← Retour

Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 2

16px
100%

L'infortuné Gustave IV[284] m'a annoncé son intention de venir ici sous peu de jours. Si l'on en parle à Vienne, vous pouvez hardiment affirmer que ce voyage ne cache aucune stipulation politique, mais que jamais ma porte ne sera fermée à qui m'ouvrit toujours la sienne.

Je ne finirai pas cette lettre sans vous exprimer[285] ma satisfaction de votre conduite. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.


No I.—le comte de blacas d'aulps au prince de talleyrand.

Paris, le 21 octobre 1814.

M. de Jaucourt vous informe sans doute, prince, de l'arrivée de Mina[286] à Paris, de son arrestation, de la conduite tout à fait inconcevable du chargé d'affaires d'Espagne[287], ou, pour mieux dire, de celui qui en prend le titre et de la mesure qui a été adoptée à cet égard.

Je n'ai du reste rien de nouveau ni de particulier à vous mander aujourd'hui; mais je n'ai pas voulu fermer cette lettre sans me rappeler à votre souvenir et vous réitérer la plus sincère assurance du plus sincère attachement.

blacas.


No 8 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 24 octobre 1814.

Monsieur le comte,

Les affaires n'ont pas pris une meilleure direction. Tout, depuis notre dernière dépêche, est intrigue, mystère et incohérence dans le système général.

L'empereur de Russie persiste dans l'occupation du grand-duché de Varsovie. Il ne veut en céder que quelques parcelles et prétend y régénérer la Pologne.

La Prusse persiste à s'indemniser de ses pertes par la réunion de la Saxe. L'empereur de Russie annonce y avoir consenti; il déclare qu'il en a pris l'engagement personnel envers le roi de Prusse.

L'Autriche ne s'y oppose que faiblement; elle louvoie, cherche à gagner du temps, à se fortifier de l'impression que cet acte d'injustice produit sur les esprits. Elle ne se rapproche pas de nous et croit la question perdue, tout en voulant la rattacher à la discussion qui doit avoir lieu sur les limites en Pologne.

L'Angleterre n'a de bonne foi que pour faire obtenir à la Prusse tout ce que cette puissance exige. Celle-ci doit devenir le garant des relations anglaises en Allemagne qui tendent à une union intime entre l'Autriche et la Prusse. L'Angleterre y rattache le Hanovre et la Hollande.

Le 1er novembre approche, et on ne se sera entendu sur rien. Aucune conférence n'a eu lieu. On se demande si le congrès sera ouvert, ou si avant d'exister, l'Europe connaîtra les motifs qui l'ont empêché. Plusieurs ministres sont d'avis qu'il est peut-être préférable de le dissoudre pour le moment, et d'en réunir un nouveau d'ici à quelque temps, lorsqu'on voudra s'éclairer mieux sur les véritables besoins de l'Europe.

Le prince de Metternich a répondu aux ministres prussiens sur la note qui demande d'obtenir la Saxe, pour compléter les dix millions de population qui composaient la monarchie prussienne en 1805. Cette réponse ne décide rien, et ne consent à rien. Elle discute plutôt et fait sentir que la question de la Saxe ne peut pas être traitée isolément, et doit se rattacher aux arrangements à prendre sur les nouvelles limites en Pologne.

Dans cet état de choses, l'occupation provisoire de la Saxe par les armées prussiennes va avoir lieu; et cette condescendance de la part de la cour de Vienne est déjà un événement très fâcheux. Il laisse à la Russie la faculté de faire ce qui lui conviendra dans le duché de Varsovie, et fournit à la Prusse tous les moyens de s'affermir en Saxe.

Il arrivera que le calcul que l'on a voulu faire sur le caractère de l'empereur de Russie et sur celui du roi de Prusse, sera en défaut; et nous craignons que de fausses idées de gloire et de camaraderie, si on ose s'exprimer ainsi, les rendent sourds à toute représentation, que l'Angleterre n'y applaudisse parce qu'elle trouve son intérêt dans l'exécution de ces projets, et que l'Autriche ne veuille point se livrer aux chances d'une nouvelle guerre. Le prince de Metternich, pour couvrir un peu sa honte, fait valoir l'avantage qu'il trouve à ce que les armées russes sortent de l'Allemagne; et il ne voit pas qu'elles se concentrent à peu de distance de l'Oder, et que soixante mille hommes sont encore dans le Holstein. Lord Castlereagh, de son côté, n'est alarmé que par l'idée de ne pas voir s'exécuter tout comme il l'entend. Il ne veut faire d'efforts que pour modérer dans l'empereur de Russie les prétentions qu'il a sur tout le duché de Varsovie; mais il proteste que la bonne foi qu'il doit mettre dans ses rapports avec la Prusse, ne lui permet pas de s'opposer a ce qu'elle garde la Saxe qui assure son agrandissement.

Nous nous persuadons aussi que la religion que professent le roi de Saxe et sa famille[288] influe sur les dispositions de l'Angleterre, et qu'elle voit volontiers ces pays retomber dans les mains de princes protestants. Cette observation est confirmée par le langage habituel de la légation anglaise.

M. le prince de Talleyrand a eu hier une entrevue avec l'empereur de Russie qui n'a offert aucun résultat satisfaisant, et qui a confirmé les craintes que nous avons que ce prince ne marche aveuglément dans des principes de convenance et d'ambition qui doivent alarmer l'Europe. Avant son départ pour la Hongrie, où il doit s'arrêter quatre jours, il a eu une conversation avec le prince de Metternich, dans laquelle il s'est exprimé de la manière la plus inconvenante.

On se demande maintenant quels sont les moyens de s'opposer au désordre qui menace de nouveau, dès que l'Autriche et l'Angleterre ne veulent pas seconder nos efforts. Lord Castlereagh convient à présent lui-même qu'il s'était cru plus fort à l'égard de l'empereur de Russie; qu'il avait à regretter de ne pas lui avoir opposé l'Europe entière réunie dans un congrès comme on le lui avait proposé à Paris, et qu'on pouvait encore essayer de ce moyen. S'il est sans effet, comme nous le pensons, il restera au roi la faculté de ne rien sanctionner; et ce sera la dernière démarche qui sera faite, si aucun autre moyen ne se présente pour modifier cet état de choses.

Les conférences pour les affaires d'Allemagne continuent.

Il y a eu une contestation entre le roi de Wurtemberg et le nouveau roi de Hanovre pour la préséance; et la question de savoir qui sera le chef de la nouvelle ligue germanique ne paraît pas encore décidée.

Il serait possible que la cour de Vienne relevât la couronne impériale si on consent à la rendre héréditaire dans la maison d'Autriche. L'Angleterre paraît seconder cette idée, et le prince de Metternich y cherche peut-être aussi un moyen de relever sa politique et de couvrir la faiblesse de son système. Il suit ici les errements du comte de Cobenzl, qui, à l'époque où son souverain abandonna le titre d'empereur d'Allemagne, le consola, lui et son pays, en stipulant qu'il serait remplacé par le titre d'empereur d'Autriche.

Dans une des conférences, les ministres prussiens ont proposé et soutenu que, pour la sûreté de la ligue germanique, les États confédérés devaient renoncer au droit de légation et à celui de guerre ou de paix. Les ministres bavarois se sont fortement opposés à ce système qui rendrait les États de véritables vassaux.

Agréez...


No 8.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 25 octobre 1814.

Sire,

J'ai été bien heureux de recevoir la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer, en date du 14 octobre. Elle m'a soutenu et consolé. Votre Majesté jugera combien j'avais besoin de l'être, par le récit que j'ai à lui faire d'un entretien que, deux heures avant l'arrivée du courrier, j'avais eu avec l'empereur Alexandre.

Ainsi que j'ai eu l'honneur de l'écrire à Votre Majesté, j'avais été averti qu'il avait à plusieurs reprises témoigné l'intention de me voir. Cet avis m'ayant été donné par trois d'entre ceux qui l'approchent de plus près, j'avais pu le croire donné par ses ordres, et j'avais en même temps compris, par ce qui m'avait été dit, qu'il désirait que je fisse[289] moi-même demander à le voir. Il n'avait point répondu à lord Castlereagh. Au lieu de cela, il avait fait notifier à l'Autriche qu'il allait retirer ses troupes de la Saxe et remettre l'administration de ce pays à la Prusse. Le bruit courait que l'Autriche y avait consenti, quoique à regret. (Le bruit de ce consentement était accrédité par les Prussiens.) Enfin, l'empereur Alexandre était sur le point de partir pour la Hongrie. Toutes ces raisons m'avaient déterminé à lui faire demander une audience, et j'avais été prévenu qu'il me recevrait avant hier à six heures.

Il y a quatre jours que le prince Adam Czartoryski, pour qui le monde entier est dans la Pologne, m'étant venu faire une visite, et s'excusant de ne m'avoir pas vu plus tôt, m'avoua[290] que ce qui l'en avait surtout empêché, c'était qu'on lui avait dit que j'étais fort mal dans la question polonaise. «Mieux que tout le monde, lui dis-je: nous la voulons complète et indépendante.—Ce serait bien beau, me répliqua-t-il, mais c'est une chimère; les puissances n'y consentiraient jamais.—Alors, repris-je, la Pologne n'est plus dans le nord, notre principale affaire. La conservation de la Saxe nous touche davantage. Nous sommes en première ligne sur cette question; nous ne sommes qu'en seconde sur celle de la Pologne, quand elle devient une question de limites. C'est à l'Autriche et à la Prusse à assurer leurs frontières[291]. Nous désirons qu'elles soient satisfaites sur ce point; mais, une fois tranquillisés sur votre voisinage, nous ne mettrons aucun obstacle à ce que l'empereur de Russie donne au pays qui lui sera cédé la forme de gouvernement qu'il voudra. Pour cette facilité de notre part, je demande la conservation du royaume de Saxe.» Cette insinuation avait plu assez au prince Adam pour que, de chez moi, il se fût rendu immédiatement chez l'empereur, avec lequel il avait eu une conversation de trois heures. Le résultat fut que le comte de Nesselrode, que je n'avais pas vu chez moi depuis les premiers moments de mon arrivée, y vint le lendemain au soir, pour obtenir des explications que je lui donnai, sans toutefois m'avancer plus que je ne l'avais fait avec le prince Adam, et en m'attachant à le convaincre que la conservation du royaume de Saxe était un point dont il était impossible que Votre Majesté se départît jamais.

L'empereur sachant ainsi d'avance en quoi il pouvait et en quoi il ne pouvait pas espérer que je condescendisse à ses vues, j'en tirais cet avantage, qu'à son abord seul, je pouvais connaître ses dispositions, et juger si son but, dans l'entretien qu'il m'accordait, était de proposer des moyens de conciliation ou de notifier des volontés.

Il vint à moi avec quelque embarras. Je lui exprimai le regret de ne l'avoir encore vu qu'une fois. «Il avait bien voulu, lui dis-je, ne pas m'accoutumer à une privation de cette nature, lorsque j'avais eu le bonheur de me trouver dans les mêmes lieux que lui.» Sa réponse fut qu'il me verrait toujours avec plaisir, que c'était ma faute si je ne l'avais point vu; pourquoi n'étais-je pas venu? Il a ajouté[292] cette singulière phrase: «Je suis homme public: on peut toujours me voir.» Il est à remarquer que ses ministres et ceux de ses serviteurs qu'il affectionne le plus sont quelquefois plusieurs jours sans pouvoir l'approcher.—«Parlons d'affaires», me dit-il ensuite.

Je ne fatiguerai point Votre Majesté des détails oiseux d'une conversation qui a duré une heure et demie. Je dois d'autant moins craindre de me borner à l'essentiel, que, quelque soin que je prenne d'abréger ce que j'ai à dire, comme sorti de la bouche de l'empereur de Russie, Votre Majesté le trouvera peut-être encore au-dessus de toute croyance.

«A Paris, me dit-il, vous étiez de l'avis d'un royaume de Pologne. Comment se fait-il que vous ayez changé?—Mon avis, Sire, est encore le même. A Paris, il s'agissait du rétablissement de toute la Pologne. Je voulais alors, comme je voudrais aujourd'hui, son indépendance. Mais il s'agit maintenant de tout autre chose. La question est subordonnée à une fixation de limites qui mette l'Autriche et la Prusse en sûreté.—Elles ne doivent point être inquiètes. Du reste, j'ai deux cent mille hommes dans le duché de Varsovie; que l'on m'en chasse! J'ai donné la Saxe à la Prusse; l'Autriche y consent.—J'ignore, lui dis-je, si l'Autriche y consent. J'aurais peine à le croire, tant cela est contre son intérêt. Mais le consentement de l'Autriche peut-il rendre la Prusse propriétaire de ce qui appartient au roi de Saxe?—Si le roi de Saxe n'abdique pas, il sera conduit en Russie; il y mourra. Un autre roi y est déjà mort[293] .—Votre Majesté me permettra de ne pas l'en[294] croire. Le congrès n'a pas été réuni pour voir un pareil attentat.—Comment, un attentat! Quoi! Stanislas n'est-il pas allé en Russie? Pourquoi le roi de Saxe n'irait-il pas? Le cas de l'un est celui de l'autre. Il n'y a pour moi aucune différence.» J'avais trop à répondre. J'avoue à Votre Majesté que je ne savais comment contenir mon indignation.

L'empereur parlait vite. Une de ses phrases a été celle-ci: «Je croyais que la France me devait quelque chose. Vous me parlez toujours de principes. Votre droit public n'est rien pour moi; je ne sais ce que c'est. Quel cas croyez-vous que je fasse de tous vos parchemins et de vos traités[295]?» (Je lui avais rappelé celui par lequel les alliés sont convenus que le duché de Varsovie serait partagé entre les trois cours.) «Il y a pour moi une chose qui est au-dessus de tout, c'est ma parole. Je l'ai donnée et je la tiendrai. J'ai promis la Saxe au roi de Prusse au moment où nous nous sommes rejoints.—Votre Majesté a promis au roi de Prusse de neuf à dix millions d'âmes. Elle peut les lui donner sans détruire la Saxe.» (J'avais un tableau des pays qu'on pouvait donner à la Prusse, et qui, sans renverser la Saxe, lui formeraient le nombre de sujets que ses traités lui assurent. L'empereur l'a pris et gardé.) «Le roi de Saxe est un traître.—Sire, la qualification de traître ne peut jamais être donnée à un roi; et il importe qu'elle ne puisse jamais lui être donnée.» J'ai peut-être mis un peu d'expression à cette dernière partie de ma phrase. Après un moment de silence: «Le roi de Prusse, me dit-il, sera roi de Prusse et de Saxe, comme je serai empereur de Russie et roi de Pologne. Les complaisances que la France aura pour moi sur ces deux points seront la mesure de celles que j'aurai moi-même pour elle sur tout ce qui peut l'intéresser.»

Dans le cours de cette conversation, l'empereur ne s'est point, comme dans la première que j'avais eue[296] avec lui, livré à de grands mouvements. Il était absolu, et avait tout ce qui montre de l'irritation.

Après m'avoir dit qu'il me reverrait, il s'est rendu au bal particulier de la cour où je l'ai suivi, ayant eu l'honneur d'y être invité. J'y ai trouvé lord Castlereagh, et je commençais de causer[297] avec lui, quand l'empereur Alexandre, qui nous a aperçus dans une embrasure, l'a appelé. Il l'a conduit dans une autre pièce et lui a parlé à peu près vingt minutes. Lord Castlereagh ensuite est revenu à moi. Il m'a dit être fort peu satisfait de ce qui lui avait été dit.

Lord Castlereagh, je n'en puis douter, s'est fait à lui-même ou a reçu de sa cour l'ordre de suivre le plan dont j'ai eu l'honneur d'entretenir Votre Majesté par ma lettre du 19 de ce mois. Ce plan consiste à isoler la France, à la réduire à ses propres forces en la privant de toute alliance, et à l'empêcher d'avoir une marine puissante. Ainsi, quand Votre Majesté ne porte au congrès que des vues de justice et de bienveillance, l'Angleterre n'y apporte qu'un esprit de jalousie et d'intérêt tout personnel. Mais lord Castlereagh trouve à l'exécution de son plan des difficultés qu'il n'avait pas prévues. Comme il voudrait éviter le reproche d'avoir laissé l'Europe en proie à la Russie, il voudrait détacher d'elle les puissances qu'il désire mettre en opposition avec la France. Ce qu'il voudrait par-dessus tout, ce serait que la Prusse devînt, comme la Hollande, une puissance tout anglaise, dont, avec des subsides, l'Angleterre pût disposer à son gré. Comme il convient à cette manière de voir que la Prusse soit forte, il voudrait l'agrandir, et en avoir seul le mérite[298] vis-à-vis d'elle. Mais l'ardeur que porte l'empereur Alexandre dans les intérêts du roi de Prusse ne le permet pas. Le but auquel tend lord Castlereagh est d'unir, si cela est possible, la Prusse à l'Autriche, et le genre d'agrandissement qu'il veut procurer à la Prusse est précisément un obstacle à cette union. Il voudrait rompre les liens qui existent entre le roi de Prusse et l'empereur Alexandre, et il cherche à en former d'autres que repoussent les habitudes, les souvenirs, une rivalité suspendue, mais non pas éteinte, et qu'une foule d'intérêts viendront infailliblement rallumer. D'ailleurs, avant d'unir la Prusse et l'Autriche, il faut mettre à couvert les intérêts de cette dernière monarchie et pourvoir à sa sûreté, chose pour laquelle[299] lord Castlereagh trouve un obstacle dans les prétentions de la Russie. Ainsi le problème qu'il s'est proposé, et que, j'espère, il ne parviendra pas à résoudre contre la France, au degré du moins où il est probable qu'il le désire, présente des difficultés capables d'arrêter un génie plus puissant que le sien. Pour lui, il n'en voit point d'autres que celles qui viennent de l'empereur Alexandre, car il n'hésite pas à sacrifier la Saxe.

J'ai pu dire à lord Castlereagh que l'embarras qu'il éprouvait tenait à sa conduite et à celle de M. de Metternich; que c'étaient eux qui avaient fait l'empereur de Russie ce qu'il était; que si, dès le principe, au lieu de repousser ma proposition de convoquer le congrès, ils l'eussent appuyée, rien de ce qui se passe ne serait arrivé; qu'ils avaient voulu se placer seuls vis-à-vis de la Russie et de la Prusse et qu'ils s'étaient trouvés trop faibles; mais que, si l'empereur de Russie, dès le premier jour, eût été placé vis-à-vis du congrès, et par conséquent, du vœu de toute l'Europe, il n'aurait jamais osé tenir le langage qu'il tenait aujourd'hui. Lord Castlereagh en est convenu, a regretté que le congrès ne se fût pas réuni plus tôt, a désiré qu'il le fût prochainement, et m'a proposé de concerter avec lui une forme de convocation qui ne donnât lieu à aucune objection, et réservât les difficultés qui pourraient s'élever pour le moment de la vérification des pouvoirs.

M. de Zeugwitz, officier saxon arrivant de Londres, et qui, avant son départ, a vu le prince régent, rapporte que le prince lui a parlé du roi de Saxe dans les termes du plus vif intérêt, et lui a dit qu'il avait donné à ses ministres au congrès l'ordre de défendre les principes conservateurs et de ne point s'en départir. Le prince régent avait tenu le même langage au duc Léopold de Saxe-Cobourg [300], qui me l'a dit à moi-même, il y a deux jours. Je dois donc croire que la marche que tient ici la mission anglaise est fort opposée aux vœux et à l'opinion personnelle[301] du prince régent.

L'Autriche n'a point encore consenti à ce que, comme l'avait dit[302] l'empereur de Russie, la Saxe fût donnée à la Prusse. Elle a dit, au contraire, que la question de la Saxe était essentiellement subordonnée à celle de la Pologne, et qu'elle ne pouvait répondre sur la première que lorsque l'autre serait réglée. Mais quoique dans sa note elle ait parlé du projet de sacrifier la Saxe comme d'une chose qui lui était infiniment pénible et qui était odieuse, elle a trop laissé entrevoir la disposition de céder sur ce point si elle obtenait satisfaction sur l'autre. On assure même que l'empereur d'Autriche a dit à son beau-frère, le prince Antoine (de Saxe), que la cause de la Saxe était perdue. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'Autriche consent à ce que la Saxe soit occupée par des troupes prussiennes, et administrée pour le compte du roi de Prusse.

Cependant l'opinion publique se prononce chaque jour davantage en faveur de la cause du roi de Saxe et de ceux qui la défendent. C'est sûrement à cela que je dois attribuer l'accueil flatteur qu'il y a trois jours, à un bal chez le comte Zichy[303], et avant-hier au bal de la cour, les archiducs et l'impératrice d'Autriche elle-même, voulurent bien me faire.

L'empereur d'Autriche est parti hier matin pour Ofen[304], précédant l'empereur de Russie, qui est parti le soir. Il va pleurer sur le tombeau de la grande-duchesse sa sœur, qu'avait épousée l'archiduc palatin; après quoi le bal et les fêtes qu'on lui a préparés l'occuperont tout entier. Il sera de retour à Vienne le 29.

Comme, en partant, il n'a laissé ni pouvoirs ni direction à personne, il ne pourra rien être discuté, et il ne se passera sûrement rien d'important pendant son absence.

J'ai vu ce soir M. de Metternich, qui reprenait un peu de courage. Je lui ai parlé avec toute la force dont je suis capable. Les généraux autrichiens, dont j'ai vu un grand nombre, se déclarent pour la conservation de la Saxe. Ils font à ce sujet des raisonnements militaires qui commencent à faire impression.

Je suis...


No 4 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Vienne, le 27 octobre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu votre numéro 6. J'ai été au plus pressé, en vous envoyant par le courrier de mardi le supplément d'instructions que vous m'avez demandé. J'espère[305] que vos démarches en conséquence suffiront, mais, comme je vous le mandais (no 3 ter) il faut faire voir qu'il y a quelque chose derrière, et je vais donner des ordres pour que l'armée soit mise en état d'entrer en campagne. Dieu m'est témoin que loin de vouloir la guerre, mon désir serait d'avoir quelques années de calme pour panser à loisir les plaies de l'État, mais je veux par-dessus tout conserver intact l'honneur de la France, et empêcher de s'établir des principes et un ordre de choses aussi contraires à toute morale que préjudiciables au repos. Je veux aussi (et cela n'est pas moins nécessaire) faire respecter mon caractère personnel et ne pas permettre qu'on puisse, d'après l'aventure du chargé d'affaires d'Espagne, dire que je ne suis fort qu'avec les faibles. Ma vie, ma couronne ne sont rien pour moi, à côté d'intérêts aussi majeurs.

