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Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 1

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«Je vous ai, leur dit-il, ordonné de m'apporter la minute de l'arrêté que vous avez pris lundi dernier, après ma sortie du parlement. Je ne dois pas le laisser subsister sur vos registres et je vous défends de le remplacer d'aucune autre manière.

«Comment mon parlement peut-il dire qu'il n'a pris aucune part à l'enregistrement des édits, que je n'ai prononcé qu'après avoir entendu pendant sept heures, les avis et les opinions en détail, de ceux de ses membres qui ont voulu les donner, et lorsqu'il est constant, pour tous comme pour moi, que la majorité des suffrages était acquise à l'enregistrement de mon édit, en y joignant des supplications pour hâter la réunion des états généraux de mon royaume. J'ai déjà dit que je les convoquerais avant 1792, c'est-à-dire, au plus tard, avant la fin de 1791. Ma parole est sacrée.

«Je m'étais rapproché de vous avec confiance, dans cette forme antique, si souvent réclamée par mon parlement auprès des rois mes prédécesseurs; et c'est au moment où j'ai bien voulu tenir mon conseil au milieu de vous, sur un objet de mon administration, que vous essayez de vous transformer en un tribunal ordinaire, et de déclarer illégal le résultat de ce conseil, en invoquant des ordonnances et des règles qui ne concernent que des tribunaux dans l'exercice de leurs fonctions.

«Les réclamations de mes parlements ne doivent me parvenir que par des représentations ou des remontrances respectueuses. Je désapprouverai toujours les arrêtés, qui constatent leur opposition à ma volonté, sans exprimer les motifs de leurs résolutions.»

Après le discours du roi, remarquable par les principes qu'il pose et par la promesse formelle des états généraux qu'il contient, le premier président[261] obtint la permission de faire entendre les représentations arrêtées le matin même sur l'exil de M. le duc d'Orléans, et sur la détention des deux conseillers.

Le roi y répondit ce peu de mots: «Lorsque j'éloigne de ma personne un prince de mon sang, mon parlement doit croire que j'ai de fortes raisons de le faire. J'ai puni deux magistrats dont j'ai être mécontent.»

On s'attendait à une réponse aussi sèche; elle n'empêcha point le parlement de revenir à la charge. Son exemple fut imité par tout ce qui avait le droit d'élever la voix, et de faire arriver des représentations jusqu'au pied du trône. Tous les parlements firent à l'envi des remontrances; tous redemandaient le prince et les deux magistrats. Les princes et les pairs reçurent la défense d'assister aux séances du parlement qui étaient presque continuelles, et qui fixaient l'attention du public. L'expérience avait appris que l'importunité n'était pas un moyen sans efficacité près d'un gouvernement faible.

Dans la séance du 22 novembre, le parlement avait aussi arrêté d'envoyer le greffier Isabeau pour complimenter Madame la duchesse d'Orléans, et lui témoigner l'intérêt qu'il prenait à l'exil de son mari. Cette princesse était déjà partie pour Villers-Cotterets. Arrivé au lieu de son exil, M. le duc d'Orléans s'était empressé de prier le parlement de Paris de ne pas s'occuper de lui. Il savait bien qu'en affectant de réclamer ce silence sur lui-même, il n'attacherait que plus fortement le parti populaire à sa cause, et il était sûr que le zèle du parlement pour ses intérêts ne se ralentirait point. Mais il ne fallait pas qu'on attribuât à ses instigations les instances de cette cour, sans quoi elles auraient été plus propres à aigrir le roi qu'à l'apaiser. Celui-ci ne pouvait, sans compromettre son autorité, revenir si promptement sur les punitions qu'il avait imposées.

Les pairs se soumettaient avec peine à la défense qui leur avait été faite de se rendre au parlement. Ils se réunirent secrètement à l'hôtel de Luynes, pour préparer une réclamation en faveur du prince exilé. De semblables demandes, comme je l'ai dit, arrivaient de toutes parts. Et cependant, M. le duc d'Orléans méritait bien peu l'intérêt qu'il inspirait. Médiocrement touché de l'éclat de son rôle, il se plaignait avec amertume des privations qu'il lui imposait. Jamais privations plus légères n'avaient été supportées avec moins de patience et moins de courage. Si les Parisiens avaient pu lire au fond du cœur de leur nouvelle idole, ils auraient été étrangement surpris de récompenser aussi peu de dévouement par autant d'hommages.

Les ordres du roi avaient prescrit à M. le duc d'Orléans de ne recevoir dans son exil d'autres visites que celles de sa famille, et des personnes attachées à son service. On avait voulu éviter le concours immense de visiteurs, qui se serait immanquablement formé autour de l'exilé pour honorer sa retraite, et surtout pour braver le mécontentement qu'il avait encouru. Cependant Villers-Cotterets n'était rien moins qu'une solitude. Tous les proches du prince, parmi lesquels il ne faut pas oublier la généreuse madame de Lamballe, s'étaient fait un devoir de se rendre auprès de lui; ses enfants étaient venus le joindre. Son service et celui de madame la duchesse d'Orléans formaient une société nombreuse. A cette époque de sa vie, il était intimement lié avec madame de Buffon[262], jeune et jolie personne à laquelle son désintéressement et son extrême dévouement ont mérité l'indulgence de tous ceux qui l'ont connue. Une fois par semaine, elle se rendait à Nanteuil[263], petite ville située à égale distance de Villers-Cotterets et de Paris; c'est là que M. le duc d'Orléans allait la voir.

Avec ces ressources, dans une habitation magnifique, au milieu de toutes les distractions que procure une immense fortune, il n'aurait fallu qu'une modération bien ordinaire pour se trouver heureux. Cependant sa position lui semblait insupportable, et il est impossible de méconnaître qu'à cette époque, une vengeance aveugle devint la passion dominante de son cœur. C'est là le secret de la seconde partie de sa vie.

Tandis que les idées de vengeance fermentaient dans sa tête, il s'occupait néanmoins, avec ardeur, d'obtenir par tout moyen sa liberté. Les Parisiens qui voulaient justifier leurs transports, racontaient qu'il avait rejeté des moyens de rapprochement et de réconciliation offerts par M. l'archevêque de Toulouse. Suivant eux, M. le duc d'Orléans avait refusé de rentrer en grâce avant que les deux conseillers fussent rappelés, et aussi avant qu'on leur eût fait connaître positivement à tous les trois, le motif de la sévérité employée envers eux.

Ces bruits étaient accrédités par ceux qui tenaient de près au Palais-Royal, où l'on se gardait bien de parler des démarches que M. le prince de Condé et M. le duc de Bourbon[264] avaient faites sans succès en sa faveur. Le roi avait reçu ces princes avec bonté. Il n'avait point désapprouvé l'intérêt qu'ils avaient montré pour M. le duc d'Orléans, mais pressé par eux de s'expliquer sur le terme de l'exil, il s'était contenté de répondre: «Croyez que je suis bon parent.»

Les mêmes nouvellistes, heureux en inventions comme en réticences, s'abstenaient aussi de parler des lettres par lesquelles M. le duc d'Orléans avait directement sollicité sa grâce. Dans ces lettres, il n'avait pas rougi de mettre en avant des motifs sûrement beaucoup plus humiliants que la prière. Ce n'était pas sur la légitimité de sa conduite, ni même sur la pureté de ses intentions, qu'il appuyait sa demande. Pour fléchir le roi, il avait été chercher les plus étranges moyens. Ainsi, il faisait valoir la nécessité de reprendre et de surveiller des travaux commencés au Palais-Royal, dont la suspension portait le plus notable préjudice à ses affaires; il parlait aussi de l'abandon dans lequel elles étaient par la maladie de M. de Limon, son intendant des finances. Pour essayer de tout, il parlait de sa santé et de celle de madame la duchesse d'Orléans, disant qu'ils ne pouvaient se passer l'un et l'autre de retourner à Paris. Enfin, il faisait valoir la retraite de son chancelier Ducrest comme un sacrifice expiatoire qui devait être récompensé par un retour de faveur, ou du moins par un oubli généreux des torts dont ce «favori imprudent avait pu le rendre coupable».

Il était vrai que M. Ducrest venait de donner sa démission, et on faisait circuler dans le public la lettre qui l'avait accompagnée. Suivant cette lettre, la démission était purement volontaire; le serviteur fidèle s'était aperçu qu'il nuisait à son maître, et son attachement pour lui, lui prescrivait de s'éloigner. Trop de haine avait poursuivi en lui l'auteur des mémoires remis au roi par M. le duc d'Orléans, pour qu'il pût espérer faire quelque bien. Il se flattait que la vengeance de ses ennemis satisfaite ne chercherait plus d'autre victime. Tout cela était entremêlé de phrases sur le succès de son administration. Ni la démission du chancelier Ducrest, ni sa lettre, ni celle de M. le duc d'Orléans, n'avaient touché le cœur du roi, et la sévérité prévalait encore dans ses résolutions. M. le duc d'Orléans n'obtint même aucune réponse par écrit; seulement, M. le comte de Montmorin, ministre des affaires étrangères, fut chargé de le voir, de l'exhorter à la patience, et de lui dire que le roi ne lui écrivait point pour s'épargner à lui-même le chagrin de le refuser.

Le parlement, où les princes et les pairs avaient enfin obtenu la permission de reparaître, ne cessait d'insister en faveur des deux conseillers et du prince exilés. Tout le mois de décembre s'était passé à attendre, à solliciter des réponses du gouvernement. M. le prince de Condé et M. le duc de Bourbon se faisaient remarquer par leur assiduité aux séances du parlement; et, s'ils paraissaient sur quelques points d'accord avec le ministère, on ne pouvait leur reprocher de manquer une occasion de parler en faveur des trois personnes exilées. Après quelques semaines, les rigueurs cessèrent. Le roi voulut se confier à la douceur, et il se plut à accorder à madame la duchesse d'Orléans ce qu'il avait refusé aux instances du parlement.

M. l'archevêque de Sens (M. de Brienne avait échangé l'archevêché de Toulouse pour celui de Sens) croyant par cette concession avoir obtenu quelques moments de repos, préparait avec le garde des sceaux une nouvelle organisation judiciaire, qui, au moment où elle serait décrétée, devait suspendre les fonctions de toutes les cours souveraines du royaume. La sanction devait être donnée à ce nouveau projet dans une assemblée réunie sous le nom de cour plénière. On devait y faire enregistrer les édits que le ministre avait proposés au parlement. Mais M. de Brienne n'avait ni la trempe d'esprit ni le caractère que demandaient des projets aussi vastes et des circonstances aussi graves[265].

Les dispositions que l'on voyait prendre par le ministère et le silence mystérieux qu'il gardait, donnaient des inquiétudes vives à toute la magistrature. On fit des tentatives de tout genre pour découvrir les projets du gouvernement. On y parvint. MM. d'Espresménil et Goislard[266] obtinrent une copie des édits et des pièces qui s'y rattachaient. On les fit imprimer et distribuer, sans que le ministère eût même connaissance de la découverte qui venait d'être faite. Dans une assemblée des chambres convoquée immédiatement, et à laquelle M. le duc d'Orléans ne se trouvait pas, après que tous les pairs et les membres du parlement eurent fait serment de ne reconnaître pour cour des pairs que celle qui était présente, et de repousser au péril de leur vie toutes les propositions qui pourraient tendre à retarder la convocation des états généraux, on déclara que, si des violences mettaient la cour dans l'impossibilité de veiller par elle-même aux principes constitutifs de la monarchie française, elle en remettait le dépôt entre les mains du roi, des princes de son sang et des états généraux.

Le ministère, informé de ce qui se passait, se décida à faire arrêter les magistrats que l'on supposait avoir découvert et publié ses projets. M. d'Espresminil et M. Goislard se réfugient au parlement. Un détachement de la force armée qui était à Paris les suit. Après quelques heures, ils se remettent d'eux-mêmes entre les mains de M. d'Agoult[267] qui commandait cette expédition, et qui avait déclaré qu'il les enlèverait par la force, s'ils ne le suivaient pas. On conduisit M. d'Espresménil aux îles Sainte-Marguerite. Je dois faire observer, pour l'histoire des bizarreries de l'esprit humain dont il est toujours bon de tenir note, que c'est ce même d'Espresménil, comme dans l'assemblée du clergé tenue à cette époque, c'est M. de Thémines, évêque de Blois, qui, l'un et l'autre alors chefs d'opposition contre la cour, partisans décidés des états généraux, se firent remarquer, pendant toute la durée de l'Assemblée constituante, par des sentiments, par des opinions, par des intrigues dirigés contre le nouvel ordre de choses qu'ils avaient provoqué.

M. l'archevêque de Sens, après avoir essayé pendant, vingt-quatre heures d'une espèce de banqueroute, pendant quelques jours d'une certaine sévérité contre les parlements, renonça à tous ses plans, et, pour gagner du temps, promit les états généraux; mais il n'en gagna point, et il dut se retirer, laissant la cour affaiblie, l'opinion publique avertie de sa force, et, pour tout dire en un mot, la révolution commencée.

M. le duc d'Orléans n'eut aucune influence sur les derniers mouvements du parlement, et on prononça à peine son nom jusqu'à la réunion des états généraux. Aussi ne m'arrêterai-je pas aux événements qui marquèrent cette époque importante.

Le gouvernement avait proclamé lui-même les bornes de son pouvoir et engagé le public, par un appel fait à tous les hommes éclairés, à s'occuper du meilleur mode de convocation des états généraux. N'était-ce pas imprudemment agiter la France par des discussions politiques de tout genre et sans principes fixes au point de départ? Par le fait, c'est là, la cause première des désordres que suscita la réunion des états généraux.

Les premiers symptômes de ces désordres éclatèrent au faubourg Saint-Antoine, et tout prouve que M. le duc d'Orléans n'y resta point étranger. Un manufacturier nommé Réveillon[268], fort honnête homme, faisait travailler un grand nombre d'ouvriers. On répandit parmi eux je ne sais quelle calomnie qui les indisposa contre celui qui les faisait vivre. On leur distribua en même temps quelque argent, et la foule s'étant mêlée à eux, le nombre se grossit et la sédition devint assez forte pour que l'on dût employer les gardes françaises et les gardes suisses pour la réprimer. La même somme d'argent, douze francs, que l'on trouva sur chacun des séditieux tués ou arrêtés, témoignait déjà que quelqu'un, d'un ordre supérieur, avait dirigé ce tumulte; des aveux faits par plusieurs de ces malheureux ne permettent pas de douter que c'étaient les agents de M. le duc d'Orléans qui avaient excité cette sédition. Le libertinage de caractère de ce prince lui faisait voir avec plaisir un mouvement quelconque; il était bien aise de s'agiter, de faire du bruit, de créer un embarras, mais il n'osait rien vouloir de plus.

Cette émeute avait été conduite par M. de Laclos[269], qui était attaché depuis quelque temps à M. le duc d'Orléans en qualité de secrétaire de ses commandements. M. de Laclos avait été présenté à Paris dans quelques maisons par le vicomte de Noailles[270] qui l'avait connu en garnison; son ambition, son esprit et sa mauvaise réputation l'avaient fait regarder par M. le duc d'Orléans comme un homme à toute main, qu'il était bon d'avoir à soi dans les circonstances orageuses. Un éloge de Vauban, le roman immoral des Liaisons dangereuses, quelques ouvrages de tactique, plusieurs articles de journaux qui avaient prouvé la flexibilité de ses opinions, comme celle de son talent, avaient engagé M. le duc d'Orléans à lui confier la rédaction des instructions qu'il voulait donner aux différentes personnes qui devaient le représenter dans les bailliages dépendant de son apanage. M. de Laclos avait fait à cette occasion une espèce de code, dans lequel toutes les idées philosophiques du temps se trouvant présentées en articles séparés, parurent à M. le duc d'Orléans être trop peu voilées. Cela ne lui convenant pas, il chercha un autre rédacteur. On lui indiqua l'abbé Siéyès comme l'homme qui avait le plus réfléchi sur les questions dont on supposait que les états généraux devraient s'occuper. Dans un rendez-vous qui eut lieu avec lui chez M. de Biron, à Montrouge, M. le duc d'Orléans lui montra le projet de M. de Laclos, et lui demanda d'y faire les changements qu'il croirait convenables. L'abbé Siéyès, qui, par la disposition de son esprit, est habituellement peu content du travail des autres, ne trouva rien qui dût être conservé, et rédigea un nouveau projet que M. le duc d'Orléans adopta et fit imprimer[271]. Mon opinion est que, depuis ce moment, il n'y a plus eu de rapports entre M. le duc d'Orléans et l'abbé Siéyès, et que celui-là a été le seul. Mais comme ces instructions firent beaucoup de bruit, et qu'on en connut l'auteur, on a supposé, à différentes époques de la Révolution qu'il y avait un lien secret entre l'abbé Siéyès et M. le duc d'Orléans. Il n'a peut-être jamais existé deux hommes plus incompatibles, et rien ne le prouverait mieux que de montrer Siéyès tel qu'il est. J'essaierai d'en tracer l'esquisse.

Siéyès a l'esprit vigoureux au plus haut degré; son cœur est froid et son âme pusillanime; son inflexibilité n'est que dans sa tête. Il peut être inhumain, parce que l'orgueil l'empêchera de reculer et que la peur le retiendra dans le crime. Ce n'est pas par philanthropie qu'il professe l'égalité, c'est par une haine violente contre le pouvoir des autres. On ne peut pas dire cependant que l'exercice du pouvoir lui convienne, car il ne serait à son aise à la tête d'aucun gouvernement, mais il voudrait en être la pensée, et la pensée unique. Exclusif, dominant, il ne s'astreint pas à une action continue et régulière; dédaignant ce qui est connu, il veut aller au delà. Tout obstacle le révolte, il méprise toute transaction. Ce qu'il appelle un principe est dans ses mains un sceptre d'airain qui ne se plie ni aux imperfections de la nature ni aux faiblesses de l'humanité. Ce que la sensibilité peut inspirer de vertus ou produire de fautes, il l'ignore également. Son parti une fois pris, aucune affection ne peut l'arrêter. Les hommes sont à ses yeux des échecs à faire mouvoir; ils occupent son esprit, mais ils ne disent rien à son cœur. Quand il rédige une constitution, il traite le pays auquel elle est destinée comme un lieu où les hommes qui y sont établis n'ont jamais rien senti, jamais rien vu[272].

Le seul sentiment qui exerce une véritable influence sur Siéyès, c'est la peur. A la Convention, il craignait la mort; depuis cette époque, c'est la crainte des vengeances de la maison de Bourbon qui le domine.

Siéyès est régulier dans ses mœurs, méthodique dans sa conduite, ténébreux dans sa manière d'être. Sa vie privée n'a rien de philosophiquement remarquable. Dans ses goûts il a quelque recherche, il est difficile à servir, à loger, à meubler. Il n'est pas cupide, mais il n'a pas le cœur assez haut placé pour mépriser la fortune; son orgueil même n'a pas été assez fort pour l'empêcher de laisser entamer sous ce rapport sa considération politique. Il n'a point d'habileté d'esprit; il ne discute pas, parce qu'il ne sait que prescrire. Il cause mal; il n'a point le désir de convaincre, il veut subjuguer. Son humeur est atrabilaire; il est possible qu'une indisposition naturelle qui lui interdit le commerce des femmes y contribue: et cependant il ne dédaigne pas de plaisanter avec elles; alors il arrive à une sorte de grâce; il peut sourire, employer un persiflage malin, mesuré et assez piquant, mais il ne dérogera jamais jusqu'à être aimable. Orgueilleux et pusillanime, il est nécessairement envieux et défiant; aussi il n'a point d'amis, mais il a des entours soumis et fidèles.

