Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 2
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 2
Title: Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 2
Author: prince de Bénévent Charles Maurice de Talleyrand-Périgord
Annotator: Albert de Broglie
Release date: March 29, 2009 [eBook #28427]
Language: French
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Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris dans ce livre électronique.MÉMOIRES
DU PRINCE
DE TALLEYRAND
PUBLIÉS AVEC UNE PRÉFACE ET DES NOTES
PAR
LE DUC DE BROGLIE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
II
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEURRUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1891
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.
MÉMOIRES
DU
PRINCE DE TALLEYRAND
le prince de bénévent
vice-grand électeur de l'empire.
(D'après Prud'hon).
SIXIÈME PARTIE
1809-1813
1809-1813
En quittant une existence longtemps agitée par les illusions et le mouvement du pouvoir, je devais songer à m'en créer une qui m'offrit un mélange de repos, d'intérêt et d'occupations douces. La vie intérieure seule peut remplacer toutes les chimères. Mais, à l'époque dont je parle, cette vie intérieure, douce et calme, n'existait que pour bien peu de gens. Napoléon ne permettait guère de s'y attacher; il croyait que, pour être à lui, il fallait être hors de soi. Entraîné par la rapidité des événements, par l'ambition, par l'intérêt de chaque jour; placé dans cette atmosphère de guerre et de mouvement politique qui planait sur l'Europe entière, chacun était empêché de jeter un regard attentif sur sa propre situation; l'existence publique tenait trop de place dans l'esprit, pour que l'on pût réserver une seule pensée à l'existence privée. On se trouvait chez soi en passant, parce qu'il faut prendre du repos quelque part; mais personne n'était préparé à faire de sa maison son séjour habituel.
Je partageais cette condition qui explique l'indifférence que chacun portait dans tous les actes de sa vie, et que je me reproche d'avoir mise dans plusieurs de la mienne. C'est alors que je cherchai à marier mon neveu, Edmond de Périgord[1]. Il était important que le choix de la femme que je lui donnerai n'éveillât pas la susceptibilité de Napoléon, qui ne voulait pas laisser échapper à sa jalouse influence la destinée d'un jeune homme qui portait un des grands noms de France. Il croyait que, quelques années auparavant, j'avais influé sur le refus de ma nièce, la comtesse Just de Noailles[2], qu'il m'avait demandée pour Eugène de Beauharnais, son fils d'adoption. Quelque choix que je voulusse faire pour mon neveu, je devais donc trouver l'empereur mal disposé. Il ne m'aurait pas permis de choisir en France, car il réservait pour ses généraux dévoués les grands partis qui s'y trouvaient. Je jetai les yeux au dehors.
J'avais souvent entendu parler, en Allemagne et en Pologne, de la duchesse de Courlande[3]. Je savais qu'elle était distinguée par la noblesse de ses sentiments, par l'élévation de son caractère et par les qualités les plus aimables et les plus brillantes. La plus jeune de ses filles était à marier[4]. Ce choix ne pouvait que plaire à Napoléon. Il ne lui enlevait point un parti pour ses généraux qui auraient été refusés, et il devait même flatter la vanité qu'il mettait à attirer en France de grandes familles étrangères. Cette vanité l'avait, quelque temps auparavant, porté à faire épouser au maréchal Berthier une princesse de Bavière. Je résolus donc de faire demander pour mon neveu la princesse Dorothée de Courlande, et, pour que l'empereur Napoléon ne pût pas revenir, par réflexion ou par caprice, sur une approbation donnée, je sollicitai de la bonté de l'empereur Alexandre, ami particulier de la duchesse de Courlande, de demander lui-même à celle-ci la main de sa fille pour mon neveu. J'eus le bonheur de l'obtenir, et le mariage se fit à Francfort-sur-Mein, le 22 avril 1809.
En me déterminant à ne plus prendre part à rien de ce que faisait l'empereur Napoléon, je restais toutefois assez au courant des affaires, pour pouvoir bien juger la situation générale, calculer quelle devait être l'époque et la véritable nature de la catastrophe qui paraissait inévitable, et chercher les moyens de conjurer pour la France les maux qu'elle devait produire. Tous mes antécédents, toutes mes anciennes relations avec les hommes influents des différentes cours, m'assuraient des facilités pour être instruit de tout ce qui se passait. Mais je devais en même temps donner à ma manière de vivre un air d'indifférence et d'inaction qui n'offrit pas la moindre prise aux soupçons continuels de Napoléon. J'eus la preuve que c'était déjà s'exposer que de ne le plus servir; car à différentes reprises il me montra une grande animosité, et me fit plusieurs fois publiquement des scènes violentes. Elles ne me déplaisaient pas, car la crainte n'est jamais entrée dans mon âme; et je pourrais presque dire que la haine qu'il manifestait contre moi lui était plus nuisible qu'à moi-même. Si ce n'était pas anticiper sur l'ordre des temps, je dirais que cette haine me maintint dans mon indépendance, et me décida à refuser le portefeuille des affaires étrangères qu'il me fit, plus tard, offrir avec insistance. Mais à l'époque où cette offre me fut faite, je regardais déjà son beau rôle comme fini, car il ne semblait plus s'appliquer qu'à détruire lui-même tout le bien qu'il avait fait. Il n'y avait plus pour lui de transaction possible avec les intérêts de l'Europe. Il avait outragé en même temps les rois et les peuples.
Quelque besoin que l'on eût en France de se faire illusion, on était forcé de reconnaître, dans le blocus continental, dans l'irritation naturelle, quoique dissimulée, des cabinets étrangers profondément blessés, dans les souffrances de l'industrie garrottée par le système prohibitif; on était forcé de reconnaître, dis-je, l'impossibilité de voir durer un état de choses qui n'offrait aucune garantie de tranquillité pour l'avenir. Chaque triomphe, celui de Wagram même, n'était qu'un obstacle de plus à l'affermissement de l'empereur, et la main d'une archiduchesse qu'il obtint peu après, ne fut qu'un sacrifice fait par l'Autriche aux nécessités du moment. Napoléon eut beau chercher à présenter son divorce comme un devoir qu'il remplissait uniquement pour assurer la stabilité de l'empire, personne ne s'y trompa, et l'on vit bien que c'était une satisfaction de vanité de plus, qu'il avait demandée à son mariage avec l'archiduchesse.
Les détails sur le conseil où l'empereur mit en délibération le choix de la nouvelle impératrice ne sont pas sans un certain intérêt historique; je veux leur donner place ici. Depuis longtemps Napoléon faisait circuler à sa cour et dans le public que l'impératrice Joséphine ne pouvait plus avoir d'enfants, et que Joseph Bonaparte, son frère, qui n'avait ni gloire ni esprit, était incapable de lui succéder. Cela se mandait au dehors, et du dehors cela revenait en France. Fouché avait soin de faire répandre ces bruits par sa police; le duc de Bassano endoctrinait dans le même sens les hommes de lettres; Berthier se chargeait des militaires; on a vu qu'à l'entrevue d'Erfurt, Napoléon lui-même avait voulu s'en ouvrir à l'empereur Alexandre. Enfin tout était prêt, lorsqu'au mois de janvier 1810, l'empereur convoqua un conseil extraordinaire, composé des grands dignitaires, des ministres, du grand maître de l'instruction publique et de deux ou trois autres grands personnages dans l'ordre civil. Le nombre et la qualité des personnes qui faisaient partie de ce conseil, le silence gardé sur l'objet de sa convocation, le silence encore pendant quelques minutes dans la salle même de la réunion, tout annonçait l'importance de ce qui allait se passer.
L'empereur, avec un certain embarras et une émotion qui me parut sincère, parla à peu près en ces termes: «Je n'ai pas renoncé sans regret, assurément, à l'union qui répandait tant de douceur sur ma vie intérieure. Si, pour satisfaire aux espérances que l'empire attache aux nouveaux liens que je dois contracter, je pouvais ne consulter que mon sentiment personnel, c'est au milieu des jeunes élèves de la Légion d'honneur, parmi les filles des braves de la France, que j'irais choisir une compagne, et je donnerais pour impératrice aux Français celle que ses qualités et ses vertus rendraient la plus digne du trône. Mais il faut céder aux mœurs de son siècle, aux usages des autres États, et surtout aux convenances dont la politique a fait des devoirs. Des souverains ont désiré l'alliance de mes proches, et je crois qu'il n'en est maintenant aucun à qui je ne puisse offrir avec confiance mon alliance personnelle. Trois familles régnantes pourraient donner une impératrice à la France: celles d'Autriche, de Russie et de Saxe. Je vous ai réunis pour examiner avec vous quelle est celle de ces trois alliances à laquelle, dans l'intérêt de l'empire, la préférence peut être due.»
Ce discours fut suivi d'un long silence que l'empereur rompit par ces mots: «Monsieur l'archichancelier, quelle est votre opinion?»
Cambacérès, qui me parut avoir préparé ce qu'il allait dire, avait retrouvé dans ses souvenirs de membre du comité de Salut public, que l'Autriche était et serait toujours notre ennemie. Après avoir longuement développé cette idée qu'il appuya sur beaucoup de faits et de précédents, il finit par exprimer le vœu que l'empereur épousât une grande duchesse de Russie.
Lebrun[5], mettant de côté la politique, employa bourgeoisement tous les motifs tirés des mœurs, de l'éducation et de la simplicité pour donner la préférence à la cour de Saxe, et vota pour cette alliance.—Murat et Fouché crurent les intérêts révolutionnaires plus en sûreté par une alliance russe; il paraît que tous deux se trouvaient plus à leur aise avec les descendants des czars qu'avec ceux de Rodolphe de Habsbourg.
Mon tour vint; j'étais là sur mon terrain; je m'en tirai passablement bien. Je pus soutenir par d'excellentes raisons qu'une alliance autrichienne serait préférable pour la France. Mon motif secret était que la conservation de l'Autriche dépendait du parti que l'empereur allait prendre. Mais ce n'était pas là ce qu'il fallait dire. Après avoir brièvement exposé les avantages et les inconvénients d'un mariage russe et d'un mariage autrichien, je me prononçai pour ce dernier. Je m'adressai à l'empereur, et comme Français, en lui demandant qu'une princesse autrichienne apparût au milieu de nous pour absoudre la France aux yeux de l'Europe et à ses propres yeux d'un crime qui n'était pas le sien et qui appartenait tout entier à une faction. Le mot de réconciliation européenne que j'employai plusieurs fois, plaisait à plusieurs membres du conseil, qui en avaient assez de la guerre. Malgré quelques objections que me fit l'empereur, je vis bien que mon avis lui convenait. M. Mollien[6] parla après moi, et soutint la même opinion avec l'esprit juste et fin qui le distinguait. L'empereur, après avoir entendu tout le monde, remercia le conseil, dit que la séance était levée et se retira. Le soir même il envoya un courrier à Vienne, et au bout de peu de jours, l'ambassadeur de France manda que l'empereur François accordait la main de sa fille, l'archiduchesse Marie-Louise, à l'empereur Napoléon.
Pour rattacher à cette union la gloire d'une conquête faite par son armée, Napoléon envoya le prince de Wagram (Berthier) épouser l'archiduchesse par procuration, et donna à la maréchale Lannes, duchesse de Montebello (son mari avait été tué à Wagram[7]) la place de dame d'honneur. Comme il ne faut rien omettre des bizarreries de cette époque, je dois faire remarquer qu'au moment où le canon annonçait à Paris les fiançailles faites à Vienne, les lettres de l'ambassadeur de France apprenaient que le dernier traité avec l'Autriche était fidèlement exécuté, et que le canon faisait sauter les fortifications de la ville de Vienne. Cette observation montre avec quelle rigoureuse exigence l'empereur Napoléon traitait son nouveau beau-père, et prouve bien que la paix n'était alors pour lui qu'une trêve employée à préparer de nouvelles conquêtes. Aussi tous les peuples étaient en souffrance; tous les souverains restaient inquiets et troublés. Partout Napoléon faisait naître des haines et inventait des difficultés, qui, à la longue, devaient devenir insurmontables. Et comme si l'Europe ne lui en fournissait pas assez, il s'en créait de nouvelles, en autorisant les ambitions de sa propre famille. La funeste parole qu'il avait proférée un jour, qu'avant sa mort, sa dynastie serait la plus ancienne de l'Europe, lui faisait distribuer à ses frères et aux époux de ses sœurs les trônes et les principautés que la victoire et la perfidie mettaient dans ses mains. C'est ainsi qu'il disposa de Naples, de la Westphalie, de la Hollande, de l'Espagne, de Lucques, de la Suède même, puisque c'était le désir de lui plaire qui avait fait élire Bernadotte prince royal de Suède.
Une vanité puérile le poussa dans cette voie qui offrait tant de dangers. Car, ou ces souverains de nouvelle création restaient dans sa grande politique et en devenaient les satellites, et, alors, il leur était impossible de prendre racine dans le pays qui leur était confié; ou ils devaient leur échapper plus vite que Philippe V n'avait échappé à Louis XIV. La divergence inévitable de peuple à peuple altère bientôt les liens de famille des souverains. Aussi, chacune de ces nouvelles créations devint-elle un principe de dissolution dans la fortune de Napoléon. On le retrouve partout dans les dernières années de son règne. Quand Napoléon donnait une couronne, il voulait que le nouveau roi restât lié au système de cette domination universelle, de ce grand empire dont j'ai déjà parlé. Celui, au contraire, qui montait sur le trône, n'avait pas plutôt saisi l'autorité, qu'il la voulait sans partage et qu'il résistait avec plus ou moins d'audace à la main qui cherchait à l'assujettir. Chacun de ces princes improvisés se croyait placé au niveau des plus anciens souverains de l'Europe, par le seul fait d'un décret et d'une entrée solennelle dans sa capitale occupée par un corps d'armée français. Le respect humain qui lui commandait de se montrer indépendant en faisait un obstacle plus dangereux aux projets de Napoléon que ne l'aurait été un ennemi naturel. Suivons-les un instant dans leur carrière royale.
Le royaume de Naples, par lequel je commencerai, avait été conféré, ce sont les termes d'alors, le 30 mars 1806, à Joseph Bonaparte l'aîné des frères de l'empereur. On voulut donner à son entrée dans ce royaume l'air d'une conquête, mais le fait est qu'il dut lire avec un peu d'étonnement dans le Moniteur le récit de la soi-disant résistance qu'il avait éprouvée.
Au bout de quatre mois, le nouveau roi était déjà en querelle avec son frère. Joseph ne résida que peu de temps à Naples; les circonstances le conduisirent bientôt en Espagne. Le pouvoir, pendant son séjour à Naples, n'avait été pour lui qu'un moyen d'amusement; et, comme s'il eût été le quinzième de sa race, il regardait comment ses ministres se tireraient, suivant l'expression de Louis XV, des embarras journaliers du gouvernement. Sur le trône, il ne cherchait que les douceurs de la vie privée et les facilités d'un libertinage que de grands noms rendaient brillant.
A Joseph succéda Murat, que son grand-duché de Berg ne contentait plus. Celui-ci n'eut pas plus tôt mis le pied au delà des Alpes que son imagination lui présenta déjà l'Italie entière comme devant être à lui, un jour. Par le traité qui lui assurait la couronne de Naples, il s'était engagé à maintenir la constitution donnée par son prédécesseur Joseph. Mais comme cette constitution n'était encore exécutée que dans sa partie administrative, il laissa de côté le changement des lois civiles et criminelles qu'il avait promis de faire, et il ne se montra pressé que de terminer l'organisation financière du pays. Pour faciliter les recettes, et accroître les revenus, il commença par abolir tous les droits féodaux. Excité par son ministre Zurlo[8], il voulut que cette opération, qu'il n'envisageait que du côté fiscal, fût immédiatement consommée. Et la commission instituée à cet effet prononça sur tous les litiges existant entre les seigneurs et les communes, de manière à favoriser les seules communes; et cela se faisait dans le temps même où Napoléon cherchait à refaire en France de l'aristocratie et à créer des majorats. Le résultat de cette opération fut non seulement de dépouiller les barons napolitains de tous les droits féodaux et de toutes les prestations dont ils jouissaient, mais encore de leur enlever, au profit des communes, la plus grande partie des terres, qui se trouvaient indivises depuis plusieurs siècles.
Cette mesure porta un préjudice notable à la fortune des nobles, mais elle rendit plus facile l'assiette de l'impôt, et celui-ci, plus productif. Aussi, dans l'espace de cinq années, le gouvernement napolitain porta-t-il les revenus publics de quarante-quatre millions de francs à plus de quatre-vingts. Des améliorations réelles dans l'administration, qui furent la suite de la prospérité du trésor, dirigé par les mains habiles de M. Agar, créé depuis comte de Mosbourg[9], apaisèrent les premiers mécontentements du pays et les empêchèrent d'arriver jusqu'à Napoléon, qui, du reste, était disposé à l'indulgence pour Murat. Il voyait encore tant d'argile en lui, qu'il était flatté de ce qu'il lui rappelait à chaque moment une de ses créations. Il lui passa mille choses inconvenantes et quelques-unes même assez graves avant de lui faire des reproches. Il fallut bien cependant éclater lorsque Murat ordonna que les Français, qui, avec l'autorisation de l'empereur, se trouvaient au service de Naples, lui prêtassent serment de fidélité et se fissent naturaliser dans le pays. Tous furent indignés de cette exigence; et Napoléon, poussé à bout, manifesta son mécontentement avec sa violence accoutumée. Il ordonna de réunir dans un camp, à douze lieues de Naples, les troupes françaises qui se trouvaient dans le royaume; et, de ce camp, il fit déclarer que tout citoyen français était de droit citoyen du royaume de Naples, parce que, aux termes de son institution, ce royaume faisait partie du grand empire.
Murat, qui, dans un moment de fougue, s'était laissé entraîner à une démarche aussi imprudente, se persuada que jamais l'empereur ne la lui pardonnerait et qu'il n'avait d'autre parti à prendre que de chercher sa sûreté dans un accroissement de puissance; dès lors, il ne s'occupa plus que des moyens d'envahir toute l'Italie. La réunion à l'empire français de la Toscane, de Rome, de la Hollande, des villes hanséatiques, avait déjà jeté beaucoup d'inquiétude dans son esprit. L'emploi, non défini, de ce mot de grand empire, qu'il venait d'entendre au milieu de ses États, le troubla complètement, et il commença à dévoiler ses vues ultérieures.
La reine, qui partageait jusqu'à un certain point les craintes de Murat, n'était cependant pas du même avis que lui sur la manière d'échapper aux projets que pouvait avoir son frère. Elle croyait que c'était un mauvais moyen pour conserver une domination aussi peu affermie, que de chercher à l'étendre.
L'arrivée du maréchal Pérignon[10] à Naples, pour y prendre le gouvernement de la ville, légitima aux yeux de Murat les extrémités auxquelles il pourrait se porter. Et bientôt, les événements de l'Europe, en ranimant ses espérances d'ambition et de vengeance, donnèrent plus d'activité à ses combinaisons. Dans sa double pensée d'échapper à l'influence française et d'étendre sa domination en Italie, il ne s'occupa que d'augmenter son armée et de chercher à entamer quelques négociations avec l'Autriche, qui était elle-même effrayée de plus en plus de la politique envahissante du gouvernement français. La reine se chargea d'écrire à M. de Metternich, sur lequel elle croyait avoir conservé de l'influence et dont elle avait éprouvé la discrétion. Le roi, d'un autre côté, conduisait secrètement une négociation avec les autorités anglaises et particulièrement avec lord William Bentinck[11] qui se trouvait en Sicile. Les intérêts du commerce en avaient été le prétexte et la base. Murat, se croyant autorisé à se plaindre de Napoléon et à rejeter sur lui l'odieux des prohibitions, indiquait sa disposition à se séparer de lui. Mais le temps de la rupture n'était pas encore arrivé. La campagne de Russie venait de s'ouvrir et Murat ne pouvait pas refuser de s'y rendre avec son contingent, sur le chiffre duquel, comme les autres alliés de l'empereur, il se borna à discuter. La reine demeura chargée du gouvernement. Un mélange de raison, de finesse et de galanterie lui donnait plus d'influence et de pouvoir que n'en avait jamais eu son mari. Pendant que Murat se battait, et servait de sa personne la cause française, toute sa politique était donc dirigée dans un sens contraire. Ce double rôle lui plaisait assez: d'une part, il remplissait ses devoirs envers la France et l'empereur; et, de l'autre, il croyait agir en roi, en prince indépendant appelé aux plus hautes destinées.
Quand l'Autriche se déclara contre la France, et que la bataille de Leipzig eut marqué le terme de la fortune de Napoléon, Murat accourut à Naples, et depuis ce moment il mit tout en jeu pour rendre sa défection utile au maintien de sa couronne, et pour entrer dans la grande ligue européenne. Il y trouva beaucoup de facilité. Le désir qu'avaient les puissances coalisées d'isoler complètement Napoléon, et le refus qu'avait fait Eugène de Beauharnais d'entrer dans cette combinaison, rendaient la défection de Murat très utile pour les puissances coalisées.
Napoléon, instruit de tout ce qui se passait, ne fut éclairé dans cette circonstance ni par son génie ni par ses conseillers. Il aurait dû, dans son intérêt, rappeler Eugène de Beauharnais sur Lyon, avec tout ce qui lui restait de troupes françaises, et abandonner l'Italie aux rêves ambitieux de Murat. C'était le seul moyen qui restât pour empêcher sa jonction avec les puissances coalisées, et pour provoquer en Italie un mouvement national qui, dans cette campagne, aurait été d'une grande importance pour Napoléon. Mais les yeux de celui-ci étaient fascinés, et la trahison était consommée au moment même où il croyait utile de parler encore de la fidélité de celui qui, depuis plusieurs mois déjà, avait signé son traité avec l'Autriche. Les intrigues de Murat pour arriver à la domination générale de l'Italie n'en continuèrent pas moins; on put en suivre assez exactement la trace, pour qu'elles devinssent au congrès de Vienne un motif de rupture avec lui, de la part de toutes les puissances. Sa ruine en a été la suite.
J'ai voulu ici faire ressortir cette vérité, qu'il y avait dans la puissance de Napoléon, au point où elle était parvenue, et dans ses créations politiques, un vice radical, qui me paraissait devoir nuire à son affermissement et même préparer sa chute. Napoléon se plaisait à inquiéter, à humilier, à tourmenter ceux qu'il avait élevés; eux, placés dans un état perpétuel de méfiance et d'irritation, travaillaient sourdement à nuire au pouvoir qui les avait créés et qu'ils regardaient déjà comme leur principal ennemi.
Sous une forme ou sous une autre, le même principe de destruction dont je viens avec détails de montrer l'existence à Naples, se retrouve dans tous les établissements du même genre que Napoléon voulut faire.
