, en y comprenant l'Espagne; et la condition sine quā non dont les hautes parties contractantes s'engagent à ne se départir jamais, sera que l'Angleterre reconnaisse, d'une part, la réunion de la Valachie, de la Moldavie et de la Finlande à l'empire russe, et de l'autre Joseph-Napoléon Bonaparte comme roi d'Espagne et des Indes.
«Article VI.—La Porte ottomane ayant éprouvé depuis le traité de Tilsitt plusieurs révolutions et changements qui semblent ne lui laisser aucune possibilité de donner, et ne laissent, par conséquent, aucune espérance d'obtenir d'elle, des garanties suffisantes pour les personnes et les biens des habitants de la Valachie et de la Moldavie; et Sa Majesté l'empereur de Russie qui, depuis la même époque, a contracté envers eux des engagements particuliers, et qui, par une conséquence des révolutions susdites, s'est vu forcé à d'énormes dépenses pour garder ces provinces, étant, pour tous ces motifs, résolu de ne s'en point dessaisir, d'autant plus que leur possession seule peut donner à son empire une frontière naturelle et nécessaire, Sa Majesté l'empereur Napoléon ne s'opposera point, en tant que cela le concerne, à ce qu'elles soient réunies à l'empire russe, et Sadite Majesté se désiste de la médiation par elle offerte, et acceptée par la Russie dans le traité de Tilsitt.
(«—Je ne veux point de cet article-là; il est trop positif.—Cependant, Sire, ne s'opposera point, est certainement une des expressions qui engagent le moins; de plus, l'article suivant est un grand correctif.»)
«Article VII.—Néanmoins, Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies se bornera, quant à présent, à occuper, comme par le passé, la Valachie et la Moldavie, y laissant toutes choses sur le pied où elles sont aujourd'hui, et proposera même d'entamer, soit à Constantinople, soit dans une île du Danube, et sous la médiation de la France, une négociation afin d'obtenir à l'amiable la cession de ces deux provinces. Mais cette négociation ne devra réellement s'ouvrir que lorsque les négociations avec l'Angleterre auront eu une issue quelconque, afin de ne point donner lieu à de nouvelles discussions qui puissent éloigner la paix.
(«—Cet article-là est bon; avec ma médiation, je reste le maître, et l'article précédent inquiétera l'Autriche qui est ma véritable ennemie.—Votre ennemie, Sire, momentanément peut-être; mais au fond, sa politique n'est point en opposition avec celle de la France, elle n'est point envahissante, elle est conservatrice.—Mon cher Talleyrand, je sais que c'est là votre opinion; nous parlerons de cela quand l'affaire d'Espagne sera finie.»)
«Article VIII.—Sa Majesté l'empereur Napoléon agira conjointement avec Sa Majesté l'empereur Alexandre pour obtenir de la Porte ottomane une cession amiable. Toutes les notes et toutes les démarches des deux cours alliées pour atteindre ce but seront faites de concert et dans le même esprit.
«Article IX.—Dans le cas où un refus de la Porte ottomane ferait reprendre les hostilités et continuer la guerre, l'empereur Napoléon n'y prendra aucune part, et se bornera à aider la Russie de ses bons offices. Mais, s'il arrivait que l'Autriche ou toute autre puissance fît cause commune avec la Porte ottomane dans ladite guerre, Sa Majesté l'empereur Napoléon ferait immédiatement cause commune avec la Russie, devant regarder ce cas comme étant celui de l'alliance générale qui unit les deux empires.
(«—Cet article-là est incomplet; toute mon idée n'y est pas; continuons; je vous dirai ce qu'il faut y ajouter.»)
«Article X.—Les hautes parties contractantes s'engagent d'ailleurs à maintenir l'intégrité des autres possessions de l'empire ottoman, ne voulant, à leur égard, rien déterminer et entreprendre elles-mêmes, ni souffrir qu'il soit rien entrepris par qui que ce soit, qu'elles n'en soient préalablement convenues.
«Article XI.—Dans les négociations avec l'Angleterre, Sa Majesté l'empereur Napoléon fera cause commune avec la Russie, pour faire reconnaître la réunion de la Valachie et de la Moldavie à l'empire russe, que la Porte ottomane y ait ou non consenti.
«Article XII.—En retour du désistement fait par l'empereur Napoléon dans l'article ci-dessus, Sa Majesté l'empereur Alexandre se désiste de l'engagement éventuel pris envers lui par le cinquième des articles secrets du traité de Tilsitt, et ledit article demeure nul et comme non avenu.»
«—C'est à peu de chose près tout ce que je vous ai dit; laissez-moi cela, je l'arrangerai. Il faut ajouter à un des derniers articles, à celui où je vous ai arrêté: Que dans le cas où l'Autriche donnerait des inquiétudes à la France, l'empereur de Russie, sur la première demande qui lui en serait faite, s'engage à se déclarer contre l'Autriche et à faire cause commune avec la France; ce cas étant également un de ceux auxquels s'applique l'alliance qui unit les deux puissances.—C'est là l'article essentiel, comment avez-vous oublié cela? Vous êtes toujours Autrichien!—Un peu, Sire, mais je crois qu'il serait plus exact de dire que je ne suis jamais Russe, et que je suis toujours Français.—Faites vos dispositions pour partir: il faut que vous soyez à Erfurt un jour ou deux avant moi. Pendant le temps que durera le voyage, vous chercherez les moyens de voir souvent l'empereur Alexandre. Vous le connaissez bien, vous lui parlerez le langage qui lui convient. Vous lui direz qu'à l'utilité dont notre alliance peut être pour les hommes, on reconnaît une des grandes vues de la Providence. Ensemble, nous sommes destinés à rétablir l'ordre général en Europe. Nous sommes jeunes l'un et l'autre, il ne faut pas nous presser. Vous insisterez beaucoup sur cela, car le comte de Romanzoff est ardent dans la question du Levant. Vous direz qu'on ne fait rien sans l'opinion publique, et qu'il faut que, sans être effrayée de notre puissance réunie, l'Europe voie avec plaisir se réaliser la grande entreprise que nous méditons. La sûreté des puissances limitrophes, l'intérêt bien entendu du continent, sept millions de Grecs rendus à la liberté, etc.. voilà un beau champ pour faire de la philanthropie; je vous donne sur cela carte blanche; je veux seulement que ce soit de la philanthropie lointaine. Adieu.»
Je retournai chez moi, je mis mes papiers en ordre, j'emportai tous ceux dont je prévoyais que j'aurais besoin et je montai en voiture. J'arrivai à Erfurt le samedi 24 septembre à dix heures du matin. M. de Canouville m'avait logé dans une maison qui était près de celle que l'empereur devait occuper. Peu de moments après mon arrivée, M. de Caulaincourt vint chez moi. Cette première journée, que je passai avec lui, me fut fort utile. Nous parlâmes de Pétersbourg et de la disposition dans laquelle les deux empereurs venaient à l'entrevue. Nous mîmes en commun ce que nous savions, et bientôt nous fûmes parfaitement d'accord sur tous les points.
Je trouvai tout Erfurt en mouvement; il n'y avait pas une maison passable qui n'eût à loger quelque souverain avec sa suite. L'empereur de Russie y arrivait avec le grand-duc Constantin, le comte Romanzoff, le comte Tolstoï, grand maréchal, le général Tolstoï, ambassadeur en France, le prince Wolkonski, le comte Oszarowski[510], le prince Troubetzkoï, le comte Ouwaroff[511], le comte Schouwaloff[512], le prince Gagarin, le prince Galitzin, M. Speransky, M. Labenski, M. Bethmann, le général Hitroff, le conseiller d'État Gervais, le conseiller d'État Creidemann, M. de Schröder, le prince Léopold de Saxe-Cobourg[513]. Je crois que je nomme là à peu près toutes les personnes qui avaient l'honneur d'accompagner l'empereur Alexandre. On l'attendait un jour plus tard que l'empereur Napoléon, parce qu'il devait s'arrêter pendant vingt-quatre heures à Weimar.
Un chambellan du roi de Saxe vint me dire que son maître coucherait à Erfurt le 25, et qu'il était suivi de M. de Bose[514], ministre du cabinet, du comte Marcolini[515], grand écuyer, du baron de Funck[516], du baron de Gutschmidt, du major Thielemann, du chambellan de Gablenz, et de MM. de Marxhansky et de Schönberg. M. de Bourgoing[517], ministre de France à Dresde, avait eu aussi la permission de suivre le roi.