Siéyès peut être chef d'opinion; il ne sera jamais un chef de parti. Son esprit est plus superbe qu'actif. Il est tout d'une pièce; si l'on ne fait pas tout ce qu'il veut, il boude dans son coin, et se console en pensant qu'on l'y regarde. Il n'a point une physionomie heureuse; elle porte l'empreinte d'un caractère dur et méditatif. Son regard a quelque chose de supérieur, de hautain et ne prend de vivacité que quand il sourit. Son teint pâle, sa taille sans précision dans les formes, sa démarche lente et molle, tout son extérieur enfin, semble commun tant qu'il n'a pas parlé, et ce n'est pas qu'il parle bien. Il ne dit que des mots, mais chaque mot exprime une pensée et indique de la réflexion. Dans une conversation sérieuse, il n'est jamais entraînant, mais il impose.

Y a-t-il dans tout ce que je viens de dire là, l'homme qui ait pu soumettre son caractère, son humeur, ses opinions à ceux d'un prince; qui ait pu avoir les complaisances d'une ambition secondaire? Personne ne le pensera.

J'ai dû une fois détruire, et par des raisons puisées dans l'essence des caractères, l'opinion généralement établie que M. le duc d'Orléans ait eu des rapports concertés avec Siéyès. Il est également vrai qu'il n'y eut, entre lui et aucun des hommes remarquables de cette époque, d'autres rapprochements que ceux qu'amenaient naturellement des rencontres particulières, et parfaitement étrangères à toute combinaison personnelle.

Après les instructions données à ses bailliages, M. le duc d'Orléans cessa d'être un personnage politique actif; son caractère faible, sa position équivoque et inquiétante, l'ont empêche de le redevenir. Après le crime de son vote, il n'était plus rien, il n'avait plus de destination; il resta simplement dans les rangs et comme ce n'était pas sa place, il y fut nul, avili et tué.

Que devient donc l'opinion si positivement accréditée que M. le duc d'Orléans a été le premier auteur de la Révolution; que son nom servit de ralliement à une classe nombreuse de citoyens; qu'il fut encouragé par l'ambition de quelques turbulents, à porter ses vues jusqu'au trône? Cette opinion n'est plus soutenable devant le tableau de sa vie. Car l'immoralité, l'extrême légèreté, l'irréflexion et la faiblesse suffisent pour expliquer ses agitations comme son inaction. De plus, l'impulsion étant une fois donnée, le mouvement rapide et violent des esprits ne permit à aucun moment de la Révolution le développement des ambitions particulières. Toutes les idées, dès le commencement, concourant à établir l'égalité et à affaiblir le pouvoir, les ambitions de premier ordre se trouvèrent nécessairement déconcertées. Ce n'est que bien plus tard, après de terribles épreuves qu'on commença à sentir le besoin d'un chef pour modifier l'état des choses qui existait, et c'est alors que Bonaparte apparut.

M. le duc d'Orléans ne dut pas être le dernier à s'apercevoir de la disposition des esprits que je viens d'indiquer. Aussi, a-t-il toujours laissé dans le doute, le véritable but de son ambition. Il n'était, comme je l'ai dit, ni le principe, ni l'objet, ni le motif de la Révolution. Le torrent impétueux l'emporta comme les autres.

M. le duc d'Orléans se replia sur lui-même, sur ses goûts et sur ses besoins. De là la secrète pensée qui lui fit consentir, après le 6 octobre 1789, à faire en Angleterre le voyage flétrissant que tous les partis lui ont reproché[273]. C'est de ce moment que date la disparition de son immense fortune, qui, rendue plus maniable, laissa encore moins de traces que la superbe galerie de tableaux du Palais-Royal aujourd'hui si dispersée. Les fonds libres de M. le duc d'Orléans ont tous passé en Angleterre par des voies détournées, et par des agents secrets, qui, à la faveur de leur obscurité, ont pu être infidèles, et jouir de leur vol. Telle est l'opinion des hommes qui étaient alors à la tête des affaires.

Si les historiens s'évertuent à chercher les hommes auxquels ils peuvent décerner l'honneur, ou adresser le reproche d'avoir fait, ou dirigé, ou modifié la Révolution française, ils se donneront une peine superflue. Elle n'a point eu d'auteurs, de chefs, ni de guides. Elle a été semée par les écrivains, qui, dans un siècle éclairé et entreprenant, voulant attaquer les préjugés ont renversé les principes religieux et sociaux, et par les ministres inhabiles qui ont augmenté la détresse du trésor et le mécontentement du peuple.

Il faudrait, pour retrouver la véritable origine et les causes de la Révolution, peser, analyser et juger des questions de haute politique spéculative, et spécialement soumettre à un profond et habile examen, la question de la lutte entre les idées philosophiques et les préjugés, entre les prétentions de l'esprit et celles du pouvoir. Car si on n'admettait que les résultats mêmes de cette Révolution, on tomberait bientôt dans l'erreur, et on arriverait à confondre M. de Malesherbes et Mirabeau, M. de la Rochefoucauld et Robespierre.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

TROISIÈME PARTIE

1791-1808


1791-1808

La royauté, telle qu'elle était sortie de l'Assemblée constituante, n'était plus qu'une ombre, et une ombre qui allait chaque jour s'effaçant. Il fallait donc, avant tout, ne pas compromettre ce fragile pouvoir; et on le compromettait, en essayant de lui rendre avant le temps, la réalité qu'il avait perdue. Ceux qui, tel qu'il était, voulaient s'en montrer encore effrayés, ne cherchaient qu'un prétexte pour le détruire totalement. Il fallait ne leur en offrir aucun. Ce n'était pas assez que le roi imitât le roseau qui triomphe de l'effort des vents parce qu'il ne leur résiste pas: il fallait que ses serviteurs du dehors et du dedans se vouassent à une inaction totale, et ne manifestassent aucunes vues qu'il pût être accusé de partager. Mais à qui faire entendre une politique aussi froide? Le mouvement révolutionnaire était donné, et il agitait toutes les classes.

Le ministère d'alors[274], dont M. Necker ne faisait plus partie, sentit qu'il était utile pour la royauté d'agir auprès des principales cours de l'Europe pour demander que les unes n'armassent point et que les autres désarmassent[275]. Les chefs de la seconde Assemblée, connus sous le nom de girondins, avaient exigé cette démarche, persuadés qu'ils étaient qu'elle ne serait point accueillie par le ministère du roi. Ils se trompèrent. M. de Lessart[276], alors ministre des affaires étrangères, saisit cette idée, et me proposa pour cet effet d'aller en Angleterre. Je désirais m'éloigner pour quelque temps; j'étais fatigué, dégoûté, et quoique je susse bien que cette mission avait peu de chances de succès, j'acceptai. Le roi écrivit au roi d'Angleterre une lettre dont je fus porteur[277].

La guerre, en 1790, aurait utilement servi la royauté. En 1792, elle devait infailliblement renverser le trône; et c'est pour cela que les révolutionnaires la voulaient. Ils pensaient (ainsi que l'un d'eux, Brissot de Varville[278], l'a avoué depuis), que la guerre une fois engagée, le roi étant chargé de la conduire, et n'ayant pour la faire que les moyens qu'ils voudraient mettre à sa disposition, serait à leur merci, parce que rien ne serait plus facile que de soulever contre lui et l'armée et la multitude, en rendant inévitables des revers dont on ferait peser sur lui la responsabilité; calcul horrible que les événements ont prouvé avoir été fait avec une rare habileté. On pouvait peut-être déjouer cette affreuse machination, en forçant à s'éloigner des frontières du royaume, les émigrés qui s'étaient cantonnés en armes dans le voisinage, et en se mettant partout sur le pied de paix. On n'en fit rien, ou plutôt les démarches que l'on fit portaient un tel caractère d'indécision qu'elles devinrent inutiles, et le roi, par faiblesse, voulant avant tout écarter le soupçon qu'il fût d'intelligence avec le dehors, se laissa forcer à proposer à l'Assemblée une déclaration de guerre qu'elle se hâta de décréter. Le sort de la monarchie se trouva dès lors décidé. Les événements qui se passèrent sur la frontière[279] servirent de prétexte aux outrages du 20 juin et bientôt après au crime du 10 Août, dont ma grande déférence pour le duc de la Rochefoucauld[280] me rendit témoin. D'après une lettre qu'il m'avait écrite, j'étais revenu à Paris pour partager les nobles et utiles dangers que la popularité de Pétion[281], alors maire de Paris, suspendu de ses fonctions par un de nos arrêtés, fit courir à MM. les administrateurs du département de la Seine, dont j'avais l'honneur d'être le collègue. Je dois ajouter que quelques signes d'approbation qui nous furent donnés par la reine, lorsque le jour de la fédération, nous passâmes sous le balcon où elle était avec le roi, firent redoubler à notre égard les menaces et les injures de la populace.

Après cette journée, et les désastres de l'armée prussienne en Champagne[282], les révolutionnaires se flattèrent d'avoir aboli la royauté pour toujours. Le fanatisme les rendait aveugles; mais ceux qui croyaient que le trône pouvait être promptement relevé, et que Louis XVI y pouvait être replacé par la force, ne l'étaient pas moins. Il ne fallait plus alors, au point où l'on avait laissé aller les choses, penser à faire régner Louis XVI. Il fallait penser à le sauver, lui, la reine, leurs enfants et leur sœur. On le pouvait. On devait du moins le tenter. La France n'avait encore la guerre qu'avec l'empereur, l'empire et la Sardaigne. Si tous les autres États eussent de concert proposé leur médiation, en offrant de reconnaître telle forme de gouvernement qu'il plairait à la France de se donner, sous l'unique condition que les captifs du Temple seraient libres de sortir du pays, et de se retirer où bon leur semblerait, les démagogues, à supposer qu'ils n'eussent pas reçu cette proposition avec joie, n'étaient pas en mesure de la repousser. Car de quel prétexte auraient-ils pu colorer leur refus? Auraient-ils dit à la France: On nous offre la paix générale, et nous voulons une guerre générale dans laquelle nous serons seuls contre toute l'Europe... On reconnaît notre indépendance, mais nous voulons la mettre en question et la faire dépendre du hasard des batailles... On ne nous conteste pas le droit de nous gouverner comme nous l'entendrons... On ne prétend pas nous imposer de roi, mais nous, nous voulons égorger celui qui a régné sur nous, afin que ses droits passent à ses héritiers que nous ne reconnaîtrons pas, mais que toute l'Europe reconnaîtra, et qui ne sont pas entre nos mains. Ils voulaient si peu une guerre générale qu'ils se hâtèrent de faire des déclarations pacifiques à tous les gouvernements avec lesquels on était encore en paix. Très peu d'entre eux, d'ailleurs, avaient soif du sang de Louis XVI; et s'ils le versèrent ensuite, ce fut par des motifs dont pas un n'aurait existé si l'Europe avait embrassé le parti que j'ai indiqué plus haut.

On pouvait donc sauver la famille royale. On aurait prévenu une guerre de vingt-deux années, qui a renversé plus d'un trône, qui a failli les renverser tous, et qui, en en relevant mal quelques-uns, menace encore la civilisation même. Le gouvernement révolutionnaire (il faudrait se servir ici du mot barbare de polygarchie) aurait fini beaucoup plus tôt en France, où la guerre extérieure et des victoires pouvaient seules le maintenir.

Après la journée du 10 août 1792, je demandai au pouvoir exécutif provisoire une mission temporaire pour Londres. Je choisis pour l'objet de cette mission une question scientifique dont j'avais un peu le droit de me mêler, parce qu'elle se rapportait à une proposition que j'avais faite précédemment à l'Assemblée constituante. Il s'agissait d'établir dans tout le royaume un système uniforme de poids et de mesures. L'exactitude de ce système une fois vérifiée par des savants de toute l'Europe, il aurait pu être par la suite généralement adopté. Il était donc utile de se concerter avec l'Angleterre sur cet objet.

Mon véritable but était de sortir de France, où il me paraissait inutile et même dangereux pour moi de rester, mais d'où je ne voulais sortir qu'avec un passeport régulier, de manière à ne pas m'en fermer les portes pour toujours.

Les passions prévalurent dans les cabinets de l'Europe, comme elles avaient prévalu en France. On se figura qu'attaquée de toute part, la France ne pourrait pas résister. On embrassa le parti de la guerre contre elle, en ne rêvant que victoires; et l'on s'en promettait des fruits tels que l'on perdit de vue les dangers de la famille royale. Les républicains s'apercevant que la guerre était inévitable, la déclarèrent les premiers pour montrer qu'ils ne la redoutaient pas.

Je restai en Angleterre pendant toute l'effroyable année 1793 et une partie de 1794. J'y fus reçus avec une bonté extrême par le marquis de Lansdowne[283] que j'avais connu à Paris: c'était un homme d'un esprit très élevé et d'une conversation vive et abondante. Il ne sentait pas encore les atteintes de l'âge. On souleva contre lui cette accusation banale de finesse avec laquelle, en Angleterre comme en France, on éloigne tous les gens dont on craint la supériorité; c'est ce qui l'a empêché de revenir aux affaires. Je le voyais souvent, et il voulait bien me faire avertir toutes les fois que quelque homme distingué que je désirais connaître, se trouvait chez lui. C'est là que j'ai vu M. Hastings[284], le docteur Price[285], le docteur Priestley[286], et où je me suis lié avec M. Canning[287], M. Romilly[288], M. Robert Smith, M. Dumont[289], M. Bentham[290] et avec le fils même de lord Lansdowne, lord Henry Petty[291], qui était alors une des espérances de l'Angleterre. Tous les amis de M. Fox[292] avec lequel, à plusieurs époques, j'avais eu des relations intimes, cherchèrent à me rendre le séjour de Londres agréable. Je passais mes matinées à écrire, et j'ai été fort étonné lorsqu'à mon retour d'Amérique en France on m'a renvoyé toutes les notes que j'avais faites à cette époque, de voir qu'elles ne me fussent bonnes à rien pour l'ouvrage que j'essaie de faire aujourd'hui. Il me serait impossible de raconter les événements de cette époque; je ne les sais pas: le fil en est perdu pour moi.

D'ailleurs, mon éloignement de France pendant les plus terribles années de la Révolution, m'a laissé ignorer les détails de ces événements; j'ai pu à peine, de loin, en saisir les grands traits. Puis, j'ai trop souvent cherché à détourner les yeux de ces scènes hideuses, où tant d'abjection se mêlait à tant de férocité, pour pouvoir les peindre. Nous avons encore présent tout le règne d'Henri IV, tout le règne de Louis XIV, et les faits d'hier deviennent problématiques pour les hommes mêmes qui y ont eu quelque part; par leur rapidité successive, ils se sont presque détruits les uns les autres. Peut-être aussi y a-t-il une légèreté d'empreinte attachée à tout ce qui émane du peuple; ses actions laissent après elles une trace passagère, et la nature des hommes qu'il emploie n'aide point à la mémoire. Inconnus jusqu'au jour où ils paraissent sur la scène, ils rentrent dans l'obscurité dès que leur rôle est fini.

J'avoue que c'est sans aucune peine que je verrais se perdre les détails de cette grande calamité; ils n'ont aucune importance historique. Quelles leçons les hommes auraient-ils à tirer d'actes sans plan, sans but, produits spontanément par des passions effrénées?

C'est plutôt dans la connaissance des faits antérieurs à la catastrophe qu'il y a pour les hommes des leçons de tout genre, et tous les matériaux existent; c'est là que l'on démêlera les causes nombreuses et puissantes de la Révolution; c'est là le spectacle des choses humaines qu'il est utile de présenter, parce qu'il instruit et les souverains, et les grands, et les peuples. J'ai déposé dans cet écrit tout ce qui, sur ce sujet, était à ma connaissance particulière; j'invite mes contemporains à faire de même, et sûrement ils feront mieux. A mes yeux, le retour sur ces événements anciens a un avantage inappréciable, celui de prémunir contre toute intolérance. A la vue des vingt dernières années de la monarchie, il n'y a pas un homme ayant quelque élévation et quelque bonne foi, qui, en se rappelant, ou ce qu'il a fait, ou ce qu'il a dit, ou ce qu'il a écrit, ce qu'il a blâmé, ce qu'il a approuvé, ne se trouve quelque tort; il a eu une influence quelconque: je dirais presque que personne ne sait tous les exemples qu'il a donnés. Aussi je refuse à tous les hommes que j'ai connus, princes ou particuliers, le pouvoir de dégager entièrement leur responsabilité.

Je ne veux pas dire que l'imprévoyance de chacun ait été également nuisible, mais il n'est donné à personne de pouvoir, avec certitude, déterminer les reproches que chacun mérite. L'époque où l'on agit, les circonstances dans lesquelles on est placé, changent, ou du moins modifient le caractère de toutes les actions. Ce qui est simple, excusable, peut-être, un jour, est blâmable tel autre. Aussi, je n'insiste sur cet appel à la conscience de tous les Français, que pour tâcher de détruire tout sentiment de haine et d'intolérance, et de rappeler les penchants doux, bannis depuis si longtemps de notre belle patrie.

Je n'avais pas le projet de rester longtemps en Angleterre. Quoique je fusse mis nominativement en France hors la loi, je ne voulus pas me placer moi-même dans la catégorie des émigrés à laquelle je n'appartenais pas. Mais le ministre anglais crut qu'il signalerait son zèle pour la cause commune en satisfaisant d'abord quelque haine de l'émigration, et pour cela, il profita de l'Alien-Bill[293] qu'il avait obtenu du parlement pour me donner l'ordre de quitter l'Angleterre dans vingt-quatre heures. Si je n'avais écouté que ma première impulsion, je serais parti sur-le-champ, mais ma dignité me commandait de protester contre la persécution injuste qu'on exerçait sur moi. Je m'adressai, en conséquence, successivement à M. Dundas[294], à M. Pitt[295], au roi lui-même; mes demandes ayant été rejetées, je dus me soumettre, et je fus coucher à bord d'un vaisseau que l'on me dit être le premier qui devait faire voile pour les États-Unis d'Amérique. Les vents contraires et quelques affaires qu'avait le capitaine, nous retinrent près de quinze jours dans la Tamise. Je ne voulus pas me rendre aux sollicitations d'un ami de M. Dundas, qui vint à bord me presser de descendre dans une maison qu'il possédait près du rivage.

Tous les refus que je faisais alors me plaisaient; une persécution bien injuste a ses douceurs. Je ne me suis jamais bien rendu compte de ce que j'éprouvais, mais il était de fait que j'étais dans une sorte de contentement. Il me semble que dans ce temps de malheur général, j'aurais presque regretté de ne pas avoir aussi été persécuté.

Nous partîmes enfin. Le second jour, à peine sortis de la Tamise, nous éprouvâmes une tempête violente. J'étais alors entre la France et l'Angleterre. C'était assurément une des plus critiques situations dans laquelle on pût se trouver. Je voyais la France... ma tête y était proscrite... Retourner en Angleterre... ma sûreté n'y était pas menacée, mais il était par trop pénible de demander un asile à un gouvernement qui avait voulu me blesser.

Heureusement, notre danger vu de la côte, engagea quelques mariniers de Falmouth à braver les fureurs de la mer pour nous porter secours. Nous pûmes gagner le port. Pendant qu'on réparait notre vaisseau qui avait souffert dans tous ses agrès, une particularité assez remarquable vint ajouter une impression d'un nouveau genre à toutes celles que je devais éprouver durant ce voyage. L'aubergiste chez qui nous faisions des vivres, me dit qu'un général américain demeurait chez lui. Je cherchai à le voir. Après un échange de politesses ordinaires, je lui fis sur son pays quelques questions qui, dès la première, me parurent l'importuner. Après avoir essayé inutilement plusieurs fois de relever la conversation qu'il laissait toujours tomber, je lui demandai s'il voulait me donner des lettres pour l'Amérique.—«Non», me dit-il; et après quelques moments de silence, voyant mon étonnement, il ajouta: «Je suis peut-être le seul Américain qui ne puisse pas vous donner des lettres pour son pays... toutes mes relations y sont rompues... je ne dois jamais y rentrer.»—Il n'osait pas dire son nom. C'était le général Arnold[296]! Je dois convenir qu'il me fit une grande pitié, que les puritains politiques blâmeront peut-être, mais que je ne me reproche pas, car j'assistais à son supplice.