En Hollande, il avait commencé par faire passer le pouvoir, qui était entre les mains, d'un directoire amovible, dans celles d'un président. Il avait déterminé M. Schimmelpenninck[12] à accepter le pouvoir souverain sous le titre de grand pensionnaire. M. Schimmelpenninck était trop homme d'esprit pour se dissimuler que le rôle qu'on l'appelait à jouer ne devait être que temporaire. Mais les exigences des agents français, et les dilapidations de tout genre qui en étaient la suite, irritant naturellement l'opinion publique en Hollande, M. Schimmelpenninck avait espéré se servir utilement pour son pays du crédit momentané qui devait être le prix de sa déférence pour Napoléon, et obtenir par là de meilleures conditions pour la Hollande. Son illusion à cet égard ne put pas être de longue durée. L'empereur, qui voulait toujours donner les apparences d'un mouvement national aux crises qu'il faisait naître dans le but d'anéantir l'indépendance des pays conquis, provoqua sourdement, dès l'avènement de M. Schimmelpenninck, les murmures des anciens ordres privilégiés, de la magistrature des villes et de la noblesse de la Hollande contre un individu sorti de la classe bourgeoise, et chercha en même temps à ranimer l'esprit révolutionnaire du peuple, pour le porter à se soulever contre le pouvoir que le nouvel ordre de choses accordait à un seul homme. Mais la modération, la sagesse du grand pensionnaire, le profond bon sens des Hollandais, et la conviction que toute tentative de mouvement amènerait immédiatement l'intervention péremptoire de la France, déterminèrent la nation à se soumettre tranquillement à son nouveau gouvernement.
L'empereur, qui vit que ses menées n'aboutissaient point au but qu'il s'était proposé et qu'il n'avait point d'action sur le pays, suivit une autre marche. Il fit savoir principalement par l'entremise de l'amiral Verhuell[13], à M. Schimmelpenninck lui-même, et à quelques personnes marquantes du pays, que cet état de choses ne pouvait pas durer, et qu'il était indispensable pour la Hollande de former avec la France une union plus intime, en demandant pour souverain un prince français. Quelques explications prouvèrent jusqu'à l'évidence à Napoléon que la réunion à la France était ce que le pays redoutait le plus, et il se servit habilement de cette disposition pour faire presque désirer un de ses frères. Non seulement il promettait de conserver l'intégralité du territoire, mais il y ajoutait l'Ost-Frise, et donnait aux familles notables des espérances de tout genre. M. Schimmelpenninck était dans l'irrésolution la plus pénible; il n'osait ni consulter la nation, ni consentir à ce que l'on exigeait. Le parti de nommer une députation pour se rendre à Paris et y juger sur les lieux jusqu'où pouvait aller la résistance lui parut être ce qu'il y avait de plus prudent et de plus sage à faire. Il composa cette députation de MM. Goldberg, Gogel[14], Six et Van Styrum. Leurs instructions, comme celles de l'amiral Verhuell, portaient de ne consentir sous aucun prétexte à la réunion, et de se défendre contre toute proposition d'un établissement monarchique, en soutenant que les formes en étaient opposées aux mœurs et aux habitudes du pays.
L'empereur savait tout cela aussi bien que les députés hollandais; mais sa volonté était si positive, sa vanité était si engagée, qu'aucune considération, de quelque genre qu'elle fût, ne put empêcher ces malheureux négociateurs d'être amenés à demander formellement que Louis Bonaparte voulût bien accepter la couronne de Hollande. Louis de son côté fut contraint de la recevoir; c'est ainsi qu'on érigea la Hollande en royaume. D'un tel ordre de choses, il ne devait sortir que des difficultés pour Napoléon. Aussi arrivèrent-elles bientôt, et en foule.
Le prince Louis, en arrivant à La Haye, reçut un accueil très froid. Il n'y resta d'abord que très peu de temps; appelé par la déclaration de guerre contre la Prusse à marcher à la tête de l'armée hollandaise en Westphalie, il commençait le siège de Hameln, quand cette forteresse se trouva comprise dans la capitulation de Magdebourg; sa campagne finit là. Revenu à Amsterdam, il travailla à donner à la Hollande une existence indépendante; de là, des discussions interminables entre les deux frères. Un traité très dur pour la Hollande en fut la suite. L'empereur le fit rédiger de manière à choquer assez son frère pour qu'il dût se déterminer à abdiquer. Mais l'irritation de Louis Bonaparte le porta à des extrémités d'un tout autre genre. Il se soumit en apparence, signa ce que l'on voulut, et entama immédiatement des négociations avec les cours de Saint-Pétersbourg et de Londres. Ses démarches auprès de ces deux cours n'eurent aucun succès. Alors, décidé qu'il était à ne pas exécuter le traité qu'il avait signé avec son frère, il se prépara à une résistance ouverte: il excita toute la Hollande à la guerre, fit élever des fortifications contre la France, et ne voulut pas céder, même à la force, que Napoléon fut obligé d'employer contre lui. Lorsqu'il vit son royaume envahi par l'armée que commandait le maréchal Oudinot, il quitta furtivement le pays, et se retira dans je ne sais quel coin de l'Allemagne, léguant à la Hollande toute la haine qu'il avait contre son frère[15].
La réunion de ce pays à la France fut la suite de son départ. L'empereur agrandit par là son empire, mais diminua ses forces; car il devait employer constamment un corps d'armée pour s'assurer de la fidélité de ses nouveaux sujets. Ceux-ci craignaient beaucoup plus les levées rigoureuses de la conscription et des gardes d'honneur, qu'ils n'étaient flattés de voir le fort du Helder devenir un des boulevards maritimes de l'empire français, et le Zuydersée fournir une grande école de navigation, où devaient être exercés les équipages des flottes que la France faisait construire à Anvers. Les différents gouvernements par lesquels Napoléon fit passer la Hollande y détruisirent complètement la confiance du peuple, et firent détester le nom français; mais les plus grandes difficultés qu'il eut à éprouver dans ce pays surgirent, on vient de le voir, là, comme dans d'autres de ses créations, de sa propre famille.
L'agrégation d'une vingtaine de petits États, érigés par un décret en royaume de Westphalie, en faveur de Jérôme Bonaparte son frère, apporta à son ambition de nouveaux embarras. Ce royaume, dont la population était d'environ deux millions d'habitants, comprenait en entier les États de l'électeur de Hesse-Cassel. Il faut se souvenir que dans ce pays de Hesse, la volonté du souverain remplaçait à peu de choses près toutes les institutions, et que le peuple, qui n'était point surchargé d'impôts, ne cherchait pas encore d'autre manière d'être gouverné.
Jérôme, peu de temps après sa nomination (c'était le terme dont l'empereur voulait qu'on se servît), se rendit à Cassel, capitale de ses États. Son frère lui avait donné une espèce de régence, composée de M. Beugnot[16], homme de beaucoup d'esprit, et de MM. Siméon[17] et Jolivet[18] dont il devait suivre les directions. Leurs portefeuilles étaient pleins de décrets organiques de tout genre. Ils avaient d'abord apporté de Paris avec eux une constitution; ensuite, ils devaient y adapter un système judiciaire, un système militaire et un système de finances. Leur première opération fut de partager le territoire et de changer ainsi en un moment, sans l'aide de l'esprit révolutionnaire, toutes les traditions, toutes les habitudes et tous les rapports que le temps avait établis. On créa ensuite des préfectures, des sous-préfectures et on mit des maires partout. On transporta ainsi en Allemagne tous les rouages de l'organisation française et on prétendit leur avoir donné le mouvement. La tâche de MM. les conseillers finie, M. Beugnot et M. Jolivet revinrent en France. Jérôme Bonaparte s'empressa de leur faciliter les moyens de s'y rendre. Il garda M. Siméon comme son ministre de la justice, et alors il régna seul, c'est-à-dire qu'il eut une cour et un budget, ou plutôt des femmes et de l'argent.
La cour se forma toute seule; mais le budget, élevé au point où les réserves de Napoléon qui se composaient de la moitié des biens allodiaux forçaient de le porter, fut, dès les premières années, très difficile à établir. Cette dynastie commença par où les autres finissent. On en était aux expédients dès la seconde année du règne. On ne chercha pas les expédients dans les économies qui pouvaient être faites, mais dans la création de nouveaux impôts. Il fallut, au lieu de trente-sept millions de revenu qui eussent été suffisants pour fournir aux dépenses nécessaires de l'État, en trouver plus de cinquante. Pour cela, on eut recours au moyen qui mécontente le plus les peuples: on fit un emprunt forcé, qui, selon le résultat ordinaire de ce genre d'impôt, provoqua beaucoup d'exactions et ne se remplit pas à moitié. De trente-sept millions, les besoins et les dépenses finirent par s'élever à soixante. La cour de Cassel avait la prétention de rivaliser d'éclat avec celle des Tuileries. Le jeune souverain s'abandonnait tellement à tous ses penchants, que j'ai entendu dire au grave et véridique M. Reinhard[19], alors ministre de France à Cassel, qu'à l'exception de trois ou quatre femmes respectables par leur âge, il n'en était presque aucune au palais sur la fidélité de laquelle Sa Majesté n'eût acquis des droits, quelque grande que fût la surveillance de la belle madame de Truchsess et celle de madame de la Flèche, qui avait aussi à surveiller les entours du jeune prince de Wurtemberg[20].
Le luxe de la cour, ses désordres et le malaise du pays, faisaient détester la France et l'empereur à qui tout était attribué; et si ce malaise ne produisit pas d'explosion immédiate, c'est que la résignation naturelle aux Allemands était augmentée par la terreur que causait l'alliance étroite du roi de Westphalie avec le colosse de la puissance française. De quel œil les graves universités de Göttingue et de Halle, dont Jérôme était le souverain, pouvaient-elles voir ce luxe effréné, ce désordre, si éloignés de la simplicité, de la décence et du bon sens qui distinguaient cette partie de l'Allemagne? Aussi, lorsqu'en 1813 les troupes russes entrèrent en Westphalie, regarda-t-on ce moment comme celui de la délivrance. Et cependant, le pays retombait sous la domination de cet électeur de Hesse qui, trente ans auparavant, vendait ses soldats à l'Angleterre[21].
Le luxe de ces cours fondées par Napoléon, c'est ici l'occasion de le remarquer, était absurde. Le luxe des Bonaparte n'était ni allemand ni français; c'était un mélange, une espèce de luxe érudit: il était pris partout. Il avait quelque chose de grave comme celui de l'Autriche, quelque chose d'européen et d'asiatique, tiré de Pétersbourg. Il étalait quelques manteaux pris à la Rome des Césars; mais, en revanche, il montrait bien peu de chose de l'ancienne cour de France où la parure dérobait si heureusement la magnificence sous le charme de tous les arts du goût. Ce que ce genre de luxe faisait ressortir surtout, c'était le manque absolu de convenance; et, en France, quand les convenances manquent trop, la moquerie est bien près.
Cette famille des Bonaparte qui était sortie d'une île retirée, à peine française, où elle vivait dans une situation mesquine, ayant pour chef un homme de génie, dont l'élévation était due à une gloire militaire acquise à la tête d'armées républicaines, sorties elles-mêmes d'une démocratie en ébullition, n'aurait-elle pas dû repousser l'ancien luxe, et adopter, même pour le côté frivole de la vie, une route toute nouvelle? N'aurait-elle pas été plus imposante par une noble simplicité qui aurait inspiré de la confiance dans sa force et dans sa durée? Au lieu de cela, les Bonaparte s'abusèrent assez pour croire qu'imiter puérilement les rois dont ils prenaient les trônes était une manière de leur succéder.
Je veux éviter tout ce qui aurait une apparence libellique, et je n'ai d'ailleurs pas besoin de citer des noms propres pour prouver que par leurs mœurs aussi, ces nouvelles dynasties ont nui à la puissance morale de l'empereur Napoléon. Les mœurs du peuple, dans les temps de troubles, sont souvent mauvaises; mais, alors même que la foule a tous les vices, sa morale est sévère. «Les hommes, dit Montesquieu, corrompus en détail, sont très honnêtes gens en gros.» Et ce sont ces honnêtes gens-là qui prononcent sur les rois et les reines. Quand ce jugement est une flétrissure, il est bien difficile qu'une puissance, surtout de nouvelle date, n'en soit pas ébranlée.
L'orgueil espagnol ne permit pas à ce grand et généreux peuple de concentrer aussi longtemps sa haine que l'avait fait celui de Westphalie. La perfidie de Napoléon la fit naître, et Joseph, depuis son arrivée en Espagne, l'alimentait chaque jour. Il s'était persuadé que dire du mal de son frère, c'était s'en séparer; et que se séparer de son frère, c'était s'enraciner en Espagne. De là, une conduite et un langage toujours en opposition formelle avec les volontés de l'empereur. Il ne cessait pas de dire que Napoléon méprisait les Espagnols. Il parlait de l'armée qui attaquait l'Espagne, comme du rebut de l'armée française. Il racontait tout ce qui pouvait nuire le plus à son frère. Il allait jusqu'à dévoiler les secrets honteux de sa famille, et cela quelquefois en plein conseil. «Mon frère ne connaît qu'un seul gouvernement, disait-il, et c'est un gouvernement de fer; pour y arriver, tous les moyens lui sont bons;» et niaisement il ajoutait: «Il n'y a que moi d'honnête homme dans ma famille, et si les Espagnols voulaient se rallier autour de moi, ils apprendraient bientôt à ne rien craindre de la France.» L'empereur, de son côté, parlait avec la même inconvenance de Joseph; il l'accablait de mépris et cela aussi devant les Espagnols, qui, entraînés par leur propre exaspération, finirent par les croire tous deux quand ils parlaient l'un de l'autre. L'irritation de Napoléon contre son frère le faisait toujours agir de premier mouvement dans les affaires d'Espagne, et lui faisait sans cesse commettre des fautes graves. Les deux frères se contrariaient dans toutes leurs opérations; jamais il ne fut possible de concerter entre eux aucun plan de conduite politique, aucun plan de finances, aucune disposition militaire.
Il importait d'établir un commandement suprême; d'avoir une armée d'occupation et une armée d'opérations, de convenir des moyens de nourrir, d'habiller, de solder les troupes. Tout ce qui pouvait conduire à ce résultat échouait successivement, ou par les ménagements de Napoléon envers ses généraux auxquels il lui était connu de s'en rapporter, et qui employaient sans cesse, et souvent dans leur propre intérêt, ce prétexte banal: la sûreté de l'armée que j'ai l'honneur de commander exige telle ou telle chose; ou bien, tout échouait par la politique particulière de Joseph qui tendait constamment, par opposition contre son frère, à faire retomber sur la France, toutes les dépenses de la guerre. L'empereur, pour éviter les obstacles que Joseph apportait incessamment à l'exécution de ses desseins, ordonna à ses généraux de correspondre directement avec le prince de Neufchâtel, son major général. Ils le firent tous, et sans s'être concertés, uniquement éclairés par leur intérêt, dans presque toutes leurs correspondances, ils engageaient l'empereur à renoncer au projet de s'assurer de l'Espagne pour l'établissement d'un prince de sa famille, et à chercher seulement à la morceler comme l'Italie et à y distribuer des principautés, des duchés, des majorats, dont il ferait la récompense de ses braves. On m'a dit que le duc d'Albuféra[22] quelque peu bel esprit, ajoutait que ce serait en revenir au temps des princes maures, vassaux du calife d'Occident.
On savait semaine par semaine à Cadix, et, de là, dans tout le royaume, ce qui se passait aux quartiers généraux français; et on peut juger de l'intensité que la crainte d'un pareil avenir, donnait à la résistance espagnole. Aussi, les généraux français avaient beau vaincre, ils retrouvaient toujours de nouveaux ennemis devant eux, et il n'y avait de véritablement soumis que les points couverts de troupes françaises; et encore leurs communications étaient-elles constamment coupées par les guérillas.
Joseph, de son côté, n'accordait de faveurs qu'à quelques Français mécontents de l'empereur, qui avaient pris sa cocarde. Ces Castillans nouveaux s'étaient glissés dans toutes les charges de cour, civiles et militaires; ils avaient pénétré dans le conseil d'État; traitaient avec une hauteur insupportable les Espagnols; flattaient la vanité du roi de toutes les manières et ne manquaient jamais de dénigrer son frère. La haine pour l'empereur se montrait autant au palais du roi que dans la salle de la junte à Cadix.
Quel pouvait être le sort d'une entreprise où les chefs étaient en opposition ouverte entre eux, et où les moyens étaient affaiblis par le rappel successif de troupes déjà acclimatées, mais dont on avait besoin, soit contre l'Autriche, soit contre la Russie, et qu'on remplaçait par de malheureux conscrits?
L'empereur, ayant retrouvé à Wagram la fortune qui l'avait quelques moments abandonné à Lobau, s'était persuadé que la soumission de l'Espagne suivrait la paix qu'il avait dictée à Vienne; mais il n'en fut rien. Cette paix n'exerça aucune influence sur les affaires de la Péninsule; la résistance avait eu le temps de s'organiser, et elle l'était partout. Napoléon crut alors qu'il fallait faire un grand effort, et il le fit, mais à contresens. Il partait d'une idée fausse: il croyait avoir bon marché des Espagnols, s'il chassait lord Wellington du Portugal. Le maréchal Masséna employa d'immenses moyens dans cette opération qui fut infructueuse et dont le succès aurait, en tout cas, été à peu près nul pour le fond des affaires. C'était le peuple espagnol en masse qui s'était soulevé, qui était armé, et qu'il fallait dompter. Et en supposant même que l'empereur parvînt à détruire la résistance armée, ne serait-il pas resté, pendant de longues années, une résistance sourde, de toutes, la plus difficile à détruire?
Joseph, que les autres entreprises de son frère laissèrent un peu plus à lui-même et à ses propres moyens, reconnut enfin que c'était le peuple qui était son véritable ennemi. Il fit alors tout pour le gagner. Ses ministres répandaient des pamphlets remplis de promesses de tout genre: c'était la liberté des Espagnols que voulait Joseph; c'était une constitution adaptée aux mœurs du pays, dont il allait soumettre le projet aux hommes les plus éclairés; c'était de grandes économies qu'il annonçait, et une forte diminution dans les impôts. Dans ses proclamations, tous les moyens révolutionnaires étaient mis en mouvement. Les cortès de Cadix, pour en détruire l'effet, firent immédiatement assaut de libéralisme avec Joseph, et allèrent sur tous les points plus loin qu'il n'avait fait. On ne vit plus que décrets de Cadix, supprimant l'inquisition, supprimant les droits féodaux, les privilèges, les entraves de province à province, la censure des journaux, etc... Et du milieu de ces ruines, on fit sortir une constitution toute démocratique, dans laquelle cependant, pour ne pas trop effrayer les amis de la monarchie, on avait placé un roi héréditaire. Mais aucun roi n'aurait pu avec dignité, ni même avec sûreté, occuper un pareil trône. Les cortès de Cadix auraient été mieux avisées en rétablissant les lois fondamentales de l'Espagne, si habilement minées et finalement détruites par les rois de la maison d'Autriche.
Au travers de toutes ces menées, lord Wellington pénétrait en Espagne; il enlevait Badajoz au duc de Dalmatie[23] et Ciudad-Rodrigo au duc de Raguse[24]. Maître de ces deux clefs de l'Espagne aux extrémités nord et sud de la frontière du Portugal, le général anglais trompa habilement le duc de Dalmatie, en lui faisant croire qu'il voulait déboucher en Andalousie, tandis qu'il se porta sur le Duero, vers Valladolid. Le duc de Raguse, de son côté, sans attendre un renfort de quinze mille hommes qui était à sa portée, laissa engager la bataille des Arapiles[25], où, en arrivant sur le terrain, il reçut une blessure grave. L'armée, sans chef, dès le premier coup de feu, fut cruellement battue. Lord Wellington qui, à la suite de ses succès, s'était d'abord trop avancé vers le nord, n'hésita pas, en homme prudent, à adopter une marche rétrograde; il rentra en Portugal, d'où le firent de nouveau sortir, en 1812, les désastres fameux de la campagne de Russie, qui obligèrent l'empereur Napoléon à rappeler près de lui les meilleures troupes qui restaient en Espagne.
La première nouvelle de ces désastres avait augmenté le désordre que des chefs trop nombreux et peu soumis fomentaient autour de Joseph: la perte de la fatale bataille de Vittoria[26] en fut la suite. Le duc de Dalmatie, renvoyé à toute course en Espagne, chercha à réunir les débris de l'armée. Il fit des marches savantes, mais ce n'était plus que pour disputer à son habile adversaire les provinces méridionales de la France. C'est ainsi que se termina cette grande conquête de l'Espagne aussi mal conduite que perfidement conçue; et je dis mal conduite, non seulement par les généraux de Napoléon, mais par lui-même. Car lui aussi avait commis de graves fautes militaires en Espagne. Si, à la fin de 1808, après la capitulation de Madrid, au lieu de se lancer à la poursuite d'un corps anglais qui courait s'embarquer à la Corogne, et auquel il ne fit que peu de mal, il avait marché sur l'Andalousie et y avait frappé un grand coup, il aurait désorganisé la résistance des généraux espagnols, qui n'auraient plus eu que la ressource de se retirer en Portugal.
L'empereur, ayant une fois perdu de vue les vrais intérêts de la France, s'était livré, avec l'irréflexion et l'ardeur de la passion, à l'ambition de placer encore un membre de sa famille sur l'un des premiers trônes de l'Europe, et, pour y parvenir, il attaqua l'Espagne sans pudeur, et sans le moindre prétexte à faire valoir: c'est ce que la probité des peuples ne pardonne jamais. Lorsqu'on étudie toutes les actions ou plutôt tous les mouvements de Napoléon à cette époque si importante de sa destinée, on arrive presque à croire qu'il était entraîné par une sorte de fatalité qui aveuglait sa haute intelligence.
Si l'empereur n'avait vu dans l'Espagne, qu'un terrain sur lequel il pouvait forcer l'Angleterre à la paix, faire décider toutes les grandes questions politiques pendantes alors en Europe, et assurer à chaque souverain un état de possession solidement garanti, son entreprise n'en serait pas plus justifiable; mais, du moins, elle aurait été plus conforme à la politique hardie des conquérants. J'ai rencontré quelques personnes qui ne le connaissaient pas, et dont l'esprit, comme celui de nos vieux diplomates, étant porté à juger théoriquement des événements, lui supposaient cette intention. Et, en effet, les transactions de Bayonne étant révocables à volonté, on pouvait les regarder comme un sacrifice bon à faire en temps utile, à la pacification générale de l'Europe: mais, depuis le mois d'avril 1812, tous les faiseurs de combinaisons politiques ont été obligés d'abandonner cette hypothèse; car, à cette époque, Napoléon refusa les ouvertures du cabinet britannique, qui déclarait n'apercevoir aucune difficulté insurmontable à s'arranger avec lui, sur tous les points en litige, s'il admettait pour préalable le rétablissement de Ferdinand VII sur le trône d'Espagne, et celui de Victor-Amédée sur le trône de Sardaigne. S'il eût accepté ces propositions, il se serait aisément fait alors un titre puissant de ses sacrifices, et tous les cabinets auraient pu croire qu'il n'avait envahi l'Espagne que dans l'espoir de faire jouir la France d'une paix durable, et d'affermir sa dynastie.
Mais, depuis longtemps, il ne s'agissait plus pour Napoléon de la politique de la France, à peine de la sienne. Il ne songeait pas à maintenir, il ne pensait qu'à s'étendre. Il semblait que l'idée de conserver n'était jamais entrée dans son esprit et que son caractère la repoussât.
Néanmoins, ce qu'il ne sut pas faire en temps utile, il fut forcé de le faire lorsqu'il était trop tard, et sans aucun profit pour sa puissance et pour sa gloire. Le renvoi des princes d'Espagne à Madrid au mois de janvier 1814, et celui du pape à Rome à la même époque, n'ont été que des expédients inspirés par la détresse; et la façon subite, furtive même, dont ces mesures furent prises et exécutées, leur ôta tout prestige de grandeur et de générosité. Mais je m'aperçois que je parle du retour du pape dans ses États, sans que nos affaires avec la cour de Rome aient trouvé leur place dans ce récit. C'est cependant un événement trop remarquable de notre temps pour que je ne doive pas en donner ici les détails.