Il me serait pourtant bien pénible d'être forcé de m'allier pour cela avec l'Autriche, et avec l'Autriche seule. Je ne conçois pas que[306] lord Castlereagh, qui a si bien parlé sur la Pologne, peut être d'un avis différent sur la Saxe. Je compterais beaucoup pour le ramener sur les efforts du comte de Munster, si le langage du duc de Wellington à ce même sujet ne me faisait craindre que ce ne fût le système, non du ministre, mais du ministère. Les arguments pour le combattre ne manqueraient assurément pas; mais les exemples font quelquefois plus d'effet, et j'en conçois[307] un bien frappant: c'est celui de Charles XII. Le supplice de Patkul[308] prouve assez combien ce prince était vindicatif et peu scrupuleux à l'égard du droit des gens; et cependant, maître, on peut le dire, de tous les États du roi Auguste, il se contenta de lui enlever la Pologne et ne se crut pas permis de toucher à la Saxe. Il me semble qu'en comparant les deux circonstances, l'analogie est évidente du duché de Varsovie avec le royaume de Pologne, et de la Saxe avec elle-même. Sur quoi, je prie Dieu, qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.

P.-S.—Je reçois votre numéro 7. Il me confirme dans la résolution de prendre une attitude militaire capable de me faire respecter.

J'approuve la déclaration que vous vous proposez de faire à l'empereur de Russie, et je voudrais que votre conférence avec lui eût déjà eu lieu.

Je vous autorise à reconnaître en mon nom au roi de la Grande-Bretagne le titre de roi de Hanovre.


No 9 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 31 octobre 1814.

Monsieur le comte,

L'époque fixée pour l'ouverture du congrès approchait, et c'est hier soir seulement que M. le prince de Metternich a jugé à propos d'avoir chez lui une conférence à laquelle ont été appelés les plénipotentiaires des huit puissances signataires du traité de Paris.

M. le prince de Talleyrand y est venu et a présenté comme plénipotentiaires français MM. le duc de Dalberg et le comte de la Tour du Pin.

L'ambassadeur de Portugal y a amené quatre plénipotentiaires, et le prince de Metternich s'était associé M. le baron de Wessemberg[309].

Le prince de Talleyrand avait, pour faciliter la besogne, fait rédiger des articles de procès-verbal, dont le contenu présentait les moyens de régulariser la marche du congrès. (Voyez pièces nos 1 à 5.)

Il s'en était entretenu la veille avec lord Castlereagh, qui, tout en les approuvant, avait insinué qu'il fallait en causer avec le prince de Metternich, et que tout ce qui viendrait de la part de la France inspirerait toujours une sorte de défiance.

Le prince de Talleyrand les a communiqués avant la séance à M. le prince de Metternich et à quelques autres plénipotentiaires.

A l'ouverture de la conférence, M. de Metternich a prononcé un discours fort diffus dont le but était de déclarer que les communications confidentielles qui avaient eu lieu sur les affaires de Pologne n'avaient point encore amené de résultats, mais qu'on était à la veille de décider cette question; que les conférences allemandes avançaient le travail d'un pacte fédéral qui présenterait à l'Europe une nouvelle garantie de repos; que, dans cet état de choses, il n'était pas d'avis d'ajourner le congrès, mais de chercher une forme qui laissât le temps de terminer ces discussions auxquelles les autres puissances étaient étrangères. Il insista sur ce que le congrès actuel ne pouvait pas proprement se nommer ainsi, et que la forme délibérante ne pouvait y être admise.

Ici, M. le prince de Talleyrand témoigna combien il paraissait extraordinaire que, d'une conférence à l'autre, on changeât d'intention et que les mots mêmes changeassent de sens. Qu'à Paris on avait voulu un congrès; qu'à présent, ce congrès qu'on avait voulu, ne devait plus avoir lieu, et ne devait pas être un congrès; qu'on a dû ensuite se réunir au 1er novembre, mais cet appel, dit-on, n'a pas été fait avec les formalités nécessaires; que l'ouverture ne devait plus être une ouverture...

M. de Metternich a terminé son discours en proposant un nouveau délai de dix à douze jours pour la vérification des pouvoirs que tous les plénipotentiaires seraient invités d'envoyer à un bureau désigné à cet effet. Et, parlant de l'influence qui pourrait être exercée sur le congrès, il dit avec une espèce de malignité qu'il y en avait de deux espèces: celle des difficultés que l'on pouvait faire naître, ou celle des facilités que l'on pouvait donner.

Le prince de Talleyrand a relevé cette phrase, en disant que lorsque tout le monde tend au même but, il n'y a d'autre influence que celle de l'habileté ou de l'inhabileté.

M. de Metternich a communiqué ensuite un projet de déclaration, qui est joint sous le numéro 6. Des discussions fort insipides et très médiocrement engagées ont occupé pendant deux heures. Elles ont signalé la légèreté et le peu de réflexion que l'on a apporté à d'aussi importantes matières.

On est enfin convenu:

1o De ne point ajourner le congrès;

2o De nommer une commission pour vérifier les pouvoirs:

3o De se réunir le lendemain pour entendre la lecture d'un nouveau projet de convocation; décider la question de savoir si le travail pouvait se faire par des commissions nommées par le congrès pour être revu dans un comité général, et déterminer la forme de délibération qui serait admise.

On est convenu aussi que les rédactions présentées par les commissaires français serviraient de base à la discussion fixée au lendemain.

La commission pour la vérification des pleins pouvoirs a été tirée au sort. C'est la Russie, l'Angleterre et la Prusse qui sont désignées. Un rapport sera fait par elle, lorsque les pouvoirs auront été présentés.

Ces conclusions donnent l'idée qu'un pas de plus a été fait; mais, en examinant l'état des choses, on doit être convaincu:

1o Que les quatre puissances n'ont pas renoncé à établir le système d'équilibre qu'elles ont imaginé à leur avantage;

2o Qu'elles veulent tenir la France éloignée de toute influence;

3o Que leur embarras du moment tient aux prétentions exagérées de l'empereur de Russie, auxquelles on ne s'attendait pas;

4o Que, pour sortir de cet embarras, on voudrait sacrifier la Saxe et avoir l'air d'être d'accord sur la Pologne;

5o Que les principes que le roi de France a proclamés ont rappelé l'Europe à sa propre dignité, et que la voix qu'il fait entendre, si elle n'a pas encore rallié tous les esprits sages, finira par être écoutée un jour.

On voit ici la faiblesse du ministère autrichien, l'oubli de tout principe de la part des cabinets de Russie et de Prusse, et les préventions du cabinet de Londres contre la France, tout à découvert. Et on ne peut résister à d'aussi fortes intrigues qu'en marchant ferme dans la voie de la raison, et en s'étayant de tout ce qu'elle prescrit de sage à l'égard de l'existence et des rapports des sociétés publiques entre elles.

Si les puissances directement intéressées à l'arrangement de la Pologne parviennent à s'entendre sur une limite qui ne renverse pas tout équilibre dans cette partie de l'Europe, il nous reste l'espoir que les choses en général s'arrangeront, et nous attendons avec patience qu'on nous en donne communication. Par une stipulation secrète, la Russie, la Prusse et l'Autriche sont convenues de régler le partage du grand-duché de Varsovie sans que la France puisse y intervenir, et nous croyons n'avoir rien à regretter à cet égard.

Si elles s'entendent, l'Europe sera tranquille. Si elles n'y réussissent pas, la coalition est dissoute et la France se trouvera appelée à l'intervention la plus honorable qu'elle ait jamais pu exercer dans les affaires publiques.

On n'est pas encore à portée de pressentir la dernière disposition de l'empereur de Russie qui, seul, par sa présomption et son esprit romanesque est à la veille de rallumer la guerre et de troubler pour longtemps l'Europe.

Il est revenu avant-hier soir de la course qu'il a faite en Hongrie avec l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse.

Ce voyage qu'il a provoqué était encore marqué par l'intrigue. Il a voulu cajoler la nation hongroise et s'entourer des chefs du clergé grec, très nombreux en Hongrie. Nous tenons de lord Castlereagh lui-même, que déjà les Grecs fomentent la guerre contre la Turquie; que les Serviens viennent de reprendre les armes; qu'un corps russe se porte sur la frontière. Et pendant que l'empereur de Russie se livre à des projets d'agitation de ce côté, il annonce ici, aux ministres suisses qu'il ne quittera pas Vienne sans avoir fini leurs affaires. Il a nommé, à ce qui nous a été dit, M. le baron de Stein[310] pour conférer avec eux.

Avant son départ pour la Hongrie, il a ordonné qu'on préparât une réponse à lord Castlereagh sur la question de la Pologne, et que l'on rédigeât des mémoires sur le rétablissement et l'organisation de ce pays.

S'il persiste, c'est à ce rapport que les événements de l'Europe vont se rattacher infailliblement, et peut-être cela se fera-t-il au désavantage de la Russie.

On croit que la réponse sera remise à lord Castlereagh dès que l'empereur Alexandre l'aura corrigée et approuvée. On la croit de nature à établir les prétentions de créer une Pologne dans le duché de Varsovie, et de donner la Saxe à la Prusse.

La grande-duchesse d'Oldenbourg disait avant-hier que ces deux questions lui paraissaient décidées par son frère.

Nous avons répété souvent que, pour l'empêcher, il n'y avait d'autre moyen que d'opposer l'opinion de l'Europe à l'abus que la Russie voudrait faire de ses forces, et que c'était pour cette raison qu'il fallait convoquer le congrès et lui donner le plus de dignité possible. Si la Russie devenait tout envahissante, la France devrait être toute protectrice.

Sans la faiblesse de M. de Metternich et les préventions de lord Castlereagh contre une influence quelconque de la France dans les affaires de l'Europe, la chose s'exécuterait. Cependant cette position se prolonge et on peut dire que, pendant que l'on craint encore la France, on s'aveugle sur tous les autres dangers.

Au milieu de tous ces mouvements pour ramener l'empereur de Russie à des idées modérées sur la Pologne, les conférences allemandes présentent quelque intérêt par la conduite qu'y tient la Bavière.

Le plan de la Prusse était de former une ligue très étroite, et d'en partager la direction avec l'Autriche. La Bavière a déjoué cette proposition en demandant que la direction alternât. Elle sentait que la Prusse voulait s'appuyer de cette ligue pour consolider son usurpation sur la Saxe. Et comme elle ne veut pas y consentir, elle fera connaître ses intentions lorsque l'occupation de la Saxe lui sera connue officiellement; et à cette époque, elle doit déclarer qu'elle ne coopérera point à ce résultat. Pour se mettre en mesure de soutenir ce rôle indépendant, la Bavière vient d'ordonner une forte levée de recrues, et porte son armée à soixante-dix mille hommes.

Vous voyez, monsieur le comte, que si, dans nos dernières dépêches, nous avons engagé le roi à prendre l'attitude qui convient à sa dignité et au besoin du moment, nous avons fait en sorte qu'il n'ait pas à craindre d'être compromis avec les forces d'une coalition qui armerait contre la France, et qu'il se trouve, au contraire, à la tête de celles qui se réuniront pour défendre les libertés de l'Europe, si on les menace.

L'article du Moniteur[311], qui proclame hautement les principes et le système qui dirigent la politique du roi, a fait ici la plus vive sensation et il a été généralement applaudi. Nous avons observé que tandis qu'on répandait que les armées françaises, chagrines de la perte des conquêtes, entraîneraient le gouvernement dans une nouvelle guerre et qu'il fallait rester sous les armes, ce même gouvernement avait assez de force et dirigeait assez bien l'opinion publique pour déclarer que la France était contente de ses limites, parce qu'elle trouvait en elle tous les éléments de force et de prospérité dont elle avait besoin pour être heureuse.

C'est ainsi que l'on désarmera la masse de haines et de défiances qui s'élève encore contre nous, et que l'on ramènera la confiance, but principal auquel il faut tendre, pour donner au roi la force et la dignité qui lui conviennent dans ses relations avec l'Europe.

Agréez...


No 10 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 31 octobre 1814.

Monsieur le comte,

La conférence indiquée dans notre lettre de ce jour a eu lieu ce soir, avant l'expédition du courrier. Nous avons l'honneur de vous entretenir de son résultat.

Après la lecture du protocole de la conférence du 30, on a voté la déclaration dont copie est ci-jointe. Elle sera imprimée dans la journée de demain.

On a approuvé les projets remis hier par M. le prince de Talleyrand et portés dans la correspondance sous les numéros 2 et 3. M. de Metternich a proposé de délibérer sur ceux numéros 4 et 5; M. de Nesselrode a demandé qu'on voulût bien ajourner à demain cette délibération, n'ayant pas eu le temps de prendre les ordres de l'empereur. Cela a été agréé.

Dans une conversation entre les deux empereurs en Hongrie, où l'on a discuté les questions qui paraissaient devoir les diviser, l'empereur de Russie a dit: «Je n'ai pas encore donné mon dernier mot.»

A la séance d'aujourd'hui, lord Castlereagh avait avec lui lords Stewart, Cathcart[312] et Clancarty[313].

On a annoncé que MM. les comtes de Rasumoffski[314] et de Stackelberg[315] assisteraient de la part de la Russie à la première conférence.

Agréez...


Nº 9.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 31 octobre 1814.

Sire,

L'état des choses est en apparence toujours le même; mais quelques symptômes d'un changement ont commencé de se laisser entrevoir, et peuvent acquérir plus d'intensité par la conduite [316] et le langage de l'empereur Alexandre.

Le matin du jour où il partit pour la Hongrie, il eut avec M. de Metternich un entretien dans lequel il passe pour constant qu'il traita ce ministre avec une hauteur et une violence de langage qui auraient pu paraître extraordinaires, même à l'égard d'un de ses serviteurs. On raconte que[317] M. de Metternich lui ayant dit, au sujet de la Pologne, que, s'il était question d'en faire une, eux aussi le pouvaient, il avait non seulement qualifié cette observation d'inconvenante et d'indécente, mais encore qu'il s'était emporté jusqu'à dire que M. de Metternich était le seul en Autriche qui pût prendre ainsi un ton de révolte. On ajoute que les choses avaient été poussées si loin que M. de Metternich lui avait déclaré qu'il allait prier son maître de nommer un autre ministre que lui pour le congrès. M. de Metternich sortit de cet entretien dans un état où les personnes de son intimité disent qu'elles ne l'avaient jamais vu. Lui qui, peu de jours auparavant, avait dit au comte de Schulenburg qu'il se retranchait derrière le temps, et se faisait une arme de la patience, pourrait fort bien la perdre, si elle était mise souvent à pareille épreuve.

S'il ne doit pas être disposé par là à des complaisances pour l'empereur de Russie, l'opinion des militaires autrichiens que je vois et celle des archiducs ne doivent pas le disposer davantage à l'abandon de la Saxe. J'ai lieu de croire que l'empereur d'Autriche est maintenant disposé à faire quelque résistance.

Il y a ici un comte de Sickingen, qui est admis dans l'intimité de ce prince et que je connais. Après le départ pour la Hongrie, il est allé chez le maréchal de Wrède, et il est venu chez moi, nous engager[318] de la part de l'empereur à tenir tout en suspens jusqu'à son retour.

On raconte que pendant le voyage à Bude, d'où les souverains revinrent avant-hier à midi, l'empereur Alexandre se plaignant de M. de Metternich, l'empereur François avait répondu qu'il croyait qu'il était mieux que les affaires fussent traitées par les ministres; qu'elles l'étaient avec plus de liberté et plus de suite; qu'il ne faisait point lui-même les siennes, mais que ses ministres ne faisaient rien que par ses ordres; qu'ensuite, et dans le cours de la conversation, il avait dit, entre autres choses que, quand ses[319] peuples, qui ne l'avaient jamais abandonné, qui avaient tout fait pour lui et lui avaient tout donné, étaient inquiets, comme ils l'étaient en ce moment, son devoir était de faire tout ce qui pouvait servir à les tranquilliser; que, sur cela, l'empereur Alexandre ayant demandé si son caractère et sa loyauté ne devaient pas prévenir et ôter toute espèce d'inquiétude, l'empereur François avait répondu que de bonnes frontières étaient les meilleures gardiennes de la paix.

Cette conversation m'est revenue, et à peu près dans les mêmes termes, et par M. de Sickingen et par M. de Metternich. Il paraît que l'empereur, peu accoutumé à montrer de la force, était revenu fort content de lui-même.

Toutes les précautions prises pour nous dérober la connaissance de ce qui se fait à la commission de l'organisation politique de l'Allemagne ont été sans succès.

A la première séance, il fut proposé par la Prusse que tous les princes dont les États se trouvaient en totalité compris dans la confédération renonçassent au droit de guerre et de paix et de légation[320]. Le maréchal de Wrède ayant décliné cette proposition, M. de Humboldt s'écria qu'on voyait bien que la Bavière avait encore au fond du cœur une alliance avec la France, et que c'était pour eux une raison nouvelle d'insister. Mais à la seconde séance, le maréchal qui avait pris les ordres du roi, ayant péremptoirement rejeté la proposition, elle a été retirée, et on y a substitué celle de placer toutes les forces militaires de la confédération, moitié sous la direction de l'Autriche et moitié sous celle de la Prusse. Le maréchal de Wrède a demandé que le nombre des directeurs fût augmenté et que la direction alternât entre eux. On a proposé en outre de former entre tous les États confédérés une ligue très étroite pour défendre l'état de possession de chacun, tel qu'il sera établi par les arrangements qui vont se faire. Le roi de Bavière, qui a bien compris que par cette ligue la Prusse avait surtout en vue de s'assurer la possession de la Saxe contre l'opposition des puissances qui veulent conserver ce royaume, qui sent bien qu'il aurait tout à craindre lui-même si la Saxe était une fois sacrifiée, et qui est prêt à la défendre pour peu qu'il ne soit pas abandonné à ses propres forces, a ordonné de lever chez lui vingt mille hommes[321], qui porteront son armée à soixante-dix mille hommes. Loin de vouloir entrer dans la ligue proposée, son intention, du moins jusqu'à présent, est qu'aussitôt que les Prussiens se seront emparés de la Saxe, son ministre se retire de la commission, en déclarant qu'il ne veut pas être complice et bien moins encore garant d'une telle usurpation.

Les Prussiens ne connaissent pas cette intention du roi, mais ils n'ignorent point ses armements et le soupçonnent très probablement d'être disposé à joindre ses forces à celles des puissances qui voudraient défendre la Saxe. Ils sentent d'ailleurs, que, sans le consentement de la France, la Saxe ne serait point pour eux[322] une acquisition solide. On dit aussi que le cabinet, qui ne partage pas l'aveugle dévouement du roi à l'empereur Alexandre, n'est pas sans inquiétude du côté de la Russie, et qu'il renoncerait volontiers[323] à la Saxe pourvu qu'il retrouvât ailleurs de quoi compléter le nombre de sujets que la Prusse, d'après ses traités, doit avoir. Quels que soient ses sentiments et ses vues, les ministres prussiens paraissent vouloir se rapprocher de nous et nous envoient invitations sur invitations.

Lord Castlereagh qui a imaginé de fortifier la Prusse en deçà de l'Elbe, sous le prétexte de la faire servir de barrière contre la Russie, a toujours ce projet fort à cœur. Dans une conversation qu'il eut il y a peu de jours chez moi, il me reprocha de faire de la question de la Saxe une question du premier ordre, tandis que, selon lui, elle n'était rien et que la question de Pologne était tout. Je lui répondis que la question de la Pologne serait pour moi la première de toutes, s'il ne l'avait pas réduite à n'être qu'une simple question de limites. Voulait-il rétablir toute la Pologne dans une entière indépendance? Je serais avec lui en première ligne. Mais quand il ne s'agissait que de limites, c'était à l'Autriche et à la Prusse qui y étaient le plus intéressées à se mettre en avant. Mon rôle alors devait se borner à les appuyer et je le ferais. Sur son projet d'unir l'Autriche et la Prusse, je lui fis des raisonnements auxquels il ne put répondre, et je lui citai sur la politique de la Prusse depuis soixante ans des faits qu'il ne put nier; mais en passant condamnation sur les anciens torts de ce cabinet, il se retrancha dans l'espérance d'un meilleur avenir.

Cependant, je sais qu'il lui a été fait par diverses personnes des objections qui l'ont frappé. On lui a demandé comment il consentait à mettre l'une des plus grandes villes commerçantes de l'Allemagne (Leipsick), où se tient l'une des plus grandes foires de l'Europe, sous la domination de la Prusse avec laquelle l'Angleterre ne pouvait pas être sûre d'être toujours en paix, au lieu de la laisser entre les mains d'un prince avec lequel l'Angleterre ne pouvait jamais avoir rien à démêler. Il a été frappé d'une sorte d'étonnement et de crainte de ce que son projet pouvait compromettre en quelque chose l'intérêt mercantile de l'Angleterre.

Il m'avait invité à concerter avec lui un projet pour la convocation du congrès. Je lui en avais remis un et il en avait été content.