Il me semble que l'on sera bien aise de savoir tout de suite le nom des personnes considérables qui, d'heure en heure, arrivaient à Erfurt[518]. Le duc de Saxe-Gotha[519], accompagné du baron de Thümmel, de M. de Studnitz, de M. de Zigesar, du baron de Herda, du baron de Wangenheim et de M. de Hoff[520]; le duc de Saxe-Weimar, avec le prince héréditaire[521], le baron d'Egloffstein[522], le baron d'Einsiedel, M. Gœthe et M. Wieland[523], l'un et l'autre conseillers intimes de Weimar; le duc d'Oldenbourg[524], avec le baron de Hammerstein[525] et le baron de Gall; le duc de Mecklembourg-Schwerin[526], le prince héréditaire de Mecklembourg-Strelitz[527], le prince de Dessau[528], le prince de Waldeck, le prince de Hesse-Hombourg, le prince de Reuss-Greiz, le prince de Reuss-Ebersdorff, le prince de Reuss-Lobenstein[529], la duchesse de Saxe-Hildburghausen[530]; le prince de Schwarzburg-Rudolstadt[531], avec M. de Kettelhutt, M. de Weisse et M. de Gleichen; le prince et la princesse de la Tour et Taxis[532], avec M. de Leikam; le prince de Hesse-Rothenburg; le prince de Hohenzollern-Sigmaringen[533], avec le prince de Reuss-Schleiz et le major de Falkenstein; le duc Guillaume de Bavière; le prince primat[534] (M. de Dalberg) à qui chaque habitant de la ville offrait son logement; il en avait été gouverneur et s'y était fait aimer de tout le monde; le prince de Hohenzollern-Hechingen[535], avec le prince héréditaire, M. de Hövel, M. de Bauer; le prince héréditaire de Bade avec la princesse Stéphanie Napoléon[536], madame de Venningen et mademoiselle de Bourjolly; le baron de Dalberg, ministre de Bade à Paris[537], le prince de Reuss XLI, le prince héréditaire de Darmstadt[538], le comte de Keller[539], le prince Dolgorouki[540], le comte de Lerchenfeld, le prince de la Leyen[541], le prince Guillaume de Prusse[542], le comte de Goltz, ministre des affaires étrangères de Prusse, M. Le Cocq, M. de Dechen; le roi de Westphalie Jérôme Napoléon avec la reine, née princesse de Wurtemberg; le prince de Hesse-Philippsthal[543], le comte et la comtesse de Bucholz, le comte de Truchsess, le comte de Wintzingerode, le roi de Bavière[544], le baron de Montgelas[545], le comte de Wurtemberg, le comte de Reuss, le roi de Wurtemberg[546], le prince de Hohenlohe, la duchesse de Wurtemberg, le comte de Taube, le baron de Gorlitz, le baron de Moltke, le comte de Salm-Dyck[547]. J'oublie sûrement quelques personnes; je leur en demande pardon.
Les pages de l'empereur étaient déjà arrivés et se promenaient dans la ville, en grande tenue. Le service militaire se faisait par un bataillon de grenadiers de la garde impériale, un détachement des gendarmes d'élite, le 6e régiment de cuirassiers, le 1er régiment de hussards, le 17e régiment d'infanterie légère.
L'empereur entra dans Erfurt le 27 septembre 1808, à dix heures du matin. Une foule immense entourait dès la veille les avenues de son palais. Chacun voulait voir, voulait approcher celui qui dispensait tout: trônes, misères, craintes, espérances. Les trois hommes qui ont reçu sur la terre le plus de louanges sont: Auguste, Louis XIV et Napoléon. Les époques et le talent ont donné à ces louanges des rédactions différentes; mais, au fond, c'est la même chose. Ma place de grand chambellan me faisant voir de plus près les hommages forcés, simulés ou même sincères qui étaient rendus à Napoléon, leur donnait à mes yeux une proportion que je pourrais appeler monstrueuse. La bassesse n'avait jamais eu autant de génie; elle fournit l'idée de donner une chasse sur le terrain même où l'empereur avait gagné la fameuse bataille d'Iéna. Une boucherie de sangliers et de bêtes fauves était là pour rappeler aux yeux du vainqueur les succès de cette bataille. Plusieurs fois j'ai été forcé de remarquer que plus on devait avoir de rancune contre l'empereur, plus on souriait à sa fortune, plus on applaudissait aux hautes destinées qui, disait-on, lui étaient départies par le ciel.
Je suis tenté de croire, et cette idée m'est venue à Erfurt, qu'il y a des secrets de flatterie révélés aux seuls princes, non pas descendus du trône, mais qui ont soumis leur trône à un protectorat toujours menaçant; ils savent en faire l'emploi le plus habile, lorsqu'ils se trouvent placés autour de la puissance qui les domine et qui peut les détruire. J'ai souvent entendu citer ce vers de je ne sais quelle mauvaise tragédie:
Tu n'as su qu'obéir, tu serais un tyran.
Je ne rencontrais pas un prince à Erfurt, que je ne trouvasse mieux de dire:
Tu n'as su que régner; tu serais un esclave.
Et cela s'explique. Les souverains puissants veulent que leur cour donne l'idée de la grandeur de leur empire. Les petits princes, au contraire, veulent que leur cour leur déguise les bornes étroites de leur puissance. Tout se grossit, ou plutôt s'enfle, autour d'un petit souverain: l'étiquette, les prévenances, les flatteries; c'est par les flatteries, surtout, qu'il mesure sa grandeur; il ne les trouve jamais exagérées. Cette habitude de juger lui devient naturelle, et il ne la change point lorsque la fortune change, de manière que, si la victoire fait entrer dans ses États, dans son palais, un homme devant lequel il ne sera plus lui-même qu'un courtisan, il se met devant le vainqueur aussi bas qu'il voulait voir ses sujets devant lui. Il ne sait pas se faire de la flatterie une autre idée. On connaît, dans les grandes cours, un autre moyen de se grandir: c'est de se courber; les petits princes ne savent que se jeter à terre, et ils y restent jusqu'à ce que la fortune vienne les relever. Je n'ai pas vu, à Erfurt, une seule main passer noblement sur la crinière du lion.
Après des réflexions aussi sévères, faites sans prêter à aucune application, je suis heureux de pouvoir rentrer dans mon sujet. Le 28 septembre, l'empereur Alexandre fit annoncer son arrivée; il avait couché à Weimar. Napoléon, suivi de ses aides de camp et de ses généraux en grande tenue, monta à cheval pour aller au-devant de lui. A leur rencontre, ils se précipitèrent dans les bras l'un de l'autre de la manière la plus amicale. Napoléon conduisit l'empereur Alexandre dans la maison qu'il devait occuper. Il regarda avec bonne grâce s'il avait autour de lui les choses qu'il savait être dans ses habitudes, et il le quitta.
J'étais au palais de l'empereur Napoléon, où j'attendais son retour. Il me parut fort content de la première impression, et il me dit qu'il augurait bien du voyage, mais qu'il ne fallait rien presser. «Nous sommes si aises de nous voir, ajouta-t-il, en riant, qu'il faut bien que nous en jouissions un peu.» A peine s'était-il habillé que l'empereur Alexandre arriva; il me présenta à lui. «C'est une vieille connaissance, dit l'empereur de Russie, je suis charmé de le voir; j'espérais bien qu'il serait du voyage.» Je me retirai. Napoléon, qui ne voulant parler d'aucune chose sérieuse était bien aise qu'il y eût un tiers, me fit rester; et alors les deux empereurs s'adressèrent, avec les formes du plus vif intérêt, des questions insignifiantes sur leurs familles réciproques; c'était l'impératrice Élisabeth[548] à laquelle on répondait par l'impératrice Joséphine; la grande-duchesse Anne[549] par la princesse Borghèse[550], etc... Si le temps d'une première visite l'eût permis, il y aurait eu probablement un mot sur la santé du cardinal Fesch. Les deux empereurs, bien tranquilles sur l'état dans lequel ils avaient laissé leurs familles, se séparèrent. Napoléon reconduisit l'empereur Alexandre jusqu'à l'escalier, et moi, je l'accompagnai jusqu'à sa voiture; dans ce petit trajet, il me dit plusieurs fois: «Nous nous verrons,» et cela, avec une expression qui me prouvait que M. de Caulaincourt, qui avait été au-devant de lui, lui avait dit que j'étais au fait de tout ce qui devait se passer.