Les contestations qui s'élevèrent entre Napoléon et la cour de Rome, peu après le concordat de 1801, s'aigrirent encore après le sacre, deux événements qui auraient dû les prévenir. Ces contestations ne furent longtemps connues que par le bruit des violences de l'empereur envers le pape et par les nobles plaintes du Saint-Père, qui ne parvenaient que très difficilement et très confusément au public. Leur origine et leurs causes auraient pu être mieux appréciées pour ce qui concernait la partie purement théologique de ces discussions, lorsque Napoléon convoqua à Paris un conseil ecclésiastique dont je parlerai bientôt. Mais les opérations de ce conseil composé d'hommes fort éclairés, avaient été tenues secrètes.
Par quelle suite d'événements le pape se trouva-t-il tourmenté et persécuté pendant près de dix ans, si odieusement, si impolitiquement, et de tant de manières?
Parcourons les faits avec leurs dates, en les reprenant d'un peu plus loin. Plusieurs de ces dates expliqueront les grandes infortunes de Pie VII, supportées avec un courage tellement héroïque, qu'on ose à peine remarquer dans le Saint-Père, quelques légers torts d'imprévoyance.
Pie VI, son prédécesseur, enlevé de Rome par ordre du directoire, le 10 février 1798, était mort à Valence le 29 août 1799. Pie VII fut élu le 14 mars 1800 à Venise qui appartenait alors à l'empereur d'Allemagne, d'après une des stipulations du traité de Campo-Formio; et il fit, le 3 juillet de la même année, son entrée à Rome qui avait été reconquise avec les États romains par les coalisés, pendant que Bonaparte était en Égypte.
J'ai déjà dit quelque part que Bonaparte, de retour d'Égypte, était arrivé subitement à Paris, le 16 octobre 1799, et que, par suite du coup d'État du 18 brumaire (9 novembre 1799), il avait été placé à la tête du gouvernement comme premier consul, le 13 décembre 1799.—Le conclave s'était ouvert à Venise, le 1er de ce même mois de décembre, et, pendant que Pie VII, élu au mois de mars suivant, allait de Venise à Rome, Bonaparte venait de signaler sa prise de possession du pouvoir par deux faits qui eurent la plus grande influence sur l'Italie. Le 2 juin 1800, il était entré à Milan où il avait rétabli la république cisalpine, et douze jours après, le 14 juin, il avait gagné la fameuse bataille de Marengo, qui rendit à la France une si grande partie de l'Italie, et réduisit les États de l'Église à ce qu'ils avaient été fixés par le traité de Tolentino.
Ainsi le pape, entrant à Rome après ces deux événements, le 3 juillet 1800, dut sentir combien il lui importait de se ménager un protecteur aussi puissant et aussi redoutable que Bonaparte, et combien il importait aussi à la religion dont il était le chef, et qui avait éprouvé tant de vicissitudes et de persécutions en France, de faire cesser le schisme qui déchirait depuis si longtemps ce malheureux pays.
Bonaparte éprouva aussi ce même besoin, et, à son passage à Milan, il entendit avec le plus grand intérêt les premières ouvertures qui lui furent faites très secrètement et très habilement de la part de la cour de Rome. N'est-ce pas une chose remarquable que, porté à la tête du gouvernement par ses exploits militaires et par les idées philosophiques ou libérales qui dominaient alors, Bonaparte ait senti immédiatement la nécessité de se rapprocher de la cour de Rome? C'est peut-être dans cette circonstance qu'il a donné la plus grande preuve de la force de son caractère, car il sut braver alors toutes les moqueries de l'armée et l'opposition même des deux consuls, ses collègues. Il resta fermement attaché à l'idée, que, pour soutenir soit la constitution civile du clergé, soit la théophilanthropie, qui étaient également discréditées, il fallait accepter le rôle de persécuteur de la religion catholique, et armer contre elle et contre ses ministres la sévérité des lois; tandis qu'en abandonnant les innovations religieuses de la Révolution, il lui était facile de se faire de notre antique religion une amie, et même un appui dans toutes les consciences catholiques de la France.
Il résolut donc, et c'est un des traits de son grand génie, de s'entendre avec le chef de l'Église qui, seul, pouvait réconcilier, ramener, prononcer comme juge ou comme arbitre, et rétablir enfin par son autorité, à laquelle nulle autre n'était comparable, l'unité de culte et de doctrine.
A cette autorité se joignait, dans la personne du pape, l'ascendant d'une grande et sincère piété, de beaucoup de lumières et d'une douceur attirante.
Le concordat ne pouvait paraître sous de plus heureux auspices; il était fort désiré, dans les provinces surtout. Il fut converti en loi le 8 avril 1802. Il se composait de dix-sept articles rédigés avec une sagesse et une prévoyance remarquables. Tout y était clair, sans équivoque; il n'y avait pas un mot qui pût choquer ou déplaire. Les biens ecclésiastiques aliénés ne pouvaient plus être réclamés, et il était déclaré que les acquéreurs de ces biens devaient être, à cet égard, pleinement rassurés contre toute crainte. C'était un point immense obtenu de la condescendance d'un pape rempli de piété.
Mais un point présentait de prodigieuses difficultés. Pour rétablir le culte en France, il fallait obtenir de tous les anciens évêques leur démission ou s'en passer. Ils les avaient tous offertes et même remises à Pie VI, en 1791, lors de la constitution civile du clergé. Pie VI avait cru devoir les refuser. Le pape Pie VII les leur demanda, en 1801, par son bref du 24 août, Tam multa, etc..., comme préliminaire indispensable de toute négociation, leur déclarant, toutefois, avec des expressions douces, confiantes, mais fermes, que s'ils la refusaient, ce qu'il ne présumait pas, il se verrait avec regret dans la nécessité de pourvoir par de nouveaux titulaires au gouvernement des évêchés de la nouvelle circonscription.
Sur les quatre-vingt-un évêques qui vivaient encore et qui n'avaient pas renoncé à l'épiscopat, quarante-cinq envoyèrent leur démission, trente-six la refusèrent; le plus grand nombre, je pense, moins par conviction théologique, quoiqu'ils fussent encouragés dans leur refus par le savant théologien Asseline[27], que par attachement à la maison de Bourbon et en haine du gouvernement de fait. On a prétendu que le refus de plusieurs d'entre eux était plutôt dilatoire qu'absolu, mais pourtant tous y persévérèrent, et leur résistance même sembla s'accroître de jour en jour; car, après leurs réclamations canoniques de 1803, signées par tous les évêques non démissionnaires[28], on vit paraître, au mois d'avril 1804, avec une suite de réclamations plus fortes encore, une déclaration sur les droits du roi[29], signée par les treize évêques résidant en Angleterre. Et, enfin, anticipant sur les événements, je dirai ici qu'en 1814, Louis XVIII, remontant sur le trône, ces évêques prétendirent se faire, auprès du pape même, un titre d'honneur de lui avoir résisté, et lui écrivirent, dans ce sens, une lettre hautaine où chacun d'eux prenait le titre de son ancien évêché. Le pape refusa de la recevoir, et il les amena, par la persévérance de son refus, à lui adresser une lettre d'excuses, dans laquelle ils abandonnèrent leurs prétentions et qu'ils ne signèrent que comme anciens évêques. Pour qu'il ne restât pas le moindre doute à cet égard, le pape ne voulut pas qu'aucun d'eux fût replacé dans le siège qu'il avait précédemment occupé, pas même M. l'archevêque de Reims[30], malgré toute la convenance qu'il pouvait y avoir à faire une exception en sa faveur.
Je reviens à ce qui se passa en 1801 et les années suivantes. Le pape vit le concordat en pleine activité sans qu'il en résultât aucun trouble en France; malgré la diversité des opinions, les oppositions y étaient légères, rares et sans suite.
Il faut bien, cependant, dire ici que Pie VII avait déployé dans cette circonstance une autorité qui sortait des règles ordinaires, et qui n'eût pas été reconnue dans un autre temps, si un pape eût essayé de l'exercer: celle de destituer des évêques sans jugement, comme aussi celle de supprimer plus de la moitié des évêchés de France sans formalité. A une autre époque, rien n'eût paru, en France, plus opposé aux libertés de l'Église gallicane. Mais le cas était ici hors de toute comparaison avec les temps ordinaires; il était impossible et presque dérisoire d'invoquer et de vouloir appliquer ici l'exercice de ces libertés. Le pape avait vainement épuisé les plus puissantes instances auprès de cette minorité composée de trente-six évêques, et alors, s'appuyant sur la majorité de l'épiscopat français, il employa le seul moyen possible d'éteindre le schisme qu'il était si urgent de faire cesser. Quel autre moyen, en effet, aurait pu employer le pape? Que l'on cherche, on ne pourra même pas en imaginer un. L'abbé Fleury[31], tout zélé gallican qu'il était, et très peu disposé assurément à étendre l'autorité du pape, n'en dit pas moins dans son discours sur les libertés de l'Église gallicane, que: «l'autorité du pape est souveraine et s'élève au-dessus de tout», lorsqu'il s'agit de maintenir les règles et de faire observer les canons. Bossuet tient aussi un semblable langage: «On doit dire, conséquemment, à plus forte raison (ajoute M. Émery[32], dans un de ses ouvrages), que l'autorité du pape est souveraine et s'élève au-dessus de tout, et même des canons, quand il s'agit de la conservation de l'Église ou d'une partie notable de l'Église, puisque ce n'est que pour le maintien de ces grands intérêts que ces règles et ces canons ont été faits.»—Le Père Thomassin[33], dans son grand et célèbre ouvrage sur la discipline de l'Église, dit aussi: «Rien n'est plus conforme aux canons que de violer les canons, quand, de cette violation, il doit résulter un plus grand bien que de leur observance même.»
Pie VII montra donc, à la fois, dans cette difficile circonstance, un grand caractère et une connaissance profonde des véritables principes en agissant comme il le fit. Il éteignit le schisme sans irriter, sans humilier les évêques constitutionnels, et pourtant, sans leur céder aucun point, et le calme se rétablit partout.
Il y eut, toutefois, quelques consciences agitées dans les diocèses dont les anciens titulaires n'avaient pas donné leur démission. Quelques-uns, parmi ceux-ci, tout en se réservant leur juridiction, avaient consenti, néanmoins, à l'exercice des pouvoirs de l'évêque qui les remplaçait et suppléé par là à l'insuffisance de son titre. Mais les plus vifs dans leur résistance, ceux qui, par opinion politique, s'étaient montrés le plus ennemis de la Révolution dans son principe, et qui étaient imperturbablement dominés par ce sentiment, n'eurent garde de le faire. Cette opposition persistante ne produisit, au surplus, ni l'effet ni les suites qu'ils s'en promettaient et qu'ils auraient dû en redouter. Ceux de leurs diocésains dont la conscience était plus particulièrement timorée, inquiets peut-être un instant, ne tardèrent pas à comprendre que leur ancien évêque n'ayant voulu ni venir au milieu d'eux, ni donner sa démission sur la demande du pape, ils étaient assurément à l'abri de tout reproche en accordant, dans des circonstances semblables, leur confiance au nouvel évêque que le Saint-Père leur envoyait.
Les évêques restés à Londres virent sûrement avec douleur que des hommes imbus de leur doctrine, tels que l'abbé Blanchard[34] et l'abbé Gaschet, poussant à l'extrême les conséquences (assez bien déduites pourtant) de ces doctrines, publièrent en Angleterre, et introduisirent autant qu'ils le purent en France, une foule de libelles contre le pape, où, dans un style frénétique et qui semblait copié de Luther, ils le déclaraient hérétique, schismatique, déchu de la papauté, déchu même du sacerdoce; ils disaient que c'était un blasphème de prononcer son nom au canon de la messe, qu'il était aussi étranger à l'Église que l'était un juif ou un païen. Ils parlaient de ses attentats, de ses scandales, etc... Je n'altère pas une syllabe. Croyons pour l'honneur des évêques qui formaient ce qu'on appelait alors la petite Église que, quelque opposants qu'ils fussent, ils n'approuvèrent pas ces fureurs insensées, quoiqu'elles parussent leur être dédiées. Elles furent, au surplus, solennellement condamnées par vingt-neuf évêques catholiques d'Irlande et par les vicaires apostoliques qui résidaient à Londres. Ce qu'il faut ajouter, c'est qu'en France, où on répandit ces libelles, un mépris universel en fit une complète justice. Je crois que la police les déféra ou voulut les déférer un jour aux tribunaux, mais cela même ne put les faire sortir de leur profonde obscurité.
Bonaparte avait fait décréter, sous forme de loi, en même temps que le concordat, des articles organiques, tant pour le clergé catholique que pour le culte protestant. Plusieurs de ces articles déplurent au pape, en ce qu'ils paraissaient mettre l'Église de France dans une trop grande dépendance du gouvernement, même pour des détails secondaires. Il s'en plaignit avec modération, en demanda la réforme; obtint peu à peu, et même sans beaucoup de difficultés, des modifications essentielles. Quelques-uns de ces articles étaient d'ailleurs transitoires; leurs effets devaient cesser avec les circonstances qui les avaient provoqués. Il en était d'autres qui découlaient naturellement des anciennes libertés gallicanes; on ne pouvait order la réforme de ceux-ci, et le pape ne dut pas l'espérer. Pour faire le concordat, on avait été obligé de renoncer momentanément à ces libertés; le concordat fait, il était urgent de rentrer dans nos privilèges. Tout ce qui était véritablement nécessaire avait été accordé, sinon tout de suite, du moins avec le temps. Le pape fut parfaitement secondé dans ses désirs par l'évêque de Nantes, comme on le verra plus bas, et par son légat, le cardinal Caprara. Celui-ci, connaissant le caractère du premier consul, mit une grande sagesse et une mesure extrême dans toute sa conduite, sachant attendre, craignant d'irriter, et trop heureux de ce qu'on avait obtenu pour chercher à le compromettre.
Le cardinal Caprara, nommé légat a latere près de Bonaparte, avait été investi des pouvoirs les plus étendus par la bulle Dextera... du mois d'août 1801, et par la bulle Quoniam... du 29 novembre de la même année, pour exécuter le concordat, instituer les nouveaux évêques... et résoudre toutes les difficultés qui pourraient s'élever. Mais, quoique le concordat eût été conclu et signé à Paris, le 15 juillet 1801, et ratifié à Rome par Pie VII, au mois d'août suivant, il n'avait été converti en loi (à raison de l'absence du Corps législatif), que le 8 avril 1802; et ce ne fut que de ce jour-là que le légat put exercer ses fonctions et instituer les nouveaux évêques, après avoir prêté ce même jour (8 avril) serment entre les mains du premier consul. On peut remarquer dans son serment, mais avec des yeux bien exercés, une légère différence entre ce qui avait été réglé par l'arrêté des consuls et les termes dont il se servit. L'arrêté portait ce peu de mots: «Il jurera et promettra suivant la formule usitée de se conformer aux lois de l'État, et aux libertés de l'Église gallicane.»—Or, le cardinal jura et promit (en latin) d'observer la constitution, les lois, les statuts et usages de la république française, et en même temps: «de ne déroger en aucune manière à l'autorité et juridiction du gouvernement de la république, ainsi qu'aux droits, libertés et privilèges de l'Église gallicane.»—Le tout précédé d'un compliment au premier consul, tel qu'on n'en fit jamais, peut-être, à aucun souverain. On peut voir, en y regardant de près, qu'au lieu de promettre de se conformer aux libertés de l'Église gallicane (ce qui comporte une sorte d'adhésion, ou du moins de reconnaissance de ces libertés), il promit seulement de n'y déroger en rien, ce qui est purement négatif. La différence au reste est bien minime, ou même nulle, quant au résultat, et l'on ne dut pas s'y arrêter. D'ailleurs, il promit, dans l'autre partie du serment, au delà de ce qu'on lui avait demandé, car on voulait qu'il jurât de se conformer aux lois de l'État, et lui, jura positivement d'observer la constitution, les lois, les statuts et les usages de la république, ce qui est plus expressif.
Quant aux libertés de l'Église gallicane, qui font peur à la cour de Rome, s'engager par serment à ne pas y déroger est assurément tout ce qu'on pouvait attendre d'un légat, surtout si l'on songe qu'aucun pape ne les a jamais reconnues. Innocent XII[35] (Odescalchi) bouleversa pendant huit ans l'Église de France, à cause de ces mêmes libertés consacrées dans l'assemblée du clergé de 1682, et refusa constamment d'accorder des bulles aux ecclésiastiques du second ordre, membres de cette assemblée (où ils n'avaient cependant pas voix délibérative). Son successeur, Alexandre VIII[36] (Ottoboni), fut plus opiniâtre encore dans ses refus, puisque deux jours avant sa mort il publia une bulle contre les quatre articles de 1682, laquelle, au reste, n'eut pas de suite, parce qu'il était mourant. Innocent XII[37] (Pignatelli) tout bonhomme qu'il était, ne put se résoudre à accorder des bulles aux évêques nommés entre 1682 et 1693, qu'après qu'ils lui eurent écrit chacun une lettre d'excuses et de regrets sur ce qui s'était passé dans cette assemblée. Cette lettre était vraiment humiliante, et ce qui lui donna surtout ce caractère, c'est que Louis XIV en joignit une de sa propre main, dans laquelle il s'engageait à ne donner aucune suite à son édit du 22 mars 1682. La lettre du roi dut paraître une rétractation, dont il se releva pourtant avant sa mort, puisqu'enfin, l'édit ne fut pas révoqué, et qu'après lui, il continua d'être exécuté.
Il est presque inutile de rappeler ici que Bonaparte, proclamé empereur par le Sénat le 20 mai 1804, mit un grand prix, et cela se conçoit, à être sacré par le pape. C'est un miracle de sa destinée qu'il ait pu l'obtenir, et dans le temps, je me trouvai fort heureux d'y avoir contribué, parce que je pensais que les liens de la France avec la cour de Rome s'en trouveraient resserrés. Pie VII, ayant déjà reconnu le gouvernement consulaire, puisque c'est avec ce gouvernement qu'il avait traité pour le concordat, ne pouvait être arrêté par la considération des droits que pourrait, un jour, faire valoir la maison de Bourbon, si le gouvernement nouveau, se brisant lui-même, la nation la rappelait. Il n'avait donc rien à objecter contre le titre d'empereur que Bonaparte s'était donné, ou qui lui avait été décerné en France, avec plus de solennité, quoique, peut-être, avec moins de sincérité, que celui de premier consul. Le pape n'avait plus à délibérer que sur un seul point: savoir, si, dans l'unique intérêt de la religion, à laquelle le nouvel empereur pouvait faire, par sa puissance immense, tant de bien ou tant de mal, il devait consentir à le venir sacrer, comme saint Boniface, le légat du pape Étienne III, était venu sacrer Pépin, du vivant du roi légitime, Childéric III; comme Léon III couronna Charlemagne empereur, à Rome en 800, et comme un autre pape, Étienne V, vint ensuite sacrer Louis le Débonnaire à Reims, après la mort de Charlemagne.
Le pape se décida à venir faire ce sacre à Paris, et cette mémorable cérémonie eut lieu le 2 décembre 1804. Pie VII ne fut pas dirigé dans cette circonstance par des vues temporelles, comme le pape Étienne III, qui avait imploré le secours de Pépin contre les Lombards, mais bien évidemment et bien uniquement par des motifs purement religieux, puisqu'il s'abstint même de laisser entrevoir le désir si naturel de recouvrer ses trois légations de Bologne, de Ferrare et de Ravenne, que l'empereur, au reste, n'eut garde de lui offrir, ni même de lui faire espérer. Toutes les demandes du pape, sans aucune exception, furent dans l'intérêt de la religion. Aucune ne le regardait personnellement, et il refusa les présents qu'on lui offrit pour sa famille.
Il quitta Paris le 4 avril 1805, laissant partout sur son passage l'impression profonde de ses vertus et de sa bonté: Napoléon avait quitté Paris quelques jours avant lui; il songeait à tout autre chose, qu'à montrer sa reconnaissance au Saint-Père. Le 16 mai le pape arrive à Rome, et le 26 mai, l'empereur se fait couronner à Milan roi d'Italie. Peu de temps après, ses troupes occupent Ancône, sur le territoire romain[38]. Le pape s'en plaint. Napoléon ne lui répond pas; mais après la bataille d'Austerlitz du 2 décembre 1805 et la paix de Presbourg du 26, il écrit au pape, le 6 janvier 1806, qu'il n'avait pas voulu s'approprier Ancône, mais l'occuper comme protecteur du Saint-Siège, et pour que cette ville ne fût pas souillée par les musulmans.
Trois mois après, le 30 mars 1806, Napoléon place son frère Joseph sur le trône de Naples, et demande au pape de le reconnaître. Il lui demande presque en même temps de faire avec lui (empereur) une ligue offensive et défensive, d'embrasser le système continental, de fermer par conséquent ses ports aux Anglais, c'est-à-dire de leur déclarer la guerre. De telles propositions, dans un temps surtout où l'empereur foulait aux pieds le concordat qu'il avait conclu avec le pape en 1803 pour l'Italie; qu'il dépouillait les évêchés et les monastères de leurs biens, supprimant à son gré les uns et les autres; qu'il tourmentait les évêques et les curés par de nouveaux serments, etc... de telles propositions ne pouvaient pas être acceptées et ne le furent pas. Elles donnèrent lieu à cette correspondance avec les autorités françaises, dans laquelle on a remarqué tant de force, de raison et de convenance du côté de la cour de Rome.
Un pareil refus et tant de raison, ne pouvaient manquer d'irriter l'empereur. Le 2 février 1808 il fait occuper Rome par ses troupes que commandait le général Miollis[39]. Elles s'emparent du château Saint-Ange. Le général veut obliger le pape à souscrire à toutes les demandes qui lui sont faites, sous la menace de perdre ses États; il prodigue les vexations; se saisit de la poste, des imprimeries; fait enlever vingt cardinaux, parmi lesquels étaient plusieurs ministres, etc... Le pape proteste en vain contre de telles violences. Napoléon n'en tient aucun compte. Le 2 avril suivant, il réunit au royaume d'Italie les légations d'Urbin, d'Ancône, de Macerata et de Camerino, pour en faire trois départements. Il confisque les biens des cardinaux qui ne se rendaient pas au lieu de leur naissance. Il fait désarmer presque toute la garde du Saint-Père; les nobles de cette garde sont emprisonnés. Enfin, Miollis fait enlever le cardinal Gabrielle[40], pro-secrétaire d'État; et fait mettre les scellés sur ses papiers.
Le 17 mai 1809, décret de Napoléon, daté de Vienne, portant réunion (en sa qualité de successeur de Charlemagne) des États du pape à l'empire français, en statuant que la ville de Rome serait ville impériale et libre; que le pape continuerait à y siéger, et qu'il jouirait de deux millions de francs de revenu. Le 10 juin il fait promulguer ce décret à Rome. Ce même 10 juin, le pape proteste contre toutes ces spoliations, refuse toute pension; et, récapitulant tous les attentats dont il a à se plaindre, lance la fameuse et imprudente bulle d'excommunication contre les auteurs, fauteurs et exécuteurs des violences contre lui et le Saint-Siège, mais sans nommer personne.
Napoléon en fut outré, et, dans un premier mouvement, il écrivit aux évêques de France une lettre dans laquelle il parlait, en termes presque révolutionnaires, «de celui qui voulait, disait-il, faire dépendre d'un temporel périssable l'intérêt éternel des consciences et celui de toutes les affaires spirituelles».