Je rédigeai aussi quelques projets sur la première réunion des ministres, sur la vérification des pouvoirs et sur les commissions à former à la première séance du congrès. (Ces différentes pièces sont jointes à ma dépêche au département que M. de Jaucourt soumettra à Votre Majesté.) Devant à lord Castlereagh, M. de Dalberg et moi, une visite, nous allâmes ensemble les lui porter avant-hier soir. Il n'y trouva rien à redire, mais il observa que la crainte que les Prussiens avaient de nous, ferait sûrement qu'ils y soupçonneraient quelque arrière-pensée. Les craintes réelles ou simulées des Prussiens amenèrent naturellement la conversation sur l'éternel sujet de la Pologne et de la Saxe. Il avait sur sa table des cartes avec lesquelles je lui fis voir que la Saxe étant dans les mêmes mains que la Silésie, la Bohême pouvait être enlevée en peu de semaines, et que la Bohême enlevée, le cœur de la monarchie autrichienne était à découvert et sans défense. Il parut étonné. Il nous avait parlé comme s'il eût tourné ses espérances du côté de la Prusse par l'impossibilité d'en mettre aucune dans l'Autriche. Il eut l'air surpris quand nous lui dîmes qu'il ne lui manquait que de l'argent pour réunir ses troupes, qu'elle aurait alors les forces les plus imposantes, et que, pour cela, il lui suffirait aujourd'hui d'un million sterling. Cela l'anima, et il parut disposé à soutenir l'affaire de la Pologne jusqu'au bout. Il savait qu'on travaillait dans la chancellerie russe à une réponse à son mémoire, et il ne paraissait point s'attendre à ce qu'elle fût satisfaisante. Il était instruit que les Serviens avaient repris les armes, et il nous apprit qu'un corps russe, commandé par un des meilleurs généraux de Russie, s'approchait des frontières de l'empire ottoman. Rien ne lui paraissait donc plus nécessaire et plus urgent que d'opposer une digue à l'ambition de la Russie. Mais il voudrait que cela se fît sans guerre, et que si la guerre ne pouvait être évitée, elle pût se faire sans le secours de la France. A sa manière d'estimer nos forces, on peut juger que c'est la France qu'il redoute le plus. «Vous avez, nous dit-il, vingt-cinq millions d'hommes; nous les estimons comme quarante millions.» Une fois, il lui échappa de dire: «Ah! s'il ne vous était resté aucune vue sur la rive gauche du Rhin!». Il me fut aisé de lui prouver par la situation de la France, par celle de l'Europe, qui était tout entière en armes, qu'on ne pouvait supposer à la France de vues ambitieuses sans la supposer insensée. «Soit, répondit-il, mais une armée française traversant l'Allemagne pour une cause quelconque ferait trop d'impression et réveillerait trop de souvenirs.» Je lui représentai que la guerre ne serait point nécessaire et qu'il suffirait de placer la Russie vis-à-vis de l'Europe unie dans une même volonté, ce qui nous ramena à l'ouverture du congrès. Mais lui, parlant toujours de difficultés, sans dire en quoi consistaient ces difficultés, me conseilla de voir M. de Metternich, d'où je conclus qu'ils étaient convenus entre eux de quelque chose, dont il ne m'aurait pas fait mystère s'il eût eu lieu de croire que je n'aurais rien à y objecter. Du reste, en nous accusant d'avoir tout retardé, il nous a naïvement avoué que, sans nous, tout serait maintenant réglé, parce que, dans le principe, ils étaient d'accord: aveu qui donne la mesure de l'influence que, dans leur propre opinion, il appartient à Votre Majesté d'avoir sur les affaires de l'Europe.

Au total, les dispositions de lord Castlereagh, sans être bonnes, m'ont paru moins éloignées de le devenir, et peut-être la réponse qu'il attend de l'empereur Alexandre contribuera-t-elle à les améliorer.

Hier matin, j'ai reçu de M. de Metternich un billet qui m'invitait à une conférence pour le soir à huit heures.

Je ne fatiguerai point Votre Majesté des détails de cette conférence qui a été abondante en paroles et vide de choses. Ces détails se trouvent d'ailleurs[324] dans ma lettre au département. Le résultat a été que l'on a formé une commission de vérification composée de trois membres nommés par le sort, que les pouvoirs leur seront envoyés pour être vérifiés, et qu'après la vérification on devra réunir le congrès.

Ce soir, une nouvelle conférence a eu lieu. On y a lu et arrêté le projet de déclaration relatif à la vérification des pouvoirs. Cette déclaration sera publiée demain. J'en envoie ce soir la copie dans ma dépêche[325] au département. J'ai cru que Votre Majesté préférerait que tout ce qui est pièces fût toujours joint à la lettre que j'adresse à M. de Jaucourt, afin que le département en ait et en conserve la suite.

Telle est depuis huit mois la situation de la France, que, dès qu'elle a atteint un but, elle en a devant elle un autre qu'une égale nécessité la presse d'atteindre, le plus souvent sans qu'elle ait à choisir entre plusieurs moyens d'y arriver. A peine eut-on renversé l'oppresseur et mis en liberté d'éclater les vœux qui, dans le secret des cœurs, rappelaient dès longtemps et de toutes parts Votre Majesté dans le sein de ses États, qu'il fallut pourvoir à ce qu'elle pût trouver désarmée, au moment de son arrivée, la France couverte de cinq cent mille étrangers, ce qu'on ne pouvait obtenir qu'en faisant à tout prix cesser les hostilités par un armistice. Ensuite, pour débarrasser immédiatement le royaume des armées qui en dévoraient la substance, il fallut tendre uniquement à la prompte conclusion de la paix. Votre Majesté semblait ne plus avoir qu'à jouir de l'amour de ses peuples et du fruit de sa propre sagesse, quand un nouveau but s'est offert à sa constance et à ses efforts: celui de sauver, s'il se peut, l'Europe des périls dont la menacent l'ambition et les passions de quelques puissances et l'aveuglement ou la pusillanimité de quelques autres. Les difficultés de l'entreprise ne m'en ont jamais fait regarder le succès comme entièrement impossible. La lettre, dont Votre Majesté a bien voulu m'honorer en date du 21 octobre, en rehausse en moi l'espérance, en même temps que les témoignages de satisfaction qu'elle daigne accorder à mon zèle, me donnent un nouveau courage.

Je suis...


No 5 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, le 4 novembre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu votre numéro 8. Je l'ai lu avec grand intérêt, mais avec grande indignation. Le ton et les principes qu'avec tant de raison on a reproché à Buonaparte[326] n'étaient pas autres que ceux de l'empereur de Russie. J'aime à me flatter que l'opinion de l'armée et celle de la famille impériale ramèneront le prince de Metternich à des vues plus saines; que lord Castlereagh entrera plus qu'il ne l'a fait jusqu'ici dans celles du prince régent, et qu'alors vous pourrez employer avec avantage les armes que je vous ai données. Mais quoi qu'il en puisse être, continuez à mériter les justes éloges que je me plais à vous répéter aujourd'hui, en restant ferme dans la ligne que vous suivez, et soyez bien sur que mon nom[327] ne se trouvera jamais au bas d'un acte qui consacrerait la plus révoltante immoralité.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.


No 11 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 6 novembre 1814.

Monsieur le comte,

Nous avons l'honneur de vous adresser les copies des procès-verbaux des deux premières conférences qui ont eu lieu.

Les notes qui y sont mentionnées, et sur lesquelles une délibération a eu lieu, sont celles présentées par l'ambassade de France, et envoyées par la dernière dépêche au département.

Une troisième conférence s'est tenue le 1er novembre. M. le comte de Noailles, arrivé le matin, y a assisté.

Le résultat n'a pas été important; on a même hésité jusqu'ici à le consigner dans un procès-verbal.

Le prince de Metternich, en sa qualité de président, a établi, dans un discours singulièrement diffus et très décousu, «qu'il fallait, avant de procéder à la formation des comités et des commissions, s'être entendu, et que chaque puissance ait réglé avec les autres ce qui l'intéresse directement».

Il nous a dit encore:

«Que toutes les affaires avaient deux faces; que ce congrès n'était pas un congrès; que son ouverture n'était pas proprement une ouverture; que les commissions n'étaient pas des commissions; que, dans la réunion des puissances à Vienne, il ne fallait considérer que l'avantage d'une Europe sans distances; qu'on resterait d'accord, ou qu'on ne le serait pas.»

M. de Metternich a donné dans cette séance la mesure de sa médiocrité, de son goût pour les petites intrigues et pour une marche incertaine et tortueuse, et de sa fécondité en mots vagues et vides de sens.

En voici un exemple entre mille: il nomme les commissions des chances de négociations. Il eût été inutile de relever l'inconvenance d'un pareil discours.

On était prévenu que les négociations relatives aux grandes et principales questions avaient pris une meilleure tournure; on voulait en attendre la confirmation et soigneusement éviter d'augmenter les difficultés qui entravent la marche des affaires.

La majorité dans cette conférence est tombée d'accord de gagner du temps, et de conférer une autre fois sur la possibilité et les formes d'une convocation générale du congrès.

La question de la Pologne, et par suite celle de la Saxe, sont, en attendant, fortement engagées.

L'empereur de Russie, nous assure-t-on, a répondu aux ministres anglais. La note rédigée par M. d'Anstedt[328] a été peu satisfaisante et doit être conçue dans un esprit assez peu conciliant.

Lord Castlereagh y a répondu hier. On nous dit qu'il insiste, au nom de l'Angleterre, et pour la sûreté de l'Europe, sur ce que la Russie ne passe pas la Vistule.

Le prince de Metternich a été obligé de soutenir cette question depuis que l'empereur, son maître, a soumis cet objet à la délibération d'un conseil d'État, qui, dans ses conclusions, a décidé: «Que la Russie ne pouvait s'étendre plus loin sans menacer la sûreté des positions militaires de l'Autriche, et qu'il était encore plus important pour l'Allemagne d'empêcher que les défilés de la Saale[329] soient dans les mains de la Prusse.»

Les instructions supplémentaires du roi, apportées par M. de Noailles, avaient mis ses plénipotentiaires dans la possibilité de faire des insinuations sur la part active que la France prendrait pour obtenir un équilibre réel et durable, et pour empocher que la Russie ne s'emparât du grand-duché de Varsovie, et la Prusse, de la Saxe.

On en avait prévenu le ministre de Bavière, et on avait trouvé moyen de le porter à la connaissance directe de l'empereur d'Autriche. Nous croyons que cela fortifiera le prince de Metternich dans la résistance qu'il doit opposer aux prétentions de la Russie et de la Prusse. Déjà le langage ferme et décidé que l'ambassade a tenu dès le premier moment l'a forcé à soutenir avec plus d'énergie ces grands intérêts de l'Europe. On assure généralement que ces deux puissances (la Russie et la Prusse) s'éclairent sur les difficultés qu'elles trouveront à réussir dans leurs différents projets. L'influence que les ministres anglais exercent également sur ces questions, nous fait espérer qu'elles seront modifiées, que le roi aura la gloire d'avoir arrêté l'exécution des plans les plus funestes pour l'Europe et pour sa tranquillité future.

Lord Castlereagh, à la vérité, se montre toujours enclin à procurer la Saxe à la Prusse; mais cette dernière puissance réfléchira qu'elle ne peut la posséder tranquillement sans le concours de la France, et préférera peut-être s'arranger par d'autres combinaisons.

Le prince de Hardenberg est convenu avec un de ses amis qu'il croyait cette réunion de la Saxe très odieuse à l'Allemagne et que la Prusse consentirait peut-être à en laisser un noyau.

L'Autriche paraît vouloir que ce noyau soit composé des trois quarts de la Saxe, si on arrête la limite de la Russie sur la Vistule. La Saxe conserverait alors quinze à seize cent mille habitants et resterait plus grande que le Wurtemberg et le Hanovre.

Ce résultat serait bien au delà des espérances qu'on aurait pu concevoir à l'époque où les plénipotentiaires de France sont arrivés au congrès, et le roi aura eu par ses propres moyens un succès bien remarquable, si les choses se terminent ainsi.

Les arrangements fédératifs de l'Allemagne continuent à se traiter avec mystère. La Bavière y soutient la lutte contre la Prusse et ne veut sacrifier de ses droits de souveraineté que ce qui sera nécessaire pour la formation de la ligue.

Les échanges de territoires n'ont pas encore pu être traités, parce que tout dépend des limites de la Prusse.

Il reste maintenant deux autres masses d'intérêts politiques à régler, et on paraît vouloir s'en occuper: ce sont les affaires du corps helvétique et celles d'Italie.

M. le prince de Metternich a jugé hier à propos d'inviter M. le prince de Talleyrand à une conférence où se trouvaient lord Castlereagh et M. le comte de Nesselrode. On y a parlé de ces deux objets.

Ces messieurs ont fait part au prince de Talleyrand de ce qu'une commission avait été nommée pour arranger, avec les députés suisses présents à Vienne, les affaires du corps helvétique. M. le prince de Talleyrand a dit qu'il avait nommé M. de Dalberg pour conférer sur le concours que la France avait à exercer dans cette affaire.

Quant à celles d'Italie, l'embarras de M. de Metternich a été visible lorsqu'il a été question de Naples. On doit l'attribuer à la crainte que lui inspirent la situation des esprits et le peu de goût des Italiens pour la domination autrichienne, et à l'influence que Murat exerce sur les jacobins de l'Italie, particulièrement sur ceux de l'ancien royaume d'Italie, dont il a été autrefois gouverneur.

Le prince de Talleyrand a proposé, pour paralyser cette influence, de ne toucher au sort de Murat que lorsque les autres rapports de l'Italie seraient arrangés, qu'on y aurait fait cesser le régime provisoire et qu'on l'aurait organisée dans un ordre géographique, en commençant par les parties septentrionales.

Le prince de Metternich est convenu qu'on ne pouvait, dans les affaires d'Italie, écarter les droits du royaume d'Étrurie, mais qu'il désirait qu'une ou deux légations fussent données à l'archiduchesse Marie-Louise et à son fils. Les autres ministres, croyant que ces légations étaient des biens vacants par suite du traité de Tolentino, ont trouvé juste de compenser la perte de Parme par un équivalent.

Comme dans les affaires d'Italie la France cherche à obtenir trois points, savoir: la succession de la maison de Carignan au trône de Sardaigne, le rétablissement de la maison de Parme et l'expulsion de Murat, il faudra ne pas élever trop de difficultés. Le prince de Talleyrand n'a point relevé cette question. Mais on peut croire que les affaires d'Italie s'arrangeront sur ces bases générales.

Le prince de Talleyrand a désigné pour la commission qui sera formée et devra s'occuper de cet objet plus en détail M. de Noailles, auquel il a fait connaître les intentions du roi.

Quant aux affaires de la Suisse, lord Castlereagh aurait désiré écarter la concurrence de la France; mais le député de Berne[330] a déclaré que ses instructions l'exigeaient impérativement et que son gouvernement, aussi bien que celui de Soleure et de Fribourg, ne croyaient pas que les intérêts de la Suisse pussent être réglés sans l'intervention de la France. Le ministre de Russie, M. Capo d'Istria[331] et M. Canning[332] paraissent avoir opiné dans le même sens. La défiance et la jalousie des autres puissances seront donc vaincues sur ce point, et nous pensons que les arrangements de la Suisse ne souffriront pas beaucoup de difficultés.

Le canton de Berne désire reprendre la partie du canton d'Argovie qui lui avait appartenu; le canton de Zurich, par l'effet d'une ancienne jalousie, ne veut y consentir qu'à condition d'en obtenir lui-même une partie. On voit ici la question des droits légitimes luttant contre un système de convenance, tel qu'on l'observe en Allemagne dans la question de la Saxe. Les puissances paraissent disposées à donner au canton de Berne l'évêché de Bâle. Il se présente à ce sujet une question qui doit être soumise à la décision immédiate du roi.

Le canton de Genève cherche à obtenir dix à douze mille âmes du pays de Gex[333], pour être immédiatement lié au canton de Vaud. On offrirait en échange à la France le double de population pris sur l'évêché de Bâle, et la frontière militaire entre Huningue, Vesoul et Besançon se trouverait améliorée.

La France ne perdrait que le point qui la conduit sur le lac de Genève, et on pourrait stipuler qu'elle y conserverait la liberté de navigation et de commerce.

Cet échange, qui nous paraît avantageux, nécessiterait cependant le retour d'une partie de l'Argovie[334] au canton de Berne, l'évêché de Bâle se trouvant alors fort diminué. Mais, tout avantage qu'on pourra procurer au canton de Berne est, pour ainsi dire, donné à la France, ce canton tenant à elle et à la maison de Bourbon par les sentiments d'attachement et de dévouement les plus forts.

Nous observons également que l'empereur de Russie veut, si cet échange n'a pas lieu, envelopper le canton de Genève par une partie de la Savoie, qui tourne autour du lac de Genève, vers le Valais. Cet échange servirait par conséquent à écarter cette idée.

Vous voudrez bien, monsieur le comte, nous transmettre les ordres du roi le plus tôt possible, et nous les transmettre avec toutes les modifications qu'il plaira à Sa Majesté d'y faire. Si elle consent à cet échange, il signalera le désir de la France de concourir à tout ce qui peut être avantageux au corps helvétique; et, au dire des députés suisses, de celui de Berne même, elle y regagnera une influence prépondérante. Le prince de Talleyrand croit voir qu'il y aurait de l'avantage à faire cet échange, mais il nous faut une autorisation.

Agréez...


No 10.—le prince de talleyrand au roi louis XVIII.

Vienne, le 6 novembre 1814.

Sire,

M. le comte de Noailles, arrivé ici mercredi matin 2 novembre, m'a apporté le supplément d'instructions que Votre Majesté a bien voulu me faire adresser. Les résolutions de Votre Majesté sont maintenant connues du cabinet autrichien, de l'empereur d'Autriche lui-même et de la Bavière. J'ai cru plus utile de n'en point parler encore à lord Castlereagh, toujours prompt à s'alarmer d'une intervention de la France, et je n'en ai pu parler au comte de Munster, qui, à peine sorti des mains de ses médecins, fait les préparatifs de son mariage avec la comtesse de la Lippe, sœur du prince régnant de Buckeburg.

M. le comte de Noailles a pu, dès le jour de son arrivée, assister à une conférence qui a fini sans résultat. Il s'agissait d'examiner si, la vérification des pouvoirs une fois terminée, on nommerait des commissions pour préparer les travaux, combien on en nommerait, comment et par qui elles seraient nommées. M. de Metternich a fait un long discours pour établir que le nom de commission ne pouvait pas convenir, parce qu'il supposait une délégation de pouvoirs, laquelle supposait à son tour une assemblée délibérante, ce que le congrès ne pouvait pas être. Il a proposé diverses expressions à la place de celle dont il ne voulait pas, et, n'étant lui-même satisfait d'aucune, il a conclu qu'il en faudrait chercher une autre dans la prochaine conférence qui n'a point encore eu lieu. Ces scrupules sur le nom de commission étaient sans doute étranges et bien tardifs après que l'on n'avait pas fait difficulté de le donner aux trois ministres chargés de vérifier les pouvoirs et aux cinq qui préparent l'organisation politique de l'Allemagne. Mais si j'avais pu croire, que M. de Metternich avait une autre intention que de chercher un prétexte pour gagner du temps, j'en aurais été détrompé par lui-même.

Après la conférence, il me proposa d'entrer dans son cabinet et me dit que lord Castlereagh et lui étaient décidés à ne point souffrir que la Russie dépassât la ligne de la Vistule; qu'ils travaillaient à engager la Prusse à faire cause commune avec eux sur cette question, et qu'ils espéraient y réussir. Il me conjura de leur en laisser le temps et de ne pas les presser. Je voulus savoir à quelles conditions ils se flattaient d'obtenir le concours de la Prusse. Il me répondit que c'était en lui promettant une portion de la Saxe, c'est-à-dire quatre à cinq cent mille âmes de ce pays, et particulièrement la place et le cercle de Wittemberg, qui peuvent être considérés comme nécessaires pour couvrir Berlin, de sorte que le royaume de Saxe conserverait encore de quinze à seize cent mille âmes, Torgau, Kœnigstein et le cours de l'Elbe, depuis le cercle de Wittemberg jusqu'à la Bohême.

J'ai su que, dans un conseil d'État présidé par l'empereur lui-même et composé de M. de Stadion, du prince de Schwarzenberg et du prince de Metternich, ainsi que du comte de Zichy et du général Duka[335], il a été établi en principe que la question de la Saxe était encore d'un plus grand intérêt pour l'Autriche que celle même de la Pologne, et qu'il allait du salut de la monarchie à[336] ne point laisser tomber entre les mains de la Prusse les défilés de la Thuringe et de la Saale. (J'entre dans plus de détails sur cet objet dans ma lettre de ce jour, adressée au département.)

Cette circonstance m'a fait prendre un peu plus de confiance dans ce que m'avait dit à ce sujet M. de Metternich que je ne le fais ordinairement. Si l'on parvient à conserver le royaume de Saxe avec les quatre cinquièmes ou les trois quarts de sa population actuelle et ses principales places et positions militaires, nous aurons beaucoup fait pour la justice, beaucoup pour l'utilité et beaucoup aussi pour la gloire de Votre Majesté.

L'empereur de Russie a répondu au mémoire de lord Castlereagh. Je verrai sa réponse, et j'aurai l'honneur d'en parler à Votre Majesté plus pertinemment que par des on dit dans ma première dépêche. Je sais seulement d'une manière sûre que l'empereur se plaint de l'injustice qu'il prétend qu'on lui fait en lui supposant une ambition qui n'est pas dans son cœur. Il se représente, en quelque sorte, comme opprimé, et, sans trop de transition, il arrive à déclarer qu'il ne se désistera d'aucune de ses prétentions.

Lord Castlereagh, qui a pris feu sur cette réponse, a fait une réplique que lord Stewart a dû porter hier. Son frère l'a chargé de cette commission, parce qu'il a eu pendant la guerre, et conservé depuis, ses entrées chez l'empereur Alexandre.

M. de Gentz, qui a traduit cette pièce pour le cabinet autrichien, à qui elle a été communiquée, m'a dit qu'elle était très forte et très bonne.

Les affaires de Suisse vont être mises en mouvement. J'ai fait choix de M. de Dalberg pour prendre part aux conférences où elles seront discutées. Je ne répète pas à Votre Majesté tout ce qui s'est passé à cet égard; ma dépêche au département lui en rend compte.