Nous quittâmes Falmouth. Le vent était bon; chacun des passagers, sur le pont du vaisseau, les yeux tournés vers le rivage, disait avec une expression de plaisir: «Je vois encore la terre». Seul, je me sentis soulagé en ne la voyant plus. La mer avait un grand charme pour moi en ce moment; les sensations que j'en recevais convenaient à ma disposition.

Après quelques semaines de navigation, je fus un matin réveillé par le cri que je redoutais de: Terre! Terre! Le capitaine, l'équipage et les passagers, tous montraient la joie la plus impatiente. En montant sur le pont, j'aperçus en même temps et le pilote qui venait pour nous faire remonter la Delaware, et un vaisseau qui quittait les caps. Je demandai au pilote quelle était la destination du bâtiment que je voyais. Il me dit qu'il faisait voile pour Calcutta. J'envoyai sur-le-champ au capitaine de ce navire une barque, pour lui faire demander s'il voulait prendre encore un passager. La destination du bâtiment m'importait peu; le voyage devait être long, et ce que je voulais, c'était ne pas quitter la mer. Le nombre des passagers se trouvant complet, il fallut me laisser conduire à Philadelphie.

J'y arrivai plein de répugnance pour les nouveautés qui, généralement, intéressent les voyageurs. J'eus bien de la peine à rappeler en moi un peu de curiosité. Je retrouvai à Philadelphie un Hollandais que j'avais connu à Paris, M. Casenove, homme d'un esprit assez éclairé, mais lent et timide, d'un caractère fort insouciant. Il me devint très utile par ses qualités et par ses défauts. Comme il ne me pressait pour rien, et que lui-même, il s'intéressait à peu de chose, je n'eus point à lui résister. Ne rencontrant point d'opposition, point de conseils, point de direction, mon instinct seul me conduisait, et j'arrivai insensiblement à regarder avec plus d'attention, le grand tableau que j'avais devant les yeux.

Il n'y avait que douze ans que l'Amérique septentrionale avait cessé d'être une colonie, et les premiers temps de sa liberté avaient été perdus pour sa prospérité, par l'insuffisance de la première constitution qu'elle s'était donnée. Les bases de la foi publique n'y ayant pas été posées, un papier monnaie plus ou moins décrié avait excité toutes les cupidités, avait encouragé la mauvaise foi, jeté du trouble dans toutes les transactions, et avait fait perdre de vue les institutions que réclamaient les premières années de l'indépendance. Ce n'est qu'en 1789, à l'époque de la nouvelle constitution fédérale, que la propriété a pris une consistance véritable dans les États-Unis, que des garanties sociales et tranquillisantes pour les relations du dehors ont été données, et que le gouvernement a commencé à prendre rang parmi les puissances.

C'est là, la date des États-Unis.

Mon attrait pour la mer me poursuivait encore, et c'était à peine l'avoir quittée, que de se trouver au milieu de cet immense pays qui ne me rappelait rien.

Je songeai à m'éloigner de Philadelphie. Je voulais essayer de me fatiguer; je proposai à M. de Beaumetz[297] et à un Hollandais, nommé M. Heydecoper de voyager dans l'intérieur des terres avec moi. Ils acceptèrent, et je dois convenir que dès les premiers jours mon entreprise me plut. J'étais frappé d'étonnement; à moins de cinquante lieues de la capitale, je ne vis plus de traces de la main des hommes; je trouvai une nature toute brute et toute sauvage; des forêts aussi anciennes que le monde; des débris de plantes et d'arbres morts de vétusté, jonchant le sol qui les avait produits sans culture; d'autres croissant pour leur succéder et devant périr comme eux; des lianes qui souvent s'opposaient à notre passage; les bords des rivières tapissés d'une verdure fraîche et vigoureuse; quelquefois de grands espaces de prairies naturelles; en d'autres lieux des fleurs nouvelles pour moi; puis des traces d'ouragans anciens qui avaient renversé tout ce qui était sur leur passage. Ces longs abatis de bois dans une direction régulière attestent l'étonnant pouvoir de ces terribles phénomènes. Si l'on atteint une petite élévation, l'œil s'égare à perte de vue de la manière la plus variée et la plus agréable. Les cimes des arbres, les ondulations du terrain qui seules rompent la régularité d'espaces immenses, produisent un effet singulier. Notre imagination s'exerçait alors dans cette vaste étendue; nous y placions des cités, des villages, des hameaux; les forêts devaient rester sur les cimes des montagnes, les coteaux être couverts de moissons, et déjà des troupeaux venaient paître dans les pâturages de la vallée que nous avions sous les yeux. L'avenir donne aux voyages dans de pareils pays un charme inexprimable. Tel était, disais-je, il y a peu de temps, l'emplacement où Penn[298] et deux mille expatriés jetèrent les fondements de Philadelphie, où quatre-vingt mille habitants déployent aujourd'hui tout le luxe de l'Europe. Telle était, il y a peu d'années, la jolie petite ville de Bethléem[299], dont les Moraves qui l'habitent font déjà admirer la propreté des maisons, ainsi que l'étonnante fertilité du territoire qui l'entoure. Après la paix de 1783, la ville de Baltimore n'était qu'une bourgade de pêcheurs; aujourd'hui, des maisons vastes et élégantes y sont élevées de tous côtés, et disputent le terrain aux arbres dont les souches n'ont pas eu le temps de disparaître. On ne fait pas un pas, sans se convaincre que la marche irrésistible de la nature veut qu'une population immense anime un jour cette masse de terres inertes, et qui n'attendent que la main de l'homme pour être fécondées. Je laisse à d'autres le plaisir de faire des prédictions sur cet état de choses. Je me borne à constater que, dans aucune direction, on ne peut s'éloigner de quelques milles des villes maritimes sans apprendre que les campagnes riantes et fertiles que l'on admire, n'étaient, il y a dix ans, il y a cinq ans, il y a deux ans, qu'une forêt inhabitée. Les mêmes causes doivent produire les mêmes effets, surtout quand elles agissent avec une force toujours croissante. La population fera donc, chaque jour, des conquêtes sur ces espaces vagues, qui sont encore hors de proportion avec la partie cultivée de l'Amérique septentrionale.

Après m'être rassasié de ces idées ou plutôt de ces impressions, n'ayant la tête ni assez vide ni assez active pour avoir le besoin de faire un livre, je me rapprochai des villes, en faisant des vœux pour qu'une partie considérable des capitaux qui venaient se mettre à l'abri en Amérique, y fussent employés à des défrichements et à la grande agriculture.

Un peuple nouveau et dont les mœurs, sans avoir passé par toutes les lenteurs de la civilisation, se sont modelées sur celles déjà raffinées de l'Europe, a besoin de rechercher la nature dans sa grande école; et c'est par l'agriculture que tous les États doivent commencer. C'est elle, et je le dis ici avec tous les économistes, qui fait le premier fond de l'état social, qui enseigne le respect pour la propriété, et qui nous avertit que notre intérêt est toujours aveugle quand il contrarie trop l'intérêt des autres; c'est elle, qui, de la manière la plus immédiate, nous fait connaître les rapports indispensables qui existent entre les devoirs et les droits de l'homme; c'est elle, qui, en attachant les laboureurs à leur champ, attache l'homme à son pays; c'est elle, qui, dès ses premiers essais, fait sentir le besoin de la division du travail, source de tous les phénomènes de la prospérité publique et privée; c'est elle, qui entre assez dans le cœur et dans l'intérêt de l'homme pour lui faire appeler une nombreuse famille sa richesse; c'est elle aussi, qui, par la résignation qu'elle enseigne, soumet notre intelligence à cet ordre suprême et universel qui gouverne le monde; et de tout cela, je conclus que c'est elle seule, qui sait finir les révolutions, parce qu'elle seule emploie utilement toutes les forces de l'homme, le calme sans le désintéresser, lui enseigne le respect pour l'expérience au moyen de laquelle il surveille les nouveaux essais; puis, parce qu'elle offre toujours aux yeux les grands résultats de la simple régularité du travail; enfin, parce qu'elle ne hâte et ne retarde rien.

Dans les temps de révolutions, on ne trouve d'habileté que dans la hardiesse, et de grandeur que dans l'exagération. Veut-on les terminer, la circonspection doit succéder à l'audace, et alors la grandeur n'est plus que dans la mesure, l'habileté n'est plus que dans la prudence. C'est donc vers ce qui modère qu'un gouvernement qui veut être libre et qui ne veut point inquiéter le monde, doit porter ses principaux efforts. L'agriculture n'est point envahissante: elle établit. Le commerce est conquérant: il veut s'étendre.

Après la Révolution française, le commerce extérieur rencontra trop d'obstacles pour être l'industrie première de la France, et par conséquent pour influer sur les mœurs du pays; mais si les idées, par une suite de l'agitation et des chimères restées dans les esprits, se portent, comme cela n'est que trop à craindre, vers les spéculations dans les fonds publics, le mal sera dangereux, parce que dans ce genre de combinaisons la ruse est trop employée, et que la fortune et la ruine sont trop rapides.

Le gouvernement américain s'est trop laissé entraîner par sa position géographique; il a trop encouragé l'esprit d'entreprise, car, avant d'avoir des habitants, il a fallu à l'Amérique la Louisiane; il lui faut maintenant les Florides. Le commerce veut des ports et des rades depuis la rivière Sainte-Croix, près du fleuve Saint-Laurent, jusqu'au golfe du Mexique, et cependant les neuf-dixièmes des cinq cents millions d'acres de terre qui composent l'Amérique septentrionale sont encore incultes. Trop d'activité se tourne vers les affaires et trop peu vers la culture; et cette première direction donnée à toutes les idées du pays, place un porte-à-faux dans son établissement social. Il ne faut pas faire trente lieues dans l'intérieur du pays, pour y voir, dans le même lieu, faire des échanges en nature et tirer des traites sur les premières places de l'Europe: c'est trop disparate; il y a là une maladie sociale[300].

J'ai vu, à soixante milles de Boston, six mille pieds de planches s'échanger contre un bœuf, et à Boston même un chapeau de paille de Florence se payer vingt-cinq louis.

Près de Frenchman-Bay, à l'extrémité des provinces de l'est, forcé par un violent orage de m'arrêter à Machias[301], je faisais quelques questions à l'homme chez lequel je demeurais. Il occupait la meilleure maison de l'endroit et c'était, comme on dit dans le pays, un homme d'une grande respectabilité. Le chapitre de la qualité des terres et de leur prix étant épuisé, je lui demandai s'il avait été à Philadelphie. Il me dit que non, pas encore; c'était un homme de quarante-cinq ans environ. J'osais à peine lui demander s'il connaissait le général Washington.—Je ne l'ai jamais vu, me dit-il.—Si vous allez à Philadelphie, vous serez bien aise de le voir?—Oh! oui, certainement, mais, je voudrais surtout, ajouta-t-il avec l'œil animé, je voudrais voir M. Bingham, que l'on dit être si riche.

J'ai trouvé dans toute l'Amérique cette même admiration pour l'argent, et souvent, aussi grossièrement exprimée. Le luxe y est arrivé trop vite. Quand les premiers besoins de l'homme sont à peine satisfaits, le luxe est choquant. Je me souviens d'avoir vu dans le salon de madame Robert-Morris le chapeau fabriqué dans le pays du maître de la maison, posé sur un guéridon élégant de porcelaine de Sèvres, qui avait été acheté à Trianon par un Américain. C'est à peine si un paysan européen aurait voulu poser le chapeau sur sa tête.—Sur les bords de l'Ohio, M. Smith habitait une espèce de maison connue dans le pays sous le nom de log-house. Les murs de ce genre de maisons sont formés avec des arbres non équarris. Il y avait dans le salon un forte-piano orné des plus beaux bronzes. M. de Beaumetz l'ouvrit: «N'essayez point d'en jouer, lui dit M. Smith, notre accordeur qui est à cent milles d'ici, n'est pas venu cette année[302]

Pour nous autres, vieux Européens, il y a quelque chose de maladroit dans tout ce que veut faire le luxe de l'Amérique. Je conviens que notre luxe montre souvent notre imprévoyance, notre frivolité, mais en Amérique le luxe ne fait voir que des défauts qui prouvent qu'aucune délicatesse, ni dans la conduite de la vie, ni même dans ses légèretés, n'a encore pénétré dans les mœurs américaines. Quand je parle de l'Amérique, on doit me pardonner quelque longueur. J'y étais si seul, qu'une foule de choses que j'aurais jetées dans la conversation viennent aujourd'hui se placer sous ma plume.

Je profitai des deux hivers que je passai, soit à Philadelphie, soit à New-York, pour voir les principaux personnages dont la révolution d'Amérique a placé les noms dans l'histoire, et particulièrement le général Hamilton[303] qui, par son esprit et son caractère, me parut être, du vivant même de M. Pitt et de M. Fox, à la hauteur des hommes d'État les plus distingués de l'Europe.

J'avais, comme je l'ai dit plus haut, remarqué dans mon voyage que l'agriculture était peu favorisée, que le commerce l'était davantage, que le gouvernement lui-même, entre ces deux sources de prospérité, avait jeté un grand poids dans la balance en faveur du commerce, et récemment encore, en augmentant les moyens réels du pays, de tous les moyens fictifs que donnent les établissements de banques publiques, dont toute l'Amérique est couverte, et qui tournent tous exclusivement au profit du commerce. Cette direction une fois prise, la vanité et la cupidité devaient bientôt classer parmi les vues étroites tout ce qui portait un caractère de sagesse, de modération et de simple probité. Les États-Unis d'Amérique, en renversant les barrières élevées autrefois par la métropole qui concentrait dans son sein les produits de ses colonies, et réglait par des bornes qu'elle prescrivait elle-même leurs spéculations, usent avec succès des avantages de leur position et du pouvoir que leur donne leur affranchissement. Ils jettent sur tous les marchés de l'ancien monde, des masses de denrées inattendues. Celles-ci en changeant immédiatement tous les prix, occasionnent dans le commerce des perturbations impossibles à éviter. La principale cause de tous ces désordres tient à la grande distance qui existe entre les ports de l'est et ceux du sud de l'Amérique, d'où partent à la même époque de l'année des milliers de bâtiments chargés des mêmes produits pour tous les ports de l'Europe. Aussi le commerce du nouveau monde avec l'Europe sera-t-il encore longtemps livré au hasard.

Pendant mes longues soirées, pleines de retours vers ma malheureuse patrie dont les troubles actuels m'affligeaient si douloureusement, je me laissais souvent aller à songer à son avenir. Et alors, je cherchais les moyens de détruire ou du moins de diminuer les difficultés qui s'opposaient à des relations commerciales réciproquement avantageuses entre la France et l'Amérique.

Je sentais fort bien tout ce qu'il y avait de chimérique dans les recherches que je laissais faire à mon imagination; mais elles me plaisaient. C'était trop éloigner ses espérances que de remettre, comme la raison l'indiquait, à former des conjectures, au moment où les différends déjà prévus et indiqués, de l'Espagne avec ses colonies, seraient terminés d'une manière quelconque[304], car ce ne peut être véritablement qu'alors, que les rapports maritimes et commerciaux des grandes nations pourront prendre une marche régulière. Aussi mes espérances d'ordre étaient chaque jour dérangées par tout ce que j'avais sous les yeux.

En 1794, je fus témoin du retour de la première expédition américaine qui eût été au Bengale; les armateurs firent des bénéfices immenses, et dès l'année suivante, quatorze bâtiments américains partirent de différents ports pour aller, dans l'Inde, disputer à la compagnie anglaise ses riches profits. La concurrence de l'Amérique, par ses brusques apparitions, a quelque chose d'hostile. Elle multiplie à l'infini les chances du commerce, et les résultats sont rarement la récompense d'une habile combinaison. Et cela, dans un temps où la population va s'accroissant dans tous les pays civilisés, et où les besoins que cet accroissement fait naître ajoutent à tout ce que les passions humaines ont déjà de si actif.

Toutes ces considérations rendent l'avenir bien difficile à prévoir, et sûrement presque impossible à diriger.

Mais rien n'embarrasse un homme qui, jeté loin de sa patrie, est dans une auberge ou dans un mauvais appartement: tout paraît plus difficile à celui qui est paisiblement assis sous son propre toit. Je profitai donc de la disposition où ma petite chambre mettait mon esprit, pour faire de la grande politique et arranger le monde. Après avoir fait, en bon membre de l'Assemblée constituante, une abstraction du caractère des hommes, je recourais à l'esprit philosophique, et je demandais un nouveau code général du droit des gens, qui, après avoir balancé les intérêts des peuples et des hommes, les rapprocherait dans l'intérêt politique et réciproque des États, et établirait dans leurs rapports habituels une libérale égalité. Il me semble même que j'étais au moment de réaliser le système des économistes sur la liberté absolue du commerce, et la suppression des douanes, qu'il fallait bien faire entrer dans mes idées spéculatives, lorsque, tout à coup, parut précisément un nouveau tarif pour les douanes, adopté par le congrès américain, sur la proposition de mon ami Hamilton. Les premières conversations que j'eus avec celui-ci roulèrent sur cette partie de l'administration américaine. «Vos économistes ont fait un beau rêve, me disait-il; c'est l'exagération chimérique de gens bien intentionnés. Peut-être, ajoutait-il, pourrait-on combattre théoriquement leur système et en montrer la fausseté; mais laissons-les dans leurs douces illusions; l'état présent des affaires du monde suffit pour prouver que l'exécution de leur plan doit être, au moins ajournée; tenons-nous-en là.» Je défendais peu les économistes, mais j'avais bien de la peine à abandonner l'idée qu'il pût exister quelques combinaisons libérales, d'où il ne résultât pas des avantages pour tous les peuples commerçants. Les idées philanthropiques viennent en foule, quand on est hors de la loi dans son pays.

M. Hamilton me parut rejeter moins péremptoirement la possibilité de voir un jour le monde se partager toute l'industrie d'une manière fixe et permanente.

L'Europe, lui disais-je, possède et cultive avec succès tous les arts de luxe, et tout ce qui tend à augmenter les agréments de la vie.

Le nouveau monde a une richesse qui lui est propre et particulière, des cultures qui rivaliseront toujours avec succès avec celles du même genre qu'on tenterait d'établir en concurrence.

La distribution entre ces deux genres d'emplois des facultés humaines ne pourrait-elle pas servir, du moins pour longtemps, de base et de mesure dans les rapports qui doivent s'établir nécessairement entre des peuples, dont les uns auront un besoin chaque jour renouvelé, de recevoir à un prix modéré les choses les plus usuelles de la vie, et les autres, le désir de jouir de ce qui concourt à la rendre plus agréable et plus douce?

Cette combinaison naturelle ne fournirait-elle pas une base immense d'échanges bien entendus qui, pouvant être réglés par des conventions entre les puissances, formeraient les rapports commerciaux entre les différents États?

«Pour que votre idée soit pratique, disait M. Hamilton, il faut attendre le moment, et peut-être n'est-ce pas dans un avenir bien éloigné, où de grands marchés s'établiront dans le nouveau monde, comme il en existait autrefois dans l'ancien, vous en aviez quatre où s'échangeaient toutes les productions de la terre: celui de Londres, qui longtemps encore sera le premier, malgré nos succès commerciaux; celui d'Amsterdam, dont Londres s'emparera, si les choses restent en Hollande comme elles sont; celui de Cadix, dont nous, nord ou midi, nous hériterons; et celui de Marseille que les Échelles du Levant rendaient très florissant, mais que vous êtes à la veille de perdre.