Le 6 juillet 1809, Pie VII, enlevé de Rome après qu'on lui eut demandé s'il voulait renoncer à la souveraineté temporelle de Rome et de l'État de l'Église, fut conduit par le général Radet[41] jusqu'à Savone, où il arriva seul le 10 août, les cardinaux ayant tous été transportés auparavant à Paris.
Et pour bien compléter les spoliations exercées sur le pape, Napoléon fit paraître, le 17 février 1810, un sénatus-consulte qui décerne au fils aîné de l'empereur le titre de roi de Rome, et statue même que l'empereur sera sacré une seconde fois à Rome, dans les dix premières années de son règne.
C'est opprimé, captif, et privé de tout conseil, que le pape refusa les bulles à tous les évêques nommés par l'empereur, et c'est alors que commencèrent les discussions sur les mesures propres à faire cesser la viduité des églises.
CONSEIL ECCLÉSIASTIQUE
Formé en 1809.
Ce conseil était composé du cardinal Fesch, du cardinal Maury[42], de l'archevêque de Tours[43], de l'évêque de Nantes[44], de l'évêque d'Évreux[45], de l'évêque de Trêves[46], de l'évêque de Verceil[47], de M. l'abbé Émery, supérieur de Saint-Sulpice, et du père Fontana[48], général des barnabites.
Le gouvernement lui proposa trois séries de questions: La première sur ce qui intéresse la chrétienté en général.—La seconde sur ce qui intéressa la France en particulier.—La troisième sur ce qui intéresse les Églises d'Allemagne, d'Italie et la bulle d'excommunication.
Chacune de ces séries se divisait en plusieurs questions. Je vais les donner toutes avec les réponses que j'ai abrégées mais sans les altérer, en ayant soin de souligner les expressions du conseil, ainsi que les citations qu'il invoque.
Dans le préambule qui est en tête des réponses faites par le conseil aux questions posées par le gouvernement, on remarque d'abord ces paroles: Nous ne séparons pas de l'hommage que nous rendons à Votre Majesté le tribut d'intérêt, de zèle et d'amour que nous commande la situation actuelle du Souverain Pontife... Tout le bien spirituel que nous pouvons attendre du résultat de nos délibérations est donc uniquement entre les mains de Votre Majesté..., et nous osons espérer qu'elle jouira bientôt de cette gloire, si elle daigne seconder nos vœux en accélérant une réunion si désirable entre Votre Majesté et le Souverain Pontife, par l'entière liberté du pape, environné de ses conseillers naturels, sans lesquels il ne peut ni communiquer avec les Églises confiées à sa sollicitude, ni résoudre aucune grande question, ni pourvoir aux besoins de la catholicité.
PREMIÈRE SÉRIE:première question.—Le gouvernement de l'Église est-il arbitraire?
Réponse.—Non. Il appartient, il est vrai, spécialement au successeur de saint Pierre, qui en est le chef, ayant primauté d'honneur et de juridiction dans toute l'Église; mais, il appartient aussi aux évêques, successeurs des apôtres; et, quelque éminente que soit l'autorité de la chaire apostolique, elle est réglée dans son exercice par les canons, c'est-à-dire par les lois communes de toute l'Église. Le pape saint Martin écrivait à un évêque: Nous sommes les défenseurs et les dépositaires et non les transgresseurs des saints canons.—C'est en les observant, et les faisant observer aux autres, dit Bossuet, que l'Église de Rome s'éleva éminemment au-dessus des autres.—Le conseil ajoute que les usages dont les Églises particulières sont en possession, et qui prennent leur source dans l'ancienne discipline, font loi pour ces Églises. Ils forment en quelque sorte son droit commun et doivent être respectés. Il invoque l'autorité du pape saint Grégoire qui dit expressément, en parlant de l'Église d'Afrique: Les usages qui ne nuisent point à la foi catholique doivent demeurer intacts.
deuxième question.—Le pape peut-il, pour des motifs d'affaires temporelles, refuser son intervention dans les affaires spirituelles?
Réponse.—La primauté dont le pape jouit de droit divin, étant tout à l'avantage spirituel de l'Église, nous croyons ici lui rendre hommage en répondant que si les affaires temporelles n'ont par elles-mêmes aucun rapport nécessaire avec le spirituel, si elles n'empêchent pas le chef de l'Église de remplir librement les fonctions du nonce apostolique, le pape ne peut pas, par le seul motif des affaires temporelles, refuser son intervention dans les affaires spirituelles.
troisième question.—Il est hors de doute que depuis un certain temps la cour de Rome est resserrée dans un petit nombre de familles, que les affaires de l'Église y sont examinées et traitées par un petit nombre de prélats et de théologiens, pris dans de petites localités des environs... Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile?
Réponse.—S'il s'agit ici d'un concile général, il ne pourrait se tenir sans le chef de l'Église, autrement il ne représenterait pas l'Église universelle... S'il s'agit d'un concile national, son autorité serait insuffisante pour régler un objet qui intéresserait toute la catholicité entière.
quatrième question.—Ne faudrait-il pas que le consistoire, ou le conseil particulier du pape, fût composé de prélats de toutes les nations pour éclairer Sa Sainteté?
Réponse.—Le concile de Bâle avait décidé (avec quelques clauses limitatives) que les cardinaux seraient pris de tous les États catholiques. Les orateurs du roi de France au concile de Trente renouvelèrent les propositions que le concile de Bâle avait adoptées, et ce concile se borna à décider que le pape prendrait des cardinaux de toutes les nations, autant que cela pourrait se faire commodément, et selon qu'il les en trouverait dignes.
Le conseil dit qu'il ne peut que former des vœux pour l'exécution de cette mesure qui répond au désir de Sa Majesté.
cinquième question.—En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y a pas de nécessité de faire des changements dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de Sardaigne, des ducs de Toscane..., soit pour la nomination des cardinaux, soit pour toute autre prérogative?
Réponse.—Le conseil pense que l'empereur, très naturellement, est fondé à réclamer les prérogatives des souverainetés réunies à l'empire.
DEUXIÈME SÉRIE.—Questions qui intéressent la France en particulier.
première question.—Sa Majesté l'empereur ou ses ministres, ont-ils porté atteinte au concordat?
Réponse.—Le conseil pense que le pape n'a pas lieu de se plaindre d'aucune contravention essentielle faite au concordat. Quant aux articles organiques, ajoutés au concordat, le conseil convient que le pape remit, pendant son séjour à Paris, des représentations à l'empereur sur un certain nombre de ces articles qu'il jugeait contraires au libre exercice de la religion catholique. Mais plusieurs des articles dont se plaignait Sa Sainteté ne sont que des applications ou des conséquences des maximes et des usages reçus dans l'Église gallicane, dont ni l'empereur ni le clergé de France ne peuvent se départir.
Quelques autres à la vérité, ajoute-t-il, renferment des dispositions qui seraient très préjudiciables à l'Église, si elles étaient exécutées à la rigueur. On a tout lieu de croire qu'elles ont été ajoutées au concordat comme des règlements de circonstance, comme des ménagements jugés nécessaires pour aplanir la voie au rétablissement du culte catholique; et nous espérons de la justice et de la religion de Sa Majesté, qu'elle daignera les révoquer ou les modifier de manière à dissiper les inquiétudes qu'elles ont fait naître.
Le conseil en indique trois: Le premier, sur les bulles, brefs... qui ne devaient être reçus, ni mis à exécution, sans l'autorisation du gouvernement. Il désire qu'on excepte les brefs de pénitencerie, qui étaient formellement exceptés par les parlements.—Le vingt-sixième sur la fixation à trois cents francs du titre ou revenu exigé des ecclésiastiques, pour être ordonnés par l'évêque; tandis qu'il n'était que de cent cinquante francs avant la Révolution où les aspirants, pris pour la plupart dans des classes élevées, étaient bien plus riches.—Le trente-sixième sur les vicaires généraux qui devaient, par cet article, continuer leurs fonctions, même après la mort de l'évêque, tandis qu'il est de principe que les pouvoirs du grand vicaire expirent avec celui qui les a donnés, que le chapitre se trouve de plein droit investi de la juridiction épiscopale, et que c'est par lui que sont nommés les vicaires généraux qui gouvernent pendant la vacance du siège.
Il est juste de remarquer que ces trois demandes furent accordées par décret, le 28 février 1810.
deuxième question.—L'état du clergé de France est-il, en général, amélioré ou empiré depuis que le concordat est en vigueur?
La réponse est ici la plus affirmative, la plus détaillée, la plus riche en faits. Outre la liberté du culte catholique qui est, à elle seule, le plus grand des bienfaits dus au concordat, que de nouveaux bienfaits depuis cette époque! Dotation des chapitres; trente mille succursales pensionnées; quatre cents bourses et huit cents demi-bourses pour les séminaires; exemption de la conscription pour les étudiants présentés par l'évêque; invitation aux conseils généraux de département de suppléer aux dotations des évêques, des chapitres, et de pourvoir aux besoins du culte; rétablissement des congrégations religieuses vouées à l'enseignement gratuit, au soulagement des pauvres et des malades, etc... Tous ces faits sont évidents.
troisième question.—Si le gouvernement français n'a point violé le concordat, le pape peut-il, arbitrairement, refuser l'institution aux archevêques et évêques nommés, et perdre la religion en France, comme il l'a perdue en Allemagne, qui, depuis dix ans, est sans évêques?
Réponse.—Le concordat est un contrat synallagmatique entre le chef de l'État et le chef de l'Église, par lequel chacun d'eux s'oblige envers l'autre... C'est aussi un traité public par lequel chacune des parties contractantes acquiert des droits et s'impose des obligations. Le droit réservé au pape ne doit pas être exercé arbitrairement. Par le concordat entre le roi François Ier et Léon X[49] (1515), le pape était tenu d'accorder les bulles d'institution aux sujets nommés par le souverain, ou d'alléguer les motifs canoniques de son refus.—Pie VII est également lié envers l'empereur et la France par le concordat qu'il a solennellement ratifié.
Le Saint-Père ayant écrit de Savone, le 28 août 1809, une lettre au cardinal Caprara pour exposer les motifs de ses refus, le conseil ne croit pas s'écarter du profond respect dont il est pénétré pour la personne et la dignité suprême du chef de l'Église, en mettant sous les yeux de l'empereur les réflexions qu'il oserait présenter à Sa Sainteté elle-même, s'il était admis à l'honneur de conférer avec elle.
Le pape donnait trois motifs de refus dans sa lettre: 1o Les innovations religieuses introduites en France depuis le concordat, et cependant il n'en articulait aucune qui fût une atteinte essentielle portée à ce concordat. Les innovations connues avaient été en France des bienfaits pour la religion. Le gouvernement avait fait droit aux représentations sur les articles organiques, et, d'ailleurs, cette plainte déjà ancienne, en ce qui concerne la France, n'avait point été suivie, jusqu'alors, d'un refus de bulles de la part du pape.—2o Le second motif était fondé sur les événements et les mesures politiques qu'il ne lui appartenait pas de juger.—L'événement principal, dit le conseil, est le décret de 1809, portant réunion de l'État romain à l'empire français. Ce motif est-il canonique? Est-il fondé sur les principes et sur l'esprit de la religion? Le conseil répond: La religion nous apprend à ne pas confondre l'ordre spirituel et l'ordre temporel; la juridiction que le pape exerce essentiellement de droit divin est celle que saint Pierre a reçue de Jésus-Christ, la seule qu'il ait pu transmettre à ses successeurs; et celle-ci est purement spirituelle. La souveraineté temporelle n'est pour les papes qu'un accessoire étranger à leur autorité. La première durera autant que l'Église, autant que le monde; et l'autre, d'institution humaine, n'étant point comprise dans les promesses divines qui ont été faites à l'Église, peut être enlevée, comme elle a été donnée, par les hommes et les événements. Dans toutes les suppositions à cet égard, et quelle que soit la position politique du pape, son autorité dans l'Église universelle et ses relations avec les Églises particulières doivent être toujours les mêmes, et comme il n'a reçu ses pouvoirs que pour l'avantage des fidèles et le gouvernement de l'Église, le conseil se persuade que le Saint-Père mettrait un terme à ses refus, s'il était convaincu, comme eux qui voient les choses de près, que ce refus ne peut être que très préjudiciable à l'Église.
D'après le conseil, l'invasion de Rome ne peut donc être un motif pour refuser l'institution canonique aux évêques nommés. Cette invasion n'est pas une violation du concordat. Le concordat n'a rien stipulé, rien garanti du temporel; et tant que la juridiction du pape sur l'Église de France est reconnue, les liens qui attachent cette Église à la chaire de saint Pierre ne sont point relâchés, et le concordat subsiste dans son intégrité.
Le pape reconnaît cette distinction dans sa lettre, mais il ne pouvait, dit-il, sacrifier la défense du patrimoine de l'Église. Cela n'est point contesté: il pouvait réclamer avec toute la force de ses moyens. Mais comment le refus des bulles serait-il un de ces moyens? Si l'empereur exigeait et obtenait des évêques nommés quelque déclaration contraire à l'autorité du Saint-Siège, ou relative à l'invasion des États romains, le pape serait dans son droit pour leur refuser l'institution canonique; mais il n'y a rien de semblable dans la circonstance. Comment donc pourrait-il vouloir ou croirait-il pouvoir les punir pour un événement qui ne peut leur être imputé? Lorsque Rome fut prise d'assaut par les troupes de Charles-Quint, Clément VII, pour se venger de ce prince, a-t-il abandonné toutes les Églises à l'anarchie?—3o Le troisième motif de refus dans la lettre du Saint-Père est pris dans sa situation actuelle. Dieu sait, dit le pape, si nous désirons ardemment donner aux églises de France vacantes leurs pasteurs, et si nous désirons trouver un expédient pour le faire d'une manière convenable; mais devons-nous agir dans une affaire de si haute importance sans consulter nos conseillers naturels? Or, comment pourrions-nous les consulter, quand, séparé d'eux par la violence, on nous a ôté toute libre communication avec eux, et, en outre, tous les moyens nécessaires pour l'expédition de pareilles affaires, n'ayant pu même, jusqu'à présent, obtenir d'avoir auprès de nous un seul de nos secrétaires?
L'objection était forte, et le conseil se vit réduit à faire la réponse suivante: A ces dernières plaintes, nous n'avons d'autre réponse à faire que de les mettre nous-mêmes sous les yeux de Sa Majesté, qui en sentira toute la force et toute la justice.
Cette phrase n'était peut-être pas sans quelque courage, car c'était justifier le refus du pape, et montrer clairement à l'empereur son injustice et son inconséquence.
quatrième question.—Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, d'un autre côté, le pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de regarder le concordat comme abrogé, mais, dans ce cas, que convient-il de faire pour le bien de la religion?
Réponse.—Si le pape persistait à se refuser à l'exécution du concordat, il est certain, rigoureusement parlant, que l'empereur ne serait plus tenu de l'observer, et qu'il pourrait le regarder comme abrogé.—Ce sont les premiers mots de la réponse; ils ont l'air de tout décider; mais, toutefois, ce n'était pas le cas, et le conseil ajoute bientôt: Mais le concordat n'est pas une transaction purement personnelle... C'est un traité qui fait partie de notre droit public... et il importe d'en réclamer l'exécution, dans la supposition même où le Souverain Pontife persisterait à la refuser en ce qui le concerne.
Ce raisonnement est subtil et même singulier: car le conseil semble n'avoir mis en avant avec assurance un principe, que pour reculer plus vite devant la conséquence, il semble même s'être étudié à faire renaître la difficulté, au moment où elle paraissait assez nettement résolue.
Le conseil dit ensuite qu'il faudrait regarder le concordat, non comme abrogé, mais comme suspendu, en protestant toujours contre le refus du pape, et en en appelant, ou au pape lui-même, mieux informé, ou à son successeur.
Mais, soit que le concordat soit regardé comme abrogé, soit qu'il demeure suspendu, ajoute le conseil, que convient-il de faire pour le bien de la religion? (Ce sont les derniers mots de la question.)—Ici le conseil établit avec clarté les principes et n'épargne pour cela aucun raisonnement. Tous les pouvoirs des ministres de l'Église étant d'un ordre spirituel, c'est à l'Église seule à les conférer. Les évêques ont des pouvoirs d'ordre et des pouvoirs de juridiction. Dans les trois premiers siècles de persécutions, il a bien fallu que l'Église seule investît les pasteurs de ces pouvoirs, et elle n'a pas pu perdre ce droit quand les rois se sont faits ses enfants. L'Église n'a jamais reconnu d'évêques que ceux qu'elle avait institués; mais la manière de procéder à l'élection, et puis de conférer l'institution, n'a pas toujours été la même. Dans les premiers siècles, la simple nomination, ou élection, ou présentation, appartenait aux évêques co-provinciaux, au clergé et au peuple de l'Église qu'il fallait pourvoir; et cette élection était confirmée par le métropolitain par qui l'évêque était sacré; ou s'il s'agissait du métropolitain lui-même, par le concile de la province qui conférait l'institution ou la mission, pour cette Église en particulier, à celui qui venait d'être élu. Dans la suite, les empereurs et autres princes chrétiens eurent grande part à la nomination, c'est-à-dire à l'élection, et insensiblement, le peuple et le clergé de la campagne cessèrent d'être appelés. L'élection passa alors au chapitre de l'église cathédrale, mais toujours avec la nécessité du consentement du prince (représentant le peuple), et de la confirmation ou institution métropolitaine ou du concile de la province.
Le conseil ecclésiastique oublia d'ajouter, que, jusqu'au xiiie siècle, les papes n'avaient été pour rien, ni dans l'élection, ni dans l'institution. Depuis, par les réserves et autres principes puisés dans les fausses décrétales[50], ils s'attribuèrent quelquefois et l'élection et la confirmation. C'est à cet état de choses, si étranger à l'ancienne discipline, puisqu'il n'y en avait pas de traces dans les douze premiers siècles de l'Église, que le concile de Bâle ainsi que la pragmatique sanction voulurent remédier. A la suite du concile de Bâle et de la pragmatique sanction publiée à Bourges en 1438[51] conformément aux décrets de ce concile, il avait été décidé que l'élection par le peuple et par le chapitre, serait confirmée par le métropolitain ou par le concile provincial. En 1516, on substitua à cette pragmatique sanction, le concordat entre François Ier et Léon X, en vertu duquel l'élection passa tout entière au roi, à la place du peuple ou du chapitre, et la confirmation ou institution au pape, à la place des métropolitains et des conciles provinciaux.
Le conseil ecclésiastique reprend à l'occasion de ces changements: ces deux changements dans les élections ont été regardés comme faits du consentement exprès ou tacite de l'Église. Nous dirons plus: cette approbation (de l'Église) serait encore indispensable, quand même on proposerait de revenir à une des méthodes adoptées dans les siècles précédents; car une loi abrogée n'est plus une loi, et elle ne peut en reprendre le caractère que par le fait de l'autorité qui l'a abrogée.—C'est là un des vices capitaux de la constitution civile du clergé, adoptée par l'Assemblée constituante;... car, outre que les élections décrétées par cette constitution ne ressemblaient, en aucune manière, à celle des premiers siècles, l'Assemblée constituante, qui n'avait que des pouvoirs politiques était essentiellement incompétente pour rétablir, sans le concours et le consentement de l'Église, ces règlements de discipline que l'Église avait abolis.
Ainsi, dans la supposition où par la persévérance des refus des bulles, le concordat serait regardé comme suspendu ou comme abrogé, on ne serait pas autorisé à faire revivre la pragmatique sanction, à moins que l'autorité ecclésiastique, n'intervînt dans son rétablissement. Sans cela, elle deviendrait la source de troubles semblables à ceux qu'a excités dans toute la France la constitution civile du clergé en 1791.
Que conviendrait-il donc de faire alors pour le bien de la religion? car cette question revient toujours.
Le conseil n'a pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures propres à remplacer l'intervention du pape dans la confirmation des évêques. (Cette réponse est-elle bien exacte? Est-ce donc qu'indiquer ces mesures supposerait une autorité?)
Le conseil pense que l'empereur ne peut rien faire de plus sage et de plus conforme aux règles que de convoquer un concile national, qui examinerait la question proposée et indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvénients du refus des bulles. En 1688, à l'occasion d'un refus semblable de bulles fait par le pape Innocent XI aux évêques, à la suite de l'assemblée du clergé de 1682, le parlement de Paris, sur les conclusions du procureur général du Harlay, rendit un arrêt portant que le roi serait supplié de convoquer les conciles provinciaux ou même un concile national.
L'empereur, dans une note qu'il dicta à l'évêque de Nantes, M. Duvoisin, trouva que cette réponse n'éclaircissait pas entièrement la question. Il avait pensé, dit-il dans cette note, que, le concordat tombant, la France rentrait de droit dans ce qui existait avant. Mais le conseil l'avait fait changer d'avis, et il estimait maintenant avec lui, que le concordat ayant abrogé la loi qui existait lors de sa conclusion, elle ne pouvait plus être rétablie que par le pouvoir qui l'avait abrogée, mais il différait de l'opinion du conseil, en ce qu'il pensait que l'Église gallicane était suffisante pour prononcer le rétablissement de l'ancienne loi, sans quoi il y aurait une lacune dans la législation de l'Église. L'empereur n'expliquait pas davantage sa pensée dans sa note, ayant été interrompu par d'autres affaires.
Le conseil ecclésiastique, cependant, sur le simple aperçu contenu dans la note, discuta de nouveau la question, sans trop entrer dans l'idée de l'empereur, car il commence par dire: qu'il persiste à croire que la convocation d'un concile national est la seule voie canonique qui puisse conduire au but désiré. Il suppose que, le concile adresserait d'abord au pape des remontrances respectueuses sur les suites qu'entraînerait un refus plus longtemps prolongé; sur la nécessité où se trouveraient l'empereur et le clergé de pourvoir par une autre voie à la conservation de la religion et à la perpétuité de l'épiscopat, et qu'on proposerait ensuite tous les moyens de conciliation, etc... et si le pape se refusait à ces prières, à ces sollicitations du clergé de France assemblé, le concile examinerait (ce que nous n'avons pas cru devoir faire) s'il est compétent pour rétablir ou renouveler un mode d'institution canonique qui pût remplacer le mode établi par le concordat. S'il se jugeait compétent, il arrêterait, sous le bon plaisir de Sa Majesté, un règlement de discipline sur cet objet, mais en déclarant que ce règlement n'est que provisoire, et que l'Église de France ne cessera point de demander l'observation du concordat, toujours prête à y revenir... Et si le concile national ne se jugeait pas compétent, il réclamerait le recours à un concile général, la seule autorité dans l'Église qui soit au-dessus du pape. Et si ce recours devenait impossible parce que le pape ne voudrait pas reconnaître le concile, ni le présider, ou, que dans les circonstances politiques, sa convocation présentât trop de difficultés pour l'assembler,—que conviendrait-il de faire pour le bien de la religion?—Vu l'impossibilité de recourir au concile général, et vu le danger imminent dont l'Église est menacée, le concile national pourrait déclarer que l'institution donnée par le métropolitain à ses suffragants, ou par le plus ancien évêque de la province à l'égard du métropolitain, tiendrait lieu des bulles pontificales, jusqu'à ce que le pape ou ses successeurs consentissent à la pleine exécution du concordat. C'est ici une loi de nécessité, loi que le pape lui-même a cru pouvoir reconnaître, lorsque, s'élevant au-dessus de toutes les règles ordinaires et par un acte d'autorité sans exemple, il a supprimé tous les anciens évêchés de France pour en créer de nouveaux.
