← Retour

Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 2

16px
100%

SEPTIÈME PARTIE

CHUTE DE L'EMPIRE—RESTAURATION

(1813-1814)

CHUTE DE L'EMPIRE—RESTAURATION

(1813-1814)

Il faut maintenant que l'attention de mes lecteurs se reporte à l'époque du règne de Napoléon où je disais que, par un arrangement habile fait en Espagne, il aurait pu arriver à une paix générale et consacrer ainsi son propre établissement.

Napoléon avait été élevé au pouvoir suprême par le concours de toutes les volontés réunies contre l'anarchie; l'éclat de ses victoires l'avait fait choisir, c'étaient là tous ses droits; des défaites les annulaient, tandis qu'une paix glorieuse les aurait légitimés et affermis. Mais, dupe de son imagination qui dominait son jugement, il disait avec emphase qu'il fallait élever autour de la France un rempart de trônes occupés par des membres de sa famille, pour remplacer cette ligne de forteresses créée autrefois par Louis XIV. Il trouvait parmi ses ministres et parmi ses courtisans des hommes pour approuver cette extravagance; et la plupart de ces hommes étaient d'anciens membres de la Convention, du conseil des Anciens... Mais le bon sens des masses en France se bornait à désirer la conservation des résultats vraiment utiles de la Révolution, c'est-à-dire le maintien des libertés civiles dont l'empereur avait à peine laissé subsister les formes, en plaçant sans cesse son pouvoir despotique au-dessus de la loi.

Ses succès l'avaient tellement aveuglé qu'il ne voyait pas qu'en poussant à l'extrême le système politique dans lequel il s'était follement engagé, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, il lasserait les Français aussi bien que les nations étrangères, et forcerait les uns et les autres à chercher en dehors de lui des garanties qui pussent assurer la paix générale, et pour les Français, la jouissance de leurs droits civils.

Tout était insensé dans son entreprise contre l'Espagne. Pourquoi ruiner un pays qui lui était attaché et dévoué? Pour n'en saisir qu'une partie, tandis qu'il livrait ses riches colonies à l'Angleterre qu'il prétendait détruire, ou au moins affaiblir partout? N'était-il pas évident que si toutes les provinces de la péninsule étaient forcées de plier sous le joug français et de subir la royauté de son frère, les colonies espagnoles se soulèveraient par leur propre impulsion ou par celle de l'Angleterre? Le chef-d'œuvre de la politique, à cette époque, aurait été d'isoler assez la Grande-Bretagne pour la laisser sans un lien quelconque avec le continent et sans des rapports nouveaux avec les colonies. Napoléon, au contraire, par la guerre d'Espagne, lui ouvrit et le continent d'Europe et les colonies d'Amérique.

En rappelant dans mes souvenirs ce qui m'avait frappé davantage pendant les vingt années dont je viens de parler, je me suis souvent fait cette question: que serait-il arrivé si l'empereur, à telle époque de sa carrière, s'était arrêté, eût changé de système et ne se fût occupé qu'à s'affermir? Ainsi, par exemple, après la paix de Lunéville, après avoir signé son premier traité avec la Russie, conclu la paix d'Amiens avec l'Angleterre, et fait reconnaître le recès de l'empire par toutes les puissances de l'Europe, tout ne lui était-il pas facile? La France avait acquis alors des limites auxquelles l'Europe avait dû consentir; les oppositions intérieures étaient calmées, la religion avait repris sa place dans l'État. Cette situation ne laissait évidemment plus aucune chance à la maison de Bourbon.

Si cette même pensée se présente quelquefois à Louis XVIII, que de reconnaissance ne doit-il pas avoir envers la Providence, et que de soins ne doit-il pas apporter au bonheur et à la prospérité de la France! Qu'il songe un moment à tout ce qu'il a fallu depuis 1803, pour préparer son retour [81]!

Il a fallu que toutes les illusions s'emparassent à la fois de l'esprit de Napoléon; qu'il se livrât sans prévision aux expéditions les plus hasardeuses; que, par caprice, il créât des trônes, et que par d'autres caprices, il leur ôtât toute chance de stabilité, et se fît des ennemis de ceux-là mêmes qu'il plaçait sur ces trônes. Il a fallu que, pour détruire la confiance de la France et des nations étrangères, il leur imposât des institutions, d'abord républicaines, puis monarchiques, puis qu'il finît par les soumettre à sa despotique domination. Il a fallu, enfin, qu'il donnât aux peuples, qui bientôt s'entendent entre eux, la triste consolation de mépriser successivement les différentes formes de gouvernement qui passaient sous leur yeux, et qu'il ne vît pas que ce mépris, devait sortir parmi les peuples, une disposition générale au soulèvement et bientôt après à la vengeance.

Mais, si, dépassant encore cette date de 1803, nous nous reportons à l'année 1807, où l'empereur avait vaincu l'une après l'autre l'Autriche, la Prusse et la Russie et tenait entre ses mains le destin de l'Europe, quel grand et noble rôle n'eût-il pas pu jouer alors!

Napoléon est le premier et le seul qui ait pu donner à l'Europe un équilibre réel qu'elle cherche en vain depuis plusieurs siècles, et dont elle est aujourd'hui plus éloignée que jamais.

Il ne fallait pour cela: 1o qu'appeler à l'unité l'Italie, en y transférant la maison de Bavière; 2o que partager l'Allemagne entre la maison d'Autriche, qui se serait étendue jusqu'aux bouches du Danube, et la maison de Brandenbourg[82], qu'on aurait agrandie; 3o que ressusciter la Pologne en la donnant à la maison de Saxe.

Avec l'équilibre réel, Napoléon a pu donner aux peuples de l'Europe une organisation conforme à la véritable loi morale. Un équilibre réel eût rendu la guerre presque impossible. Une organisation convenable eût porté chez tous les peuples la civilisation au degré le plus élevé qu'elle puisse atteindre.

Napoléon a pu faire ces choses, et ne les a point faites. S'il les eût faites, la reconnaissance lui aurait élevé partout des statues, et sa mort aurait été pleurée chez tous les peuples. Au lieu de cela, il a préparé l'état de choses que nous voyons, et amené les dangers qui menacent l'Europe du côté de l'Orient. C'est sur ces résultats qu'il doit être et qu'il sera jugé. La postérité dira de lui: cet homme fut doué d'une force intellectuelle très grande; mais il n'a pas compris la véritable gloire. Sa force morale fut très petite ou nulle. Il n'a pu supporter la prospérité avec modération, ni l'infortune avec dignité; et c'est parce que la force morale lui a manqué, qu'il a fait le malheur de l'Europe et le sien propre.

Placé pendant tant d'années au milieu de ses projets, et, pour ainsi dire, dans le cratère de sa politique, témoin de tout ce qui se faisait ou se préparait contre lui, il n'y a pas eu grand mérite à prévoir que tous les pays rangés nouvellement sous ses lois, que toutes les créations nouvelles placées sous la domination de sa famille, porteraient les premiers coups à sa puissance. Ce n'est pas sans une douloureuse amertume, je l'avoue, que j'assistais à un pareil spectacle. J'aimais Napoléon; je m'étais attaché même à sa personne, malgré ses défauts; à son début, je m'étais senti entraîné vers lui par cet attrait irrésistible qu'un grand génie porte avec lui; ses bienfaits avaient provoqué en moi une reconnaissance sincère. Pourquoi craindrais-je de le dire?... j'avais joui de sa gloire et des reflets qui en rejaillissaient sur ceux qui l'aidaient dans sa noble tâche. Aussi, je puis me rendre le témoignage que je l'ai servi avec dévouement, et, autant qu'il a dépendu de moi, avec un dévouement éclairé. Dans le temps où il savait entendre la vérité, je la lui disais loyalement; je la lui ai dite même plus tard, lorsqu'il fallait employer des ménagements pour la faire arriver jusqu'à lui; et la disgrâce que m'a valu ma franchise me justifie devant ma conscience de m'être séparé de sa politique d'abord, puis de sa personne, quand il était arrivé au point de mettre en péril la destinée de ma patrie.

Lorsque Napoléon, repoussant toute transaction raisonnable, se lança, en 1812, dans la funeste expédition de Russie, tout esprit réfléchi pouvait presque fixer d'avance le jour, où, poursuivi par les puissances qu'il avait humiliées, forcé de repasser le Rhin, il perdrait le prestige dont l'avait entouré la fortune. Napoléon, battu, devait disparaître de la scène du monde; c'est le sort des usurpateurs vaincus. Mais la France, une fois envahie, que de chances contre elle! Quels moyens pouvaient conjurer les maux qui la menaçaient? Quelle forme de gouvernement devait-elle adopter, si elle résistait à cette terrible catastrophe? C'étaient là de graves sujets de méditation pour tous les bons Français; s'y livrer était un devoir pour ceux que les circonstances, ou, si l'on veut, leur ambition, avaient déjà appelés, à d'autres époques, à exercer de l'influence sur le sort du pays. C'est ce que je me croyais le droit de faire depuis plusieurs années; et, à mesure que je voyais approcher le redoutable dénouement, j'examinais et je combinais avec plus d'attention et de soin les ressources qui nous resteraient. Ce n'était ni trahir Napoléon ni conspirer contre lui, quoiqu'il me l'eût plus d'une fois déclaré. Je n'ai conspiré dans ma vie qu'aux époques où j'avais la majorité de la France pour complice, et où je cherchais avec elle le salut de la patrie. Les méfiances et les injures de Napoléon à mon égard ne peuvent rien changer à la vérité des faits, et, je le répète hautement: il n'y a jamais eu de conspirateur dangereux contre lui que lui-même. Il n'en a pas moins fait exercer contre moi la plus odieuse surveillance pendant les dernières années de son règne. Je pourrais presque faire valoir cette surveillance comme un témoignage de l'impossibilité dans laquelle je me serais trouvé de conspirer, si même j'en avais eu le goût.

On me pardonnera de rappeler un incident de cette surveillance, qui me revient à la mémoire et qui montrera ce que la police de l'empereur savait faire de l'intimité de la vie privée. Au mois de février 1814, j'avais, un soir, quelques personnes réunies dans mon salon, au nombre desquelles étaient le baron Louis, l'archevêque de Malines, M. de Pradt, M. de Dalberg et plusieurs autres. On causait un peu de tout, mais particulièrement des événements graves du moment, qui préoccupaient à bon droit tous les esprits. La porte s'ouvre avec fracas, et, sans laisser le temps au valet de chambre de l'annoncer, le général Savary, ministre de la police générale, s'élance au milieu du salon en s'écriant: «Ah! je vous prends donc tous en flagrant délit de conspiration contre le gouvernement!»—Quelque sérieux qu'il ait essayé de mettre dans le ton de son exclamation, nous vîmes bientôt que son intention était de plaisanter, tout en cherchant cependant à découvrir, s'il le pouvait, quelques notions propres à alimenter ses rapports de police à l'empereur. Il ne parvint pas, toutefois, à nous déconcerter, et l'état des choses ne justifiait que trop bien l'inquiétude que chacun lui exprima sur la situation périlleuse de Napoléon et sur les conséquences qui pouvaient en résulter. Je serais assez porté à croire que sans la chute de l'empereur, M. le général Savary n'aurait pas manqué de faire valoir près de lui la hardiesse, et, ce qu'il pensait être, l'habileté de sa conduite dans cette occasion. C'est, décidément, un vilain métier que celui de ministre de la police.

Ce qu'il y a de bizarre dans la conduite de Napoléon à mon égard, c'est que, dans le temps même où il était le plus rempli de soupçons sur moi, il cherchait à me rapprocher de lui. Ainsi, au mois de décembre 1813, il me demanda de reprendre le portefeuille des affaires étrangères, ce que je refusai nettement, comprenant bien que nous ne pourrions jamais nous entendre sur la seule manière de sortir du dédale dans lequel ses folies l'avaient enfermé. Quelques semaines plus tard, au mois de janvier 1814, avant son départ pour l'armée, et lorsque M. de Caulaincourt était déjà parti pour le congrès de Châtillon[83], l'empereur travaillait presque chaque soir avec M. de la Besnardière[84], qui, en l'absence de M. de Caulaincourt, tenait le portefeuille des affaires étrangères. Dans ces entretiens, qui se prolongeaient fort avant dans la nuit, il lui faisait souvent d'étranges confidences. Eh bien, il lui a plusieurs fois répété, après avoir lu les dépêches dans lesquelles le duc de Vicence rendait compte de la marche des négociations à Châtillon: «Ah! si Talleyrand était là, il me tirerait d'affaire.» Il se trompait, car je n'aurais pu le tirer d'affaire, qu'en prenant sur moi, ce que j'aurais fait très probablement, d'accepter les conditions des ennemis; et si, ce jour-là, il avait eu le plus léger succès militaire, il aurait désavoué ma signature. M. de la Besnardière me raconta aussi une autre scène à laquelle il assista, et qui est trop caractéristique pour que je ne la mentionne pas. Murat, pour rester fidèle à la cause de son beau-frère, demandait qu'on lui abandonnât l'Italie jusqu'à la rive droite du Pô. Il avait écrit plusieurs lettres à Napoléon, qui ne lui répondait pas, ce dont il se plaignait amèrement, comme d'une marque de mépris. «Pourquoi, dit la Besnardière à l'empereur, Votre Majesté lui laisse-t-elle ce prétexte, et quel inconvénient trouverait-elle, non pas à lui accorder ce qu'il veut, mais à le flatter de quelques espérances?»—Il répondit alors: «Est-ce que je puis répondre à un insensé? Comment ne sent-il pas que mon extrême prépondérance a seule pu faire que le pape ne fût pas à Rome; c'est l'intérêt de toutes les puissances qu'il y retourne, et, maintenant, cet intérêt est aussi le mien. Murat est un homme qui se perd; je serai obligé de lui faire l'aumône; mais je le ferai enfermer dans un bon cul de basse-fosse, afin qu'une si noire ingratitude ne reste pas impunie.» Peut-on comprendre si bien les folies des autres et ne pas se rendre compte des siennes propres?

Je disais plus haut que Napoléon seul avait conspiré contre lui-même, et je puis établir la parfaite exactitude de ce fait; car il est constant que, jusqu'à la dernière minute qui a précédé sa ruine, il n'a dépendu que de lui de se sauver. Non seulement, comme je l'ai déjà dit, il pouvait, en 1812, par une paix générale, consolider à jamais sa puissance; mais, en 1813, à Prague[85], il aurait obtenu des conditions, sinon aussi brillantes qu'en 1812, du moins encore assez avantageuses; et enfin, au congrès même de Châtillon, en 1814, s'il avait su céder à propos, il pouvait faire une paix utile à la France réduite aux abois, et qui, même, dans l'intérêt de sa folle ambition, lui aurait offert des chances de retrouver plus tard quelque gloire. La terreur qu'il avait su inspirer à tous les cabinets a maintenu ceux-ci, jusqu'au dernier moment, dans la résolution de traiter avec lui. Ceci réclame quelques développements, et je veux consigner ici des faits qui sont à ma parfaite connaissance, et qui constateront l'exactitude de ce que j'avance. Il faut d'abord nous transporter à la frontière des Pyrénées, où les armées françaises soutenaient si bravement une lutte inégale contre les troupes anglaises, espagnoles et portugaises réunies. Nous reviendrons ensuite dans les plaines de Champagne.

La place de Saint-Sébastien avait été prise à la fin du mois d'août 1813, et celle de Pampelune venait de se rendre dans les derniers jours d'octobre, quand le duc de Wellington, qui voyait l'Espagne délivrée de ce côté de ses ennemis, et était informé de la bataille de Leipzig et des résultats importants qui la suivirent, se décida à porter la guerre sur le territoire français, pour contribuer autant que possible au triomphe de la cause générale de l'Europe; celle de l'Espagne n'était que secondaire.

Il passa la Bidassoa vers le milieu de novembre, malgré la vive résistance de l'armée française commandée par le maréchal Soult, et son quartier général s'établit le premier jour à Saint-Pé, petit village de la frontière.

Le temps était affreux, la pluie tombait par torrents, ce qui força l'armée à faire halte, et le quartier général à rester à Saint-Pé. Le hasard fit qu'il se trouvait dans ce village un curé plein d'esprit et d'activité, tout dévoué aux Bourbons et à la cause royale; il avait émigré en Espagne au commencement de la Révolution et il n'était rentré en France qu'après le concordat. Son nom était l'abbé Juda, très populaire parmi les Basques et très estimé parmi les Espagnols, et comme le mauvais temps ne permettait pas au duc de Wellington de sortir, l'ennui et l'oisiveté lui firent chercher la société du curé chez lequel il était logé.

La conversation, naturellement, tourna sur l'état de la France et sur l'esprit qui y régnait. Le curé n'hésita pas à affirmer qu'on était fatigué de la guerre à laquelle on ne voyait aucun terme; qu'on était surtout très irrité contre la conscription, et qu'on se plaignait beaucoup du poids des impositions; enfin, qu'on désirait un changement à peu près comme un malade désire changer de position dans son lit avec l'espoir de trouver du soulagement: «Le colosse a des pieds d'argile, disait l'abbé Juda, attaquez-le vigoureusement, avec résolution, et vous le verrez s'écrouler plus facilement que vous ne croyez.»

Ces conversations convainquirent le duc de Wellington de la nécessité d'attaquer simultanément la France par toutes ses frontières si l'on voulait obtenir du chef du gouvernement une paix honorable et sûre, et il fit part de ce plan à son gouvernement.

Il ne fut pas question des Bourbons, car on voyait bien qu'ils étaient oubliés et entièrement inconnus à la génération nouvelle. On voulut cependant faire un essai de l'effet produit par l'apparition subite d'un de ces princes sur une partie quelconque du territoire français, et savoir à quoi s'en tenir; c'est ce qui motiva l'arrivée du duc d'Angoulême[86] au quartier général de Saint-Jean-de-Luz dans les premiers jours du mois de janvier 1814.

Le duc d'Angoulême fut très bien reçu par le général en chef, ce qui était très naturel; par le maire de la ville de Saint-Jean et par le clergé; mais sans produire aucun effet sur le peuple, excepté celui de la curiosité. On courait sur son passage le dimanche, quand il allait à l'église, sans témoigner aucun sentiment, ni donner aucune preuve d'approbation ou de désapprobation. S'il y eut des offres de service, des protestations de fidélité, elles restèrent très secrètes, et on n'en vit pas le moindre effet à l'extérieur.

