Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 2
Avant-hier matin, M. de Metternich eut avec l'empereur Alexandre un entretien dans lequel on mit de part et d'autre le plus qu'on put de subtilités et de ruses, et qui n'aboutit à rien. Mais comme M. de Metternich avait déclaré que son maître ne consentirait jamais à abandonner la Saxe à la Prusse, l'empereur Alexandre voulant s'assurer s'il lui avait dit la vérité, aborda, le soir, après le carrousel, l'empereur François et lui dit: «Dans le temps actuel, nous autres souverains, nous sommes obligés de nous conformer au vœu des peuples et de le suivre. Le vœu du peuple saxon est de ne point être partagé. Il aime mieux appartenir tout entier à la Prusse, que si la Saxe était divisée ou morcelée.» L'empereur François lui répondit: «Je n'entends rien à cette doctrine. Voici quelle est la mienne: un prince peut, s'il le veut, céder une partie de son pays; il ne peut pas céder tout son pays et tout son peuple. S'il abdique, son droit passe à ses héritiers légitimes. Il ne peut pas les en priver et l'Europe entière n'en a pas le droit.—Cela n'est pas conforme aux lumières du siècle, dit l'empereur Alexandre.—C'est mon opinion, répliqua l'empereur d'Autriche, ce doit être celle de tous les souverains et conséquemment la vôtre. Pour moi, je ne m'en départirai jamais.»
Cette conversation, qui m'a été rapportée de la même manière par deux personnes différentes, est un fait sûr. On avait donc eu raison de dire que l'empereur d'Autriche avait sur l'affaire de la Saxe une opinion qui ne laissait plus à M. de Metternich le choix de la défendre ou de l'abandonner, et ce n'était pas sans fondement que le ministre saxon se flattait qu'elle ne serait point abandonnée.
On prétend que l'empereur Alexandre a dit qu'une seule conversation avec l'empereur François valait mieux que dix conversations avec M. de Metternich, parce que le premier s'exprimait nettement et qu'on savait à quoi s'en tenir.
Les princes d'Allemagne, qui se sont réunis pour aviser au moyen de défendre leurs droits contre les projets qu'ils connaissent ou qu'ils supposent à la commission chargée des affaires allemandes, vont, je l'espère, émettre un vœu motivé pour la conservation de la Saxe; le maréchal de Wrède, auquel la plupart se sont adressés, leur a dit qu'ils devaient se presser, et que le moment était favorable. Il leur a promis que la Bavière y donnerait son adhésion.
Le Wurtemberg, au contraire, se range pour le moment du côté de la Prusse. C'est le prince royal, amoureux de la grande-duchesse Catherine, qui a influé sur cette nouvelle disposition du cabinet. La cour de Stuttgard fait en cela une chose vile, qui ne lui profitera pas, et ne nuira guère qu'à elle. Cette conduite si peu loyale et si peu noble, pour ne rien dire de plus, du roi de Wurtemberg, ne me paraît pas très propre à faire désirer bien vivement de devenir son neveu[427]. Je prierai Votre Majesté de me permettre de lui parler un jour plus longuement de l'objet que je rappelle ici.
L'empereur de Russie avait voulu me voir; puis, il a voulu auparavant éclaircir des idées confuses dont il m'a fait dire par le prince Adam Czartoryski que sa tête était embarrassée. Je n'ai pu me servir auprès de lui du général Pozzo, qui est avec lui médiocrement. Ses serviteurs d'ailleurs ne le voient qu'avec difficulté. Il a fallu que le duc de Richelieu[428] attendît un mois entier une audience. Le prince Adam, quoique partie intéressée dans nos discussions, est mon intermédiaire le plus utile. Je n'ai point encore vu l'empereur. On me dit qu'il est ébranlé, mais toujours indécis. J'ignore quand et à quoi il se fixera.
J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté les copies des deux pièces par lesquelles il a, pour me servir de ses expressions, fait la clôture de sa correspondance avec lord Castlereagh. On l'a généralement blâmé de s'être engagé, pour ainsi dire, corps à corps dans une lutte qu'on aurait jugée peu digne de son rang, quand bien même il y aurait eu de l'avantage, et le contraire est arrivé. Ainsi, au lieu du triomphe dont il s'était sans doute flatté, son amour-propre n'en a remporté que des blessures.
Votre Majesté verra par toute cette discussion que lord Castlereagh n'avait envisagé la question de la Pologne que sous un seul point de vue, et qu'il l'avait isolée de toute autre question. Non seulement il n'a pas demandé le rétablissement de la Pologne indépendante, mais il n'en a pas exprimé le vœu; et même il a parlé du peuple polonais dans des termes plus propres à dissuader de ce rétablissement qu'à le provoquer. Il s'est surtout bien gardé de joindre la question polonaise à celle de la Saxe qu'il avait complètement abandonnée et qu'il va désormais soutenir.
J'ai aussi l'honneur d'adresser à Votre Majesté une lettre de son consul à Livourne[429]. J'ai fait usage ici, et avec succès, des renseignements qu'elle contient et que j'ai fait parvenir à l'empereur de Russie. M. de Saint-Marsan en a reçu de semblables, et M. de Metternich a avoué qu'il a reçu de Paris les mêmes avis. La conclusion que j'en tire est qu'il faut se hâter de se débarrasser de l'homme de l'île d'Elbe et de Murat. Mon opinion fructifie. Le comte de Munster la partage avec chaleur. Il en a écrit à sa cour. Il en a parlé à lord Castlereagh, au point qu'il est allé à son tour exciter M. de Metternich qui emploie tout moyen pour faire prévaloir l'opinion contraire.
Son grand art est de nous faire perdre du temps, croyant par là en gagner. Il y a déjà huit jours que la commission pour les affaires d'Italie a réglé celle de Gênes. J'ai déjà eu l'honneur d'annoncer à Votre Majesté qu'elles avaient été réglées selon ses désirs. Je joins aujourd'hui à ma lettre au département le travail de la commission. Votre Majesté y retrouvera les clauses et même les termes prescrits dans nos instructions. Demain la commission des huit puissances prendra connaissance du rapport et prononcera[430]. Je ne doute pas que les conclusions du rapport ne soient adoptées. On s'occupera ensuite de la Toscane et de Parme. Ce travail, qui devrait être déjà terminé, a été retardé par la petite maladie de M. de Metternich qui, pour ne rien finir, appelle son état actuel: convalescence.
Le temps perdu pour les affaires se consume dans des fêtes. L'empereur Alexandre en demande et même en commande, comme s'il était chez lui. On nous invite à ces fêtes, on nous y montre des égards, on nous y traite avec distinction pour marquer les sentiments qu'on porte à Votre Majesté dont nous entendons partout l'éloge; mais tout cela ne me fait pas oublier qu'il y après de trois mois que je suis éloigné d'elle.
J'ai parlé à lord Castlereagh de l'arrestation de lord Oxford, que M. de Jaucourt m'avait mandée. Loin d'en témoigner du déplaisir, il m'a dit qu'il en était charmé; et m'a dépeint lord Oxford comme un homme qui ne méritait aucune sorte d'estime. Je voudrais bien que dans ses papiers on en eût trouvé de propres à compromettre Murat vis-à-vis de cette cour-ci.
Les deux courriers que j'ai reçus de Paris m'ont apporté les lettres dont Votre Majesté m'a honoré, en date du 22 et du 26 novembre.
Je suis...
No 11 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.
Paris, ce 10 décembre 1814.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 14.
Vous avez fort bien interprété mon intention au sujet du canton d'Argovie. J'aimerais assurément beaucoup mieux que la Suisse redevînt ce qu'elle fut jadis; mais je ne veux pas l'impossible, et pourvu que le canton de Berne soit satisfait autant qu'il peut l'être, vu les circonstances, je le serai aussi. Quant au prince évêque de Bâle, je ne m'étais pas rappelé le dernier recès de l'empire; mais je vois qu'il tranche[431] la question à son égard, et je n'ai plus d'objection à faire contre les dispositions à faire du Porentruy.
J'ai lu avec intérêt et je conserverai avec soin les pièces que vous m'avez envoyées. Lord Castlereagh parle très bien relativement à la Pologne; mais sa note du 11 octobre fait grand tort à son langage. Si, cependant, il réussissait à persuader l'empereur de Russie, ce serait d'un grand avantage pour la Saxe; mais je n'y vois guère d'apparence, et il faut continuer à marcher dans notre ligne.
Vous connaissez le prince Czartoryski; je le connais aussi; le choix que l'empereur Alexandre a fait de lui pour intermédiaire me fait croire que Sa Majesté impériale voudrait plutôt me rapprocher d'elle que se rapprocher de moi. Continuez néanmoins ces conférences en continuant également à suivre mes intentions. Il n'en pourra résulter aucun mal et peut-être feront-elles quelque bien.
J'aime à croire que c'est par frayeur que Murat fait le fanfaron; ne perdons cependant jamais de vue que s'il existe une ressource à Buonaparte, c'est en Italie, par le moyen de Murat; et qu'ainsi: delenda est Carthago.
Sur quoi je prie Dieu, qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
louis.
No 18 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.
Vienne, le 14 décembre 1814.
Monsieur le comte,
La dépêche du 5 novembre au département avait exposé l'avantage qui pouvait résulter de l'échange d'une partie du pays de Gex contre une partie de l'évêché de Bâle; échange désiré par le corps helvétique, sollicité par les Genevois et proposé par les puissances.
Ce sacrifice aurait pu faire espérer une plus grande influence sur le corps helvétique, si on avait pu procurer au canton de Berne, le retour d'un de ses cantons.
On aurait dû croire aussi que les Genevois reconnaîtraient le prix de cette condescendance, et travailleraient de leur côté à engager les Vaudois et les Argoviens à satisfaire aux justes prétentions pécuniaires que présentait le canton de Berne.
Pressé par le plénipotentiaire anglais de faire connaître à quelles conditions la France attachait l'échange d'une partie du pays de Gex, le plénipotentiaire français lui remit la note verbale numéro 1, en le priant de ne la communiquer qu'aux ministres, pour savoir si leurs instructions admettaient qu'on s'écartât en faveur de Berne du principe de l'intégrité des dix-neuf cantons. Le ministre anglais, au lieu de s'en tenir à cette communication confidentielle, en fit part aux députés genevois qui dressèrent un contre-projet (no 2).
Les conditions qu'il renferme sont toutes en opposition aux ordres du roi qui voulait que l'échange eût lieu sans qu'on prît de territoire sur le roi de Sardaigne, et que Berne recouvrât la partie de l'Argovie que ce canton avait possédée.
Dans cet intervalle, on fut instruit que les puissances, et surtout l'Angleterre, attachaient à cet échange l'espoir qu'il devait augmenter leur influence en Suisse. Elles faisaient sentir à la ligue helvétique combien on leur devait de reconnaissance pour l'avoir fait réussir.
Les Genevois, loin de reconnaître le sacrifice que la France faisait, avaient la prétention de tout obtenir du congrès, et soutenaient que, par la protection des alliés, rien ne pouvait leur être refusé. Pour le prouver ils assuraient que, quoique l'échange fût contraire à l'opinion en France, le roi, cependant, y acquiesçait.