Ne peut-on pas s'étonner que le conseil ecclésiastique, avant d'arriver à une pareille solution, n'ait pas répété ici que, pour faire cesser le principal motif d'opposition du pape (motif énoncé par lui dans sa lettre au cardinal Caprara, où il déclare que son refus de donner des bulles est fondé particulièrement sur ce que, dans sa prison de Savone, il est privé de toute liberté), l'empereur était prié de rendre au pape, au moins la mesure de liberté nécessaire pour l'expédition des bulles, afin de le constituer dans son tort s'il persistait alors à la refuser. Au lieu de cela, le conseil restait toujours dans la supposition que le pape ne refusait les bulles que pour des motifs purement temporels, et à cause surtout de l'invasion de Rome, tandis que le Saint-Père avait formellement déclaré que c'était parce qu'on l'avait privé de sa liberté, de son conseil et même de son secrétaire, qu'il se refusait à faire expédier les bulles.
Le conseil, qui avait senti toute la force de cette réclamation, qui en avait déjà reconnu toute la justice, aurait dû renouveler ses instances à cet égard. La liberté réclamée ici par le pape n'était pas un objet purement temporel; c'était une condition indispensable pour valider les actes du plus simple citoyen, à plus forte raison ceux du chef de l'Église. Le conseil, dans cette longue et dernière partie de la discussion, a trop l'air de croire que tous les torts sont du côté du pape. Est-ce complaisance ou pusillanimité?—Qu'il n'ait pas conseillé à l'empereur de rendre Rome, cela se conçoit: il n'était pas appelé à traiter cette question politique, qui était d'ailleurs tout à fait indépendante de celle de la délivrance des bulles qu'on lui soumettait; mais ne pas répéter chaque jour, qu'avant de songer au concile ou à tout autre remède extraordinaire auquel on ne pouvait avoir recours que dans le cas, où sans aucune raison, le pape s'obstinerait à ne pas vouloir exécuter le concordat, il était nécessaire de lui rendre assez de liberté pour qu'il ne pût pas se plaindre qu'on lui faisait violence par une telle demande, c'était non seulement une grande pusillanimité envers l'empereur, mais aussi, c'était une inconséquence: c'était paraître vouloir prolonger la rupture, lorsqu'il ne fallait peut-être qu'un mot pour la faire cesser.
troisième série.—Questions qui intéressent les Églises d'Allemagne, d'Italie, et la bulle d'excommunication.
première question.—Sa Majesté, qui peut, à juste titre, se considérer comme le chrétien le plus puissant, sentirait sa conscience troublée, s'il ne portait aucune attention aux plaintes des Églises d'Allemagne sur l'abandon dans lequel le pape les laisse depuis dix ans. Elle désire, comme suzerain de l'Allemagne, comme héritier de Charlemagne, comme véritable empereur d'Occident, comme fils aîné de l'Église, savoir quelle conduite elle doit tenir pour rétablir le bienfait de la religion chez les peuples de l'Allemagne?
Réponse.—Celle que donne le conseil à cette question est on ne peut plus vague. Le rapporteur croit devoir rappeler ici l'ancien concordat de la nation germanique de 1447 et le traité de Munster de 1648; puis, il entre dans de longs détails sur la diète de Ratisbonne de 1803, qui bouleversa par tant de sécularisations l'état politique et religieux de l'Allemagne, et transféra le siège de Mayence à Ratisbonne;—sur les conférences préparatoires de 1804, entre le nonce du pape et le référendaire de l'empire;—sur l'acte de la confédération du Rhin, du 12 juillet 1806;—sur l'abdication de la couronne impériale d'Allemagne par l'empereur François II (6 août 1806), qui opéra la dissolution du corps germanique;—sur les prétentions diverses d'une multitude de princes à l'égard du clergé catholique, de l'instruction religieuse, des dispenses matrimoniales...;—sur l'asservissement des évêques, des curés, des chanoines à tous ces princes;—et enfin sur les difficultés nouvelles apportées à un arrangement quelconque par la situation actuelle du Saint-Père.
Le conseil, ne voit depuis l'abdication de l'empereur François II, que le protecteur de la confédération du Rhin (Napoléon), qui puisse, d'accord avec le Souverain Pontife, remédier à ces maux, et il se borne à faire des vœux.
Il faut convenir qu'il y avait bien de la mauvaise grâce et surtout bien de la mauvaise foi de la part de l'empereur Napoléon, à imputer, dans ce moment-là, les troubles religieux de l'Allemagne à l'abandon dans lequel le pape laissait depuis dix ans l'Église d'Allemagne, et la raison du conseil sur ce point est bien faible et bien insignifiante.
deuxième question.—Est-il indispensable de faire une nouvelle circonscription d'évêchés en Toscane et dans d'autres parties de l'empire? Si le pape refuse de coopérer à ces arrangements, quelle marche Sa Majesté devrait-elle suivre pour les régulariser?
Réponse.—Le conseil pense que les églises de Toscane ne sont pas en souffrance comme celles d'Allemagne; qu'elles sont régulièrement organisées et administrées; qu'ainsi une nouvelle circonscription, bien qu'utile, n'a rien d'urgent. Tout porte à croire, ajoute-t-il, que lorsque le pape sera entouré de ses conseils, Sa Sainteté y donnera une attention active et soutenue. Enfin le conseil croit que Sa Majesté peut suspendre les améliorations qu'elle projette pour les églises de la Toscane, jusqu'à ce que les affaires générales de l'Église soient terminées, puisque la loi de la nécessité n'est pas ici applicable.
troisième question.—La bulle d'excommunication du 10 juin 1809 étant contraire à la charité chrétienne ainsi qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône, quel parti prendre pour que, dans des temps de trouble et de calamité, les papes ne se portent pas à de tels excès de pouvoir?
Réponse.—Le conseil cite d'abord l'extrait de cette bulle qui déclare que les auteurs, fauteurs, conseillers et exécuteurs des attentats (c'est-à-dire l'invasion de Rome et des provinces de l'État romain, ainsi que les autres persécutions), en vertu du livre XXII, chapitre xie qu'il rappelle, ont encouru l'excommunication prononcée par le concile de Trente, et le Saint-Père les excommunie et les anathématise de nouveau, sans toutefois nommer personne spécialement. Sa Sainteté défend même d'attenter aux droits et prérogatives des personnes comprises dans cette catégorie.
Le conseil dit ensuite: Que les bulles de Boniface VIII contre Philippe le Bel, de Jules II contre Louis XII, de Sixte-Quint contre Henri IV, n'ont jamais eu de force ni d'effet en France, parce que les évêques de France ont refusé de les admettre et de les publier. Par la même raison, la bulle In Cœna Domini, si longtemps publiée à Rome, a toujours été regardée en France comme non avenue.
Si la bulle du 10 juin 1809 eût été adressée aux évêques de France, le conseil pense qu'ils l'eussent déclarée contraire à la discipline de l'Église gallicane, à l'autorité du souverain, et capable, contre l'intention du pape, de troubler la tranquillité publique.
Il rappelle que Grégoire XIV, successeur de Sixte-Quint, lança en 1591, des lettres monitoriales contre Henri IV, et que les évêques assemblés à Chartres déclarèrent que les censures et excommunications portées par lesdites lettres étaient nulles, tant en la forme qu'en la matière, et qu'elles ne pouvaient lier ni obliger la conscience...
Le conseil se borne donc à déclarer: Qu'il ne doute pas que le concile national, si on l'assemble, rappelant les vrais principes à cet égard, et l'esprit de l'Église, dans l'application des censures, n'en déclare aussi la nullité, et n'interjette appel, tant de cette bulle que de toutes bulles semblables, au concile général, ou au pape mieux informé, comme cela a toujours eu lieu dans l'Église.
Le conseil aurait pu ajouter que les lettres monitoriales contre le roi Henri IV avaient été condamnées au feu par les parlements séant à Tours et à Châlons.
Quant à Henri IV lui-même, alors roi de Navarre, excommunié par Sixte-Quint en 1588, on sait que, suivant son caractère, il fit afficher son acte d'appel au Vatican, et que le pape ne l'en estima que davantage.
Le conseil ecclésiastique conclut, dans sa réponse générale, en citant le premier article de la déclaration du clergé de France en 1682[52].
C'est par la remise de ces réponses, le 11 janvier 1810, que le conseil termina ses travaux qui avaient commencé le 16 novembre 1809.
J'oubliais de dire que le travail du conseil sur la première série de questions est attribué à l'évêque de Trêves; celui sur la seconde série, à l'évêque de Nantes, et celui sur la troisième, à l'archevêque de Tours. On assure que le Père Fontana ne parut qu'aux premières séances, et que M. Émery fut très peu exact aux séances, et ne signa point les réponses de la commission, alléguant qu'il ne lui convenait pas de mettre sa signature à côté de celles de cardinaux et d'évêques.
RÉFLEXIONS SUR CE CONSEIL ECCLÉSIASTIQUE.
Je conçois tous les ménagements que les membres de ce conseil ont dû avoir pour l'empereur, dans la crainte de l'irriter et de le pousser à des mesures plus violentes encore, c'est-à-dire à une rupture complète avec le pape, qui eût ramené le schisme dans l'Église de France. Mais je ne puis concevoir comment ils n'ont pas essayé avec plus de persistance de le convaincre, que, pour être en droit d'imputer les torts au pape, il fallait, du moins, lui accorder le genre de liberté qu'il jugerait lui-même nécessaire pour donner des bulles, et lui demander, en conséquence, ce qu'il estimait indispensable pour cela. Le pape n'aurait pas osé dire qu'il lui fallait avant tout Rome et le patrimoine de saint Pierre; cela eût été trop évidemment faux, quelque naturel qu'il fût qu'il désirât ardemment cette restitution, et qu'il ne cessât de protester contre la violence qui lui avait ravi ses États. Il se serait réduit sans doute, à demander un certain nombre de cardinaux, son secrétaire, ses papiers... S'il eût demandé plus, ou que, ayant obtenu les objets de sa première demande, il eût continué à refuser les bulles, alors les réponses du conseil que nous venons d'analyser, eussent offert au public l'expression d'opinions justes et convenables; mais, tant que ce point indispensable n'était point accordé, presser le pape (dans la situation où il se trouvait) par des arguments qui n'auraient eu de valeur que dans le cas où il eût été démontré que son refus était de la mauvaise volonté, c'était grandement affaiblir des raisons, fort bonnes dans une autre supposition, mais qui, hors de là, devaient ne paraître que des sophismes mêlés d'un peu de mauvaise foi et même de déloyauté.
Avant la réunion et les délibérations du conseil ecclésiastique, l'empereur avait fait quelques démarches vers le pape pour vaincre sa répugnance à donner les bulles. Il lui avait fait dire par le cardinal Caprara, dans une lettre que ce cardinal (lequel n'était plus légat, mais qui, pourtant, se trouvait à Paris) écrivit au pape à Savone, le 20 juillet 1809, que l'empereur consentait à ce que son nom, de lui empereur, et même son droit de nomination, ne fussent pas mentionnés dans les bulles qui seraient alors délivrées sur la simple demande du conseil d'État ou du ministre des cultes. A quoi le pape répondit, le 26 août, que ce conseil d'État ou ce ministre étant les organes de l'empereur, ce serait reconnaître également dans l'empereur le droit de nomination et la faculté de l'exercer, ce qu'il ne voulait pas.
Et pourquoi ne voulait-il pas reconnaître ce droit? Était-ce donc à cause de l'excommunication? Alors, c'était montrer une humeur peu raisonnée et commencer à se donner un tort. Pourquoi aussi l'empereur avait-il fait ce sacrifice? N'aurait-il pas mieux valu qu'il n'en fît aucun, et qu'il essayât de l'effet que produirait sur le Saint-Père, la liberté suffisante qu'il lui accorderait?
L'année 1810, loin d'apporter quelques adoucissements à la situation du pape, et de lui valoir, d'après les vœux et les prières du conseil ecclésiastique, un peu plus de liberté, aggrava, au contraire, cette situation, et rendit sa captivité plus dure.
En effet, le 17 février 1810, parut le sénatus-consulte prononçant la réunion des États romains à l'empire français, l'indépendance du trône impérial de toute autorité sur la terre, et annulant l'existence temporelle des papes. Ce sénatus-consulte assurait une pension au pape, mais il statuait aussi que le pape prêterait serment de ne rien faire en opposition aux quatre articles de 1682.—Le même jour, autre sénatus-consulte qui décerne au fils aîné de l'empereur le titre de roi de Rome, et statue que l'empereur sera sacré une seconde fois à Rome[53].
Toutes ces dispositions étaient hostiles et provocantes. On n'accordait pas même au pape le droit et la liberté de s'en plaindre. Comment se serait-il cru assez de liberté pour le reste? Ordonner par un sénatus-consulte un serment au pape captif, et un serment de ne rien faire contre les quatre articles de 1682, étaient deux points irritants au suprême degré, et très évidemment inadmissibles, surtout lorsqu'ils étaient imposés avec une telle hauteur. Le pape dut s'en consoler au reste, presque s'en réjouir, en voyant qu'on faisait dépendre de la prestation d'un tel serment la pension injurieuse qu'on lui offrait, et c'est là ce qui lui fournit la réponse si noblement apostolique: qu'il n'avait nul besoin de cette pension, et qu'il vivrait de la charité des fidèles.
Il faut tout dire. Malgré son état de captivité à Savone, le Saint-Père avait cependant répondu en 1809 à chacune des lettres des dix-neuf évêques qui lui avaient demandé des pouvoirs extraordinaires pour des dispenses de mariage, et les leur avait accordés.—Le 5 novembre 1810, il publia, autant du moins qu'il le put, son bref contre le cardinal Maury et le lui adressa en réponse à la communication que le cardinal lui avait faite de sa nomination à l'archevêché de Paris. Le cardinal, en attendant ses bulles d'institution, avait pris l'administration du diocèse, qui lui avait été déférée par le chapitre métropolitain. Le pape, dans son bref, lui reproche d'avoir abandonné la sainte cause qu'il avait si bien défendue autrefois; de violer son serment, d'avoir quitté son siège de Montefiascone, et de prendre l'administration d'un siège dont il ne pouvait être chargé. Il lui ordonne d'y renoncer et de ne pas le forcer à procéder contre lui, conformément aux canons de l'Église. Ce bref fit grand bruit et valut, le 1er janvier 1811, une éclatante disgrâce à l'abbé d'Astros qui l'avait fait connaître, et bientôt après à son parent, M. Portalis, le fils, qui l'avait connu par lui[54].
Il y avait bien ici, ou ne peut le nier, un peu de contradiction de la part du pape: pouvoir lancer un bref contre le cardinal Maury; pouvoir répondre dix-neuf lettres aux évêques qui lui demandaient des pouvoirs et les leur accorder;—et ne pouvoir, faute de liberté, délivrer des bulles d'institution et faire cesser la longue viduité de tant d'églises; cela était-il bien conséquent?
Deux autres faits viennent à l'appui de cette réflexion.
Vers la fin de l'année 1810, l'empereur avait nommé à l'archevêché de Florence M. d'Osmond[55], évêque de Nancy, Pie VII, par un bref du 2 décembre 1810, déclara que cet évêque ne pouvait administrer le diocèse de Florence, s'appuyant pour cela sur les décisions du second concile de Lyon et sur celles du concile de Trente, qui n'étaient vraiment pas applicables à cette circonstance. Le chapitre de Florence déféra à l'ordre du pape, ce qui causa des troubles dans la ville. Napoléon avait aussi nommé à l'évêché d'Asti un M. Dejean[56]: autre bref du pape pour que le chapitre ne lui confiât pas le pouvoir d'administrer. L'empereur, qui voyait que le pape voulait mettre des bornes à son pouvoir, se porta alors à de grandes violences.
Le 1er janvier 1811 éclata l'affaire de l'abbé d'Astros, qu'on arrêta en sortant des Tuileries. Le chapitre de Paris lui retira ses pouvoirs de grand vicaire et profita de cette occasion pour écrire, probablement sous les yeux du cardinal Maury, une lettre à l'empereur, dans laquelle il établissait le droit du chapitre de pourvoir au siège vacant, et de déférer à un évêque nommé tous les pouvoirs capitulaires, c'est-à-dire toute la juridiction épiscopale, se fondant sur ce qui avait été pratiqué du temps de Louis XIV, et même par le conseil de Bossuet, disait-il, mais sans pouvoir le prouver. Cette lettre, envoyée dans tous les diocèses de France et d'Italie, attira une multitude d'adhésions d'évêques et de chapitres, soit d'Italie, soit de France, qui confirmaient cette doctrine.
La publication de tous les brefs dont je viens de parler, loin de disposer l'empereur à accorder plus de liberté au pape, lui persuada qu'il en avait beaucoup trop, puisqu'il en abusait ainsi. On donna l'ordre, le 7 janvier 1811, de faire dans son appartement une perquisition rigoureuse; on fouilla tout, jusqu'à son secrétaire; et ses papiers et ceux des personnes de sa maison furent envoyés à Paris. On y trouva, dit-on, un bref qui conférait des pouvoirs extraordinaires au cardinal di Pietro[57]. Alors on lui retira plumes, encre, papier. On lui enleva son maître de chambre, le prélat Doria, son confesseur. On le priva de toute communication avec l'évêque de Savone[58]; on saisit les papiers de ce dernier et on l'emmena lui-même à Paris. Il resta au pape quelques domestiques auxquels on assigna environ quarante sous par jour pour leur dépense. C'est au moment où l'empereur se livrait à de si indignes violences et où le pape continuait ses nobles et légitimes refus, pour ce qui le concernait personnellement, que Napoléon se décida à nommer une seconde commission ecclésiastique.
SECONDE COMMISSION ECCLÉSIASTIQUE.
Formée en janvier 1811, cette commission termina ses travaux à la fin de mars. Elle était composée des cardinaux Fesch, Maury et Caselli, des archevêques de Tours des évêques de Gand[59], d'Évreux, de Nantes, de Trêves, et de M. l'abbé Émery.
Elle eut à répondre à ces deux seules questions:
Première question.—Toute communication entre le pape et les sujets de l'empereur, étant interrompue quant à présent, à qui faut-il s'adresser pour obtenir les dispenses qu'accorderait le Saint-Siège?
Deuxième question.—Quand le pape refuse persévéramment d'accorder des bulles aux évêques nommés par l'empereur pour remplir les sièges vacants, quel est le moyen légitime de leur donner l'institution canonique?
La commission, avant de répondre, exprime d'abord sa profonde douleur de ce que toute communication entre le pape et les sujets de l'empereur vient d'être rompue. Elle ne peut prévoir que des jours de deuil et d'affliction pour l'Église, si ces communications demeurent longtemps suspendues...
C'était bien demander la liberté du pape. Mais la commission ne devait pas se borner à placer cela dans un préambule. Il fallait y revenir dans ses réponses, sans quoi elle avait l'air de vouloir se débarrasser dans une formule préliminaire, et pour ne plus y revenir, de cette objection qui accusait si fortement Napoléon.
Réponse à la première question:
La commission pense que la réserve des dispenses, attribuée au pape dans l'Église d'Occident, est très convenable, en ce qui regarde la discipline générale du clergé, et que, sans examiner si elle est de droit divin ou non, elle est devenue, par cette convenance même et par un très long exercice, une sorte de droit commun dont on ne doit pas chercher à s'affranchir. Mais, quant à la réserve des dispenses relatives aux besoins journaliers des fidèles, laquelle se trouve aussi, avec beaucoup de diversités locales, dans ses attributions, la commission affirme, sans hésitation, que les évêques ont, chacun dans leur diocèse, entièrement en eux le pouvoir d'accorder aux fidèles les dispenses et absolutions qui s'y rapportent; que ce pouvoir ne leur a jamais été retiré par aucune loi, ni par aucun canon, qu'il est même inaliénable et qu'ils rentrent tout naturellement dans ce pouvoir, lorsque surtout, comme dans les circonstances présentes, le recours au pape est à peu près impossible.
Réponse à la seconde question:
Cette question avait déjà été proposée à la commission de 1809 et résolue tant bien que mal par elle. Elle avait été reproduite ici parce que l'empereur présumait qu'il aurait une réponse plus précise et plus rapprochée de la note qu'il avait, dans le temps, dictée à M. Duvoisin, et il ne se trompa pas complètement. La nouvelle commission reconnut d'abord que le pape avait continué à refuser les bulles, sans alléguer aucune raison canonique de son refus, malgré les supplications des églises de France, et quoique les suites de ce refus devinssent tous les jours plus funestes. Elle rappela ce qui s'était passé à l'époque d'Innocent XI, lorsque des évêques nommés par le roi purent gouverner leur diocèse, en vertu des pouvoirs à eux donnés par le chapitre. Fléchier, ainsi nommé successivement à Lavaur et à Nîmes, en était une preuve. Elle dit ensuite que le pape, en proscrivant par ses brefs adressés aux chapitres de Paris, de Florence et d'Asti, ce mode adopté de tout temps par l'Église de France, attaquait ouvertement l'antique discipline de cette Église, ce qui était une triste preuve des préventions qu'on lui avait inspirées.
Mais l'empereur, ajoute la commission, ne veut plus faire dépendre l'existence de l'épiscopat en France de l'institution canonique du pape qui serait ainsi maître de l'épiscopat. Que faut-il faire? Elle convient que le concordat donne un avantage très marqué au pape sur le souverain de France. Le prince perd le droit de nommer, si, dans un temps fixé, il ne présente pas un sujet capable. (La commission se trompe ici tout à fait: il ne le perd jamais; sans quoi, à qui ce droit passerait-il?) Pour qu'il y eût égalité, il eût fallu que, de son côté, le pape fût obligé à donner l'institution ou à produire un motif canonique de refus, dans un temps déterminé; faute de quoi il perdrait son droit d'institution, qui serait dévolu à qui de droit. Cette clause manque au concordat. Il faut qu'elle y soit ajoutée; c'est la mesure la plus simple et la plus conforme aux principes. L'empereur, disait la commission, est en droit de l'exiger et le pape doit y consentir (ce sont les termes employés), et s'il n'y consentait pas, il justifierait, aux yeux de l'Europe, l'entière abolition du concordat et le recours à un autre moyen de conférer l'institution canonique. (La commission de 1809 n'avait pas eu un langage aussi fort et aussi décidé.)
Quelque juste que fût, dans la circonstance, l'entière abolition du concordat, quelque légitime que pût être le rétablissement de la pragmatique sanction ou de tout autre moyen d'institution canonique, la commission cependant pensait qu'il fallait y préparer les esprits, et avoir convaincu les fidèles qu'il ne restait pas d'autre ressource pour donner des évêques à l'Église de France, sans quoi la position des évêques institués d'après les formes nouvelles serait insoutenable. Ce changement serait assimilé à la constitution civile du clergé de 1791, et produirait les mêmes troubles. Les personnes éclairées verraient bien que cela ne peut se comparer à une constitution ecclésiastique décrétée par une autorité purement politique, contre le sentiment du Souverain Pontife et de presque tous les évêques de France. Mais les autres ne saisiraient peut-être pas bien la différence, en voyant surtout l'autorité de l'empereur déployée avec tant de vivacité contre le Saint-Père. Les uns, dans cette lutte, prendraient parti pour le pape contre l'épiscopat français; les autres se sépareraient peut-être beaucoup trop du Saint-Siège, et le schisme renaîtrait avec tous ses désordres. A peine a-t-on pu l'éteindre en 1801, au moyen de l'accord parfait du pape et de la majorité des évêques. Combien n'aurait-on pas à craindre de le voir renaître, si les évêques se déclaraient séparés du pape, par une aussi grave décision?