On attendait ainsi tout du temps, quand, vers la moitié du mois de janvier, débarqua à Saint-Jean-de-Luz, venant de Londres, sir Henry Bunbury[87], sous-secrétaire du ministère de la guerre, qui, parmi différentes commissions importantes, avait celle d'informer le duc de Wellington de l'acceptation par l'Angleterre des bases proposées à Francfort par les souverains alliés pour régler la paix générale, et de la nécessité de prévenir et d'empêcher que, sous la protection anglaise, on excitât le peuple à la rébellion contre le gouvernement existant avec lequel on était en négociation. Le gouvernement anglais, par un sentiment très honorable, ne voulait pas soulever des peuples, qu'à la paix, on aurait dû abandonner au ressentiment du gouvernement de Napoléon, et il insistait tellement sur ce point que la situation du duc d'Angoulême au quartier général devint très fausse pour lui et très embarrassante pour le général en chef. En conséquence on ne l'invita plus à prendre part aux opérations qu'on allait entreprendre, comme on en avait eu d'abord l'intention; et lorsque, dans les premiers jours du mois de février, il fut question de passer l'Adour pour attaquer l'armée française et faire le siège de Bayonne, on laissa le duc d'Angoulême à Saint-Jean-de-Luz, éloigné du théâtre des opérations.

C'est alors, et au moment de passer les gaves, que se présentèrent au général en chef diverses personnes venant de Bordeaux, et parmi elles M. de la Rochejacquelein[88], qui insistèrent beaucoup sur la nécessité de faire un mouvement en faveur des Bourbons, faisant valoir les bonnes dispositions de la ville de Bordeaux. Ils virent le prince à Saint-Jean-de-Luz et, différentes fois, le duc de Wellington qui se trouvait alors vers Saint-Palais. Ils tâchèrent de l'engager à favoriser et à exciter ce mouvement, mais il fut inébranlable dans ses refus, d'accord avec les instructions qu'il venait de recevoir de son gouvernement.

Le 27 février, les Français perdirent la bataille d'Orthez, qui laissa à découvert tout le pays des Landes jusqu'à Bordeaux, et le duc de Wellington, qui désirait avoir une communication plus facile, plus directe et plus ouverte avec son pays, se décida à occuper cette ville militairement, en y envoyant la 7e division de son armée, sous les ordres de lord Dalhousie.

Les prières et les instances pour le mouvement en faveur des Bourbons se renouvelèrent plus que jamais, et d'autres personnes arrivèrent de Bordeaux, pressant ce mouvement à l'occasion de l'occupation militaire.

Le duc de Wellington ne crut pas devoir s'y opposer; mais, voulant éclairer le peuple de Bordeaux et l'informer de l'état des affaires entre son gouvernement et ceux des alliés, il nomma le général Beresford[89], maréchal général des troupes portugaises et le second de l'armée, pour exécuter cette opération. Il lui donna les instructions les plus positives de déclarer, avant d'entrer dans la ville, et après l'occupation, «qu'on traitait la paix avec l'empereur Napoléon, qu'il était même probable qu'elle était faite, et qu'une fois publiée, l'armée alliée se retirerait du pays sans pouvoir prêter assistance à personne; que c'était donc aux habitants de Bordeaux à décider eux-mêmes s'ils voulaient courir les chances de leur entreprise.»—On écrivit dans les mêmes termes aux deux gouvernements de la péninsule, et la veille de son entrée à Bordeaux, le maréchal Beresford déclara ce qu'on vient de lire au maire, M. Lynch[90], qui, avec quelques autres personnes, était venu à la rencontre du duc d'Angoulême, celui-ci ayant suivi le quartier général de lord Beresford.

Cette déclaration répandit le découragement parmi la plupart de ceux qui étaient dans le complot, et, pour neutraliser le mauvais effet qu'elle pourrait produire dans le public, M. Lynch se hasarda à dire dans une proclamation que le mouvement se faisait d'accord avec l'armée anglaise, ce qui occasionna une réclamation très énergique de la part du duc de Wellington, qui exigea une rétractation et qui l'obtint enfin, malgré les démarches de M. Ravez[91], envoyé par le duc d'Angoulême au quartier général du duc pour donner des explications; elles ne contentèrent pas celui-ci, qui insista sur la rétractation des expressions de M. Lynch, et elle eut lieu.

Le reste du mois de mars se passa sans aucun événement décisif, les Français se retirant toujours devant l'armée anglaise, et à la fin, ils furent obligés de passer la Garonne dans les premiers jours d'avril, pour prendre une forte position devant la ville de Toulouse, sur le canal de Languedoc.

Le 6 avril, le quartier général anglais se trouvait à Grenade, sur la rive gauche de la Garonne, et le même jour le duc de Wellington reçut une lettre officielle de lord Bathurst[92], secrétaire d'État de la guerre, qui lui annonçait «qu'à la réception de sa lettre, la paix devait être faite avec l'empereur Napoléon, mais qu'il devait toujours continuer ses opérations militaires jusqu'à ce qu'il ait reçu la notification officielle de la paix, des plénipotentiaires anglais qui étaient à Châtillon».

On passa, en conséquence, la Garonne le 8 avril, et, le 10, eut lieu la bataille de Toulouse, sans que d'une part ni de l'autre on eût la moindre connaissance de ce qui se passait à Paris, excepté de la nouvelle de l'entrée des alliés dans la capitale, que les autorités de Toulouse avaient fait afficher dans les carrefours.

Après la bataille, les Français évacuèrent la ville dans la nuit du 11 au 12, et telle était la persuasion du duc de Wellington de la signature de la paix avec Napoléon, que quand, vers les dix heures du matin et au moment de monter à cheval pour entrer dans la ville, le 12, on vint lui communiquer officiellement qu'on y avait proclamé les Bourbons et qu'on avait arboré le drapeau blanc au Capitole, après avoir renversé le buste de Napoléon, il ne cacha pas sa désapprobation et son désir d'avoir été consulté par la ville avant d'avoir fait un pareil mouvement. Il répéta alors ce qu'il avait dit aux Bordelais. Il tint le même langage devant la municipalité de Toulouse, quand, après avoir été reçu par la garde nationale avec les couleurs des Bourbons, il mit pied à terre au Capitole. Les expressions du duc étaient claires, précises, et n'admettaient pas d'interprétation.

Mais, vers trois heures de l'après-midi, arriva de Bordeaux le colonel anglais Frédéric Ponsomby, précédant MM. de Saint-Simon et le colonel H. Cook, envoyés par le gouvernement provisoire pour communiquer aux deux armées les événements de Paris: l'abdication de l'empereur et le rétablissement des Bourbons.

On accusa alors le gouvernement provisoire d'avoir retardé l'information aux armées d'événements aussi importants et de n'avoir pas prévenu l'effusion du sang, qu'occasionna la bataille de Toulouse. Mais cette accusation était sans fondement, car le gouvernement provisoire ne perdit pas de temps à faire partir M. de Saint-Simon et le colonel H. Cook, chargés par lui d'informer les deux armées de l'abdication de l'empereur et du rétablissement des Bourbons, et, bien certainement, en examinant les dates de leurs dépêches, on voit qu'ils seraient arrivés à temps pour sauver la vie à tant de malheureux, si, arrêtés à Orléans et conduits à Blois où était l'impératrice Marie-Louise, on les avait fait partir pour leur destination, au lieu de les diriger sur Bordeaux où était alors le duc d'Angoulême.

Quand on examine bien les dates des derniers événements, et qu'on voit qu'un mois après la déclaration de la ville de Bordeaux, non seulement on continuait à traiter la paix avec Napoléon, mais qu'on la croyait faite et signée avec lui, d'après la lettre, de lord Bathurst, reçue à Grenade, on peut apprécier l'importance de cette déclaration et son peu d'influence sur le renversement du gouvernement impérial et sur le rétablissement des Bourbons, si les événements de Paris n'avaient pas décidé bien autrement la question.

Il résulte de tous ces faits incontestables que le gouvernement anglais était resté convaincu jusqu'au dernier moment que la paix avait pu être signée à Châtillon avec Napoléon, ce qui, disons-le en passant, diminue un peu le mérite que Louis XVIII prêtait, dit-on, au prince régent d'Angleterre, quand il affirmait que c'était à lui, après Dieu, qu'il devait son rétablissement sur le trône.

Revenons maintenant aux événements qui se passèrent à Paris et en Champagne, et c'est ici qu'il convient de parler de la mission de M. de Vitrolles au quartier général des souverains alliés. Les résultats de cette mission serviront à éclaircir le fond de la question que je traite, et, quant à la mission elle-même, je pourrais dire ce qu'il y a de vrai dans la part qu'on m'y a attribuée.

Ainsi que je l'ai dit, il ne se tramait à Paris aucune conspiration contre l'empereur; mais il y régnait une inquiétude générale et très prononcée sur les conséquences qu'amèneraient et sa conduite insensée et sa résolution de ne pas conclure la paix. Il devenait de la plus haute importance de connaître le parti que prendraient les puissances coalisées, le jour, inévitable pour les gens qui voyaient de près l'état des choses, où elles auraient renversé la puissance de Napoléon. Continueraient-elles à vouloir traiter avec lui? Imposeraient-elles à la France un autre gouvernement, ou, en la laissant libre de le choisir elle-même, la livreraient-elles à une anarchie dont il était impossible de calculer les effets?

J'étais informé de quelques propos tenus par l'empereur Alexandre à la grande-duchesse Stéphanie de Bade; d'insinuations faites aussi par ce souverain à l'égard d'Eugène de Beauharnais et des prétentions de Bernadotte. M. Fouché intriguait avec la reine Caroline, femme de Murat. Enfin les journaux anglais m'avaient appris que le duc d'Angoulême était au quartier général de lord Wellington, et que le comte d'Artois s'était rendu en Suisse près de la frontière de France. Il y avait là tant d'éléments divergents, qu'il était impossible de s'arrêter à un système raisonnable tant qu'on ne connaîtrait pas les véritables intentions des puissances coalisées, qui, en définitive, seraient les maîtresses de la situation si elles triomphaient de Napoléon. C'était donc leur opinion qu'il s'agissait de connaître. Il fallait pour cela que quelqu'un de sûr se rendît à leur quartier général. M. le baron de Vitrolles se présenta pour cette mission délicate et difficile. Je ne le connaissais pas; mais il était lié avec M. Mollien et avec M. d'Hauterive[93]. On m'en parla comme d'un homme distingué, énergique, royaliste de cœur, mais ayant cependant reconnu la nécessité d'établir en France avec la royauté, des institutions constitutionnelles; je crois même me souvenir qu'il avait écrit une brochure dans ce sens, qu'il publia après le rétablissement des Bourbons[94].

Les instructions données à M. de Vitrolles ne portaient que sur ces deux points-ci: En supposant, ce qui est inévitable, que Napoléon succombe dans la lutte, quel parti prendront les cabinets alliés? Traiteront-ils encore avec l'empereur? Ou laisseront-ils la France libre de choisir une autre forme de gouvernement?

M. de Vitrolles dut employer une route détournée et assez longue pour se rendre au quartier général des alliés, où il n'arriva que le 10 mars 1814. C'était précisément le jour fixé où Napoléon devait donner sa réponse définitive sur l'acceptation ou la non acceptation de l'ultimatum des puissances alliées. Cette réponse ayant été trouvée dilatoire et non satisfaisante, les plénipotentiaires voulaient rompre[95]. Mais M. de Caulaincourt, par son crédit personnel, obtint un nouveau délai jusqu'au 15 mars. Je fais cette observation pour bien constater que la mission de M. de Vitrolles n'eut aucune influence sur la décision des gouvernements alliés[96] qui, jusqu'au 15 mars 1814, persévérèrent dans la volonté de traiter avec l'empereur, et que c'est l'entêtement seul de celui-ci qui empêcha les négociations d'aboutir. Le 15 mars, on lui offrait encore les limites de la France en 1789, et le traité de Chaumont[97] du 1er mars 1814 établit de la manière la plus irréfragable qu'à cette date les puissances alliées ne songeaient pas à d'autre souverain pour la France que Napoléon.

M. de Vitrolles vit d'abord à Troyes MM. de Nesselrode et de Stadion[98]. Il leur exposa l'état des esprits à Paris et dans les parties de la France qui n'étaient pas encore envahies; il leur déclara que plusieurs personnes qu'il nomma, désiraient un changement, et des garanties législatives contre les violences et le caractère de l'empereur, et qu'il devenait urgent de prendre un parti pour empêcher la France de retomber dans l'anarchie.

M. de Stadion le conduisit chez M. de Metternich, qui, après l'avoir écouté, lui répondit:

«Qu'il voulait sans détour lui faire connaître toute la pensée des puissances; qu'elles reconnaissaient que Napoléon était un homme avec lequel il était impossible de continuer à traiter; que le jour où il avait des revers, il paraissait accéder à tout; que lorsqu'il obtenait un léger succès, il revenait à des prétentions aussi exagérées qu'inadmissibles. Qu'on voulait donc établir en France un autre souverain, et régler les choses de manière que l'Autriche, la Russie et la France fussent, sur le continent, des pays d'une égale force, et que la Prusse devait rester une puissance moitié moins forte que chacune des trois autres; qu'à l'égard du nouveau souverain à établir en France, il n'était pas possible de penser aux Bourbons, à cause du personnel des princes de cette famille.»

Telle fut, d'après M. de Vitrolles, l'opinion exprimée par M. de Metternich.

M. de Vitrolles, dévoué aux Bourbons, et que cette réponse satisfaisait peu, pria M. de Nesselrode de lui ménager une entrevue avec l'empereur Alexandre, et l'obtint.

L'empereur Alexandre répéta à peu près les mêmes choses que les ministres, mais il ajouta, sur la question du choix du souverain pour la France, qu'il avait pensé d'abord à établir Bernadotte, ensuite Eugène de Beauharnais, mais que différents motifs s'y opposaient; qu'au reste l'intention était surtout de consulter les vœux des Français eux-mêmes, et que, même si ceux-ci voulaient se constituer en république on ne s'y opposerait pas. L'empereur s'étendit encore plus que les ministres sur l'impossibilité de songer aux Bourbons.

M. de Vitrolles vit aussi l'empereur d'Autriche qui lui dit qu'il se rendait à Dijon, que l'empereur de Russie et le roi de Prusse prendraient à Paris le parti que les circonstances indiqueraient, et qu'il y viendrait plus tard.

M. de Vitrolles, au lieu de retourner à Paris, alla rejoindre M. le comte d'Artois, qui, de la Suisse était entré en France et se trouvait déjà à Nancy. Il y vit le prince le 23 mars et ne donna pas de ses nouvelles à Paris, où il n'arriva qu'après l'entrée des alliés. Plus tard il retourna près du comte d'Artois, à Nancy, mais chargé par le gouvernement provisoire d'inviter le prince à venir à Paris[99].

Pendant tout ce temps que faisait l'empereur Napoléon?

Après avoir été attaqué par des forces considérables en avant d'Arcis, le 20 mars, et avoir acquis la certitude que c'était la grande armée alliée que l'empereur Alexandre commandait en personne, l'empereur Napoléon passa sur la rive droite de l'Aube, et se porta par Sommes-Puis et Olconte sur Saint-Dizier, où il arriva le 23 mars. De Saint-Dizier, il se détermina à marcher sur les derrières de l'ennemi, et alla coucher à Doulevent. Au moment de continuer son mouvement, il reçut (je crois du maréchal Macdonald) le rapport que des forces très nombreuses, on disait même une armée, suivaient son arrière-garde. En conséquence de ce rapport, l'empereur suspendit sa marche, séjourna le 23 à Doulevent, et le maréchal Macdonald ayant insisté sur l'exactitude des renseignements qu'il avait envoyés et dont l'empereur avait douté, il se décida à se reporter avec toutes ses forces sur Saint-Dizier, mais au lieu de l'armée dont il avait été fait mention, il ne trouva qu'un corps de cavalerie commandé par le général Wintzingerode[100], qui arrivé à Saint-Dizier, se sépara et se retira dans trois différentes directions, Bar, Joinville et Vitry. La partie la plus considérable prit cette dernière route.

L'empereur Napoléon tint une espèce de conseil pour savoir si on les suivrait; mais, comme on craignait d'éprouver une forte résistance à Vitry, de trouver peut-être le pont sur la Marne coupé, il fut décidé qu'on se reporterait de nouveau sur Doulevent où l'on arriva le 28, ayant séjourné un jour à Saint-Dizier. Ce fut à Doulevent que l'empereur acquit la certitude de la marche des ennemis sur Paris, et qu'il se décida à s'y porter en toute hâte. Il arriva le 29 à Troyes, le 30 à Fromenteau et le 31 à Fontainebleau.

L'empereur avait informé l'impératrice Marie-Louise de son projet de se porter sur les derrières des armées alliées, et, par là de les forcer à la retraite. Cette lettre avait été écrite d'Arcis, et le convoi avec lequel marchait le courrier qui la portait fut pris par l'ennemi et lui donna connaissance de son mouvement, ce qui détermina probablement la marche des alliés sur Paris.

Tous les faits que je viens de raconter là, sans trop me soucier de l'ordre dans lequel je les ai rapportés, établissent, ce me semble, jusqu'à la plus claire et la plus complète évidence les trois points suivants:

1o Que jusqu'au 15 mars 1814, les puissances coalisées étaient bien fermement décidées à traiter avec Napoléon, et, par conséquent, à conclure avec lui un traité sur la base du maintien de son gouvernement;

2o Que c'est Napoléon seul, qui, par son obstination, et par suite des vaines espérances dont il se berçait, a amené sa propre ruine et exposé la France au malheur de devoir traiter de son existence et de son salut avec un ennemi vainqueur et triomphant partout;

3o Enfin, que les souverains alliés en entrant dans Paris, n'avaient encore aucun parti pris sur le choix du gouvernement qu'ils imposeraient à la France ou qu'ils lui laisseraient adopter.

Avant de poursuivre la rapide narration des faits que je rappelle succinctement, et dans le seul but que je me propose, je voudrais exposer les raisons qui me déterminèrent à adopter à l'époque de la Restauration, le système que je suivis alors. Ce sera la meilleure explication de l'influence que j'ai pu exercer dans ce temps-là, comme c'en est, à mes yeux, la meilleure justification.

J'ai déjà dit que je m'étais souvent, dans les derniers temps de l'empire, posé cette question: Quelle forme de gouvernement devait adopter la France après la catastrophe de la chute de Napoléon?

Songer à conserver la famille de l'homme qui l'avait poussée dans l'abîme, c'était vouloir combler la mesure de ses malheurs, en y ajoutant l'abjection. Et de plus, l'Autriche qui, seule, aurait pu entrevoir sans déplaisir la régence de l'impératrice Marie-Louise, ne portait qu'une faible voix dans le conseil des alliés. Elle s'était placée la dernière des grandes puissances qui avaient entrepris de venger les droits de l'Europe, et l'Europe certainement n'avait pas fait des efforts inouis pour mettre le trône de France à la disposition de la cour de Vienne.