Hier, à quatre heures, je me suis rendu chez M. de Metternich, qui m'avait prié de passer chez lui. J'y trouvai M. de Nesselrode et lord Castlereagh. M. de Metternich débuta par de grandes protestations de vouloir être en confiance avec moi, de s'entendre avec la France et de ne rien faire sans nous[337]. Ce qu'ils désiraient, disait-il, c'était que, mettant de côté toute susceptibilité, je voulusse les aider à avancer les affaires et à sortir de l'embarras où il avoua qu'ils se trouvaient. Je répondis que la situation dans laquelle ils étaient vis-à-vis de moi était tout autre que la mienne vis-à-vis d'eux; que je ne voulais, ne faisais, ne savais rien qu'ils ne connussent et ne sussent comme moi-même; qu'eux, au contraire, avaient fait et faisaient journellement une foule de choses que j'ignorais, ou que, si je venais à en apprendre quelques-unes, c'était par des bruits de ville; que c'était ainsi que j'avais appris qu'il existait une réponse de l'empereur Alexandre à lord Castlereagh. (Ici[338], je vis que je l'embarrassais, et je compris que, devant M. de Nesselrode, il ne voulait pas paraître avoir fait à cet égard quelque indiscrétion.) Je me hâtai d'ajouter que je ne savais point ce que portait cette réponse, ni même s'il y en avait réellement une. Puis, je remarquai que, quant aux difficultés dont ils se plaignaient, je ne pouvais les attribuer qu'à une seule cause, à ce qu'ils n'avaient point réuni le congrès. «Il faudra bien, leur dis-je, qu'on le réunisse un jour ou l'autre. Plus on tarde et plus on semble s'accuser soi-même d'avoir des vues que l'on n'ose montrer au grand jour. Tant de délais sembleront indiquer une mauvaise conscience; pourquoi feriez-vous difficulté de déclarer que, sans attendre la vérification des pouvoirs, qui peut être longue, tous ceux qui ont remis les leurs à la chancellerie d'État devront se réunir dans un lieu indiqué? Les commissions y seront annoncées; il sera dit que chacun pourra y porter ses demandes, et on se séparera. Les commissions feront alors leur travail, et les affaires marcheront avec une sorte de régularité.» Lord Castlereagh approuva cette marche, qui avait pour lui le mérite d'écarter la difficulté relative aux pouvoirs contestés. Mais il observa que le mot seul de congrès épouvantait les Prussiens, et que le prince de Hardenberg surtout en avait une frayeur horrible. M. de Metternich reproduisit la plupart des raisonnements qu'il nous avait faits dans la dernière conférence. Il trouvait préférable de ne réunir le congrès que quand on serait d'accord, du moins sur toutes les grandes questions. Il y en a une, dit-il, sur laquelle on est en présence. Il indiquait la question de Pologne, mais ne voulut point la nommer; et il passa promptement aux affaires de l'Allemagne proprement dites. «Tout est, dit-il, dans le meilleur accord entre les personnes qui s'en occupent. On va aussi s'occuper des affaires de la Suisse, qui ne doivent pas, ajouta-t-il, se régler sans que la France y prenne part.» Je lui dis que j'avais pensé qu'ils ne pouvaient[339] pas avoir une autre intention et que j'avais, en conséquence, choisi M. de Dalberg pour assister aux conférences qui seraient tenues à ce sujet. De là, passant aux affaires d'Italie, le mot de complication dont M. de Metternich se sert perpétuellement pour se tenir dans le vague dont sa faible politique a besoin, fut employé depuis les affaires de Gênes et de Turin jusqu'à celles de Naples et de Sicile. Il voulait arriver à prouver que la tranquillité de l'Italie et par suite celle de l'Europe, tenaient à ce que l'affaire de Naples ne fût pas réglée au congrès, mais à ce qu'elle fût remise à une époque plus éloignée. «La force des choses, disait-il, ramènera nécessairement la maison de Bourbon sur le trône de Naples.—La force des choses, lui dis-je, me paraît maintenant dans toute sa puissance. C'est au congrès que cette question doit finir. Dans l'ordre géographique, cette question se présente la dernière de celles de l'Italie, et je consens à ce que l'ordre géographique soit suivi: mais ma condescendance ne peut aller plus loin[340].» M. de Metternich parla alors des partisans que Murat avait en Italie. «Organisez l'Italie, il n'en aura plus. Faites cesser un provisoire odieux; fixez l'état de possession dans la haute et moyenne Italie; que des Alpes aux frontières de Naples il n'y ait pas un seul coin de terre sous l'occupation militaire; qu'il y ait partout des souverains légitimes et une administration régulière; fixez la succession de Sardaigne, envoyez dans le Milanais un archiduc pour l'administrer; reconnaissez les droits de la reine d'Étrurie; rendez au pape ce qui lui appartient et que vous occupez; Murat[341] n'aura plus aucune prise sur l'esprit des peuples, il ne sera pour l'Italie qu'un brigand.» Cette marche géographique pour traiter des affaires d'Italie a paru convenir, et on s'est décidé à appeler M. de Saint-Marsan[342] à la prochaine conférence, pour régler avec lui, conformément à ce plan, les affaires de la Sardaigne. On doit aussi entendre M. de Brignole[343], député de la ville de Gênes, sur ce qui concerne les intérêts commerciaux de cette ville. Lord Castlereagh insiste beaucoup pour que Gênes soit un port franc, et il a, à cette occasion, parlé avec approbation et amertume de la franchise de celui de Marseille.

Nous pourrions croire que notre situation tend à s'améliorer un peu, mais je n'ose me fier à aucune apparence, n'ayant que trop de raisons de ne point compter sur la sincérité de M. de Metternich. De plus, je ne sais quelle idée il faut attacher au départ inattendu du grand-duc Constantin, qui quitte Vienne après-demain pour se rendre directement à Varsovie.

On parle d'un voyage que l'empereur Alexandre doit faire à Grätz, en Styrie[344]. On dit qu'il se propose d'aller jusqu'à Trieste. Un des archiducs doit lui faire les honneurs de cette partie de la monarchie autrichienne. Ce voyage est annoncé pour le 20.

La cour de Vienne continue à exercer envers ses nobles hôtes une hospitalité, qui, dans l'état de ses finances, lui doit être fort à charge. On ne voit partout qu'empereurs, rois, impératrices, reines, princes héréditaires, princes régnants. La cour défraye tout le monde. On estime la dépense de chaque jour à deux cent vingt mille florins en papier. La royauté perd certainement à ces réunions quelque chose de la grandeur qui lui est propre. Trouver trois ou quatre rois et davantage de princes à des bals, à des thés chez de simples particuliers[345] me paraît bien inconvenable. Il faudra venir en France pour voir à la royauté cet éclat et cette dignité qui la rendent à la fois auguste et chère aux yeux des peuples.

Je suis...


No 6 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, le 9 novembre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu votre numéro 9.

Je vois avec quelque satisfaction que le congrès tend à s'ouvrir, mais je prévois encore bien des difficultés.

Je charge le comte de Blacas de vous informer:

1o D'un entretien qu'il a eu avec le duc de Wellington[346]; vous verrez que celui-ci tient un langage bien plus explicite que lord Castlereagh. Qui des deux parle d'après les véritables intentions de sa cour? Je l'ignore; mais le dire de lord Wellington sera dans tous les cas[347] une bonne arme entre vos mains;

2o D'une pièce que cet ambassadeur assure être authentique; rien ne peut m'étonner de la part du prince de Metternich, mais je serais surpris que, le 31 octobre, vous n'eussiez pas encore eu[348] connaissance d'un pareil fait. Quoi qu'il en puisse être, il était également nécessaire que vous en fussiez instruit.

Vous apprendrez avec plaisir que mon frère est arrivé ici dimanche en très bonne santé. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.


No II.—le comte de blacas d'aulps au prince de talleyrand.

Paris, le 9 novembre 1814.

J'exécute, mon prince, un ordre du roi, en m'empressant de vous transmettre de la part de Sa Majesté des informations importantes et des instructions qu'elle ne juge pas moins essentielles.

Votre nouvelle entrevue avec l'empereur de Russie et, plus encore, vos craintes sur la condescendance de l'Autriche et de l'Angleterre, ont fait désirer vivement au roi de recueillir tout ce qui pourrait l'éclairer sur les dispositions réelles de cette dernière puissance. Ce qui vous avait été rapporté du langage que tenait M. le prince régent, et ce que Sa Majesté savait elle-même à cet égard, lui faisaient envisager comme bien nécessaire de sonder les intentions du cabinet britannique.

Une conversation que je viens d'avoir avec le duc de Wellington a rempli ce but, ou du moins a fourni au roi l'occasion d'invoquer plus fortement que jamais le concours de l'Angleterre sur les points les plus épineux de la négociation. Lord Wellington, après m'avoir assuré que les instructions données à lord Castlereagh, et qu'il connaissait, étaient absolument opposées aux desseins de l'empereur Alexandre sur la Pologne, et par conséquent sur la Saxe, puisque le sort de la Saxe dépend absolument de la détermination qui sera prise à l'égard de la Pologne, m'a dit qu'en s'attachant uniquement à cette grande question et négligeant tous les intérêts secondaires, on parviendrait aisément à s'entendre. Suivant lui, l'Autriche ne donnera point les mains au projet que la France rejette, et la Prusse elle-même, pour qui la Saxe est un pis aller, se verrait avec une extrême satisfaction réintégrée dans le duché de Varsovie. Trouvant le duc de Wellington tellement explicite[349] sur ce point, j'ai cru, d'après les intentions du roi, devoir tenter une ouverture qui, bien que dépourvue de tout caractère officiel, pouvait de plus en plus l'engager dans la communication des seules vues que voulût avouer la cour de Londres. Je lui ai représenté que si les dispositions de son gouvernement étaient telles qu'il me le disait, et que le seul obstacle à une prompte et heureuse issue des négociations fût dans la difficulté de réduire à une résistance uniforme des oppositions d'une nature différente, il me semblait qu'une convention conclue entre la France, l'Angleterre, l'Espagne et la Hollande, et qui n'aurait pour but que la manifestation des vues qu'elles adoptent conjointement sur cette question, obtiendrait bientôt l'assentiment des autres cours. Ce moyen, en présentant un concours imposant de volontés, devait sur-le-champ dissoudre le charme qui entraînait tant d'États dans une direction contraire à leurs intérêts, et le roi, n'ayant d'autre ambition que le rétablissement des principes du droit public et d'un juste équilibre en Europe, pouvait se flatter qu'aucun motif n'écarterait de sa politique ceux qui, animés des mêmes sentiments, seraient invités à s'y rallier.

Cette proposition, dont le duc de Wellington n'a pu entièrement méconnaître l'avantage, a été rejetée par lui comme superflue; mais il ne m'en a protesté qu'avec plus de force des intentions droites de son gouvernement sur la question de Pologne et de Saxe, et même sur celle de Naples, et il m'a répété qu'une attention exclusive portée à ces grands intérêts amènerait bientôt les plénipotentiaires au but dont s'écarte la cour de Pétersbourg.

Vous voyez, prince, que l'Angleterre (quelles que soient les réticences de son négociateur au congrès) reconnaît hautement ici la nature des instructions dont il est porteur, instructions qui, en liant[350], ainsi que l'a fait le duc de Wellington, la question de la Saxe à celle de la Pologne[351], offrent au roi l'appui le plus important. Dans cet état de choses, Sa Majesté pense que vous pouvez utilement vous prévaloir des informations que j'ai l'honneur de vous adresser. En invoquant les instructions de lord Castlereagh, vous êtes ainsi autorisé à le placer dans la nécessité de vous faire une réponse qu'il lui sera difficile de rendre négative, lorsqu'un jour il sera forcé de prouver que sa conduite a été conforme aux vues de son gouvernement et à l'intérêt de son pays.

L'indépendance de la Pologne, très populaire en Angleterre, si elle était complète, ne le serait[352] nullement comme le projette la Russie. Vous jugerez donc, sans doute, prince, qu'il est très important, dans vos rapports avec le ministre anglais, de distinguer ces deux hypothèses. Le roi est persuadé que plus vous exprimerez de vœux en faveur d'une indépendance réelle et entière de la nation polonaise, en cas que cela fût praticable, et plus vous ôterez à lord Castlereagh les moyens de justifier aux yeux de l'Angleterre[353] l'abandon du grand-duché de Varsovie à l'empereur Alexandre.

Le roi vous a fait connaître les ordres que Sa Majesté a donnés[354] au ministre de la guerre pour porter l'armée au complet du pied de paix[355].

La pièce que je joins ici par ordre du roi, et qui m'a été communiquée comme authentique, prouve combien cette mesure était nécessaire au milieu de tous les écueils qui nous entourent. Rien ne peut surprendre de la part du prince de Metternich, mais il serait cependant bien singulier qu'un pareil fait n'eût pas été connu de vous le 31 octobre. Veuillez bien, je vous prie, ne point dire de qui je tiens la pièce que je vous fais passer.

Je suis très aise que vous soyez content des services du chevalier de Vernègues; il y a bien longtemps que je connais son zèle éclairé pour la cause que nous servons, et son caractère qui mérite la plus grande estime.

J'ai placé M. d'André dans les domaines du roi: il fallait d'abord lui donner de quoi vivre; mais je pense qu'il pourra, par la suite, servir le roi bien plus utilement que dans une administration dont le revenu est de peu d'importance[356].

Recevez, prince, une nouvelle assurance de mon inviolable attachement et de ma haute considération.

blacas d'aulps.

P.-S.—Cette lettre était en partie écrite avant l'arrivée de votre numéro 9, qui prouve de plus en plus la nécessité d'établir un concert avec l'Angleterre sur les questions qui partagent les négociateurs.


No 12 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 12 novembre 1814.

Monsieur le comte,

Tous les renseignements particuliers qui nous reviennent nous font présumer que les questions de Pologne et de Saxe ne sont point améliorées, et qu'elles restent soumises à une aveugle obstination de la part de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, et à un abandon funeste de la part de l'Autriche.

Un courrier du roi de Saxe, parti de Berlin le 5, a apporté une protestation formelle qui nous a été communiquée. Cette déclaration porte que le roi ne consentira à aucun échange et qu'il n'abdiquera jamais. Son intention est que cette déclaration soit rendue publique. Nous pensons qu'elle ne peut produire qu'un très bon effet et probablement nous vous l'adresserons par le prochain courrier pour être insérée dans le Moniteur. Le roi de Saxe refuse, depuis l'établissement provisoire d'une administration prussienne, toute espèce de traitement qui lui avait été assigné, et l'a fait savoir au gouvernement prussien.

En attendant, le grand-duc Constantin est parti pour Varsovie. Il porte, à ce qu'on assure, les instructions pour organiser cette nouvelle Pologne, qui, insignifiante par elle-même, sera une source de troubles pour ses voisins. L'Autriche en est alarmée; son cabinet paraît vouloir épuiser tous les moyens pour détourner l'empereur de Russie de ses projets, et détacher de lui le roi de Prusse. Incertaine cependant de réussir, elle a pris le parti de faire marcher à peu près vingt à vingt-cinq mille hommes sur la Gallicie. Ces troupes doivent renforcer le cordon qu'elle avait sur cette frontière; mais l'Autriche ne paraît pas vouloir s'opposer par le moyen des armes à l'envahissement de la Saxe.

Le prince de Metternich a expédié un courrier à Londres. Il est probable qu'il porte l'ordre à M. le comte de Meerveldt de représenter au cabinet britannique combien il importe de soutenir fortement l'avis qu'a donné lord Castlereagh dans ses notes à l'empereur de Russie. Ce ministre veut que le grand-duché de Varsovie reste indépendant, ou que la Vistule soit la frontière entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. C'est sur ces bases que les trois puissances négocient encore. L'empereur Alexandre, cependant, est décidé à faire un pas de plus pour atteindre son but, et il entraîne le roi de Prusse, auquel il a donné le conseil de commencer l'organisation de la Saxe, tandis qu'il commence celle du duché de Varsovie.

Cette conduite laisse en Europe un germe de guerre qu'on ne saurait écarter dans ce moment. Elle fournira les éléments à de longues agitations, et rend fort difficile la conclusion des affaires de l'Allemagne.

On a, par suite de la dernière conférence particulière, repris les affaires qui concernent l'Italie.

Le cabinet autrichien est d'autant plus disposé à les terminer que la fermentation jacobine qui se montre dans cette partie de l'Europe, et qui est protégée par Murat, l'inquiète. Cette fermentation est soutenue par la Russie et par les Anglais. Lord William Bentinck[357] a semé dans ces pays des idées de révolution qui devaient servir contre Bonaparte et qui gênent dans l'ordre de choses actuel.

La réunion de Gênes au Piémont se fera, à ce que nous croyons, en vertu d'une capitulation. Les Génois avaient présenté le projet d'une constitution qui, par son esprit démocratique, ne pouvait être admis. Mais la capitulation est d'autant plus nécessaire que les Génois répugnent singulièrement à cet acte de soumission et qu'il est bon d'écarter partout autant qu'on le pourra les germes d'aigreur et de discorde qui se multiplient sur tous les points à l'occasion de la réunion des Belges aux Hollandais, des Saxons aux Prussiens, des Italiens aux Autrichiens.

Nous sommes fondés à espérer de faire rendre Parme à la famille d'Espagne, et de faire donner une des légations à l'archiduchesse Marie-Louise. Si cet échange peut être obtenu, on en proposera le retour au Saint-Siège dans le cas où le prince son fils mourrait sans enfants. On n'a pas encore parlé du sort de Murat; mais l'ambassade du roi ne regardera aucun arrangement comme complet, si la retraite de Murat n'y est stipulée.

Les affaires de Suisse n'ont point encore été touchées. On croit que les alliés avaient le projet de lier les rapports de ce pays avec le système militaire de l'Allemagne, pour opposer de plus fortes barrières à la France. La nomination de M. de Stein, de la part de la Russie, comme commissaire délégué pour cet objet, ferait peut-être supposer quelques arrière-pensées. Mais cet arrangement serait tellement contraire aux intérêts des Suisses, qu'on peut s'en rapporter à eux-mêmes pour le voir écarter lorsqu'il en sera question.

Vous jugerez, monsieur le comte, par ce court exposé des occupations du congrès que les résultats n'y sont pas fort avancés; mais que les intrigues particulières ont continué d'être assez actives. De la part des puissances elles découlent de deux sources: l'effroi que leur inspire encore la France révolutionnaire, et le désir secret qu'elles nourrissent de voir la France resserrée dans ses limites sans qu'elle puisse user de ses moyens pour regagner l'influence qu'elle avait à certaines époques de son histoire.

Le système que le roi a adopté rendra à la nation la confiance que les mesures de son dernier gouvernement lui ont fait perdre, et avec elle, l'intervention de la France sera plutôt recherchée que redoutée.

M. le comte de Noailles, qui après son arrivée a été présenté aux souverains, a recueilli les observations et les paroles qui lui ont été dites et qui lui ont paru mériter de l'intérêt. Nous avons l'honneur de vous adresser les notes qui les renferment. Elles ne présentent que des choses satisfaisantes.

Agréez...


No 11—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 12 novembre 1814.

Sire,

M. de Metternich et lord Castlereagh avaient persuadé au cabinet prussien de faire cause commune avec eux sur la question de la Pologne. Mais l'espoir qu'ils avaient fondé sur le concours de la Prusse n'a pas été de longue durée. L'empereur de Russie, ayant engagé le roi de Prusse à venir dîner chez lui il y a quelques jours, eut avec lui une conversation dont j'ai pu savoir quelques détails par le prince Adam Czartoryski. Il lui rappela l'amitié qui les unissait, le prix qu'il y attachait, tout ce qu'il avait fait pour la rendre éternelle. Leur âge étant à peu près le même, il lui était doux de penser qu'ils seraient longtemps témoins du bonheur que leurs peuples devraient à leur liaison intime. Il avait toujours attaché sa gloire au rétablissement d'un royaume de Pologne. Quand il touchait à l'accomplissement de ses désirs, aurait-il la douleur d'avoir à compter parmi ceux qui s'y opposaient son ami le plus cher et le seul prince sur les sentiments duquel il eût compté? Le roi fit mille protestations et lui jura de le soutenir dans la question polonaise. «Ce n'est pas assez, reprit l'empereur, que vous soyez dans cette disposition, il faut encore que vos ministres s'y conforment.» Et il engagea le roi à faire appeler M. de Hardenberg. Celui-ci étant arrivé, l'empereur répéta devant lui et ce qu'il avait dit, et la parole que le roi lui avait donnée. M. de Hardenberg voulut faire des objections, mais pressé par l'empereur Alexandre qui lui demandait s'il ne voulait pas obéir aux ordres du roi et ces ordres étant absolus, il ne lui resta qu'à promettre de les exécuter ponctuellement. Voilà tout ce que j'ai pu savoir de cette scène; mais elle doit avoir offert beaucoup de particularités que j'ignore, s'il est vrai, comme M. de Gentz me l'a assuré, que le prince de Hardenberg ait dit qu'il n'en avait jamais vu de semblable.

Ce changement de la Prusse a fort déconcerté M. de Metternich et lord Castlereagh. Ils auraient voulu que M. de Hardenberg eût offert sa démission, et il est certain que cela aurait pu embarrasser[358] l'empereur et le roi, mais il ne paraît pas y avoir même pensé.

Pour moi, qui soupçonnais M. de Metternich d'avoir obtenu le concours des Prussiens par plus de concessions qu'il n'en avouait, je penchais plutôt à croire que cette défection de la Prusse était un bien, et Votre Majesté verra que mes pressentiments n'étaient que trop fondés.

Le grand-duc Constantin, qui est parti depuis deux jours, doit organiser l'armée du duché de Varsovie. Il est aussi chargé de donner une organisation civile au pays. Le ton de ses instructions annonce, selon M. d'Anstedt[359] qui les a rédigées, que l'empereur Alexandre ne se départira d'aucune de ses prétentions. L'empereur doit avoir engagé le roi de Prusse à donner pareillement une organisation civile et militaire à la Saxe. On rapporte qu'il lui a dit: «De l'organisation civile à la propriété, il n'y a pas loin.» Dans une lettre que je reçois de M. de Caraman[360], je trouve que le frère du ministre des finances et plusieurs généraux sont partis de Berlin pour aller organiser la Saxe[361]. M. de Caraman ajoute que néanmoins l'occupation de la Saxe n'est plus[362] présentée à Berlin comme définitive, mais seulement comme provisoire.