Cependant, on ne peut laisser les choses dans l'état où elles sont. La juridiction accordée par les chapitres aux évêques nommés, outre qu'elle a aussi le grave inconvénient d'être improuvée par le pape, ne fait pas réellement jouir les diocèses d'un épiscopat complet. Si donc le pape persiste dans ses refus sans motif canonique, nous nous permettons d'exprimer le désir que l'on déclare à Sa Sainteté, ou que le concordat déjà rompu par son propre fait sera publiquement aboli par l'empereur, ou qu'il ne sera conservé qu'à la faveur d'une clause propre à rassurer contre des refus arbitraires, qui rendent illusoires les droits que le concordat assure à nos souverains.
Ce sont les propres paroles de la commission. Elle reconnaissait donc que l'empereur avait, dans le cas présent, le droit de déclarer le concordat aboli, sauf à chercher ensuite le moyen de s'en passer. Or, quel autre moyen, si ce n'est, ou de recourir à l'ancien droit, selon lequel les bulles n'étaient pas nécessaires (je me sers de l'expression de la commission), ou bien, si l'on veut que le concordat subsiste, d'y ajouter une clause par laquelle le droit du pape passerait à une autre autorité, faute d'être exercé par lui dans un temps déterminé?
Ainsi, ou le concordat sera déclaré aboli, ou il sera modifié à l'aide d'une clause acceptée par les deux parties et qui préviendra tous les abus.
Je remarque que, dans le premier cas, on pourra se passer tout à fait du pape, s'il persiste dans ses refus, et chercher ailleurs une autre institution canonique que la sienne. Cela est dit par la commission, sans la moindre restriction. L'empereur ne veut plus, dit-elle, que l'épiscopat en France, dépende de l'institution du pape qui serait ainsi maître de l'épiscopat; et elle trouve qu'il a raison, qu'il est juste, et tout à fait au pouvoir de l'empereur, que le concordat soit aboli par lui, puisqu'il n'est plus exécuté que par lui. Elle n'éprouve à cet égard ni doute ni regret. C'est la faute du pape. Or, de là à dire que l'empereur pourra ensuite faire le reste, ou aviser aux moyens pour que le reste soit fait, à peine y avait il un pas. Car, si l'empereur n'avait pas en lui ou à sa disposition tout ce qu'il fallait pour obtenir qu'une autre institution fût substituée à celle du pape, à quoi lui eût servi le pouvoir d'abolir le concordat? Il pouvait se trouver alors en l'abolissant, tout aussi embarrassé qu'auparavant.
Cependant la commission ne voulut pas faire ce pas. Elle pensa, elle déclara que, par principe comme par prudence, il fallait un concile national qui déterminât où l'on trouverait cette institution. Mais était-elle sûre que ce concile, travaillé par l'esprit de parti et par des intrigues de tout genre, se croirait un pareil droit? N'embarrasserait-il pas ou n'inquiéterait-il pas par de nouvelles difficultés, au lieu de résoudre celles qu'il était appelé à régler? Consentirait-il à chercher d'où l'institution des évêques pourrait sortir? La solution pourrait donc rester incomplète.
La commission n'aurait pas dû tant appuyer sur le droit de l'empereur d'abolir le concordat et le proclamer si haut, puisqu'elle ne pouvait pas lui faire connaître un moyen certain de s'en passer. Ce fut un tort, je crois, et une inconséquence de la part de la commission.
J'ai pensé quelquefois que si l'empereur avait fait l'évêque de Nantes ministre des cultes, on aurait pu se passer d'un concile qui ne devait qu'embarrasser les questions. Cet évêque si honnête, si habile et si versé dans les connaissances théologiques, en agissant avec la triple autorité de ministre, d'évêque et de théologien consommé, sur chacun des autres évêques séparément, aurait bien plus aisément obtenu leur consentement pour qu'on substituât une autre institution canonique à celle du pape, qu'il ne le pouvait dans un concile où chaque évêque redoutait l'idée de paraître gouverné par plus habile que lui, et où les évêques réunis n'avaient plus de l'empereur la crainte que chacun d'eux avait en particulier. Peut-être même que le pape lui-même les aurait tous tirés d'embarras en donnant cette fois l'institution, de peur d'en perdre le droit pour l'avenir.
Quoi qu'il en soit de cette idée purement conjecturale, il y avait une autre supposition à discuter que celle de l'abolition du concordat: c'était celle de sa modification par une clause qui préviendrait pour jamais les abus, et c'est là incontestablement tout ce qu'il y avait de plus désirable et le parti le plus conforme aux principes, et le plus propre, de l'aveu même de la commission, à rassurer toutes les consciences.
Par là, en effet, les deux parties contractantes pouvaient se trouver satisfaites. Le pape, dans la rédaction, eût concilié cette clause avec ses sentiments même les plus ultramontains, en y déclarant qu'après les trois ou six mois expirés, il autorisait le métropolitain à le remplacer; et alors, c'était toujours lui qui était la source du pouvoir; il ne compromettait rien aux yeux des plus difficiles; et je pense que cette concession de la part du pape pouvait être obtenue si la négociation eût été bien conduite. L'empereur, de son côté, avait tout ce qu'il voulait, plus même qu'il n'avait voulu jusqu'alors; car, jusqu'à l'existence des commissions, il avait voulu seulement que le pape donnât des bulles aux évêques nommés par lui, consentant même à ce que le pape n'insérât pas le nom de l'empereur dans ces bulles; et en suivant la marche que je propose, Napoléon obtenait de plus, du consentement même du pape, qu'elles ne pussent plus être refusées à l'avenir par lui, sans qu'à l'instant même l'institution qu'il ne donnait pas fût remplacée par un acte non moins canonique. Obtenir cela du pape, sans lui rendre Rome et ses autres États, eût été un triomphe digne de la fabuleuse destinée de Napoléon, un triomphe mille fois plus important dans ses suites que s'il l'eût obtenu d'un concile national.
Mais d'abord la commission avait mis elle-même un obstacle à ce qu'on pût obtenir une pareille clause. Tout en convenant que cette clause dans le concordat était ce qu'il y avait le plus à désirer, elle était toujours revenue à dire qu'il fallait soit pour l'obtenir, soit pour s'en passer, recourir à un concile national, ce qui ne mettait pas fin à la difficulté: car, si le concile éludait la question au lieu de la résoudre, que devenait-on? Cependant, elle n'avait garde non plus d'écarter l'idée d'une négociation; seulement, elle ne se croyait pas en mesure d'en faire la proposition, n'ayant pas été assemblée pour cela.
Ce qu'elle ne se crut pas en droit de faire, l'évêque de Nantes se risqua à le tenter directement auprès de l'empereur, dans la crainte sans doute de l'éclat que ferait la rupture subite du concordat qui, dans les considérants du décret, aurait sûrement été accompagnée d'expressions dures, et par conséquent d'un effet très fâcheux. M. Duvoisin était peut-être aussi inquiet des dispositions qu'apporterait le concile ou de celles que l'on parviendrait à lui suggérer une fois qu'il serait assemblé. Il pressa donc beaucoup l'empereur, non d'envoyer, si cela ne lui convenait pas, auprès du pape trois membres de la commission pour tenter un dernier effort sur lui, mais de les autoriser à y aller.
L'empereur résista très longtemps, et M. Duvoisin eut beaucoup de peine à le faire céder. Dans un moment d'emportement, il avait résolu de déchirer le concordat; il l'avait dit, et il ne voulait pas se dédire; je crois en vérité qu'il y mettait une sorte de gloire; cependant, elle n'était pas grande. Il voulait, disait-il, en finir avec le pape. Une fois le concordat déchiré, il croyait que tout était fini. Il avait consenti, il est vrai, à convoquer un concile; mais il pensait qu'il n'avait rien à en redouter: «Le concordat détruit par un décret, disait-il, il faudrait bien que le concile, s'il voulait conserver l'épiscopat, proposât nécessairement un autre mode d'institution pour les évêques, puisqu'on ne pourrait plus recourir à un concordat qui n'existerait plus.»
M. Duvoisin ne se tint pas pour battu et insista toujours; enfin, il décida l'empereur qui, tout en cédant, y mit tant de mauvaise grâce qu'il s'occupa plus dans les instructions qu'il donna, d'accroître les difficultés que de les aplanir; il avait l'air de chercher lui-même à faire manquer la négociation. On sut que les instructions données par le ministre des cultes[60] aux évêques partant pour Savone, avaient été dictées par l'empereur. Le ministre, qui ne voulait pas en avoir la responsabilité, l'avait dit à plusieurs membres influents du clergé.
Au lieu de se borner au point important qu'il eût été si heureux d'obtenir, Napoléon voulait que les évêques fissent au Saint-Père les demandes les moins admissibles, comme si c'était une faveur qu'il accordait au pape de maintenir le concordat, même avec la clause qu'il demandait. Il voulut qu'on lui annonçât avant tout la convocation d'un concile national pour le 9 juin suivant, et qu'on lui exposât les mesures que l'Église de France pourrait être entraînée à prendre d'après les exemples anciens. Il ne consentirait à revenir au concordat, disait-il, dans ces mêmes instructions, qu'autant que le pape instituerait d'abord tous les évêques nommés et s'engagerait ensuite à ce qu'à l'avenir l'institution des évêques fût faite par le métropolitain, dans les cas où il ne les aurait pas lui-même institués dans le terme de trois mois. Il voulait, et c'était un ordre formel que les négociateurs déclarassent au pape qu'il ne rentrerait jamais dans Rome comme souverain; mais qu'il lui serait permis d'y retourner comme simple chef de la religion catholique, s'il consentait à ratifier les modifications demandées pour le concordat. Dans le cas où il ne lui conviendrait plus d'aller à Rome, il pourrait résider à Avignon, où il jouirait des honneurs souverains, et où il aurait la liberté d'administrer les intérêts spirituels des autres pays de la chrétienté. Enfin, on devait lui offrir deux millions, le tout sous la condition qu'il promettrait de ne rien faire dans l'empire de contraire aux quatre articles de 1682.
Les trois négociateurs députés étaient: l'archevêque de Tours, l'évêque de Nantes et l'évêque de Trêves auxquels était adjoint l'évêque de Faenza[61], nommé patriarche de Venise, qui devait de son côté, se rendre à Savone. Ils étaient députés par tous les cardinaux et évêques qui se trouvaient alors à Paris et qui leur avaient remis dix-sept lettres adressées au Saint-Père; la plus étendue et la plus pressante était celle du cardinal Fesch.
C'est munis de ces lettres, d'instructions et de pouvoirs pour conclure et signer un arrangement, que les trois députés partirent, à la fin d'avril 1811. Ils arrivèrent à Savone le 9 mai. Il leur avait été fortement recommandé d'être de retour à Paris huit jours avant l'ouverture du concile, c'est-à-dire avant le 9 juin; ils quittèrent, en effet, Savone le 19 mai.
Ce que renfermaient les lettres qu'ils écrivirent de Savone au ministre des cultes, au nombre de neuf, et celle plus détaillée qu'ils lui écrivirent ensuite de Paris après leur retour, montre avec quelle sagesse et quelle convenance ils conduisirent cette négociation, et comment ils amenèrent le pape, en ne lui déguisant rien, à leur témoigner chaque jour des dispositions plus douces, plus conciliantes, et à le faire consentir enfin, avec quelques légères modifications, aux demandes principales qu'ils étaient chargés de lui soumettre, ou, si l'on veut, de lui imposer.
Il est à remarquer que le lendemain de leur arrivée, le pape, en les voyant, montra d'abord quelque inquiétude qu'ils ne vinssent lui annoncer que le futur concile allait se constituer juge de sa conduite. On rejeta avec force cette idée, et on employa pour le calmer les formes du plus grand respect. On prétendit, dans le temps, que la crainte qu'il avait laissé percer alors, pouvait bien avoir eu quelque influence sur ses bienveillantes dispositions. Il résista les premiers jours sans aigreur, avec une extrême modération et même avec quelques paroles d'affection pour l'empereur; mais ce qu'on lui demandait était si important que cela exigeait qu'il en conférât avec ses conseillers accoutumés, et il se plaignait d'en être privé. Les trois négociateurs ne pouvaient pas les lui rendre, mais ils ne négligeaient rien pour lui persuader qu'il n'en serait plus privé lorsqu'il serait entré dans les idées conciliatrices et pacifiques dont ils étaient près de lui les organes; ils ajoutaient que, pour ce qui concernait les bulles, il n'était pas besoin de beaucoup de délibérations ni de conseillers; qu'au fond, la demande était juste, et qu'il devait voir clairement, combien il importait au bien des fidèles, des diocèses et de la religion, qu'il accordât les bulles aux évêques nommés; et à son propre intérêt, comme Souverain Pontife, qu'il conservât, en adoptant la nouvelle clause dans le concordat, ce lien si précieux avec l'épiscopat de France, qui allait se rompre, si une fois le concordat était déclaré aboli.
Le pape faisait de nouvelles objections, mais chaque jour moins fortes; il exprimait du regret, jamais l'apparence de la mauvaise volonté. Les évêques ne se pressaient pas de lui parler de la souveraineté de Rome, de peur de nuire à la négociation principale. Ils crurent d'ailleurs s'apercevoir que le Saint-Père ne s'attendant plus à recouvrer cette souveraineté, protesterait sans doute, toujours sur ce point, puisqu'il n'avait pas le droit d'en faire le sacrifice, mais qu'il s'engagerait probablement à ne pas retourner à Rome, plutôt que de consentir à prêter le serment par lequel il en reconnaîtrait l'empereur comme souverain; enfin, qu'il sentait bien que la privation de cette souveraineté ne devait pas l'empêcher de gouverner l'Église, aussitôt que ses conseillers lui auraient été rendus. Le pape était donc résigné; c'était tout ce qu'il fallait aux députés négociateurs.
Il n'y eut pas de véritable discussion au sujet de la bulle d'excommunication, sur laquelle cependant les évêques avaient eu occasion d'exprimer leurs sentiments. Il leur avait paru que le Saint-Père n'y tenait pas, et qu'il consentirait sans peine à la regarder comme non avenue.
Le pape résista doucement, mais constamment, à faire la promesse de regarder comme règle disciplinaire du clergé de France les quatre articles de 1682. Il se montra très disposé en faveur du premier de ces articles, qui reconnaît l'indépendance de la souveraineté temporelle. Mais pourquoi, ajoutait-il, exiger de lui une déclaration sur les trois autres articles? Il donnait sa parole d'honneur de ne rien faire contre; on pouvait s'en rapporter à lui. Comment lui demander ce qui n'a jamais été demandé à aucun pape, une promesse signée à cet égard? Il s'agissait ici de part et d'autre, disait-il, d'opinions libres. Bossuet, lui-même, ne demandait pas autre chose. Il n'avait eu garde d'exposer les siennes aux théologiens d'Italie et surtout au pape. Le Saint-Père revenait souvent à la bulle d'Alexandre VIII (Ottoboni) successeur d'Innocent XI, qui loin de se relâcher de l'inflexibilité de son prédécesseur, avait lancé une bulle contre la déclaration de 1682, trois jours avant sa mort. Il convenait que cette bulle n'avait pas eu de suites; il ne cherchait pas à la justifier, mais, était-ce à lui à faire le procès de son prédécesseur et à le condamner? Ne dirait-on pas en Italie, et dans tout le monde chrétien, qu'il avait consenti à donner cette promesse par ennui de la captivité? Sa mémoire serait flétrie par un tel soupçon. Ces questions étaient d'ailleurs compliquées et difficiles; il n'en est point, sur lesquelles il eût plus besoin de conseil...
Quant aux bulles, nous n'avons pu, écrivaient les trois évêques, après sept ou huit entretiens, obtenir du pape que l'engagement de les accorder aux évêques déjà nommés; il ne croit pas pouvoir décider quelque chose pour l'avenir sans son conseil, et par conséquent, consentir à la clause nouvelle, et si importante, qui serait insérée dans le concordat. Nous épuisâmes sur ce point toutes les raisons et les considérations possibles, et nous annonçâmes avec regret que nous partirions le surlendemain. Ce départ si prompt parut l'affecter; il nous fit exprimer le désir de nous revoir; nous nous rendîmes à ses ordres, et il nous sembla qu'il ne tenait plus alors qu'à obtenir la substitution du terme de six mois à celui de trois pour exercer son droit d'instituer. Nous présumâmes que cela ne ferait pas une véritable difficulté; nous lui exprimâmes donc toute notre confiance à cet égard. Enfin, nous l'amenâmes, peu à peu, à agréer les articles suivants, rédigés en quelque sorte sous sa dictée, et dont il voulut garder une copie, comme un témoignage, dit-il, de ses propres concessions, et de son ardent désir de rétablir la paix de l'Église.
ARTICLES CONSENTIS PAR LE PAPE.
«Sa Sainteté, prenant en considération les besoins et le vœu des Églises de France et d'Italie qui lui ont été présentés par l'archevêque de Tours et par les évêques de Nantes, de Trêves et de Faenza, et voulant donner à ces Églises une nouvelle preuve de son affection paternelle, a déclaré aux archevêque et évêques susdits:
»1o Qu'elle accorderait l'institution canonique aux sujets nommés archevêques et évêques par Sa Majesté Impériale et Royale, dans la forme convenue à l'époque des concordats de France et d'Italie.
»2o Sa Sainteté se prêtera à étendre les mêmes dispositions aux Églises de la Toscane, de Parme et de Plaisance par un nouveau concordat.
»3o Sa Sainteté consent qu'il soit inséré dans les concordats une clause par laquelle elle s'engage à faire expédier des bulles d'institution aux évêques nommés par Sa Majesté, dans un temps déterminé, que Sa Sainteté estime ne pouvoir être moindre de six mois; et, dans le cas où elle différerait plus de six mois pour d'autres raisons que l'indignité personnelle des sujets, elle investit du pouvoir de donner, en son nom, les bulles, après les six mois expirés, le métropolitain de l'Église vacante, et, à son défaut, le plus ancien évêque de la province.
»4o Sa Sainteté ne se détermine à ces concessions que dans l'espérance que lui ont fait concevoir les entretiens qu'elle a eus avec les évêques députés, qu'elles prépareraient les voies à des arrangements qui rétabliront l'ordre et la paix de l'Église, et qui rendront au Saint-Siège la liberté, l'indépendance et la dignité qui lui conviennent.
»Savone, le 19 mai 1811.»
La déclaration qu'on obtenait ainsi du pape était une grande chose qui fermait pour ainsi dire, à l'avenir, tout débat entre le gouvernement français et la cour de Rome. Comment celle-ci pouvait-elle désormais troubler l'ordre en France? L'institution canonique des évêques était la seule arme par où le refus d'un pape et son inaction pussent apporter du trouble; son action n'en apporterait jamais; car elle ne pouvait se produire que par des brefs, des bulles... et la France se maintiendrait toujours dans l'usage de ne pas en permettre la publication, qu'elle ne les eût examinés et jugés comme ne renfermant rien de contraire aux lois du pays. Toute volonté hostile d'un pape, et même toute dissidence qui aurait déplu seraient par là paralysées. Peu importait ce que le pape pensait des libertés gallicanes, puisqu'il ne serait pas en son pouvoir d'en arrêter l'effet. Vouloir lui faire signer d'avance quelque promesse à cet égard était donc tout à fait inutile. Le pape lui-même l'avait dit; et, dès lors, ce n'était qu'une tyrannie puérile qu'on exerçait sur lui. On avait la parole d'honneur du Saint-Père; c'était bien quelque chose; c'était même beaucoup plus qu'aucun pape n'avait jamais fait; et, ne l'eût-il pas donnée, il n'en serait résulté aucun danger, ni même le plus léger inconvénient.
J'oubliais de dire qu'il y avait un autre point sur lequel il avait montré dans la conversation qu'il ne céderait jamais: c'était celui par lequel l'empereur prétendait se réserver la nomination à tous les évêchés d'Italie, en ne laissant au pape que l'institution.—Quoi, disait-il avec émotion, pour récompenser des sujets, des cardinaux même, qui auront servi avec zèle et talent, l'administration pontificale, le pape ne pourrait pas nommer un seul évêque dans toute la chrétienté, même dans les Églises qui, de temps immémorial, faisaient partie du diocèse de Rome, et dont les titres se trouveraient annulés par un simple concordat? Cela serait pourtant bien terrible... C'était son expression, la seule de ce genre qui lui soit échappée dans ses entretiens avec les évêques français. Ceux-ci n'avaient rien à lui répliquer sur ce point, tant le vœu du Saint-Père leur paraissait naturel.
Ils eurent occasion de lui parler des deux millions en biens ruraux, fixés par le décret du 17 février 1810 pour l'entretien du pape. Pie VII commença par un refus très absolu, se plaisant à leur répéter ce qu'il avait dit dès le principe, qu'il voulait vivre de peu et des secours que lui procurerait la charité des fidèles. Mais les évêques combattirent cette résolution, toute noble qu'elle était, en lui faisant observer qu'il ne pouvait pas priver ses successeurs des avantages temporels accordés par l'empereur, des honneurs souverains, des moyens de communiquer avec les princes catholiques; et aussi des ressources nécessaires pour l'entretien du sacré collège, qui, par l'effet du décret du 17 février 1810, restait à la charge du trésor impérial.
Ces considérations parurent l'ébranler: il n'insista point, mais rien ne fut décidé à cet égard.
Les évêques retournèrent en France, convaincus qu'avec sa liberté et de bons conseils, le Saint-Père, si l'on ménageait sa délicatesse, pourrait encore faire de nouvelles concessions sur plusieurs points même assez importants. Mais ils avaient obtenu le principal.
Une telle négociation si bien commencée aurait dû amener la fin de toutes les contestations.
Que fallait-il faire pour cela? Une seule chose, ce semble. Ne pas laisser le concile s'ouvrir et l'ajourner à un mois. Pendant ce temps, Napoléon eût traité avec le pape sur l'article des bulles et sur la nouvelle clause à ajouter au concordat, sans y mêler autre chose. Il lui eût rendu quelques conseillers et une liberté suffisante, et le pape aurait tenu à honneur de ratifier ce qu'il avait promis, par le fait d'une conviction intime, du moins en apparence.
Ce traité une fois signé, l'empereur n'avait plus besoin de concile, et il pouvait être d'autant plus tenté de l'ajourner indéfiniment, que sa convocation avait déjà jeté sur lui quelque ridicule, ce qu'il ne pouvait guère se dissimuler. D'ailleurs, ne devait-il pas mieux lui convenir de terminer avec le pape lui-même, dont il aurait vaincu toutes les répugnances par ses négociateurs, que d'avoir à faire à une assemblée sûrement tumultueuse et, probablement pour lui, ingouvernable? Avec la promesse du pape, qu'avait-on à faire du concile, qui n'avait été convoqué que dans la supposition que le pape ne consentirait jamais à donner l'institution aux évêques nommés, et encore moins à se lier pour l'avenir de façon à ne pouvoir plus refuser cette institution? Or, tout cela était accordé et pouvait être rédigé en traité. Le concile voudrait-il autre chose sur ce point? Tant pis! et s'il ne voulait que cela, à quoi servait son intervention? Elle n'était nullement agréable au pape; nous l'avons vu. Elle ne pouvait l'être à l'empereur que dans un cas qui n'existait plus. Et encore eût-il dû préférer pouvoir s'en passer. M. Duvoisin était-il bien sûr de diriger à son gré ces quatre-vingt-quinze évêques de France et d'Italie, qui, assez souples individuellement, pouvaient se laisser aisément échauffer dans leur réunion? Et précisément parce qu'ils sentiraient qu'ils n'avaient plus rien à décider, ils ne devaient en être que plus disposés à susciter une foule d'embarras, de questions incidentes et tracassières, pour qu'on ne pût pas leur reprocher de n'avoir su rien dire, ni rien faire.