«Nous n'en avons besoin que de deux, mais ils nous sont indispensables, un pour le nord de l'Amérique, et un autre pour le sud. Ces grands marchés une fois établis, le commerce pourra reprendre une route régulière; les entreprises commerciales ne seront plus livrées aux seuls hasards, parce que chaque marché étant tenu par son intérêt de rendre publics et les prix et les qualités de tout ce qui y serait apporté, empêcherait les trop grandes variations, et tiendrait ainsi, dans des bornes prévues, les avantages et les perles de toutes les spéculations. C'est alors que les navigateurs des différentes parties du monde, pourraient se présenter avec confiance dans tous les ports.»

J'admirais l'esprit d'ordre général qui se mêlait toujours aux vues particulières de M. Hamilton pour la prospérité de son pays. Je ne sais si elles se réaliseront, mais ce ne sera sûrement que le jour où le désir d'empiéter, d'envahir, cessera d'altérer les rapports généraux des Américains avec les autres peuples, et où, par un retour sur leur propre intérêt, ils chercheront à faire sur eux-mêmes des conquêtes, qui aboutiront à créer sur leur territoire des valeurs proportionnées à la vaste étendue des terres qui composent le continent qu'ils habitent.

J'étais à peu près au bout de ce que je voulais apprendre en Amérique; je venais d'y passer près de trente mois[305], sans autre but que de n'être ni en France, ni en Angleterre, et sans autre intérêt que celui de voir et de connaître ce grand pays dont l'histoire commence.

L'incertitude dans laquelle les nouvelles d'Europe laissaient mon avenir, m'engagea à me livrer à une spéculation qui, conduite avec habileté et économie, pouvait m'être fort avantageuse. Je devais aller moi-même aux grandes Indes sur un bâtiment que j'avais frété, et dans la cargaison duquel plusieurs grandes maisons de Philadelphie et quelques capitalistes hollandais avaient pris un intérêt. Mon bâtiment était chargé; j'étais au moment de partir, lorsque je reçus un décret de la Convention qui m'autorisait à rentrer en France. Il avait été rendu sans aucune sollicitation de ma part, à mon insu, sur la proposition de MM. Chénier[306] et Daunou[307] que je connaissais à peine, et pour lesquels, quelque différentes que puissent être nos opinions, je conserverai toujours de la reconnaissance[308]. Il fallait en profiter, ou dire à la France un éternel adieu. M. de Beaumetz, que j'avais associé avec moi dans ma grande spéculation, fit à ma place le voyage de l'Inde où il est mort. Je me séparai avec peine de M. de la Rochefoucauld[309] à qui j'étais fort attaché, et de M. Hamilton qui tiendra toujours une grande place dans mes souvenirs. Je m'embarquai sur un assez mauvais vaisseau danois qui faisait voile pour Hambourg.

Je voulais, avant de rentrer en France, savoir ce qui s'y passait. Madame de Flahaut [310], qui était à Hambourg, me parut peu disposée à me l'apprendre, car elle m'envoya, lorsque j'étais encore dans l'Elbe, un message, dont M. de Riccé eut la simplicité de se charger, pour m'engager à ne pas descendre à terre et à retourner en Amérique. Son motif, disait-elle, était qu'elle passait pour m'avoir été fort attachée, et elle craignait que, par cette raison, je ne fusse un obstacle à son mariage avec M. de Souza, ministre de Portugal. Je crus pouvoir sans indélicatesse résister aux singulières raisons que M. de Riccé me donnait, et je restai un mois à Hambourg, entouré de personnes qui ne nuisirent pas plus que moi au mariage qu'elle contracta depuis avec le bon M. de Souza. Je revis là aussi madame de Genlis, que je retrouvai toute semblable à ce que je l'avais connue à Sillery, à Bellechasse et en Angleterre. La fixité dans les natures composées tient à leur souplesse.

De Hambourg, je me rendis à Amsterdam où je restai quinze jours, et de là à Bruxelles, où je m'arrêtai assez pour n'arriver à Paris, comme j'en avais le projet, qu'au mois de septembre 1796.

On avait formé à Paris un institut national des sciences et des arts[311]: l'organisation seule de cet institut suffisait pour faire juger de l'esprit qui régnait en France. On l'avait divisé en quatre classes. Celle des sciences physiques tenait le premier rang. Celle des sciences politiques et morales n'était qu'au second. On m'avait nommé membre de cette classe en mon absence. Pour payer mon tribut d'académicien, je lus à deux différentes séances publiques, peu éloignées l'une de l'autre, deux mémoires qui attirèrent assez l'attention. L'Amérique septentrionale était le sujet du premier, et le besoin de colonies pour la France, le sujet du second[312]. Je m'étais occupé d'un troisième sur l'influence de la société en France. L'ouvrage pris un peu trop dans mes souvenirs, parut à mes amis ne pas être adapté à un temps où la France était gouvernée par le directoire. Je le laissai donc là.

Ma dette littéraire une fois payée, n'apercevant aucun élément d'ordre, aucun principe de durée dans les différents partis que je voyais s'agiter, je mis du soin à me tenir loin des affaires. Madame de Staël qui avait déjà repris une certaine influence, me pressait vivement d'aller avec elle chez Barras[313], l'un des membres du directoire. Je m'y refusai d'abord; je ne pouvais pas aller chez un membre du directoire, sans demander à voir tous ceux qui le composaient et particulièrement les deux directeurs qui avaient été membres de l'Assemblée constituante[314]. Les motifs de refus que je donnais ne parurent pas valables. Ils passaient de plus par madame de Staël, qui, désirant un rapprochement entre Barras et moi, conduisit les choses de manière à ce que je reçus de Barras un billet, par lequel il m'engageait à aller dîner, tel jour, chez lui à Suresnes. Il fallut accepter. J'arrivai à Suresnes vers trois heures. Dans la salle à manger, qu'on traversait pour arriver dans le salon, je vis cinq couverts. Madame de Staël à mon grand étonnement n'était pas invitée. Un frotteur me montra une armoire, dans laquelle il y avait quelques livres dépareillés et me dit que le directeur (c'est le titre qu'on donnait à Barras dans son intérieur) n'arrivait ordinairement que vers quatre heures et demie. Pendant que je lisais je ne sais quel ouvrage, deux jeunes gens vinrent regarder à la pendule du salon, et voyant qu'il n'était que trois heures et demie, se dirent l'un à l'autre: «Nous avons le temps d'aller nous baigner.» Il n'y avait pas vingt minutes qu'ils étaient partis, que l'un d'eux revint demander vite du secours; je me joignis à tout ce qu'il y avait dans la maison pour aller au bord de la rivière. En face du jardin, entre le grand chemin et l'île, il y a dans la Seine une espèce de tourbillon, dont un des jeunes gens avait approché et où il avait disparu. Les bateliers arrivaient de toutes parts; deux avaient fort courageusement plongé jusqu'au fond de la rivière. Tous les efforts pour sauver ce jeune homme furent inutiles. Je revins à la maison.

On ne retrouva le corps de ce malheureux jeune homme que le lendemain, à plus de trois cents toises et enfoncé dans des herbes. Il s'appelait Raymond; il était de Lodève. Barras l'aimait beaucoup; il l'avait élevé et, depuis qu'il était directeur, il l'avait fait son aide de camp. J'étais seul dans le salon, ne sachant trop ce que je devais faire. Qui apprendra à Barras le malheur qui vient d'arriver? Je ne l'avais jamais vu. J'étais véritablement dans une situation fort pénible. On entend une voiture. Le jardinier en ouvrant la porte dit: «M. Raymond vient de se noyer; oui, citoyen directeur, il vient de se noyer.»—Barras traverse la cour, monte chez lui, jetant les hauts cris. Après quelques moments, un de ses gens lui dit que j'étais dans le salon. Il me fait prier de l'excuser s'il ne descend pas, et m'engage à me mettre à table. Le secrétaire qu'il avait amené reste avec lui. Ainsi me voilà tout seul à table dans la maison de Barras. Au bout d'un quart d'heure, on vint de sa part me prier de monter chez lui. Je lui sus gré d'avoir supposé que le dîner qu'on me servait était une importunité pour moi. J'étais fort troublé. En entrant dans sa chambre, il me prit les mains et m'embrassa; il pleurait. Je lui dis toutes les choses douces que la situation dans laquelle je le voyais, et dans laquelle j'étais moi-même, pouvait m'inspirer. L'espèce d'embarras qu'il éprouvait avec moi qu'il ne connaissait pas, disparut peu à peu, et l'intérêt que je lui témoignais parut lui faire du bien. Il me pria de revenir avec lui à Paris; je l'accompagnai. Depuis ce temps, je n'ai eu qu'à me louer de Barras. C'était un homme passionné, tout de mouvement, d'entraînement; il n'y avait pas deux heures que je le connaissais, que j'aurais pu croire que j'étais, à peu de chose près, ce qu'il aimait le mieux.

Quelque temps après, le directoire voulut faire un changement dans le ministère[315]. Barras y consentit, mais à la condition que son nouvel ami serait ministre des relations extérieures. Il soutint violemment sa proposition, la fit adopter, et à dix heures du soir, à un Club nommé le Salon des étrangers, un gendarme vint me demander et m'apporter le décret qui venait d'être rendu.

Le caractère absolu que portaient tous les actes du directoire, les instances pressantes de madame de Staël, et plus que tout cela, le sentiment que l'on a en soi, qu'un peu de bien n'est pas impossible à faire, éloignèrent de moi toute idée de refus. Je me rendis donc le lendemain au Luxembourg pour y remercier Barras, et de là au ministère des relations extérieures.

Sous mon prédécesseur, Charles de Lacroix[316], les affaires arrivaient à ce département, toutes décidées par le directoire. Comme lui, je n'avais qu'à en surveiller l'expédition, mais souvent je la retardais, ce qui me permettait, le premier à-coup directorial passé, d'adoucir la rédaction. Il ne me restait guère ensuite qu'à donner des passeports et à signer des visas. On tenait d'ailleurs loin de moi toutes les affaires de l'intérieur. J'ennoblissais cette singulière situation en disant aux autres, et un peu à moi-même, que tout progrès vers l'ordre véritable serait impossible au dedans, tant qu'on n'aurait pas la paix au dehors, et que, puisqu'on m'appelait à concourir à son rétablissement, je devais y donner tous mes soins.

J'ai su que quelques personnes, non à cette époque, mais depuis la Restauration, trouvèrent que c'est un tort d'accepter des emplois dans un temps de crise et de révolution, où le bien absolu est impossible à faire. Il m'a toujours paru qu'il y avait quelque chose de très superficiel dans cette manière de juger. Dans les affaires de ce monde, il ne faut pas s'arrêter seulement au moment présent. Ce qui est, presque toujours est fort peu de chose, toutes les fois que l'on ne pense pas que ce qui est produit ce qui sera; et, en vérité, pour arriver, faut-il bien se mettre en route? Quand, sans préjugés et surtout sans envie, on y fait attention, on voit bien que ce n'est pas toujours par calcul personnel que les hommes acceptent des emplois, et je pourrais dire qu'en fait de sacrifice, on en fait un bien grand, lorsqu'on consent à être l'éditeur responsable des œuvres d'autrui. L'égoïsme et la crainte ont moins d'abnégation; mais encore une fois, il faut bien se dire que dans les jours de bouleversement, refuser son action, c'est donner à ceux qui veulent détruire, une facilité de plus. On accepte, non pour servir des hommes ou des choses qui déplaisent, mais pour les faire servir au profit de l'avenir. «En toute chose il faut considérer la fin,» a dit le bon La Fontaine, et cela n'est pas une simple maxime d'apologue. Je dois ajouter que l'amiral Bruix[317] dont j'aimais et estimais le caractère, l'esprit et le talent, devait être nommé ministre de la marine, ce qui faisait que j'arrivais aux affaires avec quelqu'un d'aussi étranger que moi aux façons du directoire, et avec qui je pouvais m'entendre et sur le bien que l'on pouvait faire et sur le mal que l'on pouvait empêcher.

Pour donner une idée claire de ce que j'appelle ici les façons du directoire, je crois qu'il suffira de raconter ce qui se passa à la première séance à laquelle j'assistai. Une querelle s'engagea entre Carnot[318] et Barras; ce dernier accusait son collègue d'avoir supprimé une lettre qui aurait dû être mise sous les yeux du directoire. Ils étaient debout l'un et l'autre. Carnot, en levant la main dit: «Je jure sur ma parole d'honneur que cela n'est pas vrai!—Ne lève pas la main, lui répond Barras, il en dégoutterait du sang.» Voilà les hommes qui gouvernaient, et c'est avec eux qu'il fallait essayer de faire rentrer la France dans la société européenne. Je me jetai dans cette grande entreprise.

Presque tous les ennemis qu'avait eus la France depuis le début de la Révolution, avaient dû chercher leur salut dans une paix que la plupart avaient achetée par des cessions de territoire, ou par des contributions pécuniaires[319]. L'Autriche, battue en Italie, battue en Allemagne, voyant son territoire envahi de deux côtés, et sa capitale menacée par le général Bonaparte, avait déjà signé avec lui des préliminaires de paix à Leoben, et négociait le traité définitif qui fut celui de Campo-Formio. C'est entre les préliminaires et la signature du traité que je devins ministre des relations extérieures[320]. Le général Bonaparte, en apprenant ma nomination, écrivit au directoire pour lui en faire compliment, et m'adressa à cette occasion une lettre fort obligeante. A dater de cette époque, une correspondance suivie s'établit entre lui et moi[321]. Je trouvais dans ce jeune vainqueur, dans ce qu'il faisait, disait ou écrivait, quelque chose d'assez nouveau, d'assez fort, d'assez habile et d'assez entreprenant pour attacher à son génie de grandes espérances. Au bout de quelques semaines, il signa le traité de Campo-Formio (17 octobre 1797).

De son côté, l'Angleterre avait envoyé en France un plénipotentiaire (lord Malmesbury), pour y parler de paix; mais cette démarche n'était pas sincère. Le ministère anglais avait alors besoin de simuler une négociation pour se tirer de ses embarras intérieurs[322].

James Harris, comte de Malmesbury, était né en 1746. Secrétaire d'ambassade en 1768. Ministre à Berlin, 1771; à Pétersbourg, 1777; à La Haye, 1783; membre de la Chambre des lords, 1788. Sa vie publique se termina avec ses missions en France. Il mourut en 1820.]

Telle était, au dehors, la situation de la France quand j'entrai dans le ministère.

Au dedans, un parti travaillait à changer l'ordre de choses existant, pour y substituer quoi? c'est ce qu'on n'a jamais su et ce qu'on ne pourra jamais savoir; car ce parti, peu nombreux, était composé de républicains, de constituants et de conventionnels, qui pouvaient être réunis par des haines, mais qui, certainement, ne pouvaient l'être par aucun projet.

Ce qui se montra avec évidence, c'était la faiblesse de ce parti, qui fut renversé d'un souffle, et dont les chefs véritables ou prétendus furent, dans l'espace de quelques heures, saisis pour la plupart, accusés, condamnés sans être entendus, et transportés à Cayenne, par ce que l'on appelait alors une loi[323].

La guerre civile continuait à désoler les campagnes de l'ouest, car les républicains étaient maîtres de presque toutes les villes. Cette guerre, dont les chefs ont laissé à leurs familles le beau titre de Vendéen, remplacé et gâté plus tard par celui de Chouan, était maintenue alors dans des limites hors desquelles on essayait en vain de l'étendre. Elle était devenue pour le gouvernement plus importune que dangereuse.

Les mots de République, de Liberté, d'Égalité, de Fraternité, étaient inscrits sur toutes les murailles, mais les choses que ces mots expriment n'étaient nulle part. Depuis les autorités les plus élevées jusqu'à celles de l'ordre le plus inférieur, à peine y en avait-il une seule qui ne fût arbitraire par sa formation, sa composition et son action. Tout était violent et, par conséquent, rien ne pouvait être durable.

Le jeune général Bonaparte, qui, depuis deux années, occupait avec tant d'éclat la scène du monde, ne voulait pas aller se perdre dans la foule des simples généraux; il voulait tenir en haleine la renommée, et continuer d'attirer sur lui les regards. Il redoutait d'ailleurs une situation où il serait sans défense contre les dangers qui naîtraient de sa gloire même. Assez ambitieux pour désirer le rang suprême, il n'était pas assez aveugle pour croire à la possibilité d'y parvenir en France, à moins d'un concours d'événements qui ne pouvait alors être regardé comme prochain, ni même comme probable.

L'Angleterre, au temps de Cromwell, n'avait qu'une seule armée. Cromwell, qui en avait choisi tous les officiers, n'avait parmi eux que des créatures. Hors de l'armée, il n'avait point de rivaux de gloire. Deux heures de fanatisme habilement employées lui suffisaient pour mettre les troupes qu'il commandait dans la disposition où il voulait. Enfin le long parlement qui avait concentré dans son sein tous les pouvoirs était usé[324]; il exerçait une dictature qui avait lassé tous les partis; tous désiraient sa fin.

Ces circonstances manquaient à Bonaparte. Mais s'il n'avait point encore de chances de dominer, comme Cromwell, dans son propre pays, en revanche, il n'était pas impossible qu'il pût se faire ailleurs une souveraineté, pourvu que la France lui en fournît les premiers moyens.

Après avoir signé à Campo-Formio la paix avec l'Autriche, et s'être montré un moment à Rastadt, lieu convenu pour traiter de la paix avec l'empire[325] (car, à l'exemple des anciens Romains, la république française avait pris pour maxime de ne point comprendre deux de ses ennemis dans une même paix), il vint à Paris proposer au directoire la conquête de l'Égypte.

Je ne l'avais jamais vu. Au moment de ma nomination au ministère des relations extérieures, il m'avait écrit, comme je l'ai déjà dit, une lettre longue, faite avec soin, et dans laquelle il voulait que j'aperçusse un homme autre que celui qu'il avait semblé être jusqu'alors sur le théâtre des affaires. Cette lettre est assez curieuse pour que je désire qu'elle soit placée à la suite de ces Mémoires[326]. Le soir de son arrivée à Paris, il m'envoya un aide de camp pour me demander à quelle heure il pourrait me voir. Je répondis que je l'attendais; il se fit annoncer pour le lendemain à onze heures du matin. Je le fis dire à madame de Staël, qui, à dix heures, était dans mon salon. Il y avait aussi quelques autres personnes que la curiosité y avait amenées. Je me rappelle que Bougainville [327] s'y trouvait. On annonça le général, j'allai au-devant de lui. En traversant le salon, je lui nommai madame de Staël à laquelle il fit peu d'attention; il ne remarqua que Bougainville à qui il dit quelques mots obligeants.

Au premier abord, il me parut avoir une figure charmante; vingt batailles gagnées vont si bien à la jeunesse, à un beau regard, à de la pâleur, et à une sorte d'épuisement. Nous entrâmes dans mon cabinet. Cette première conversation fut, de sa part, toute de confiance. Il me parla avec beaucoup de bonne grâce de ma nomination au ministère des relations extérieures, et insista sur le plaisir qu'il avait eu à correspondre en France avec une personne d'une autre espèce que les directeurs. Sans trop de transition, il me dit: «Vous êtes neveu de l'archevêque de Reims, qui est auprès de Louis XVIII.» (Je remarquai, qu'alors, il ne dit point du comte de Lille[328]); et il ajouta: «J'ai aussi un oncle qui est archidiacre en Corse[329]; c'est lui qui m'a élevé. En Corse, vous savez qu'être archidiacre, c'est comme d'être évêque en France». Nous rentrâmes bientôt dans le salon qui s'était rempli, et il dit à haute voix: «Citoyens, je suis sensible à l'empressement que vous me montrez; j'ai fait de mon mieux la guerre, et de mon mieux la paix. C'est au directoire à savoir en profiter, pour le bonheur et la prospérité de la république». Puis nous allâmes ensemble au directoire.