Ces observations dont on eut connaissance excitèrent l'attention; et dans les conférences, le plénipotentiaire français eut occasion de pénétrer que l'Angleterre ne protégeait si ardemment cet échange, que pour mieux se faire valoir; et pouvoir réaliser des promesses faites aux Genevois à l'époque du traité de Chaumont.
Plusieurs lettres de Paris, adressées à des députés suisses, annoncèrent en même temps que l'opinion désapprouvait cet échange, et qu'on était étonné que le gouvernement français y consentît.
On crut donc plus utile aux intérêts du roi et de la France de l'écarter, et on insista d'autant plus fortement à le faire que la situation intérieure de la Suisse et les obstacles qu'opposait l'empereur de Russie à tout changement des nouveaux cantons rendaient impossible d'obtenir les conditions auxquelles le roi attachait l'exécution de l'échange.
Le plénipotentiaire français remit en conséquence une réponse (no 3) au projet genevois, et déclara que l'échange ne pouvait plus avoir lieu. Le plénipotentiaire anglais, en exprimant ses regrets de ce changement, annonça que son gouvernement allait faire une nouvelle démarche à Paris pour en obtenir l'exécution, et proposa de réserver la partie de l'évêché de Bâle qui devait servir d'équivalent, en la laissant sous une administration provisoire. Les autres plénipotentiaires s'y refusèrent; mais ils consentirent à ce que cette réserve durât jusqu'à la fin du congrès, et à ce qu'on appuyât les démarches proposées par l'Angleterre.
Quoique le plénipotentiaire d'Autriche et celui de France observassent que cela prolongeait les incertitudes et nuisait aux intérêts réels de la Suisse, la proposition de l'Angleterre fut maintenue.
Nous croyons donc que lord Wellington recevra l'ordre de provoquer une nouvelle décision du roi pour savoir si, malgré la reconnaissance de l'intégrité des dix-neuf cantons, le roi voudrait consentir à cet échange. Nous pensons qu'il est de l'intérêt du roi de le refuser:
1o Parce qu'il ne donne plus les avantages qu'on en attendait;
2o Que l'influence de la France ne peut s'augmenter en Suisse que par le canton de Berne et ses alliés;
3o Qu'aussi longtemps que tout ce qui concerne le corps helvétique se fait sous les auspices des puissances alliées, la France doit réserver ses moyens, et n'agir que plus tard, pour fortifier son influence.
En vous instruisant ainsi, monsieur le comte, de ce qui s'est passé à ce sujet, vous serez prévenu de tout lorsque l'ambassadeur anglais se présentera pour relever cette discussion.
Il pourra encore être utile que l'ambassadeur du roi à Londres connaisse cette affaire, et nous vous prions, monsieur le comte, de lui en transmettre les détails, que vous voudrez bien porter à la connaissance du roi.
M. le prince de Talleyrand, pour écarter plus facilement les importunités des ministres anglais, leur a dit que le roi avait demandé au chancelier de France sous quelle forme les cessions ou échanges de territoire pouvaient se faire, et que M. le chancelier avait répondu que cela n'était point assez déterminé et qu'il fallait éviter de s'engager dans des questions semblables. D'après quoi, les plénipotentiaires français ne pouvaient point donner de suite à cette question.
Il sera bon, monsieur le comte, d'en prévenir M. le chancelier pour qu'il évite une explication à ce sujet, dans le cas où l'ambassadeur d'Angleterre lui en parlerait, ou qu'il fasse une réponse analogue à celle que nous avons faite ici.
Agréez...
No 19 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.
Vienne, le 14 décembre 1814.
Monsieur le comte,
Nous avons l'honneur de vous adresser le protocole de la dernière conférence. Une plus récente a eu lieu, mais le protocole n'en est point encore expédié. On s'est réservé de décider, à l'égard de la proposition de M. de Labrador sur les fiefs impériaux, à l'époque où le sort du roi d'Étrurie, celui de l'archiduchesse Marie-Louise... seront fixés; le plénipotentiaire français a proposé, suivant le principe d'une exécution fidèle des dispositions du traité de Paris la formation de trois nouvelles commissions:
La première pour régler, conformément à l'article V, la navigation des fleuves;
La seconde, pour régler le rang et la préséance des couronnes, et tout ce qui en était une conséquence;
La troisième, pour discuter l'abolition de la traite des nègres.
Cette dernière a éprouvé quelques difficultés parce que le plénipotentiaire portugais a observé que la commission ne pouvait être formée que par les puissances intéressées. M. de Labrador a fortement appuyé l'opposition du Portugal. La discussion a été si positive que cette commission a été ajournée, et que cet objet sera replacé dans la voie de simples négociations.
Nous observons encore que le Portugal a établi pour principe qu'il ne renoncerait à la traite des nègres qu'après l'époque de huit années, et si l'Angleterre voulait regarder le traité de commerce qui existe entre elle et le Portugal comme non avenu.
La proposition faite par la France était conforme à l'engagement pris avec l'Angleterre d'interposer ses bons offices pour faire prononcer par toutes les puissances l'abolition de la traite; nous n'aurons donc plus maintenant à nous en occuper.
Les deux autres commissions ont été formées.
M. le prince de Talleyrand a nommé à celle de la navigation M. le duc de Dalberg, et à celle chargée de fixer les préséances et le rang entre les couronnes M. le comte de la Tour du Pin, en qualité de commissaires.
La Russie a demandé de nommer un délégué à la commission d'Italie et a désigné M. le comte de Nesselrode. Il n'y a eu aucune difficulté à ce sujet.
L'affaire de Pologne et de Saxe a été avancée, sans donner encore un résultat positif. Tout, cependant, est amélioré à l'égard de la Saxe. L'Autriche est décidée à la soutenir; l'Angleterre a changé de langage; toutes les intrigues prussiennes et russes ont été dévoilées. Les explications qui ont eu lieu ont toutes conduit à prouver que la Prusse peut obtenir son rétablissement sur la base de population qu'elle avait en 1805, sans enlever à la Saxe plus de trois à quatre cent mille âmes.
Nous sommes parvenus à cet égard à ce que nous voulions, et le roi et sa politique ont obtenu les premiers avantages. Il est possible que la Prusse, secondée par la Russie, veuille ne pas céder; mais, dans ce cas, les forces seraient très inégales, et la Prusse risquerait tout. Nous espérons avec quelque fondement qu'elle jugera sa position et qu'elle cédera.
L'Autriche paraît toujours décidée à ne point laisser éloigner Murat. On a donc voulu s'assurer plus positivement de l'Angleterre, la Russie paraissant assez bien disposée à cet égard. Lord Castlereagh va demander de nouvelles instructions à sa cour. Il a communiqué à M. le prince de Talleyrand toute la correspondance qui avait rapport aux affaires de Naples, et a eu l'air de désirer, plutôt pour appuyer ce qu'il écrit, qu'on recherchât dans nos cartons tout ce qui peut prouver aux coalisés que Murat avait eu une double intrigue avec Bonaparte. Nous ne doutons pas que plusieurs lettres de lui, et des dépêches qui ont été conservées, ne le prouvent. Vous voudrez bien, monsieur le comte, nous les transmettre en original.
Le prince Eugène a dit posséder à cet égard des preuves matérielles, mais il s'est refusé à les donner.
M. le prince de Talleyrand présente dans sa correspondance plus de détails sur la position générale, mais nous pouvons le dire avec confiance: le roi et la France ont obtenu au congrès l'attitude qui leur appartient, et la considération qui leur est donnée laisse les moyens d'exercer le degré d'influence qui est honorable pour le roi et qui assure une entière garantie à l'Europe.
Agréez...
No 16.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.
Vienne, le 15 décembre 1814.
Sire,
La note par laquelle les princes allemands du second et du troisième ordre devaient manifester leur vœu pour la conservation de la Saxe était sur le point d'être signée; elle ne l'a point été et ne le sera pas.
Le duc de Cobourg[432] était à la tête de ces princes. Sa conduite ne saurait être trop louée.
L'une de ses sœurs[433] est mariée au grand-duc Constantin. Son frère puîné est aide de camp du grand-duc et général-major au service de Russie[434]. Lui-même, il a porté dans la dernière campagne l'uniforme russe. Fort avant dans les bonnes grâces de l'empereur Alexandre, il est lié intimement avec le roi de Prusse. Leur ressentiment pouvait lui paraître à craindre s'il contrariait leurs desseins, et, d'un autre côté, il avait toute raison d'espérer que, si la Saxe venait à être sacrifiée, il pourrait en obtenir quelques lambeaux. Tous ces motifs n'ont pu faire taire en lui la voix de la reconnaissance et celle de la justice, ni lui faire oublier ce qu'il devait à sa maison et à son pays. Lorsqu'en 1807, après la mort du duc son père, ses possessions furent séquestrées, parce qu'il était dans le camp des Russes, et que Bonaparte voulait le proscrire, il fut protégé par l'intercession du roi de Saxe. Depuis, le roi avait été le maître d'étendre sa souveraineté sur tous les duchés de Saxe, et il l'avait refusé. A son tour, le duc s'est montré zélé défenseur de la cause du roi. Il l'avait fait plaider à Londres par le duc Léopold, son frère, qui avait trouvé le prince régent dans les dispositions les plus favorables. Il l'a plaidée ici auprès des souverains et de leurs ministres. Il est allé jusqu'à remettre, en son nom, à lord Castlereagh, un mémoire où il combattait ses raisonnements et qu'il avait concerté avec nous.
Informé par le duc de Weimar[435] de la note qui se préparait, l'empereur Alexandre a fait appeler le duc de Cobourg et l'a accablé de reproches, tant pour le mémoire qu'il avait remis à lord Castlereagh, que pour ses démarches récentes, l'accusant d'intrigues, lui citant la conduite du duc de Weimar comme un modèle qu'il aurait dû suivre, lui disant que s'il avait des représentations à faire, c'était au prince de Hardenberg qu'il aurait dû les adresser, et lui déclarant qu'il n'obtiendrait rien de ce qui lui avait été promis.
Le duc a été noble et ferme. Il a parlé de ses droits comme prince de la maison de Saxe; de ses devoirs comme prince allemand, et, comme homme d'honneur, il ne se croyait pas libre de ne point les remplir. Si le duc de Weimar en jugeait autrement, il ne pouvait que le plaindre. Du reste, il avait, dit-il, compromis deux fois son existence par attachement pour Sa Majesté Impériale. S'il fallait aujourd'hui la sacrifier pour l'honneur, il était prêt.
De leur côté[436], les Prussiens, leurs émissaires, et, particulièrement, le prince royal de Wurtemberg, ont intimidé une partie des ministres allemands, en déclarant qu'ils tiendraient pour ennemis tous ceux qui signeraient quelque chose en faveur de la Saxe.
Voilà pourquoi la note n'a point été signée. Mais on sait qu'elle a dû l'être, et ce qui a empêché qu'elle ne le fût. Le vœu qu'elle devait exprimer a peut-être acquis plus de force par la violence employée pour l'étouffer.