L'empereur comptait sans doute sur l'influence que pourrait prendre à son profit le cardinal Fesch qui présidait le concile. Ici, il se trompa, comme dans tout ce qu'il avait fait en élevant chacun des membres de sa famille, dans la pensée de s'en servir ensuite. Son oncle, le cardinal Fesch, avait à faire oublier son origine; et il voulut, comme les frères de Napoléon, tirer sa considération de son opposition à ses volontés, de son rigorisme, et non de son crédit sur son neveu.
Ni l'empereur, ni même l'évêque de Nantes, que son succès à Savone aurait dû mieux éclairer, ne sentirent toute la gravité de la réunion du concile. Napoléon, qui n'était désarmé, ni par la cruelle situation du pape ni par les concessions prodigieuses que, malgré cette situation, on avait obtenues de lui, avait quelques phrases d'injures contre le pape toutes prêtes, et il ne voulait pas les perdre. Il tenait au ridicule honneur de les faire entendre dans le concile, sans songer que l'assemblée, même la plus lâche, ne pourrait refuser un intérêt, au moins de convenance, aux malheurs du Saint-Père, et ne voudrait pas se déshonorer avec éclat.
L'évêque de Nantes se flatta peut-être aussi, et en cela il eut tort, d'exercer une influence prépondérante dans le concile, par sa grande habilité et par sa facile et brillante parole. Il croyait intéresser d'abord, et acquérir ensuite des droits à la confiance de l'assemblée, en rendant compte de ses conférences avec le pape. Il ne parvint qu'à créer des jaloux. On ne lui pardonnait pas son succès; on refusait d'y croire; et comme les quatre articles consentis par le Saint-Père n'étaient pas signés de lui, on prétendit qu'on n'en devait tenir aucun compte. En outre, on savait que l'empereur lui accordait une bienveillance particulière, qu'il avait de fréquentes relations avec lui; on en fit aussitôt un favori, et, à ce titre, toutes ses paroles étaient suspectes. Puis l'empereur, dans ses violences, parlait aussi durement du concile que du pape; et on supposa que M. Duvoisin était l'instigateur de ce langage. Enfin, lorsqu'un jour il lisait dans l'assemblée un projet d'adresse à l'empereur en réponse à son message, et que, sur quelques objections qu'on lui fit quant à la rédaction, il eut l'inconcevable maladresse de vouloir les écarter, en disant que le projet, tel qu'il venait de le lire, avait déjà été communiqué à l'empereur, il fut perdu sans ressource.
Ce qui reste démontré pour moi, c'est qu'il ne peut pas y avoir eu un instant où Napoléon n'ait dû se repentir d'avoir convoqué cette assemblée et de l'avoir laissé se réunir, puisqu'il a pu reconnaître à quel point, après le retour de la députation de Savone, ce concile lui était devenu inutile et combien il pouvait lui devenir funeste. Il est également vrai que dans l'intention où était l'empereur de faire tourner cette assemblée au profit de son pouvoir, il était impossible de suivre une marche plus inconséquente et plus maladroite que celle qu'il suivit.
Je ne veux que passer rapidement en revue la direction prise par cette assemblée et quelques incidents qui s'y rapportent.
Le concile avait été convoqué pour le 9 juin 1811; mais, sous le prétexte du baptême du roi de Rome, fils de Napoléon, il ne tint sa séance d'ouverture que le 17 juin, dans l'église de Notre-Dame. M. de Boulogne[62], évêque de Troyes, prêcha le sermon. L'assemblée comptait quatre-vingt-quinze évêques (six étaient cardinaux) et neuf évêques nommés par l'empereur, mais qui n'avaient pas reçu leur institution du pape. Le cardinal Fesch, comme nous l'avons dit, prit d'emblée la présidence que personne ne lui contesta, et, dans l'énumération de ses titres, celui de primat des Gaules, qui lui revenait de droit en sa qualité d'archevêque de Lyon. On verra plus loin, pourquoi nous faisons mention de cette particularité. Après le sermon, le président prêta le serment d'usage, que tous les évêques répétèrent après lui, et qui est conçu dans les termes suivants:
«Je reconnais la sainte Église catholique, apostolique romaine, mère et maîtresse de toutes les autres Églises; je jure une obédience vraie au pontife romain, successeur de saint Pierre, prince des apôtres et vicaire de Jésus-Christ.»
Ce serment produisit beaucoup d'effet, en reportant l'attention sur la malheureuse victime à laquelle il s'adressait. C'est à cela que se borna la séance de ce jour-là.
Le lendemain même de l'ouverture, le 18, Napoléon manda quelques-uns des évêques à Saint-Cloud, à une de ces réunions du soir qu'on appelait les entrées. L'impératrice Marie-Louise et les dames qui étaient de service auprès d'elle étaient présentes, ainsi que beaucoup d'autres personnes, et entre autres, le prince Eugène, vice-roi d'Italie. L'empereur, prenant du café que lui versait l'impératrice, fit introduire le cardinal Fesch; l'évêque de Nantes, Duvoisin; l'évêque de Trêves, Mannay; l'archevêque de Tours, de Barral, et un prélat italien. Au moment où ils entrèrent Napoléon saisit vivement, et de manière à ce qu'on le vît, le Moniteur, placé probablement par ordre sur une table. Ce papier à la main, il aborda ces messieurs. L'air troublé qu'il prit, la violence et le désordre de ses expressions et l'attitude de ceux à qui il s'adressait, font de cette singulière conférence une scène comme il aimait à en jouer, et où il déployait sa brutale grossièreté.
Le procès-verbal de la première séance du concile se trouvait rapporté dans le Moniteur que l'empereur tenait; il le tordait dans ses mains. Il attaqua d'abord le cardinal Fesch, et, ce qui est curieux, c'est qu'il se jeta d'emblée, avec une volubilité singulière, dans une discussion de principes et d'usages ecclésiastiques, sans la moindre notion préalable, soit historique, soit théologique.
«De quel droit, monsieur, dit-il au cardinal, prenez-vous le titre de primat des Gaules? Quelle prétention ridicule! Et encore, sans m'en avoir demandé l'autorisation! Je vois votre finesse, elle est facile à démêler. Vous avez voulu vous grandir, monsieur, pour appeler l'attention sur vous et préparer par là le public à une élévation plus haute encore dans l'avenir. Profitant de la parenté que vous avez avec ma mère, vous cherchez à faire croire que je veux un jour faire de vous le chef de l'Église: car il n'entrera dans la tête de personne que vous ayez eu l'audace de prendre, sans mon autorisation, le titre de primat des Gaules. L'Europe croira que j'ai voulu la préparer par là à voir en vous un pape futur... Beau pape, en vérité!... Avec ce nouveau titre, vous voulez effaroucher Pie VII et le rendre plus intraitable encore!»
Le cardinal, blessé, répliqua avec fermeté et fit oublier, par sa réponse honorable, le peu de dignité de sa figure, de son ton, de ses manières, et même les souvenirs de sa première profession[63], dont on retrouvait habituellement en lui trop de traces, car le corsaire reparaissait souvent sous l'habit d'archevêque. Mais là, en face de l'empereur, il eut tout l'avantage: il expliqua que, de tout temps, il y avait eu, en France, non seulement un primat des Gaules, mais un primat d'Aquitaine et un primat de Neustrie. Napoléon, un peu étonné, se tourna vers l'évêque de Nantes et lui demanda si cela était vrai. «Le fait est incontestable,» dit l'évêque. Alors, l'empereur quitta le cardinal, que, jusque-là, il avait pris seul à partie. Il généralisa sa colère, et, sur le mot d'obédience dans le serment, qu'il confondait avec celui d'obéissance, il s'échauffa jusqu'à appeler les pères du concile des traîtres. «Car on est traître, ajouta-t-il, lorsqu'on prête deux serments de fidélité à la fois, et à deux souverains ennemis.»
L'évêque de Nantes dit quelques mots que l'empereur n'écouta pas. Il ne fit attention ni à l'air triste, mécontent et réfléchi de M. Duvoisin, ni à l'air abattu de MM. de Barral et Mannay, ni au maintien soumis de l'Italien, ni au frétillement courroucé du cardinal Fesch, et il continua à parler pendant une heure avec une incohérence qui n'aurait rien laissé dans le souvenir que l'étonnement de son ignorance et de sa loquacité, si la phrase qui va suivre, et qu'il répétait toutes les trois à quatre minutes, n'avait pas révélé le fond de sa pensée: «Messieurs, leur criait-il, vous voulez me traiter comme si j'étais Louis le Débonnaire. Ne confondez pas le fils avec le père. Vous voyez en moi Charlemagne... Je suis Charlemagne moi... oui, je suis Charlemagne!»—Ce «je suis Charlemagne!» revenait à chaque instant. Les évêques, après quelques vains efforts pour lui faire comprendre la différence qui existe entre le mot d'obédience, qui ne se dit qu'au spirituel, et celui d'obéissance, dont le sens est plus étendu, se lassèrent enfin de leurs infructueux essais. Il ne leur restait plus qu'à attendre, dans le plus profond silence, que la fatigue mît fin à ce flux déréglé de paroles. L'évêque de Nantes, profitant alors d'un moment de lassitude, demanda à l'empereur à lui parler en particulier. Napoléon sortit, et il le suivit dans son cabinet. Il était près de minuit, et chacun se retira de son côté, emportant de Saint-Cloud d'étranges impressions.
A la suite de cette scène, l'empereur exigea que les deux ministres des cultes, celui de France, M. Bigot de Préameneu, et celui d'Italie, M. Bovara, assistassent à toutes les séances du concile. C'était une inconvenance ajoutée à tant d'autres; ces deux laïques au milieu d'une réunion tout ecclésiastique, où ils n'avaient pas le droit de prendre part aux délibérations, ne pouvaient y occuper qu'une position aussi blessante pour l'assemblée que pour eux-mêmes.
Les deux ministres se rendirent donc à la seconde séance du concile, qui eut lieu le 20 juin. Ils présentèrent un décret impérial qui ordonnait qu'un bureau serait formé du président, de trois évêques et des deux ministres, et que ce bureau dirigerait les opérations du concile. Il y eut quelque contestation à ce sujet, mais on passa outre, et le bureau se trouva composé du cardinal Fesch, président; de l'archevêque de Bordeaux (M. d'Aviau[64]), de l'archevêque de Ravenne (Codronchi), de l'évêque de Nantes et des deux ministres. Ceux-ci lurent ensuite un message de l'empereur, qui n'était qu'un long manifeste contre Pie VII et contre tous les papes en général. C'était l'empereur qui avait tout fait pour la religion; c'était le pape qui faisait tout contre elle en France et en Italie; tel était, en résumé, le sens de ce message, dont on attribua, dans le temps, la rédaction à M. Daunou, ancien oratorien. On y annonçait que le pape avait violé le concordat, que, par conséquent, il était aboli, et on demandait à l'assemblée de trouver un nouveau mode pour pourvoir à l'institution des évêques. Cette diatribe produisit juste l'effet contraire à celui qu'en attendait l'empereur: c'est-à-dire un redoublement d'intérêt pour le Saint Pontife, calomnié et persécuté. Et dans cette même séance, la majorité prononça l'exclusion des délibérations des neuf évêques nommés par l'empereur et non institués par le pape, qui, jusque-là, avaient pris part aux opérations du concile. C'était déjà un fâcheux présage pour le gouvernement.
Le 25 juin, le concile nomma une commission qui était appelée à proposer une adresse à l'empereur en réponse à son message. Cette commission fut composée de douze membres, y compris le président, le cardinal Fesch; des cardinaux Spina[65] et Caselli[66] qui avaient conclu, au nom de Pie VII, le concordat de 1801; des archevêques de Bordeaux et de Tours; des évêques de Comacchio, d'Ivrée[67] de Tournai[68], de Troyes, de Gand, de Nantes et de Trêves. Le 26, on discuta le projet d'adresse; la rédaction en avait été confiée à l'évêque de Nantes, et c'est pendant cette discussion qu'il eut, ainsi que je l'ai déjà dit, l'insigne maladresse de laisser échapper que son projet avait déjà été soumis à l'empereur, ce qui n'empêcha pas la majorité de se prononcer contre le passage qui blâmait la bulle d'excommunication. Le lendemain, 27, après l'adoption du projet amendé de l'adresse, un évêque, celui de Chambéry[69] je crois, fit la motion, et dans des termes très touchants, que le concile en masse allât à Saint-Cloud demander à l'empereur la liberté du Saint-Père. Le cardinal Fesch se hâta de lever la séance pour couper court à cette motion, qui, sans cela, eût été certainement votée avec acclamation.
Napoléon, très mécontent, refusa de recevoir l'adresse.
Il fallait, maintenant, que la commission des douze se prononçât sur la proposition présentée par le gouvernement, et qui consistait à trouver un moyen de suppléer à l'institution canonique des évêques par le pape, quand celui-ci la refusait. L'évêque de Nantes fit un rapport sur les travaux de la commission de 1810, au sujet de cette question; et M. de Barral, archevêque de Tours, rendit compte du voyage des trois évêques à Savone, et termina en lisant la note rédigée sous les yeux du Saint-Père, et approuvée, mais non signée par lui.
On écarta immédiatement ce point, et un membre de la commission demanda qu'avant tout on décidât la question de compétence du concile. Cette proposition amena une discussion très vive, dans laquelle l'évêque de Gand (M. de Broglie) parla avec chaleur contre la compétence du concile. En définitive, la question posée: Le concile est-il compétent pour ordonner un autre mode d'instituer les évêques? huit voix se prononcèrent pour la négative[70], et les trois évêques députés à Savone pour l'affirmative[71]. Le cardinal Fesch s'abstint.
Napoléon devint furieux quand il apprit ce résultat; il s'écria qu'il chasserait le concile, qu'il n'en avait pas besoin, qu'il ferait lui-même un décret auquel tout le monde obéirait et qui contiendrait les concessions obtenues à Savone. L'évêque de Nantes, cette fois encore, parvint à le calmer, et le fit consentir à ce qu'un projet de décret serait porté au concile, qui renfermerait en effet, les concessions de Savone; mais auxquelles on ajouterait un article pour remercier le pape de ses concessions: et qu'on demanderait à l'assemblée de sanctionner ce projet par son vote.
La commission des douze accueillit le projet de décret, mais avec une restriction, c'est qu'avant d'avoir force de loi, il serait soumis à l'approbation du pape, ce qui était déclarer implicitement l'incompétence du concile. Le 10 juillet, le projet de décret amendé fut communiqué au concile, Napoléon envoya le même soir à Vincennes trois membres de la commission: l'évêque de Gand, M. de Broglie; celui de Troyes, M. de Boulogne; et celui de Tournai, un Allemand dont j'ai oublié le nom[72], et un décret impérial annonça que le concile était dissous.
Cette dissolution du concile prononcée ab irato, ces violences exercées contre trois de ses membres, ne résolvaient rien et créaient même de nouveaux embarras, car il n'y avait plus moyen d'envoyer au pape un projet de décret au nom d'un concile qui avait été dissous, et qui l'avait été surtout parce qu'il avait soutenu qu'il fallait que ce projet fût soumis au Saint-Père. Ce qu'on aurait si bien pu faire avant le concile et par conséquent sans lui, on ne pouvait donc plus le faire aujourd'hui.
Embarrassé dans les résultats de son emportement, Napoléon dut revenir sur ses pas; il fallut recourir au pitoyable moyen de reconstituer pour ainsi dire le concile après l'avoir dissous. On ramassa les évêques qui n'étaient pas encore partis de Paris et ceux qu'on y retint par ordre. On les appela chacun séparément chez le ministre des cultes, et on obtint d'eux une approbation écrite au projet de décret avec un nouvel article, toutefois, qui statuait que le décret serait soumis au pape, et que l'empereur serait supplié de permettre qu'une députation de six évêques se rendît auprès de Sa Sainteté pour la prier de confirmer un décret qui seul pouvait mettre un terme aux maux des Églises de France et d'Italie.
C'était une double inconséquence puisque, d'une part, on soumettait au pape les propositions auxquelles il avait déjà consenti, et que de l'autre, on sollicitait son approbation quand on avait dissous le concile pour avoir demandé cette approbation.
Les évêques plus abattus qu'irrités, signèrent séparément ce qu'on leur proposa, et dans une séance générale, le 5 août 1811, adoptèrent par assis et levé (nouveau mode de voter suggéré par une ruse du cardinal Maury) le projet suivant:
«Article premier.—Conformément à l'esprit des canons, les archevêchés et évêchés ne pourront rester vacants plus d'un an pour tout délai. Dans cet espace de temps, la nomination, l'institution et la consécration devront avoir lieu.
»Article II.—L'empereur sera supplié de continuer à nommer aux sièges vacants, conformément aux concordats, et les nommés par l'empereur s'adresseront à notre Saint-Père le pape pour l'institution canonique.
»Article III.—Dans les six mois qui suivront la notification faite au pape par les voies d'usage, de ladite nomination, le pape donnera l'institution canonique, conformément aux concordats.
»Article IV.—Les six mois expirés sans que le pape ait accordé l'institution, le métropolitain ou, à son défaut, le plus ancien évêque de la province ecclésiastique, procédera à l'institution de l'évêque nommé, et s'il s'agissait d'instituer le métropolitain, le plus ancien évêque de la province conférerait l'institution.
»Article V.—Le présent décret sera soumis à l'approbation de notre Saint-Père le pape, et, à cet effet, Sa Majesté sera suppliée de permettre qu'une députation de six évêques se rende auprès de Sa Sainteté, pour la prier de confirmer un décret, qui seul peut mettre un terme aux maux des Églises de France et d'Italie.»
Il n'y avait absolument aucune différence quant au fond, entre ce qui avait été proposé d'abord par le concile, et ce qui fut adopté par la nouvelle assemblée. L'article V demandait l'approbation du Saint-Père, tandis que dans le projet primitif, c'était l'approbation de l'empereur qui devait être sollicitée. Il est vrai que celle-ci était fort inutile, puisque le projet n'était que l'expression littérale de la propre demande de l'empereur. A quoi bon alors le lui soumettre? Mais substituer aussi littéralement une expression à l'autre, pouvait lui paraître une injure, si on lui eût proposé cette substitution; aussi j'imagine que l'assemblée n'aurait pas osé la lui demander, et qu'elle se trouva trop heureuse que le décret lui arrivât, revêtu de l'approbation impériale, car ce fut Napoléon, c'est-à-dire son conseil, qui proposa la rédaction. Son approbation était renfermée dans la proposition faite en son nom au concile, dans l'envoi qu'il faisait de la députation au pape, et dans les instructions qu'il donnait à cette députation.—Et quant à l'approbation déférée au pape par l'article V du décret et à laquelle le concile mettait une si grande importance, l'évêque de Nantes put aisément persuader à l'empereur que le premier projet qui avait été si violemment repoussé par lui, n'était en réalité qu'une forme, à l'aide de laquelle on demandait au pape s'il reconnaissait bien là son propre ouvrage. Il n'y avait aucun inconvénient, ajouta-t-il, à accorder cette petite satisfaction au concile, auquel il se chargeait de faire entendre que les sévérités impériales envers quelques-uns de ses membres ne provenaient pas de ce qu'ils avaient voulu insérer cet article dans le décret, mais bien des dispositions hostiles qu'ils avaient manifestées contre le gouvernement.
Quelques jours plus tard, le 19 août, quatre-vingt-cinq évêques, parmi lesquels, cette fois, se trouvaient les neuf non institués, signèrent en commun une lettre au pape, dans laquelle ils lui demandaient de confirmer le décret. Puis on nomma neuf députés pour le lui porter à Savone. Ces députés étaient les archevêques de Malines[73], de Pavie et de Tours; les évêques d'Évreux, de Nantes, de Trêves, de Plaisance[74], de Faenza et de Feltre, et pour que le pape ne pût pas se plaindre qu'il était privé de son conseil, on lui envoya aussi cinq cardinaux: MM. Doria[75], Dugnani[76], Roverella, de Bayanne[77] et Ruffo[78], du concours desquels j'ai tout lieu de croire qu'on s'était secrètement assuré. Enfin, on fit partir en même temps le cameriere secreto du pape, Bertazzoli, et son aumônier.
Ils arrivèrent à Savone vers la fin du mois d'août. Le pape ne les reçut que le 5 septembre. On dit qu'il ne les accueillit pas avec autant de bienveillance que la première députation. Il ignorait ce qui s'était passé au concile; d'ailleurs il ne prononçait jamais ce nom-là, auquel il substituait toujours celui d'assemblée; ce qui prouve combien il eût été facile dès la première députation, de terminer avec le pape sur le point essentiel, celui qui était relatif à l'institution des évêques, sans recourir à un concile dont le Saint-Père ne se souciait nullement. Mais c'est ce que Napoléon ne sut pas faire, et ce que personne n'eut l'habileté de lui persuader. Le mal devint irrémédiable, parce que l'approbation du décret que l'on obtint du pape, et qui devait mettre fin à cette grande affaire, n'aboutit à rien par suite de l'humeur indomptable de Napoléon, qui, près de tout conclure, chercha à tout brouiller et n'en trouva que trop les moyens.
Après quelques explications fort douces entre la députation envoyée à Savone et le pape, explications qui ne portaient sur aucune véritable difficulté opposée par lui, le Saint-Père accéda de bonne grâce aux cinq articles du décret. Il les inséra littéralement dans un bref, en date du 20 septembre 1811, qu'il adressait aux évêques avec des expressions pleines de tendresse paternelle, et sans le moindre retour sur lui-même. Il rappelle dans le préambule, avec une reconnaissance touchante, que Dieu a permis qu'avec l'agrément de son bien cher fils, Napoléon Ier empereur des Français et roi d'Italie (ces deux titres y sont mentionnés), quatre évêques vinssent le visiter et le prier de pourvoir aux Églises de France et d'Italie. Il parle de l'affection avec laquelle il les a reçus, et avec une véritable joie, de la manière dont ils ont reporté ses vues et ses intentions. Il annonce que d'après une nouvelle autorisation de son très cher fils Napoléon Ier... cinq cardinaux et l'archevêque son aumônier sont revenus auprès de lui, et que huit députés (car il en était mort un en route[79]) en l'informant qu'une assemblée générale du clergé a été tenue à Paris le 5 août, lui ont remis une lettre qui relatait ce qui s'était passé dans cette assemblée, et qui était signée par un grand nombre de cardinaux, archevêques et évêques, et qu'enfin on le suppliait, en termes convenables, d'approuver de nouveau cinq articles qu'il avait précédemment approuvés.
Le pape après avoir entendu les cinq cardinaux et son camérier l'archevêque d'Edesse, confirma tous les actes qu'on lui présenta. Il ajouta seulement dans le bref qu'il voulait que le métropolitain ou l'évêque le plus ancien, quand ils auraient à procéder à l'institution, fissent les informations d'usage, qu'ils exigeassent la profession de foi, qu'ils instituassent au nom du Souverain Pontife, et qu'ils lui transmissent les actes authentiques constatant que ces formalités avaient été fidèlement accomplies. Cette addition était une clause toute simple; elle était une conséquence même de l'adoption des articles, et il ne paraît pas que l'empereur lui-même s'en soit formalisé lorsqu'il la lut.