La Russie pouvait dans ses combinaisons songer à Bernadotte pour se débarrasser d'un voisin incommode en Suède; mais Bernadotte n'était qu'une nouvelle phase de la révolution. Eugène de Beauharnais aurait pu, peut-être, être porté par l'armée, mais l'armée était battue.

Le duc d'Orléans n'avait pour lui que quelques individus. Son père avait, pour les uns, le tort d'avoir flétri le mot d'égalité; pour les autres, le duc d'Orléans n'eût été qu'un usurpateur de meilleure maison que Bonaparte.

Et cependant, il devenait à toute heure plus pressant de préparer un gouvernement que l'on pût rapidement substituer à celui qui s'écroulait. Un seul jour d'hésitation pouvait faire éclater des idées de partage et d'asservissement qui menaçaient sourdement notre malheureux pays. Il n'y avait point d'intrigues à lier; toutes auraient été insuffisantes. Ce qu'il fallait, c'était de trouver juste ce que la France voulait et ce que l'Europe devait vouloir.

La France, au milieu des horreurs de l'invasion, voulait être libre et respectée: c'était vouloir la maison de Bourbon dans l'ordre prescrit par la légitimité. L'Europe, inquiète encore au milieu de la France, voulait qu'elle désarmât, qu'elle rentrât dans ses anciennes limites, que la paix n'eût plus besoin d'être constamment surveillée; elle demandait pour cela des garanties: c'était aussi vouloir la maison de Bourbon.

Ainsi les besoins de la France et de l'Europe une fois reconnus, tout devait concourir à rendre la restauration des Bourbons facile, car la réconciliation pouvait être franche.

La maison de Bourbon, seule, pouvait voiler aux yeux de la nation française, si jalouse de sa gloire militaire, l'empreinte des revers qui venaient de frapper son drapeau.

La maison de Bourbon, seule, pouvait en un moment et sans danger pour l'Europe, éloigner les armées étrangères qui couvraient son sol.

La maison de Bourbon seule, pouvait noblement faire reprendre à la France les heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature. Avec la maison de Bourbon, la France cessait d'être gigantesque pour redevenir grande. Soulagée du poids de ses conquêtes, la maison de Bourbon seule, pouvait la replacer au rang élevé qu'elle doit occuper dans le système social; seule, elle pouvait détourner les vengeances que vingt ans d'excès avaient amoncelées contre elle.

Tous les chemins étaient ouverts aux Bourbons pour arriver à un trône fondé sur une constitution libre. Après avoir essayé de tous les genres d'organisation, et subi les plus arbitraires, la France ne pouvait trouver de repos que dans une monarchie constitutionnelle. La monarchie avec les Bourbons offrait la légitimité complète pour les esprits même les plus novateurs, car elle joignait la légitimité que donne la famille à la légitimité que donnent les institutions, et c'est ce que la France devait désirer.

Chose étrange, lorsque les dangers communs touchaient à leur terme, ce n'était point contre les doctrines de l'usurpation, mais seulement contre celui qui les avait exploitées avec un bonheur longtemps soutenu qu'on tournait les armes, comme si le péril ne fût venu que de lui seul.

L'usurpation triomphant en France n'avait donc pas fait sur l'Europe toute l'impression qu'elle aurait dû produire. C'était plus des effets que de la cause qu'on était frappé, comme si les uns eussent été indépendants de l'autre. La France, en particulier, était tombée dans des erreurs non moins graves. En voyant sous Napoléon le pays fort et tranquille, jouissant d'une sorte de prospérité, on s'était persuadé qu'il importait peu à une nation sur quels droits repose le gouvernement qui la conduit. Avec moins d'irréflexion on aurait jugé que cette force n'était que précaire, que cette tranquillité ne reposait sur aucun fondement solide, que cette prospérité, fruit en partie de la dévastation des autres pays, ne présentait aucun élément de durée.

Quelle force, en effet, que celle qui succombe aux premiers revers! L'Espagne, envahie et occupée par des armées vaillantes et nombreuses, avant même de savoir qu'elle aurait une guerre à soutenir;—l'Espagne sans troupes, sans argent, languissante, affaiblie par le long et funeste règne d'un indigne favori sous un roi incapable;—l'Espagne enfin, privée par trahison de son gouvernement, a lutté pendant six ans contre une puissance gigantesque, et est sortie victorieuse du combat. La France, au contraire, parvenue sous Napoléon, en apparence au plus haut degré de puissance et de force, succombe au bout de trois mois d'invasion. Et si son roi, depuis vingt-cinq ans dans l'exil, oublié, presque inconnu, n'était venu lui rendre une force mystérieuse et réunir ses débris prêts à être dispersés, peut-être aujourd'hui serait-elle effacée de la liste des nations indépendantes.

Elle était tranquille, il est vrai, sous Napoléon, mais sa tranquillité, elle la devait à ce que la main de fer qui comprimait tout, menaçait d'écraser tout ce qui aurait remué, et cette main n'aurait pu sans danger se relâcher un seul instant. D'ailleurs comment croire que cette tranquillité eût survécu à celui dont toute l'énergie n'avait rien de trop pour la maintenir. Maître de la France par le droit du plus fort, ses généraux, après lui, n'eussent-ils pas pu prétendre à la posséder au même titre? L'exemple donné par lui, apprenait qu'il suffisait d'habileté ou de bonheur pour s'emparer du pouvoir. Combien n'eussent pas voulu tenter la fortune et courir les chances d'une si brillante perspective? La France aurait eu peut-être autant d'empereurs que d'armées; et, déchirée par ses propres mains, elle eût péri dans les convulsions des guerres civiles.

Sa prospérité, tout apparente et superficielle eût-elle même poussé les racines les plus profondes, aurait été, comme sa force et son repos, bornée au terme de la vie d'un homme, terme si court, et auquel chaque jour peut faire toucher.

Ainsi rien de plus funeste que l'usurpation pour les nations que la rébellion ou la conquête a fait tomber sous le joug des usurpateurs, aussi bien que pour les nations voisines. Aux premières, elle ne présente qu'un avenir sans fin de troubles, de commotions, de bouleversements intérieurs; elle menace sans cesse les autres de les atteindre et de les bouleverser à leur tour. Elle est pour toutes un instrument de destruction et de mort.

Le premier besoin de l'Europe, son plus grand intérêt était donc de bannir les doctrines de l'usurpation, et de faire revivre le principe de la légitimité, seul remède à tous les maux dont elle avait été accablée, et le seul qui fût propre à en prévenir le retour.

Ce principe, on le voit, n'est pas, comme des hommes irréfléchis le supposent et comme les fauteurs de révolutions voudraient le faire croire, uniquement un moyen de conservation pour la puissance des rois et la sûreté de leur personne; il est surtout un élément nécessaire du repos et du bonheur des peuples, la garantie la plus solide ou plutôt la seule de leur force et de leur durée. La légitimité des rois, ou, pour mieux dire, des gouvernements, est la sauvegarde des nations; c'est pour cela qu'elle est sacrée.

Je parle en général de la légitimité des gouvernements, quelle que soit leur forme, et non pas seulement de celle des rois, parce qu'elle doit s'entendre de tous. Un gouvernement légitime, qu'il soit monarchique ou républicain, héréditaire ou électif, aristocratique ou démocratique, est toujours celui dont l'existence, la forme et le mode d'action sont consolidés et consacrés par une longue succession d'années, et je dirais volontiers par une prescription séculaire. La légitimité de la puissance souveraine résulte de l'antique état de possession, de même que pour les particuliers la légitimité du droit de propriété.

Mais, selon l'espèce de gouvernement, la violation du principe de la légitimité peut, à quelques égards, avoir des effets divers. Dans une monarchie héréditaire, ce droit est indissolublement uni à la personne des membres de la famille régnante dans l'ordre de succession établi; il ne peut périr pour elle que par la mort de tous ceux de ses membres, qui, eux-mêmes, ou dans leurs descendants, auraient pu être, par cet ordre de succession, appelés à la couronne. Voilà pourquoi Machiavel dit dans son livre du Prince: «Que l'usurpateur ne saurait affermir solidement sa puissance, qu'il n'ait ôté la vie à tous les membres de la famille qui régnait légitimement.» Voilà pourquoi aussi la Révolution voulait le sang de tous les Bourbons. Mais, dans une république, où le pouvoir souverain n'existe que dans une personne collective et morale, dès que l'usurpation, en détruisant les institutions qui lui donnaient l'existence, la détruit elle-même, le corps politique est dissous, l'État est frappé de mort. Il n'existe plus de droit légitime, parce qu'il n'existe plus personne à qui ce droit appartienne.

Ainsi, quoique le principe de la légitimité n'ait pas été moins violé par le renversement d'un gouvernement républicain que par l'usurpation d'une couronne, il n'exige pas que le premier soit rétabli, tandis qu'il exige que la couronne soit rendue à celui à qui elle appartient. En quoi se manifeste si bien l'excellence du gouvernement monarchique, qui, plus qu'aucun autre, garantit la conservation et la perpétuité des États.

Ce sont là les idées et les réflexions qui me déterminèrent dans la résolution que j'embrassai de faire prévaloir la restauration de la maison de Bourbon, si l'empereur Napoléon se rendait impossible, et si je pouvais exercer quelque influence sur le parti définitif qui serait pris.

Ces idées, je n'ai pas la prétention de les avoir eues seul; je puis même citer une autorité qui les partageait avec moi, et c'est celle de Napoléon lui-même. Dans les entretiens dont je parlais plus haut, qu'il eut avec M. de la Besnardière, il lui dit, le jour où il apprit que les alliés étaient entrés en Champagne: «S'ils arrivent jusqu'à Paris, ils vous amèneront les Bourbons, et ce sera une affaire finie.—Mais, répondit la Besnardière, ils n'y sont pas encore.—Ah! répliqua-t-il, c'est mon affaire de les en empêcher, et je l'espère bien.» Un autre jour, après avoir longtemps parlé de l'impossibilité où il était de faire la paix sur la base des anciennes limites de la France: «sorte de paix, disait-il, que les Bourbons seuls peuvent faire;» il dit qu'il abdiquerait plutôt; qu'il rentrerait sans répugnance dans la vie privée; qu'il avait fort peu de besoins; que cent sous par jour lui suffiraient; que son unique passion avait été de faire des Français le plus grand peuple de la terre; qu'obligé de renoncer à cette espérance, le reste n'était rien pour lui, et il finit par ces mots: «Si personne ne veut se battre, je ne puis faire la guerre tout seul; si la nation veut la paix sur la base des anciennes limites, je lui dirai:—Cherchez qui vous gouverne, je suis trop grand pour vous!»

C'est ainsi qu'obligé de reconnaître la nécessité du retour des Bourbons, il accommodait sa vanité avec les malheurs qu'il avait attirés sur son pays.

Mais revenons aux faits.

Je n'ai pas l'intention de raconter l'histoire de la restauration de 1814, qui sera écrite un jour par de plus habiles gens que moi. Il me suffira de rappeler ici quelques-uns des principaux événements de cette époque.

Pendant que Napoléon courait sur les derrières de la grande armée coalisée, celle-ci s'était avancée vers Paris où elle arriva le 30 mars. Après une lutte très vive qui dura toute la journée du 30 et qui fut bravement soutenue par les maréchaux Marmont et Mortier, ceux-ci durent capituler dans la nuit du 30 au 31, ainsi qu'ils y étaient autorisés par Joseph Bonaparte qui s'était retiré à Blois avec l'impératrice et le roi de Rome[101].

L'empereur Alexandre, le roi de Prusse et le prince de Schwarzenberg entrèrent dans Paris le 31 mars à la tête de leurs troupes, et après les avoir fait défiler dans les Champs-Élysées, l'empereur Alexandre vint directement à mon hôtel, rue Saint-Florentin[102], où il avait été précédé dès le matin par M. de Nesselrode. L'empereur Alexandre devait d'abord descendre au palais de l'Élysée, mais sur un avis qui lui avait été donné, je ne sais comment, qu'il n'y serait pas en sûreté, il préféra demeurer chez moi[103].

Le premier objet traité entre l'empereur Alexandre et moi, ne pouvait être naturellement que sur le choix du gouvernement à adopter pour la France. Je fis valoir les raisons que j'ai exposées plus haut, et je n'hésitai pas à lui déclarer que la maison de Bourbon était rappelée par ceux qui rêvaient l'ancienne monarchie avec les principes et les vertus de Louis XII, comme par ceux qui voulaient une monarchie nouvelle avec une constitution libre, et ces derniers l'ont bien prouvé, puisque le vœu exprimé par le seul corps qui pouvait parler au nom de la nation, fut proclamé sur tout le sol français et retentit dans tous les cœurs.

C'est la réponse péremptoire que je fis à une des demandes que m'adressa l'empereur de Russie.—«Comment puis-je savoir, me dit-il, que la France désire la maison de Bourbon?—Par une délibération, Sire, que je me charge de faire prendre au Sénat, et dont Votre Majesté verra immédiatement l'effet.—Vous en êtes sûr?—J'en réponds, Sire.»

Je convoquai le Sénat le 2 avril, et le soir, à sept heures, j'apportai à l'empereur Alexandre la mémorable délibération que j'avais fait signer individuellement par tous ceux qui composaient l'assemblée. C'était celle qui prononçait la déchéance de Napoléon et le rétablissement des Bourbons avec des garanties constitutionnelles[104]. L'empereur Alexandre resta stupéfait, je dois le dire, quand il vit dans le nombre des sénateurs qui demandaient la maison de Bourbon les noms de plusieurs de ceux qui avaient voté la mort de Louis XVI.

Le décret du Sénat rendu, la maison de Bourbon pouvait se considérer comme installée presque paisiblement, non sur le trône de Louis XIV, mais sur un trône solidement établi avec de véritables fondements monarchiques et constitutionnels qui devaient le rendre non seulement inébranlable, mais même inattaquable.

Je sais que tout ce que je viens d'écrire doit déplaire à bien du monde, car je détruis, je crois, l'importance de tous les petits efforts qu'une quantité de personnes dévouées fidèlement aux Bourbons, se vantent d'avoir faits pour amener leur restauration. Mais je dis mon opinion, et cette opinion, c'est que personne n'a fait cette restauration, pas plus moi que les autres. Seulement j'ai pu dire à l'empereur de Russie, dont j'avais depuis beaucoup d'années soigné la confiance: «Ni vous, Sire, ni les puissances alliées, ni moi, à qui vous croyez quelque influence, aucun de nous, ne peut donner un roi à la France. La France est conquise, elle l'est par vos armes, et cependant aujourd'hui même vous n'avez pas cette puissance. Un roi quelconque, imposé, serait le résultat d'une intrigue ou de la force; l'une ou l'autre serait insuffisante. Pour établir une chose durable et qui soit acceptée sans réclamation, il faut agir d'après un principe. Avec un principe nous sommes forts; nous n'éprouverons aucune résistance; les oppositions, en tout cas, s'effaceront en peu de temps; et un principe, il n'y en a qu'un: Louis XVIII est un principe; c'est le roi légitime de la France.»

J'avais à cette époque l'avantage, par les relations politiques que j'avais conservées, et par celles que j'avais nouvellement établies, d'être en mesure de dire aux souverains étrangers ce qu'ils pouvaient faire, et par ma longue habitude des affaires, d'avoir su démêler et bien connaître les besoins et les vœux mon pays. La fin de ma vie politique serait trop belle, si j'avais eu le bonheur d'être l'instrument principal qui aurait servi, en rétablissant le trône des Bourbons, à assurer à jamais à la France la sage liberté dont une grande nation doit jouir.

J'ai omis de dire que, dans sa séance du 1er avril, le Sénat avait, sur ma proposition, décrété la formation d'un gouvernement provisoire[105].

La déchéance une fois prononcée par le Sénat dans la séance du 2, Napoléon vit bien qu'il n'y avait plus pour lui d'autre ressource que de traiter avec les souverains alliés, sur la situation qui lui serait faite désormais. M. de Caulaincourt et deux de ses maréchaux[106] vinrent à Paris pour suivre cette négociation. Ils s'acquittèrent très noblement de cette pénible mission. Quelques jours auparavant, le 2 avril même, M. de Caulaincourt était déjà venu de Fontainebleau à Paris pour soutenir les droits de Napoléon. Au moment où je partais ce jour-là pour me rendre au Sénat et pour y faire prononcer la déchéance de l'empereur, M. de Caulaincourt, avec lequel je venais d'avoir une longue discussion en présence de l'empereur Alexandre, de M. de Nesselrode et de plusieurs autres personnes, et qui avait défendu avec chaleur et courage les intérêts de Napoléon, me dit: «Eh bien! si vous allez au Sénat pour faire prononcer la déchéance de l'empereur, j'irai de mon côté et pour l'y défendre.»—Je lui répondis sur le ton de la plaisanterie: «Vous faites bien de m'avertir, je vais donner l'ordre de vous retenir dans mon hôtel jusqu'à mon retour.—Vous pensez bien, répliqua-t-il sur le même ton, que si j'en avais eu l'intention je me serais bien gardé de vous prévenir. Je ne vois que trop qu'il n'y a pas moyen de le sauver, puisque vous êtes tous contre moi.»

A la suite des négociations entre les puissances alliées et le gouvernement provisoire d'une part, et les plénipotentiaires de Napoléon de l'autre, un arrangement intervint, par lequel, l'empereur et sa famille étaient traités libéralement, et où l'on avait même respecté leur dignité par les termes employés à sa rédaction. La déclaration des alliés était ainsi conçue:

«Voulant prouver à l'empereur Napoléon que toute animosité cesse de leur part, du moment où le besoin d'assurer le repos de l'Europe ne se fait plus entendre, et qu'elles ne peuvent ni ne veulent oublier la place qui appartient à l'empereur Napoléon dans l'histoire de son siècle, les puissances alliées lui accordent en toute propriété, pour lui et sa famille, l'île d'Elbe[107]. Elles lui assurent six millions de revenu par an dont trois millions pour lui et l'impératrice Marie-Louise, et trois millions pour le reste de sa famille, savoir: sa mère, ses frères Joseph, Louis et Jérôme, ses sœurs Élisa et Pauline et la reine Hortense qui sera considérée comme sœurs, attendu sa situation avec son mari.»

Il y eut plus tard un changement fait dans cette répartition, l'impératrice Marie-Louise n'ayant pas suivi l'empereur Napoléon; la répartition fut faite de la manière suivante:

L'empereur, deux millions; sa mère, trois cent mille francs; Joseph et sa femme, cinq cent mille francs; Louis, deux cent mille francs; Hortense et ses enfants, quatre cent mille francs; Jérôme et sa femme, cinq cent mille francs; Élisa, trois cent mille francs, et Pauline, trois cent mille francs.