Si je me suis étendu sur cette circonstance particulière plus qu'il ne l'aurait fallu peut-être, je l'ai fait par le double motif de rendre au duc de Cobourg la justice que je crois lui être due, et de faire mieux connaître à Votre Majesté le genre et la diversité des obstacles contre lesquels nous avons à lutter.
Pendant que ces choses se passaient, les Prussiens recevaient de M. de Metternich une note où il leur déclarait que le royaume de Saxe devait être conservé, en établissant par des calculs statistiques joints à sa note, que leur population sera la même qu'en 1805, si, à celle des pays qu'ils ont conservés et à celle des pays disponibles qui leur sont destinés, on ajoute seulement trois cent trente mille Saxons.
Je me hâte de dire à Votre Majesté que le comte de Munster a déclaré qu'il renonçait aux agrandissements promis pour le Hanovre, si cela était nécessaire pour que la Saxe fût conservée. Votre Majesté l'apprendra sûrement avec plaisir, et à cause des affaires que cela facilite, et à cause de l'estime dont elle honore le comte de Munster.
Un passage de la note de M. de Metternich, dans lequel il s'étayait de l'opposition de la France aux vues de la Prusse sur la Saxe, ayant probablement fait craindre à l'empereur Alexandre qu'il n'y eût un concert déjà formé ou prêt à se former entre l'Autriche et nous, il m'envoya sur-le-champ le prince Adam Czartoryski.
A son début, le prince m'a renouvelé la proposition que l'empereur Alexandre m'avait faite lui-même, dans le dernier entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec lui, de nous prêter à ses désirs dans la question de la Saxe, nous promettant tout son appui dans celle de Naples. Sa proposition lui paraissait d'autant plus acceptable que, maintenant, il ne demandait plus l'abandon de la Saxe entière, et qu'il consentait à ce qu'il restât un noyau du royaume de Saxe.
Je répondis que quant à la question de Naples, je m'en tenais à ce que l'empereur m'avait dit, que je me fiais à sa parole, que d'ailleurs ses intérêts dans cette question étaient les mêmes que les nôtres, et qu'il n'y pourrait pas être d'un autre avis que nous; que si la question de Pologne, que l'on devait regarder comme personnelle à l'empereur Alexandre, puisqu'il y attachait sa satisfaction et sa gloire, avait été décidée selon ses désirs (elle ne l'est pas encore complètement, mais peu s'en faut), il le devait à la persuasion où étaient l'Autriche et la Prusse que nous ne serions à cet égard qu'en seconde ligne; que dans la question de la Saxe, réellement étrangère aux intérêts de l'empereur, nous avions pris sur nous d'engager le roi de Saxe à quelques sacrifices, mais que l'esprit de conciliation ne pouvait pas porter à aller aussi loin que l'empereur paraissait le désirer.
Le prince me parla d'alliance et de mariage. Je lui dis que tant d'objets si graves ne pouvaient se traiter à la fois; qu'il y avait d'ailleurs des choses qu'on ne pouvait mêler à d'autres, parce que ce serait leur donner le caractère avilissant d'un marché.
Il me demanda si nous avions des engagements avec l'Autriche: je lui dis que non; si nous en prendrions avec elle, dans le cas où l'on ne s'entendrait pas sur la Saxe, à quoi je répondis: J'en serais fâché. Après un moment de silence, nous nous quittâmes poliment, mais froidement.
L'empereur, qui devait aller le soir à une fête que donnait M. de Metternich, n'y vint point. Un mal de tête subit en fut la cause ou le prétexte. Il y envoya l'impératrice et les grandes-duchesses.
Il fit engager[437] M. de Metternich à se rendre chez lui le lendemain matin.
Pendant le bal, M. de Metternich s'approcha de moi, et, après m'avoir remercié d'un petit service que je lui avais rendu, il se plaignit à moi de l'embarras dans lequel les notes de lord Castlereagh sur la Saxe le mettaient. Je pensais qu'il n'y en avait eu qu'une de très compromettante (celle du 11 octobre); mais il me parla d'une autre que j'ai pu me procurer aujourd'hui, et dont j'ai l'honneur d'envoyer une copie à Votre Majesté. Quoiqu'elle porte le titre de Note verbale de lord Castlereagh, je sais qu'elle est l'ouvrage de M. Cook, auquel, et comme doctrine et comme style, elle ne fera pas beaucoup d'honneur. Elle a été remise aux trois puissances qui se sont si longtemps appelées alliées.
M. de Metternich me promit qu'en sortant de chez l'empereur Alexandre, il viendrait chez moi, s'il n'était pas trop tard, pour me dire ce qui se serait passé. Cette fois il tint sa parole.
L'empereur fut froid, sec et sévère. Il prétendit que M. de Metternich lui disait, au nom des Prussiens, des choses qu'ils désavouaient, et que, de leur côté, les Prussiens lui disaient, de la part de M. de Metternich, des choses tout opposées à celles qu'il mettait dans ses notes, de sorte qu'il ne savait ce qu'il devait croire. Il reprocha à M. de Metternich d'avoir inspiré je ne sais quelles idées au prince de Hardenberg. M. de Metternich avait et produisit un billet[438] qui prouvait le contraire. L'empereur prit occasion de ce billet pour reprocher à M. de Metternich d'en écrire de peu convenables. Ce reproche avait quelque fondement. L'empereur avait dans les mains des communications toutes particulières et toutes confidentielles qu'il ne pouvait tenir que d'une indiscrétion fort coupable de la part des Prussiens. L'empereur, ensuite, parut vouloir douter que la note de M. de Metternich contînt l'expression des véritables sentiments de l'empereur d'Autriche, et ajouta qu'il voulait s'en expliquer avec l'empereur lui-même. M. de Metternich fit[439] immédiatement prévenir son maître, qui, si l'empereur Alexandre fait quelques questions sur ce sujet, répondra que la note a été faite par son ordre, et ne contient rien qu'il n'avoue.
Dans une conférence entre M. de Metternich et M. de Hardenberg, les difficultés n'ont porté que sur les calculs statistiques qui étaient joints à la note de M. de Metternich. Ils se séparèrent sans être convenus de rien, sur la proposition faite par M. de Metternich de nommer une commission pour les vérifier.
Voilà, Sire, présentement l'état des choses.
L'Autriche ne fait entrer la Saxe dans ses calculs que pour une perte de quatre cent mille âmes. Elle ne veut[440] point abandonner la haute Lusace, à cause des défilés de Gabel, qui ouvrent l'entrée de la Bohême. C'est par là que les Français y pénétrèrent en 1813.
L'empereur de Russie consent à laisser subsister un royaume de Saxe, lequel, selon le prince Adam Czartoryski, ne devrait être que la moitié de ce qu'il est aujourd'hui.
Enfin, la Prusse semble aujourd'hui réduire ses prétentions à des calculs de population, et conséquemment les subordonner aux résultats et à la vérification de ces calculs.
Sans doute, la question n'est pas encore décidée, mais les chances sont maintenant plus favorables qu'elles ne l'ont jamais été.
M. de Metternich m'a proposé de me faire lire sa note. Je l'ai remercié en lui disant que je la connaissais, mais que je désirais qu'il me la communiquât officiellement; qu'il me semblait qu'il le devait, puisqu'il nous y avait cités, ce que je pourrais lui reprocher d'avoir fait sans nous en avoir prévenus; qu'il fallait que nous pussions la soutenir, et que nous ne le pouvions convenablement que sur une communication régulière. Il m'a donné sa parole de faire ce que je désirais. Mon motif particulier, pour tenir à une participation formelle, est que ce sera là la véritable date de la rupture de la coalition.
Je proposai, il y a quelques jours, la formation d'une commission pour s'occuper de l'affaire de la traite des nègres. Cette proposition allait être faite, et je voulus m'en emparer pour faire une chose agréable à lord Castlereagh, et le disposer par là à se rapprocher de nous dans les questions difficiles d'Italie, que nous commençons à aborder. J'ai obtenu quelque chose, car, de lui-même, il m'a demandé de lui indiquer de quelle manière je proposerais de régler l'affaire de Naples, me promettant d'envoyer un courrier pour demander les ordres dont il pourrait avoir besoin. Je lui ai écrit la lettre ci-jointe. Après l'avoir reçue, il m'a proposé de me montrer sa correspondance avec lord Bentinck. Je l'ai lue, et il est certain que les Anglais sont parfaitement libres dans cette question. Mais on a fait à Murat de certaines promesses que l'on pourrait être, comme homme, embarrassé de ne pas tenir, s'il avait lui-même tenu fidèlement toutes les siennes. «Je crois savoir, m'a dit lord Castlereagh[441], que Murat a entretenu des correspondances avec Bonaparte, dans les mois de décembre 1813, de janvier et de février 1814; mais je serais bien aise d'en avoir la preuve. Cela faciliterait singulièrement ma marche. Si vous aviez dans vos archives de telles preuves, vous me feriez plaisir de me les procurer.» J'écris aujourd'hui dans ma lettre au département de faire faire des recherches pour trouver celles qui pourraient exister aux affaires étrangères. Il serait possible qu'il y eût quelques traces d'intelligence entre Murat et Bonaparte à la secrétairerie d'État[442].
M. le comte de Jaucourt mettra sûrement, sous les yeux de Votre Majesté, les deux lettres que j'adresse aujourd'hui au département. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien se refuser aux propositions qui lui seraient[443] faites à Paris relativement au pays de Gex. On ne tient aucune des conditions auxquelles Votre Majesté avait subordonné l'échange proposé. Nous avons d'ailleurs beaucoup de raisons d'être mécontents des Genevois qui se trouvent ici. L'autorité de M. le chancelier est plus que suffisante pour motiver l'abandon de cette question qui a été conduite avec un peu de précipitation.
Je suis...
No 12 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.
Paris, ce 18 décembre 1814.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 15 qui m'a causé une vive satisfaction. Si l'Angleterre se déclare franchement en faveur de la Saxe, sa réunion avec l'Autriche et la plus grande partie de l'Allemagne doit triompher des lumières du siècle. J'aime la fermeté de l'empereur François, et la défection du roi de Wurtemberg me touche peu. J'attends l'explication que vous me dites au sujet de ce prince, mais, d'après ce que je connais de lui, je ne serais tenté de conseiller à personne de s'y allier de bien près.
Les lettres trouvées dans la portefeuille de lord Oxford n'ont produit aucune lumière sur les menées de Murat, mais les faits contenus dans la lettre de Livourne, et de la vérité desquels on ne peut douter, puisque le prince de Metternich avoue en avoir connaissance, parlent d'eux-mêmes, et il est temps[444] que toutes les puissances s'entendent pour arracher la dernière racine du mal. A ce sujet, M. de Jaucourt vous a sûrement instruit du reproche injuste, et j'ose dire ingrat, qui a été fait au comte Hector d'Agoult. Il serait bon que vous en parlassiez à M. de Labrador, afin que son témoignage servît à éclairer M. de Cevallos[445], s'il est dans l'erreur, ou du moins à le confondre, si, comme je le soupçonne très violemment, il se ment à lui-même.