Mais il n'en fut plus de même lorsqu'il prit connaissance des pièces qui contenaient les félicitations et les éloges que le Saint-Père adressait aux évêques pour leur conduite et leurs sentiments. A la lecture d'une phrase qui témoignait que les évêques avaient montré, comme il convenait, envers lui et envers l'Église romaine qui est la mère et la maîtresse de toutes les autres Églises, une véritable obédience «aliarum omnium matri et magistri veram obedientiam», Napoléon n'y tint plus. Les mots maîtresse et obédience excitèrent tantôt son rire, tantôt sa fureur, et il résolut de renvoyer le bref avec mépris en exigeant une autre rédaction. Divers bruits circulèrent à Paris sur ses dispositions variables et chaque jour plus hostiles contre le Saint-Père. Enfin, sans aucun acte public, sans même qu'il parût rien à ce sujet dans le Moniteur (autant qu'il m'en souvient), il se répandit au bout de quelque temps que les négociations avec le pape étaient rompues. On ne réunit pas les évêques du concile pour leur en faire part, mais on les renvoya dans leurs diocèses, sans leur apprendre autre chose si ce n'est que tout était rompu avec le pape et par sa faute.
Cependant le bref était rendu; Napoléon, peu accoutumé au langage de la cour de Rome, pouvait y blâmer quelques expressions et même en provoquer le changement; mais en dépit de lui, de ses violences, de ses fureurs, les concessions demandées au pape et tant désirées pendant trois ans avaient été accordées. Le bref avait même reçu un commencement d'exécution à Savone, car le pape avait sans difficulté donné l'institution à quatre évêques nommés par l'empereur, et le nom de l'empereur se trouvait dans les bulles comme auparavant, ce qui était bien clairement révoquer la bulle d'excommunication. Enfin le pape acceptait ce qu'on avait été bien loin d'oser espérer, la clause additionnelle au concordat; son bref n'était que cela, et l'empereur pouvait donc désormais, quand il le voudrait, appliquer cette clause, par un décret ou par un sénatus-consulte, sans avoir besoin de recourir au pape. Pourquoi préféra-t-il renvoyer le bref, rejeter tout ce qu'il avait d'utile à son point de vue, à cause de quelques expressions qui étaient en dehors de la partie principale du bref, et contre lesquelles, en l'acceptant, il pouvait faire toutes les réserves qu'il aurait voulu?—Je l'ignore: il était capable de toutes les inconséquences.
L'évêque de Nantes, s'il eût été à Paris, aurait pu, je pense, le réconcilier avec les mots de mère et maîtresse de toutes les Églises, et avec celui d'obédience, en les lui montrant plusieurs fois répétés dans le fameux discours de Bossuet, prononcé à l'ouverture de l'assemblée du clergé de 1682; il eût pu ajouter que ces expressions sont conciliables avec les libertés de l'Église gallicane, puisqu'elles signifient seulement que le pape a le droit de parler, comme chef, à toutes les Églises catholiques, ce que reconnaît l'Église de France comme les autres. Mais l'évêque de Nantes était à Savone avec les autres députés, où ils devaient tous attendre de nouveaux ordres.
L'empereur renvoya le bref; le pape le reprit avec douleur et dut le regarder comme non avenu. Cependant avec la douce condescendance qu'on lui connaissait, il était sûrement prêt, quand on le voudrait, à le maintenir, puisqu'il ne l'avait pas donné conditionnellement, et que surtout il n'avait rien demandé pour lui-même.
En lisant les instructions remises par Napoléon aux évêques députés, avant leur départ pour Savone, on voit clairement, que ce n'est pas à cause de quelques expressions répandues dans le texte du bref, et qui n'en formaient point la substance, que l'empereur rejeta le bref tout entier, et que c'est surtout, parce que le pape y parlait en son propre nom. (Comme s'il pouvait faire autrement!)
Ces instructions, au reste, n'étaient pas de nature à rien concilier: elles étaient d'une dureté révoltante, et dévoilaient à chaque mot le désir évident de rompre la négociation. Ainsi les évêques députés avaient ordre de dire au pape que l'empereur les avait chargés de lui déclarer que les concordats avaient cessé d'être lois de l'empire et du royaume d'Italie, et que le pape l'avait autorisé à prendre cette mesure en violant lui-même depuis plusieurs années quelques dispositions de ces traités; qu'en conséquence la France et l'Italie allaient rentrer dans le droit commun. Les évêques étaient chargés en outre, de lui demander son approbation pure et simple au décret, et ils devaient exiger que celui-ci embrassât non seulement la France et l'Italie, mais encore la Hollande, Hambourg, Munster, le grand-duché de Berg, l'Illyrie, enfin tous les pays réunis ou qui seraient réunis par la suite à l'empire français. Ils devaient refuser cette approbation, si le pape la faisait dépendre d'une modification, restriction ou réserve quelconque excepté pour l'évêché de Rome. Ils devaient lui dire, surtout, que l'empereur n'accepterait aucune constitution ni bulle d'où il résulterait que le pape refaisait en son nom ce qu'avait fait le concile. Enfin, ils ne devaient lui parler que la menace à la bouche.
Il est probable que Napoléon, ne trouvant pas dans le bref, l'exécution littérale de ses instructions, le renvoya aux députés, pour que le pape eût à se conformer à celles-ci; qu'ils le lui proposèrent, non avec menace, sans doute, mais avec des formes respectueuses et suppliantes, en lui apprenant la manière dont le bref avait été reçu; et que le Saint-Père voyant bien qu'il n'y avait aucune possibilité de satisfaire l'empereur par les seuls moyens à sa disposition, refusa à son tour ce qu'on voulait si durement et si arbitrairement exiger de lui.
J'oubliais de dire qu'on avait remarqué dans le bref que le nom de concile n'était pas employé, mais seulement celui d'assemblée des évêques. Cela devait être plus qu'indifférent à Napoléon; les évêques seuls auraient pu en être blessés, et ils étaient loin de s'en plaindre. L'empereur, qui avait traité ce concile si légèrement, qui l'avait dissous avec tant de mépris, qui s'était repenti, chaque fois qu'on lui en parlait, de l'avoir convoqué, devait être fort peu jaloux de relever son titre, lorsque, surtout, le pape lui en donnait un, si parfaitement équivalent. Cependant, son humeur querelleuse le porta à puiser dans cette omission du mot de concile un nouveau sujet d'attaque contre le Saint-Père, qu'il répétait souvent dans les conversations, quoique ce ne fût pas là, assurément, le principal motif de son refus et de sa colère.
Les évêques, qui étaient à Savone, y restèrent longtemps encore malgré eux. Ils ne revinrent à Paris qu'au commencement du printemps de 1812. L'empereur voulait, disait-il, les punir de leur maladresse. On ne réunit pas même les membres du concile à Paris, pour leur faire part de ce qui s'était passé à Savone; on leur avait fait dire le 2 octobre 1811, par le ministre de la police, qu'ils eussent à rentrer dans leurs diocèses, et ils y retournèrent. On ne publia rien sur la négociation, pas plus que sur le concile, pas plus que sur le bref. Chacun tira de cet imbroglio ce qu'il voulut; et l'on pensa à autre chose.
Les rigueurs continuèrent à Savone, dans le traitement qu'on y faisait subir au Saint-Père pendant l'hiver de 1811 à 1812 et le printemps suivant. A cette époque, il paraît qu'on eut quelque crainte, à l'apparition d'une escadre anglaise, qu'elle pourrait enlever le pape; et l'empereur donna l'ordre de le transférer à Fontainebleau. Il partit le 10 juin de Savone, et on fit voyager jour et nuit ce malheureux vieillard. Il tomba assez sérieusement malade à l'hospice du Mont-Cenis; mais on ne le força pas moins à continuer le voyage. On l'avait obligé à se revêtir d'habits qui ne pussent pas le faire reconnaître sur la route qu'il parcourait. On avait eu grand soin aussi de dérober sa marche au public et l'on garda même un secret si profond, qu'en arrivant le 19 juin à Fontainebleau, le concierge qui n'avait pas été prévenu de son arrivée et qui n'avait rien préparé, dut le recevoir dans son propre logement. Le Saint-Père fut assez longtemps avant de pouvoir se remettre des fatigues de ce pénible voyage, et des rigueurs, au moins inutiles, dont on l'avait accablé.
Les cardinaux non disgraciés par Napoléon, qui étaient à Paris, de plus l'archevêque de Tours, l'évêque de Nantes, celui d'Évreux, celui de Trêves, eurent ordre d'aller voir le pape. On dit qu'il exprima le désir que le cardinal Maury fût un peu plus sobre de ses visites. On répandit le bruit que le pape serait amené à Paris, et on fit de grands préparatifs pour le recevoir au palais archiépiscopal, où toutefois il ne vint jamais.
La campagne de Russie, marquée par tant de désastres, touchait à son terme. L'empereur, de retour à Paris le 18 décembre 1812, se nourrissait toujours de chimériques espérances et méditait sans doute encore de gigantesques projets. Avant de s'y livrer, il voulut reprendre les affaires de l'Église, soit qu'il se repentît de ne les avoir pas finies à Savone, soit qu'il eût la fantaisie de vouloir prouver qu'il en ferait plus en deux heures de tête-à-tête avec le pape, que n'en avaient fait le concile, ses commissions et ses plus habiles négociateurs. Cependant il avait pris d'avance des mesures qui devaient faciliter sa négociation personnelle. Le Saint-Père était entouré depuis plusieurs mois de cardinaux et de prélats, qui, soit par conviction, soit par soumission à l'empereur, dépeignaient l'Église comme parvenue à un état d'anarchie qui mettait son existence en péril. Ils répétaient sans cesse au pape que s'il ne se rapprochait pas de l'empereur pour s'aider de sa puissance et arrêter le mal, le schisme devenait inévitable. Enfin le pontife, accablé par l'âge, par les infirmités et par les inquiétudes et les soucis dont on agitait son esprit, se trouvait bien préparé pour la scène que Napoléon avait projeté de jouer et qui devait lui assurer ce qu'il croyait être un succès.
Le 19 janvier 1813, l'empereur accompagné de l'impératrice Marie-Louise, entra inopinément dans l'appartement du Saint-Père, se précipita vers lui, et l'embrassa avec effusion. Pie VII, surpris et touché, se laissa entraîner, après quelques explications, à donner son approbation aux propositions qu'on lui imposa, plutôt qu'on ne les lui soumit. Elles furent rédigées en onze articles qui n'étaient pas encore un concordat, mais qui devaient servir de bases à un acte nouveau. Le 24 janvier l'empereur et le pape apposèrent leur signature sur cette pièce étrange, à laquelle manquaient les formes diplomatiques d'usage, puisque c'étaient les deux souverains qui avaient directement traité ensemble.
Il était dit dans ces articles: que le pape exercerait le pontificat en France et en Italie;—que ses ambassadeurs et ceux accrédités près de lui jouiraient de tous les privilèges diplomatiques:—que ses domaines qui n'étaient pas aliénés seraient exempts d'impôts, et que ceux qui l'étaient seraient remplacés jusqu'à la somme de deux millions de revenu;—que le pape nommerait, soit en France, soit en Italie, à des évêchés qui seraient ultérieurement désignés;—que les évêchés suburbains seraient rétablis et à la nomination du pape, et que les biens non vendus de ces évêchés seraient restitués;—que le pape pourrait donner des évêchés in partibus aux évêques romains absents de leur diocèse par l'effet des circonstances, et qu'il leur serait fait une pension égale à leur ancien revenu, en attendant qu'ils soient replacés dans des sièges vacants;—que l'empereur et le pape se concerteraient en temps opportun sur la réduction à faire, s'il y avait lieu, aux évêchés de la Toscane et du pays de Gênes, ainsi que pour les évêques à établir en Hollande et dans les départements hanséatiques;—que la propagande, la pénitencerie et les archives seraient établies dans le lieu de séjour du Saint-Père; enfin que Sa Majesté Impériale rendait ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres, laïques, qui avaient encouru son déplaisir, par suite des événements actuels.—L'article principal, consenti par le Saint-Père à Savone, y figurait naturellement aussi, et il était rédigé dans les termes suivants: Dans les six mois qui suivront la notification d'usage de la nomination par l'empereur aux archevêchés et évêchés de l'empire et du royaume d'Italie, le pape donnera l'institution canonique conformément aux concordats et en vertu du présent indult. L'information préalable sera faite par le métropolitain. Les six mois expirés sans que le pape ait accordé l'institution, le métropolitain, et, à son défaut ou s'il s'agit du métropolitain, l'évêque le plus ancien de la province procédera à l'institution de l'évêque nommé, de manière qu'un siège ne soit jamais vacant plus d'une année.—Tel était l'article 4.
Par un dernier article, le Saint-Père déclarait qu'il avait été porté aux dispositions ci-dessus par considération de l'état actuel de l'Église et dans la confiance que lui a inspirée Sa Majesté, qu'elle accordera sa puissante protection aux besoins si nombreux qu'a la religion dans le temps actuel.
La nouvelle de la signature de ce traité répandit une grande joie dans le public. Mais il paraît que celle du pape fut de courte durée. Les sacrifices qu'il avait été amené à faire étaient à peine consommés, qu'il en ressentit une amère douleur; elle ne put que s'accroître, à mesure que les cardinaux exilés et emprisonnés, Consalvi, Pacca, di Pietro, etc., en obtenant leur liberté, reçurent aussi l'autorisation de se rendre à Fontainebleau. Ce qui se passa alors entre le Saint-Père et ces cardinaux, je n'ai pas la prétention de le savoir; mais il faut que Napoléon ait été averti par quelques symptômes de ce qui allait arriver: car, malgré l'engagement qu'il avait pris avec le pape de ne regarder les onze articles que comme des préliminaires qui ne seraient pas publiés[80], il se décida néanmoins à en faire l'objet d'un message que l'archichancelier fut chargé de porter au Sénat.
Cette publicité prématurée donnée à un acte que le pape regrettait si vivement d'avoir signé dut hâter sa rétractation, qu'il adressa le 24 mars 1813 par un bref à l'empereur. J'ignore sur quels considérants le Saint-Père a fondé cette rétractation; mais on ne peut que déplorer la faiblesse qui dirigea sa conduite, dans cette circonstance et qui, à si peu d'intervalle, le fit consentir à se rétracter. La meilleure explication qu'on puisse donner à cette conduite, c'est que, par suite d'un affaiblissement physique et moral, son esprit a plié devant les exigences de Napoléon, et n'a retrouvé ses forces que quand il s'est senti entouré de ses fidèles conseillers. On peut regretter, mais qui se croira en droit de blâmer?
Cette fois, l'empereur, quoique très irrité de la rétractation, crut qu'il était de son intérêt de ne pas faire d'éclat, et prit le parti de n'en tenir en apparence aucun compte. Il fit publier deux décrets: un du 13 février et l'autre du 25 mars 1813. Par le premier, le nouveau concordat du 25 janvier était proclamé loi d'État; par le second, il le déclarait obligatoire pour les archevêques, évêques et chapitres, et ordonnait, en conséquence de l'article IV de ce concordat, aux métropolitains, de donner l'institution aux évêques nommés, et, en cas de refus, ordonnait qu'ils seraient traduits devant les tribunaux.
On restreignit de nouveau la liberté qui avait été momentanément accordée au Saint-Père, et le cardinal di Pietro retourna à l'exil. Puis Napoléon partit bientôt après pour cette campagne de 1813 en Allemagne, prélude de celle qui devait amener sa chute.
Les décrets lancés ab irato ne furent pas exécutés, et pendant les diverses fluctuations de la campagne de 1813, le gouvernement impérial tenta plusieurs fois de renouer avec le pape des négociations qui n'aboutirent à rien. Les choses traînèrent ainsi en longueur, et l'on ne prévoyait aucune issue, lorsque, le 23 janvier 1814, on apprit tout à coup que le pape avait quitté ce jour-là même Fontainebleau et retournait à Rome.
Napoléon était alors vivement pressé par les troupes alliées qui avaient pénétré en France; mais, comme il comptait bien en triompher, on ne comprit pas le motif d'une résolution si inattendue, si précipitée. Elle s'explique cependant. Murat, qui avait abandonné la fortune de l'empereur, et qui, comme nous l'avons déjà dit, avait traité avec la coalition, occupait alors les États de l'Église, et il est évident que Napoléon, dans son indignation contre Murat, préféra laisser rentrer le pape dans ses États, à les voir dans les mains de son beau-frère.
Pendant que Pie VII était en route et que l'empereur combattait en Champagne, un décret du 10 mars 1814 annonça que le pape reprendrait possession de la partie de ses États dont on avait formé les départements de Rome et de Trasimène. Le lion, quoique vaincu, ne voulait pas encore lâcher toute la proie qu'il espérait bien reprendre.
Le voyage du Saint-Père ne se faisait pas sans entraves et sans difficultés, tellement que le gouvernement provisoire, que j'avais l'honneur de présider, se vit obligé de donner des ordres, le 2 avril 1814, pour qu'on mît fin à toutes ces entraves, et qu'on rendît sur la route au Souverain Pontife les honneurs qui lui étaient dus.
Il faut dire que le vice-roi d'Italie, Eugène, accueillit le pape avec respect, et que Murat lui-même n'osa pas s'opposer à ce qu'il reprît possession de ses États, quoiqu'il les occupât lui-même avec ses troupes.
Le pape arriva le 30 avril à Césène, le 12 mai à Ancône, et fit son entrée solennelle à Rome le 24 mai 1814.
En m'étendant aussi longuement que je viens de le faire sur les négociations entre l'empereur et le pape, j'avais un double but: je voulais montrer jusqu'où la passion pouvait entraîner Napoléon quand il rencontrait devant lui les résistances mêmes du bon droit, et prouver que, dans la question traitée ici, il eut également tort dans le fond et dans la forme; c'est ce qu'il me sera facile, je crois, de démontrer. Je n'ai plus rien à ajouter, ce me semble, pour constater combien a été odieuse toute la conduite suivie par lui envers le pape, depuis l'année 1806; les faits que je viens d'exposer avec impartialité et avec autant de sang-froid qu'il m'a été possible d'en mettre en rapportant d'aussi indignes persécutions, ces faits parlent d'eux-mêmes; je risquerais d'en affaiblir l'impression en insistant. Mais je tiens encore plus, peut-être, à faire ressortir les fautes énormes, au point de vue de la politique générale, qui ont été commises par l'empereur dans ses relations avec la cour de Rome.
Lorsque, en 1801, Napoléon rétablit le culte en France, il avait fait non seulement un acte de justice, mais aussi de grande habileté: car il avait immédiatement rallié à lui, par ce seul fait, les sympathies des catholiques du monde entier; et, par le concordat avec Pie VII, il avait raffermi sur une base solide la puissance catholique un moment ébranlée par la Révolution française, et dont tout gouvernement sensé en France doit aider le développement, ne fût-ce que pour l'opposer aux envahissements du protestantisme et de l'Église grecque. Or, quelles sont les forces principales du catholicisme, comme de toute puissance, si ce n'est l'unité et l'indépendance? Et ce sont précisément ces deux forces que Napoléon voulut saper et détruire le jour où, poussé par l'ambition la plus insensée, il entra en lutte avec la cour de Rome. Il s'attaqua à l'unité de l'Église catholique, en voulant priver le pape du droit d'instituer les évêques; à son indépendance, en arrachant au Saint-Siège son pouvoir temporel.
L'institution des évêques par le pape est le seul véritable lien qui rattache toutes les Églises catholiques du monde à celle de Rome. C'est elle qui maintient l'uniformité des doctrines et des règles de l'Église, en ne laissant arriver à l'épiscopat que ceux reconnus capables par le Souverain Pontife de les soutenir et de les défendre. Supposez un moment ce lien rompu, vous tombez dans le schisme. Napoléon était d'autant plus coupable à cet égard, qu'il avait été éclairé par les erreurs de l'Assemblée constituante. Je ne crains pas de reconnaître ici, quelque part que j'aie eue dans cette œuvre, que la constitution civile du clergé, décrétée par l'Assemblée constituante, a été peut-être la plus grande faute politique de cette Assemblée, indépendamment des crimes affreux qui en ont été la conséquence. Il n'était pas permis, après un pareil exemple, de retomber dans la même erreur et de recommencer contre Pie VII les persécutions de la Convention et du Directoire contre Pie VI, qui avaient été si sévèrement et si justement blâmées par Napoléon lui-même. Il n'y a donc aucune excuse possible pour sa conduite dans cette question. On m'opposerait en vain qu'il s'est rencontré des papes turbulents qui ont abusé de l'institution des évêques et s'en sont fait une arme contre des gouvernements même catholiques. Je répondrai à cela que c'est exact, mais que ces gouvernements se sont tirés de cet embarras; qu'on ferait de même si on s'y trouvait encore, et que c'est une mauvaise politique, pour prévenir un abus possible, de créer un danger réel. Ajoutons que Napoléon était moins justifiable que tout autre d'agir comme il l'a fait, après avoir rencontré dans Pie VII les facilités les plus inespérées, pour régler les affaires de l'Église, et une mansuétude et une douceur qui ne se sont pas démenties un seul instant, malgré les plus odieux procédés: car la bulle d'excommunication est un incident qui n'a eu aucune portée. Et combien faut-il que Napoléon ait été coupable dans cette occasion, pour que lui, qui se vantait tant de créer partout des ennemis à l'Angleterre, comme jadis Mithridate aux Romains, en soit venu à faire du pape un allié des Anglais, et pour qu'il ait pu craindre un instant de voir ceux-ci lui enlever sa victime à Savone?
La destruction du pouvoir temporel du pape par l'absorption des États romains dans le grand empire était, politiquement parlant, une faute non moins grave. Il saute aux yeux que le chef d'une religion aussi universellement répandue sur la terre que l'est la religion catholique a besoin de la plus parfaite indépendance pour exercer impartialement son pouvoir et son influence. Dans l'état actuel du monde, au milieu des divisions territoriales créées par le temps et des complications politiques résultant de la civilisation, cette indépendance ne peut exister que si elle est garantie par une souveraineté temporelle. Il serait aussi absurde de vouloir remonter au temps de la primitive Église, où le pape n'était que l'évêque de Rome, parce que le christianisme était renfermé dans l'empire romain, qu'il était insensé à Napoléon de prétendre faire du Saint-Père un évêque français. Que devenait alors le catholicisme dans tous les pays qui ne faisaient pas partie de l'empire français? Que penserait la France si le pape était entre les mains de l'Autriche ou de toute autre puissance catholique? Le croirait-elle bien impartial, bien indépendant? Quelque illusion que pût se faire Napoléon sur l'étendue et sur la durée de sa puissance, dans sa personne, ou dans celle de ses successeurs, il ne devait pas créer un précédent aussi dangereux et qui pouvait, un jour, être fatal à la France. 1814 a prouvé que, dans ce genre, rien n'était impossible.
Je m'arrête: j'en ai dit assez pour montrer tout le mal que l'insatiable ambition de l'empereur préparait pour la France dans l'avenir. Mais, me diront peut-être les révolutionnaires de l'espèce de ceux de 1800, pourquoi, alors, avoir rétabli la religion, la papauté? C'est Napoléon lui-même qui leur a d'avance répondu en faisant le concordat de 1801; mais c'est le Napoléon vraiment grand, éclairé, guidé par son beau génie, et non par les passions furieuses qui, plus tard, l'ont étouffé.
FIN DE LA SIXIÈME PARTIE.