Je remontai chez l'empereur qui me dit: «J'ai fait des changements au projet de traité; je serre de plus près l'Autriche; je vous montrerai cela.»—Il n'entra pas dans plus de détails.—«L'empereur Alexandre me paraît disposé à faire tout ce que je voudrai; s'il vous parle, dites-lui que j'avais d'abord eu envie que la négociation se fit entre le comte de Romanzoff et vous, mais que j'ai changé et que ma confiance en lui est telle, que je crois qu'il vaut mieux que tout se passe entre nous deux. Quand la convention sera arrêtée, les ministres signeront; souvenez-vous bien, dans tout ce que vous direz, que tout ce qui retarde m'est utile; le langage de tous ces rois sera bon; ils me craignent; je veux, avant de commencer, que l'empereur Alexandre soit ébloui par le spectacle de ma puissance; il n'y a point de négociation que cela ne rende plus facile.»
En rentrant chez moi, je trouvai un billet de la princesse de la Tour et Taxis qui me mandait qu'elle était arrivée. Je me rendis immédiatement chez elle; j'eus un grand plaisir à la revoir; c'est une excellente personne. Elle me dit qu'elle venait à Erfurt pour réclamer de l'empereur Alexandre quelques bons offices près des princes allemands, avec lesquels son mari, grand maître des postes de l'Allemagne, essayait de traiter depuis beaucoup d'années. Je n'étais pas chez elle depuis un quart d'heure, que l'on annonça l'empereur Alexandre; il fut très aimable, fort ouvert, demanda du thé à la princesse de la Tour, et lui dit qu'elle devait nous en donner tous les soirs après le spectacle; que c'était une manière de causer à son aise et de bien finir sa journée. Cela fut convenu, et rien d'intéressant ne marqua cette première soirée.
Cette entrevue d'Erfurt, sans que l'Autriche y eût été invitée, sans même qu'elle en eût été officiellement informée, avait alarmé l'empereur François, qui, de son propre mouvement, avait envoyé M. le baron de Vincent droit à Erfurt, porter une lettre à l'empereur Napoléon, et, je crois aussi, une lettre à l'empereur Alexandre. M. de Vincent était un gentilhomme lorrain, entré au service de l'Autriche longtemps avant la Révolution française, par suite des relations de sa famille avec la maison de Lorraine. Je le connaissais beaucoup; j'avais eu, depuis dix ans, de fréquents rapports avec lui; je pourrais ajouter qu'il n'avait eu qu'à s'en louer, car, dix-huit mois auparavant, je m'étais plu à rendre sa mission à Varsovie fort brillante, en lui garantissant que les moyens dont je pouvais disposer—et alors j'en avais d'immenses—seraient employés à décourager tous les mouvements prêts à éclater dans différentes parties de la Gallicie[551]. M. de Vincent me montra une copie de la lettre dont il était porteur; cette lettre était noble et ne laissait paraître aucune inquiétude de la part de son souverain. M. de Vincent avait l'ordre d'être confiant avec moi; je lui dis que sa mission me faisait beaucoup de plaisir, parce que je n'étais pas sans crainte sur les dispositions des deux empereurs. Plus haut on a vu, par les paroles mêmes de l'empereur Napoléon, qu'il me reconnaissait, et avec raison, pour partisan de l'alliance de la France avec l'Autriche. Je croyais, et je crois encore, que c'était là servir la France. J'assurai à M. de Vincent que je faisais et ferais de tous les côtés, ce que je croirais propre à empêcher qu'il ne sortît d'Erfurt quelque résolution préjudiciable aux intérêts de son gouvernement.
Napoléon, fidèle à son système momentané de lenteur, avait distribué les premières journées de manière à ce que l'on ne trouvât jamais le moment de parler d'affaires. Ses déjeuners étaient longs; il y recevait du monde, il y causait volontiers. Venaient ensuite quelques visites aux établissements publics du pays, d'où l'on se rendait hors de la ville à des manœuvres, auxquelles l'empereur de Russie et le grand-duc, son frère, ne manquaient jamais de se trouver. Elles duraient jusqu'à ce qu'on n'eût que le temps de s'habiller pour le dîner, après lequel le spectacle prenait le reste de la journée.
J'ai vu plusieurs de ces déjeuners durer plus de deux heures. C'est là que Napoléon faisait venir les hommes considérables et les hommes de mérite, qui s'étaient rendus à Erfurt pour le voir. Tous les matins, il lisait avec complaisance la liste des personnes nouvellement arrivées. Le jour où il y trouva le nom de M. Gœthe, il l'envoya chercher.
«Monsieur Gœthe, je suis charmé de vous voir.—Sire, je vois que quand Votre Majesté voyage, elle ne néglige pas de porter ses regards sur les plus petites choses.—Je sais que vous êtes le premier poète tragique de l'Allemagne.—Sire, vous faites injure à notre pays; nous croyons avoir nos grands hommes: Schiller, Lessing et Wieland doivent être connus de Votre Majesté.—Je vous avoue que je ne les connais guère; cependant j'ai lu la Guerre de Trente ans; cela, je vous en demande pardon, ne m'a paru fournir des sujets de tragédie que pour nos boulevards.—Sire, je ne connais pas vos boulevards; mais je suppose que c'est là que se donnent les spectacles pour le peuple; et je suis fâché de vous entendre juger si sévèrement un des plus beaux génies des temps modernes.—Vous habitez ordinairement Weimar; c'est le lieu où les gens de lettres célèbres de l'Allemagne se réunissent?—Sire, ils y sont fort protégés; mais nous n'avons dans ce moment-ci à Weimar d'homme connu dans toute l'Europe que Wieland, car Müller habite Berlin.—Je serais bien aise de voir M. Wieland!—Si Votre Majesté me permet de le lui mander, je suis sûr qu'il se rendra ici immédiatement.—Parle-t-il le français?—Il le sait, et il a lui-même corrigé plusieurs traductions de ses ouvrages faites en français.—Pendant que vous êtes ici, il faut que vous alliez tous les soirs à nos spectacles. Cela ne vous fera pas de mal de voir représenter les bonnes tragédies françaises.—Sire, j'irai très volontiers, et je dois avouer à Votre Majesté que cela était mon projet; j'ai traduit, ou plutôt imité quelques pièces françaises.—Lesquelles?—Mahomet et Tancrède.—Je ferai demander à Rémusat si nous avons ici des acteurs pour les jouer. Je serai bien aise que vous les voyiez représenter dans notre langue. Vous n'êtes pas si rigoureux que nous dans les règles du théâtre.—Sire, les unités chez nous ne sont pas essentielles.—Comment trouvez-vous notre séjour ici?—Sire, bien brillant, et j'espère qu'il sera utile à notre pays.—Votre peuple est-il heureux?—Il espère beaucoup.—Monsieur Gœthe, vous devriez rester ici pendant tout le voyage, et écrire l'impression que fait sur vous le grand spectacle que nous vous donnons.—Ah! Sire, il faudrait la plume de quelque écrivain de l'antiquité pour entreprendre un travail semblable.—Êtes-vous de ceux qui aiment Tacite?—Oui, Sire, beaucoup.—Eh bien! pas moi; mais nous parlerons de cela une autre fois. Écrivez à M. Wieland de venir ici; j'irai lui rendre sa visite à Weimar où le duc m'a invité à aller. Je serai bien aise de voir la duchesse; c'est une femme d'un grand mérite. Le duc a été assez mal pendant quelque temps, mais il est corrigé[552].—Sire, s'il a été mal, la correction a été un peu forte, mais je ne suis pas juge de pareilles choses; il protège les lettres, les sciences, et nous n'avons tous qu'à nous louer de lui.—Monsieur Gœthe, venez ce soir à Iphigénie. C'est une bonne pièce; elle n'est cependant pas une de celles que j'aime le mieux, mais les Français l'estiment beaucoup. Vous verrez dans mon parterre un bon nombre de souverains. Connaissez-vous le prince primat?—Oui, Sire, presque intimement; c'est un prince qui a beaucoup d'esprit, beaucoup de connaissances et beaucoup de générosité.—Eh bien! vous le verrez, ce soir, dormir sur l'épaule du roi de Wurtemberg. Avez-vous déjà vu l'empereur de Russie?—Non, Sire, jamais, mais j'espère lui être présenté.—Il parle bien votre langue; si vous faites quelque chose sur l'entrevue d'Erfurt, il faut le lui dédier.—Sire, ce n'est pas mon usage; lorsque j'ai commencé à écrire, je me suis fait un principe de ne point faire de dédicace, afin de n'avoir jamais à m'en repentir.—Les grands écrivains du siècle de Louis XIV n'étaient pas comme cela.—C'est vrai, Sire, mais Votre Majesté n'assurerait pas qu'ils ne s'en sont jamais repentis.—Qu'est devenu ce mauvais sujet de Kotzebue[553]?—Sire, on dit qu'il est en Sibérie et que Votre Majesté demandera sa grâce à l'empereur Alexandre.—Mais savez-vous que ce n'est pas mon homme?—Sire, il est fort malheureux et il a beaucoup de talent.—Adieu, monsieur Gœthe.»