Les irrésolutions et les jalousies du directoire rendirent à Bonaparte les premières semaines qu'il passa à Paris un peu difficiles. Je lui donnai une fête pour célébrer ses victoires d'Italie et la belle paix qu'il venait de faire. Je ne négligeai rien pour la rendre brillante et populaire; et cela avait quelque difficulté, parce qu'il fallait se tirer de ce qu'avaient de trop commun les femmes des directeurs, qui, comme de raison, occupaient le premier rang. On avait orné avec autant de luxe que possible les appartements où on était réuni; chacun m'en faisait compliment. «Cela a dû vous coûter gros, citoyen ministre», me dit madame Merlin, femme du directeur[330].—«Pas le Pérou, Madame», repris-je sur le même ton.—Une foule d'autres quolibets, presque tous vrais, remplirent Paris le lendemain.

Le directoire projetait alors une expédition en Irlande[331]; le commandement avait été d'abord destiné à Hoche qui mourut dans les entrefaites[332]: on voulut alors le donner au général Bonaparte, auquel cela ne convenait sous aucun rapport. Cette entreprise, soit qu'elle réussît, soit qu'elle échouât, devait nécessairement être de courte durée, et à son retour, il ne tarderait pas à se retrouver dans la situation qu'il voulait éviter. L'armée qu'il aurait conduite en Irlande ne serait pas un instrument dont il pourrait disposer pour ses propres vues, et enfin l'Irlande n'était pas un pays où il pût espérer de se faire un établissement solide.

Il ne pensait pas davantage à s'en faire un en Égypte, ni en général dans aucun pays qu'il aurait conquis à la tête d'une armée française. Il ne se flattait pas encore que cette armée consentît à n'avoir vaincu que pour lui, et lui laissât prendre une couronne, ou la lui mît sur la tête. Il s'en flattait d'autant moins, que, les troupes sur lesquelles il avait le plus d'ascendant, et que par cette raison, il désirait le plus emmener, étaient celles qui venaient de faire sous ses ordres les campagnes d'Italie; or, lui-même avait pris soin de nourrir, et d'exalter en elles le fanatisme républicain. Mais, qu'elles servissent à le mettre en position d'apparaître aux chrétiens d'Orient et à tous les Grecs comme un libérateur prêt à briser leurs fers, c'était là tout ce qu'il demanderait d'elles, comptant pour le reste sur le nombre, l'énergie et la reconnaissance de ces mêmes Grecs, et, surtout, sur des chances imprévues.

De telles espérances, s'il les eût laissé apercevoir, n'auraient pas été propres à faire réussir sa négociation auprès du directoire. Aussi ne paraissait-il occupé que des intérêts de la France. Il montrait l'Égypte comme une colonie valant, à elle seule, toutes celles que la France avait perdues, et comme un point d'où l'on pouvait porter de grands coups à la puissance des Anglais dans l'Inde. Cependant la fougue de son imagination et sa loquacité naturelle l'emportant hors de toute prudence, il parlait quelquefois de revenir en Europe par Constantinople, ce qui n'était pas trop le chemin de l'Inde; et il ne fallait pas une grande pénétration pour deviner que s'il arrivait à Constantinople en vainqueur, ce ne serait pas pour laisser subsister le trône de Sélim, ni pour substituer à l'empire ottoman une république une et indivisible.

Mais il paraissait si utile au directoire de se débarrasser d'un homme qui lui faisait ombrage, et qu'il n'était pas en mesure de contenir, qu'il finit par céder aux instances de Bonaparte, ordonna l'expédition d'Égypte, lui en donna le commandement, et prépara ainsi les événements qu'il avait le plus à cœur de prévenir.

Je dois rappeler ici sommairement dans quelle situation était l'Europe à l'égard de la France, au moment du départ de Bonaparte.

L'impératrice Catherine de Russie s'était prononcée la première contre la Révolution française, mais toute sa politique s'était bornée à donner de l'éclat à ses opinions dans des dépêches qu'avaient ordre de montrer ses ministres dans les différentes cours. J'en ai vu un grand nombre entre les mains de M. le prince de Nassau[333]. Elle s'était bien gardée de prendre part à une guerre qui devait nécessairement avoir pour résultat l'affaiblissement de ses voisins, et, par conséquent, l'augmentation de sa puissance relative. Ne craignant point pour ses États la contagion des principes français, et bien plus inquiète des efforts que la Pologne venait de faire pour sortir de son anarchie, elle avait saisi le moment où la France, la Prusse et l'Autriche étaient aux prises, pour compléter le démembrement de ce royaume qu'elle s'était approprié en partie, laissant le reste à l'Autriche et à la Prusse[334]. Bientôt après, elle mourut (17 novembre 1796).

On ne peut dire ce que son successeur Paul Ier, qui avait hérité de la maladie de son père Pierre III, aurait fait, sans l'invasion de l'Égypte par la France. Mais cette invasion devint pour lui un motif déterminant et péremptoire.

Depuis le temps de Pierre Ier, la Russie n'avait cessé de considérer la Turquie européenne comme une proie qui lui était dévolue, mais qu'elle devait dévorer peu à peu, ne pouvant l'engloutir tout d'un coup. Cette proie lui serait échappée pour toujours, si, par une révolution, la Grèce eût été rendue à l'indépendance; et cette révolution, l'invasion de l'Égypte, non seulement la lui faisait craindre, mais la lui montrait comme inévitable.

Paul Ier, d'ennemi naturel des Turcs, devint immédiatement leur allié; il se ligua avec l'Angleterre. L'Autriche se joignit à eux et rentra d'autant plus facilement dans la lice, qu'elle n'en était sortie que malgré elle, et que, depuis la paix de Campo-Formio, la France lui avait donné de justes sujets d'alarmes.

Des discussions entre les Vaudois et le sénat de Berne, leur souverain, avaient servi de prétexte au directoire pour faire pénétrer des deux côtés des troupes en Suisse, et changer la confédération en une république une et indivisible[335].

Sous d'autres prétextes, les États romains avaient été envahis par l'armée française, le pape Pie VI traîné captif à la chartreuse de Florence, et ensuite à Valence, en Dauphiné, où il mourut; son gouvernement remplacé par celui que l'on appelait alors républicain[336].

Le roi de Naples, effrayé et non sans raison, mais à qui la prudence commandait de se tenir tranquille et d'attendre, ayant fait témérairement, et contre l'avis de la cour de Vienne, une levée de boucliers avec des troupes sans expérience et sans discipline, avait dû chercher un asile en Sicile, abandonnant son royaume de Naples, que le directoire français métamorphosa bientôt en république parthénopéenne[337].

Si à cette époque le directoire eût voulu faire de l'Italie un boulevard pour la France, il le pouvait, en appelant tout ce beau pays à ne former qu'un seul État. Mais bien loin de cette pensée, il frémit en apprenant qu'on s'occupait secrètement en Italie de la fusion des nouvelles républiques en une seule, et il s'y opposa autant qu'il était en lui. Il voulait des républiques, ce qui le rendait odieux aux monarchies, et il ne voulait que de petites républiques faibles pour pouvoir occuper militairement leur territoire, sous prétexte de les défendre, mais en réalité, afin de les dominer et de nourrir ses troupes à leurs dépens, ce qui le rendait odieux à ces mêmes républiques.

Tous ces bouleversements, opérés dans le voisinage de l'Autriche, changeaient trop sa situation relative pour qu'elle en demeurât paisible spectatrice.

Son premier intérêt, en reprenant les armes, était de faire rompre les négociations de Rastadt: elle y réussit; mais il est fâcheux pour elle, qu'à cette rupture se joignit l'assassinat des plénipotentiaires français[338]. Après cet événement, on dut s'attendre à un renouvellement furieux de la guerre.

Le directoire avait, pour la faire, assez de soldats; mais depuis la proscription de Carnot (au 18 fructidor), il ne lui restait plus personne en état d'en diriger les opérations; et de tous les généraux à grande renommée, il n'y avait plus en France que Moreau[339]. Mais il était accusé, sinon d'avoir pris part aux projets contre-révolutionnaires de son ami Pichegru[340], du moins de les avoir connus, et de ne les avoir révélés qu'après coup. Il était tombé à cause de cela dans la disgrâce des républicains, à tel point que le directoire, même avec le désir de lui confier un commandement, ne l'aurait pas osé. Il crut beaucoup faire en permettant à Moreau d'aller comme simple volontaire à l'armée d'Italie.

Sa présence à cette armée ne l'empêcha pas d'être battue complètement et mise en déroute dès la première action. Macdonald[341], qui accourait du fond de l'Italie pour se joindre à elle avec trente-cinq mille hommes, fut abîmé à la Trébia[342].

Tous ces fantômes de républiques que le directoire avait élevés, disparurent au premier revers de l'armée française, et pas un Français ne serait resté en Italie, sans la précaution que le directoire avait prise de se faire remettre en dépôt toutes les places fortes du Piémont. Moreau, en ralliant dans ces places et autour d'elles les débris des armées battues put arrêter les progrès de l'ennemi.

Lorsque le directoire avait révolutionné la Suisse, il ne se doutait pas qu'il rouvrait une route fermée depuis des siècles, par laquelle les étrangers devaient un jour pénétrer en France, et y opérer le grand changement que les révolutionnaires redoutaient. Il fut sur le point d'en faire lui-même l'expérience, mais l'archiduc Charles[343], en quittant la Suisse pour aller faire l'inutile siège de Philipsbourg, et ne laissant dans ce pays qu'un corps de Russes, prépara à Masséna la victoire de Zurich[344], qu'on exalta d'autant plus à Paris, qu'elle était plus nécessaire au salut de la France.

Il était arrivé au directoire ce qui arrive toujours aux despotes. Tant que rien ne résista aux armées dont il disposait, on le haïssait, mais on le craignait. Dès que ses armées furent battues, on le méprisa. On l'attaqua dans les journaux, dans les pamphlets, partout enfin. On n'épargna pas naturellement ses ministres; cela me procura la facilité que j'attendais de quitter mon poste. J'avais bien reconnu qu'il ne m'était possible d'y empêcher que trop peu de mal, et que ce ne serait que plus tard qu'il y aurait du bien réel à y faire.

Le projet que j'avais depuis longtemps de me retirer, m'avait fait prendre une précaution. J'avais confié mes dispositions au général Bonaparte avant son départ pour l'Égypte; il avait approuvé les motifs de ma retraite, et s'était prêté avec plaisir à demander pour moi au directoire l'ambassade de Constantinople, s'il y avait moyen de traiter avec la Turquie, ou l'autorisation d'aller le rejoindre au Caire, où l'on pouvait supposer qu'il y aurait des négociations à suivre avec les agents de la Porte ottomane[345]. Muni de cette autorisation, après avoir donné ma démission, je me retirai à la campagne, près de Paris, attendant les événements[346].

Les grands démagogues, qui depuis quelque temps avaient relevé la tête, s'agitaient et menaçaient d'un nouveau règne de la terreur. Mais ce n'était pas de leurs clubs qu'ils avaient rouverts, et que Fouché[347] ferma dès qu'il le voulut, que devait venir le renversement du directoire; c'était du directoire même.

Siéyès en avait été nommé membre pendant qu'il remplissait à Berlin les fonctions d'envoyé extraordinaire et de ministre plénipotentiaire de la république. Le temps qui lui était indispensable pour prendre congé, se mettre en route et arriver à Paris, avait paru au directoire d'une insupportable longueur, tant on l'attendait avec impatience. On ne doutait pas qu'il n'eût pour les maux du dedans et du dehors, des remèdes tout prêts et infaillibles. Il est à peine descendu de voiture qu'on les lui demande. Les membres les plus influents des deux conseils assurent qu'il n'a qu'à parler, et que, dans tout ce qui exigera leur concours, ils le seconderont avec ardeur. Avant de rien proposer, Siéyès veut voir par ses propres yeux, examiner, réfléchir. Le résultat de ses réflexions est, qu'avec les collègues qu'il a, rien n'est faisable. Aussitôt on le débarrasse de trois d'entre eux. Des successeurs qu'on leur donne, deux sont des hommes nuls, et le troisième lui est dévoué[348]. Alors ce n'est plus des hommes qu'il se plaint, c'est des institutions, qu'il est absolument nécessaire de modifier. C'est trop de cinq gouvernants; trois suffisent. Le nom de directoire est devenu odieux; il y faut en substituer un autre. Il est surtout indispensable de placer dans le gouvernement un militaire, en qui les armées aient confiance, car, sans la certitude d'avoir les armées pour soi, on ne peut rien faire.

Moreau, que l'on fait sonder, ne veut point prendre de fonctions civiles. On jette les yeux sur le général Joubert et, pour donner à sa réputation l'éclat qui paraît désirable et qui lui manque encore, on l'envoie commander en Italie. En y arrivant, il livre imprudemment la bataille de Novi[349], et dès le commencement de l'action il est tué, ce qui renverse toutes les espérances que l'on avait fondées sur lui. On retombe dans les mêmes embarras; et Dieu sait comment on en serait sorti, sans un événement auquel il est vraisemblable que le directoire s'attendait peu.

Bonaparte, après la conquête de l'Égypte, avait poursuivi l'exécution de son plan en tentant celle de la Syrie. Mais trois assauts très meurtriers n'avaient pu le rendre maître de Saint-Jean d'Acre qu'il s'était opiniâtré à attaquer, quoiqu'il eût perdu son artillerie de siège. Il avait envoyé cette artillerie d'Égypte en Syrie, par mer, et les Anglais s'en étant emparés, il se trouva contraint de ramener son armée en Égypte où les Anglais encore le menaçaient d'un débarquement. Il voyait ainsi s'évanouir ses magnifiques espérances; celles même de pouvoir se maintenir en Égypte était plus qu'incertaine. Il était poursuivi par l'affreuse idée d'être réduit à n'en pouvoir sortir que par une capitulation qui ne lui laisserait que la réputation d'un aventurier. Les revers des Français en Italie vinrent le tirer de cette perplexité, en lui donnant la hardiesse de faire ce qu'autrement il n'aurait jamais osé risquer. Il se dérobe à son armée, en laissant le commandement à Kléber, et échappant à la croisière anglaise, il aborde à Fréjus[350].

Ainsi qu'il l'avait prévu, les divers partis virent en lui, non un homme à qui il fallait demander compte de sa conduite, mais celui que les circonstances rendaient nécessaire et qu'il fallait gagner.

Quelques personnes crurent dans le premier moment que Barras, l'auteur de sa fortune, qui, seul des anciens directeurs, était toujours en place, avait assez présumé de son influence sur lui, et l'avait assez mal connu pour se flatter de lui faire jouer le rôle de Monck; mais Bonaparte, qui ne l'aurait pas voulu, s'il l'eût pu, n'était réellement pas, à cette époque, en mesure de jouer ce rôle.

Il ne pouvait donc pas être longtemps incertain, entre une pareille proposition, en supposant qu'on la lui soumît, et l'offre qu'on lui faisait d'ailleurs, non pas du pouvoir suprême, mais d'une situation qui lui permettait d'y aspirer.

Parmi ses partisans un grand nombre aurait, sans doute, préféré qu'il devînt simplement membre du directoire; mais, au point où l'on en était, il fallait vouloir ce qu'il voulait; la nature même des choses le rendait maître de la négociation. La qualité de membre du directoire ne le menait à rien.

On convint donc qu'au directoire on substituerait trois consuls provisoires qui, conjointement avec deux commissions des conseils, prépareraient une constitution nouvelle, laquelle serait soumise à l'acceptation des assemblées primaires, car la souveraineté du peuple était un dogme que personne, alors, ne songeait à contester[351].

Ce plan arrangé, le conseil des Anciens, en vertu de la prérogative que la constitution lui donnait, et sous prétexte de l'agitation qui régnait dans Paris, transféra le Corps législatif à Saint-Cloud. On se flattait par là de prévenir tout obstacle au plan concerté. On avait pour soi les deux membres les plus influents du directoire (Siéyès et Barras), la grande majorité du conseil des Anciens, et une partie du conseil des Cinq-Cents. La garde directoriale, Augereau qui en était le chef depuis le 18 fructidor, une foule d'officiers généraux et de militaires de tout grade, et quelques amateurs au nombre desquels j'étais, se portèrent à Saint-Cloud, le 18 brumaire (9 novembre 1799).

Malgré cet appareil de forces, on rencontra dans le conseil des Cinq-Cents une opposition telle, qu'il s'en fallut peu qu'elle ne fît tout échouer. Il n'était pourtant question que de substituer un mode de polygarchie à un autre. (Il me faut toujours en revenir à ce mot barbare, à défaut de son synonyme.) Qu'on juge donc ce qui serait arrivé à celui qui aurait imaginé de jouer le rôle de Monck, et qui aurait eu contre lui presque tous ceux qui concoururent de manière ou d'autre au succès du 18 brumaire. Enfin, moitié persuasion, moitié terreur, on l'emporta. Le directoire fut dissous; Siéyès, Roger Ducos[352] et Bonaparte furent nommés consuls, et il ne resta des conseils que les commissions qui devaient travailler au projet de constitution.

A dix ou douze jours de là, je repris le portefeuille des affaires étrangères.

Parmi les puissances étrangères amies de la France, il n'y en avait aucune à qui le renversement du directoire ne dût être agréable ou tout au moins indifférent. Un changement de disposition de leur part n'étant pas à craindre, on n'avait point de démarches à faire pour le prévenir. Quant aux puissances hostiles, c'était par de nouvelles victoires seulement qu'on pouvait espérer de les ramener à des sentiments pacifiques. Mais si l'on n'avait point à négocier avec le dehors, on suivait au dedans la plus importante et la plus délicate des négociations, à laquelle, bien que je ne fusse point appelé à intervenir officiellement, je ne pouvais être ni étranger ni indifférent. Il fallait rétablir la monarchie ou avoir fait en vain le 18 brumaire, et ajourner l'espérance de son rétablissement à une époque incertaine et peut-être indéfinie. Rétablir la monarchie n'était pas relever le trône. La monarchie a trois degrés ou formes: elle est élective à temps, ou élective à vie, ou héréditaire. Ce qu'on appelle le trône ne peut appartenir à la première de ces trois formes, et n'appartient pas nécessairement à la seconde. Or, arriver à la troisième, sans passer successivement par les deux autres, à moins que la France ne fût au pouvoir de forces étrangères, était une chose absolument impossible. Elle aurait pu, il est vrai, ne l'être pas, si Louis XVI eût vécu, mais le meurtre de ce prince y avait mis un insurmontable obstacle.

Le passage de la polygarchie à la monarchie héréditaire ne pouvant pas être immédiat, il s'ensuivait par une conséquence nécessaire, que le rétablissement de celle-ci, et le rétablissement de la maison de Bourbon ne pouvaient pas être simultanés. Ainsi, c'était une nécessité de travailler au rétablissement de la monarchie, sans s'occuper de la maison de Bourbon que le temps pourrait ramener, s'il arrivait que celui qui aurait occupé le trône, s'en montrât indigne et méritât de le perdre. Il fallait faire un souverain temporaire, qui pût devenir souverain à vie, et enfin monarque héréditaire. La question n'était pas si Bonaparte avait les qualités les plus désirables dans un monarque; il avait incontestablement celles qui étaient indispensables pour réaccoutumer à la discipline monarchique la France, encore infatuée de toutes les doctrines révolutionnaires, et nul ne possédait ces qualités au même degré que lui.