Le gouvernement provisoire adhéra à son tour à cet acte par la déclaration qui suit:

«Les puissances alliées ayant conclu un traité avec Sa Majesté l'empereur Napoléon, et ce traité renfermant des dispositions à l'exécution desquelles le gouvernement français est dans le cas de prendre part, et des explications réciproques ayant eu lieu sur ce point, le gouvernement provisoire de France, dans la vue de concourir efficacement à toutes les mesures qui sont adoptées pour donner aux événements qui ont eu lieu un caractère particulier de modération, de grandeur et de générosité, se fait un devoir de déclarer qu'il y adhère autant que besoin est, et garantit en tout ce qui concerne la France, l'exécution des stipulations renfermées dans ce traité qui a été signé aujourd'hui entre MM. les plénipotentiaires des hautes puissances alliées et ceux de Sa Majesté l'empereur Napoléon.»

J'avais eu l'honneur d'être placé par le décret du Sénat du 1er avril à la tête du gouvernement provisoire, qui, pendant quelques jours, conduisit les affaires de la France. Je ne me laisserai pas aller à parler ici de tous les actes de ce gouvernement; ils sont imprimés partout; la plume brillante de M. de Fontanes se retrouve dans plusieurs, et, puisque j'ai nommé celui-là, je suis bien aise de rappeler les services que M. le duc de Dalberg et M. le marquis de Jaucourt[108] ont rendus, à cette époque, à la France. C'est presque un devoir pour moi, quand je vois la disposition dans laquelle on paraît être d'oublier les hommes courageux qui se dévouèrent alors si noblement pour sauver leur patrie.

En une heure, l'empire de Napoléon était détruit; le royaume de France existait et tout était déjà facile à ce petit gouvernement provisoire; il ne rencontra d'obstacles nulle part; le besoin de police, le besoin d'argent ne se firent pas sentir un moment; on s'en passait à merveille. Toute la dépense du gouvernement provisoire qui a duré dix-sept jours et de l'entrée du roi à Paris est portée dans le budget de l'année pour deux cent mille francs. Il est vrai que tout le monde nous aidait. Je suis persuadé qu'on doit encore les frais de course que je fis faire alors par les officiers de l'armée de Napoléon d'un bout de la France à l'autre.

Le 12 avril 1814, M. le comte d'Artois, auquel j'avais envoyé M. de Vitrolles à Nancy, fit son entrée dans Paris et prit le titre de lieutenant général du royaume. Je lui retrouvai pour moi la même bienveillance que dans la nuit du 17 juillet 1789, lorsque nous nous étions séparés, lui pour émigrer, moi pour me lancer dans le tourbillon qui avait fini par me conduire à la tête du gouvernement provisoire. Étranges destinées!

Les devoirs de ma position me retinrent à Paris et me mirent dans l'impossibilité d'aller au-devant de Louis XVIII. Je le vis pour la première fois à Compiègne. Il était dans son cabinet. M. de Duras[109] m'y conduisit. Le roi, en me voyant, me tendit la main et de la manière la plus aimable et même la plus affectueuse me dit: «Je suis bien aise de vous voir; nos maisons datent de la même époque. Mes ancêtres ont été les plus habiles; si les vôtres l'avaient été plus que les miens, vous me diriez aujourd'hui: prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos affaires; aujourd'hui, c'est moi qui vous dis: asseyez-vous et causons.»

Je fis bientôt après le plaisir à l'archevêque de Reims, mon oncle, de lui rapporter les paroles du roi, obligeantes pour toute notre famille. Je les répétai le même soir à l'empereur de Russie qui était à Compiègne, et qui, avec un grand intérêt me demanda si j'avais été content du roi? Je me sers des termes qu'il employa. Je n'ai point eu la faiblesse de parler du début de cette entrevue à d'autres personnes.

Je rendis compte au roi, avec beaucoup de détails, de l'état dans lequel il trouverait les choses. Cette première conversation fut fort longue.

Le roi se décida à faire, avant d'arriver à Paris, une proclamation dans laquelle ses dispositions seraient annoncées; il la rédigea lui-même; c'est de Saint-Ouen qu'elle est datée. Pendant la nuit qu'il passa à Saint-Ouen, l'intrigue qui entourait le roi fit faire à cette première déclaration quelques changements que je n'approuvai pas. Le discours que je lui avais adressé en lui présentant le Sénat, la veille de son entrée à Paris, montrera, plus que tout ce que je pourrais dire, quelle était mon opinion, et quelle était celle que je cherchais à lui donner. Voici ce discours:

«Sire,

»Le retour de Votre Majesté rend à la France son gouvernement naturel et toutes les garanties nécessaires à son repos et au repos de l'Europe.

»Tous les cœurs sentent que ce bienfait ne pouvait être dû qu'à vous-même; aussi tous les cœurs se précipitent sur votre passage. Il est des joies que l'on ne peut feindre; celle dont vous entendez les transports est une joie vraiment nationale.

»Le Sénat, profondément ému de ce touchant spectacle; heureux de confondre ses sentiments avec ceux du peuple, vient, comme lui, déposer au pied du trône les témoignages de son respect et de son amour.

»Sire, des fléaux sans nombre ont désolé le royaume de vos pères. Notre gloire s'est réfugiée dans les camps; les armées ont sauvé l'honneur français. En remontant sur le trône, vous succédez à vingt années de ruines et de malheurs. Cet héritage pourrait effrayer une vertu commune. La réparation d'un si grand désordre veut le dévouement d'un grand courage; il faut des prodiges pour guérir les blessures de la patrie; mais nous sommes vos enfants, et les prodiges sont réservés à vos soins paternels.

»Plus les circonstances sont difficiles, plus l'autorité royale doit être puissante et révérée: en parlant à l'imagination par tout l'éclat des anciens souvenirs, elle saura se concilier tous les vœux de la raison moderne, en lui empruntant les plus sages théories politiques.

»Une charte constitutionnelle réunira tous les intérêts à celui du trône et fortifiera la volonté première du concours de toutes les volontés.

»Vous savez mieux que nous, Sire, que de telles institutions, si bien éprouvées chez un peuple voisin, donnent des appuis et non des barrières aux monarques amis des lois et pères des peuples.

»Oui, Sire, la nation et le Sénat, pleins de confiance dans les hautes lumières et dans les sentiments magnanimes de Votre Majesté, désirent avec elle que la France soit libre pour que le roi soit puissant.»


Je retournai à Paris pour m'occuper des préparatifs de l'entrée de Louis XVIII, qui fut très brillante. On lui montra de toutes parts que la France voyait en lui l'assurance de la paix, sa gloire sauvée et la liberté rétablie. Il y avait de la reconnaissance sur tous les visages. Madame la duchesse d'Angoulême, en se précipitant à genoux à l'église Notre-Dame, parut sublime à tous; tous les yeux étaient remplis de larmes.

Le roi reçut dans les deux premières matinées presque tous les corps de l'État; les harangues étaient très bonnes, et les réponses du roi, convenables et affectueuses. Les souverains étrangers eurent la délicatesse de se peu montrer.

Les cours des Tuileries, les places publiques, les spectacles étaient remplis de monde; il y avait partout de la foule, partout de l'ordre, et pas un soldat.

Bientôt il fallut s'occuper de rédiger la charte qui était annoncée, et alors l'intrigue et l'incapacité obsédèrent le roi et s'emparèrent de cette importante rédaction. Je n'y eus aucune part; le roi ne me désigna même point pour être un des membres de la commission qui en avait été chargée. Je suis obligé d'en laisser tout l'honneur à M. l'abbé de Montesquiou[110], à M. Dambray[111], à M. Ferrand[112] et à M. de Sémonville. Je ne nomme que les principaux rédacteurs. Quant à moi, je n'ai connu la charte qu'à la lecture qui en fut faite par M. le chancelier Dambray dans un conseil des ministres, la veille de l'ouverture des Chambres, et j'ignorai les noms des personnes qui devaient composer la Chambre des pairs jusqu'à la séance royale où M. le chancelier les proclama.

Le roi m'avait nommé ministre des affaires étrangères, et je devais en cette qualité m'occuper des traités de paix. C'est ici le lieu de parler de cette œuvre difficile au sujet de laquelle j'ai été tant attaqué et qu'il me sera aisé de défendre.

Dès le 23 avril, et avant l'arrivée du roi, j'avais dû négocier et signer une convention préliminaire avec les plénipotentiaires des puissances alliées.

Il faut, pour juger impartialement les transactions faites à cette époque, se bien représenter ce qu'était la France et à quel état les fautes de Napoléon l'avaient réduite. Épuisée d'hommes, d'argent, de ressources; envahie sur toutes ses frontières à la fois, aux Pyrénées, aux Alpes, au Rhin, en Belgique, par des armées innombrables, composées en général, non de soldats mercenaires, mais de peuples entiers animés par l'esprit de haine et de vengeance. Depuis vingt ans ces peuples avaient vu leurs territoires occupés, ravagés par les armées françaises; ils avaient été rançonnés de toutes les façons; leurs gouvernements, insultés, traités avec le plus profond mépris; il n'était sorte d'outrage, on peut le dire, qu'ils n'eussent à venger, et s'ils étaient résolus à assouvir leurs passions haineuses, quels moyens la France avait-elle de leur résister? Ce n'étaient pas les derniers débris de ses armées, dispersés sur tous les points du pays, sans cohésion entre eux et commandés par des chefs rivaux qui n'avaient pas su toujours ployer, même sous la main de fer de Napoléon. Il existait bien encore, il est vrai, une belle et nombreuse armée française; mais elle était disséminée dans cinquante forteresses échelonnées des bords de la Vistule à ceux de la Seine; elle existait aussi dans ces masses de prisonniers retenus par nos ennemis. Mais les forteresses étaient étroitement bloquées, les jours de leur résistance étaient comptés et les garnisons de ces places, comme les prisonniers, ne pouvaient être rendus à la France que par le fait d'un traité.

C'est sous l'empire de telles circonstances que le plénipotentiaire français devait négocier avec ceux des puissances coalisées et dans la capitale même de la France. J'ai bien le droit, je pense, de rappeler maintenant avec orgueil les conditions obtenues par moi, quelque douloureuses et quelque humiliantes qu'elles aient été[113].

Voici les termes de la convention préliminaire du 23 avril 1814 (Moniteur de 1814, no 114):

CONVENTIONS entre Son Altesse Royale Monsieur, fils de France, frère du roi, lieutenant général du royaume de France, et chacune des hautes puissances alliées, savoir: la Grande-Bretagne, la Russie, l'Autriche et la Prusse, signées à Paris, le 23 avril 1814 et ratifiées le même jour par Monsieur.

« Les puissances alliées réunies dans l'intention de mettre un terme aux malheurs de l'Europe, et de fonder son repos sur une juste répartition des forces entre les États qui la composent, voulant donner à la France revenue à un gouvernement dont les principes offrent les garanties nécessaires pour le maintien de la paix, des preuves de leur désir de se placer avec elle dans des relations d'amitié; voulant aussi faire jouir la France, autant que possible d'avance, des bienfaits de la paix, même avant que toutes les dispositions en aient été arrêtées, ont résolu de procéder conjointement avec Son Altesse Royale Monsieur, fils de France, frère du roi, lieutenant général du royaume, à une suspension d'hostilités entre les forces respectives et au rétablissement des rapports anciens d'amitié entre elles.

Son Altesse Royale Monsieur, fils de France, etc., d'une part; et Sa Majesté, etc..., d'autre part, ont nommé, en conséquence, des plénipotentiaires pour convenir d'un acte, lequel, sans préjuger les dispositions de la paix, renferme les stipulations d'une suspension d'hostilités et qui sera suivie, le plus tôt que faire se pourra, d'un traité de paix, savoir:

(Désignation des hautes parties contractantes et de leurs plénipotentiaires.)

»Lesquels, après l'échange de leurs pleins pouvoirs, sont convenus des articles suivants:

»Article premier.—Toutes hostilités sur terre et sur mer sont et demeurent suspendues entre les puissances alliées et la France, savoir: pour les armées de terre, aussitôt que les généraux commandant les armées françaises et les places fortes auront fait connaître aux généraux commandant les troupes alliées qui leur sont opposées, qu'ils ont reconnu l'autorité du lieutenant général du royaume de France; et, tant sur mer qu'à l'égard des places et stations maritimes, aussitôt que les flottes et ports du royaume de France, ou occupés par les troupes françaises, auront fait la même soumission.

»Article II.—Pour constater le rétablissement des rapports d'amitié entre les puissances alliées et la France, et pour la faire jouir, autant que possible d'avance, des avantages de la paix, les puissances alliées feront évacuer par leurs armées le territoire français tel qu'il se trouvait le 1er janvier 1792, à mesure que les places occupées encore hors de ces limites par les troupes françaises seront évacuées et remises aux alliés. (On remarquera qu'au congrès de Châtillon, c'étaient les limites de la France en 1789, que les ennemis imposaient à Napoléon; ainsi, par le fait de cet article II, nous conservions le comtat d'Avignon, Landau, la Savoie, le comté de Montbéliard[114] et d'autres territoires réunis à la France entre 1789 et 1792.)

»Article III.—Le lieutenant général du royaume donnera, en conséquence, aux commandants de ces places l'ordre de les remettre dans les termes suivants, savoir: les places situées sur le Rhin, non comprises dans les limites de la France du 1er janvier 1792, et celles entre le Rhin et les mêmes limites, dans l'espace de dix jours, à dater de la signature du présent acte; les places de Piémont, et dans les autres parties de l'Italie, qui appartenaient à la France, dans celui de quinze jours; celles de l'Espagne, dans celui de vingt jours; et toutes les autres places, sans exception, qui se trouvent occupées par les troupes françaises, de manière à ce que la remise totale puisse être effectuée au 1er juin prochain. Les garnisons de ces places sortiront avec armes et bagages et les propriétés particulières des militaires et employés de tout grade. Elles pourront emmener l'artillerie de campagne, dans la proportion de trois pièces par chaque millier d'hommes, les malades et blessés y compris.

»La dotation des forteresses et tout ce qui n'est pas propriété particulière demeurera, et sera remis en entier aux alliés, sans qu'il puisse en être distrait aucun objet. Dans la dotation sont compris, non seulement les dépôts d'artillerie et de munitions, mais encore toutes autres provision de tout genre, ainsi que les archives, inventaires, plans, cartes, modèles, etc.

»D'abord, après la signature de la présente convention, des commissaires des puissances alliées et français seront nommés et envoyés dans les forteresses pour constater l'état où elles se trouveront et pour régler en commun l'exécution de cet article.

»Les garnisons seront dirigées, par étapes, sur les différentes lignes dont on conviendra pour leur rentrée en France.

»Le blocus des places fortes en France sera levé sur-le-champ par les armées alliées. Les troupes françaises faisant partie de l'armée d'Italie, ou occupant les places fortes dans ce pays, ou dans la Méditerranée, seront rappelées sur-le-champ par Son Altesse Royale le lieutenant général du royaume. (Il ne faut pas oublier qu'avant que les puissances alliées passassent le Rhin, Napoléon leur avait fait offrir la remise des places et forteresses situées sur la Vistule et sur l'Oder, aux conditions indiquées dans les deux premiers paragraphes de cet article[115].)

»Article IV—Les stipulations de l'article précédent seront appliquées également aux places maritimes, les puissances contractantes se réservant, toutefois, de régler, dans le traité de paix définitif, le sort des arsenaux, vaisseaux de guerre armés et non armés qui se trouvent dans ces places.

»Article V.—Les flottes et les bâtiments de la France demeureront dans leur situation respective, sauf la sortie des bâtiments chargés de missions; mais l'effet immédiat du présent acte à l'égard des ports français sera la levée de tout blocus par terre ou par mer, la liberté de la pêche, celle du cabotage, particulièrement de celui qui est nécessaire pour l'approvisionnement de Paris, et le rétablissement des relations de commerce, conformément aux règlements intérieurs de chaque pays; et cet effet immédiat à l'égard de l'intérieur sera le libre approvisionnement des villes et le libre transit des transports militaires ou commerciaux.

»Article VI.—Pour prévenir tous les sujets de plaintes et de contestations qui pourraient naître à l'occasion des prises qui seraient faites en mer après la signature de la présente convention, il est réciproquement convenu que les vaisseaux et effets qui pourraient être pris dans la Manche et dans les mers du Nord, après l'espace de douze jours, à compter de l'échange des ratifications du présent acte, seront de part et d'autre restitués; que le terme sera d'un mois depuis la Manche et les mers du Nord jusqu'aux îles Canaries; de deux mois jusqu'à l'équateur; et enfin de cinq mois dans toutes les autres parties du monde, sans aucune exception ni autre distinction plus particulière de temps et de lieu.

»Article VII.—De part et d'autre, les prisonniers, officiers et soldats de terre et de mer, ou de quelque nature que ce soit et particulièrement les otages, seront immédiatement renvoyés dans leurs pays respectifs, sans rançon et sans échange. Des commissaires seront nommés réciproquement pour procéder à cette libération générale.

»Article VIII.—Il sera fait remise par les co-belligérants, immédiatement après la signature du présent acte, de l'administration des départements ou villes actuellement occupés par leurs forces, aux magistrats nommés par Son Altesse Royale le lieutenant général du royaume de France. Les autorités royales pourvoiront aux subsistances et aux besoins des troupes, jusqu'au moment où elles auront évacué le territoire français, les puissances alliées voulant, par un effet de leur amitié pour la France, faire cesser les réquisitions militaires, aussitôt que la remise au pouvoir légitime aura été effectuée.

»Tout ce qui tient à l'exécution de cet article sera réglé par une convention particulière. (Cet article VIII était d'une grande importance pour mettre un terme aux réquisitions des généraux ennemis, qui achevaient d'épuiser la France.)

»Article IX.—On s'entendra respectivement, aux termes de l'article II sur les routes que les troupes des puissances alliées suivront dans leur marche, pour y préparer les moyens de subsistances, et des commissaires seront nommés pour régler toutes les dispositions de détail, et accompagner les troupes jusqu'au moment où elles quitteront le territoire français.

»En foi de quoi...

»Fait à Paris, le 23 avril 1814.»

«Article additionnel.—Le terme de dix jours admis en vertu des stipulations de l'article III de la convention de ce jour, pour l'évacuation des places sur le Rhin, et entre ce fleuve et les anciennes frontières de la France, est étendu aux places, forts et établissements militaires, de quelque nature qu'ils soient, dans les Provinces Unies des Pays-Bas.»