On raconte encore que l'empereur Alexandre, parlant de l'opposition de l'Autriche à ses vues, et après des plaintes amères contre M. de Metternich avait dit: «L'Autriche se croit assurée de l'Italie, mais il y a là un Napoléon dont on peut se servir;» propos dont je ne suis pas certain, mais qui circule, et qui, s'il est vrai, peut donner la mesure complète de celui qui l'a tenu.

Lord Castlereagh n'a point encore reçu de réponse à sa dernière note. Quelques personnes croient que l'empereur ne daignera pas même y répondre.

Pendant que les affaires de la Pologne et de la Saxe restent ainsi en suspens, les idées que, dans la conférence dont j'ai eu l'honneur de rendre compte à Votre Majesté, j'avais mises en avant sur l'organisation de l'Italie, ont fructifié. Je fus avant-hier chez lord Castlereagh, et je l'en trouvai rempli. M. de Metternich, qui dînait hier avec nous chez M. de Rasumowski, ne l'était pas moins. Il nous a réunis aujourd'hui, lord Castlereagh, M. de Nesselrode et moi, pour nous en occuper. En arrivant, il m'a prévenu qu'il ne serait question que de cela; qu'après-demain, demain, dans une heure peut-être, il serait en état de me parler de la Pologne et de la Saxe, mais que, pour le moment, il ne le pouvait pas. Je n'ai point insisté. La conférence a roulé uniquement sur le pays de Gênes. Il a été proposé de ne point l'incorporer au Piémont, mais de le donner au roi de Sardaigne par une capitulation qui lui assurât[363] des privilèges et des institutions particulières. Lord Castlereagh avait apporté des mémoires et des projets qui lui avaient été adressés à ce sujet. Il les a lus. Il a fort insisté sur l'établissement d'un port franc, d'un entrepôt et d'un transit avec des droits très modérés, à travers le Piémont[364]. On est convenu de se réunir demain et d'appeler à la conférence MM. de Saint-Marsan et de Brignole.

Après la conférence, resté seul avec M. de Metternich, et désirant de savoir où il en était pour la Pologne et pour la Saxe et ce qu'il se proposait de faire par rapport à l'une et à l'autre, au lieu de lui faire à cet égard des questions qu'il aurait éludées, je ne lui ai parlé que de lui-même, et prenant le ton d'une ancienne amitié, je lui ai dit que, tout en s'occupant des affaires, il fallait aussi songer à soi-même; qu'il me paraissait qu'il ne le faisait point assez; qu'il y avait des choses auxquelles on était forcé par la nécessité, mais qu'il fallait que cette nécessité fût rendue sensible à tout le monde; qu'on avait beau agir par les motifs les plus purs; que, si ces motifs étaient inconnus[365] du public, on n'en était pas moins calomnié, parce que le public alors ne pouvait juger que par les résultats; qu'il était en butte à toute sorte de reproches; qu'on l'accusait, par exemple, d'avoir sacrifié la Saxe; que j'espérais bien qu'il ne l'avait pas fait; mais pourquoi laisser un prétexte à de tels bruits? Pourquoi ne pas donner à ses amis les moyens de le défendre ou de le justifier? Un peu d'ouverture de sa part a été la suite de l'espèce d'abandon avec lequel je lui parlais. Il m'a lu sa note aux Prussiens sur la question de la Saxe, et quelques remerciements affectueux[366] de ma part l'ont conduit à me la confier. Je lui ai promis qu'elle resterait secrète. J'en joins une copie à la lettre que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Majesté. Je la supplie de vouloir bien la garder et de me permettre de la lui demander à mon retour.

Votre Majesté verra dans cette pièce que M. de Metternich avait promis aux Prussiens non pas, comme il me l'avait assuré, une portion de la Saxe, mais la Saxe tout entière, promesse qu'il avait heureusement subordonnée à une condition dont l'inaccomplissement la rend nulle[367]. Votre Majesté verra encore par cette note que M. de Metternich abandonne Luxembourg aux Prussiens, après m'avoir assuré à diverses reprises qu'il ne leur serait pas donné. Cette même note révèle encore le projet dès longtemps formé, de placer l'Allemagne sous ce qu'on appelle l'influence, et ce qui serait réellement la domination absolue et exclusive de l'Autriche et de la Prusse.

Maintenant, M. de Metternich proteste qu'il n'abandonnera point la Saxe. Quant à la Pologne, il m'a fait entendre qu'il céderait beaucoup, ce qui signifie qu'il cédera tout, si l'empereur Alexandre ne se désiste de rien.

J'étais encore avec lui quand on lui a apporté l'état de l'armée autrichienne. Il me l'a fait voir. La force actuelle de cette armée consiste en trois cent soixante-quatorze mille hommes, dont cinquante-deux mille de cavalerie et huit cents pièces de canon. C'est avec ces forces qu'il croit que la monarchie autrichienne n'a point de meilleur parti à prendre que de tout souffrir et de se résigner à tout. Votre Majesté voudra bien remarquer que le nombre des troupes est l'effectif de l'armée.

Je ne fermerai la lettre que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Majesté qu'au retour d'une conférence à laquelle je vais me rendre ce matin.

Je sors de la conférence. Je m'y suis trouvé avec MM. de Nesselrode, de Metternich et lord Castlereagh. On a fait entrer M. de Saint-Marsan, à qui l'on avait donné rendez-vous. Il n'a été question que de la réunion du pays de Gênes au Piémont. Une espèce de pouvoirs donnés[368] par le gouvernement provisoire fabriqué, il y a quelques mois, par lord William Bentinck, a fait naître quelques difficultés. Elles seront levées en établissant que Gênes est un pays vacant. Il a été convenu que les huit puissances se réuniraient demain pour en faire la déclaration et pour donner à M. de Brignole, député de Gênes, copie du protocole dans lequel cette déclaration sera contenue. Il ne restera plus à déterminer que le mode de réunion. J'ai profité de la conférence d'aujourd'hui pour parler de la succession de Sardaigne. M. de Saint-Marsan, que j'avais prévenu, avait reçu de sa cour des instructions conformes aux droits de la maison de Carignan. J'ai proposé un mode de rédaction qui les reconnaît. M. de Saint-Marsan l'a adopté et soutenu, et j'ai tout lieu de croire qu'il sera admis.

Les conférences pour les affaires de Suisse ne tarderont point à commencer.

Je suis...


No 7 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, le 15 novembre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu votre numéro 10 et j'attends avec impatience les importants détails ultérieurs que vous m'annoncez.

Je saisis avidement l'espoir que vous me donnez pour la Saxe, et je crois pouvoir m'y livrer avec quelque confiance, du moment que le prince de Metternich parle, non d'après lui-même, mais d'après l'avis d'un conseil. J'aimerais sûrement bien mieux que ce royaume restât entier, mais je crois que son malheureux roi devra encore s'estimer heureux si on lui en sauve les deux tiers ou les trois quarts.

Quant à l'échange proposé, je n'aime pas, en général, à céder du mien; je répugne encore plus à dépouiller autrui, et, après tout, les droits du prince évêque de Bâle, moins importants sans doute au repos de l'Europe, ne sont pas moins sacrés que ceux du roi de Saxe. Si cependant la spoliation du premier de ces princes est inévitable, mû par la double considération de conserver au roi de Sardaigne une portion de ses États et de rendre un grand service au canton de Berne, je consentirai à l'échange et je vous envoie une autorisation ad hoc[369].

Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.


No 13 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 17 novembre 1814.

Monsieur le comte,

Depuis l'expédition de notre dernière dépêche, une conférence a eu lieu. Elle a fixé le sort de Gênes conformément à l'article secret qui réunit ce pays au Piémont.

Une commission a été nommée pour régler les conditions sous lesquelles cette réunion s'effectuera. On a désigné l'Autriche, la France et l'Angleterre pour la former. Elle sera composée de M. de Wessemberg, M. le comte de Noailles et lord Clancarty.

Lord Castlereagh éprouve quelque embarras par la conduite que lord W. Bentinck a tenue à Gênes. Ce dernier avait flatté le peuple génois d'une entière indépendance. Lord Castlereagh a soutenu faiblement que cet amiral avait outrepassé ses pouvoirs, et il a dit qu'il fallait par tous les moyens de conciliation adoucir aux Génois le sacrifice qu'on leur imposait. Il a assuré le député de Gênes qu'il procurerait à son pays tous les avantages dont jouit l'Irlande sa patrie, et nous sommes curieux de voir comment il compensera l'État de Gênes du droit de nommer des députés à la Chambre des communes et à celle des pairs, prérogative dont jouit l'Irlande par son union à la Grande-Bretagne, et qui ne peut être donnée aux Génois puisque le Piémont n'a pas de parlement. Ce fait et beaucoup d'autres nous prouvent tous les jours que ce noble lord a moins étudié les rapports du continent, qu'il n'est frappé du danger auquel un nouveau système de blocus continental exposerait sa patrie.

Dans cette conférence, le plénipotentiaire d'Espagne, M. de Labrador, avait soutenu qu'il fallait laisser aux Génois le droit de se constituer eux-mêmes, et que l'article secret ne donnait aucun droit au roi de Sardaigne qui n'a pas signé le traité de Paris. Ce ministre voulait sans doute essayer, si le vœu que les Génois avaient énoncé d'être donnés à la reine d'Étrurie pouvait se réaliser.

Le désir de ne pas altérer les dispositions du traité de Paris a porté la majorité à décider que la réunion de Gênes au Piémont devait s'effectuer; et que l'acte de soumission de la part de cette république à la France et la cession qui en était faite par le traité de Paris mettaient les principes du droit des gens à couvert. Nous nous sommes rangés à cet avis.

Dès que la copie du procès-verbal de cette conférence nous aura été remise, nous aurons l'honneur, monsieur le comte, de vous la transmettre.

Nous vous adressons en attendant une pièce bien plus curieuse, et qui accuserait sévèrement les principes de la coalition si nous n'étions témoins de l'embarras qu'elle produit, et, du désir qu'ont les ministres des quatre puissances à la déclarer, ou apocryphe, ou publiée par l'effet d'une coupable précipitation de la part du prince Repnin[370], gouverneur de la Saxe.

Cette pièce mérite une attention particulière. Elle prouve que, malgré toutes les peines qu'on s'est données pour nous cacher, dès notre arrivée, les secrètes machinations de la Russie et de la Prusse, la faiblesse du prince de Metternich et la médiocrité de conduite de lord Castlereagh, nous avons pénétré tout d'abord les fausses combinaisons et la marche irrégulière que les ministres de ces quatre puissances ont suivies, et qui, sans l'intervention de la France, faisaient perdre la possibilité même de convenir d'un système d'équilibre politique, système qui, mal calculé peut-être, se placera cependant sous l'égide des principes généraux qui gouvernaient l'Europe avant la Révolution.

La publication de cette circulaire du prince Repnin dans les feuilles allemandes a causé beaucoup de tracasseries à M. de Stein qui, par son système de création en Allemagne, s'est fait l'avocat de la réunion de la Saxe à la Prusse.

Les ministres anglais et autrichiens lui reprochent d'avoir parlé de leur consentement, qu'ils prétendent n'avoir pas donné et qu'effectivement ils avaient soumis à de très faibles conditions. On verra donc paraître des réfutations dans plusieurs gazettes. Mais il est bon que cette pièce scandaleuse, et qui met à découvert l'intrigue ourdie ici, soit connue.

Le ministre de Saxe n'a point encore jugé à propos de publier la protestation du roi, et on se bornera seulement à l'annoncer.

Nous avons l'honneur de vous adresser copie de la circulaire et vous voudrez bien, monsieur le comte, la faire insérer dans le Moniteur telle qu'elle est adressée ci-jointe au ministère. L'occupation de la Saxe par les Prussiens est sans doute une faute très grave de la part du ministère autrichien, et un oubli de tout principe de la part de lord Castlereagh; mais elle ne décide point encore la question, et nous voyons avec satisfaction que l'opinion combat avec force cette mesure.

La Bavière a déclaré qu'elle ne consentirait jamais à la destruction de la maison et du peuple saxons, et qu'une ligue germanique ne pouvait être formée avec de tels éléments. Elle a renouvelé ses offres à l'Autriche, si cette puissance voulait déployer toutes ses forces et adopter un système plus franc et plus positif.

Le Wurtemberg paraît se rapprocher de cette même direction.

L'opinion en Autriche désapprouve sans réserve l'exécution définitive de cette mesure, et M. de Metternich est hautement accusé de négliger les intérêts les plus importants de la monarchie.

Le prince de Talleyrand a eu une troisième conversation avec l'empereur de Russie, dont il rend compte au roi dans sa dépêche particulière. Il ne lui a laissé aucun doute sur le parti que le roi est prêt à prendre dans cette circonstance. L'empereur lui-même était plus doux et moins décidé qu'il ne l'avait paru dans les premières entrevues.

La Prusse, de son côté, ne peut se cacher que cette réunion opérée avec de telles difficultés deviendra une source d'embarras et de dangers pour elle. Les ministres prussiens cherchent donc à négocier; ils ont l'air de vouloir réserver au roi de Saxe un équivalent, ou une portion de la Saxe renfermant la moitié de la population; mais rien n'est consenti à cet égard de leur part. Ils ont même annoncé qu'il suffisait de conserver un duc de Saxe.

Le prince de Talleyrand a prouvé à l'empereur de Russie qu'il fallait conserver seize cent mille habitants à la Saxe, parce que la Saxe renferme un peu plus de deux millions d'âmes; qu'elle doit garder tout ce qu'elle a sur la rive gauche de l'Elbe, et que les territoires, sur la rive droite, ont une population inférieure qui ne s'élève pas à plus de cinq à six cent mille âmes. On pourrait peut-être admettre un peu moins de seize cent mille habitants; et comme l'Angleterre et l'Autriche n'ont point encore abandonné la demande de limites régulières en Pologne, tout est intact, et on ne peut annoncer le dernier résultat d'une négociation qui, sans la fermeté de l'ambassade du roi, eût été abandonnée entièrement.

En tout état de choses, il sera moins important pour la France de voir sacrifier une partie de la Pologne à la Russie, que de voir détruire la Saxe; et quelques ministres autrichiens pensent que, s'il fallait céder sur l'un ou l'autre point, l'Autriche devait être également plus facile sur les limites en Pologne, à condition que la Prusse n'obtiendra pas l'avantage de réunir la Saxe à sa monarchie.

C'est par l'action réunie de ces différents rapports et par une marche plus conforme aux vrais principes de la part de l'Angleterre, que nous espérons que cette cause pourra être sauvée.

Les nouvelles d'Italie parlent des intrigues du roi de Naples et de ses armements. Nous observons ici la crainte qu'en éprouve M. le prince de Metternich. On nous assure cependant que la cour de Russie a rappelé l'officier qu'elle tenait près de Murat, et que les lettres de créance expédiées au ministre de Russie, à Palerme, portent qu'il est accrédité près du roi des Deux-Siciles.

Il circule ici une brochure rédigée par un nommé Filangieri[371], aide de camp de Murat, et qui porte un caractère révolutionnaire et menaçant. La police l'a fait racheter. M. le prince de Metternich se sert de ces alarmes pour égarer l'opinion à l'égard de la conservation de Murat sur le trône de Naples. Mais il est le seul des ministres de l'empereur d'Autriche même, qui soutienne cette cause dont l'Europe fera justice.

L'empereur de Russie a signé les ratifications du traité fait entre lui et le roi de Danemark, et elles ont été échangées hier. Les troupes russes doivent évacuer le Holstein.

Rien n'a encore été arrêté sur les affaires de la Suisse, et celles de la fédération allemande ne sont pas très avancées. M. de Metternich et M. de Hardenberg ont communiqué le plan général à M. le comte de Nesselrode pour le soumettre à l'empereur. Dans une réponse en date du 11 novembre, M. de Nesselrode annonce aux cabinets d'Autriche et de Prusse que la Russie applaudit aux bases qui doivent former le pacte fédératif.

Nous avons l'honneur de vous adresser ce projet tel qu'il nous a été communiqué confidentiellement, et tel qu'il sert aux délibérations du comité allemand. Beaucoup de changements y ont eu lieu, nommément la division en cercles, le droit de guerre et de paix... Nous espérons avoir communication de la note de M. de Nesselrode, que nous transmettrons également au ministère.

Agréez...


No 12.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 17 novembre 1814.

Sire,

Avant que l'empereur Alexandre eût ramené la Prusse à lui, des[372] personnes de sa confiance lui ayant conseillé de se tourner du côté de la France, de s'entendre avec elle et de me voir, il avait répondu qu'il me verrait volontiers, et que désormais, pour lui faire demander une audience, il fallait que je m'adressasse, non au comte de Nesselrode, mais au prince Wolkonski, son premier aide de camp. Je dis à la personne par qui l'avis m'en fut donné, que, si je faisais demander une audience à l'empereur, les Autrichiens et les Anglais ne pourraient pas l'ignorer, qu'ils en prendraient de l'ombrage et bâtiraient là-dessus toute sorte de conjectures, et qu'en la faisant demander par la voie inusitée d'un aide de camp, je donnerais à mes relations avec l'empereur un air d'intrigue qui ne pouvait convenir ni à l'un ni à l'autre. A quelques jours de là, comme il demandait pourquoi il ne m'avait pas vu, on lui fit connaître mes motifs et il les approuva, en ajoutant: «Ce sera donc moi qui l'attaquerai le premier.» Ayant souvent l'occasion de me trouver avec lui dans de grandes réunions, je m'étais fait la règle d'être le moins possible sur son passage ou[373] près de lui, et de l'éviter autant que cela pouvait se faire sans manquer aux bienséances. J'en usai de la sorte samedi, chez le comte Zichy, où il était. J'avais passé presque tout le temps dans la salle du jeu, et, profitant pour me retirer du moment où l'on se mettait à table, j'avais déjà gagné la porte de l'antichambre, lorsque, ayant senti une main qui s'appuyait sur mon épaule et m'étant retourné, je vis que cette main était celle de l'empereur Alexandre. Il me demanda pourquoi je ne l'allais pas voir? quand il me verrait? ce que je ferais le lundi? me dit d'aller chez lui ce jour-là, le matin à onze heures; d'y aller en frac, de reprendre avec lui mes habitudes de frac, et, en disant cela, il me prenait les bras [374] et me les serrait d'une manière tout amicale.

J'eus soin d'informer M. de Metternich et lord Castlereagh de ce qui s'était passé, afin d'éloigner toute idée de mystère et de prévenir tout soupçon de leur part.

Je me rendis chez l'empereur à l'heure indiquée. «Je suis, me dit-il, bien aise de vous voir. Et vous aussi, vous désiriez de me voir, n'est-ce pas?» Je lui répondis que je témoignais toujours du regret de me trouver dans le même lieu que lui, et de ne le pas voir plus souvent, après quoi l'entretien s'engagea.