La vraie question était comment on ferait de Bonaparte un souverain temporaire. Si on proposait de le nommer seul consul, on trahissait des vues que l'on ne pouvait voiler avec trop de soin. Si on lui donnait des collègues qui lui fussent égaux en titre et en pouvoir, on restait dans la polygarchie.

On restait dans la polygarchie, si on établissait un corps législatif ou permanent, ou devant se réunir à des époques déterminées sans convocation, et s'ajourner lui-même. Si ce corps, fût-il partagé en deux assemblées distinctes, pouvait seul faire des lois, on restait dans la polygarchie. Enfin, on restait dans la polygarchie si les administrateurs principaux et les juges surtout, devaient continuer à être nommés par les assemblées électorales. Le problème à résoudre était, on le voit, très compliqué et hérissé de tant de difficultés, qu'il était presque impossible d'éviter l'arbitraire. Aussi ne l'évita-t-on pas.

On créa, non pas trois consuls égaux, mais un premier, un second et un troisième consul, avec des attributions respectives telles, qu'à peu de choses près, le premier avec quelques interprétations que Bonaparte, mieux que personne, savait donner lorsqu'il s'agissait de son propre pouvoir, se trouva seul investi par le fait, de la part d'autorité qui, dans les monarchies tempérées ou constitutionnelles est exercée par le monarque. La seul différence essentielle était, qu'au lieu de se borner à lui laisser la sanction des lois, on lui en attribuait aussi l'initiative, cumulation de rôles qui lui devint funeste à lui-même.

Pour rendre le pouvoir du premier consul plus effectif encore, je fis le jour même de son installation une proposition qu'il accepta avec empressement. Les trois consuls devaient se réunir tous les jours, et les ministres de chaque département rendre compte devant eux des affaires qui étaient dans leurs attributions. Je dis au général Bonaparte que le portefeuille des affaires étrangères, qui, de sa nature est secret, ne pouvait être ouvert dans un conseil, et qu'il fallait qu'il se réservât à lui seul le travail des affaires étrangères, que le chef seul du gouvernement devait avoir dans les mains et diriger. Il sentit l'utilité de cet avis; et comme au moment de l'organisation d'un nouveau gouvernement, tout est plus facile à régler, on établit, dès le premier jour, que je ne travaillerais qu'avec le premier consul.

Le premier acte du général Bonaparte, en qualité de premier consul, fut d'écrire au roi d'Angleterre une lettre où il exprimait le vœu d'une prompte réconciliation entre les deux pays. Il fit une démarche semblable envers l'empereur d'Autriche. Ces deux tentatives n'amenèrent point de réconciliation, et ne pouvaient point en amener, mais elles eurent une influence heureuse sur la paix intérieure, parce qu'elles annonçaient des dispositions qui devaient être agréables au peuple, en lui révélant un homme d'État habile dans le grand général devenu chef du gouvernement. Cela fait, les refus des deux cabinets étant bien constatés par le manque de réponse à ces lettres, qui n'eurent pas même l'honneur d'un accusé de réception[353], Bonaparte ne songea plus qu'à se mettre en mesure d'aller chercher l'ennemi sur un champ de bataille où il ne devait plus trouver que des Autrichiens.

Paul Ier, mécontent de l'Autriche par laquelle il croyait avoir été trompé[354], avait rappelé ses troupes de l'Allemagne. Le premier consul, saisissant cette circonstance, fît réunir le peu de prisonniers russes qui se trouvaient en France, ordonna qu'on les habillât à neuf, et les renvoya chez eux sans rançon. Il chargea un des officiers qui les commandaient d'offrir à l'empereur Paul l'épée de la Valette trouvée à Malte. On sait que l'empereur de Russie avait pris l'ordre de Malte sous sa protection spéciale[355]. Touché de ces procédés délicats, l'empereur Paul qui se passionnait aisément fit faire à la France, par le général de Sprengtporten[356], des ouvertures de paix, qui suivies, par M. de Kalitcheff, menèrent à un traité définitif que je négociai et signai avec M. de Markoff[357].

M. de Markoff avait débuté dans les affaires sous le règne de l'impératrice Catherine, et avait été envoyé plus tard à Paris, comme un des plus habiles hommes d'affaires de Russie. Il me parut un homme d'humeur, sans instruction, mais spirituel. Son humeur portait alors sur son propre gouvernement, ce qui est fort commode pour le ministre des affaires étrangères d'un autre pays. Tant que l'empereur Paul vécut, les communications d'affaires étaient faciles et même agréables, mais à l'avènement de l'empereur Alexandre, M. de Markoff devint arrogant et insupportable. C'est avec lui que je traitai la grande affaire des sécularisations en Allemagne [358].

Le général Carnot, membre du directoire, échappé de Cayenne où il avait été si cruellement exilé avec tant d'autres au 18 fructidor, était depuis quelque temps placé au ministère de la guerre. Son premier soin, en rentrant dans les affaires, fut de rassembler deux armées, l'une sur le Rhin, l'autre au pied des Alpes. Le général Moreau eut le commandement de la première, Bonaparte avec la seconde, s'élance sur l'Italie par une route nouvelle, et passe sans perdre un canon le grand Saint-Bernard (20 mai 1800.) Il tombe à l'improviste sur les Autrichiens, et, après plusieurs combats heureux, il leur livre le 14 juin à Marengo une bataille à la fin de laquelle, la fortune aidée par le général Desaix[359] et le général Kellermann[360], se déclare pour lui, quand lui-même ne l'espérait plus. L'armistice qui en fut la suite, le rendit de nouveau maître de l'Italie. Averti par les craintes qu'il avait eues d'une défaite, il sut alors profiter de la victoire sans en abuser. Il sentit le besoin d'affermir son pouvoir avant de l'accroître, et sachant bien que la gloire militaire serait son principal titre à la puissance à laquelle il aspirait, il redoutait les victoires dont la France ne lui serait pas redevable, presque autant que des revers qu'il essuierait lui-même. Aussi se hâta-t-il de poser par son armistice les bases d'une nouvelle paix dans laquelle l'empire d'Allemagne serait compris, ce qui rendit presque inutile la victoire d'Hohenlinden[361], qui avait ouvert le chemin de Vienne au général Moreau.

Le traité entre la France et l'Autriche stipulant pour elle-même et pour l'empire, devait être négocié à Lunéville, et le comte Louis de Cobenzl[362] avait été désigné comme plénipotentiaire par l'empereur qui l'avait autorisé à se rendre à Paris avant l'ouverture des négociations. La cour de Vienne l'avait choisi, parce qu'il avait traité à Campo-Formio avec Bonaparte, qui n'était alors que général de l'armée d'Italie, et qu'il s'était établi entre eux des rapports de familiarité dans lesquels le comte de Cobenzl croyait aisément rentrer, mais que le premier consul fit bientôt disparaître. Il se passa à ce sujet une scène assez curieuse.

Bonaparte lui donna une première audience à neuf heures du soir aux Tuileries. Il avait ordonné lui-même la disposition de la pièce dans laquelle il voulait le recevoir; c'était dans le salon qui précède le cabinet du roi. Il avait fait mettre dans l'angle une petite table devant laquelle il était assis; tous les sièges avaient été enlevés; il ne restait, et c'était loin de lui, que des canapés. Sur la table se trouvaient des papiers et une écritoire; il y avait une seule lampe; le lustre n'était pas allumé. M. de Cobenzl entre: je le conduisais. L'obscurité de la chambre; la distance qu'il fallait parcourir pour arriver près de la table où était Bonaparte, qu'il apercevait à peine; l'espèce d'embarras qui en était la suite; le mouvement de Bonaparte qui se leva et se rassit; l'impossibilité pour M. de Cobenzl de ne pas rester debout, mirent immédiatement chacun à sa place, ou du moins à la place que le premier consul avait voulu fixer.

Après les conférences tenues à Lunéville entre Joseph Bonaparte et le comte de Cobenzl, on signa bientôt le traité[363], et la paix générale se trouva ainsi à peu près rétablie sur le continent.

Peu de temps auparavant, une convention faite avec les États-Unis, signée à Mortefontaine aussi par Joseph Bonaparte, avait terminé tous les différends qui existaient entre la république française et cette puissance[364].

L'Angleterre, sans alliés au dehors, et éprouvant quelques embarras au dedans, sentit elle-même le besoin de la paix. Les préliminaires, après des débats assez curieux par tout ce qu'il y eut d'esprit employé pour et contre un armistice maritime, en furent conclus à Londres entre M. Addington[365] et M. Otto[366]. C'est à Amiens, que lord Cornwallis[367] et Joseph Bonaparte signèrent le traité définitif. La France qui avait perdu toutes ses colonies, les recouvra toutes, sans qu'elle eût elle-même rien à restituer. Peut-être son honneur eût-il à souffrir de ce qu'elle laissa tout le poids des compensations à la charge de l'Espagne et de la Hollande, ses alliées, qui n'avaient été engagées dans la guerre que pour elle et par elle[368]. Mais c'est là une de ces observations que peu de gens font, et qui ne s'offrent jamais d'elles-mêmes à l'esprit de la multitude, accoutumée à prendre les succès de la mauvaise foi pour de l'habileté.

Je ne dois pas omettre qu'un des articles du traité d'Amiens stipulait l'abandon de Malte par les Anglais. Bonaparte qui, en s'emparant de cette île célèbre, avait changé le sort de la Méditerranée, mettait un grand prix à la faire restituer à ses anciens maîtres, et détestait de m'entendre dire que j'aurais volontiers laissé Malte aux Anglais en toute propriété, pourvu que le traité eût été signé par M. Pitt ou par M. Fox, au lieu de l'être par M. Addington.

Antérieurement à ces traités, une espèce de convention ou d'accord avait mis fin à la guerre civile, rallumée dans la Vendée et les provinces de l'ouest[369].

Lors de la bataille de Marengo un lien secret se forma entre Bonaparte et la cour de Rome[370]. Il avait eu à Milan plusieurs conférences avec un envoyé du pape Pie VII, élu à Venise comme successeur de Pie VI: ces conférences ont été le point de départ du concordat, signé plus tard à Paris par le cardinal Consalvi[371]. Cet accord et sa ratification immédiate réconcilièrent la France avec le Saint-Siège, sans autre opposition que celle de quelques militaires, fort braves gens d'ailleurs, mais dont l'esprit ne s'élevait pas jusqu'à une conception de ce genre.

C'est après cette grande réconciliation avec l'Église, à laquelle j'avais puissamment contribué, que Bonaparte obtint du pape un bref pour ma sécularisation. Ce bref est daté de Saint-Pierre de Rome le 29 juin 1802[372].

Il me semble que rien n'exprime mieux l'indulgence de Pie VII à mon égard, que ce qu'il disait un jour au cardinal Consalvi, en parlant de moi: «M. de Talleyrand!! ah! ah! Que Dieu ait son âme, mais moi je l'aime beaucoup!!»

La Suisse, que le directoire, dirigé par MM. La Harpe[373] et Ochs[374], avait voulu transformer en une république une et indivisible, était redevenue, comme elle désirait de l'être, une confédération avec les anciennes ligues; et cela, en vertu d'un acte appelé acte de médiation parce que la France avait servi de médiatrice entre tous les cantons anciens et nouveaux[375].

La Porte ottomane, le Portugal, les Deux-Siciles avaient renoué leurs anciens liens d'amitié et de commerce avec la France[376].

L'Espagne, par le traité de Bâle, avait rétrocédé la Louisiane à la France qui la rendit aux États-Unis (30 avril 1803). Ceux-ci retinrent une partie du prix comme indemnité pour les pertes commerciales que les Américains avaient éprouvées, à la suite des absurdes décrets de la Convention.

La distribution des territoires sécularisés en Allemagne se faisait sous la double médiation de la France et de la Russie[377].

On peut le dire sans la moindre exagération, à l'époque de la paix d'Amiens, la France jouissait au dehors, d'une puissance, d'une gloire, d'une influence telles, que l'esprit le plus ambitieux ne pouvait rien désirer au delà pour sa patrie. Et ce qui rendait cette situation plus merveilleuse encore, c'était la rapidité avec laquelle elle avait été créée. En moins de deux ans et demi, c'est-à-dire du 18 brumaire (9 novembre 1799) au 25 mars 1802, date de la paix d'Amiens, la France avait passé de l'avilissement où le directoire l'avait plongée, au premier rang en Europe.

Tout en s'occupant des affaires du dehors, Bonaparte n'avait pas négligé celles de l'intérieur. Son incroyable activité suffisait à tout. Il avait donné de nouveaux règlements à l'administration qu'il avait rendue le plus possible monarchique. Il avait habilement rétabli l'ordre dans les finances. Les ministres du culte étaient honorés. Non content de comprimer les partis, il avait cherché à se les attacher, et il y avait, jusqu'à un certain point réussi. La qualité d'ancien émigré, ni celle d'ancien jacobin n'étaient pour rien des titres d'exclusion. Afin d'isoler davantage Louis XVIII et lui ôter, comme il disait, l'air de roi qu'une nombreuse émigration lui donnait, il avait permis à beaucoup d'émigrés de rentrer en France. Il employait les uns et les autres, il en approchait de sa personne. Les jacobins oubliaient leur aversion pour l'autorité d'un seul; les émigrés étaient amenés à regretter moins que cette autorité eût passé en d'autres mains[378].

Malgré les troubles prolongés de la Révolution, les arts industriels avaient pris en France un grand essor. Beaucoup de capitaux avaient suivi cette direction. Pour atteindre un haut point de prospérité intérieure, il ne fallait que de la sécurité, et l'opinion générale de la France était que Bonaparte l'avait donnée.

Ainsi ceux qui avaient concouru à le porter au pouvoir, avaient lieu de s'en féliciter. Il avait usé de son autorité de manière à la rendre utile, même à la faire aimer. On pouvait croire qu'il venait de mettre un terme à la Révolution. En réhabilitant le pouvoir, il était devenu l'auxiliaire de tous les trônes. L'influence salutaire qu'il avait acquise donnait au consulat, en Europe, la consistance d'un gouvernement ancien. Des conspirations, à l'une desquelles il avait miraculeusement échappé, avaient fortifié les sentiments que lui portaient les amis de l'ordre. Aussi, lorsque ses deux collègues proposèrent à la France, réunie en assemblées primaires de le nommer premier consul à vie, cette proposition reçut-elle la presque unanimité des suffrages[379].

De leur côté les députés de la république cisalpine se rendirent à Lyon, afin d'obtenir du premier consul une organisation définitive pour leur pays[380]. Quoique les affaires qui devaient être traitées à Lyon ne fussent pas dans mes attributions, Bonaparte se servit beaucoup de moi pour les conduire. J'avais dû le précéder dans cette ville, pour y voir les membres de la députation. Il ne s'en rapportait pour des affaires aussi délicates, ni à ce que faisait, ni à ce que disait M. Chaptal[381], son ministre de l'intérieur, qu'il trouvait lourd, vain, sans esprit et qu'il ne gardait alors que pour ne pas faire trop de peine à Cambacérès[382] qui le protégeait. En arrivant à Lyon, je vis M. de Melzi[383] que je connaissais depuis longtemps, et je m'ouvris à lui, non pas sur ce que le premier consul désirait, mais sur ce qu'il fallait que la république cisalpine demandât. En peu de jours je parvins à mon but. Au moment où Bonaparte arriva à Lyon, tout était préparé. Dès le second jour, les principaux Milanais le pressèrent d'accepter la présidence à vie, et par reconnaissance, il consentit à substituer au nom de république cisalpine celui de royaume d'Italie[384] et à nommer vice-président M. de Melzi, qui, lui ayant présenté les clefs de Milan lors de la première invasion, se trouvait assez compromis envers l'Autriche pour que Bonaparte osât lui donner toute sa confiance.

Jusqu'à la paix d'Amiens, Bonaparte avait pu commettre bien des fautes, car quel homme en est exempt? Mais il n'avait point manifesté de desseins à l'exécution desquels un Français, ami de son pays, pût faire difficulté de concourir. On pouvait n'être pas toujours d'accord avec lui sur les moyens, mais l'utilité du but ne pouvait être contestée, dans le temps où, évidemment, il n'était autre que de finir la guerre extérieure, d'une part; et de finir, d'autre part, la révolution par le rétablissement de la royauté, qu'il était alors, je l'affirme, impossible de rétablir au profit des héritiers légitimes du dernier roi.

La paix d'Amiens était à peine conclue, que la modération commença à abandonner Bonaparte; cette paix n'avait pas encore reçu sa complète exécution, qu'il jetait déjà les semences de nouvelles guerres qui devaient après avoir accablé l'Europe et la France, le conduire lui-même à sa ruine.

Le Piémont aurait dû être restitué au roi de Sardaigne immédiatement après la paix de Lunéville: il n'était qu'en dépôt entre les mains de la France. Le restituer aurait été à la fois un acte de justice rigoureuse et de très sage politique. Bonaparte, au contraire, le réunit à la France. Je fis de vains efforts pour le détourner de cette mesure. Il croyait qu'elle était dans son intérêt personnel, son amour-propre lui paraissait la réclamer, et il prévalut contre tous les conseils de la prudence[385].

Quoiqu'il eût par ses victoires contribué à l'agrandissement de la France, aucun des territoires dont elle s'était récemment agrandie n'avait pourtant été conquis par les armées qu'il avait commandées. C'était sous la Convention que le comtat d'Avignon, la Savoie, la Belgique, la rive gauche du Rhin avaient été réunis à la France; et Bonaparte ne pouvait personnellement réclamer aucune de ces conquêtes comme venant de lui. Régner, et régner héréditairement, comme il aspirait à le faire sur un pays agrandi par des chefs autrefois ses égaux, et qu'il voulait avoir pour sujets, lui paraissait presque humiliant, et pouvait d'ailleurs amener des oppositions qu'il tenait à éviter. C'est ainsi que, pour justifier ses prétentions au titre souverain, il jugea nécessaire d'ajouter à la France des possessions qu'elle tînt de lui. Il avait été le conquérant du Piémont en 1796, ce qui lui semblait désigner ce pays comme propre à remplir ses vues. Il en fit donc prononcer par le Sénat la réunion à la France, n'imaginant pas que personne lui demandât raison d'une violation aussi monstrueuse de ce que le droit des gens a de plus sacré. Son illusion ne devait pas être de longue durée.

Le gouvernement anglais, qui n'avait fait la paix que par nécessité, sorti des embarras intérieurs qui la lui avaient rendue presque indispensable, n'ayant point encore restitué Malte, et désirant la garder, saisit l'occasion que lui offrait la réunion du Piémont à la France, et reprit les armes[386].

Cet événement hâta la résolution de Bonaparte de transformer le consulat à vie en monarchie héréditaire. Les Anglais avaient jeté sur les côtes de Bretagne quelques émigrés dévoués et très entreprenants. Bonaparte profita de cette conspiration dans laquelle il s'était flatté d'envelopper à la fois, Dumouriez[387], Pichegru et Moreau, ses trois rivaux de gloire, pour se faire donner par le Sénat le titre d'empereur. Mais ce titre, qu'avec de la modération et de la sagesse il aurait également obtenu, quoique peut-être plus tard, devint le prix de la violence et du crime. Il monta sur le trône, mais sur un trône souillé du sang de l'innocence, et d'un sang que d'antiques et glorieux souvenirs rendaient cher à la France.

La mort violente et inexpliquée de Pichegru, les moyens employés pour obtenir la condamnation de Moreau, pouvaient être mis sur le compte de la politique; mais l'assassinat du duc d'Enghien[388], commis uniquement pour s'assurer, en se plaçant dans leurs rangs, ceux à qui la mort de Louis XVI faisait craindre toute espèce de pouvoir ne venant pas d'eux, cet assassinat, dis-je, ne pouvait être ni excusé ni pardonné, et il ne l'a jamais été; aussi Bonaparte a-t-il été réduit à s'en vanter[389].