Je regarde comme d'un bon augure le désir que l'empereur de Russie témoigne de vous revoir. Je n'ai rien à ajouter à ce que je vous ai dit sur les grandes affaires; mais il en est une que, d'une manière ou d'autre, je voudrais voir terminer, c'est celle du mariage. J'ai donné mon ultimatum. Je ne regarderai point à ce qui pourra se passer en pays étrangers, mais la duchesse de Berry, quelle qu'elle puisse être, ne franchira les frontières de la France que faisant profession ouverte de la religion catholique, apostolique, romaine. A ce prix, je suis non seulement prêt, mais empressé de conclure. Si, au contraire, ces conditions ne conviennent pas à l'empereur de Russie, qu'il veuille bien le dire: nous n'en resterons pas moins bons amis, et je traiterai un autre mariage.
Je ne m'aperçois pas moins que vous de votre absence, mais dans des affaires aussi importantes, il faut s'appliquer à ce que Lucain dit de César[446]. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
louis.
No 20 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.
Vienne, le 20 décembre 1814.
Monsieur le comte,
Les questions sur la Pologne et la Saxe ne sont point encore résolues. M. le prince de Talleyrand rend compte au roi de la communication que le prince de Metternich lui a faite de la note que ce dernier a adressée aux Prussiens et par laquelle il déclare: «Que le cabinet de Vienne réprouve l'incorporation de la Saxe à la Prusse.»
M. le prince de Talleyrand a répondu par une note qui expose avec force les principes qui doivent être suivis dans l'arrangement des affaires de l'Europe. On attend que les Prussiens fassent connaître leur décision. On assurait qu'ils avaient rédigé une note très forte dans laquelle ils posent en principe que l'incorporation de la Saxe à leur monarchie n'admettait plus de contradiction. On nous a dit que l'empereur de Russie lui-même n'avait pas voulu que cette note fût remise.
Lord Castlereagh ne peut cacher son embarras, mais ne s'explique encore sur rien. L'embarras de sa position tient à ce qu'il a, dans plusieurs circonstances, abandonné la Saxe, même par écrit; et de plus, lorsqu'il a défendu dans les mêmes notes la Pologne, il n'a point parlé de la Pologne grande et indépendante, mais seulement de la Pologne.
Les affaires d'Italie, celle de Naples exceptée, sur laquelle rien n'a été dit, avancent et se traitent dans un bon sens. Rien cependant n'est encore terminé.
Les conférences sur les affaires de la Suisse ont fait des progrès et on rédige le rapport qui doit être soumis au comité des huit puissances. Nous aurons l'honneur de le transmettre au département dès qu'il aura été présenté.
Agréez...
No 17.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.
Vienne, le 20 décembre 1814.
Sire,
J'ai reçu la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer, en date du 10 décembre et sous le numéro 11.
J'ai l'honneur de lui envoyer les copies de la note de M. de Metternich à M. de Hardenberg, au sujet de la Saxe, des tableaux qui y étaient joints[447] et de la lettre officielle que M. de Metternich m'a écrite en me communiquant ces pièces. Il avait accompagné le tout d'un billet de sa main, où il me répétait, mais moins explicitement, ce qu'il m'avait déjà dit de vive voix, que cette note serait la dernière pièce de la coalition, en ajoutant qu'il se félicitait de se trouver sur la même ligne que le cabinet de Votre Majesté pour la défense d'une aussi belle cause.
Je désirais ardemment cette communication pour la raison que j'ai eu l'honneur de dire à Votre Majesté dans ma précédente lettre. Je la désirais encore comme devant m'offrir une occasion toute naturelle de faire une profession de foi qui fît connaître les principes, les vues et les déterminations de Votre Majesté. Je cherchais depuis longtemps cette occasion: j'avais essayé de diverses manières de la faire naître, et dès qu'elle s'est offerte, je me suis hâté d'en profiter, en adressant à M. de Metternich la réponse dont j'ai l'honneur de joindre ici une copie.
J'ai montré ce que la question de Pologne eût été pour nous, si on l'eût voulu; pourquoi elle a perdu de son intérêt, et j'ai ajouté que la faute n'en était pas à nous.
En traitant la question de la Saxe, j'ai réfuté les arguments révolutionnaires des Prussiens et de M. Cook dans son Saxon-point et je crois avoir prouvé ce que jusqu'ici lord Castlereagh n'a pas pu ou voulu comprendre, que, sous le rapport de l'équilibre, la question de la Saxe était plus importante que celle de la Pologne, dans les termes où celle-ci s'est trouvée réduite. Il est évident que l'Allemagne, après avoir perdu son équilibre propre, ne pourrait plus servir à l'équilibre général, et que son équilibre serait détruit si la Saxe était sacrifiée.
En cherchant à convaincre, je me suis attaché à ne pas blesser. J'ai rejeté les opinions que j'ai combattues sur une sorte de fatalité, et j'ai loué les monarques qui les soutiennent pour les porter à les abandonner.
Quant à Votre Majesté, je ne lui ai pas donné d'éloges. J'ai exposé les ordres qu'elle nous a donnés; qu'aurais-je pu dire de plus? les faits parlent.
On assure que, de leur côté, les Prussiens avaient préparé une note, en réponse à celle de M. de Metternich, et qu'elle était violente; mais que l'empereur de Russie, à qui elle a été montrée, n'a pas voulu qu'elle fût envoyée.
Lord Castlereagh est comme un voyageur qui a perdu sa route et ne peut la retrouver. Honteux d'avoir rapetissé la question polonaise et d'avoir épuisé vainement tous ses efforts sur cette question, d'avoir été dupe de la Prusse, quoique nous l'eussions averti, et de lui avoir abandonné la Saxe, il ne sait plus quel parti prendre. Inquiet d'ailleurs de l'état de l'opinion en Angleterre, il se propose, dit-on, d'y retourner pour la rentrée du parlement et de laisser ici lord Clancarty, pour continuer les négociations.
Les affaires d'Italie marchent dans un assez bon sens. Je suis fondé à espérer que la reine d'Étrurie aura, pour Parme, l'avantage sur l'archiduchesse Marie-Louise, et je tâche de disposer les choses de manière à ce que ces arrangements se fassent sans toucher aux légations.
La commission des préséances, pour laquelle j'ai nommé M. de la Tour du Pin, à qui j'ai donné des instructions conformes à celles qu'avait arrêtées Votre Majesté à ce sujet, sera probablement en état de faire son rapport, d'ici à dix ou douze jours.
Votre Majesté trouvera peut-être un peu longue la lettre que j'ai adressée à M. de Metternich, mais je n'ai pas pu la faire plus courte. Elle est calculée comme pouvant être un jour publiée et lue en Angleterre comme en France. Tous les mots que j'emploie ont un but particulier, que Votre Majesté retrouvera dans ma volumineuse correspondance.
Je suis...
No 13 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.
Paris, ce 23 décembre 1814.
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 16. J'y ai vu avec grande satisfaction la conduite noble et ferme du duc de Saxe-Cobourg et du comte de Munster. Vous savez le cas que je fais de ce dernier, et le duc, outre les liens de parenté entre nous, est frère d'une princesse que j'aime beaucoup, la duchesse Alexandre de Wurtemberg[448]. Mais cette satisfaction ne m'empêche pas de regretter que la note ne soit pas signée: Verba volant, scripta autem manent. Je suis content de votre entretien avec le prince Adam Czartoryski; vous aurez vu dans mon dernier numéro que je désire une réponse définitive sur l'affaire du mariage; mais que je suis loin de vouloir lui imprimer le caractère d'un marché.
L'affaire de la traite me paraît en bonne position. Quant à celle de Naples qui me touche de bien plus près, il courait dans Vienne, au départ du duc de Richelieu, un bruit infiniment fâcheux, bruit confirmé par des lettres particulières, mais auquel votre silence à cet égard m'empêche d'ajouter foi: celui que l'Autriche s'était hautement déclarée en faveur de Murat, et cherchait à entraîner l'Angleterre dans le même parti. Le succès de votre lettre à lord Castlereagh, celui des démarches que j'ai ordonnées en conséquence, ne tarderont pas à m'éclairer sur ce que je dois espérer ou craindre. Rien n'est mieux que ce que vous proposez dans cette lettre, mais je ne suis pas sans inquiétude sur certaines promesses faites à Murat. Dussions-nous, ce dont je ne suis pas sûr, car Bonaparte a, dans ses derniers moments, fait anéantir bien des choses, dussions-nous trouver les preuves les plus évidentes, il n'est que trop connu qu'une politique astucieuse sait tirer de tout les inductions qu'elle juge à propos. Quoi qu'il en soit, poursuivons notre marche; jamais on ne m'y verra faire un seul pas en arrière.
C'était pour l'avantage du canton de Berne que j'avais consenti à l'échange d'une partie[449] du pays de Gex; mais, puisqu'on ne veut pas des conditions que j'y avais mises, je refuserai toute espèce de consentement, et je ne l'accorderai pas davantage à un arrangement qui enlèverait quelque chose de plus au roi, mon beau-frère[450]. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
louis.
No 21 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.
Vienne, le 27 décembre 1814.
Monsieur le comte,
Nous croyons pouvoir confirmer que l'Autriche est ramenée au système que les ministres du roi au congrès ont eu l'ordre de soutenir avec fermeté. L'ambassade du roi, en suivant la ligne des principes tracée par ses instructions, a contribué essentiellement à relever le cabinet de Vienne, et à lui imprimer une énergie qu'il n'avait pas.
Les Prussiens, dans une note assez forte, ont plaidé la cause de l'incorporation de la Saxe; le prince de Metternich y a répondu, et, pour la première fois, il a osé quitter le caractère de coalisé et nous communiquer sa note.
M. le prince de Talleyrand a cru devoir profiter de cette circonstance pour exposer les véritables principes de la politique du cabinet de France; et pour faire connaître ceux qui le guident et le guideront toujours. Communication de cette dernière note a été donnée à lord Castlereagh et au prince de Wrède.
M. le prince de Talleyrand joint dans sa lettre au roi des copies de ces différentes pièces.
Vous observerez, monsieur le comte, que la lettre à lord Castlereagh renferme une logique simple et précise, qui doit faire sentir à ce ministre que la vérité et la justice ne sont qu'une et ne peuvent triompher par les moyens et les raisonnements dont il s'est servi jusqu'ici.
Il nous est revenu que l'empereur François a été attaqué de nouveau par l'empereur Alexandre, qui lui a demandé s'il avait lu la note du cabinet prussien, et que l'empereur François avait répondu: qu'il l'avait lue attentivement; qu'avant cette lecture, il avait déjà pris son parti, mais qu'il était plus déterminé que jamais à ne pas consentir à l'incorporation de la Saxe à la Prusse.
Depuis, l'empereur Alexandre et le roi de Prusse ont nommé des plénipotentiaires pour traiter la question des limites en Pologne et l'affaire de la Saxe. Nous remarquons que l'empereur de Russie a désigné M. le comte de Rasumowski, comme pouvant être agréable à la cour de Vienne. M. de Metternich traitera pour l'Autriche et M. de Hardenberg pour la Prusse. M. de Wessenberg y tiendra le protocole.