«Où en sont les affaires, et quelle est maintenant votre position?—Sire, elle est toujours la même: si Votre Majesté veut rétablir la Pologne dans un état complet d'indépendance, nous sommes prêts à la soutenir.—Je désirais à Paris le rétablissement de la Pologne, et vous l'approuviez; je le désire encore comme homme, comme toujours fidèle aux idées libérales que je n'abandonnerai jamais. Mais dans ma situation, les désirs de l'homme ne peuvent pas être la règle du souverain. Peut-être le jour arrivera-t-il où la Pologne pourra être rétablie. Quant à présent, il n'y faut pas penser.—S'il ne s'agit que du partage du duché de Varsovie, c'est l'affaire de l'Autriche et de la Prusse, beaucoup plus que la nôtre. Ces deux puissances une fois satisfaites sur ce point, nous serons satisfaits nous-mêmes; tant qu'elles ne le seront pas, il nous est prescrit de les soutenir, et notre devoir est de le faire, puisque l'Autriche a laissé arriver des difficultés qu'il lui était si facile de prévenir.—Comment cela?—En demandant, lors de son alliance avec vous, à faire[375] occuper par ses troupes la partie du duché de Varsovie qui lui avait appartenu. Vous ne le lui auriez certainement pas refusé, et, si elle eût occupé ce pays, vous n'auriez pas songé à le lui ôter.—L'Autriche et moi nous sommes d'accord.—Ce n'est pas là ce qu'on croit dans le public.—Nous sommes d'accord sur les points principaux: il n'y a plus de discussion que pour quelques villages.—Dans cette question la France n'est qu'en seconde ligne; elle est en première dans celle de la Saxe.—En effet, la question de la Saxe est pour la maison de Bourbon une question de famille.—Nullement, Sire. Dans l'affaire de la Saxe, il ne s'agit point de l'intérêt d'un individu, ou d'une famille particulière; il s'agit de l'intérêt de tous les rois; il s'agit du premier intérêt de Votre Majesté elle-même: car son premier intérêt est de prendre soin de cette gloire personnelle qu'elle a acquise et dont l'éclat rejaillit sur son empire. Votre Majesté doit en prendre soin, non seulement pour elle-même, mais encore pour son pays, dont cette gloire est devenue le patrimoine. Elle y mettra le sceau en protégeant, en faisant respecter les principes qui sont le fondement de l'ordre public et de la sécurité de tous. Je vous parle, Sire, non comme ministre de France, mais comme un homme qui vous est sincèrement attaché.—Vous parlez de principes, mais c'en est un que l'on doit tenir sa parole, et j'ai donné la mienne.—Il y a des engagements de divers ordres, et celui qu'en passant le Niémen Votre Majesté prit envers l'Europe doit l'emporter sur tout autre. Permettez-moi, Sire, d'ajouter que l'intervention de la Russie, dans les affaires de l'Europe, est généralement vue d'un œil de jalousie et d'inquiétude, et que, si elle a été soufferte, c'est uniquement à cause du caractère personnel de Votre Majesté. Il est donc nécessaire que ce caractère se conserve entier.—Ceci est une affaire qui ne concerne que moi, et dont je suis le seul juge.—Pardonnez-moi, Sire, quand on est homme[376] de l'histoire, on a pour juge le monde entier.—Le roi de Saxe est l'homme le moins digne d'intérêt: il a violé ses engagements.—Il n'en avait pris aucun avec Votre Majesté; il n'en avait pris qu'avec l'Autriche. Elle seule serait donc en droit de lui en vouloir, et, tout au contraire, je sais que les projets formés sur la Saxe font éprouver à l'empereur d'Autriche la peine la plus vive, ce que Votre Majesté ignore très certainement; sans quoi, vivant, elle et sa famille, avec lui et chez lui depuis deux mois, elle n'aurait jamais pu se résoudre à la lui causer. Ces mêmes projets affligent et alarment le peuple de Vienne, j'en ai chaque jour des preuves.—Mais l'Autriche abandonne la Saxe.—M. de Metternich, que je vis hier soir, me montra des dispositions bien opposées à ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire.—Et vous-même, on dit que vous consentez à en abandonner une partie?—Nous ne le ferons qu'avec un extrême regret. Mais si, pour que la Prusse ait une population égale à celle qu'elle avait en 1806, et qui n'allait qu'à neuf millions deux cent mille âmes, il est nécessaire de donner de trois à quatre cent mille Saxons, c'est un sacrifice que nous ferons pour le bien de la paix.—Et voilà ce que les Saxons redoutent le plus. Ils ne demandent pas mieux que d'appartenir au roi de Prusse; tout ce qu'ils désirent, c'est de n'être pas divisés.—Nous sommes à portée de savoir[377] ce qui se passe en Saxe, et nous savons que les Saxons sont désespérés de l'idée[378] de devenir Prussiens.—Non, tout ce qu'ils craignent c'est d'être partagés, et c'est en effet, ce qu'il y a de plus malheureux pour un peuple.—Sire, si l'on appliquait ce raisonnement à la Pologne!—Le partage de la Pologne n'est pas de mon fait. Il ne tient pas à moi que ce mal ne soit réparé; je vous l'ai dit, peut-être le sera-t-il un jour.—La cession d'une partie des deux Lusaces ne serait point proprement un démembrement de la Saxe; elles ne lui étaient point incorporées; elles avaient été jusqu'à ces derniers temps un fief relevant de la couronne de Bohême; elles n'avaient de commun avec la Saxe que d'être possédées par le même souverain[379].—Dites-moi, est-il vrai qu'on fasse des armements en France? (En me faisant cette question, l'empereur s'est approché si près de moi, que son visage touchait presque le mien.)—Oui, Sire.—Combien le roi a-t-il de troupes?—Cent trente mille hommes sous les drapeaux et trois cent mille renvoyés chez eux, mais pouvant être rappelés au premier moment.—Combien en rappelle-t-on maintenant?—Ce qui est nécessaire pour compléter le pied de paix. Nous avons tour à tour senti le besoin de n'avoir plus d'armée et le besoin d'en avoir une; de n'en avoir plus, quand l'armée était celle de Bonaparte[380], et d'en avoir une qui fût celle du roi. Il a fallu pour cela dissoudre et recomposer, désarmer d'abord, et ensuite réarmer, et voilà ce qu'en ce moment, on achève de faire. Tel est le motif de nos armements actuels. Ils ne menacent personne; mais quand toute l'Europe est armée, il a paru nécessaire que la France le fût, dans une proportion convenable.—C'est bien. J'espère que ces affaires-ci mèneront à un rapprochement entre la France et la Russie. Quelles sont, à cet égard les dispositions du roi?—Le roi n'oubliera jamais les services que Votre Majesté lui a rendus, et sera toujours prêt à les reconnaître, mais il a ses devoirs comme souverain d'un grand pays, et comme chef de l'une des plus puissantes et des plus anciennes maisons de l'Europe. Il ne saurait abandonner la maison de Saxe. Il veut qu'en cas de nécessité, nous protestions. L'Espagne, la Bavière, d'autres États encore, protesteraient comme nous.—Écoutez, faisons un marché: soyez aimables pour moi dans la question de la Saxe, et je le serai pour vous dans celle de Naples. Je n'ai point d'engagement de ce côté.—Votre Majesté sait bien qu'un tel marché n'est pas faisable. Il n'y a pas de parité entre les deux questions. Il est impossible que Votre Majesté ne veuille pas, par rapport à Naples, ce que nous voulons nous-mêmes.—Eh bien! persuadez donc aux Prussiens de me rendre ma parole.—Je vois fort peu de Prussiens[381], et ne viendrais sûrement pas à bout de les persuader. Mais Votre Majesté a tous les moyens de le faire. Elle a tout pouvoir sur l'esprit du roi; elle peut d'ailleurs les contenter.—Et de quelle manière?—En leur laissant quelque chose de plus en Pologne.—Singulier expédient que vous me proposez: vous voulez que je prenne sur moi, pour leur donner!»

L'entretien fut interrompu par l'impératrice de Russie, qui entra chez l'empereur. Elle voulut bien me dire des choses obligeantes. Elle ne resta que quelques moments, et l'empereur reprit: «Résumons-nous.»—Je récapitulai brièvement les points sur lesquels je pouvais, et ceux sur lesquels je ne pouvais point composer, et je finis par dire que je devais insister sur la conservation du royaume de Saxe avec seize cent mille habitants. «Oui, me dit l'empereur, vous insistez beaucoup sur une chose décidée.» Mais il ne prononça point ce mot de ce ton qui annonce une détermination qui ne peut changer.

Son but, en m'appelant chez lui, était de savoir:

1o Ce que c'était que les armements qu'il avait ouï dire que l'on faisait en France, et dans quelles vues ils étaient faits. Je crois lui avoir répondu de manière à ce qu'il ne pût pas se croire menacé, et, cependant [382], à ne pas lui laisser une trop grande sécurité;

2o Si Votre Majesté serait disposée à faire un jour une alliance avec lui. A moins qu'il ne renonçât à l'esprit de conquête, ce qui n'est nullement présumable, je ne vois pas comment il serait possible que Votre Majesté, tout animée de l'esprit de conservation, s'alliât avec lui, si ce n'est dans un cas extraordinaire et pour un but momentané. Mais il ne convenait pas, s'il en avait le désir, de lui en ôter l'espérance, et j'ai dû éviter de le faire;

3o Quelles étaient au juste nos déterminations par rapport à la Saxe. A cet égard, je lui ai laissé si peu de doutes, qu'il a dit au comte de Nesselrode, par qui je l'ai su: «Les Français sont décidés, sur la question de la Saxe. Mais qu'ils s'arrangent avec la Prusse. Ils voudraient prendre sur moi pour lui donner, mais c'est à quoi je ne consens pas.»

Je n'ai rapporté cet entretien avec tant de détail que pour que Votre Majesté pût mieux juger combien, depuis la dernière audience que j'avais eue de l'empereur, son ton était changé. Il n'a point donné, dans tout le cours de notre conversation, une seule marque d'irritation ou d'humeur. Tout a été calme et doux.

Il est sûrement moins touché des intérêts de la Prusse et moins retenu par l'amitié qu'il porte au roi, qu'il n'est embarrassé des promesses qu'il lui a faites, et je croirais volontiers que, malgré le caractère chevaleresque qu'il affecte et tout esclave qu'il veut paraître de sa parole, il serait, dans le fond de l'âme, enchanté d'avoir un prétexte honnête pour se dégager.

J'en juge surtout par une conversation qu'il a eue avec le prince de Schwarzenberg, et qui, je crois, n'a pas peu contribué à lui faire désirer de me voir. Il lui demandait où en étaient leurs affaires[383] et s'ils parviendraient à s'entendre, et le pressait de lui donner son opinion, non comme ministre d'Autriche, mais comme un ami. Après s'être quelque temps défendu de répondre[384], le prince de Schwarzenberg lui dit nettement que sa conduite envers l'Autriche avait été peu franche et même peu loyale, que ses prétentions tendaient à mettre la monarchie autrichienne dans un véritable danger, et les choses dans une situation qui rendrait la guerre inévitable; que si on ne la faisait pas maintenant (soit par respect pour l'alliance récente[385], soit pour ne pas se montrer à l'Europe comme des étourdis qui n'avaient rien su prévoir, et s'étaient mis, par une aveugle confiance, à la merci des événements), elle arriverait infailliblement d'ici à dix-huit mois ou deux ans. Alors, il échappa à l'empereur de dire: «Si je m'étais moins avancé! Mais, ajouta-t-il, comment puis-je me dégager? Vous sentez bien qu'au point où j'en suis, il est impossible que je recule.»

En même temps que M. de Schwarzenberg présentait la guerre comme inévitable, tôt ou tard, un corps de troupes que l'Autriche a fait marcher en Gallicie semblait indiquer qu'elle pourrait être prochaine. Le cabinet de Vienne a paru vouloir sortir de son engourdissement. M. de Metternich a parlé d'alliance au prince de Wrède, en lui demandant si, dès à présent, la Bavière ne voudrait pas joindre vingt-cinq mille hommes aux forces autrichiennes, à quoi le prince de Wrède a répondu que la Bavière serait prête à fournir jusqu'à soixante-quinze mille hommes, mais sous les conditions suivantes:

1o Que l'alliance serait conclue avec la France;

2o Que la Bavière fournirait vingt-cinq mille hommes, et non davantage, par chaque cent mille hommes que l'Autriche ferait marcher;

3o Que si l'Angleterre donnait des subsides à l'Autriche, la Bavière en recevrait sa part, dans la proportion de leurs forces respectives.

Je crois bien qu'au fond ce ne sont encore là que de simples démonstrations; mais c'est déjà beaucoup que l'Angleterre[386] se soit déterminée à les faire, et elles ont dû naturellement donner à l'empereur Alexandre l'envie de savoir ce qu'il avait à craindre ou à se promettre de nous.

Sachant que son habitude, lorsqu'il parle à quelqu'un de ceux qui sont opposés à ses vues, est d'affirmer qu'il est d'accord avec les autres, et ne voulant pas que les résultats de mon entretien avec lui pussent être présentés sous un faux jour, j'ai profité d'une visite que m'a faite M. de Sickingen pour les faire connaître par lui à l'empereur d'Autriche. L'empereur en a instruit M. de Metternich, par le récit duquel j'ai vu que M. de Sickingen avait été un intermédiaire fidèle. Cette confidence a produit le meilleur effet. Le sentiment universel de défiance auquel nous avons été en butte, dans les premiers temps de notre séjour ici, s'affaiblit chaque jour, et le sentiment contraire s'accroît.

A mon retour de chez l'empereur Alexandre, je trouvai chez moi le ministre de Saxe, qui venait me communiquer:

1o Une protestation du roi de Saxe, que ce prince lui avait envoyée avec ordre de la remettre au congrès; mais après avoir consulté[387] M. de Metternich, aux avis duquel il lui est prescrit de se conformer;

2o Une circulaire du prince Repnin, qui était en Saxe gouverneur général pour les Russes. Cette pièce, dont je joins une copie à ma dépêche au département pour qu'elle soit imprimée dans le Moniteur, est ce qui a motivé la protestation du roi, qui ne pourra être imprimée qu'après avoir été officiellement remise au congrès. J'en aurai seulement alors une copie[388].

Cette circulaire par laquelle le prince Repnin annonce aux autorités saxonnes, qu'en conséquence d'une convention conclue dès le 27 septembre, l'empereur Alexandre, de l'aveu de l'Autriche et de l'Angleterre, a ordonné de remettre l'administration de la Saxe aux délégués du roi de Prusse qui doit à l'avenir posséder ce pays, non comme une province de son royaume, mais comme un royaume séparé dont il a promis de maintenir l'intégrité, a jeté dans le dernier embarras M. de Metternich et lord Castlereagh, et excité de leur part les plaintes les plus vives.

Il est bien vrai que l'on a abusé de la manière la plus odieuse de leur consentement, en le dénaturant, en le présentant comme absolu, quand il était purement conditionnel, ce qui justifie leurs plaintes. Mais il n'est pas moins vrai qu'ils ont donné un consentement qu'ils regrettent amèrement d'avoir donné.

Votre Majesté a déjà la note de M. de Metternich.

J'ai aujourd'hui l'honneur de lui envoyer celle de lord Castlereagh. Je l'ai seulement depuis deux jours. On ne me l'a procurée que sur la promesse de la tenir très secrète. C'est pourquoi je l'adresse directement à Votre Majesté elle-même. On m'a dit que lord Castlereagh travaillait à se la faire rendre par les Prussiens.

Cette note confirme tout ce que j'ai eu l'honneur de mander à Votre Majesté depuis six semaines, et révèle même des choses que je n'aurais pas crues, si elle n'en offrait incontestablement la preuve.

Quelque étrange que soit la note de M. de Metternich, sitôt qu'on la compare à celle de lord Castlereagh, on trouve entre elles des différences toutes à l'avantage de la première.

M. de Metternich essaye de persuader à la Prusse qu'elle doit renoncer à ses vues sur la Saxe. Il expose les raisons morales et politiques qui font qu'il répugne à donner son consentement, et, en le donnant, il avoue que c'est une sorte de nécessité qui le lui arrache.

Lord Castlereagh, au contraire, après quelques expressions d'une vive et stérile pitié pour la famille royale de Saxe, déclare qu'il n'a aucune sorte de répugnance morale ou politique à abandonner la Saxe à la Prusse[389].

M. de Metternich ne consent qu'autant que la Prusse aura fait des pertes qu'il sera impossible de lui compenser d'une autre manière.

Lord Castlereagh ne consent, au contraire, qu'autant que la Prusse conservera ce que M. de Metternich parle de lui compenser. Il veut que la Saxe soit pour elle un accroissement de puissance, et non point un équivalent.

Ainsi, ils subordonnent l'un et l'autre la question de la Saxe à celle de la Pologne, mais dans des sens absolument opposés, ce qui montre à quel point ces alliés si unis et qui criaient si haut que la France voulait les diviser, sont peu d'accord entre eux.

Ils se sont cependant entendus pour faire désavouer la circulaire du prince Repnin, et je crois qu'elle sera désavouée par les Prussiens eux-mêmes.

Au reste, il me paraît difficile que l'oubli, si ce n'est le mépris des principes et des notions les plus communes de la saine politique, puisse être porté plus loin que dans cette note de lord Castlereagh.

Il vint hier me demander à dîner et me proposa un entretien pour aujourd'hui. Je m'étais attendu à quelque confidence ou à quelque ouverture importante; il venait seulement me parler de ses embarras. Trompé dans l'espoir qu'il avait fondé sur la Prusse, et voyant par là son système renversé par sa base, il est tombé dans une sorte d'abattement. Il venait me consulter sur le moyen de donner aux affaires une impulsion qui les fît marcher. Je lui ai dit que l'empereur Alexandre prétendait être d'accord avec l'Autriche sur la question de la Pologne, et qu'il ne leur restait plus que quelques détails à régler; que si cela était, ce que je voyais de mieux à faire, c'était qu'il engageât l'Autriche à terminer promptement cet arrangement; qu'ils avaient voulu subordonner[390] l'une à l'autre les questions de Pologne et de Saxe, et que cela ne leur avait pas réussi; qu'il fallait donc les séparer et terminer d'abord celle de Pologne; que l'Autriche, tranquille de ce côté et n'ayant plus à se partager entre les deux questions, serait tout entière à celle de la Saxe, que tous les militaires autrichiens regardaient comme étant de beaucoup la plus importante des deux; que la Russie, satisfaite sur celle qui l'intéresse directement, gênerait probablement fort peu sur l'autre, et que la Prusse, se trouvant seule vis-à-vis de l'Autriche, de l'Angleterre, de la France et de l'Espagne, l'affaire serait facilement et promptement réglée.

La circulaire du prince Repnin a été le signal que la Bavière attendait pour déclarer qu'elle ne souscrirait à aucun arrangement, et n'entrerait dans aucune ligue allemande, que la conservation du royaume de Saxe n'eût été préalablement assurée. C'est ce que le prince de Wrède a déclaré positivement au prince de Hardenberg qui, tout en disant qu'il ne pouvait rien prendre sur lui et qu'il en référerait au roi, a cependant fait entendre que le roi de Saxe pourrait être conservé avec un million de sujets.

Ainsi, tout est encore en suspens. Mais les chances de sauver une grande partie de la Saxe se sont accrues.

J'en étais à cet endroit de ma lettre, quand j'ai reçu celle dont Votre Majesté m'a honoré en date du 9 novembre, et celle qu'elle a bien voulu me faire écrire par M. le comte de Blacas.

Votre Majesté jugera par la note de lord Castlereagh, que j'ai l'honneur de lui envoyer, ou que ce ministre a des instructions que le duc de Wellington ne connaît pas, ou qu'il ne se croit pas lié par celles qui lui ont été données, et que, s'il a fait dépendre la question de la Saxe de celle de la Pologne, c'est dans un sens précisément inverse de celui que le duc de Wellington supposait.

Quant à ce qui concerne Naples, j'ai rendu compte à Votre Majesté de la proposition que M. de Metternich, dans une de ces conférences où nous n'étions que lui, lord Castlereagh, M. de Nesselrode et moi, avait faite, de ne s'entendre sur cette affaire qu'après le congrès, et de ma réponse. (C'est dans le numéro 10 de ma correspondance que se trouve ce détail.) Les menaces contenues dans la lettre dont M. de Blacas m'a envoyé un extrait se retrouvent, dit-on, dans un pamphlet publié par un aide de camp de Murat, nommé Filangieri, qui était encore tout récemment à Vienne. (Ce pamphlet a été enlevé par la police.) Mais j'espère que si l'Italie est une fois organisée depuis les Alpes jusqu'aux frontières de Naples, ainsi que je l'ai proposé, ces menaces ne seront guère à craindre.

J'ai attendu pour fermer ma lettre que je fusse de retour d'une conférence qui nous avait été indiquée pour ce soir à huit heures. On n'y a fait que lire et signer le protocole de la dernière conférence.

L'empereur de Russie est indisposé assez pour avoir dû garder le lit, mais ce n'est qu'une indisposition.

Je suis...


No 8 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, le 22 novembre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu votre numéro 11. Il me fournirait ample matière à réflexions, si je ne me les étais pas interdites, lorsqu'elles ne pourraient servir qu'à ma satisfaction personnelle.

Les discours que le comte Alexis de Noailles a entendus de la bouche des princes avec lesquels il s'est entretenu m'ont fait plaisir; celui du roi de Bavière m'a surtout frappé; mais que serviraient[391] ces dispositions, si elles ne sont soutenues par l'Autriche et l'Angleterre? Or, je crains bien que malgré la manière infiniment adroite dont vous avez parlé au prince de Metternich, malgré l'accomplissement des conditions portées dans la note du 22 octobre, et Pologne et Saxe ne soient abandonnées. Dans ce malheur il restera toujours à mon infortuné cousin, sa constance dans l'adversité, et à moi, (car j'y suis plus résolu que jamais) de n'avoir participé par aucun consentement à ces iniques spoliations.

Je crois au propos attribué à l'empereur Alexandre au sujet de l'Italie; il est dans ce cas, de la plus haute importance que l'Autriche et l'Angleterre se pénètrent bien de l'adage, trivial si l'on veut, mais plein de sens, et surtout éminemment applicable à la circonstance: Sublata causa, tollitur effectus.

Je suis plus content de la tournure que prennent les affaires d'Italie; la réunion de Gênes, la succession masculine de la maison de Savoie[392] sont deux points importants; mais ce qui l'est par-dessus tout, c'est que malgré les vanteries, peut-être en réalité trop fondées de Murat dans ses gazettes, le royaume de Naples retourne à son légitime souverain.

Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.


No 14 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne le 23 novembre 1814.

Monsieur le comte,

Nous avons l'honneur de vous adresser la copie du procès-verbal de la dernière séance. On s'est réuni depuis pour l'ajuster et le signer, mais on n'a traité d'aucune affaire. M. de Labrador, à cette occasion, a rappelé les droits de la reine d'Étrurie, et a demandé qu'en procédant aux arrangements à prendre en Italie, on voulût s'en occuper. Le prince de Metternich lui a dit qu'il était préparé à discuter cette matière, et qu'il attendait que M. de Labrador lui communiquât son mémoire. M. l'ambassadeur d'Espagne doit le remettre un de ces jours.

Si les paroles de M. de Metternich pouvaient inspirer la moindre confiance, on serait fondé à croire qu'il trouverait l'archiduchesse Marie-Louise suffisamment établie en obtenant l'État de Lucques qui rapporte cinq à six cent mille francs, et que, pour lors, les légations pourraient être rendues au pape, et Parme à la reine d'Étrurie. Mais nous sommes informés que pendant qu'il énonce cette opinion, l'archiduchesse Marie-Louise fait changer, d'après l'invitation de l'empereur son père, les armes de ses voitures et de ses cachets, et fait effacer les armes impériales de Bonaparte pour leur substituer celles de Parme.

M. de Noailles, qui est chargé de suivre les négociations qui concernent l'Italie, a reçu l'ordre de M. le prince de Talleyrand, de n'admettre les arrangements qui seraient arrêtés, que comme des dispositions provisoires qui ne seront sanctionnées par une garantie formelle, que lorsque toutes présenteront un système général et satisfaisant. Cette précaution était d'autant plus nécessaire que nous voyons tous les jours le prince de Metternich soutenir avec plus de chaleur et d'opiniâtreté la cause de Murat. Il le fait sous le prétexte du danger qu'il y aurait de provoquer Murat à une guerre révolutionnaire. M. de Metternich, tout en l'annonçant lui-même comme chef des Jacobins en Italie, exagère d'abord son influence, et ne veut pas convenir que pour paralyser le danger que présente cette fermentation, il suffira d'en écarter le chef principal. Le fait est qu'il veut ménager ses affections pour madame Murat, et qu'il croit qu'en conservant cette famille sur le trône, il en disposera comme il voudra pour tout ce qu'il projette de faire en Italie. Il est donc nécessaire que M. de Noailles use de cette réserve, lorsqu'il s'agira de signer les articles qui renferment la réunion de Gênes au Piémont. La succession de la maison de Carignan, au reste a été stipulée et ne souffre plus de contradiction.

C'est dans cet état de choses, que les grandes questions qui concernent la Pologne et la Saxe, sont celles qui entravent toute la marche des affaires, et nous ne croyons pas que leur solution soit depuis huit jours beaucoup plus avancée. La circulaire du prince Repnin a motivé de la part de lord Castlereagh et du cabinet de Vienne, des notes assez fortes adressées au cabinet prussien et dans lesquelles on déclare que la réunion de la Saxe n'était admise que conditionnellement, comme les notes données précédemment à l'occasion de l'occupation provisoire de la Saxe par les troupes prussiennes, l'avaient exprimé, et que, si la Prusse ne voulait point coopérer à faire régler en Pologne des limites établies dans l'intérêt des trois puissances, la concession faite à l'égard de la Saxe devait être regardée comme non avenue.