Je suivis M. Gœthe et l'engageai à venir dîner chez moi. En rentrant, j'écrivis cette première conversation, et pendant le dîner, je m'assurai par les différentes questions que je lui fis, que telle que je l'écris ici, elle est parfaitement exacte. En sortant de table, M. Gœthe se rendit au spectacle; je mettais de l'intérêt à ce qu'il fût près du théâtre et cela était assez difficile, parce que les têtes couronnées occupaient sur des fauteuils le premier rang; les princes héréditaires pressés sur des chaises, remplissaient le second; et toutes les banquettes qui étaient derrière eux étaient couvertes de ministres et de princes médiatisés. Je confiai donc M. Gœthe à Dazincourt qui, sans blesser aucune convenance trouva le moyen de le bien placer.
Le choix des pièces de ces spectacles d'Erfurt avait été fait avec un grand soin et beaucoup d'art. Tous les sujets étaient pris dans les temps héroïques ou dans les grands événements de l'histoire. La pensée de Napoléon en faisant paraître les temps héroïques sur la scène, avait été de dépayser toute cette ancienne noblesse allemande au milieu de laquelle il était, et de la transporter par l'imagination dans d'autres régions, où passaient sous ses yeux des hommes grands par eux-mêmes, fabuleux par leurs actions, créateurs de leur race et prétendant tirer leur origine des dieux.
Dans les pièces tirées de l'histoire dont il avait ordonné la représentation, la politique de quelque principal personnage rappelait toujours des circonstances analogues qui se présentaient journellement, depuis qu'il avait apparu, lui, sur le théâtre du monde; et cela devenait le sujet d'une foule de flatteuses applications. La haine de Mithridate contre les Romains rappelait la haine de Napoléon contre l'Angleterre, et à ces vers:
Ne vous figurez pas que de cette contrée,
Par d'éternels remparts, Rome soit séparée;
Je sais tous les chemins par où je dois passer,
Et si la mort bientôt ne vient me traverser, etc[554].
On répétait autour de lui à voix basse: «Oui, il sait tous les chemins par où il faut passer; qu'on y prenne garde, oui, il les connaît tous.»
Les idées d'immortalité, de gloire, de valeur, de fatalité, qui, dans Iphigénie reviennent continuellement, ou comme idée principale, ou comme idée accessoire, servaient sa pensée dominante qui était d'étonner sans cesse ceux qui l'approchaient.
Talma avait reçu l'ordre de prononcer doucement cette belle tirade:
L'honneur parle, il suffit, ce sont là nos oracles.
Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains,
Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains,
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes?
Ne songeons qu'à nous rendre immortels comme eux-mêmes,
Et laissant faire au sort, courons où la valeur
Nous promet un destin aussi grand que le leur, etc[555].
Mais la pièce de son choix, celle qui établissait le mieux les causes et la source de sa puissance, c'était Mahomet, parce que d'un bout à l'autre, il croyait remplir la scène.
Dès le premier acte:
Les mortels sont égaux, ce n'est point la naissance,
C'est la seule vertu qui fait la différence.
Il est de ces esprits favorisés des cieux
Qui sont tout par eux-mêmes et rien par leurs aïeux.
Tel est l'homme, en un mot, que j'ai choisi pour maître;
Lui seul dans l'univers a mérité de l'être;
Tout mortel à ses lois doit un jour obéir, etc[556].
Les yeux de toute la salle étaient fixés sur lui; on écoutait les acteurs et c'était lui qu'on regardait. Et dans un autre endroit chaque prince allemand devait naturellement se faire l'application de ces vers dits par Lafont avec une voix sombre:
Vois l'empire romain tombant de toutes parts,
Ce grand corps déchiré dont les membres épars
Languissent dispersés, sans honneur et sans vie;
Sur ces débris du monde élevons l'Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers,
Il faut un nouveau Dieu pour l'aveugle univers[557].
Là, le respect étouffait les applaudissements plus prêts encore de se faire jour, à ce vers:
Qui l'a fait roi? Qui l'a couronné? La Victoire[558].
Puis, peut-être jouait-on l'attendrissement lorsque Omar ajoutait:
Au nom de conquérant et de triomphateur
Il veut joindre le nom de pacificateur[559].
A ce dernier vers, Napoléon montra une émotion habile qui indiquait que c'était là, où il voulait que l'on trouvât l'explication de toute sa vie.
On s'empressa même de faire un mouvement d'approbation lorsque Saint-Prix dans la Mort de César, dit avec une expression admirable en parlant de Sylla:
Il en était l'effroi, j'en serai les délices, etc[560].
Je ne veux pas citer davantage les applications, les inductions du même genre que j'entendais faire chaque jour. Je ne tiens note que de ce qui est indispensable pour bien faire connaître l'esprit de cette grande réunion.
Après chaque spectacle, je voyais l'empereur Alexandre chez la princesse de la Tour, et quelquefois M. de Vincent chez moi. L'impression qu'ils en rapportaient était fort différente. L'empereur Alexandre était toujours dans l'enchantement, et M. de Vincent était constamment dans la crainte. Quelque chose que je pusse lui dire, il avait de la peine à se persuader que l'on ne fît rien; et cependant, il était positif que les premiers jours s'étaient passés sans que l'on eût parlé d'affaires. La première conversation où il en fut question fut fort longue. Les empereurs y discutèrent à fond tout ce qui se traitait depuis un an entre les deux cabinets, et elle finit par la communication d'un projet de convention que l'empereur Napoléon dit avoir rédigé dans leur intérêt commun. Il le remit à l'empereur Alexandre, mais après lui avoir fait promettre de ne le montrer à personne; pas même à aucun de ses ministres. C'était une affaire, ajoutait-il, qui devait être traitée entre eux deux seuls, et pour prouver l'importance qu'il mettait au secret, il avait écrit lui-même une partie des articles, ne voulant pas que personne en eût connaissance.
Ce mot personne répété avait évidemment été dit pour le comte de Romanzoff et pour moi. L'empereur Alexandre eut la bonté de ne pas l'entendre ainsi; et après avoir prié la princesse de la Tour de défendre sa porte pour tout le monde, il tira le traité de sa poche. Napoléon s'était donné la peine de copier de son mieux presque tout le projet que je lui avais remis. Il avait cependant changé un ou deux articles, et ajouté qu'un corps d'armée russe, sous le prétexte de la position du cabinet de Pétersbourg à l'égard de la Porte ottomane, serait placé de manière à être peu éloigné des frontières autrichiennes. L'empereur Alexandre, après avoir fait remarquer à l'empereur Napoléon que les bases du traité étaient autres que celles qui avaient été presque arrêtées à Pétersbourg, s'était réservé de faire, par écrit, les observations qui lui paraîtraient convenables. Il faut que les secrets russes se gardent mal, car M. de Vincent vint chez moi le lendemain matin, pour me dire qu'il savait que les négociations étaient commencées, et qu'il y avait déjà un projet de convention rédigé. Je l'engageai à se tenir tranquille, à ne faire que les démarches indispensables, et surtout à ne montrer aucune inquiétude; j'ajoutai, sans lui en dire davantage, que j'étais placé de manière à avoir quelque influence sur les dispositions qui seraient prises, et qu'il savait à quel point j'étais opposé à tout ce qui pouvait nuire à la sécurité et à la considération de l'Autriche.