Cette affaire va donc être, enfin, discutée officiellement; elle pourra souffrir quelque contradiction, mais probablement, elle se terminera au très grand avantage de la Russie.
Pour concilier et rapprocher les différents états statistiques que les Prussiens et les autres cabinets présentaient pour l'exécution des engagements pris dans les différents traités, lord Castlereagh avait proposé de former une commission chargée de ce travail. Les Prussiens y consentirent, à condition que les commissaires français en seraient écartés. Lord Stewart fut chargé d'annoncer cette insolente disposition à M. le prince de Talleyrand. Celui-ci, ressentant vivement l'indécence de ce procédé, déclara qu'un commissaire français serait admis ou que l'ambassade de France quitterait Vienne le lendemain. Il ajouta qu'il voulait une réponse dans la soirée même. La réponse fut donnée affirmativement et dans les formes les plus déférentes.
M. le prince de Metternich, en sa qualité de président, a proposé pour cette commission les instructions jointes sous le numéro 1. M. de Talleyrand y a répondu par le numéro 2 et a remis au commissaire français des instructions analogues à sa note.
La commission se compose de:
1o Lord Clancarty;
2o M. le comte de Munster;
3o M. le baron de Wessenberg;
4o M. de Jordan, conseiller d'État prussien;
5o M. de Hoffmann[451];
6o M. le duc de Dalberg;
7o M. le baron de Martin, comme secrétaire.
Les commissaires prussiens se légitimèrent en même temps comme commissaires russes; mais, à la seconde séance, on fit connaître que M. le baron d'Anstett leur serait adjoint pour la Russie.
Nous transmettons au ministère les protocoles des séances.
Cette situation générale des affaires entretient l'espoir que la Russie va terminer ce qui concerne la question des limites en Pologne, et qu'après avoir obtenu ce qu'elle désire, elle ralentira ses efforts en faveur de la Prusse.
Le roi de Wurtemberg s'est fatigué de tous ces retards, et a quitté hier cette capitale pour retourner dans la sienne.
On a répandu qu'il avait signé une convention particulière, par laquelle il consentait à l'incorporation de la Saxe à la Prusse. M. le comte de Winzingerode, son ministre, a assuré M. le duc de Dalberg que le fait n'était point vrai, et que les discours du prince royal de Wurtemberg, qui est à la veille d'épouser la grande-duchesse d'Oldenbourg, pouvaient seuls avoir donné lieu à ce bruit.
Les Allemands, au reste, voient à regret ce mariage, parce qu'ils commencent à trouver à la Russie des intentions qui les alarment.
Le prince royal de Wurtemberg s'est, en effet, lié avec M. le baron de Stein, dont il est devenu le héros. Ils composent ensemble des constitutions dans lesquelles chacun prend son rôle; et il est probable que cette intrigue, ouvrant les yeux aux autres États de l'Allemagne, les déterminera à préférer une espèce de ligue militaire à une constitution dont tous pourraient être dupes.
Dans les affaires d'Italie et dans la question de la navigation, rien n'a pu être encore avancé; mais la commission sur le rang et les préséances s'est assemblée deux fois. Après avoir assez longuement débattu l'objet de son travail, elle est parvenue à se mettre d'accord sur le plus grand nombre d'articles. Celui relatif au salut de mer a fait naître des objections de la part du commissaire anglais; mais, comme il n'a parlé que de l'Amérique, on pourra, en offrant de laisser à part ce qui la regarde, juger si l'Angleterre n'avait effectivement qu'elle en vue dans cette question. Les principes posés dans les instructions données par Sa Majesté ont servi de base à ce travail, et on peut le regarder comme en étant l'application.
Il nous reste à appeler l'attention du ministère sur des articles de gazettes prussiennes qui méritent d'être relevés.
Le Correspondant de Nuremberg (no 355), en publie deux tirés de la Gazette d'Aix-la-Chapelle, qui sont des plus déplacés.
Il serait bon d'éclairer le public allemand sur la conduite que la Prusse a tenue depuis soixante ans, et ne citer que des faits pour expliquer les motifs qui doivent éloigner la France du système de cette puissance.
Il faut faire remarquer que tout prétexte lui est bon, que nul scrupule ne l'arrête, que la convenance est son droit; que depuis soixante-cinq ans, elle a porté sa population de moins de quatre millions de sujets à dix millions, et qu'elle est parvenue à se former, si l'on peut ainsi parler, un cadre de monarchie immense, en acquérant çà et là des territoires qu'elle tend à réunir en incorporant ceux qui les séparent; que la chute terrible que lui a value son ambition ne l'en a pas corrigée, que si, dans ce moment, l'Allemagne est encore agitée, c'est à elle et à ses insinuations qu'on le doit; qu'elle a été la première à suivre le système des incorporations en Franconie, la première à se détacher à Bâle du système de résistance contre la Révolution, la seule à pousser à la perte de la rive gauche du Rhin...
Il faut relever fortement les menaces faites à l'égard des résultats d'une guerre nouvelle pour la tranquillité de la France. (Vous observerez, monsieur le comte, que ces articles ne doivent paraître que dans les petits journaux.)
Agréez...
No 18.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.
Vienne, le 28 décembre 1814.
Sire,
Pendant que j'écrivais à M. de Metternich la lettre dont j'ai eu l'honneur d'envoyer une copie à Votre Majesté, les Prussiens répondaient à sa note du 10 décembre, rappelaient celle qu'il leur avait adressée le 22 octobre, et le mettaient en opposition avec lui-même; ils cherchaient à justifier leurs prétentions sur la Saxe par des autorités et des exemples, et contestaient surtout l'exactitude des calculs sur lesquels M. de Metternich s'était appuyé.
Lord Castlereagh vint chez moi avec cette réponse des Prussiens, qu'il avait eu la permission de me communiquer. (Elle me sera donnée, et j'aurai l'honneur de l'envoyer à Votre Majesté par le prochain courrier.) Il me l'a lue. Je traitai leurs raisonnements de sophismes. Je montrai que leurs autorités étaient sans poids et leurs exemples sans force, les cas ni les temps n'étant les mêmes. A mon tour, je fis lire à lord Castlereagh ma lettre[452] à M. de Metternich. Il la lut très posément; il la lut en entier et me la rendit sans proférer un mot, soit pour approuver, soit pour contredire.
L'objet de sa visite était de me parler d'une commission qu'il voulait proposer d'établir pour vérifier les calculs respectivement produits par la Prusse et par l'Autriche. Je lui dis que je n'avais contre cela aucune objection à faire, mais que, si nous procédions pour cet objet comme on avait fait jusqu'à présent pour tant d'autres, allant au hasard, sans principes et sans règles, nous n'arriverions à aucun résultat; qu'il fallait donc commencer par poser des principes; qu'avant de vérifier des calculs, il fallait reconnaître les droits du roi de Saxe, que nous pouvions faire à ce sujet, lui, M. de Metternich et moi, une petite convention. «Une convention, reprit-il, c'est donc une alliance que vous proposez?—Cette convention, lui dis-je, peut très bien se faire sans alliance, mais ce sera une alliance si vous le voulez. Pour moi je n'y ai aucune répugnance.—Mais une alliance suppose la guerre ou peut y mener, et nous devons tout faire pour éviter la guerre.—Je pense comme vous, il faut tout faire, excepté de sacrifier l'honneur, la justice et l'avenir de l'Europe.—La guerre, répliqua-t-il, serait vue chez nous de mauvais œil.—La guerre serait populaire chez vous, si vous lui donniez un grand but, un but véritablement européen.—Quel serait ce but?—Le rétablissement de la Pologne.» Il ne repoussa point cette idée et se contenta de répondre: «Pas encore.» Du reste, je n'avais fait prendre ce tour à la conversation que pour le sonder, et savoir à quoi, dans une supposition donnée, il serait disposé. «Que ce soit, lui dis-je, par une convention ou par des notes, ou par un protocole signé de vous, de M. de Metternich et de moi, que nous reconnaissions les droits du roi de Saxe, la forme m'est indifférente, c'est la chose seule qui importe.—L'Autriche, répondit-il, a reconnu officiellement les droits du roi de Saxe; vous les avez aussi reconnus officiellement; moi, je les reconnais hautement; la différence entre nous est-elle donc si grande qu'elle exige un acte tel que vous le demandez?» Nous nous séparâmes après être convenus qu'il proposerait de former une commission pour laquelle chacun de nous nommerait un plénipotentiaire.
Le lendemain matin, il m'envoya lord Stewart pour me dire que tout le monde consentait à l'établissement de la commission et que l'on n'y faisait d'autre objection, sinon que l'on s'opposait à ce qu'il y eût un plénipotentiaire français. «Qui s'y oppose? demandai-je vivement à lord Stewart.» Il me dit: «Ce n'est pas mon frère.—Et qui donc? repris-je.» Il me répondit en hésitant: «Mais... ce sont...» et finit par bégayer le mot d'alliés. A ce mot, toute patience m'échappa, et sans sortir dans mes expressions de la mesure que je devais garder, je mis dans mon accent plus que de la chaleur, plus que de la véhémence. Je traçai la conduite que, dans des circonstances telles que celles-ci, l'Europe avait dû s'attendre à voir tenir par les ambassadeurs d'une nation telle que la nation anglaise, et parlant ensuite de ce que lord Castlereagh n'avait cessé de faire depuis que nous étions[453] à Vienne, je dis que sa conduite ne resterait point ignorée, qu'elle serait jugée en Angleterre, comment elle le serait, et j'en laissai entrevoir les conséquences pour lui. Je ne traitai pas moins sévèrement lord Stewart lui-même pour son dévouement aux Prussiens, et je finis par déclarer que s'ils voulaient toujours être les hommes de Chaumont et faire toujours de la coalition, la France devait au soin de sa propre dignité de se retirer du congrès, et que, si la commission projetée se formait sans qu'un plénipotentiaire français y fût appelé, l'ambassade de Votre Majesté ne resterait pas un seul jour à Vienne. Lord Stewart, interdit, et avec l'air alarmé courut chez son frère; je l'y suivis quelques moments après. Mais lord Castlereagh n'y était pas.
Le soir, je reçus de lui un billet tout de sa main, par lequel il m'annonçait qu'ayant appris de son frère ce que je désirais, il s'était empressé d'en faire part à nos collègues et que tous accédaient avec grand plaisir à ce qu'ils apprenaient m'être agréable.
Le même soir, M. de Metternich que j'avais vu dans le jour, fit aux puissances qui devaient concourir à la formation de la commission, une proposition que je lui avais suggérée, savoir: de convenir que les évaluations faites par la commission auraient l'autorité et la force d'une chose jugée. Il y en joignit deux autres auxquelles je m'empressai de souscrire: l'une que l'évaluation comprît tous les territoires conquis sur la France et ses alliés, l'autre qu'elle portât uniquement sur la population. Mais je demandai qu'on ajoutât que la population serait estimée, non d'après sa quotité seulement, mais aussi d'après son espèce. Car un paysan polonais sans capitaux, sans terre, sans industrie, ne doit pas être mis sur la même ligne qu'un habitant de la rive gauche du Rhin ou des contrées les plus fertiles ou les plus riches de l'Allemagne.