Par cette convention, on avait pourvu au plus urgent, qui était la libération du territoire, celle des prisonniers, la rentrée en France des garnisons françaises au delà du Rhin, et la cessation de ruineuses réquisitions. Le traité définitif qui devait régler les relations nouvelles de la France avec l'Europe restait à négocier, et il ne put être conclu et signé que le 30 mai [116].

Je vais insérer également ici ce traité:

TRAITÉ DE PAIX entre le roi et puissances alliées, conclu à Paris le 30 mai 1814.

«Au nom de la très sainte et indivisible Trinité,

»Sa Majesté le roi de France et de Navarre, d'une part, et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, et ses alliés, d'autre part, étant animés d'un égal désir de mettre fin aux longues agitations de l'Europe et aux malheurs des peuples par une paix solide, fondée sur une juste répartition de forces entre les puissances, et portant dans ses stipulations la garantie de sa durée; et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, et ses alliés, ne voulant plus exiger de la France, aujourd'hui que s'étant replacée sous le gouvernement paternel de ses rois, elle offre ainsi à l'Europe un gage de sécurité et de stabilité, des conditions et des garanties qu'ils lui avaient à regret demandées sous son dernier gouvernement, Leursdites Majestés ont nommé des plénipotentiaires pour discuter, arrêter et signer un traité de paix et d'amitié, savoir:

»Sa Majesté le roi de France et de Navarre, M. Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, grand-aigle de la Légion d'honneur... son ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères;

»Et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, MM. le prince Clément-Wenceslas-Lothaire de Metternich-Winnebourg-Ochsenhausen, chevalier de la Toison d'or... chambellan, conseiller intime actuel, ministre d'État, des conférences et des affaires étrangères de Sa Majesté impériale et royale apostolique, et le comte Jean-Philippe de Stadion Thannhausen et Warthausen, chevalier de la Toison d'or... chambellan, conseiller intime actuel, ministre d'État et des conférences de Sa Majesté Impériale et Royale apostolique;

»Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants:

»Article premier.—Il y aura, à compter de ce jour, paix et amitié entre Sa Majesté le roi de France et de Navarre d'une part, et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, et ses alliés, de l'autre part, leurs héritiers et successeurs, leurs États et sujets respectifs à perpétuité.

»Les hautes parties contractantes apporteront tous leurs soins à maintenir, non seulement entre elles, mais encore, autant qu'il dépend d'elles, entre tous les États de l'Europe, la bonne harmonie et intelligence si nécessaires à son repos.

»Article II.—Le royaume de France conserve l'intégrité de ses limites telles qu'elles existaient à l'époque du 1er janvier 1792. Il recevra en outre une augmentation de territoire comprise dans la ligne de démarcation fixée par l'article suivant.

»Article III.—Du côté de la Belgique, de l'Allemagne et de l'Italie, l'ancienne frontière, ainsi qu'elle existait le 1er janvier 1792, sera rétablie, en commençant de la mer du Nord, entre Dunkerque et Neuport, jusqu'à la Méditerranée, entre Cannes et Nice, avec les rectifications suivantes:

»1o Dans le département de Jemmapes, les cantons de Dour, Merbes-le-Château, Beaumont et Chimay resteront à la France; la ligne de démarcation passera là où elle touche le canton de Dour, entre ce canton et ceux de Boussu et Pâturage, ainsi que plus loin entre celui de Merbes-le-Château et ceux de Binch et de Thuin;

»2o Dans le département de Sambre-et-Meuse, les cantons de Valcourt, Florennes, Beauraing et Gédinne appartiendront à la France; la démarcation, quand elle atteint ce département, suivra la ligne qui sépare les cantons précités du département de Jemmapes et du reste de celui de Sambre-et-Meuse;

»3o Dans le département de la Moselle, la nouvelle démarcation, là où elle s'écarte de l'ancienne, sera formée par une ligne à tirer depuis Perle jusqu'à Fremesdorf, et par celle qui sépare le canton de Tholey du reste du département de la Moselle;

»4o Dans le département de la Sarre, les cantons de Saarbruck et d'Arneval resteront à la France, ainsi que la partie de celui de Lebach qui est située au midi d'une ligne à tirer le long des confins des villages de Herchenbach, Ueberhofen, Hilsbach et Hall (en laissant ces différents endroits hors de la frontière française), jusqu'au point où, près de Querselle (qui appartient à la France), la ligne qui sépare les cantons d'Arneval et d'Ottweiler atteint celle qui sépare ceux d'Arneval et de Lebach; la frontière, de ce côté, sera formée par la ligne ci-dessus désignée, et ensuite par celle qui sépare le canton d'Arneval de celui de Bliecastel;

»5o La forteresse de Landau ayant formé avant l'année 1792, un point isolé dans l'Allemagne, la France conserve au delà de ses frontières une partie des départements du Mont-Tonnerre et du Bas-Rhin, pour joindre la forteresse de Landau et son rayon au reste du royaume. La nouvelle démarcation en partant du point où, près d'Obersteinbach (qui reste hors des limites de la France) la frontière entre le département de la Moselle et celui du Mont-Tonnerre, atteint le département du Bas-Rhin, suivra la ligne qui sépare les cantons de Weissenbourg et de Bergzabern (du côté de la France) des cantons de Pirmasens, Dalm et Anweiler (du côté de l'Allemagne) jusqu'au point où ces limites, près du village de Wolmersheim, touchent l'ancien rayon de la forteresse de Landau. De ce rayon qui reste ainsi qu'il était en 1792, la nouvelle frontière suivra le bras de la rivière de la Queich qui, en quittant ce rayon près de Queichheim (qui reste à la France) passe près des villages de Merlenheim, Knittelsheim et Belheim (demeurant également français) jusqu'au Rhin, qui continuera ensuite à former la limite de la France et de l'Allemagne.

»Quant au Rhin, le thalweg constituera la limite, de manière cependant que les changements que subira par la suite le cours de ce fleuve, n'auront à l'avenir aucun effet sur la propriété des îles qui s'y trouvent. L'état de possession de ces îles sera rétabli tel qu'il existait à l'époque de la signature du traité de Lunéville;

»6o Dans le département du Doubs, la frontière sera rectifiée de manière à ce qu'elle commence au-dessus de la Rançonnière, près de Locle, et suive la crête du Jura, entre le Cerneux-Péquignot et le village de Fontenelles, jusqu'à une cime du Jura située à environ sept ou huit mille pieds au nord-ouest du village de la Brévine, où elle retombera dans l'ancienne limite de la France;

»7o Dans le département du Léman, les frontières entre le territoire français, le pays de Vaud et les différentes portions du territoire de la république de Genève (qui fera partie de la Suisse) restent les mêmes qu'elles étaient avant l'incorporation de Genève à la France. Mais le canton de Frangy, celui de Saint-Julien (à l'exception de la partie située au nord d'une ligne à tirer du point où la rivière de la Laire entre, près de Chancy, dans le territoire genevois, le long des confins de Seseguin, Lacouex et Seseneuve qui resteront hors des limites de la France), le canton de Régnier (à l'exception de la portion qui se trouve à l'est d'une ligne qui suit les confins de la Muraz, Bussy, Pers et Cornier qui seront hors des limites françaises), et le canton de la Roche (à l'exception des endroits nommés la Roche et Armanoy avec leurs districts) resteront à la France. La frontière suivra les limites de ces différents cantons et les lignes qui séparent les portions qui demeurent à la France de celles qu'elle ne conserve pas;

»8o Dans le département du Mont-Blanc, la France acquiert la sous-préfecture de Chambéry (à l'exception des cantons de l'Hôpital, de Saint-Pierre-d'Albigny, de la Rocette et de Montmélian) et la sous-préfecture d'Annecy (à l'exception de la partie du canton de Faverge, située à l'est d'une ligne qui passe entre Ourechaise et Marlens du côté de la France, et Marthod et Ugine du côté opposé, et qui suit après la crête des montagnes jusqu'à la frontière du canton de Thones): c'est cette ligne qui, avec la limite des cantons mentionnés formera de ce côté la nouvelle frontière.

»Du côté des Pyrénées, les frontières restent telles qu'elles étaient entre les deux royaumes de France et d'Espagne, à l'époque du 1er janvier 1792, et il sera de suite nommé une commission mixte de la part des deux couronnes, pour en fixer la démarcation finale.

»La France renonce à tous droits de souveraineté, de suzeraineté et de possession sur tous les pays et districts, villes et endroits quelconques, situés hors de la frontière ci-dessus désignée, la principauté de Monaco étant toutefois replacée dans les rapports où elle se trouvait avant le 1er janvier 1792 [117].

»Les cours alliées assurent à la France la possession de la principauté d'Avignon, du comtat venaissin, du comté de Montbéliard et de toutes les enclaves qui ont appartenu autrefois à l'Allemagne, comprises dans la frontière ci-dessus indiquée, qu'elles aient été incorporées à la France avant ou après le 1er janvier 1792.

»Les puissances se réservent réciproquement la faculté entière de fortifier tel point de leurs États qu'elles jugeront convenable pour leur sûreté.

»Pour éviter toute lésion de propriétés particulières et mettre à couvert, d'après les principes les plus libéraux, les biens d'individus domiciliés sur les frontières, il sera nommé par chacun des États limitrophes de la France, des commissaires pour procéder conjointement avec des commissaires français à la délimitation des pays respectifs.

»Aussitôt que le travail des commissaires sera terminé, il sera dressé des cartes signées par les commissaires respectifs, et placé des poteaux qui constateront les limites réciproques.

»Article IV.—Pour assurer les communications de la ville de Genève avec d'autres parties du territoire de la Suisse, situées sur le lac, la France consent à ce que l'usage de la route par Versoy soit commun aux deux pays. Les gouvernements respectifs s'entendront à l'amiable sur les moyens de prévenir la contrebande, et de régler le cours des postes et l'entretien de la route.

»Article V.—La navigation sur le Rhin, du point où il devient navigable, jusqu'à la mer, et réciproquement, sera libre; de telle sorte qu'elle ne puisse être interdite à personne; et l'on s'occupera au futur congrès, des principes d'après lesquels on pourra régler les droits à lever par les États riverains, de la manière la plus égale et la plus favorable au commerce de toutes les nations.

»Il sera examiné et décidé, de même dans le futur congrès, de quelle manière, pour faciliter les communications entre les peuples et les rendre toujours moins étrangers les uns aux autres, la disposition ci-dessus pourra être également étendue à tous les autres fleuves qui, dans leur cours navigable, séparent ou traversent différents États.

»Article VI.—La Hollande, placée sous la souveraineté de la maison d'Orange, recevra un accroissement de territoire. Le titre et l'exercice de la souveraineté n'y pourront, dans aucun cas, appartenir à aucun prince portant ou appelé à porter une couronne étrangère.

»Les États de l'Allemagne seront indépendants et unis par un lien fédératif.

»La Suisse indépendante continuera de se gouverner par elle-même.

»L'Italie, hors des limites qui reviendront à l'Autriche, sera composée d'États souverains.

»Article VII.—L'île de Malte et ses dépendances appartiendront en toute propriété et souveraineté à Sa Majesté britannique.

»Article VIII.—Sa Majesté britannique stipulant pour elle et ses alliés, s'engage à restituer à Sa Majesté Très Chrétienne, dans les délais qui seront ci-après fixés, les colonies, pêcheries, comptoirs et établissements de tout genre que la France possédait au 1er janvier 1792, dans les mers et sur les continents de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie, à l'exception toutefois des îles de Tabago et de Sainte-Lucie et de l'île de France et de ses dépendances, nommément Rodrigue et les Séchelles, lesquelles Sa Majesté Très Chrétienne cède en toute propriété et souveraineté à Sa Majesté britannique, comme aussi de la partie de Saint-Domingue, cédée à la France par la paix de Bâle, et que Sa Majesté Très Chrétienne rétrocède à Sa Majesté catholique en toute propriété et souveraineté.

»Article IX.—Sa Majesté le roi de Suède et de Norvège, en conséquence d'arrangements pris avec ses alliés, et pour l'exécution de l'article précédent, consent à ce que l'île de la Guadeloupe soit restituée à Sa Majesté Très Chrétienne, et cède tous les droits qu'il peut avoir sur cette île[118].

»Article X.—Sa Majesté très fidèle, en conséquence d'arrangements pris avec ses alliés, et pour l'exécution de l'article VIII, s'engage à restituer à Sa Majesté Très Chrétienne, dans le délai ci-après fixé, la Guyane française, telle qu'elle existait au 1er janvier 1792[119].

»L'effet de la stipulation ci-dessus, étant de faire revivre la contestation existant à cette époque au sujet des limites, il est convenu que cette contestation sera terminée par un arrangement amiable entre les deux cours, sous la médiation de Sa Majesté britannique[120].

»Article XI.—Les places et forts existants dans les colonies et établissements qui doivent être rendus à Sa Majesté Très Chrétienne, en vertu des articles VIII, IX et X, seront remis, dans l'état où ils se trouveront au moment de la signature du présent traité.

»Article XII.—Sa Majesté britannique s'engage à faire jouir les sujets de Sa Majesté Très Chrétienne, relativement au commerce et à la sûreté de leurs personnes et propriétés dans les limites de la souveraineté britannique, sur le continent des Indes, des mêmes facilités, privilèges et protection, qui sont à présent, ou seront accordés aux nations les plus favorisées. De son côté Sa Majesté Très Chrétienne, n'ayant rien plus à cœur que la perpétuité de la paix entre les deux couronnes de France et d'Angleterre, et voulant contribuer, autant qu'il est en elle, à écarter dès à présent des rapports des deux peuples ce qui pourrait un jour altérer la bonne intelligence mutuelle, s'engage à ne faire aucun ouvrage de fortification dans les établissements qui lui doivent être restitués et qui sont situés dans les limites de la souveraineté britannique sur le continent des Indes, et à ne mettre dans ces établissements que le nombre de troupes nécessaires pour le maintien de la police.

»Article XIII.—Quant au droit de pêche des Français sur le grand banc de Terre-Neuve, sur les côtes de l'île de ce nom et des îles adjacentes, et dans le golfe de Saint Laurent, tout sera remis sur le même pied qu'en 1792.

»Article XIV.—Les colonies, comptoirs et établissements qui doivent être restitués à Sa Majesté Très Chrétienne, par Sa Majesté britannique ou ses alliés, seront remis, savoir: ceux qui sont dans les mers du Nord ou dans les mers et sur les continents de l'Amérique et de l'Afrique, dans les trois mois; et ceux qui sont au delà du cap de Bonne-Espérance, dans les six mois qui suivront la ratification du présent traité.

»Article XV.—Les hautes parties contractantes s'étant réservé par l'article IV de la convention du 23 avril dernier, de régler dans le présent traité de paix définitive le sort des arsenaux et des vaisseaux de guerre armés et non armés qui se trouvent dans les places maritimes remises par la France, en exécution de l'article II de ladite convention, il est convenu que lesdits vaisseaux et bâtiments de guerre armés et non armés, comme aussi l'artillerie navale et les munitions navales et tous les matériaux de construction et d'armement, seront partagés entre la France et le pays où les places sont situées, dans la proportion de deux tiers pour la France et d'un tiers pour les puissances auxquelles lesdites places appartiendront.

»Seront considérés comme matériaux et partagés comme tels, dans la proportion ci-dessus énoncée, après avoir été démolis, les vaisseaux et bâtiments en construction qui ne seraient pas en état d'être mis en mer, six semaines après la signature du présent traité.

»Des commissaires seront nommés de part et d'autre pour arrêter le partage et en dresser l'état; et des passeports ou sauf-conduits seront donnés par les puissances alliées pour assurer le retour en France des ouvriers, gens de mer et employés français.

»Ne sont compris dans les stipulations ci-dessus les vaisseaux et arsenaux existant dans les places maritimes qui seraient tombées au pouvoir des alliés antérieurement au 23 avril, ni les vaisseaux et arsenaux qui appartenaient à la Hollande, et nommément la flotte du Texel.

»Le gouvernement de France s'oblige à retirer ou à faire vendre tout ce qui lui appartiendra par les stipulations ci-dessus énoncées, dans le délai de trois mois après le partage effectué.

»Dorénavant le port d'Anvers sera uniquement un port de commerce.

»Article XVI.—Les hautes parties contractantes, voulant mettre et faire mettre dans un entier oubli les divisions qui ont agité l'Europe, déclarent et promettent, que, dans les pays restitués et cédés par le présent traité, aucun individu, de quelque classe et condition qu'il soit, ne pourra être poursuivi, inquiété ou troublé, dans sa personne ou dans sa propriété, sous aucun prétexte, ou à cause de sa conduite ou opinion politique, ou de son attachement, soit à aucune des parties contractantes, soit à des gouvernements qui ont cessé d'exister, ou pour toute autre raison, si ce n'est pour les dettes contractées envers des individus, ou pour des actes postérieurs au présent traité.

»Article XVII.—Dans tous les pays qui doivent ou devront changer de maîtres, tant en vertu du présent traité, que des arrangements qui doivent être faits en conséquence, il sera accordé aux habitants naturels et étrangers, de quelque condition et nation qu'ils soient, un espace de six ans à compter de l'échange des ratifications, pour disposer, s'ils le jugent convenable, de leurs propriétés acquises, soit avant, soit depuis la guerre actuelle, et se retirer dans tel pays qu'il leur plaira de choisir.

»Article XVIII.—Les puissances alliées, voulant donner à Sa Majesté Très Chrétienne, un nouveau témoignage de leur désir de faire disparaître, autant qu'il est en elles, les conséquences de l'époque de malheur si heureusement terminée par la présente paix, renoncent à la totalité des sommes que les gouvernements ont à réclamer de la France, à raison de contrats, de fournitures ou d'avances quelconques faites au gouvernement français dans les différentes guerres qui ont eu lieu depuis 1792.

»De son côté Sa Majesté Très Chrétienne, renonce à toute réclamation qu'elle pourrait former contre les puissances alliées au même titre. En exécution de cet article, les hautes parties contractantes s'engagent à se remettre mutuellement tous les titres, obligations et documents qui ont rapport aux créances auxquelles elles ont réciproquement renoncé.

»Article XIX.—Le gouvernement français s'engage à faire liquider et payer les sommes qu'il se trouverait devoir d'ailleurs dans des pays hors de son territoire, en vertu de contrats ou d'autres engagements formels passés entre des individus ou des établissements particuliers et les autorités françaises, tant pour fournitures qu'à raison d'obligations légales.