Lord Castlereagh et le prince de Metternich ont été conduits plus loin. Ils se sont persuadé que si l'empereur de Russie et le roi de Prusse résistaient à ces ouvertures, il serait nécessaire de se préparer à les forcer à plus de modération.

On nous assure, en effet, que des mesures militaires ont été concertées, et un plan de campagne même discuté entre les chefs autrichiens et bavarois. La coopération de la France y est jugée nécessaire. Mais ni le prince de Metternich ni lord Castlereagh n'ont jugé à propos d'en parler ou d'en faire parler jusqu'ici aux plénipotentiaires du roi au congrès.

On aurait lieu de s'en étonner, si on pouvait se convaincre que ces mesures militaires portent un autre caractère que celui de simples démonstrations, dans le genre des dernières mesures dont le prince de Metternich aide si souvent sa politique. Il y a même des personnes, qu'on peut croire instruites, lesquelles prétendent que lord Castlereagh et le prince de Metternich n'ont point encore arrêté de plan à ce sujet, et qu'ils ont peur d'être forcés de s'occuper de pareilles mesures.

Cependant lord Castlereagh, soit qu'il sente le besoin d'opposer une digue à l'ambition et aux intrigues russes et prussiennes, soit que l'opinion de l'Angleterre et de toute l'Allemagne l'ait fait changer de marche et de système, paraît décidé à provoquer la guerre à la Russie, si elle ne modère ses prétentions, et il en a parlé à quelques personnes, en annonçant que l'Angleterre fournirait des subsides. Ce ministre et le prince de Metternich lui-même, par l'effet des défiances qu'on porte gratuitement à la politique de la France, et les craintes que l'on conserve qu'une coopération de cette puissance puisse compromettre la situation de la Belgique et de la rive gauche du Rhin, ne demanderont les secours de la France qu'à la dernière extrémité. Nous pensons même que, s'il leur paraît possible de l'éviter, ils le feront, et vous pouvez bien croire, monsieur le comte, qu'on ne les provoquera pas à ce sujet.

L'expérience, au reste, a déjà appris à ces puissances qu'elles ne peuvent écarter l'intervention de la France, et qu'elle leur est plus utile que nuisible pour arranger les affaires de l'Europe.

A notre arrivée ici, le désir secret d'éloigner la France de toute délibération, était manifeste. Elle participe maintenant à ce qui se traite pour l'Italie, pour la Suisse; elle interviendra utilement dans les divisions territoriales de l'Allemagne, et nous ne serions pas étonnés que les arrangements relatifs à la Pologne ne se fassent que lorsqu'elle y concourra. Pour l'en empêcher et nous contrarier, les ennemis de la France répandent depuis quelques jours les bruits les plus absurdes sur sa situation intérieure; et, ce qui a lieu de nous étonner, c'est que ces bruits se trouvent répétés dans la correspondance diplomatique des légations anglaise et autrichienne à Paris. Parmi ces assertions soutenues avec adresse, nous citons celle que le roi ne serait pas en état de se servir de son armée. Elle a pu être combattue par la communication d'une lettre de M. le comte Dupont[393] qui parle de l'état de l'armée de la manière la plus satisfaisante et la plus positive, et le fait sans laisser la moindre réplique à opposer. Les autres assertions tomberont dans l'oubli, lorsque le temps en aura dévoilé l'intrigue.

Les affaires d'Allemagne souffrent comme toutes les autres du retard que les décisions de l'empereur de Russie leur fait éprouver, et là, comme ailleurs, il cherche à intervenir pour aider ses vues principales.

Nous avons eu l'honneur de vous mander que le projet de fédération en douze articles que nous vous avons adressé par notre dernière dépêche du 16, avait été modifié dans ses dispositions principales. Les cabinets prussien et autrichien l'avaient communiqué dès son origine à celui de Russie. Cette communication était restée sans réponse. Mais, pour le flatter d'abord et pour égarer l'opinion en Allemagne, qui se prononce si fortement contre la réunion de la Saxe, le cabinet russe a cru utile de relever la possibilité d'intervenir dans les affaires allemandes, et M. le comte de Nesselrode a fait une réponse dont nous joignons ici la copie. Si la grande alliance est rompue par suite des affaires de Pologne, on sent que cette note sera regardée comme non avenue.

Il ne peut, en général, nous échapper que le véritable embarras des puissances alliées au congrès tient à l'illusion dans laquelle elles s'entretenaient, en croyant pouvoir régler les affaires de l'Europe sur des bases qu'elles nous ont annoncées arrêtées, et qui ne le sont pas.

Agréez...


No 15 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 24 novembre 1814.

Monsieur le comte,

Nous ajoutons à l'expédition de la dépêche en date d'hier la communication d'une lettre qu'un des hommes principaux du bureau des affaires étrangères de ce pays-ci a adressée à M. le duc de Dalberg, en lui signalant un article de la Gazette de France qui a fait beaucoup de sensation et qu'on ne peut s'expliquer avoir pu être admis par la censure des journaux à moins que, comme l'observe l'auteur de la lettre, on ait voulu réconcilier l'opinion avec les persécuteurs et les spoliateurs du roi de Saxe [394].

Dans une situation aussi importante qu'est celle où se trouve placé le sort de ce souverain, au milieu des débats les plus difficiles sur une pareille question, comment n'a-t-on pas fait connaître à ceux qui dirigent les journaux le sens et l'esprit dans lesquels le gouvernement croit qu'il faut diriger l'opinion, pour la gloire autant que pour le véritable intérêt du roi et de la France?

Il importe de connaître l'origine et l'auteur de cet article inséré dans le numéro 315 (11 novembre) de la Gazette de France. Il importe également que le Moniteur publie un article raisonné qui, sans être officiel, discute la même question sous le rapport du droit et de l'utilité. Le mémoire joint à la dépêche du 23 fournira à M. de Reinhard[395] les matériaux pour sa rédaction.

Nous l'avons fait circuler sous main et nous avons observé qu'il avait produit quelque impression. Il s'agit de le changer de manière à ce que l'insertion dans le Moniteur ne paraisse pas être ce mémoire; mais on peut faire usage des principes et du raisonnement qu'il renferme.

Nous vous transmettons en même temps un article de la Gazette universelle, qui paraît être sorti des bureaux autrichiens et répondre à la fameuse circulaire du prince Repnin.

Il est bon de l'insérer dans le Moniteur, en y ajoutant qu'on se plaît à le communiquer au public, comme digne de son attention et renfermant les meilleurs principes. On pense que le petit coup de patte donné à la France pourra être omis.

Nos journaux ont pour l'étranger une influence bien autrement forte que celle que produisent les journaux des autres pays, parce qu'on sait que les nôtres restent sous la surveillance et la mesure du gouvernement.

Nous vous prions, monsieur le comte, de nous faire connaître le résultat des informations que nous vous demandons.

L'importance de la question de la Saxe ne peut vous échapper. Les principes que nous devons y soutenir sont les mêmes dont nous devons nous servir pour mettre une digue à la marche de la Révolution, et pour consacrer de nouveau les principes du droit des gens, sans lesquels tout l'édifice social en Europe restera ébranlé.

Agréez...


No 13.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 24 novembre 1814[396].

Sire,

Aussitôt que nous eûmes proféré ici le mot de principes et demandé la réunion immédiate du congrès, on se hâta de répandre de tous côtés le bruit que la France ne cessait point de regretter la rive gauche du Rhin et la Belgique, et n'aurait de repos qu'après les avoir recouvrées; que le gouvernement de Votre Majesté pouvait bien partager ce vœu de la nation et de l'armée, ou que[397], s'il ne le partageait pas, il ne serait pas assez fort pour y résister; que, dans les deux suppositions, le péril était le même, qu'on ne pouvait donc trop se prémunir contre la France; qu'il fallait lui opposer des barrières qu'elle ne pût point franchir, coordonner à cette fin les arrangements de l'Europe, et se tenir soigneusement en garde contre ses négociateurs qui ne manqueraient pas de tout faire pour l'empêcher. Nous nous trouvâmes tout à coup en butte à des préventions contre lesquelles il nous a fallu lutter depuis deux mois. Nous avons réussi à triompher de celles qui nous étaient le plus pénibles. On ne dit plus qu'il nous ait été donné de doubles instructions (comme M. de Metternich l'assurait au prince de Wrède); qu'il nous ait été prescrit de parler dans un sens et d'agir dans un autre, et que nous ayons été envoyés pour semer la discorde. Le public rend justice à Votre Majesté. Il ne croit plus qu'elle ait d'arrière-pensée. Il applaudit à son désintéressement. Il la loue d'avoir embrassé la défense des principes. Il avoue que le rôle d'aucune autre puissance n'est aussi honorable que le sien. Mais ceux à qui il importe que la France ne cesse point d'être un sujet de défiance et de crainte n'en pouvant exciter sous un prétexte en excitent sous un autre. Ils représentent sa situation intérieure sous un jour alarmant. Malheureusement ils se fondent sur des nouvelles de Paris, données par des hommes dont le nom, la réputation et les fonctions imposent. Le duc de Wellington, qui entretient avec lord Castlereagh une correspondance très active, ne lui parle que de conspirations, de mécontentements secrets et de murmures, sourds précurseurs d'orages prêts à éclater. L'empereur Alexandre dit que ses lettres de Paris lui annoncent des troubles. De son côté, M. de Vincent[398] mande à sa cour qu'il se prépare un changement dans le ministère et qu'il en est sûr. On affecte de regarder un changement de ministres comme un indice certain d'un changement de système intérieur et extérieur. On en conclut que l'on ne peut pas compter sur la France, et qu'on ne doit entrer dans aucun concert avec elle.

Nous avons beau réfuter ces nouvelles, citer des dates ou des faits qui les détruisent, leur opposer celles que nous recevons nous-mêmes, indiquer la source où j'ai lieu de croire que le duc de Wellington prend les siennes, et montrer combien cette source est suspecte, on veut établir qu'éloignés de Paris, nous ignorons ce qui s'y passe, ou que nous avons intérêt de le cacher, et que le duc de Wellington et M. de Vincent étant sur les lieux, sont mieux instruits ou plus sincères.

Je n'accuserai point lord Castlereagh d'avoir propagé les préventions que nous avons eu à combattre, mais, soit qu'il les eût conçues de lui-même, soit qu'elles lui aient été inspirées, il en était certainement imbu plus que personne. La longue guerre que l'Angleterre a eu à soutenir presque seule et le péril que cette guerre lui a fait courir, ont produit[399] sur lui une impression si vive, qu'elle lui ôte, pour ainsi dire, la liberté de juger à quel point les temps sont changés. De toutes les craintes, la moins raisonnable aujourd'hui, c'est, sans contredit, celle d'un retour du système continental. Cependant, ceux qui ont avec lui des relations plus particulières, assurent qu'il est toujours préoccupé de cette crainte et qu'il ne croit pas pouvoir accumuler trop de précautions contre ce danger imaginaire. Il croit encore être à Châtillon, traitant et voulant traiter de la paix avec Bonaparte. Il est aisé de deviner l'effet que doivent produire sur un esprit ainsi disposé les nouvelles du duc de Wellington, qui devient ainsi lui-même un obstacle à cet accord qu'il paraît regarder comme facile à établir entre lord Castlereagh et nous.

J'ai provoqué cet accord de toutes manières, et avant que lord Castlereagh quittât Londres, et lors de son passage à Paris, et depuis que nous sommes à Vienne. S'il n'a point eu lieu, ce n'est pas seulement à cause des préventions de lord Castlereagh, mais c'est parce qu'il y avait une opposition réelle et absolue entre ses vues et les nôtres. Votre Majesté nous a prescrit de défendre les principes. La note du 11 octobre que j'ai eu l'honneur de lui envoyer[400] montre quel respect lord Castlereagh a pour eux. Nous devons tout mettre en œuvre pour conserver le roi et le royaume de Saxe. Lord Castlereagh veut à toute force traiter l'un comme un criminel condamné, dont lui, Castlereagh, s'est constitué le juge, et sacrifier l'autre. Nous voulons que la Prusse acquière ou conserve beaucoup du duché de Varsovie, et lord Castlereagh le veut comme nous; mais, par des motifs si différents, qu'il emploie pour perdre la Saxe, le même moyen que nous pour la sauver. Il veut ainsi tourner contre nous l'appui que nous lui aurons donné dans la question de la Pologne. Des volontés si contraires sont impossibles à concilier.

J'ai parlé souvent, et à l'empereur Alexandre lui-même, du rétablissement de la Pologne comme d'une chose que la France désirait et qu'elle serait prête à soutenir. Mais je n'ai point demandé ce rétablissement sans alternative, parce que lord Castlereagh ne l'a pas lui-même demandé, parce que j'aurais été seul à faire cette demande et que, par là, j'aurais aigri l'empereur Alexandre sans me faire un mérite aux yeux des autres, et même j'aurais blessé l'Autriche qui, jusqu'à présent du moins, ne veut pas de ce rétablissement.

Il n'y a pas deux jours que lord Castlereagh auquel je faisais quelques reproches sur la manière dont il avait conduit les affaires depuis deux mois, me répondit: «J'ai toujours pensé que quand on était dans une ligue, il ne fallait pas s'en séparer.»—Il se croit donc dans une ligue. Cette ligue n'est certainement qu'une suite de leurs traités antérieurs à la paix. Or, comment espérer qu'il s'entende avec ceux contre lesquels il avoue qu'il est ligué?

Les autres membres de la ligue ou coalition contre la France sont dans un cas semblable au sien. La Russie et la Prusse n'attendent que de l'opposition de notre part. L'Autriche peut désirer notre appui dans les questions de la Pologne et de la Saxe[401]; mais son ministre le désire bien moins pour ces deux objets qu'il ne redoute notre intervention pour d'autres. Il sait combien nous avons l'affaire de Naples à cœur, et il ne l'a guère moins à cœur lui-même, mais dans un sens bien différent du nôtre. Je l'allai voir dimanche dernier en sortant de dîner chez le prince Trautmansdorf. J'avais reçu la veille une lettre d'Italie, où l'on me disait que Murat avait soixante-dix mille hommes dont la plus grande partie était armée, grâce aux Autrichiens qui lui avaient vendu vingt-cinq mille fusils. Je voulais m'en expliquer avec M. de Metternich, ou du moins lui montrer que je le savais. Je le mis sur l'affaire de Naples, et, comme nous étions dans son salon avec beaucoup de monde, je lui offris de le suivre dans son cabinet pour lui montrer la lettre que j'avais reçue. Il me dit que rien ne pressait et que cette question reviendrait plus tard. Je lui demandai s'il n'était donc pas décidé. Il me répondit qu'il l'était, mais qu'il ne voulait pas mettre le feu partout à la fois; et comme il alléguait, à son ordinaire, la crainte que Murat ne soulevât l'Italie: «Pourquoi donc, lui dis-je, lui fournissez-vous des armes, si vous le craignez? Pourquoi lui avez-vous vendu vingt-cinq mille fusils?» Il nia le fait, et je m'y étais attendu; mais je ne lui laissai pas la satisfaction de penser que ses dénégations m'eussent persuadé. Après que je l'eus quitté, il se rendit à la redoute, car c'est au bal et dans les fêtes qu'il consume les trois quarts de sa journée, et il avait la tête tellement remplie de l'affaire de Naples, qu'ayant trouvé une femme de sa connaissance, il lui dit qu'on le tourmentait pour cette affaire de Naples, mais qu'il ne saurait y consentir, qu'il avait égard à la situation d'un homme qui s'était fait aimer dans le pays où il gouverne; que lui, d'ailleurs, aimait passionnément la reine et était en relations continuelles avec elle. Tout cela, et peut-être un peu davantage sur cet article, se disait sous le masque. Il faut s'attendre à ce qu'il fera jouer tous les ressorts imaginables pour que l'affaire de Naples ne soit pas traitée au congrès, conformément à l'insinuation qu'il fit, il y a quelque temps, dans une conférence, et dont j'ai eu l'honneur de rendre compte à Votre Majesté.

Les quatre cours alliées, ayant chacune quelque raison de craindre l'influence que la France pourrait avoir dans le congrès, se sont naturellement unies, et elles craignent de se rapprocher de nous lorsqu'elles se divisent entre elles, parce que tout rapprochement entraînerait des concessions qu'elles ne veulent pas faire.

L'amour-propre, comme de raison, s'en est aussi mêlé. Lord Castlereagh se croyait en état de faire fléchir l'empereur de Russie, et il n'a fait que l'aigrir.

Enfin, à ces motifs se joint toujours un sentiment de jalousie contre la France. Les alliés croyaient l'avoir plus abattue; ils ne s'attendaient pas à lui voir, et les meilleures finances, et la meilleure armée de l'Europe. A présent ils le croient, ils le disent, et ils en sont venus jusqu'à regretter d'avoir fait la paix de Paris, à se la reprocher les uns aux autres, à ne pas comprendre par quel enchantement ils avaient été amenés à la faire, et à le dire, même dans les conférences et devant nous.

On ne peut donc raisonnablement s'attendre à ce que l'Angleterre et l'Autriche se rapprochent réellement et sincèrement de nous, que dans un cas d'extrême nécessité, tel que serait celui où leurs discussions avec la Russie finiraient par une rupture ouverte.

Toutefois, malgré ces dispositions, les difficultés qu'elles nous font éprouver, et celles que les lettres de Paris nous causent, les puissances sont ici, vis-à-vis de nous, dans une situation d'égards et même de condescendance telle que nous aurions pu difficilement l'espérer il y a six semaines. Je puis dire qu'elles-mêmes en sont étonnées.

Jusqu'ici l'empereur Alexandre n'a point fléchi.

Lord Castlereagh, personnellement piqué, quoiqu'il ait reçu récemment une note de la Russie, douce d'expression, dit, mais non pas à nous, que si l'empereur ne veut point s'arrêter à la Vistule, il faut l'y forcer par la guerre; que l'Angleterre ne pourra fournir que fort peu de troupes, à cause de la guerre d'Amérique[402]; mais qu'elle fournira des subsides, et que les troupes hanovriennes et hollandaises pourront être employées sur le bas Rhin.

Le prince de Schwarzenberg opine pour la guerre, disant qu'on la fera maintenant avec plus d'avantages que quelques années plus tard.

On a même déjà fait un plan de campagne à la chancellerie de guerre; et le prince de Wrède en a fait un de son côté.

L'Autriche, la Bavière et autres États allemands feraient marcher trois cent vingt mille hommes.

Deux cent mille, sous les ordres du prince de Schwarzenberg, se porteraient par la Moravie et la Gallicie sur la Vistule.

Cent vingt mille, commandés par le prince de Wrède, se porteraient de la Bohême sur la Saxe qu'ils feraient soulever; et, de là, entre l'Oder et l'Elbe. On formerait en même temps le siège de Glatz et de Neiss.

La campagne ne commencerait qu'à la fin de mars.

Mais ce plan nécessite la coopération de cent mille Français, dont moitié se porterait sur la Franconie pour empêcher les Prussiens de tourner l'armée de Bohême, et l'autre moitié les occuperait sur le bas Rhin.

Il faut donc s'attendre à ce que cette coopération, sur l'absolue nécessité de laquelle les militaires n'ont qu'une voix, nous sera demandée, si la guerre doit avoir lieu.

Mais, jusqu'à présent, ni lord Castlereagh ni M. de Metternich ne nous parlent de guerre, et l'on assure même qu'il n'en a point été question entre eux. Ce n'est qu'avec la Bavière qu'ils sont séparément entrés en ouverture à ce sujet.

Soit qu'ils fondent encore quelque espérance sur la négociation, soit qu'ils veuillent gagner du temps, ils la poursuivent. Lord Castlereagh ayant échoué, ils ont voulu remettre de nouveau en scène le prince de Hardenberg. Mais il ne put voir, ni avant-hier ni hier, l'empereur Alexandre qui, quoique beaucoup mieux, garde encore la chambre, et je ne crois pas qu'il l'ait vu aujourd'hui.

Les arrangements relatifs à Gênes sont convenus dans la commission italienne. On est occupé de la rédaction, dont les commissaires ont prié M. de Noailles de se charger. Les droits de la maison de Carignan sont reconnus. M. de Noailles a eu par moi l'instruction de n'admettre les arrangements faits pour le Piémont, que comme partie intégrantes des arrangements à faire avec le concours de la France pour la totalité de l'Italie. C'est une sorte de réserve que j'ai cru utile de faire à cause de Naples.

Les affaires de la Suisse vont se traiter dans une commission dont M. le duc de Dalberg est membre, ainsi que j'ai eu l'honneur de le mander à Votre Majesté.

Celles de l'Allemagne sont suspendues par le refus de la Bavière et du Wurtemberg de prendre part aux délibérations, jusqu'à ce que le sort de la Saxe ait été fixé.

Mille raisons me font désirer d'être auprès de Votre Majesté. Mais je me sens retenu ici par l'idée que je puis être ici plus utile à son service, et par l'espoir qu'en dépit de tous les obstacles, nous parviendrons à obtenir une bonne partie du moins de ce qu'elle a voulu.

Je suis...


No 9 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, le 26 novembre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu votre numéro 12, et je puis dire avec vérité que c'est le premier qui m'ait satisfait, non que je ne l'aie toujours été de votre marche et de votre façon de me rendre compte de l'état des choses, mais parce que, pour la première fois, je vois surnager des idées de justice. L'empereur de Russie a fait un pas rétrograde; et, en politique comme en toute autre chose, jamais le premier pas ne fut le dernier. Ce prince se tromperait cependant s'il croyait m'engager à une alliance (politique s'entend) avec lui. Vous le savez, mon système est: alliance générale, point de particulières. Celles-ci sont une source de guerres; l'autre est un garant de paix; et, sans craindre la guerre, la paix est l'objet de tous mes vœux. C'est pour l'avoir que j'ai augmenté mon armée, que je vous ai autorisé à promettre mon concours à l'Autriche et à la Bavière. Ces mesures ont commencé à réussir. Je crois pouvoir espérer otium cum dignitate, et c'est bien assez pour éprouver de la satisfaction.