La nouvelle guerre dans laquelle Bonaparte se trouvait engagé avec l'Angleterre exigeant l'emploi de toutes ses ressources, il ne fallait que la prudence la plus vulgaire pour ne rien entreprendre qui pût exciter les puissances du continent à faire cause commune avec son ennemie. Mais la vanité l'emporta encore. Il ne lui suffisait plus d'avoir été proclamé sous le nom de Napoléon, empereur des Français, il ne lui suffisait pas d'avoir été sacré par le Souverain Pontife; il voulait encore être roi d'Italie, pour être empereur et roi, aussi bien que le chef de la maison d'Autriche. En conséquence il se fait couronner à Milan, et, au lieu de prendre simplement le titre de roi de Lombardie, il choisit le titre plus ambitieux, et par cela même plus alarmant de roi d'Italie, comme si son dessein était de soumettre l'Italie entière à son sceptre; et pour qu'il y eût moins de doute sur ses intentions, Gênes et Lucques[390], où ses agents avaient assez habilement répandu l'effroi, lui envoyèrent des députations par l'organe desquelles, l'une se donne à lui, l'autre demande un souverain de son nom; et toutes deux sous des formes différentes, font dès lors partie de ce que pour la première fois, on commença à appeler le grand empire.

Les conséquences de cette conduite furent telles qu'il était naturel de le prévoir. L'Autriche arme, et la guerre continentale devient imminente. Alors Napoléon essaye des négociations de tout côté. Il tente d'attirer la Prusse dans son alliance[391] en lui offrant le Hanovre, et quand la chose est sur le point de réussir, il la fait échouer en envoyant à Berlin le général Duroc[392] qui par sa rudesse maladroite, détruisit les bons effets des démarches faites précédemment d'après mes instructions, par M. de la Forest[393] qui y était ministre de France.

L'empereur fut plus heureux avec les électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Bade, qu'il maintint cette fois dans son alliance.

Le camp de Boulogne qu'il forma à cette époque, dans le but de menacer les côtes d'Angleterre eut pour premier résultat de populariser la guerre dans ce pays, et d'y faire créer, chose inouïe, une nombreuse armée permanente. Et c'est pendant que Napoléon paraissait absorbé par les travaux de ce camp, que les Autrichiens passaient l'Inn, traversaient la Bavière, occupaient le centre de la Souabe, et déjà arrivaient sur les bords du Rhin. Ce fut toutefois cette précipitation des Autrichiens qui le préserva de la position plus que critique où il aurait été, s'ils eussent attendu l'arrivée de l'empereur Alexandre et des cent mille Russes qui étaient en marche pour se joindre à eux, car la Prusse aurait été alors infailliblement entraînée dans la coalition; mais les Autrichiens voulaient montrer que seuls, ils étaient en état d'engager la lutte et de triompher.

Napoléon sut profiter de cette faute avec le génie militaire et la célérité qui font sa gloire. En quelques semaines, on pourrait dire en quelques jours, il transporta la grande armée du camp de Boulogne aux bords du Rhin pour la conduire à de nouvelles victoires.

Je reçus l'ordre de l'accompagner à Strasbourg, pour être prêt à suivre son quartier général selon les circonstances (septembre 1805). Un accident de santé qu'eut l'empereur au début de cette campagne m'effraya singulièrement. Le jour même de son départ de Strasbourg, j'avais dîné avec lui; en sortant de table, il était entré seul chez l'impératrice Joséphine; au bout de quelques minutes il en sortit brusquement; j'étais dans le salon, il me prit par le bras et m'amena dans sa chambre. M. de Rémusat[394], premier chambellan, qui avait quelques ordres à lui demander, et qui craignait qu'il ne partît sans les lui donner, y entra en même temps. A peine y étions-nous, que l'empereur tomba par terre; il n'eut que le temps de me dire de fermer la porte. Je lui arrachai sa cravate parce qu'il avait l'air d'étouffer; il ne vomissait point, il gémissait et bavait. M. de Rémusat lui donnait de l'eau, je l'inondais d'eau de Cologne. Il avait des espèces de convulsions qui cessèrent au bout d'un quart d'heure; nous le mîmes sur un fauteuil; il commença à parler, se rhabilla, nous recommanda le secret et une demi-heure après, il était sur le chemin de Carlsruhe. En arrivant à Stuttgard, il m'écrivit pour me donner de ses nouvelles; sa lettre finissait par ces mots: «Je me porte bien. Le duc (de Wurtemberg) est venu au-devant de moi jusqu'en dehors de la première grille de son palais; c'est un homme d'esprit.»—Une seconde lettre de Stuttgard du même jour portait: «J'ai des nouvelles de ce que fait Mack; il marche comme si je le conduisais moi-même. Il sera pris dans Ulm, comme un vilain[395]

On a cherché à répandre depuis que Mack avait été acheté; cela est faux; c'est leur présomption seule qui perdit les Autrichiens. On sait comment leur armée battue partiellement sur plusieurs points et refoulée vers Ulm, fut obligée d'y capituler; elle y resta prisonnière de guerre, après avoir passé sous les fourches caudines.

En m'annonçant sa victoire, Napoléon m'écrivit quelles étaient, dans sa première idée, les conditions qu'il voulait imposer à l'Autriche, et quels territoires il voulait lui enlever. Je lui répondis que son véritable intérêt n'était point d'affaiblir l'Autriche, qu'en lui ôtant d'un côté, il fallait lui rendre de l'autre, afin de s'en faire un allié. Le mémoire dans lequel j'exposais mes raisons le frappa assez pour qu'il mît la chose en délibération dans un conseil qu'il tint à Munich où j'étais allé le rejoindre, et pour qu'il inclinât à suivre le plan que je lui avais proposé, et que l'on peut retrouver encore dans les archives du gouvernement[396]. Mais de nouveaux avantages remportés par une de ses divisions d'avant-garde, exaltant son imagination, ne lui laissèrent plus que le désir de marcher sur Vienne, de courir à de nouveaux succès et de dater des décrets du palais impérial de Schœnbrunn.

Maître en moins de trois semaines de toute la haute-Autriche et de toute la partie de la basse qui est au midi du Danube, il passe ce fleuve et s'engage dans la Moravie. Si alors soixante mille Prussiens fussent entrés en Bohême, et que soixante mille autres, venus par la Franconie, eussent occupé la route de Lintz, il est douteux qu'il eût pu parvenir à échapper de sa personne. Si l'armée austro-russe qu'il avait en tête, et qui était forte d'environ cent vingt mille hommes, eût seulement évité toute action générale et donné à l'archiduc Charles le temps d'arriver avec les soixante-quinze mille hommes qui étaient sous ses ordres, au lieu de dicter des lois, Napoléon aurait été dans la nécessité d'en subir. Mais loin d'arriver avec son armée, la Prusse envoya un négociateur, qui, soit folie, soit crime, ne fit rien de ce qu'il était chargé de faire, et creusa le précipice où son pays devait être lui-même prochainement englouti[397].

L'empereur Alexandre, qui s'ennuyait à Olmütz et qui n'avait encore vu aucune bataille, voulut en avoir l'amusement; et malgré les représentations des Autrichiens, malgré les avis que le roi de Prusse lui avait adressés, il livra la bataille connue sous le nom de bataille d'Austerlitz et la perdit complètement, trop heureux de pouvoir se retirer par journées d'étapes, comme l'armistice qui en fut la suite lui en imposait l'humiliante obligation. Jamais fait militaire n'eut plus d'éclat. Je vois encore Napoléon rentrant à Austerlitz le soir de la bataille. Il logeait dans une maison du prince de Kaunitz; et là, dans sa chambre, oui dans la chambre même du prince de Kaunitz, arrivaient à tous les instants des drapeaux autrichiens, des drapeaux russes, des messages des archiducs, des messages de l'empereur d'Autriche, des prisonniers portant les noms de toutes les grandes maisons de l'empire.

Au milieu de tous ces trophées, je n'ai pas oublié qu'un courrier entra dans la cour, apportant des lettres de Paris, et le portefeuille mystérieux dans lequel M. de la Valette[398] déposait le secret des lettres particulières décachetées qui avaient quelque importance, et les rapports de toutes les polices françaises. A la guerre, l'arrivée d'un courrier est un événement d'une douceur extrême. Napoléon, en faisant immédiatement distribuer les lettres, délassait et récompensait son armée.

Il survint alors un incident assez piquant qui peint trop bien le caractère de Napoléon et ses opinions pour que j'omette d'en faire mention. L'empereur qui, à cette époque, était fort en confiance avec moi, me dit de lui faire la lecture de sa correspondance. Nous commençâmes par les lettres déchiffrées des ambassadeurs étrangers à Paris; elles l'intéressaient peu, parce que toutes les nouvelles de la terre se passaient autour de lui. Nous en vînmes ensuite aux rapports de police; plusieurs parlaient des embarras de la banque, occasionnés par quelques mauvaises mesures du ministre des finances, M. de Marbois[399]. Le rapport qu'il remarqua davantage fut celui de madame de Genlis; il était long, et écrit tout entier de sa main. Elle y parlait de l'esprit de Paris, et citait quelques propos offensants tenus, disait-elle, dans les maisons que l'on appelait alors le faubourg Saint-Germain; elle nommait cinq ou six familles, qui jamais, ajoutait-elle, ne se rallieraient au gouvernement de l'empereur. Des expressions assez mordantes que rapportait madame de Genlis, mirent Napoléon dans un état de violence inconcevable; il jura, tempêta contre le faubourg Saint-Germain. «Ah! ils se croient plus forts que moi, disait-il, Messieurs du faubourg Saint-Germain; nous verrons! nous verrons!» Et ce nous verrons! venait quand?... après quelques heures d'une victoire décisive remportée sur les Russes et sur les Autrichiens. Tant il reconnaissait de force et de puissance à l'opinion publique et surtout à celle de quelques nobles, dont la seule action se bornait à s'écarter de lui. Aussi, en revenant plus tard à Paris, crut-il avoir fait une nouvelle conquête quand mesdames de Montmorency[400], de Mortemart[401] et de Chevreuse[402] vinrent remplir des places de dames du palais de l'impératrice, et anoblir madame de Bassano[403] qui avait été nommée avec elles.

Au bout de vingt-quatre heures, je quittai Austerlitz. J'avais passé deux heures sur ce terrible champ de bataille; le maréchal Lannes m'y avait mené, et je dois à son honneur, et peut-être à l'honneur militaire en général, de dire que ce même homme qui, la veille, avait fait des prodiges de valeur, qui avait été d'une valeur inouïe tant qu'il avait eu des ennemis à combattre, fut au moment de se trouver mal, quand il n'eut plus devant ses yeux que des morts et des estropiés de toutes les nations; il était si ému que, dans un moment où il me montrait les différents points d'où les attaques principales avaient été faites: «Je n'y puis plus tenir, me dit-il, à moins que vous ne vouliez venir avec moi assommer tous ces misérables juifs qui dépouillent les morts et les mourants.»

Les négociations, dont avant cette grande bataille il n'y avait eu qu'un vain simulacre, devinrent alors sérieuses. Elles commencèrent à Brünn en Moravie et se terminèrent à Presbourg[404] où le général Giulay[405] et le loyal prince Jean de Lichtenstein[406] s'étaient rendus avec moi.

Pendant que j'étais dans la première de ces villes, l'empereur Napoléon dictait à Duroc, et le comte d'Haugwitz, ministre de Prusse, signait un traité (15 décembre 1805), où étaient mentionnées les cessions qui seraient exigées de l'Autriche, et par lequel la Prusse cédait Anspach et Neufchâtel, en échange du Hanovre qu'elle recevait. Napoléon avait des succès de tous les genres; et il en abusa sans aucune mesure, surtout en datant de Vienne, peu de temps après[407], l'insolent décret dans lequel il déclarait que Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles, avait cessé de régner, et donnait à Joseph Bonaparte, l'aîné de ses frères, le royaume de Naples qu'il conquit facilement, et celui de Sicile, sur lequel son imagination seule a jamais régné.

Le système que Napoléon adopta alors, et dont le décret duquel je parle fut le premier acte, doit être compté parmi les causes de sa chute. Je ferai connaître plus tard, avec des applications particulières à chacun des nouveaux rois qu'il fabriquait, tout ce qu'il y avait d'impolitique et de destructeur dans cette manière de renverser des gouvernements, pour en créer d'autres qu'il ne tardait pas à abattre encore, et cela sur tous les points de l'Europe.

L'Autriche, dans l'état de détresse où elle était réduite, ne pouvait que subir les conditions imposées par le vainqueur. Elles étaient dures, et le traité fait avec M. d'Haugwitz rendait pour moi impossible de les adoucir, sur d'autres articles que sur celui des contributions. Je fis du moins en sorte que les conditions ne pussent être aggravées par aucune fallacieuse interprétation. Maître de la rédaction sur laquelle Napoléon, à la distance où j'étais de lui, ne pouvait pas influer, je m'appliquai à la rendre exempte de toute équivoque; aussi, quoiqu'il eût obtenu tout ce qu'il était possible d'obtenir, le traité ne lui plut pas. Il m'écrivit à quelque temps de là: «Vous m'avez fait à Presbourg un traité qui me gêne beaucoup.» Ce qui cependant ne l'empêcha pas de me donner, peu de temps après, une grande marque de satisfaction en me faisant prince de Bénévent, dont le territoire était occupé par ses troupes. Je dis avec plaisir que, par là, ce duché que j'ai conservé jusqu'à la Restauration, a été mis à l'abri de toute espèce de vexation, et même de la conscription.

Le comte d'Haugwitz aurait assurément mérité de payer de sa tête le traité qu'il avait osé faire sans pouvoirs, et contre ce qu'il savait parfaitement bien être le vœu de son souverain; mais le punir aurait été s'attaquer à Napoléon lui-même. Le roi de Prusse n'osa le désavouer; il eut même la faiblesse de résister aux nobles sollicitations de la reine; et cependant, honteux de donner son approbation à un pareil acte, il ne ratifia d'abord le traité que conditionnellement. Mais à la ratification conditionnelle que Napoléon rejeta, il fallut, sous peine de l'avoir pour ennemi, en substituer une pure et simple qui constitua la Prusse en guerre avec l'Angleterre[408].

Napoléon, depuis qu'il était empereur, ne voulait plus de république, surtout dans son voisinage. En conséquence, il changea le gouvernement de la Hollande, et finit par se faire demander un de ses frères pour être roi du pays[409]. Il ne soupçonnait pas alors que son frère Louis, qu'il avait choisi, était un trop honnête homme pour accepter le titre de roi de Hollande, sans devenir parfaitement Hollandais.

La dissolution de l'empire germanique était déjà implicitement opérée par le traité de Presbourg, puisqu'il avait reconnu comme rois les électeurs de Bavière et de Wurtemberg, et l'électeur de Bade comme grand-duc. Cette dissolution fut consommée par l'acte qui forma la confédération du Rhin[410], acte qui coûta l'existence à une foule de petits États conservés par le recès de 1803, et que j'essayai encore une fois de sauver. Mais je réussis pour un très petit nombre, les principaux confédérés ne voulant accepter cet acte qu'autant qu'ils seraient agrandis.

Murat, l'un des beaux-frères de Napoléon, à qui les pays de Clèves et de Berg avaient été donnés en souveraineté, fut compris dans cette confédération, avec le titre de grand-duc; il l'échangea plus tard pour celui de roi, qu'il eût mieux valu pour lui ne jamais obtenir.

Pendant que le roi de Prusse se brouillait avec l'Angleterre en occupant le Hanovre, celle-ci songeait à traiter avec la France. M. Pitt étant mort[411], M. Fox qui n'était pas destiné à lui survivre beaucoup, était devenu, à force de talent et malgré la répugnance du roi, principal secrétaire d'État pour les affaires étrangères dans le cabinet dont lord Grenville[412] était le chef nominal. Personne ne détestait plus que M. Fox l'oppression du gouvernement de Napoléon; mais, soit pour ne pas mettre sa conduite en contradiction avec le langage qu'il avait tenu pendant tant d'années comme chef de l'opposition, soit désir réel de la paix, il crut devoir faire des démonstrations pacifiques. Il m'écrivit[413] pour m'informer d'une tentative d'assassinat contre la personne de l'empereur (ou du chef des Français, ainsi qu'il le nommait dans sa lettre), qui lui avait été révélée par un des misérables auteurs du complot.

Je saisis avidement cette occasion, et, en le remerciant au nom de l'empereur, j'exprimai des dispositions qui furent bientôt suivies d'ouvertures faites par l'entremise de lord Yarmouth. Après deux ou trois conférences, M. Fox, pour être agréable à lord Grenville, adjoignit lord Lauderdale[414] à lord Yarmouth.

De son côté, l'empereur Alexandre envoya à Paris M. d'Oubril, pour y ménager un raccommodement. Je l'amenai à faire un traité qu'il négocia avec M. Clarke[415]. L'empereur de Russie, qui ne voulait pas encore aller aussi loin, refusa de le ratifier et disgracia celui qui l'avait signé.

Quant à la négociation qui avait été bien entamée par lord Yarmouth, et gâtée par lord Lauderdale, elle n'aboutit qu'à venger l'Angleterre de la Prusse, beaucoup plus que l'Angleterre elle-même ne l'aurait voulu.

La paix entre l'Angleterre et la France était moralement impossible sans la restitution du Hanovre; et Napoléon ayant disposé de ce pays contre des équivalents, dont il avait aussi disposé, la restitution était de même moralement impossible. Mais l'empereur, qui ne tenait pour réelles que les difficultés que la force ne pouvait pas surmonter, n'hésita point à admettre cette restitution comme l'une des bases de l'arrangement à intervenir. Il se disait: «La Prusse qui a reçu par peur le Hanovre, le rendra par peur; et, quant aux équivalents qu'elle a donnés, je les compenserai par des promesses qui suffiront à l'amour-propre du cabinet, et dont le pays sera forcé de se contenter.»

La Prusse ne pouvait pas ignorer longtemps cette perfidie; les Anglais étaient intéressés à la lui faire savoir, et pour surcroît, elle en avait encore une autre à essuyer.

Dans les entretiens que le comte d'Haugwitz avait eus, tant à Vienne qu'à Paris, avec l'empereur Napoléon, celui-ci lui avait parlé de son projet de dissoudre l'empire germanique et d'y substituer deux confédérations, l'une du midi, l'autre du nord. Il ne voulait, disait-il, avoir d'influence que sur la première; la Prusse serait à la tête de la seconde. Le cabinet prussien se laissa séduire par ce projet, mais lorsqu'on voulut procéder à la démarcation des deux confédérations, Napoléon déclara que la Prusse ne pouvait pas comprendre dans sa part, ni les villes hanséatiques ni la Saxe, c'est-à-dire les seuls pays qui ne fussent pas déjà sous l'influence et la protection de la Prusse. Celle-ci, se voyant jouée, ne prit conseil que de l'irritation qui régnait dans toutes les classes de la nation et courut aux armes.

Ce n'était pas sans une secrète inquiétude que l'empereur allait pour la première fois se mesurer contre elle. L'ancienne gloire de l'armée prussienne lui imposait; mais après une action de quatre heures seulement, le fantôme s'évanouit, et la bataille d'Iéna[416], mit la monarchie prussienne complètement à la merci d'un vainqueur, d'autant plus dur que les torts étaient de son côté, et que, de plus il avait eu quelque crainte, et qu'on le savait.