»Article XX.—Les hautes parties contractantes nommeront immédiatement après l'échange des ratifications du présent traité, des commissaires pour régler et tenir la main à l'exécution de l'ensemble des dispositions renfermées dans les articles XVIII et XIX. Ces commissaires s'occuperont de l'examen des réclamations dont il est parlé dans l'article précédent, de la liquidation des sommes réclamées, et du mode dont le gouvernement français proposera de s'en acquitter. Ils seront chargés de même de la remise des titres, obligations et documents relatifs aux créances auxquelles les hautes parties contractantes renoncent mutuellement, de manière que la ratification du résultat de leur travail, complétera cette renonciation réciproque.

»Article XXI.—Les dettes spécialement hypothéquées dans leur origine sur les pays qui cessent d'appartenir à la France, ou contractées pour leur administration intérieure, resteront à la charge de ces mêmes pays. Il sera tenu compte, en conséquence, au gouvernement français, à partie du 22 décembre 1813, de celles de ces dettes qui ont été converties en inscriptions au grand livre de la dette publique de France. Les titres de toutes celles qui ont été préparées pour l'inscription et n'ont pas encore été inscrites seront remis aux gouvernements des pays respectifs. Les états de toutes ces dettes seront dressés et arrêtés par une commission mixte.

»Article XXII.—Le gouvernement français restera chargé de son côté du remboursement de toutes les sommes versées par les sujets des pays ci-dessus mentionnés dans les caisses françaises, soit à titre de cautionnements, de dépôts ou de consignations. De même les sujets français, serviteurs desdits pays, qui ont versé des sommes à titre de cautionnements, dépôts ou consignations dans leurs trésors respectifs, seront fidèlement remboursés.

»Article XXIII.—Les titulaires de places assujetties à cautionnement, qui n'ont pas de maniement de deniers, seront remboursés avec les intérêts, jusqu'à parfait payement, à Paris, par cinquième et par année, à partir de la date du présent traité.

»A l'égard de ceux qui sont comptables, ce remboursement commencera, au plus tard, six mois après la présentation de leurs comptes, le seul cas de malversation excepté. Une copie du dernier compte sera remise au gouvernement de leur pays, pour lui servir de renseignement et de point de départ.

»Article XXIV.—Les dépôts judiciaires et consignations faits dans la caisse d'amortissement, en exécution de la loi du 28 nivôse an XIII (18 janvier 1805), et qui appartiennent à des habitants des pays que la France cesse de posséder, seront remis, dans le terme d'une année, à compter de l'échange des ratifications du présent traité, entre les mains des autorités desdits pays, à l'exception de ceux de ces dépôts et consignations qui intéressent des sujets français; dans lequel cas ils resteront dans la caisse d'amortissement, pour n'être remis que sur les justifications résultant des décisions des autorités compétentes.

»Article XXV.—Les fonds déposés par les communes et établissements publics dans la caisse de service et dans la caisse d'amortissement, ou dans toute autre caisse du gouvernement, leur seront remboursés par cinquième, d'année en année, à partir de la date du présent traité, sous la déduction des avances qui leur auraient été faites, et sauf des oppositions régulières faites sur ces fonds par des créanciers desdites communes et desdits établissements publics.

»Article XXVI.—A dater du 1er janvier 1814, le gouvernement français cesse d'être chargé du payement de toute pension civile, militaire et ecclésiastique, solde de retraite et traitement de réforme, à tout individu qui se trouve n'être plus sujet français.

»Article XXVII.—Les domaines nationaux acquis à titre onéreux par des sujets français, dans les ci-devant départements de la Belgique, de la rive gauche du Rhin et des Alpes, hors des anciennes limites de la France, sont et demeurent garantis aux acquéreurs.

»Article XXVIII.—L'abolition des droits d'aubaine, de détraction et autres de la même nature, dans les pays qui l'ont réciproquement stipulée avec la France, ou qui lui avaient précédemment été réunis, est expressément maintenue[121]

»Article XXIX.—Le gouvernement français s'engage à faire restituer les obligations et autres titres qui auraient été saisis dans les provinces occupées par les armées ou administrations française; et, dans le cas où la restitution ne pourrait en être effectuée, ces obligations et titres sont et demeurent anéantis.

»Article XXX.—Les sommes qui seront dues pour tous les travaux d'utilité publique, non encore terminés, ou terminés postérieurement au 31 décembre 1812, sur le Rhin et dans les départements détachés de la France par le présent traité, passeront à la charge des futurs possesseurs du territoire, et seront liquidées par la commission chargée de la liquidation des dettes des pays.

»Article XXXI.—Les archives, cartes, plans et documents quelconques appartenant aux pays cédés, ou concernant leur administration, seront fidèlement rendus en même temps que le pays, ou, si cela était impossible, dans un délai qui ne pourra être de plus de six mois après la remise des pays mêmes.

»Cette stipulation est applicable aux archives, cartes et planches qui pourraient avoir été enlevées dans les pays momentanément occupés par les différentes armées.

»Article XXXII.—Dans le délai de deux mois, toutes les puissances qui ont été engagées de part et d'autre dans la présente guerre enverront des plénipotentiaires à Vienne, pour régler dans un congrès général les arrangements qui doivent compléter les dispositions du présent traité.

»Article XXXIII.—Le présent traité sera ratifié, et les ratifications en seront échangées, dans le délai de quinze jours, ou plus tôt si faire se peut.

»En foi de quoi....

»Fait à Paris le 30 mai 1814.

»Le prince de bénévent,
»Le prince de metternich,
»Le prince de stadion

«Article additionnel.—Les hautes parties contractantes, voulant effacer toutes les traces des événements malheureux qui ont pesé sur leurs peuples, sont convenues d'annuler explicitement les effets des traités de 1805 et 1809, en tant qu'ils ne sont déjà annulés de fait par le présent traité; en conséquence de cette détermination, Sa Majesté Très Chrétienne promet que les décrets portés contre des sujets français ou réputés français, étant ou ayant été au service de Sa Majesté Impériale et Royale apostolique, demeureront sans effet, ainsi que les jugements qui ont pu être rendus en exécution de ces décrets.

»Le présent article additionnel aura la même force et valeur que s'il était inséré mot à mot au traité patent de ce jour....»

Le même jour, dans le même lieu et au même moment, le même traité de paix définitive a été conclu:

Entre la France et la Russie,

Entre la France, et la Grande-Bretagne,

Entre la France et la Prusse, avec les articles additionnels suivants:

ARTICLE ADDITIONNEL AU TRAITÉ AVEC LA RUSSIE.

«Le duché de Varsovie étant sous l'administration d'un conseil provisoire établi par la Russie, depuis que ce pays a été occupé par ses armes, les deux hautes parties contractantes sont convenues de nommer immédiatement une commission spéciale, composée de part et d'autre d'un nombre égal de commissaires qui seront chargés de l'examen, de la liquidation et de tous les arrangements relatifs aux prétentions réciproques.»

ARTICLES ADDITIONNELS AU TRAITÉ AVEC LA GRANDE-BRETAGNE.

«Article premier.—Sa Majesté Très Chrétienne, partageant sans réserve tous les sentiments de Sa Majesté britannique, relativement à un genre de commerce que repoussent, et les principes de la justice naturelle et les lumières des temps où nous vivons, s'engage à unir, au futur congrès, tous ses efforts à ceux de Sa Majesté britannique, pour faire prononcer par toutes les puissances de la chrétienté l'abolition de la traite des noirs, de telle sorte que ladite traite cesse universellement, comme elle cessera définitivement et, dans tous les cas, de la part de la France, dans un délai de cinq années; et qu'en outre, pendant la durée de ce délai, aucun trafiquant d'esclaves n'en puisse importer ni vendre ailleurs que dans les colonies de l'État dont il est sujet.

»Article II.—Le gouvernement britannique et le gouvernement français nommeront incessamment des commissaires pour liquider leurs dépenses respectives pour l'entretien des prisonniers de guerre, afin de s'arranger sur la manière d'acquitter l'excédent qui se trouverait en faveur de l'une ou de l'autre des deux puissances.

»Article III.—Les prisonniers de guerre respectifs seront tenus d'acquitter, avant leur départ du lieu de leur détention, les dettes particulières qu'ils pourraient y avoir contractées ou de donner au moins caution satisfaisante.

»Article IV.—Il sera accordé de part et d'autre, aussitôt après la ratification du présente traité de paix, main-levée du séquestre qui aurait été mis depuis l'an 1792 sur les fonds, revenus, créances et autres effets quelconques des hautes parties contractantes ou de leurs sujets.

»Les mêmes commissaires dont il est fait mention à l'article II, s'occuperont de l'examen et de la liquidation des réclamations des sujets de Sa Majesté britannique envers le gouvernement français pour la valeur des biens meubles ou immeubles indûment confisqués par les autorités françaises, ainsi que pour la perte totale ou partielle de leurs créances ou autres propriétés, indûment retenues sous le séquestre depuis l'année 1792.

»La France s'engage à traiter à cet égard les sujets anglais avec la même justice que les sujets français ont éprouvée en Angleterre; et le gouvernement anglais, désirant concourir pour sa part au nouveau témoignage que les puissances alliées ont voulu donner à Sa Majesté Très Chrétienne, de leur désir de faire disparaître les conséquences de l'époque de malheur si heureusement terminée par la présente paix, s'engage, de son côté, à renoncer, dès que justice complète sera rendue à ses sujets, à la totalité de l'excédent qui se trouverait en sa faveur, relativement à l'entretien des prisonniers de guerre, de manière que la ratification du résultat du travail des commissaires sus-mentionnés, et l'acquit des sommes, ainsi que la restitution des effets qui seront jugés appartenir aux sujets de Sa Majesté britannique, compléteront sa renonciation.

»Article V.—Les deux hautes parties contractantes, désirant établir les relations les plus amicales entre leurs sujets respectifs, se réservent et promettent de s'entendre et de s'arranger le plus tôt que faire se pourra sur leurs intérêts commerciaux, dans l'intérêt d'encourager et d'augmenter la prospérité de leurs États respectifs.

»Les présents articles additionnels auront la même force et valeur....

ARTICLE ADDITIONNEL AU TRAITÉ AVEC LA PRUSSE.

«Quoique le traité de paix conclu à Bâle, le 5 avril 1795, celui de Tilsitt, le 9 juillet 1807, la convention de Paris du 20 septembre 1808, ainsi que toutes les conventions et actes quelconques conclus depuis la paix de Bâle, entre la Prusse et la France soient déjà annulés de fait par le présent traité, les hautes parties contractantes ont jugé néanmoins à propos de déclarer expressément que lesdits traités cessent d'être obligatoires pour tous leurs articles, tant patents que secrets, et qu'elles renoncent mutuellement à tout droit et se dégagent de toute obligation qui pourrait en découler.

»Sa Majesté Très Chrétienne promet que les décrets portés contre des sujets français ou réputés français, étant ou ayant été au service de Sa Majesté prussienne, demeureront sans effet, ainsi que les jugements qui ont pu être rendus en exécution de ces décrets.

»Le présent article additionnel aura la même force et valeur...»


L'énumération de tout ce qui se rattache au traité patent du 30 mai 1814 ne serait pas complète, si je n'insérais pas également ici les articles séparés et secrets de ce traité, auxquels j'avais dû consentir, et qui en formaient la partie peut-être la plus fâcheuse pour les négociations que les plénipotentiaires français auraient à suivre au futur congrès. Ces articles me furent seulement communiqués, et je n'y apposai pas ma signature.

ARTICLES SÉPARÉS ET SECRETS DU TRAITÉ DE PARIS DU 30 MAI 1814.

»La disposition à faire des territoires auxquels Sa Majesté Très Chrétienne renonce par l'article III du traité patent de ce jour, et les rapports desquels doit résulter un système d'équilibre réel et durable en Europe, seront réglés au congrès sur les bases arrêtées par les puissances alliées entre elles, et d'après les dispositions générales contenues dans les articles suivants:

»ARTICLE PREMIER.—L'établissement d'un juste équilibre en Europe, exigeant que la Hollande soit constituée dans des proportions qui la mettent à même de soutenir son indépendance par ses propres moyens, les pays compris entre la mer, les frontières de la France, telles qu'elles se trouvent réglées par le présent traité, et la Meuse, seront réunis à toute perpétuité à la Hollande.

»ARTICLE II.—Les frontières de la rive droite de la Meuse seront réglées selon les convenances militaires de la Hollande et de ses voisins.

»ARTICLE III.—La liberté de navigation sur l'Escaut sera établie sur le même principe qui a réglé la navigation du Rhin dans l'article V du traité patent de ce jour.

»ARTICLE IV.—Les pays allemands sur la rive gauche du Rhin, qui avaient été réunis à la France depuis 1792, serviront à l'agrandissement de la Hollande et à des compensations pour la Prusse et autres États allemands.»


Quand je pense à la date de ces traités de 1814, aux difficultés de tout genre que j'ai éprouvées, à l'esprit de vengeance que je rencontrai dans quelques-uns des négociateurs avec lesquels je traitais, et que j'étais obligé de combattre, j'attends avec confiance le jugement que la postérité en portera. Je me bornerai à rappeler que six semaines après l'entrée du roi à Paris, la France avait son territoire assuré; les soldats étrangers avaient quitté le sol français; par la rentrée des garnisons des places fortes et des prisonniers, elle possédait une superbe armée, et enfin nous avions conservé tous ces admirables objets d'art conquis par nos armes dans presque tous les musées de l'Europe.

Si de nouveaux désastres sont venus accabler la France en 1815, et lui faire perdre les fruits des traités de 1814, c'est encore Napoléon seul qui fut le coupable, et qui mérita l'exécration de son pays, en attirant sur lui d'irréparables fléaux.

Le traité de Paris, en ôtant à la France les pays immenses que la conquête avait précédemment mis entre ses mains, rendait indispensables des arrangements ultérieurs pour disposer de ces territoires. Plusieurs souverains, tels que le roi de Sardaigne[122], l'électeur de Hanovre[123], celui de Hesse-Cassel, étaient rentrés dans les États qui leur avaient été enlevés par la guerre, aussitôt que ces États s'étaient trouvés délivrés. Mais le sort de beaucoup des pays abandonnés par la France restait à décider. Il y avait aussi à prononcer sur celui du roi de Saxe; que les puissances alliées poursuivaient de leur haine, à cause de sa fidélité à la cause de Napoléon; sur le duché de Varsovie, pris, non à la France, mais à son allié le roi de Saxe, et enfin sur le royaume de Naples, que la politique de la France, aussi bien que la volonté de Louis XVIII, inébranlable sur ce point, ne pouvait évidemment pas laisser entre les mains de Murat.

On a vu que, par le traité, il avait été convenu que toutes les dispositions à faire seraient arrêtées dans un congrès qui se réunirait à Vienne. Une des stipulations du traité était que la Hollande, placée sous la souveraineté de la maison d'Orange, recevrait un accroissement de territoire qui ne pouvait être pris qu'en Belgique; c'était le résultat d'une promesse faite par l'Angleterre qui voulait avoir le port d'Anvers dans sa dépendance, et empêcher qu'il ne devînt un port militaire. Le roi de Sardaigne devait aussi recevoir une augmentation de territoire prise sur l'ancien État de Gênes, car les cabinets alliés ne songeaient pas plus que Napoléon à rétablir les anciennes républiques, ébranlées ou détruites déjà par la République française.

Les États d'Allemagne qui avaient survécu à la dissolution de l'empire germanique, et ceux d'Italie (à l'exception des pays qui appartiendraient à l'empereur d'Autriche) devenus indépendants, devaient continuer à l'être. Du reste, le traité ne déterminait rien sur les autres partages et dispositions de territoires. Il se bornait à dire que les arrangements territoriaux et autres devraient être faits de manière à ce qu'il en résultât un équilibre réel et durable. Ces mots d'équilibre réel et durable étaient bien vagues, et ne pouvaient manquer d'ouvrir un vaste champ à des discussions dont il était à peu près impossible de prévoir l'issue. Car, ni la direction que devaient prendre les négociations du congrès, ni l'esprit qui devait présider à ses travaux, n'étaient déterminés d'avance par des principes fixes. Si quelques points étaient décidés, c'était par des clauses relatives à des cas particuliers.

Dans un tel état de choses, le rôle de la France était singulièrement difficile. Il était bien tentant et bien aisé, pour des cabinets aigris depuis si longtemps, de la tenir à l'écart des grands intérêts de l'Europe. Par le traité de Paris, la France avait échappé à la destruction; mais elle n'avait pas repris dans le système de politique générale le rang qu'elle est appelée à occuper. Des yeux exercés découvraient aisément dans plusieurs des principaux plénipotentiaires le secret désir de la réduire à un rôle secondaire; et les articles secrets du traité prononçaient que le partage des territoires repris à la France se ferait entre les puissances, c'est-à-dire à l'exclusion de la France. Si donc la France ne marquait pas elle-même, dès le début du congrès, la place que lui assignaient les souvenirs de sa puissance et la générosité momentanée de quelques-uns des souverains alliés, elle devait se résigner à rester longtemps étrangère aux transactions de l'Europe, et exposée à l'effet des alliances que ses succès, dont elle avait tant abusé, avaient fait contracter, et que la jalousie pouvait faire renouveler. En un mot, elle perdait l'espoir de tracer entre l'empire de Napoléon et la restauration cette profonde ligne de séparation, qui devait interdire aux cabinets de l'Europe de demander compte à la France régénérée, des excès et des violences de la France révolutionnaire.

Il fallait un négociateur bien convaincu de l'importance des circonstances, bien pénétré des moyens qui avaient contribué aux changements opérés en France, et qui fût en position de faire entendre un langage vrai et ferme aux cabinets qu'il était difficile de distraire de l'idée qu'ils avaient triomphé. Il fallait surtout que le plénipotentiaire français comprît et fît comprendre que la France ne voulait que ce qu'elle avait; que c'était franchement qu'elle avait répudié l'héritage de la conquête; qu'elle se trouvait assez forte dans ses anciennes limites; qu'elle n'avait pas la pensée de les étendre; qu'enfin, elle plaçait aujourd'hui sa gloire dans sa modération; mais que si elle voulait que sa voix fût comptée en Europe, c'était pour pouvoir défendre les droits des autres contre toute espèce d'envahissement.

Je ne voyais dans tous ceux qui avaient pris part aux affaires personne qui me parût réunir les conditions nécessaires pour remplir convenablement cette mission. Les hommes revenus avec le roi étaient restés étrangers aux affaires générales; ceux qui tenaient au gouvernement déchu ne pouvaient encore comprendre les intérêts et la situation de la monarchie qui renaissait. Je regardais la position du plénipotentiaire français à Vienne comme très difficile; je n'en connus jamais de plus honorable.