Deux ou trois jours se passèrent sans que les deux empereurs se vissent ailleurs qu'aux parades ou aux manœuvres, à l'heure du dîner ou au spectacle. Tous les soirs je continuais à aller chez la princesse de la Tour; l'empereur Alexandre y venait exactement; il avait l'air préoccupé, ce qui m'engageait à rendre la conversation aussi frivole que je le pouvais. Un jour cependant, je me servis de Mithridate que l'on venait de donner, pour faire remarquer tout ce que cette pièce pouvait fournir d'allusions; m'adressant à la princesse de la Tour, j'en citai plusieurs vers; cela tomba. L'empereur dit qu'il avait un peu mal à la tête et se retira, mais, à demain, furent ses dernières paroles. Tous les matins, je voyais M. de Caulaincourt. Je lui demandai s'il ne trouvait pas que l'empereur Alexandre se refroidissait beaucoup. Ce n'était pas son opinion; il me dit qu'il avait seulement de l'embarras, mais que son enthousiasme pour Napoléon était toujours le même, et que bientôt cet embarras se dissiperait.
L'empereur Napoléon, pendant ces jours de réserve politique, continuait à voir tous les matins après son déjeuner les Allemands dont il prisait et voulait avoir le suffrage. La commission qu'il avait donnée à M. Gœthe avait été exactement remplie et M. Wieland était arrivé. Il les fit inviter à déjeuner l'un et l'autre. Je me rappelle que le prince primat y était ce jour-là, et qu'il y avait beaucoup de monde. L'empereur arrangeait avec soin ses conversations d'apparat; il s'attachait à y prendre tous ses avantages, et pour cela, il arrivait tout préparé sur un sujet inattendu pour la personne à laquelle il adressait la parole. Il n'éprouvait jamais l'embarras d'une trop forte contradiction, car il trouvait aisément sous sa main une raison pour interrompre celui qui lui parlait. J'ai été plusieurs fois dans le cas de remarquer qu'il se plaisait, hors de France, à traiter dans ses conversations des questions élevées, généralement assez étrangères aux hommes de guerre, ce qui le plaçait tout de suite à part. Sa confiance en lui à cet égard, soit qu'il la dût à l'éclat de sa vie, soit qu'elle tînt à son caractère et aux illusions de son orgueil, n'aurait été ébranlée ni par la présence de Montesquieu, ni par celle de Voltaire.
Il y avait trois ou quatre sujets sur lesquels il parlait plus volontiers. A Berlin, l'année précédente, il avait, s'adressant au célèbre Jean de Müller, cherché à fixer les principales époques des grands efforts de l'esprit humain. J'ai encore présent l'étonnement marqué sur le visage de Müller, lorsqu'il le vit établir que la propagation et le développement rapide du christianisme avait opéré une réaction admirable de l'esprit grec contre l'esprit romain, et s'arrêter avec complaisance sur l'habileté qu'avait montrée la Grèce, vaincue par la force physique, en s'occupant de la conquête de l'empire intellectuel; conquête, ajoutait-il, qu'elle avait effectuée en saisissant ce germe bienfaiteur qui a eu tant d'influence sur l'humanité entière. Il fallait qu'il sût cette dernière phrase par cœur, car je la lui ai entendu répéter de la même manière à M. de Fontanes[561] et à M. Suard[562]. Müller ne répondit rien; il était dans une sorte d'ébahissement dont l'empereur s'empressa de profiter pour lui proposer d'écrire son histoire.
Je ne sais ce qu'il voulait obtenir de Wieland, mais il se plut à lui dire une foule de choses obligeantes. «M. Wieland, nous aimons beaucoup vos ouvrages en France; c'est vous qui êtes l'auteur d'Agathon et de l'Obéron. Nous vous appelons le Voltaire de l'Allemagne.—Sire, cette ressemblance serait bien glorieuse pour moi, mais elle n'a rien de vrai; c'est de la part des personnes bienveillantes une louange fort exagérée.—Dites-moi, monsieur Wieland, pourquoi votre Diogène, votre Agathon et votre Pérégrinus sont écrits dans ce genre équivoque qui transporte le roman dans l'histoire et l'histoire dans le roman. Les genres, dans un homme aussi supérieur que vous, doivent être tranchés et exclusifs. Tout ce qui est mélange conduit aisément à la confusion. C'est pour cela qu'en France nous aimons si peu le drame. Je crains de m'aventurer ici, car j'ai affaire à forte partie, et d'autant plus que ce que je dis s'adresse à M. Gœthe autant qu'à vous.—Sire, Votre Majesté nous permettra de lui faire remarquer qu'il y a sur le théâtre français bien peu de tragédies qui ne soient un mélange d'histoire et de roman. Mais je suis là sur le terrain de M. Gœthe; il répondra lui-même, et sûrement il répondra bien. Quant à ce qui me regarde, j'ai voulu donner quelques leçons utiles aux hommes et il m'a fallu l'autorité de l'histoire. J'ai voulu que les exemples que j'en empruntais fussent faciles et agréables à imiter, et pour cela il a fallu y mêler l'idéal et le romanesque. Les pensées des hommes valent quelquefois mieux que leurs actions, et les bons romans valent mieux que le genre humain. Comparez, Sire, le Siècle de Louis XIV avec le Télémaque, où se trouvent les meilleures leçons pour les souverains et pour les peuples. Mon Diogène est pur au fond de son tonneau.—Mais savez-vous, dit l'empereur, ce qui arrive à ceux qui montrent toujours la vertu dans des fictions: c'est qu'ils font croire que les vertus ne sont jamais que des chimères. L'histoire a été bien souvent calomniée par les historiens eux-mêmes.»
Cette conversation dans laquelle Tacite allait sûrement arriver, fut interrompue par M. de Nansouty qui vint dire à l'empereur qu'un courrier de Paris lui apportait des lettres. Le prince primat sortit avec Wieland et Gœthe et me pria d'aller dîner avec eux chez lui. Wieland, qui, dans sa simplicité, ne savait pas s'il avait bien ou mal répondu à l'empereur, était rentré chez lui pour écrire la conversation qu'il venait d'avoir. Il rapporta ce récit chez le prince primat, tel qu'on vient de le lire. Tous les beaux esprits de Weimar et des environs étaient à ce dîner. J'y remarquai une femme d'Eisenach qui était placée auprès du primat. On ne lui parlait pas sans lui donner le nom d'une muse, et cela, sans affectation. Clio, voulez-vous de telle chose? était une manière de dire du primat, à laquelle elle répondait tout simplement oui ou non. Sur terre, elle s'appelait la baronne de Bechtolsheim. Après le dîner, tout le monde alla au spectacle, et suivant mon usage, après le spectacle, je reconduisis l'empereur, et je fus ensuite chez la princesse de la Tour.
L'empereur Alexandre y était déjà; son visage n'avait pas son expression ordinaire. Il était visible que ses incertitudes existaient encore et que ses observations sur le projet de traité n'étaient pas faites. «L'empereur vous a-t-il parlé ces jours-ci? fut sa première question.—Non, Sire», et je hasardai d'ajouter que «si je n'avais pas vu M. de Vincent, je croirais que l'entrevue d'Erfurt était uniquement une partie de plaisir. —Qu'est-ce que dit M. de Vincent?—Sire, des choses fort raisonnables, car il espère que Votre Majesté ne se laissera pas entraîner par l'empereur Napoléon dans des mesures menaçantes ou au moins offensantes pour l'Autriche; et si Votre Majesté me permet de le lui dire, je forme les mêmes vœux.—Je le voudrais aussi; c'est fort difficile, car l'empereur Napoléon me paraît bien monté.—Mais, Sire, vous avez des observations à faire; est-ce que Votre Majesté ne peut pas regarder comme inutiles les articles où il est question de l'Autriche en disant qu'ils sont renfermés implicitement dans le traité de Tilsitt? Il me semble que l'on pourrait ajouter que les preuves de confiance doivent être réciproques; et que Votre Majesté laissant dans le projet qui lui est soumis l'empereur Napoléon en partie juge des circonstances où quelques articles pourraient être exécutés, a, de son côté, le droit d'exiger qu'il s'en rapporte à elle pour juger des cas où l'Autriche deviendrait un obstacle réel au projet adopté par les deux empereurs. Cela convenu entre vous, tout ce qui regarde l'Autriche devrait être effacé du projet de traité. Et si Votre Majesté pense à l'espèce d'effroi que la réunion d'Erfurt, arrangée à l'insu de l'empereur François, a dû causer à Vienne, peut-être aimera-t-elle en lui écrivant, à le rassurer sur tout ce qui personnellement l'intéresse.» Je voyais que je faisais plaisir à l'empereur Alexandre; il prenait avec un crayon des notes sur ce que je lui disais; mais il fallait le décider et il ne l'était pas encore. Ce fut M. de Caulaincourt, qui par son crédit personnel emporta sa détermination.