Napoléon était déjà à Berlin, quand il reçut une proclamation imprudente du prince de la Paix qui semblait annoncer une prochaine défection de l'Espagne[417]. Il jura dès lors de détruire à tout prix la branche espagnole de la maison de Bourbon; et moi, je jurai intérieurement de cesser, à quelque prix que ce fût, d'être son ministre, dès que nous serions de retour en France. Il me confirma dans cette résolution par la barbarie avec laquelle, à Tilsitt, il traita la Prusse, quoiqu'il ne m'en fît pas l'instrument. Cette fois, il ne s'en rapporta pas à moi pour traiter des contributions de guerre et de l'évacuation des territoires par ses troupes. Il en chargea le maréchal Berthier[418]. Il trouvait qu'à Presbourg, je m'en étais acquitté d'une manière trop peu conforme à ce qu'il croyait être ses véritables intérêts; mais j'anticipe sur les événements.

Nous ne restâmes que peu de jours à Berlin. M. de Zastrow, aide de camp de confiance du roi, et M. de Lucchesini avaient eu la permission de s'y rendre. M. de Lucchesini passait en Prusse pour être fort capable, et surtout très fin. Sa finesse m'a souvent rappelé à moi, le mot de Dufresni: Trop d'esprit, c'est-à-dire pas assez. Ces deux plénipotentiaires venaient pour négocier un armistice que peut-être ils auraient obtenu, s'ils n'avaient pas été informés trop tard de la capitulation de Magdebourg. L'armée russe, il est vrai, était encore intacte, mais elle était si peu nombreuse! et d'ailleurs les Prussiens étaient complètement découragés, toutes les places fortes avaient ouvert leurs portes, et enfin des députations polonaises accouraient de tous les côtés au-devant de Napoléon. Il n'en fallait pas tant pour qu'il se décidât à renvoyer tous les négociateurs, à quitter Berlin, et à marcher rapidement par Posen sur Varsovie.

Quel singulier spectacle que de voir Napoléon sortir du cabinet du grand Frédéric où il venait d'écrire un bulletin pour son armée, passer dans la salle à manger pour faire dîner avec lui Mollendorf[419] qui était prisonnier, et Müller[420] qui était l'historiographe de la monarchie prussienne; offrir à l'un et à l'autre leurs appointements, qu'ils acceptèrent, puis monter en voiture et partir pour Posen!

Il s'y était fait précéder par le général Dombrowski[421] et par le comte Wybicki qui, l'un et l'autre, avaient servi sous ses ordres dans les campagnes d'Italie. C'est de Posen qu'ils datèrent une espèce d'appel à toute la Pologne en annonçant son rétablissement. Cette pièce, qui leur avait été remise à Berlin, montrait et cachait assez l'autorisation de Napoléon pour qu'il pût l'avouer ou la désavouer, selon que les circonstances favoriseraient ou arrêteraient son entreprise. A Posen, on le reçut avec transport. Une députation ménagée par Murat, qui déjà était à Varsovie, et composée d'hommes assez considérables pour que l'on pût croire qu'ils parlaient au nom de la nation, était le lendemain de l'arrivée de Napoléon à la porte du palais qu'il occupait. Cette députation était nombreuse; les noms qui sont restés dans ma mémoire sont ceux de MM. Alexandre Potocki, Malachowski, Gutakowski, Dzialinski. Dans le discours qu'ils adressèrent à l'empereur, ils lui offrirent toutes les forces du pays. Napoléon saisissant cette offre, et s'expliquant peu sur le reste de leurs demandes, leur répondit: «Quand vous aurez une armée de quarante mille hommes, vous serez dignes d'être une nation; et alors vous aurez droit à toute ma protection.» La députation retourna promptement à Varsovie pleine d'espérance.

C'est à Posen que l'empereur traita avec l'électeur de Saxe, jusque-là allié de la Prusse. L'électeur accéda à la confédération du Rhin et prit le titre de roi[422]. A cette occasion, Napoléon reçut la liste des tableaux que M. Denon[423] l'engageait à prendre dans la galerie de Dresde. Il la lisait lorsque j'entrai dans son cabinet et me la montra. «—Si Votre Majesté, lui dis-je, fait enlever quelques-uns des tableaux de Dresde, elle fera plus que le roi de Saxe ne s'est jamais permis de faire, car il ne se croit pas le pouvoir d'en faire placer aucun dans son palais. Il respecte la galerie comme une propriété nationale.—Oui, dit Napoléon, c'est un excellent homme; il ne faut pas lui faire de la peine. Je vais donner l'ordre de ne toucher à rien. Nous verrons plus tard.»

L'empereur, sûr d'avoir un nouveau corps d'armée d'au moins quarante mille Polonais, partit peu de jours après pour Varsovie. Un accident grave qu'éprouva le général Duroc à Kutno ne retarda pas son voyage d'un quart d'heure; il le vit tomber, passa auprès de lui, continua sa route et ne réfléchit qu'à deux lieues de là qu'il devait envoyer savoir de ses nouvelles. Murat seul était instruit du moment de son arrivée à Varsovie; il y entra au milieu de la nuit. A six heures du matin, les autorités nouvelles, toutes créées par l'influence des officiers français qui appartenaient au corps d'armée de Murat, reçurent l'ordre de se rendre au palais où elles allaient être présentées à l'empereur. Il accueillit avec une distinction marquée les hommes les plus ardents parmi ceux qui vinrent là: c'étaient de ces patriotes toujours prêts à courir au-devant d'un changement quel qu'il soit dans l'organisation de leur pays. Il se montra plus que sévère envers les autres, et particulièrement envers le prince Joseph Poniatowski[424] qu'il blâma très amèrement de n'avoir consenti à reprendre son grade dans l'armée, que sur un ordre positif qui lui en avait été donné par Murat au nom de l'empereur. En méritant ce reproche fait à sa fidélité, le prince Joseph prit une place à part dans l'estime de l'empereur, qui, au moment où il donna à la Pologne un gouvernement provisoire, lui confia le ministère de la guerre.

Le premier séjour de Napoléon à Varsovie fut fort court. Dans toutes les conversations qu'il avait eues en arrivant avec les personnes les plus influentes du pays, il avait annoncé que son intention était de marcher bientôt sur Grodno, et que, les obstacles étant faibles, il aurait en peu de temps détruit ce qu'il appelait déjà les débris de l'armée russe, et rejeté, comme il disait, ces nouveaux Européens dans leurs anciennes limites. Les boues de Pultusk[425] arrêtèrent quelque temps ses projets, sans cependant le faire changer totalement de langage. Il annonça, en rentrant à Varsovie, qu'il venait d'avoir de grands succès, mais qu'il ne voulait pas profiter des avantages que la saison rendait très pénibles pour ses troupes, et qu'il allait prendre ses quartiers d'hiver.

Il employa ce temps de repos qui, au reste, ne fut pas long, à organiser la Pologne de manière à ce qu'elle lui devînt d'un grand secours à l'ouverture de la campagne. Et comme il savait que l'imagination seule gouverne dans ce singulier pays, il mit tous ses soins pendant les trois semaines qu'il passa à Varsovie, à exalter l'esprit militaire de la nation, à donner des fêtes, des bals, des concerts, à témoigner du mépris pour les Russes, à étaler un grand luxe et à parler de Jean Sobieski. Il mit aussi publiquement sa gloire aux pieds d'une belle Polonaise, madame Anastase Walewska, qui le suivit à Osterode et à Finkenstein où il se rendit, pour, de là, visiter tous ses cantonnements.

Je dus rester à Varsovie, où se trouvait une espèce de corps diplomatique; j'y étais entouré de ministres allemands dont les maîtres, dans ces temps de destruction, avaient le courage de penser à obtenir des agrandissements de territoire. L'Autriche, par des motifs différents, y avait envoyé M. le baron de Vincent[426]. Il était uniquement chargé de veiller à ce qu'on ne troublât point l'ordre dans les possessions autrefois polonaises, qui appartenaient à l'empereur d'Autriche depuis le dernier partage de la Pologne, et qui se trouvaient voisines du théâtre de la guerre. J'entrai dans ses vues, et je l'aidai de tous mes moyens à bien remplir sa mission.

Napoléon avait nommé gouverneur de Varsovie un homme si parfaitement incapable, qu'il me chargea, en son absence, des détails qui étaient naturellement dans les attributions de ce gouverneur. Ainsi, je faisais habiller des troupes, j'en faisais partir, j'achetais des vivres, je visitais les hôpitaux, j'assistais au pansement des blessés, je distribuais des gratifications, et je devais même aller jusqu'à indiquer au gouverneur ce qu'il fallait mettre dans ses ordres du jour. Ce genre d'occupations, qui était hors de mes habitudes, aurait été fort pénible, si je n'avais trouvé dans la maison du prince Poniatowski et de madame la comtesse Vincent Tyszkiewicz, sa sœur, des aides et des secours de tout genre. Les marques, d'abord d'intérêt, ensuite d'affection, que j'ai reçues dans cette excellente et noble famille, ont laissé dans mon cœur d'ineffaçables souvenirs de reconnaissance. Je quittai Varsovie avec peine. Mais la bataille d'Eylau venait d'être un peu gagnée[427] et Napoléon, cherchant à entamer quelques négociations, m'avait rappelé près de lui. Toutes les tentatives qu'il fit dans ce sens restèrent inutiles; il fallait encore se battre, et au bout de quelques jours il le comprit. La prise de Dantzig[428] avait remonté ce que l'on appelle le moral de l'armée, un peu abattu par les difficultés que l'on avait éprouvées à Pultusk, par la bataille d'Eylau, par le climat et par une absence de leur pays trop prolongée pour des Français. L'empereur, avec tout ce qu'il avait réuni de troupes, marcha vers Heilsberg, où il remporta une première victoire[429]; de là, poursuivant les Russes, il les battit de nouveau à Gutstadt et enfin à Friedland[430].

La terreur que cette dernière affaire avait répandue parmi les Russes, leur fit vivement désirer de finir cette grande lutte. Une entrevue au milieu du Niémen, proposée par l'empereur Alexandre, était si romanesquement conçue, et pouvait être si magnifiquement ordonnée, que Napoléon qui y voyait un brillant épisode pour le poème de sa vie, l'accepta. On y posa les bases de la paix. On se rendit ensuite à Tilsitt où je fus chargé, non pas de négocier avec les plénipotentiaires prussiens, le général Kalkreuth[431] et M. de Goltz[432], mais de signer avec eux le traité qui contenait les cessions territoriales de la Prusse, telles qu'elles avaient été convenues entre l'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre[433]. Celui-ci ne se borna point à faire la paix, mais il devint, par un traité que je négociai et signai avec le prince Kourakin[434] l'allié de Napoléon et, par cela même, l'ennemi de ses anciens alliés[435]. L'empereur Alexandre, satisfait de ne rien perdre, de gagner même quelque chose (ce que les historiens, s'ils sont bienveillants, n'aimeront pas à dire), et d'avoir mis ainsi les intérêts de son amour-propre à couvert à l'égard de ses sujets, crut avoir rempli tous les devoirs de l'amitié envers le roi de Prusse, en lui conservant nominalement la moitié de son royaume; après quoi il partit, sans même prendre la précaution de s'assurer si la moitié que le roi devait conserver lui serait promptement rendue, si elle le serait pleinement, et s'il ne serait pas obligé de la racheter encore par de nouveaux sacrifices. On pouvait le craindre après la question brutale que Napoléon fit un jour à la reine de Prusse: «Comment avez-vous osé me faire la guerre, madame, avec d'aussi faibles moyens que ceux que vous aviez?—Sire, je dois le dire à Votre Majesté, la gloire de Frédéric II nous avait égarés sur notre propre puissance.» Ce mot de gloire, si heureusement placé, et à Tilsitt dans le salon de l'empereur Napoléon, me parut superbe. Je répétai assez souvent cette belle réponse de la reine, pour que l'empereur me dît un jour: «Je ne sais pas ce que vous trouvez de si beau à ce mot de la reine de Prusse; vous feriez tout aussi bien de parler d'autre chose.»

J'étais indigné de tout ce que je voyais, de tout ce que j'entendais, mais j'étais obligé de cacher mon indignation. Aussi, serai-je toute ma vie reconnaissant de ce que la reine de Prusse, reine d'un autre temps, voulut bien s'en apercevoir. Si, dans les retours que je fais sur ma vie, plusieurs nécessairement sont pénibles, je me rappelle du moins avec une grande douceur les choses qu'alors elle eut la bonté de me dire, et celles qu'elle m'a presque confiées: «Monsieur le prince de Bénévent, me dit-elle la dernière fois que j'eus l'honneur de la conduire à sa voiture, il n'y a que deux personnes qui regrettent que je sois venue ici: c'est moi et vous. Vous n'êtes pas fâché, n'est-ce pas, que j'emporte cette opinion?» Les larmes d'attendrissement et d'orgueil que j'avais dans les yeux furent ma réponse.

Les efforts que fit cette noble femme restèrent inutiles près de Napoléon; il triomphait et alors il était inflexible. Les engagements qu'il avait fait rompre et ceux qu'il avait fait prendre, l'avaient enivré. Il se plaisait aussi à croire que, de l'empereur de Russie, il avait fait une dupe; mais le temps a prouvé que la véritable dupe, c'était lui-même.

Par le traité de Tilsitt, le plus jeune de ses frères, Jérôme Bonaparte avait été reconnu roi de Westphalie. Son royaume était composé de plusieurs des provinces cédées par la Prusse, de la majeure partie de l'électorat de Hesse et du duché de Brunswick-Wolfenbüttel, conquis mais non pas cédés. Napoléon aurait bien désiré y joindre encore les principautés d'Anhalt, de la Lippe et de Waldeck. Mais, profitant de l'embarras réel, et dont cependant il ne convenait pas, où il s'était trouvé après la bataille de Pultusk, j'avais fait admettre ces principautés ainsi que celles de Reuss et de Schwarzbourg dans la confédération du Rhin, et il n'osait point encore attenter, comme il l'a fait plus tard, à l'existence des princes qu'il y avait admis. Le traité de Tilsitt, signé et ratifié, on put enfin retourner en France.

L'agitation dans laquelle je venais de passer près d'une année me fit éprouver un bien-être inexprimable en passant par Dresde. J'y restai plusieurs jours. Les habitudes nobles et tranquilles de la cour de Saxe, les vertus publiques et privées du roi Frédéric Auguste[436], la bienveillance et la sincérité que l'on voyait partout, m'ont fait conserver un souvenir particulier de ce séjour à Dresde.

Napoléon, en arrivant à Paris, créa pour le maréchal Berthier la place de vice-connétable, et pour moi celle de vice-grand électeur[437]. Ces places étaient des sinécures honorables et lucratives. Je quittai alors le ministère, comme je le voulais[438].

Pendant tout le temps que j'ai été chargé de la direction des affaires étrangères, j'ai servi Napoléon avec fidélité et avec zèle. Longtemps, il s'était prêté aux vues que je me faisais un devoir de lui présenter. Elles se réglaient sur ces deux considérations: Établir pour la France des institutions monarchiques, qui garantiraient l'autorité du souverain, en la maintenant dans de justes limites;—ménager l'Europe pour faire pardonner à la France son bonheur et sa gloire. En 1807, Napoléon s'était depuis longtemps déjà écarté, je le reconnais, de la voie dans laquelle j'ai tout fait pour le retenir, mais je n'avais pu, jusqu'à l'occasion qui s'offrit alors, quitter le poste que j'occupais. Il n'était pas si aisé qu'on pourrait le penser, de cesser des fonctions actives près de lui.

A peine revenu de Tilsitt, Napoléon se livra tout entier à l'exécution de ses desseins contre l'Espagne. L'intrigue de cette entreprise est si compliquée que j'ai cru devoir la traiter à part[439]. Je dois dire seulement ici que l'empereur, tenant à faire croire que j'approuvais ses projets, choisit précisément ma terre de Valençay, pour en faire la prison de Ferdinand VII, de son frère et de leur oncle. Mais, ni ces princes, ni le public ne s'y trompèrent. Il ne réussit pas plus à cela qu'à conquérir l'Espagne.

Quand l'empereur Alexandre et lui s'étaient séparés à Tilsitt, ils s'étaient promis de se revoir bientôt. C'était une promesse que Napoléon n'avait aucune envie de tenir, à moins que l'état de ses affaires ne lui en fît une nécessité. Mais lorsque le général Junot eut été chassé de Portugal par les Anglais[440]; que le général Dupont eut été forcé de capituler à Baylen[441], et que l'insurrection générale de l'Espagne eut annoncé une résistance qui pouvait être de longue durée, il commença à craindre que l'Autriche ne voulût profiter de ces conjonctures, et il sentit le besoin de s'assurer davantage la Russie. Alors il désira revoir l'empereur Alexandre, et le fit inviter à un rendez-vous dont on fixa le lieu à Erfurt[442]. Il voulut, quoiqu'il fût déjà très froidement avec moi, que je l'y accompagnasse; il s'était persuadé que cela pourrait lui être utile, et cela lui suffisait. Les nombreux et piquants détails de cette entrevue, forment un épisode à part: j'ai cru devoir en faire aussi un morceau séparé [443]. L'intention de Napoléon doit cependant trouver une place ici. Son but était d'amener l'empereur Alexandre à faire avec lui une alliance spéciale contre l'Autriche. Celle qu'il avait conclue à Tilsitt, quoique générale, était particulièrement dirigée contre l'Angleterre. S'il eût réussi à Erfurt, il aurait, sous quelque prétexte facile à imaginer, cherché querelle à l'Autriche, et après quelques succès militaires, il aurait tâché d'en faire ce qu'il avait fait de la Prusse. La coopération pleine et entière de la Russie ne l'aurait que trop mis en état de parvenir à son but. Ayant une très petite idée du génie et du caractère de l'empereur Alexandre, il se flattait de réussir. Il se proposait d'abord de l'intimider, et ensuite d'attaquer à la fois sa vanité et son ambition; et véritablement il était à craindre que de ces trois côtés, l'empereur de Russie ne se montrât trop accessible. Mais la fortune de l'Autriche voulut que M. de Caulaincourt[444], que l'on s'est acharné à mal juger, eût inspiré à l'empereur Alexandre de la confiance, et lui en eût fait prendre en moi. Je l'avais vu plusieurs fois en particulier à Tilsitt. Je le vis presque tous les jours à Erfurt. Des conversations d'abord générales sur l'intérêt commun qui existait entre les grandes puissances de l'Europe, sur les conditions dans lesquelles les liens qu'il était important de conserver entre elles devaient se rompre, sur l'équilibre de l'Europe en général, sur les conséquences probables de sa destruction;—des conversations plus particulières ensuite sur les États dont l'existence était nécessaire à cet équilibre, sur l'Autriche enfin,—mirent l'empereur dans une telle disposition d'esprit, que les caresses, les offres et les emportements de Napoléon furent en pure perte, et qu'avant de quitter Erfurt, l'empereur Alexandre écrivit de sa propre main à l'empereur d'Autriche pour le rassurer sur les craintes que l'entrevue d'Erfurt lui avait inspirées. C'est le dernier service que j'ai pu rendre à l'Europe tant que Napoléon a continué de régner, et ce service-là, dans mon opinion, je le rendais à lui-même.

Après avoir donné beaucoup de fêtes et fait une espèce de traité essentiellement différent de celui qu'il avait dans la tête en venant à Erfurt, l'empereur retourna à Paris, et M. de Champagny[445], depuis ce moment, eut sans partage la direction du département des affaires étrangères. Je repris de mon côté, les habitudes insignifiantes d'un grand dignitaire.

A tout hasard, j'avais fait ce qui dépendait de moi pour obtenir la confiance de l'empereur Alexandre, et j'y avais réussi, assez même pour que, dès ses premières difficultés avec la France, il m'envoyât le comte de Nesselrode, conseiller de l'ambassade de Russie à Paris, qui, en entrant dans ma chambre, me dit: «J'arrive de Pétersbourg; je suis officiellement employé près du prince Kourakin, mais c'est auprès de vous que je suis accrédité. J'ai une correspondance particulière avec l'empereur, et je vous apporte une lettre de lui.»

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE

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