Vous avez dit tout ce que j'aurais pu dire sur la note de lord Castlereagh. Je m'explique la différence de son langage avec celui de lord Wellington par leurs positions respectives: l'un suit des instructions, l'autre en donne.

Je voudrais déjà voir les affaires d'Italie réglées, depuis les Alpes jusqu'à Terracine: car je désire bien vivement l'importante conséquence qui doit s'en suivre. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.


No 16 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris

Vienne, le 30 novembre 1814.

Monsieur le comte,

Aucune conférence générale n'a été tenue depuis notre dernière dépêche. M. le prince de Metternich et M. le prince de Hardenberg sont l'un et l'autre alités d'une fièvre de rhume.

L'affaire de Gênes, en attendant, a été ajustée et terminée. Les actes vont être signés et le prochain courrier en portera des copies au département. M. de Corsini a été chargé de répondre au mémoire de M. de Labrador, qui réclamait la Toscane pour le roi d'Étrurie. La discussion sur cette affaire va avoir lieu, et nous craignons que la reine d'Étrurie n'arrive qu'avec beaucoup de peine à rentrer dans cet ancien patrimoine de sa famille. Lord Castlereagh s'en est exprimé ainsi.

Une séance pour arranger les affaires de la Suisse a eu lieu, et le plénipotentiaire français y a été appelé.

On a écouté les réclamations du canton de Berne, mais on n'a encore rien conclu. On paraît en général être bien disposé pour le canton de Berne, mais ne pas vouloir renverser l'existence des dix-neuf cantons, garantie par l'acte fédéral. On portera à la connaissance du roi les résultats des conférences à mesure que la discussion les amènera.

L'autorisation que le roi a donnée pour l'échange d'une partie du pays de Gex servira utilement. Nous observons cependant que, dans cette circonstance, il n'est plus question d'une spoliation du prince évêque de Bâle, qui, déjà en 1803, lors du recès de l'empire d'Allemagne, a perdu ses droits de souveraineté, a obtenu une pension de cent vingt mille francs et exerce toujours ses droits spirituels [403].

Les conférences allemandes ont été suspendues. Le Wurtemberg et la Bavière n'ont pas voulu concourir à river les chaînes qu'on leur préparait. Une réponse faite par les cabinets autrichien et prussien aux plénipotentiaires wurtembourgeois a augmenté la défiance à cet égard. Nous en joignons ici une copie et une traduction française.

Les petits et moyens États de l'Allemagne ont, en attendant, formé une seconde association et le grand-duc de Bade s'y est joint par l'effet d'un avis qui lui a été donné à ce sujet par l'impératrice de Russie, sa sœur.

Quant aux affaires polonaise et saxonne, elles sont dans la même situation, et à aucune époque du congrès, les puissances alliées n'ont donné à la France une plus entière conviction de leur désunion qu'elles ne le font dans ce moment, où l'Angleterre, l'Autriche, la Russie et la Prusse ne paraissent d'accord sur aucune des bases qui devaient servir à l'arrangement général de l'Europe.

L'attitude que la France a prise la place de manière à attendre avec calme le résultat de ces intrigues, et de n'y paraître que pour faire écouter le langage de la raison. C'est dans cet esprit qu'il nous semblerait utile de diriger quelques articles de gazettes, contre la doctrine du Correspondant de Nuremberg et du Mercure du Rhin, qui, l'un et l'autre, se plaisent à altérer les faits et à nourrir l'animosité qui règne en Allemagne contre la France.

Agréez...


No 14.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 30 novembre 1814.

Sire,

J'ai reçu la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer le 15 de ce mois, et, par le même courrier, l'autorisation qu'elle a bien voulu me donner pour consentir à l'échange d'une petite portion du pays de Gex, contre une partie du Porentruy.

L'ancien prince évêque de Bâle a déjà repris, comme évêque, l'administration spirituelle du Porentruy, mais il ne saurait, comme prince, en recouvrer la possession qu'il a perdue, non par le simple fait de la conquête, mais par la sécularisation générale des États ecclésiastiques de l'Allemagne en 1803. Il jouit comme prince d'une pension de soixante mille florins, et ne prétend à rien de plus. Il ne peut donc pas être un obstacle à l'échange dont nous avons eu l'honneur d'entretenir Votre Majesté. Mais cet échange pourrait être rendu difficile par l'une des conditions dont Votre Majesté le fait dépendre, savoir: la restitution de l'Argovie bernoise au canton de Berne, car, selon toute apparence, cette restitution éprouvera de très grandes et peut-être même d'insurmontables difficultés. Je suppose toutefois que, si l'on se bornait à restituer à Berne quelques bailliages de l'Argovie, qu'en compensation du surplus on lui donnât les parties de l'évêché de Bâle comprises dans les anciennes limites de la Suisse, et que Berne se contentât de cet arrangement, Votre Majesté en serait contente elle-même.

La commission chargée des affaires de la Suisse n'a fait, jusqu'à présent, autre chose que se convaincre que la multiplicité et la divergence des prétentions, les rendaient fort épineuses. Ceux qui, dans l'origine, les voulaient régler seuls, et nous contestaient le droit de nous en mêler, ont été les premiers à demander notre concours, et, pour ainsi dire notre assistance et nos conseils. Il est vrai que les envoyés suisses qui sont ici, et qui, dès les premiers temps de notre séjour à Vienne, se sont liés avec nous, leur ont déclaré que s'ils croyaient pouvoir établir en Suisse un ordre de choses solide, sans l'intervention et même sans l'assistance[404] de la France, ils se berçaient d'une espérance tout à fait vaine.

Quand les alliés traitaient de la paix et la voulaient faire avec Bonaparte[405], ils s'étaient adressés aux cantons qui avaient le plus souffert des révolutions de la Suisse, réveillant en eux le souvenir et le sentiment de leurs pertes, et leur offrant la perspective de les réparer. Leur but était de détacher la Suisse de la France et ce moyen leur paraissait infaillible. Mais il s'est trouvé que ces cantons étaient précisément ceux qui étaient le plus attachés à la maison de Bourbon. Alors les alliés ne se sont plus souciés d'un moyen qui ne menait plus et qui, même, était contraire à leur but, et ils n'ont recueilli de leurs tentatives que l'embarras de savoir comment ils reviendraient sur leurs pas et parviendraient à tout calmer. Quelques-uns avaient formé le projet d'unir dans une même ligue[406] la Suisse et l'Allemagne. C'est encore une idée abandonnée[407]. On paraît maintenant vouloir d'assez bonne foi terminer, en satisfaisant aux prétentions les plus considérables et les plus justes, et en faisant d'ailleurs le moins de changements qu'il est possible. Il est donc permis d'espérer qu'il y aura pour la Suisse un arrangement, sinon le meilleur en soi, du moins le meilleur que les circonstances permettent; que l'on déclarera l'indépendance de ce pays, et, ce qui n'est pas moins important pour nous, sa neutralité.

La commission pour les affaires d'Italie a fait, sur celle de Gênes, un rapport et un projet d'articles qui seront signés demain et adressés aux huit puissances. J'aurai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté, par le prochain courrier, une copie de ce projet. Après les affaires de Gênes viendront celles de Parme qui souffriront plus de difficultés, s'il est vrai, comme on le rapporte, que l'empereur d'Autriche et M. de Metternich aient donné récemment des assurances positives à l'archiduchesse Marie-Louise, qu'elle conserverait Parme. Ce qui est certain, c'est que l'archiduchesse, qui, jusqu'à présent, avait eu sur ses voitures, les armes de son mari, a fait peindre sur l'une les armes du duché de Parme. J'espère néanmoins qu'on parviendra à le faire rendre à la reine d'Étrurie.

C'est à Venise qu'ont été pris les vingt-cinq mille fusils vendus à Murat. Il paraît que, malgré la protection de M. de Metternich, il ne se sent pas fort rassuré, car il vient d'écrire à l'archiduchesse Marie-Louise une longue lettre dans laquelle il lui annonce, entre autres choses, que si l'Autriche lui prête son appui pour rester à Naples, il va la faire remonter au rang d'où elle n'aurait jamais dû descendre. (Ces termes sont textuels.) Une telle extravagance, même dans un homme de son pays et de son caractère, ne peut s'expliquer que comme un excès de la peur qui se trahit elle-même.

Les conférences de la commission allemande sont toujours suspendues. Le Wurtemberg a déclaré qu'il ne pouvait point avoir d'opinion quelconque sur des parties d'un tout qu'on ne lui montrait que l'une après l'autre et isolées, et qu'il ne délibérerait sur aucune, avant qu'on lui eût fait connaître l'ensemble, ce qui lui a attiré de la part de l'Autriche et de la Prusse une note où ces deux puissances font assez sentir l'espèce d'empire qu'elles veulent, en se la partageant, exercer sur l'Allemagne.

Persuadés que l'influence ainsi partagée entre deux puissances se convertirait bientôt en domination et en souveraineté, tous les États de l'ancienne confédération rhénane, à l'exception de la Bavière et du Wurtemberg, se sont réunis pour exprimer le vœu du rétablissement de l'ancien empire germanique, dans la personne de celui qui en était le chef.

Ces mêmes États sont sur le point de former une ligue dont l'objet sera d'opposer une résistance de non consentement et d'inertie au système que l'Autriche et la Prusse voudraient faire prévaloir. Le grand-duc de Bade, qui d'abord s'était tenu isolé, s'est joint aux autres, par le conseil de l'impératrice de Russie, sa sœur, qui n'a été que l'organe de l'empereur Alexandre.

Les affaires de Pologne et de Saxe sont toujours dans la même situation; la démarche que M. de Metternich avait fait faire par M. de Hardenberg, et que lord Castlereagh n'a point approuvée, ayant été sans résultat, aussi bien que la discussion de lord Castlereagh avec l'empereur Alexandre.

J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté les pièces de cette discussion, au nombre de six. Il me manque encore une lettre que j'aurai et que j'ai lue. C'est la dernière lettre de l'empereur Alexandre, où il dit à lord Castlereagh que c'en est assez, et l'invite à prendre désormais la voie officielle.

Ceux qui ont lu ces pièces ne comprennent pas comment lord Castlereagh, s'étant mis aussi en avant qu'il l'a fait, pourrait reculer; mais lui-même ne comprend pas comment et dans quelle direction il peut faire un pas de plus.

Au reste, Votre Majesté verra que lord Castlereagh ne s'est occupé que de la Pologne, décidé qu'il était à sacrifier la Saxe, par une suite de cette politique qui ne voit que des masses, sans s'embarrasser des éléments qui servent à les former. C'est une politique d'écoliers et de coalisés.

Je dois faire à Votre Majesté la même prière pour ces pièces que pour celles que j'ai déjà eu l'honneur de lui adresser. Je les ai eues de la même manière que celles-ci, et sous les mêmes conditions.

L'empereur Alexandre témoigne l'intention de se rapprocher de nous. Il se plaint de ceux qui, depuis que nous sommes ici, et dans les premiers temps surtout, se sont comme interposés entre lui et nous, et il désigne MM. de Metternich et de Nesselrode. L'intermédiaire dont il se sert avec moi est le prince Adam Czartoryski, qui a maintenant le plus de part à sa confiance et qu'il a fait entrer dans son conseil, où M. de Nesselrode n'est plus appelé, et qu'il a composé du prince Adam, du comte Capo d'Istria et de M. de Stein.

L'empereur est rétabli et sort. M. de Metternich est malade; il n'est sorti ni hier ni aujourd'hui[408], ce qui fait qu'il ne peut y avoir de réunion des ministres des huit puissances.

Lord Castlereagh est venu me proposer ce matin de profiter de ce temps d'inaction pour nous occuper de l'affaire des noirs. Mais, tout en plaisantant sur sa proposition et sur les motifs[409] qu'il avait de la faire, je lui ai si positivement dit que cette affaire devait être la dernière de toutes, et qu'il fallait que celles de l'Europe fussent faites avant de s'occuper de l'Afrique, que j'espère qu'il ne me donnera pas l'occasion de le lui répéter une seconde fois.

Je suis...


No 10 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, ce 4 décembre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu votre numéro 13. Toujours également satisfait de votre conduite, je le suis, et vous n'en serez pas surpris, fort peu de l'état des affaires, qui me semble bien éloigné de celui où elles étaient lorsque vous avez expédié le numéro 12. Dieu seul est maître des volontés; les hommes n'y peuvent rien, et quoi[410] qu'il en puisse être, en me tenant fortement attaché aux principes; en méritant peut-être qu'on me fasse l'application du vers: Justum et tenacem propositi virum, l'honneur au moins me restera, et c'est ce que j'ambitionne le plus.

Je ne suis pas surpris des bruits qui courent, des nouvelles que l'on mande et de la consistance que leur donne la mauvaise volonté; moi-même, il ne tiendrait qu'à moi de ne pas avoir un moment de repos; et cependant mon sommeil est aussi paisible que dans ma jeunesse. La raison en est simple: je n'ai jamais cru que, passé les premiers instants de la Restauration, le mélange de tant d'éléments hétérogènes ne produisît pas de fermentation. Je sais qu'il en existe, mais je ne m'en inquiète point. Résolu à ne jamais m'écarter au dehors de ce que me prescrit l'équité, au dedans de la constitution que j'ai donnée à mon peuple, à ne jamais mollir dans l'exercice de mon autorité légitime, je ne crains rien, et, un peu plus tôt ou un peu plus tard, je verrai se dissiper ces nuages, dont j'avais prévu la formation.

On vous parle de changements dans le ministère, et moi je vous en annonce. Je rends toute justice au zèle et aux bonnes qualités du comte Dupont; mais je n'ai pas à me louer également de son administration; en conséquence, je viens de lui retirer son département, que je confie au maréchal Soult. Je donne celui de la marine au comte Beugnot[411], et la direction générale de la police à M. d'André[412]. Mais ces déplacements partiels de confiance, dont j'ai voulu que vous fussiez le premier instruit, ne changent rien au système de politique qui est le mien; c'est ce que vous aurez bien soin de dire hautement à quiconque vous parlera de ce qui se passe aujourd'hui.

Je serai très aise de vous revoir, quand il en sera temps; mais les raisons qui m'ont déterminé à me priver de vos services près de moi subsistent avec une force accrue par les difficultés mêmes que vous éprouvez. Il est donc nécessaire que vous continuiez aussi bien que vous faites à me représenter au congrès jusqu'à sa dissolution. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.


No III.—le comte de blacas d'aulps au prince de talleyrand.

Paris, ce 4 décembre 1814.

Prince[413], la lettre que le roi a reçue de vous par le courrier qui n'avait pu m'apporter la réponse à celle que j'ai eu l'honneur de vous écrire, le 9 du mois dernier, m'avait déjà fourni d'importantes lumières sur les principaux objets traités dans la lettre que vous avez bien voulu m'adresser le 23. Sa Majesté avait eu la bonté de me communiquer votre dépêche ainsi que la note de lord Castlereagh, et il est impossible, comme vous l'observez, de ne pas être frappé de la différence qui existe entre le style de cette note et le langage du duc de Wellington.

Je ne puis cependant[414], je l'avoue, fixer encore mes idées sur les causes réelles de cette différence. Le roi répugne à ne l'attribuer qu'à un système d'artifice dont le but serait la déconsidération de la France. Lord Wellington, par des communications officieuses telles que celle dont je vous ai parlé au sujet des relations de Naples avec Paris, et par la conduite qu'il a tenue dernièrement à l'occasion d'une correspondance saisie sur lord Oxford[415], a montré des dispositions que ne pourrait guère motiver le projet unique[416] de répandre au loin des craintes chimériques. Il serait au reste possible que, s'exagérant à lui-même des périls dont quelques rumeurs trop généralement accueillies ne cessent d'épouvanter les esprits timides, il eût souvent desservi, sans le vouloir, la politique du roi, ou peut-être favorisé par là des intentions moins franches que les siennes. Ce qu'il y a de certain, c'est que plusieurs circonstances, indépendantes des vues de l'Angleterre, n'ont que trop fourni de prétextes aux défiances propres à encourager les opinions fâcheuses dont vous redoutez l'effet. Vous savez, prince, et vous avez souvent déploré avec moi le peu d'assurance que donnait au gouvernement de Sa Majesté le défaut de vigueur et d'ensemble des opérations[417] ministérielles. Ce vice, dont la connaissance était restée quelque temps concentrée dans le cabinet, ne pouvait manquer à la longue d'acquérir une malheureuse publicité. Joignez à cela le mécontentement de l'armée dont les plaintes n'ont cessé de frapper les oreilles des princes, pendant leurs voyages[418] dans les départements; le malaise qu'entretenaient toutes les réclamations contre l'insuffisance de la police; enfin les délations multipliées contre des hommes que leurs intentions et leurs discours signalent, peut-être sans fondement, mais non sans vraisemblance, comme les instigateurs des complots les plus dangereux; tout, jusqu'aux mesures de sûreté que le dévouement des commandants militaires a rendues trop ostensibles, a dû produire une impression dont les étrangers peuvent profiter sans y avoir concouru.

Cet état de choses vous expliquera, prince, les motifs impérieux auxquels le roi a pensé devoir céder en faisant un changement partiel dans son ministère. C'est hier que Sa Majesté a fait connaître sa résolution sur cet objet. Tout en rendant justice au zèle et aux bonnes intentions de M. le comte Dupont, elle a reconnu que l'armée, imputant des torts que peut-être, à ce ministre, les embarras du moment rendaient inévitables[419], appelait de tous ses vœux un autre système, et le roi a jeté les yeux sur le maréchal Soult[420] pour lui confier le portefeuille de la guerre. Ce choix dans lequel Sa Majesté a été dirigée par le désir de rétablir dans les troupes la soumission, la confiance et le zèle, si nécessaires au maintien de la puissance nationale, vous paraîtra sans doute conforme aux principes qu'elle a invariablement suivis.

Le ministère de la marine donné au comte Beugnot et la direction[421] de la police à M. d'André sont les autres mutations dans lesquelles le roi a voulu chercher les moyens de remplir l'attente publique.

Vous penserez sans doute, prince, que ce changement peu considérable lorsqu'on l'envisage dans son rapport avec la composition du conseil, n'en doit pas moins amener des résultats importants. En effet, l'esprit de l'armée et la sécurité de la police sont devenus tellement les principes conservateurs de l'opinion, que, sous ce point de vue, la détermination du roi acquiert le plus grand intérêt. C'est à vous que Sa Majesté s'en remet pour présenter à Vienne cet événement sous son véritable jour, et pour le faire considérer non comme une révolution ministérielle, mais plutôt comme un accroissement de force et de lumière dans le gouvernement.

Le roi regrette vivement qu'au lieu d'avoir à confier cette tâche à vos soins, il ne puisse vous voir auprès de lui, offrir une preuve de plus à l'appui de l'opinion favorable qu'il veut[422] donner de son ministère. Mais Sa Majesté sent les effets avantageux qu'ont produits vos continuels efforts[423]. Il serait, au reste, possible que les affaires, prenant une marche plus rapide vous retinssent moins de temps que vous ne nous le faites craindre, et je le désire vivement[424].

Les dernières nouvelles d'Espagne ne sont point bonnes. Le comte de Jaucourt vous informe certainement des rapports que M. d'Agoult[425] vient de lui adresser.

Rien n'est encore décidé ici pour le moment de l'ajournement des Chambres[426].

Recevez, prince, avec amitié une nouvelle assurance de mon bien sincère et invariable attachement.

blacas d'aulps.


No 17 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 7 décembre 1814.

Monsieur le comte,

Nous avons l'honneur de vous adresser le rapport de la commission sur la formation du royaume de Sardaigne; il a été rédigé par M. le comte de Noailles.

Il est probable que dans une prochaine séance qui réunira les plénipotentiaires des huit puissances signataires du traité de Paris, tout ce qui reste à décider sur cet objet sera définitivement arrêté, savoir:

1o La reconnaissance solennelle de l'hérédité de la maison de Sardaigne dans celle de Savoie-Carignan;

2o Le titre de roi de Sardaigne en prenant possession de l'État de Gênes;

3o La disposition à faire des fiefs impériaux.

Nous avons également l'honneur d'adresser au département deux notes allemandes, dont l'une est celle que la cour de Wurtemberg a donnée au comité allemand. Elle a provoqué la réponse que les cabinets de Prusse et d'Autriche ont faite, et dont notre précédente dépêche renfermait une copie.

La seconde note est celle que la cour de Wurtemberg a présentée pour expliquer les motifs qui l'ont guidée dans la rédaction de la première. Les affaires d'Allemagne, au reste, sont toutes en suspens et attendent la décision de celle de la Saxe qui flotte toujours dans l'incertitude. De part et d'autre, on ne paraît pas s'être rapproché.

Les conférences suisses ont commencé. M. de Dalberg défend le mieux qu'il lui est possible les intérêts du canton de Berne, et quoique les puissances aient arrêté l'intégrité des dix-neuf cantons, on pourra procurer quelques avantages à ce canton, au moyen de l'évêché de Bâle. M. de Dalberg en rendra compte dans un rapport général, lorsqu'il y aura quelque chose de définitivement arrêté.

Agréez...


No 15.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 7 décembre 1814.

Sire,

Cette lettre que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Majesté sera courte. Je ne sais que depuis un moment les faits dont je vais lui rendre compte. Je les substitue à d'autres moins intéressants et plus vagues que j'avais recueillis.

On me dit, et j'ai toute raison de croire, qu'un courrier arrivé cette nuit, a apporté à lord Castlereagh et à M. de Munster l'ordre de soutenir la Saxe. (J'ignore encore jusqu'où, et si c'est dans toute hypothèse, ou seulement, dans une supposition donnée.) On ajoute que dès ce matin lord Castlereagh a adressé à M. de Metternich une note qui le lui annonce, et que le comte de Munster qui a toujours été, mais un peu timidement de notre avis sur la Saxe, va se prononcer sur cette question avec beaucoup de force. Le prince de Wrède doit avoir lu la note de lord Castlereagh chez M. de Metternich.

Chargement de la publicité...