L'empereur Alexandre me montra le lendemain ses observations sur le projet de traité et me dit avec grâce: «Vous vous y reconnaîtrez dans quelques endroits; j'y ai ajouté beaucoup de choses tirées d'anciennes conversations de l'empereur Napoléon avec moi.» Ces observations étaient suffisamment bien. Je le trouvai décidé à les remettre le lendemain matin. Cela me fit plaisir, car il ne me paraissait point avoir un air assez dégagé pour que je ne désirasse pas que ce premier pas-là fût fait. Ma crainte n'était pas fondée, car dans une conférence qui dura trois heures, il ne céda rien à l'empereur Napoléon qui m'envoya chercher au moment où ils se séparèrent. «Je n'ai rien fait, me dit-il, avec l'empereur Alexandre; je l'ai retourné dans tous les sens; mais il a l'esprit court. Je n'ai pas avancé d'un pas.—Sire, je crois que Votre Majesté en a fait beaucoup depuis qu'elle est ici, car l'empereur Alexandre est complètement sous le charme.—Il vous le montre; vous êtes sa dupe. S'il m'aime tant, pourquoi ne signe-t-il pas?—Sire, il y a en lui quelque chose de chevaleresque qui fait que trop de précautions le choquent; il se croit, par sa parole et par son affection pour vous, plus engagé avec vous que par les traités. Sa correspondance, que Votre Majesté m'a donné à lire, est pleine de traits qui le prouvent.—Balivernes que tout cela.»
Il se promenait dans sa chambre, et rompit un silence de quelques minutes, en disant: «Je ne reviendrai pas sur cela avec lui, ce serait montrer que j'y mets trop d'intérêt; et au fond notre seule entrevue, par le mystère dont elle restera enveloppée, en imposera à l'Autriche; elle croira à des articles secrets et je ne la dissuaderai pas. Si au moins la Russie, par son exemple, décidait l'empereur François à reconnaître Joseph comme roi d'Espagne, ce serait quelque chose, mais je n'y compte pas; ce que j'ai fait en huit jours avec l'empereur Alexandre, il faudrait des années pour le faire à Vienne. Je ne comprends pas votre penchant pour l'Autriche, c'est de la politique à l'ancienne France.—Sire, je crois que cela doit être aussi la politique de la nouvelle, et j'oserai ajouter, la vôtre; car vous, Sire, vous êtes particulièrement le souverain sur lequel on compte davantage pour garantir la civilisation. L'apparition de la Russie à la paix de Teschen a été un grand malheur pour l'Europe et une grande faute de la part de la France, qui n'a rien fait pour l'empêcher[563].—Il n'est plus question de cela; mon cher, il faut prendre le temps comme il est. Sur le temps passé, prenez-vous-en à M. de Vergennes, si vous voulez. On ne s'occupe guère aujourd'hui de la civilisation.—On pense à ses affaires?—Vous n'y êtes pas; savez-vous ce qui fait que personne ne marche droit avec moi, c'est que n'ayant pas d'enfants, on croit la France en viager sur ma tête. Voilà le secret de tout ce que vous voyez ici: on me craint, et chacun s'en tire comme il peut; c'est un état de choses mauvais pour tout le monde; et (ajouta-t-il gravement), il faudra bien un jour y remédier. Continuez à voir l'empereur Alexandre; je l'ai, peut-être, un peu brusqué dans notre conférence, mais je veux que nous nous quittions sur de bons termes; j'ai encore quelques jours devant moi; nous allons demain à Weimar et il ne me sera pas difficile d'être gracieux sur le terrain d'Iéna, où l'on me donne une fête. Vous serez à Weimar avant moi; dites à la duchesse, qui est trop grande dame pour venir à Iéna, que je désire voir tous les savants qui vivent autour d'elle, et que je la prie de les faire prévenir.—Il serait fâcheux que les détails de ce voyage fussent perdus.»
L'empereur avait envoyé toute la Comédie-Française à Weimar. La journée commença par une chasse sur le terrain d'Iéna; ensuite il y eut un grand dîner servi sur une table en fer à cheval à laquelle n'étaient placés que les princes régnants. Je remarque ce mot, car cette qualité fit que l'on rendit un hommage de plus à Napoléon, en y appelant le prince de Neufchâtel et moi. En sortant de table, on fut au spectacle où l'on jouait la Mort de César devant tous les souverains et princes qui d'Erfurt étaient venus à Weimar. Du spectacle, on passa dans la salle de bal. C'est une fort belle pièce, vaste, élevée, carrée, éclairée par en haut, et ornée de beaucoup de colonnes. L'impression que la Mort de César avait laissée fut bientôt dissipée par la vue d'une quantité de jeunes et jolies personnes qui s'étaient rendues au bal. Napoléon aimait à traiter les questions sérieuses dans les salons, à la chasse, au bal, quelquefois auprès d'une table de jeu. Il croyait par là prouver qu'il n'était pas accessible aux impressions que ce genre de mouvement donne au commun des hommes. Après avoir fait le tour de la salle, et s'être arrêté près de quelques jeunes femmes dont il demandait le nom à M. Frédéric de Müller, chambellan du duc, qui avait reçu l'ordre de l'accompagner, il s'éloigna de la grande enceinte et pria M. de Müller de lui amener M. Gœthe et M. Wieland. M. de Müller n'est point de la famille du fameux Jean de Müller l'historien, mais il est de la société littéraire de Weimar, et je crois qu'il en est secrétaire. Il alla chercher ces messieurs qui, avec quelques autres membres de cette académie, regardaient ce beau et singulier spectacle. M. Gœthe, en s'approchant de l'empereur, lui demanda la permission de les lui nommer. Je ne donne pas leurs noms, parce qu'ils ne se trouvent pas dans la note, cependant fort détaillée, que me remit le lendemain M. de Müller, à qui j'avais demandé d'écrire tout ce qu'il aurait remarqué dans ce voyage, pour le comparer à ce que, de mon côté, j'avais noté moi-même.
«Vous êtes, j'espère, content de nos spectacles, dit l'empereur à M. Gœthe; ces messieurs y sont-ils venus?—A celui d'aujourd'hui, Sire, mais pas à ceux d'Erfurt.—J'en suis fâché; une bonne tragédie doit être regardée comme l'école la plus digne des hommes supérieurs. Sous un certain point de vue, elle est au-dessus de l'histoire. Avec la meilleure histoire, on ne produit que peu d'effet. L'homme, seul, n'est ému que faiblement; les hommes rassemblés reçoivent des impressions plus fortes et plus durables. Je vous assure que l'historien que vous autres citez toujours, Tacite, ne m'a jamais rien appris. Connaissez-vous un plus grand et souvent plus injuste détracteur de l'humanité? Aux actions les plus simples, il trouve des motifs criminels; il fait des scélérats profonds de tous les empereurs, pour faire admirer le génie qui les a pénétrés. On a raison de dire que ses Annales ne sont pas une histoire de l'empire, mais un relevé des greffes de Rome. Ce sont toujours des accusations, des accusés et des gens qui s'ouvrent les veines dans leur bain. Lui qui parle sans cesse de délations, il est le plus grand des délateurs. Et quel style! Quelle nuit toujours obscure! Je ne suis pas un grand latiniste, moi, mais l'obscurité de Tacite se montre dans dix ou douze traductions italiennes ou françaises que j'ai lues; et j'en conclus qu'elle lui est propre, qu'elle naît de ce qu'on appelle son génie autant que de son style; qu'elle n'est si inséparable de sa manière de s'exprimer que parce qu'elle est dans sa manière de concevoir. Je l'ai entendu louer de la peur qu'il fait aux tyrans; il leur fait peur des peuples, et c'est là un grand mal pour les peuples mêmes. N'ai-je pas raison, monsieur Wieland? Mais je vous dérange; nous ne sommes pas ici pour parler de Tacite. Regardez comme l'empereur Alexandre danse bien.