C'était, en effet, le rôle de ce plénipotentiaire de compléter l'œuvre de la Restauration, en assurant la solidité de l'édifice que la Providence avait permis de reconstruire. Je me crus le droit, et je regardai comme un devoir de réclamer ce poste. Le roi ne me laissa pas achever la demande que j'allais lui en faire, et m'interrompit, en me disant: «Présentez-moi un projet pour vos instructions.» Je le remerciai, et je le priai de nommer avec moi le duc de Dalberg que je voulais distinguer, pour qui j'avais de l'amitié, et qui d'ailleurs par sa naissance, par ses relations de famille en Allemagne et par sa capacité, serait pour moi un coopérateur utile.

Au bout de peu de jours, je pus mettre sous les yeux du roi, le projet d'instructions qu'il m'avait demandé. Il l'approuva, et je crois que lorsqu'on connaîtra ces instructions, que je donnerai plus loin, la France s'honorera du souverain qui les a signées.

Pour m'accompagner, je fis choix dans le département des affaires étrangères du fidèle et habile La Besnardière, que je regarde comme l'homme le plus distingué qui ait paru dans le ministère des affaires étrangères depuis un grand nombre d'années. Je mis auprès de lui MM. Challaye, Formond[124] et Perrey, jeunes tous trois, et ayant en eux de quoi profiter des leçons qu'on devait puiser dans d'aussi grandes circonstances.

Je cherchai ensuite dans la société deux personnes que je pourrais en outre attacher à la légation française à Vienne. Dans mon choix, je m'occupai beaucoup plus de Paris, c'est-à-dire des Tuileries, que de Vienne, parce que, à Paris, il y avait à contenir tous les petits faiseurs diplomatiques qui environnaient les princes, et à qui je voulais donner l'assurance d'avoir autour de moi, sans que j'eusse l'air de le savoir, mais aussi, sans qu'il y eût de danger pour les affaires, une correspondance particulière; car, pour Vienne et pour la France, je comptais sur moi-même. C'est ainsi que le comte Alexis de Noailles[125] et le marquis de la Tour du Pin Gouvernet[126] ont été associés au duc de Dalberg et à moi comme plénipotentiaires au congrès de Vienne.

Il me parut aussi qu'il fallait faire revenir la haute et influente société de Vienne des préventions hostiles que la France impériale lui avait inspirées. Il était nécessaire pour cela de lui rendre l'ambassade française agréable; je demandai donc à ma nièce, madame la comtesse Edmond de Périgord, de vouloir bien m'accompagner et faire les honneurs de ma maison. Par son esprit supérieur et par son tact, elle sut attirer et plaire, et me fut fort utile.

A Vienne, il fallait faire tenir à la France un autre langage que celui qu'on était depuis vingt ans habitué à entendre de sa part. Il n'était pas moins nécessaire que la dignité qu'elle montrerait fût exprimée avec noblesse, même avec éclat. Le rôle d'abnégation, si nouveau pour elle, et qui lui était imposé par les fautes de l'empereur Napoléon, pouvait, dans mon opinion, n'être point dépourvu de grandeur, et devait même donner du poids aux observations que je serais appelé à faire dans l'intérêt de la justice et du droit. Aussi, ce fut par l'utilité dont elle pouvait être en appuyant les faibles, que je cherchai à la placer immédiatement dans une situation digne et honorable.

On doit pressentir aisément que d'assez grandes difficultés m'attendaient à Vienne, pour que cela me serve de réponse aux reproches qui m'ont été faits d'avoir quitté Paris au moment où le gouvernement, mal conseillé, pouvait suivre une marche imprudente, retarder par là son affermissement et refroidir les sentiments qu'on avait montrés au roi à son arrivée. De plus, il faut avant tout faire ce que l'on sait faire; et ici, j'entreprenais une tâche dans laquelle j'avais la confiance de réussir. Et je le demande à tous les gens de bonne foi, était-il naturel de croire qu'au lieu de mettre ses soins à ne pas réveiller des souvenirs qu'il fallait faire oublier, et à éloigner toutes les apparences d'une volonté arbitraire, un gouvernement nouveau ne s'appliquerait qu'à faire le contraire? La vérité est, je l'avoue, que je ne m'étais point attendu à un pareil aveuglement. Je n'aurais jamais cru que M. l'abbé de Montesquiou, qui avait la première influence, l'emploierait aussi mal.

L'empereur Alexandre ne fut pas longtemps sans montrer à quel point il était étonné de la marche que l'on suivait dans les affaires intérieures de la France. C'était un embarras de plus. Il recevait ses impressions des libéraux les plus ardents, qu'il voyait habituellement. Je crus devoir après son départ pour l'Angleterre, d'où son projet était de revenir à Paris, lui écrire la lettre suivante. Elle a pu lui faire faire quelques réflexions, s'il l'a retrouvée, en 1823, dans son portefeuille[127].

LE PRINCE DE BÉNÉVENT A L'EMPEREUR ALEXANDRE.

«Paris, le 13 juin 1814.

»Sire,

»Je n'ai point vu Votre Majesté avant son départ, et j'ose lui en faire un reproche dans la sincérité respectueuse du plus tendre attachement.

»Sire, des relations importantes vous livrèrent, il y a longtemps, mes secrets sentiments. Votre estime en fut la suite; elle me consola pendant plusieurs années, et m'aida à soutenir de pénibles épreuves; je démêlai d'avance votre destinée, et je sentis que je pourrais, tout Français que j'étais, m'associer un jour à vos projets, parce qu'ils ne cesseraient point d'être magnanimes. Vous l'avez remplie tout entière, cette belle destinée; si je vous ai suivi dans votre noble carrière, ne me privez point de ma récompense; je le demande au héros de mon imagination, et j'ose ajouter, de mon cœur.

Vous avez sauvé la France; votre entrée à Paris a signalé la fin du despotisme; quelles que soient vos secrètes observations, si vous y étiez encore appelé, ce que vous avez fait, il faudrait le faire encore; car vous ne pourriez manquer à votre gloire, quand même vous croiriez avoir entrevu la monarchie disposée à ressaisir un peu plus d'autorité que vous ne le croyez nécessaire, et les Français négliger le soin de leur indépendance. Après tout, que sommes-nous encore, et qui peut se flatter, à la suite d'une pareille tourmente, de comprendre en peu de temps le caractère des Français? N'en doutez pas, Sire, le roi que vous nous avez reconquis, s'il veut nous donner des institutions utiles, sera obligé, en y mêlant quelques précautions, de chercher dans son heureuse mémoire ce que nous étions autrefois, pour bien juger de ce qui nous convient. Détournés par une sombre oppression de nos habitudes nationales, nous paraîtrons longtemps étrangers au gouvernement qu'on nous donnera.

»Les Français, en général, étaient et seront légers dans leurs impressions; on les verra toujours prompts à les répandre, parce qu'un secret instinct les avertit qu'elles ne doivent pas être de longue durée. Cette mobilité les conduira à déposer bientôt une confiance assez étendue dans les mains de leur souverain, et le nôtre n'en abusera pas.

»En France, le roi a toujours été beaucoup plus que la patrie; il semble, pour nous, qu'elle se soit fait homme; nous n'avons point d'orgueil national, mais une vanité étendue, qui, bien réglée, produit un sentiment très fort de l'honneur individuel. Nos opinions, ou plutôt nos goûts, ont souvent dirigé nos rois (Bonaparte eût répandu plus impunément le sang français, s'il n'eût voulu nous asservir à ses sombres manières). Les formes, les manières de nos souverains nous ont façonnés à notre tour, et de cette réaction mutuelle vous verrez sortir de chez nous un mode de gouverner et d'obéir qui, après tout, pourrait finir par mériter le nom de constitution. Le roi a longtemps étudié notre histoire; il nous sait; il sait donner un caractère royal à tout ce qui émane de lui; et quand nous serons rentrés en nous-mêmes, nous reviendrons à cette habitude vraiment française de nous approprier les actions et les qualités de notre roi. D'ailleurs, les principes libéraux marchent avec l'esprit du siècle, il faut qu'on y arrive; et si Votre Majesté veut se fier à ma parole, je lui promets que nous aurons de la monarchie liée à la liberté; qu'elle verra les hommes de mérite accueillis et placés en France, et je garantis à votre gloire, le bonheur de notre pays.

»Sire, je conviens que vous avez vu à Paris beaucoup de mécontents; mais en écartant encore la promptitude de la dernière révolution, et la surprise de tant de passions toutes agitées en même temps, qu'est-ce que Paris, après tout? Rien qu'une ville d'appointement. La cessation seule des appointements a averti les Parisiens du despotisme de Bonaparte. Si on avait continué de payer les gens en place, c'est en vain que les provinces auraient gémi de la tyrannie. Les provinces, voilà la vraie France; c'est là qu'on bénit réellement le retour de la maison de Bourbon, et que l'on proclame votre heureuse victoire.

»Votre Majesté me pardonnera les longueurs de cette lettre; elles étaient indispensables pour répondre à la plus grande partie de ses généreuses inquiétudes; elles me tiendront lieu d'une explication que j'aurais tant aimé à lui donner. Le général Pozzo[128], que je vois tous les jours, et que je ne puis trop vous remercier, Sire, de nous avoir laissé, nous regardera, nous avertira, car nous avons besoin quelquefois d'être avertis; je traiterai avec lui les intérêts de nation; et si, comme je l'espère, Votre Majesté honore la France de quelques moments de retour, il vous dira, et vous verrez vous-même, que je ne vous aurai pas trompé.

»Une autre confidente, une seule, a reçu le secret de mon chagrin; je veux parler de la duchesse de Courlande que vous honorez de vos bontés et qui entend si bien mes inquiétudes. Quand nous aurons le bonheur de vous revoir, je lui laisserai le soin de vous dire combien j'ai été peiné, et elle vous dira aussi que je ne méritais pas de l'être.

»Mais, Sire, que votre âme généreuse sache avoir un peu de patience! Vrai bon Français que je suis, permettez-moi de vous demander en vieux langage français, de nous laisser reprendre l'ancienne accoutumance de l'amour de nos rois; ce n'est pas à vous à refuser de comprendre l'influence de ce sentiment sur une grande nation.

»Veuillez agréer, Sire avec votre bonté accoutumée, l'hommage du profond respect avec lequel je suis Sire, de Votre Majesté, le très humble et très obéissant serviteur.

»Le prince de bénévent

Voici maintenant les instructions qui m'avaient été données par Louis XVIII, au moment de mon départ pour Vienne:

INSTRUCTIONS

pour les ambassadeurs du roi au congrès.

«Aucune assemblée investie de pouvoirs ne peut rien faire de légitime, qu'autant qu'elle est légitimement formée et conséquemment qu'aucun de ceux qui ont le droit d'y être n'en est exclu, et qu'aucun de ceux qui n'ont pas ce droit n'y est admis; qu'elle se renferme scrupuleusement dans les bornes de sa compétence et qu'elle procède, selon les règles prescrites, ou à défaut de ces règles, selon celles qui se peuvent tirer de la fin pour laquelle elle a été formée et de la nature des choses. C'est la nature des choses qui, par les rapports de dépendance qu'elle met entre les objets divers, fixe l'ordre dans lequel il est indispensable de les régler, une question subordonnée ne pouvant pas être traitée et résolue avant celle dont elle dépend. Enfin, les actes les plus légitimes et les plus sages seraient vains et en pure perte, si, faute de moyen d'exécution, ils restaient sans effet.

Il est donc de toute nécessité que le congrès détermine avant tout:

»1o Quels sont les États qui doivent y avoir leurs plénipotentiaires;

»2o Quels objets devront ou pourront y être réglés;

»3o Par quelle voie ils devront l'être; s'ils le seront par voie de décision ou d'arbitrage, ou bien par voie de négociations, ou en partie par l'une, et en partie par l'autre de ces deux voies, et les cas pour lesquels on devra se servir de chacune d'elles;

»4o Pour les cas où la voie de décision sera employée, de quelle manière seront formés les votes;

»5o L'ordre dans lequel les objets seront traités;

»6o La forme à donner aux décisions;

»7o Le mode et les moyens d'exécution, pour le cas où il se rencontrerait des obstacles quelconques.

»D'après l'article XXXII du traité du 30 mai, le congrès doit être général, et toutes les puissances engagées de part et d'autre dans la guerre que ce traité a terminée doivent y envoyer leurs plénipotentiaires. Bien que la dénomination de puissances emporte avec elle une idée indéterminée de grandeur et de force, qui semble la rendre inapplicable à beaucoup d'États dépourvus de l'une et de l'autre, employée comme elle l'est dans l'article XXXII, d'une manière abstraite avec une généralité qui n'est restreinte que par l'expression d'un rapport entièrement indépendant de la force comparative des États et commun entre les plus petits et les plus grands, elle comprend incontestablement l'universalité de ceux entre lesquels ce rapport existe, c'est-à-dire qui ont été d'une part ou de l'autre engagés dans la guerre que le traité du 30 mai a terminée. Or, si l'on excepte la Turquie et la Suisse, car la république de Saint-Marin ne saurait être comptée, tous les États de l'Europe, grands et petits, ont été engagés dans cette guerre. Le droit des plus petits d'envoyer un plénipotentiaire au congrès résulte donc de la disposition du traité du 30 mai. La France n'a pas songé à les exclure et les autres puissances contractantes ne l'ont pas pu, puisque stipulant pour eux et en leur nom, elles n'ont pas pu stipuler contre eux. Les plus petits États, ceux que l'on pourrait le plus vouloir exclure, à raison de leur faiblesse, sont tous ou presque tous en Allemagne. L'Allemagne doit former une confédération dont ils sont membres, et dont, par conséquent, l'organisation les intéresse au plus haut point. On ne la peut faire sans eux, qu'en violant leur indépendance naturelle, et l'article VI du traité du 30 mai, qui la consacre implicitement, en disant que les États de l'Allemagne seront indépendants et unis par un lien fédératif. Cette organisation sera faite au congrès; il serait donc injuste de les en exclure.

»A ces motifs de justice, se joint une raison d'utilité pour la France. Ce qui est de l'intérêt des petits États est aussi de son intérêt. Tous voudront conserver leur existence, et elle doit vouloir qu'ils la conservent. Quelques-uns peuvent désirer de s'agrandir, et il lui convient qu'ils s'agrandissent, en tant que cela peut diminuer l'accroissement des grands États. Sa politique doit être de les protéger et de les favoriser, mais sans qu'on en puisse prendre ombrage, ce qui lui serait moins facile s'ils n'assistaient point au congrès, et qu'au lieu de n'avoir qu'à appuyer leurs demandes, elle en dût faire pour eux. D'un autre côté, le besoin qu'ils auront de son appui lui donnera sur eux de l'influence. Il n'est donc point indifférent pour elle que leurs voix soient ou non comptées.

»En conséquence, les ambassadeurs du roi s'opposeront, s'il y a lieu, à ce que, sous le prétexte de la petitesse d'un État engagé dans la dernière guerre, les plénipotentiaires que le souverain de cet État enverrait au congrès en soient exclus, et ils insisteront pour qu'ils y soient admis.

»Les nations d'Europe ne vivent point entre elles sous la seule loi morale ou de nature, mais encore sous une loi qu'elles se sont faite et qui donne à la première une sanction qui lui manque; loi établie par des conventions écrites, ou par des usages constamment, universellement et réciproquement suivis, toujours fondée sur un consentement mutuel, exprès ou tacite, et qui est obligatoire pour toutes. Cette loi, c'est le droit public.

»Or il y a dans ce droit deux principes fondamentaux: l'un, que la souveraineté ne peut être acquise par le simple l'ait de la conquête, ni passer au conquérant, si le souverain ne la lui cède; l'autre, qu'aucun titre de souveraineté, et conséquemment le droit qu'il suppose, n'ont de réalité pour les autres États, qu'autant qu'ils l'ont reconnu.

»Toutes les fois qu'un pays conquis a un souverain, la cession est possible, et il suit du premier des principes cités qu'elle ne peut être remplacée ni suppléée par rien.

»Mais un pays conquis peut n'avoir pas de souverain, soit parce que celui qui l'était, a, pour lui et ses héritiers, renoncé simplement à son droit, sans le céder; soit parce que la famille régnante vient à s'éteindre, sans que personne soit appelé légalement à régner après elle. Dans une république, à l'instant où elle est conquise, le souverain cesse d'exister, parce que sa nature est telle que la liberté est une condition nécessaire de son existence, et qu'il y a une impossibilité absolue à ce que, tant que dure la conquête, il soit libre un seul moment.

»La cession par le souverain est alors impossible.

»S'ensuit-il que, dans ce cas, le droit de conquête puisse se prolonger indéfiniment, ou se convertir de lui-même en droit de souveraineté? Nullement.

»La souveraineté est, dans la société générale de l'Europe, ce qu'est la propriété privée dans une société civile particulière. Un pays ou un État sous la conquête et sans souverain, et une propriété sans maître, sont des biens vacants, mais faisant respectivement, et l'un aussi bien que l'autre, partie d'un territoire qui n'est pas vacant, conséquemment soumis à la loi de ce territoire, et ne pouvant être acquis que conformément à cette loi, savoir: la propriété privée, conformément au droit public de l'État particulier où elle est située, et le pays ou l'État, conformément au droit public européen qui est la loi générale du territoire formant le domaine commun de l'Europe. Or, c'est un des principes de ce droit que la souveraineté ne peut être transférée par le seul fait de la conquête. Donc, lorsque la cession par le souverain est impossible, il est de toute nécessité qu'elle soit suppléée. Donc, elle ne peut l'être que par la sanction de l'Europe.

»Un souverain dont les États sont sous la conquête (s'il est une personne naturelle), ne cessant point d'être souverain, à moins qu'il n'ait cédé son droit, ou qu'il n'y ait renoncé, ne perd par la conquête que la possession de fait, et conserve conséquemment le droit de faire tout ce que ne suppose pas cette possession. L'envoi de plénipotentiaires au congrès la suppose si peu, qu'il peut avoir pour objet de la réclamer.

»Ainsi, le roi de Saxe et le prince primat, comme légitime souverain d'Aschaffenbourg[129] (si toutefois il n'a pas abdiqué), peuvent y envoyer les leurs; et non seulement ils le peuvent, mais il est nécessaire qu'ils le fassent, car, dans le cas plus que probable où l'on voudra disposer en tout ou en partie de leurs possessions, comme on ne pourrait légitimement en disposer sans une cession ou renonciation de leur part, il faut que quelqu'un, muni de leurs pouvoirs, puisse céder ou renoncer en leur nom; et comme c'est un troisième principe du droit public de l'Europe, qu'une cession ou renonciation est nulle si elle n'a pas été faite librement, c'est-à-dire par un souverain en liberté, les ambassadeurs du roi feront en sorte que quelque envoyé demande, en invoquant ce principe, que le roi de Saxe puisse se retirer immédiatement en tel lieu qu'il jugera convenable, et ils appuieront cette demande. Au besoin, ils la feraient eux-mêmes.