La commission, pour laquelle j'ai choisi[454] M. de Dalberg, s'assembla dès le lendemain. Elle travaille sans relâche, et lord Clancarty y déploie le même zèle, la même droiture et la même fermeté qu'il a montrés dans la commission pour les affaires d'Italie, dont il est aussi membre.
Je dois à la justice de dire que lord Castlereagh a mis dans cette affaire moins de mauvaise volonté que de faiblesse; mais une faiblesse d'autant plus inexcusable que l'opposition dont il s'était fait l'organe ne venait que des Prussiens.
Ma note à M. de Metternich a plu au cabinet autrichien par deux endroits: par la déclaration que la France ne prétend et ne demande rien pour elle-même et par celle qui la termine. Après avoir lu cette note, l'empereur d'Autriche a dit à M. de Sickingen: «Tout ce qui est écrit là-dedans, je le pense.»
L'empereur de Russie lui ayant demandé s'il avait lu la réponse des Prussiens à la note de M. de Metternich du 10 décembre, il lui a répondu: «Avant de la lire, j'avais pris mon parti, et j'y tiens plus fortement après l'avoir lue.» Il a, dit-on, ajouté: «Arrangeons[455], s'il est possible, les affaires, mais je prie Votre Majesté de ne plus me parler de tous ces factums-là.»
Il disait au roi de Bavière: «Je suis né Autrichien, mais j'ai la tête bohême (ce qui revient à ce qu'on appelle en France une tête bretonne). Mon parti est pris sur l'affaire de Saxe; je ne reculerai pas».
Le prince Czartoryski, auquel j'ai communiqué ma note à M. de Metternich, en a fait faire une copie qu'il a mise sous les yeux de l'empereur Alexandre. L'empereur a été content de la partie qui a rapport à lui et à ses intérêts. Il avoue que la France est la seule puissance dont le langage n'ait pas varié et qui ne l'ait point trompé. Cependant, il a cru entrevoir qu'on lui reprochait indirectement de ne point rester fidèle à ses principes, et il a envoyé le prince Czartoryski me dire que son principe était le bonheur des peuples; à quoi j'ai répondu que c'était aussi celui de tous les chefs de la Révolution française et à toutes les époques. Il est venu aussi à l'empereur un scrupule né de la crainte que le roi de Saxe, conservé comme nous voulons qu'il le soit, ne soit très malheureux. Il le plaint, non dans sa situation actuelle, où il est dépouillé et captif; mais dans l'avenir, lorsqu'il sera remonté sur son trône et rentré dans le palais de ses pères. Mais ce scrupule n'annonce plus une résolution [456] aussi ferme de lui épargner un tel malheur.
De leur côté, les Prussiens, en consentant à la formation de la commission statistique et en y envoyant leurs plénipotentiaires, ont évidemment subordonné leurs prétentions et leurs espérances sur la Saxe au résultat des travaux de la commission, et ce résultat sera très probablement favorable à la Saxe.
Ainsi l'affaire de la Saxe est dans une meilleure situation qu'elle n'ait encore été.
Celle de Pologne n'est point encore terminée, mais on parle de la terminer. Les comtes de Rasumowski et Capo d'Istria traiteront pour la Russie. M. de Metternich sera le plénipotentiaire de l'Autriche. Il est décidé à donner à ces conférences le caractère le plus officiel. M. de Wessenberg doit tenir le protocole. C'est M. de Hardenberg qui sera le plénipotentiaire prussien; il sera seul. Comme il ne s'agira dans cette négociation que de limites, on doit voir clair dans cette affaire, d'ici à peu de jours.
Quoique j'eusse fait lire à lord Castlereagh ma lettre à M. de Metternich, j'ai voulu lui en envoyer une copie pour qu'elle pût se trouver parmi les pièces dont la communication pourra lui être un jour demandée par le parlement, et je l'ai accompagnée, non d'une lettre d'envoi pure et simple, mais de celle dont j'ai l'honneur de joindre ici une copie. Le grand problème dont le congrès doit donner la solution, y est présenté sous une nouvelle forme, et réduit à ses termes les plus simples. Les prémisses sont tellement incontestables et les conséquences en découlent si nécessairement, qu'il ne semble pas qu'il y ait rien à répondre. Je n'ai donc pas été surpris lorsque M. de Metternich m'a dit que lord Castlereagh, qui lui a[457] montré ma lettre, lui en avait paru assez embarrassé.
Il existe en Italie, comme en Allemagne, une secte d'unitaires, c'est-à-dire de gens qui aspirent à faire de l'Italie un seul et même État. L'Autriche, avertie, a fait faire dans une même nuit un grand nombre d'arrestations, dans lesquelles trois généraux de division se trouvent compromis[458], et les papiers de la secte ont été saisis chez un professeur nommé Rosari[459]. On ne sait par qui l'Autriche a été informée. Quelques-uns croient que c'est par Murat, et qu'il a livré des hommes avec lesquels il était d'intelligence, pour s'en faire un mérite auprès de cette cour-ci.
Votre Majesté a vu par les pièces que je lui ai envoyées que je ne perds pas de vue l'affaire de Naples. Je n'oublie pas non plus la delenda Carthago, mais ce n'est pas par là qu'il est possible de commencer.
Je pense aussi au mariage. Les circonstances ont tellement changé que si, il y a un an, Votre Majesté pouvait désirer cette alliance, c'est aujourd'hui à l'empereur de Russie de la désirer. Mais cela demande des développements que je prie Votre Majesté de me permettre de réserver pour une lettre particulière que j'aurai l'honneur de lui écrire.
Quand cette lettre parviendra à Votre Majesté, nous serons dans une nouvelle année. Je n'aurai point eu le bonheur de me trouver près de vous, Sire, le jour où elle aura commencé, et de présenter à Votre Majesté, mes respectueuses félicitations et mes vœux. Je la supplie de me permettre de les lui offrir, et de vouloir bien en agréer l'hommage.
Je suis...
No 14 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.
Paris, ce 27 décembre 1814.
Mon cousin,
Je viens de recevoir la nouvelle qu'un traité de paix et d'amitié a été signé le 24 entre l'Angleterre et les États-Unis. Vous en serez sûrement instruit avant que cette dépêche vous parvienne, et je ne doute pas des démarches que vous aurez[460] faites en conséquence. Néanmoins, je me hâte de vous charger, en félicitant de ma part lord Castlereagh sur cet heureux événement, de lui faire observer tout le parti que la Grande-Bretagne peut en tirer. Libre désormais de disposer de tous ses moyens, quel plus noble emploi en peut-elle faire, que d'assurer le repos de l'Europe sur les bases de l'équité, les seules qui soient vraiment solides? Et peut-elle y mieux parvenir qu'en s'unissant étroitement avec moi? Le prince régent et moi, nous sommes les seuls désintéressés[461] dans cette affaire. La Saxe ne fut jamais l'alliée de la France; jamais Naples ne fut même à portée de l'assister dans aucune guerre, et il en est de même relativement à l'Angleterre. Je suis, il est vrai, le plus proche parent des deux rois; mais je suis avant tout roi de France et père de mon peuple. C'est pour l'honneur de ma couronne, c'est pour le bonheur de mes sujets, que je ne puis consentir à laisser établir en Allemagne un germe de guerre pour toute l'Europe; que je ne puis souffrir en Italie un usurpateur, dont l'existence honteuse pour tous les souverains menace la tranquillité intérieure de tous les États. Les mêmes sentiments animent le prince régent, et c'est avec la plus vive satisfaction que je le vois plus en mesure de s'y livrer.
Je viens de vous parler en roi, je ne puis maintenant me refuser de vous parler en homme. Il est un cas que je ne devrais pas prévoir, où je ne songerais qu'aux liens du sang. Si les deux rois, mes cousins, étaient, comme je le fus longtemps, privés de leur sceptre, errants sur la face de la terre, alors je m'empresserais de les recueillir, de subvenir à leurs besoins, d'opposer mes soins à leur infortune, en un mot, d'imiter à leur égard ce que plusieurs souverains, et surtout le prince régent, ont fait au mien, et comme eux, je satisferais à la fois mon cœur et ma dignité. Mais ce cas n'arrivera jamais, j'en ai pour garants certains la générosité de quelques-uns: le véritable intérêt[462] de tous. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
louis.
No 15 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.
Paris, ce 28 décembre 1814[463].
Mon cousin,
J'ai reçu votre numéro 17. La note de M. de Metternich m'a fait plaisir, parce qu'enfin voilà l'Autriche positivement engagée, mais votre réponse m'en a fait encore davantage. Je ne sais si l'on pourrait l'abréger, mais je sais bien que je ne le désirerais pas, d'abord parce qu'elle dit tout et rien que tout ce qu'il fallait dire; ensuite parce que je trouve plus de cette aménité si utile, et souvent si nécessaire en affaires, à développer un peu ses idées qu'à les exprimer[464] trop laconiquement.
Ce que vous me dites de l'embarras où se trouve lord Castlereagh, me prouve que j'ai eu raison de vous envoyer ma dernière dépêche. Il est possible qu'il n'aperçoive pas la belle porte que la paix avec l'Amérique lui présente pour revenir sans honte sur ses pas.
Je suis bien aise que les affaires de la reine d'Étrurie prennent une meilleure tournure, mais je ne considère ce point que comme un acheminement vers un autre bien plus capital et auquel j'attache mille fois plus de prix.
M. de Jaucourt vous instruit sans doute de ce que M. de Butiakin[465] lui a dit; vous êtes plus à portée que moi de savoir la vérité de ce qu'il rapporte au sujet de Vienne, mais, s'il est vrai comme cela est vraisemblable, que la nation russe, qui, malgré l'autocratie[466], compte bien pour quelque chose, met de l'amour-propre au sujet du mariage, qu'elle se souvienne que, qui veut la fin veut les moyens. Quant à moi, j'ai donné mon ultimatum et je n'y changerai rien.
Sur quoi, je prie Dieu, qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.
louis.
No 22 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.
Vienne, le 3 janvier 1815.
Monsieur le comte,
La situation des affaires s'est améliorée, et l'Autriche et l'Angleterre se sont rapprochées du système que l'ambassade du roi a défendu et soutenu jusqu'ici.
Le cabinet russe a présenté, à la seconde conférence réunie pour régler le partage du grand-duché de Varsovie, des articles qui renfermaient toutes ses prétentions pour lui et pour la Prusse.
Il part du principe que le grand-duché de Varsovie est à la Russie, et qu'elle en détache et cède quelques parcelles à la Prusse et à l'Autriche. L'incorporation de la Saxe à la Prusse est formellement établie, et un équivalent de sept cent mille âmes, stipulé en faveur du roi de Saxe, sur la rive gauche du Rhin. Nous pouvons espérer qu'au moyen d'un commun accord ces propositions seront repoussées. Les négociateurs prussiens ont demandé un contre-projet auquel on va travailler.