—Je ne sais pas pourquoi nous sommes ici, Sire, répliqua M. Wieland, mais je sais que Votre Majesté me rend, en ce moment, l'homme le plus heureux de la terre.—Eh bien! répondez-moi.—Sire, à la manière dont Votre Majesté vient de parler, Elle me fait oublier qu'Elle a deux trônes; je ne vois plus en Elle qu'un homme de lettres, et je sais que Votre Majesté ne dédaigne pas ce titre, car je me rappelle qu'en partant pour l'Égypte, Elle signait ses lettres: Bonaparte, membre de l'Institut et général en chef. C'est donc à l'homme de lettres, Sire, que je vais essayer de répondre. J'ai senti à Erfurt que je me défendais faiblement quand j'étais l'objet de votre critique; mais je crois pouvoir mieux défendre Tacite. Je conviens que son but principal est de punir les tyrans; mais, s'il les dénonce, ce n'est pas à leurs esclaves qui ne se révolteraient que pour changer de tyrannie; il les dénonce à la justice des siècles et du genre humain. Or le genre humain doit probablement avoir assez de durée et de malheurs pour que sa raison acquière la force que ses passions seules ont eue jusqu'à ce jour.—C'est là ce que disent tous nos philosophes. Mais cette force de raison, je la cherche, et je ne la vois nulle part.—Sire, il n'y a pas très longtemps que Tacite a commencé à avoir beaucoup de lecteurs, et c'est là un progrès marqué de l'esprit humain; car, pendant des siècles, les académies n'en voulaient pas plus que les cours. Les esclaves du goût en avaient peur comme les serviteurs du despotisme. Ce n'est que depuis que Racine l'a nommé: le plus grand peintre de l'antiquité, que vos universités et les nôtres ont pensé que cela pourrait bien être vrai. Votre Majesté dit qu'en lisant Tacite, Elle ne voit que des dénonciateurs, des assassins et des brigands; mais, Sire, c'est là, précisément ce qu'était l'empire romain gouverné par les monstres qui sont tombés sous la plume de Tacite. Le génie de Tite-Live parcourait l'univers avec les légions de la république; le génie de Tacite devait presque toujours se concentrer dans le greffe de Rome, car c'est dans ce greffe qu'on trouvait toute l'histoire de l'empire. Ce n'est même que là, dit-il d'une voix animée, qu'on peut prendre connaissance, chez toutes les nations, de ces temps malheureux où les princes et les peuples, opposés de principes et de vues, vivent en tremblant les uns devant les autres. Alors, tout est procès criminel, et la mort paraît donnée par les centurions et par les bourreaux plus souvent que par le temps et par la nature. Sire, Suétone et Dion Cassius racontent un bien plus grand nombre de forfaits que Tacite, mais ils les racontent avec un style sans énergie, tandis que rien n'est plus terrible que le pinceau de Tacite. Toutefois, son génie n'est inexorable que comme la justice. Dès qu'il peut voir quelque bien, même dans ce règne monstrueux de Tibère, son regard le démêle, le saisit et le fait ressortir avec l'éclat qu'il donne à tout. Il trouve même des éloges à donner à cet imbécile de Claude, qui n'était en effet imbécile que par son caractère et par ses débauches. Cette impartialité, l'attribut le plus auguste de la justice, Tacite l'exerce sur les sujets les plus opposés, sur la république comme sur l'empire, sur les citoyens comme sur les princes. Par la trempe de son génie, on croirait qu'il ne peut aimer que la république; on serait confirmé dans cette opinion, par ses mots sur Brutus, sur Cassius, sur Codrus, si profondément gravés dans la mémoire de toute notre jeunesse. Mais quand il parle des empereurs qui avaient si heureusement concilié ce que l'on croyait inconciliable, l'empire et la liberté, on sent que cet art de gouverner lui paraît la plus belle découverte faite sur la terre.»
Le prince primat qui s'était approché, et toute la petite académie de Weimar qui entourait Wieland, ne purent contenir leur ravissement.
«Sire, continua-t-il, s'il est vrai de dire de Tacite que les tyrans sont punis quand il les a peints; il est bien plus vrai encore de dire que les bons princes sont récompensés quand il trace leur image et qu'il les présente à la gloire.—J'ai affaire là à trop forte partie, monsieur Wieland, et vous ne négligez aucun de vos avantages. Je crois que vous saviez que je n'aimais pas Tacite. Êtes-vous en correspondance avec M. de Müller[564] que j'ai vu à Berlin?—Oui, Sire.—Convenez qu'il vous a écrit sur ce qui fait le sujet de notre conversation?—C'est vrai, Sire, c'est par lui que j'ai appris que Votre Majesté parlait volontiers de Tacite et ne l'aimait pas.—Je ne me tiens pas encore tout à fait pour battu, monsieur Wieland, je consens à cela difficilement. Je retourne demain à Erfurt; nous y reprendrons notre discussion. J'ai dans mon arsenal, une bonne provision d'armes pour soutenir que Tacite n'est pas assez entré dans le développement des causes et des mobiles intérieurs des événements, qu'il n'a pas assez fait ressortir le mystère des actions qu'il raconte, et leur enchaînement mutuel, pour préparer par là le jugement de la postérité qui ne doit juger les hommes et les gouvernements que tels qu'ils étaient de leur temps et au milieu des circonstances qui les environnaient.»
L'empereur finit cette conversation en disant à M. Wieland, avec un regard plein de douceur, que le plaisir d'être avec lui l'exposait à être depuis longtemps un objet de scandale pour les danseurs, et il s'en fut avec le prince primat. Après s'être arrêté pendant quelques moments, devant la belle contredanse, et après avoir parlé à la duchesse de Saxe-Weimar, de l'élégance et de la beauté de cette brillante fête, il quitta le bal et rentra dans le magnifique appartement qui était préparé pour lui. Tous les jeunes académiciens, craignant l'infidélité de leur mémoire, étaient déjà partis pour recueillir entre eux tout ce qu'ils venaient d'entendre. Et le lendemain, jour de notre départ, M. de Müller était chez moi à sept heures pour me demander si l'attaque de l'empereur contre Tacite était fidèlement rapportée. J'y fis changer quelques mots, ce qui me donna le droit d'avoir une copie complète du travail de ces messieurs, destiné aux archives littéraires de Weimar. On quitta ce beau lieu dans la matinée. Les rois de Saxe, de Wurtemberg et de Bavière partirent pour retourner dans leurs États.
Revenu à Erfurt, l'empereur Napoléon fut plus prévenant, plus amical, plus abandonné avec l'empereur Alexandre qu'il ne l'avait encore été. La convention, devenue si insignifiante, fut arrêtée presque sans observations; il ne paraissait plus mettre d'intérêt véritable qu'à faire ce qui pouvait plaire à son auguste allié. «La vie agitée le fatiguait, disait-il à l'empereur Alexandre; il avait besoin de repos, et il n'aspirait qu'à arriver au moment où il pourrait sans inquiétude se livrer aux douceurs de la vie intérieure, à laquelle tous ses goûts l'appelaient. Mais ce bonheur-là, ajoutait-il avec l'air pénétré, n'est pas fait pour moi. Y a-t-il un intérieur sans enfants? Et puis-je en avoir? Ma femme a dix ans de plus que moi. Je vous demande pardon: tout ce que je dis là est peut-être ridicule, mais je cède au mouvement de mon cœur qui se plaît à s'épancher dans le vôtre.» Et puis il s'étendit sur la longue séparation, sur les grandes distances, sur les difficultés de se revoir, etc. «Mais il n'y a plus qu'un moment d'ici au dîner, reprit-il, et il faut que je reprenne toute ma sécheresse pour donner à M. de Vincent son audience de congé.»
Le soir, l'empereur Alexandre était encore sous le charme de cette conversation intime. Je ne pus le voir que tard. Napoléon, qui était content de sa journée, m'avait fait rester chez lui, longtemps après son coucher. Son agitation avait quelque chose de singulier; il me faisait des questions sans attendre ma réponse; il essayait de me parler; il voulait dire autre chose que ce qu'il disait; enfin il prononça le gros mot de divorce. «Ma destinée l'exige, dit-il, et la tranquillité de la France me le demande. Je n'ai point de successeur. Joseph n'est rien, et il n'a que des filles. C'est moi qui dois fonder une dynastie; je ne puis la fonder qu'en m'alliant à une princesse qui appartienne à une des grandes maisons régnantes de l'Europe. L'empereur Alexandre a des sœurs; il y en a une dont l'âge me convient. Parlez de cela à Romanzoff; dites-lui qu'après mon affaire d'Espagne finie, j'entrerai dans toutes ses vues pour le partage de la Turquie, et les autres arguments ne vous manqueront pas; car je sais que vous êtes partisan du divorce; l'impératrice Joséphine le croit aussi, je vous en avertis.—Sire, si Votre Majesté le permet, je ne dirai rien à M. de Romanzoff. Quoiqu'il soit le héros des Chevaliers du Cygne[565] de madame de Genlis, je ne lui trouve pas assez d'esprit. Et puis, après avoir bien endoctriné M. de Romanzoff, il faudra qu'il aille répéter à l'empereur tout ce que je lui aurai dit. Le répétera-t-il bien? Voudra-t-il le bien répéter? Je n'en sais rien. Il est beaucoup plus naturel, et je pourrais dire beaucoup plus facile, d'avoir sur cette grande affaire une conversation à fond avec l'empereur Alexandre lui-même; et si Votre Majesté adopte cette opinion, je me charge de faire la première ouverture.—A la bonne heure, me dit l'empereur, mais souvenez-vous bien que ce n'est pas de ma part qu'il faut lui parler; c'est comme Français que vous vous adressez à lui, pour qu'il obtienne de moi une résolution qui assure la stabilité de la France, dont le sort serait incertain à ma mort. Comme Français, vous pourrez dire tout ce que vous voudrez. Joseph, Lucien, toute ma famille, vous offrent un beau champ; dites d'eux tout ce qu'il vous plaira; ils ne sont rien pour la France. Mon fils même, mais cela est inutile à dire, aurait souvent besoin d'être mon fils pour me succéder tranquillement.»
Il était tard. Je hasardai cependant d'aller chez la princesse de la Tour, dont la porte n'était pas encore fermée. L'empereur Alexandre y était resté plus longtemps qu'à l'ordinaire; il racontait avec une bonne foi admirable, à la princesse, toute la scène mélancolique du matin. «Personne, disait-il, n'a une idée vraie du caractère de cet homme-là. Ce qu'il fait d'inquiétant pour les autres pays, il est par sa position forcé de le faire. On ne sait pas combien il est bon. Vous le pensez, n'est-ce pas, vous qui le connaissez bien?—Sire, j'ai bien des raisons personnelles pour le croire, et je les donne toujours avec grand plaisir. Oserais-je demander à Votre Majesté si demain matin elle pourrait m'accorder une audience?—Demain, oui, volontiers, avant ou après que j'aurai vu M. de Vincent. J'ai une lettre à écrire à l'empereur François.—Sire, ce sera après, si vous le permettez; je serais très fâché de retarder cette bonne œuvre; l'empereur François a bien besoin d'être tranquillisé, et je ne doute pas que la lettre de Votre Majesté ne produise cet effet.—C'est au moins mon intention.» L'empereur remarqua, avec étonnement, qu'il était près de deux heures.
Le lendemain, avant de se rendre à l'audience qui lui avait été indiquée, M. de Vincent passa chez moi, et je pus lui dire à quel point il avait sujet d'être content de tout le monde en général, et de l'empereur Alexandre en particulier. Son visage était aussi épanoui qu'il peut l'être. En me disant adieu, il y eut de sa part un serrement de main affectueux et reconnaissant. Il partit pour Vienne immédiatement après avoir eu son audience, pendant laquelle je repassai dans mon esprit les moyens que je devais employer pour faire bien, au gré de tout le monde et au mien, la commission dont j'étais chargé, J'avoue que j'étais effrayé pour l'Europe d'une alliance de plus entre la France et la Russie. A mon sens, il fallait arriver à ce que l'idée de cette alliance fût assez admise pour satisfaire Napoléon, et à ce qu'il y eût cependant des réserves qui la rendissent difficile. Tout l'art dont je croyais avoir besoin me fut inutile avec l'empereur Alexandre. Au premier mot, il me comprit, et il me comprit précisément comme je voulais l'être. «S'il ne s'agissait que de moi, me dit-il, je donnerais volontiers mon consentement, mais il n'est pas le seul qu'il faut avoir; ma mère a conservé sur ses filles un pouvoir que je ne dois pas contester. Je puis essayer de lui donner une direction; il est probable qu'elle la suivra, mais je n'ose cependant pas en répondre. Tout cela, inspiré par une amitié très vraie, doit satisfaire l'empereur Napoléon. Dites-lui que dans un moment je serai chez lui.—Sire, Votre Majesté n'oubliera pas que cette conversation doit être affectueuse, solennelle. Votre Majesté va parler de l'intérêt de l'Europe, de l'intérêt de la France. L'Europe a besoin que le trône français soit à l'abri de toutes les tempêtes, et c'est le moyen d'arriver à ce grand but que Votre Majesté vient proposer.—Ce sera là mon texte, il est très fécond. Ce soir, je vous verrai chez la princesse de la Tour.»
J'allai prévenir l'empereur Napoléon, qui fut enchanté de l'idée que ce serait à lui de répondre, et point à lui à demander. J'eus à peine le temps d'ajouter quelques mots; déjà l'empereur Alexandre descendait de cheval dans la cour. Les deux empereurs restèrent ensemble plusieurs heures, et toute la cour, à dater de ce moment, fut frappée des expressions familières d'amitié qu'ils employaient l'un avec l'autre: le cérémonial même diminua de sa rigueur pendant les derniers jours. L'air d'être d'accord se montrait partout. Il est vrai aussi que tous les deux étaient parfaitement contents. La grande question du divorce était engagée; et elle l'était de manière à fournir à l'empereur Napoléon des réponses à tous ceux qui, liés à l'impératrice Joséphine, trouvaient dans son élévation la garantie de leur situation personnelle.
Déjà Napoléon se voyait fondant un véritable empire. L'empereur de Russie, de son côté, croyait se l'être personnellement attaché, et caressait l'idée que, par sa seule influence, il donnait au système russe l'appui de celui à qui le monde entier rendait hommage, et devant le génie duquel toutes les difficultés s'aplanissaient. Aussi, au spectacle, en présence de tout Erfurt, s'était-il levé et avait-il pris la main de Napoléon à ce vers d'Œdipe:
L'amitié d'un grand homme est un présent des dieux[566]!
Tous les deux se regardaient alors comme essentiels à leur avenir commun. Lorsque le nombre de jours que devait durer l'entrevue fut écoulé, ils prodiguèrent les grâces dans le palais l'un de l'autre, et se séparèrent en se témoignant les regrets les plus vifs et la confiance la plus entière.
La dernière matinée que Napoléon passa à Erfurt fut employée à voir du monde. Le spectacle que présentait son palais, ce dernier jour, ne sortira jamais de ma mémoire. Il était entouré de princes dont il avait ou détruit les armées, ou réduit les États, ou abaissé l'existence. Il ne s'en trouva pas un qui osât lui faire une demande; on voulait seulement être vu, et vu le dernier, pour rester dans sa mémoire. Tant de franche bassesse fut sans récompense. Il ne distingua que les académiciens de Weimar; c'est à eux seuls qu'il parla, et il voulut à ce dernier moment les laisser sur une impression d'un nouveau genre. Il leur demanda s'il y avait beaucoup d'idéologues en Allemagne. «Oui, Sire, répondit l'un d'eux, un assez grand nombre.—Je vous plains. J'en ai à Paris; ce sont des rêveurs et des rêveurs dangereux; ce sont tous des matérialistes déguisés et pas trop déguisés. Messieurs, dit-il en élevant la voix, les philosophes se tourmentent à créer des systèmes; ils en chercheront eu vain un meilleur que celui du christianisme qui, en réconciliant l'homme avec lui-même, assure en même temps l'ordre public et le repos des États. Vos idéologues détruisent toutes les illusions; et l'âge des illusions est pour les peuples comme pour les individus l'âge du bonheur. J'en emporte, en vous quittant, une qui m'est précieuse: c'est que vous conserverez de moi quelque bon souvenir.» Peu de moments après, il était en voiture, partant pour achever, comme il le croyait, la conquête de l'Espagne.