Les affaires d'Italie vont être reprises. Après trois semaines d'attente, la commission a reçu le mémoire de l'Autriche sur les questions de la Toscane, de Parme...
Le rapport sur les affaires de Suisse va être discuté demain dans la commission réunie à cet effet. On écartera la proposition de l'échange du pays de Gex.
L'empereur de Russie est embarrassé de la position qu'il a prise. Lui-même avait dit à M. le prince de Talleyrand qu'il désirait que la France participât aux discussions qui auraient lieu dans la commission réunie pour les affaires de Pologne et de Saxe. Le lendemain, son ministre, le comte de Rasumowski déclina que M. le prince de Talleyrand dût assister aux conférences. Telle est la marche incohérente de ce souverain.
On doit cependant encore se flatter qu'il reviendra sur une partie de ses prétentions. On s'attend que le roi de Saxe devra se soumettre à la perte de la moitié de ses États; mais que le principe de sa conservation sera sauvé; et que ce qui pourra encore être obtenu sur la partie du grand-duché de Varsovie que la Russie veut incorporer sera en diminution nécessaire aux arrangements arrêtés en faveur de la Prusse, par les différents traités faits entre les puissances alliées.
Agréez...
No 19.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.
Vienne, le 4 janvier 1815.
Sire,
J'ai reçu la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer le 23 du mois dernier.
Le 21 du présent mois, anniversaire d'un jour d'horreur et de deuil éternel, il sera célébré dans l'une des principales églises de Vienne un service solennel et expiatoire. J'en fais faire les préparatifs. En les ordonnant, je n'ai pas suivi seulement l'impulsion de mon cœur, j'ai encore pensé qu'il fallait[467] que les ambassadeurs de Votre Majesté, se rendant les interprètes de la douleur de la France, la fissent éclater en terre étrangère, et sous les yeux de l'Europe rassemblée. Tout, dans cette triste cérémonie, doit répondre à la grandeur de son objet, à celle de la couronne de France et à la qualité de ceux qu'elle doit avoir pour témoins. Tous les membres du congrès y seront invités, et je me suis assuré qu'ils y viendraient. L'empereur d'Autriche m'a fait dire qu'il y assisterait. Son exemple sera sans doute imité par les autres souverains. Tout ce que Vienne offre de plus distingué dans les deux sexes se fera un devoir de s'y rendre. J'ignore encore ce que cela coûtera; mais c'est une dépense nécessaire.
La nouvelle de la signature de la paix entre l'Angleterre et les États-Unis d'Amérique me fut annoncée le premier jour de l'an par un billet de lord Castlereagh. Je m'empressai de lui en adresser mes félicitations; et je m'en félicitai moi-même, sentant bien quelle influence cet événement pouvait avoir et sur les dispositions de ce ministre et sur les déterminations de ceux dont nous avions eu, jusque-là, les prétentions à combattre. Lord Castlereagh m'a fait voir le traité. Il ne blesse l'honneur d'aucune des deux parties, et les satisfera conséquemment toutes deux.
Cette heureuse nouvelle n'était que le précurseur d'un événement bien plus heureux encore.
L'esprit de la coalition et la coalition même avaient survécu à la paix de Paris. Ma correspondance, jusqu'à ce jour, en a offert à Votre Majesté des preuves multipliées. Si les projets que je trouvai formés en arrivant ici eussent été exécutés, la France aurait pu se trouver pendant un demi-siècle isolée en Europe, sans y avoir un seul bon rapport. Tous mes efforts tendaient à prévenir un tel malheur; mais mes meilleures espérances n'allaient point jusqu'à me flatter d'y réussir complètement.
Maintenant, Sire, la coalition est dissoute, et elle l'est pour toujours. Non seulement la France n'est plus isolée en Europe; mais Votre Majesté a déjà un système fédératif tel que cinquante ans de négociations ne semblaient[468] pas pouvoir parvenir à le lui donner. Elle marche de concert avec deux des plus grandes puissances, trois États du second ordre, et bientôt tous les États qui suivent d'autres principes et d'autres maximes que les principes et les maximes révolutionnaires. Elle sera véritablement le chef et l'âme de cette union, formée pour la défense des principes qu'elle a été la première à proclamer.
Un changement si grand et si heureux ne saurait être attribué qu'à cette protection de la Providence, si visiblement marquée dans le retour[469] de Votre Majesté.
Après Dieu, les causes efficientes de ce changement ont été:
Mes lettres à M. de Metternich et à lord Castlereagh, et l'impression qu'elles ont produite;
Les insinuations que, dans la conversation dont ma dernière lettre a rendu compte à Votre Majesté, j'ai faites à lord Castlereagh, relativement à un accord avec la France;
Les soins que j'ai pris de calmer ses défiances, en montrant, au nom de la France, le désintéressement le plus parfait;
La paix avec l'Amérique, qui, le tirant d'embarras de ce côté, l'a rendu plus libre d'agir et lui a donné plus de courage;
Enfin, les prétentions de la Russie et de la Prusse, consignées dans le projet russe dont j'ai l'honneur de joindre ici une copie et surtout, le ton avec lequel ces prétentions ont été mises en avant et soutenues, dans une conférence entre leurs plénipotentiaires et ceux de l'Autriche. Le ton arrogant pris dans cette pièce indécente et amphigourique avait tellement blessé lord Castlereagh, que, sortant de son calme habituel, il avait déclaré que les Russes prétendaient donc imposer la loi, et que l'Angleterre n'était pas faite pour la recevoir de personne.
Tout cela l'avait disposé, et je profitai de cette disposition pour insister sur l'accord dont je lui parlais depuis longtemps. Il s'anima assez pour me proposer d'écrire ses idées à cet égard. Le lendemain de cette conversation, il vint chez moi, et je fus agréablement surpris lorsque je vis qu'il avait donné à ses idées la forme d'articles.
Je l'avais, jusqu'à présent, fort peu accoutumé aux éloges, ce qui le rendit plus sensible à tout ce que je lui dis de flatteur sur son projet. Il demanda que nous le lussions avec attention, M. de Metternich et moi. Dans la soirée[470], et après avoir fait quelques changements de rédaction, nous l'avons adopté sous la forme de convention. Dans quelques articles, la rédaction aurait pu être plus soignée; mais avec des gens d'un caractère faible, il fallait se presser de finir, et nous l'avons signée cette nuit. Je m'empresse de l'adresser à Votre Majesté.
Elle m'avait autorisé en général, par ses lettres et spécialement par ses instructions particulières du 25 octobre, à promettre à l'Autriche et à la Bavière sa coopération la plus active, et conséquemment à stipuler en faveur de ces deux puissances les secours dont les forces qui leur seraient opposées en cas de guerre rendraient la nécessité probable. Elle m'y avait autorisé, même dans la supposition que l'Angleterre restât neutre. Or l'Angleterre, aujourd'hui, devient partie active, et, avec elle, les Provinces Unies et le Hanovre, ce qui rend la position de la France superbe.
Le général Dupont m'ayant écrit le 9 novembre que Votre Majesté aurait au 1er janvier, cent quatre-vingt mille hommes disponibles, et cent mille de plus au mois de mars, sans faire aucune nouvelle levée, j'ai pensé qu'un secours de cent cinquante mille hommes pouvait être stipulé sans inconvénient. L'Angleterre s'engageant à fournir le même nombre de troupes, la France ne pouvait pas rester, à cet égard, au-dessous d'elle.
L'accord n'étant fait que pour un cas de défense, les secours ne devront être fournis que si l'on est attaqué; et il est grandement à croire que la Russie et la Prusse ne voudront pas courir cette chance.
Toutefois, ce cas pouvant arriver et rendre nécessaire une convention militaire, je prie Votre Majesté de vouloir bien ordonner que M. le général Ricard[471] me soit envoyé pour m'assister. Il a la confiance de M. le maréchal duc de Dalmatie; ayant été longtemps en Pologne et particulièrement à Varsovie, il a des connaissances locales qui peuvent être fort utiles pour des arrangements de cette nature et l'opinion qui m'a été donnée de son mérite et de son habileté me le font préférer à tout autre. Mais il est nécessaire qu'il vienne incognito, et que le ministre de la guerre, après lui avoir donné les documents nécessaires, lui recommande le plus profond secret. D'après ce qu'on m'en a dit, c'est un homme bien élevé, à qui Votre Majesté pourrait même, si elle le jugeait convenable, donner directement des ordres.
Je supplie Votre Majesté de vouloir bien ordonner que les ratifications de la convention soient expédiées et me soient envoyées le plus promptement qu'il sera possible[472]. Votre Majesté croira sûrement devoir recommander à M. de Jaucourt de n'employer pour ce travail que des hommes de la discrétion la plus éprouvée.
L'Autriche ne voulant point aujourd'hui envoyer[473] de courriers à Paris, pour ne point éveiller de soupçons, et voulant que son ministre ait connaissance de la convention, désire que M. de Jaucourt la fasse lire à M. de Vincent, en lui disant[474] qu'elle doit être très secrète.
J'espère que Votre Majesté voudra bien ensuite grossir de ces deux pièces le recueil de toutes celles que j'ai eu l'honneur de lui envoyer jusqu'à ce jour.
Le but de l'accord que nous venons de faire est de compléter les dispositions du traité de Paris, de la manière la plus conforme à son véritable esprit, et au plus grand intérêt de l'Europe.
Mais, si la guerre venait à éclater, on pourrait lui donner un but qui en rendrait le succès presque infaillible, et procurerait à l'Europe des avantages incalculables.
La France, dans une guerre noblement faite[475], achèverait de reconquérir l'estime et la confiance de tous les peuples, et une telle conquête vaut mieux que celle d'une ou de plusieurs provinces, dont la possession n'est heureusement nécessaire, ni à sa force réelle, ni à sa prospérité[476].
Je suis...
APPENDICE
Nous donnons ici le texte de la convention du 3 janvier 1815, quoique nous n'en ayons trouvé aucune copie dans les papiers de M. Talleyrand, pas plus que des autres pièces dont il fait mention dans ses dépêches. Mais cette convention a été publiée dans les State-papers anglais, d'où nous la tirons, et nous la ferons suivre de quelques détails, en partie ignorés, en partie oubliés par M. de Talleyrand; sur la publicité qu'elle reçut dans le temps.
TRAITÉ SECRET D'ALLIANCE DÉFENSIVE CONCLU A VIENNE LE 3 JANVIER 1815 ENTRE L'AUTRICHE, LA FRANCE ET LA GRANDE-BRETAGNE.
Au nom de la très sainte et indivisible Trinité.
Sa Majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, Sa Majesté le roi de France et de Navarre, et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, étant convaincus que les puissances, qui ont à compléter les dispositions du traité de Paris, doivent être maintenues dans un état de sécurité et d'indépendance parfaites, pour pouvoir fidèlement et dignement s'acquitter d'un si important devoir, regardant en conséquence comme nécessaire, à cause de prétentions récemment manifestées, de pourvoir aux moyens de repousser toute agression à laquelle leurs propres possessions ou celles de l'un d'eux pourraient se trouver exposées, en haine des propositions qu'ils auraient cru de leur devoir de faire et de soutenir d'un commun accord, par principe de justice et d'équité; et n'ayant pas moins à cœur de compléter les dispositions du traité de Paris de la manière la plus conforme qu'il sera possible à ses véritables but et esprit, ont à ces fins résolu de faire entre eux une convention solennelle et de conclure une alliance défensive.
En conséquence, Sa Majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande a, à cet effet, nommé pour son plénipotentiaire, le très honorable Robert Stewart, vicomte Castlereagh...
Sa Majesté le roi de France et de Navarre, M. Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Talleyrand...
Et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, M. Clément-Wenceslas-Lothaire, prince de Metternich-Winneburg-Ochsenhausen...
Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants:
Article premier.—Les hautes parties contractantes s'engagent réciproquement, et chacune d'elles envers les autres, à agir de concert, avec le plus parfait désintéressement et la plus complète bonne foi, pour faire qu'en exécution du traité de Paris, les arrangements qui doivent en compléter les dispositions soient effectués de la manière la plus conforme qu'il sera possible au véritable esprit de ce traité.
Si, par suite, et en haine des propositions qu'elles auront faites et soutenues d'un commun accord, les possessions d'aucune d'elles étaient attaquées, alors, et dans ce cas, elles s'engagent et s'obligent à se tenir pour attaquées toutes trois, à faire cause commune entre elles, et à s'assister mutuellement pour repousser une telle agression avec toutes les forces ci-après spécifiées.
Article II.—Si par le motif exprimé ci-dessus, et pouvant seul amener le cas de la présente alliance, l'une des hautes parties contractantes se trouvait menacée par une ou plusieurs puissances, les deux autres parties devront, par une intervention amicale, s'efforcer, autant qu'il sera en elles, de prévenir l'agression.
Article III.—Dans le cas où leurs efforts pour y parvenir seraient inefficaces, les hautes parties contractantes promettent de venir immédiatement au secours de la puissance attaquée, chacune d'elles avec un corps de cent cinquante mille hommes.
Article IV.—Chaque corps auxiliaire sera respectivement composé de cent vingt mille hommes d'infanterie et de trente mille hommes de cavalerie, avec un train d'artillerie et de munitions proportionné au nombre des troupes.
Le corps auxiliaire, pour contribuer de la manière la plus efficace à la défense de la puissance attaquée ou menacée, devra être prêt à entrer en campagne dans le délai de six semaines au plus tard, après que la réquisition en aura été faite.
Article V.—La situation des pays qui pourraient devenir le théâtre de la guerre, ou d'autres circonstances pouvant faire que l'Angleterre éprouve des difficultés à fournir, dans le terme fixé, le secours stipulé en troupes anglaises et à le maintenir sur le pied de guerre, Sa Majesté britannique se réserve le droit de fournir son contingent à la puissance requérante en troupes étrangères, à la solde de l'Angleterre, ou de payer annuellement à ladite puissance une somme d'argent, calculée à raison de vingt livres sterling par chaque soldat d'infanterie, et de trente livres sterling par cavalier, jusqu'à ce que le secours stipulé soit complété.
Le mode d'après lequel la Grande-Bretagne fournira son secours sera déterminé à l'amiable, pour chaque cas particulier, entre Sa Majesté britannique et la puissance menacée, aussitôt que la réquisition aura eu lieu.
Article VI.—Les hautes parties contractantes s'engagent, pour le cas où la guerre surviendrait, à convenir à l'amiable du système de coopération le mieux approprié à la nature ainsi qu'à l'objet de la guerre, et à régler de la sorte les plans de campagne, ce qui concerne le commandement par rapport auquel toutes facilités seront données, les lignes d'opération des corps qui seront respectivement employés, les marches de ces corps et leurs approvisionnements en vivres et en fourrages.
Article VII.—S'il est reconnu que les secours stipulés ne sont pas proportionnés à ce que les circonstances exigent, les hautes parties contractantes se réservent de convenir entre elles, dans le plus bref délai, d'un nouvel arrangement qui fixe le secours additionnel qu'il sera jugé nécessaire de fournir.
Article VIII.—Les hautes parties contractantes se promettent l'une à l'autre que, si celles qui auront fourni les secours stipulés ci-dessus se trouvent, à raison de ce, engagées dans une guerre directe avec la puissance contre laquelle ils auront été fournis, la partie requérante et les parties requises, étant entrées dans la guerre comme auxiliaires, ne feront la paix que d'un commun consentement.
Article IX.—Les engagements contractés par le présent traité ne préjudicieront en rien à ceux que les hautes parties contractantes, ou aucune d'elles, peuvent avoir et ne pourront empêcher ceux qu'il leur plairait de former avec d'autres puissances, en tant, toutefois, qu'ils ne sont et ne seront point contraires à la fin de la présente alliance.
Article X.—Les hautes parties contractantes, n'ayant aucune vue d'agrandissement et n'étant animées que du seul désir de se protéger mutuellement dans l'exercice de leurs droits et dans l'accomplissement de leurs devoirs comme États indépendants, s'engagent, pour les cas où, ce qu'à Dieu ne plaise, la guerre viendrait à éclater, à considérer le traité de Paris comme ayant force pour régler, à la paix, la nature, l'étendue et les frontières de leurs possessions respectives.
Article XI.—Elles conviennent, en outre, de régler tous les autres objets d'un commun accord, adhérant, autant que les circonstances pourront le permettre, aux principes et aux dispositions du traité de Paris, susmentionné.
Article XII.—Les hautes parties contractantes se réservent, par la présente convention, le droit d'inviter toute autre puissance à accéder à ce traité dans tel temps et sous telles conditions qui seront convenus entre elles.
Article XIII.—Sa Majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, n'ayant sur le continent de l'Europe aucune possession qui puisse être attaquée dans le cas de guerre auquel le présent traité se rapporte, les hautes parties contractantes conviennent que ledit cas de guerre survenant, si les territoires de Sa Majesté le roi de Hanovre ou les territoires de Son Altesse le prince souverain des Provinces-Unies, y comprise ceux qui se trouvent actuellement soumis à son administration, étaient attaqués, elles seront obligées d'agir pour repousser cette agression, comme si elle avait lieu contre leur propre territoire.
Article XIV.—La présente convention sera ratifiée, et les ratifications en seront échangées à Vienne, dans le délai de six semaines, ou plus tôt si faire se peut.
En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signée et y ont apposé le cachet de leurs armes.
Fait à Vienne, le trois janvier, l'an de grâce mil huit cent quinze.
castlereagh.
Le prince de metternich.
Le prince de talleyrand.
ARTICLE SÉPARÉ ET SECRET.
Les hautes parties contractantes conviennent spécialement, par le présent article, d'inviter le roi de Bavière, le roi de Hanovre et le prince souverain des Provinces-Unies, à accéder au traité, de ce jour, sous des conditions raisonnables pour ce qui sera relatif à la quotité des secours à fournir pour chacun d'eux; les hautes parties contractantes s'engageant, de leur côté, à ce que les clauses respectives des traités en faveur de la Bavière, du Hanovre et de la Hollande reçoivent leur plein et entier effet.
Il est entendu cependant que, dans le cas où l'une des puissances ci-dessus désignées refuserait son accession, après avoir été invitée à la donner, comme il est dit ci-dessus, cette puissance sera considérée comme ayant perdu tout droit aux avantages auxquels elle aurait pu prétendre, en vertu des stipulations de la convention de ce jour.
Le présent article séparé et secret aura la même force et valeur que s'il était inséré mot à mot à la convention de ce jour; il sera ratifié et les ratifications en seront échangées en même temps.
En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signé et y ont apposé le cachet de leurs armes.
Fait à Vienne, le trois janvier mil huit cent quinze.
(Suivent les signatures.)
Le roi Louis XVIII, ainsi qu'on l'a vu par la dépêche de M. de Talleyrand, reçut une copie de la convention du 3 janvier, et l'original de cette convention restée secrète avait été déposé au ministère des affaires étrangères à Paris. Lorsque l'empereur Napoléon revint de l'île d'Elbe, on assure qu'un employé supérieur de ce ministère, voulant se faire valoir près de lui, porta à l'empereur la convention en question. Une autre version voudrait que c'eût été dans le secrétaire même de Louis XVIII que Napoléon trouva la convention. Quoi qu'il en soit sur le plus ou moins de vraisemblance de ces deux versions, il reste certain que Napoléon eut connaissance de la convention, et ne perdit pas un instant pour essayer d'en tirer parti.
Tout le corps diplomatique étranger accrédité près de Louis XVIII avait quitté Paris bientôt après l'entrée de l'empereur Napoléon dans cette capitale. Un employé de la légation de Russie, M. Butiakin, celui même dont il est fait mention dans une des dépêches de M. de Talleyrand, y avait prolongé son séjour. Le duc de Vicence, devenu ministre des affaires étrangères, le fait appeler, lui dit qu'il a une communication importante à faire parvenir à l'empereur de Russie, et lui demande s'il voudrait s'en charger, mais à la condition de la porter sans retard. M. Butiakin accepta, et, peu d'heures après, le duc de Vicence lui remit un paquet qui contenait une copie de la convention et une lettre par laquelle il cherchait à enflammer l'empereur Alexandre contre les alliés perfides qui le trompaient. Napoléon avait cru par ce moyen rompre la coalition.
M. Butiakin arriva à Vienne dans les premiers jours du mois d'avril 1815. Peu après son arrivée, l'empereur Alexandre invita M. de Metternich à se rendre chez lui et lui montra la copie de la convention en lui disant: «Connaissez-vous cela?» Après avoir joui pendant quelque temps de l'embarras du ministre autrichien, il lui dit avec douceur: «Mais oublions tout cela; il s'agit de renverser notre ennemi commun, et cette pièce que lui-même m'a envoyée prouve combien il est dangereux et habile.» Et, en même temps, l'empereur Alexandre jeta la pièce au feu. Il fit aussi promettre à M. de Metternich de ne rien communiquer à M. de Talleyrand de ce qui venait de se passer, et M. de Metternich, heureux d'échapper à si bon marché de ce méchant pas, promit et se tut.
L'empereur Alexandre croyait avoir encore besoin de M. de Metternich et il le ménagea dans cette circonstance critique. Mais il n'en fut pas de même avec M. de Talleyrand, auquel il ne dit pas un mot de la convention du 3 janvier, réservant, sans doute, sa vengeance pour une autre occasion. En effet, après la bataille de Waterloo et la rentrée du roi à Paris, les plénipotentiaires russes, qui, l'année précédente, s'étaient montrés si conciliants, et qui avaient toujours travaillé à amoindrir les exigences de leurs collègues envers la France, devinrent aussi difficultueux que ceux-ci, et ce n'est qu'après la retraite de M. de Talleyrand et l'entrée du duc de Richelieu au ministère, que les plénipotentiaires russes prirent, dans une certaine mesure, le parti de la France contre les prétentions exorbitantes des autres puissances. (Note de M. de Bacourt.)
FIN DU TOME DEUXIÈME
TABLE DU TOME DEUXIÈME
SIXIÈME PARTIE
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