»Le duc d'Oldenbourg[130], et le duc d'Arenberg[131], les princes de Salm[132], possédaient en souveraineté des pays qui ont été saisis en pleine paix par celui qui se nommait et devait être leur protecteur, et qui ont été réunis à la France, mais qu'ils n'ont point cédés. Les alliés ne paraissent point avoir jusqu'ici reconnu les droits des maisons d'Arenberg et de Salm; mais ces droits subsistent aussi bien que ceux du prince d'Isenbourg, qui, absent de chez lui et au service de la France, a été traité comme ennemi, et dont les États sont sous la conquête.

»Les princes et comtes de l'ancien empire germanique, devenus sujets des membres de la confédération du Rhin, en vertu de l'acte qui la forma, ne peuvent point être considérés comme des souverains dépossédés, attendu qu'ils n'étaient point souverains, mais simplement vassaux et sujets de l'empereur et de l'empire dont la souveraineté sur eux a été transférée à leurs nouveaux maîtres. Les tentatives qu'ils feraient pour se faire reconnaître comme souverains dépossédés, et que quelques puissances pourraient vouloir appuyer, doivent être repoussées comme illégitimes et comme dangereuses. La seule hésitation sur ce point suffirait pour agiter, et peut-être, pour mettre en feu tout le midi de l'Allemagne.

»L'ordre de Saint-Jean de Jérusalem pourrait vouloir envoyer au congrès; mais attendu que l'île de Malte et ses dépendances étaient le seul territoire qu'il possédât; qu'il les a cédées, et qu'il ne peut y avoir de souverain sans territoire, pas plus que de propriétaire sans propriété, il a cessé d'être souverain, et ne peut le redevenir qu'en acquérant un territoire.

»La délivrance d'un pays conquis, de quelque manière qu'elle s'opère, rend immédiatement la possession au souverain qui n'a perdu qu'elle, et à la république, son existence. Ils ne reprennent l'un et l'autre que ce qui était à eux, et n'a appartenu à aucun autre.

»Les électeurs de Hanovre et de Hesse, le prince de Nassau-Orange comme prince d'Allemagne, les ducs de Brunswick[133] et d'Oldenbourg, qui tous, par la dissolution de l'empire germanique, se trouvaient indépendants lorsque leurs pays furent envahis, ou qu'on en disposa, possèdent aujourd'hui au même titre qu'auparavant.

»Les villes de Lübeck, Bremen et Hambourg étaient devenues indépendantes par la dissolution de l'empire germanique; celle de Dantzig, par la paix de Tilsitt[134]. Les républiques du Valais, de Gênes, de Lucques, de Raguse, l'étaient depuis des siècles. Toutes sont tombées sous la conquête, à moins qu'on ne regarde comme valables les actes par lesquels Gênes et Lucques parurent se donner elles-mêmes.

»Celles qu'aucune force étrangère n'occupe, qu'aucune autorité étrangère ne gouverne maintenant, sont redevenues ce qu'elles étaient, et peuvent avoir des ministres au congrès. Les autres ne le peuvent pas.

»Genève a été rendue à son ancienne liberté; mais elle n'a point été engagée, comme État, dans la guerre que le traité du 30 mai a terminée; et elle doit faire partie de la confédération helvétique, qui n'y a pas non plus été engagée.

»L'île d'Elbe ne forme un État que depuis que la guerre a cessé [135].

»La conquête, ne pouvant par elle-même donner la souveraineté, ne peut non plus la rendre. Le souverain qui rentre par la conquête dans un pays qu'il a cédé n'en redevient point souverain, pas plus qu'un propriétaire en s'emparant d'une chose qu'il a aliénée n'en redevient propriétaire.

»Ce que la conquête ne peut donner à un seul, elle ne le peut donner à plusieurs. Si donc plusieurs co-conquérants s'attribuent ou se donnent réciproquement la souveraineté sur ce qu'ils ont conquis, ils font un acte que le droit public désavoue et annule.

»Le prince d'Orange[136] avait cédé tous ses droits sur la Hollande, mais le traité du 30 mai, signé par huit des principales puissances de l'Europe, et contracté au nom de toutes, lui rend ce pays. (Traité patent, art. VI.)

»Le même traité, en posant quelques bases des dispositions à faire par le congrès, dit que les anciens États du roi de Sardaigne, dont il n'avait cédé qu'une partie, lui seront rendus (art. II, secret) et que l'Autriche aura pour limites, au delà des Alpes, le Pô, le lac Majeur et le Tésin, ce qui lui rendra les pays qui lui avaient appartenu et qu'elle avait cédés sur le golfe Adriatique et en Italie. (Art. VI, patent, et II secret.)

»Le prince d'Orange a donc un droit légitime actuel, et le roi de Sardaigne et l'Autriche, un droit presque actuel de souveraineté sur des pays qui avaient cessé de leur appartenir, parce qu'ils les avaient cédés.

»Mais le traité n'a rendu à la Prusse aucun des pays qu'elle a cédés en divers temps en deçà de l'Elbe. Elle n'a donc aucun droit réel de souveraineté sur ces pays, si l'on excepte la principauté de Neufchâtel, pour laquelle le dernier et légitime possesseur a fait avec elle un arrangement qui peut être considéré comme une cession. Le traité n'a point rendu la Toscane et Modène aux archiducs Ferdinand[137] et François[138] qui n'en sont conséquemment point et n'en peuvent pas être légitimes souverains.

»Un prince qui s'attribue la souveraineté sur un pays conquis, qui ne lui a point été cédé, l'usurpe. Si ce pays lui a précédemment appartenu, et s'il est vacant, l'usurpation est moins odieuse; mais c'est une usurpation qui ne peut donner aucun droit légitime.

»Le pays de Modène ayant été cédé et étant devenu partie intégrante d'un autre État, avant la guerre que le traité du 30 mai a terminée, n'a point été comme État engagé dans cette guerre. Ainsi, eût-il maintenant un souverain légitime, ce souverain ne pourrait avoir de ministre au congrès.

»Le pays de Parme, également cédé, avait également cessé, avant la guerre, de former un État séparé, et n'en est redevenu un qu'après la guerre terminée[139].

»La Toscane n'est point un pays vacant, quoique la France, à qui elle avait été cédée et réunie, y ait renoncé parce qu'elle avait été cédée sous une condition qui n'a point été remplie, sous la condition de fournir un équivalent déterminé qui n'a point été fourni, ce qui a fait rentrer la reine d'Étrurie dans son droit de souveraineté sur ce pays[140].

»Le droit le plus légitime peut être contesté. Il devient alors et reste douteux tant que la contestation n'est pas terminée; et l'effet en est suspendu pour tous les cas, et partout où il est nécessaire qu'il soit certain. Un souverain qui n'est tel que pour les États qui le reconnaissent, ne peut, là où les envoyés de tous se réunissent, en avoir lui-même à un titre qu'une partie d'entre eux ne lui reconnaît pas.

»Ferdinand IV ne peut donc avoir d'envoyés au congrès que comme roi de Sicile. C'est assez dire que celui qui règne à Naples n'y en peut pas avoir.

»De tout ce qui précède on peut tirer cette règle générale:

»Que tout prince ayant sur des États engagés dans la dernière guerre un droit de souveraineté qui a été universellement reconnu, qu'il n'a point cédé, et qui n'est reconnu à aucun autre (que ces États soient ou non sous la conquête), peut, de même que tout État que la guerre a trouvé libre, qui y a été engagé, et qui est actuellement libre, avoir un plénipotentiaire au congrès; que tous autres princes ou États n'y en peuvent avoir.

»Les ambassadeurs du roi s'attacheront à cette règle et s'appliqueront à la faire adopter et suivre.

»Le traité du 30 mai ne cite comme étant à régler au congrès que les objets suivants:

»1o La disposition à faire des territoires auxquels la France a renoncé (art. I, secret);

»2o Les rapports desquels doit résulter un système d'équilibre réel et durable en Europe (même article);

»3o L'organisation de la confédération des États de l'Allemagne (art. VI, patent);

»4o La garantie de l'organisation que la Suisse s'est ou se sera donnée depuis le traité (art. II, secret);

»5o Les droits à lever sur la navigation du Rhin par les États riverains (art. V, patent);

»6o L'application (si elle est jugée praticable) aux fleuves qui séparent ou traversent différents États, de la disposition qui rend libre la navigation du Rhin (même article);

»7o L'abolition universelle de la traite des noirs.(Traité avec l'Angleterre, 1er article additionnel.)

»Mais les territoires auxquels la France a renoncé ne sont pas les seuls dont la disposition soit à faire; il y a encore à disposer de ceux qui appartenaient à Napoléon, à un autre titre que celui de chef de la France, ou à des individus de sa famille, et auxquels il a renoncé et pour lui et pour eux.

»Outre ces territoires, il y en a beaucoup d'autres qui sont sous la conquête. Si le congrès n'en devait pas régler le sort, comment pourrait-il établir cet équilibre qui doit être la fin principale et dernière de ses opérations? Des rapports déterminés entre les forces, et conséquemment entre les possessions de tous les États n'en sont-ils pas une condition nécessaire? Et des rapports certains entre les possessions de tous peuvent-ils exister, si le droit de posséder est incertain pour plusieurs? Ce n'est point un équilibre momentané qui doit être établi, mais un équilibre durable. Il ne peut durer qu'autant que dureront les rapports sur lesquels on l'aura fondé, et ces rapports ne pourront durer eux-mêmes qu'autant que le droit de posséder sera transmis dans un ordre qui ne les change pas. L'ordre de succession, dans chaque État, doit donc entrer comme élément nécessaire dans le calcul de l'équilibre, non pas de manière à être changé, s'il est certain, mais de manière à être rendu certain, s'il ne l'est pas. Il y a une raison de plus de le fixer, si l'État où il est douteux est un État que l'on agrandit; car, en donnant à son possesseur actuel, on donne à son héritier, et il est nécessaire de savoir à qui l'on donne. L'effet ordinaire et presque inévitable d'un droit de succession incertain est de produire des guerres civiles ou étrangères, et souvent les unes et les autres à la fois, ce qui non seulement est un juste motif, mais encore fait une nécessité d'ôter sur ce point toute incertitude.

»Le roi de Sardaigne prenait parmi ses titres celui de prince et de vicaire perpétuel du saint empire romain. La Savoie, le Montferrat[141], quelques districts du Piémont en étaient des fiefs. Le droit d'y succéder était donc réglé par la loi de l'empire, et cette loi excluait à perpétuité les femmes.

»Le roi de Sardaigne possédait ses autres États comme prince indépendant. Le droit d'y succéder ne pouvait donc pas y être réglé par la loi de l'empire, sous laquelle ils n'étaient pas. L'ordre de succession y a-t-il été établi par une loi expresse qui soit applicable à une circonstance pour laquelle la loi tacite de l'usage ne la saurait suppléer, parce que cette circonstance ne s'est encore jamais présentée? celle où la maison de Savoie étant divisée en deux lignes, il ne resterait de la ligne régnante que des femmes, circonstance qui, à la vérité, appartient encore à l'avenir, mais à un avenir tellement sûr et tellement prochain que, relativement à l'Europe, et relativement aux objets que le congrès doit régler, elle doit être considérée comme actuelle. La ligne régnante ne compte que trois princes, tous trois d'un âge avancé: l'ancien roi qui est veuf[142], le roi actuel[143] qui n'a que des filles, et le duc de Genevois[144] qui est marié depuis sept années et qui n'a point d'enfants.

»En 1445, le Piémont étant déjà depuis quatre siècles, dans la maison de Savoie, le duc Louis, d'après ce motif que la ruine des maisons souveraines était la suite ordinaire du partage de leurs possessions, déclara inaliénable le domaine de Savoie, c'est-à-dire tout ce que sa maison possédait alors et posséderait par la suite. Toutes les acquisitions faites ou à faire furent ainsi annexées à la couronne ducale de Savoie. Aussi voit-on que dans un cours de plusieurs siècles, l'héritier de la Savoie l'a toujours été de toutes les possessions de sa maison, ce qui certainement n'aurait point eu lieu, s'il y eût eu pour les unes un autre ordre de succession que pour l'autre. Dire que celui qui leur était commun ne devait subsister que dans la ligne régnante, et que les femmes de celle-ci, venant à rester seules, doivent être préférées aux mâles de l'autre ligne, pour tout ce qui n'était pas fief de l'empire, ce serait avancer une proposition impossible à admettre sans preuves, et impossible à prouver autrement que par un acte légal, authentique et solennel, qui aurait établi une telle distinction entre les deux lignes. Un acte de cette nature, s'il existait, ne serait point resté ignoré; on le trouverait cité ou transcrit dans plus d'un recueil, et l'on n'en trouve de trace nulle part. On peut donc tenir pour certain qu'il n'existe pas, et qu'ainsi la totalité de l'héritage de la maison de Sardaigne, et non pas seulement la partie de cet héritage qui relevait de l'empire, doit, en vertu de la loi d'hérédité en vigueur, passer immédiatement du dernier prince de la branche régnante à ceux de la seconde branche; en autres termes, que toutes les possessions de la maison de Sardaigne sont héréditaires de mâle en mâle par droit de primogéniture, et à l'exclusion des femmes. Il est même vraisemblable qu'il ne s'élèverait à cet égard aucun doute si l'Autriche, qui aspire à posséder par elle-même ou par des princes de sa maison tout le nord de l'Italie, n'avait point intérêt à en élever, et si le mariage de l'archiduc François avec la princesse fille aînée du roi ne lui offrait point un prétexte qu'il est à craindre qu'elle ne saisisse. Il lui suffirait de donner aux prétentions que de lui-même, ou excité par elle, l'archiduc formerait du chef de sa femme, la qualification de droits, pour s'attribuer à elle-même celui de les soutenir par la force des armes. C'est à ces prétentions et aux funestes suites qu'elles ne manqueraient pas d'entraîner, qu'il est non seulement sage mais encore nécessaire d'obvier, en constatant le droit de la maison de Carignan par une reconnaissance qui prévienne tout litige [145].

»Le même principe de droit public, qui rend tout titre de souveraineté nul pour les États qui ne l'ont point reconnu, s'étend, par une conséquence nécessaire, à tous les moyens d'acquérir la souveraineté, et, conséquemment, aux lois d'hérédité qui la transmettent. On sait ce qui arriva lorsque le dernier prince de chacune des deux branches de la première maison d'Autriche (Charles II par son testament et Charles VI par sa pragmatique) substitua un nouvel ordre de succession à celui qui devait finir dans sa personne. Reconnue par les uns, non reconnue par les autres, la nouvelle loi d'hérédité devint l'objet d'une contestation sanglante, qui ne fut et ne pouvait être terminée que quand tous les États furent d'accord sur le droit que la disposition faite par l'un et l'autre prince tendait à établir. Terminer une contestation n'étant autre chose que de constater le droit, ceux sans la reconnaissance desquels un droit serait censé ne pas exister, peuvent, et sont les seuls qui puissent le constater: et par le même moyen (et parce qu'il n'en est pas de l'Europe comme d'un État particulier où les contestations sur le droit de propriété ne peuvent avoir de suites très graves, et qui ne soient facilement et promptement arrêtées, et où ceux qui les peuvent terminer sont toujours présents), au pouvoir de terminer des contestations actuelles sur le droit de souveraineté, se joint pour le congrès, non seulement le droit, mais encore le devoir de les prévenir, autant que la nature des choses le permet, en écartant celle de toutes les causes qui peut le plus infailliblement les produire, savoir: l'incertitude sur le droit de succéder.

»La Suisse avait joui pendant plusieurs siècles, au milieu des guerres de l'Europe, et quoique interposée entre deux grandes puissances rivales, d'une neutralité constamment respectée, et non moins profitable aux autres qu'à elle-même. Non seulement, par cette neutralité, le théâtre de la guerre était restreint, mais encore bien des causes de guerre étaient prévenues, et la France se trouvait dispensée de vouer une partie de ses moyens et de ses forces à la défense de la portion de ses frontières la plus vulnérable, et que la Suisse, toujours neutre, couvrait. Si, à l'avenir, la Suisse ne devait plus être libre de rester neutre, ou, ce qui est la même chose, si sa neutralité ne devait pas être respectée, un tel état de choses, par l'influence qu'il aurait nécessairement sur la puissance relative des États voisins, dérangerait et pourrait aller jusqu'à renverser cet équilibre que l'on a en vue d'établir. Le traité du 30 mai ne parle que de garantir l'organisation de la Suisse; mais il est nécessaire que la neutralité future soit aussi garantie.

»La Porte ottomane n'a point été engagée dans la dernière guerre, mais elle est une puissance européenne dont la conservation importe au maintien de l'équilibre européen. Il est donc utile que son existence soit aussi garantie.

»Ainsi le congrès devra régler:

»1o Le sort des États sous la conquête et non vacants, desquels il y a deux classes, comprenant: la première, les États en litige, c'est-à-dire les États sur lesquels un même droit de souveraineté est reconnu à plusieurs par des puissances différentes.

»Dans cette classe sont le royaume de Naples et la Toscane.

»La seconde, les États ou pays dont le souverain a perdu la possession, sans les avoir cédés, et sans qu'un autre s'en attribue la souveraineté.

»Le royaume de Saxe, le duché de Varsovie, les provinces du Saint-Siège sur l'Adriatique, les principautés d'Arenberg, d'Isemberg et de Salm, auxquelles il faut ajouter celle d'Aschaffenbourg (si le prince primat n'a point abdiqué) composent la seconde classe.

»2o Les droits de succession incertains.

»3o La disposition à faire des États ou pays vacants, c'est-à-dire des États auxquels le légitime souverain a renoncé, sans les céder, ou sur lesquels aucun droit actuel de souveraineté n'a été conféré à personne du consentement de l'Europe.

»Ils forment aussi deux classes: la première desquelles comprend ceux qui ont été, non pas actuellement assignés, mais destinés par le traité du 30 mai, savoir:

»Au roi de Sardaigne, la partie de ses anciens États cédée à la France, c'est-à-dire la Savoie et le comté de Nice (ses autres possessions n'ayant point été cédées, il en était resté souverain de droit) et une partie indéterminée de l'État de Gênes;

»A l'Autriche, les provinces illyriennes et la partie du royaume d'Italie à la gauche du Pô et à l'est du lac Majeur et du Tésin;

»A la Hollande, la Belgique avec une frontière à déterminer à la gauche de la Meuse;

»Enfin à la Prusse et autres États allemands qui ne sont point nommés, pour leur servir de compensation et être partagés entre eux dans une proportion qui n'est point indiquée, les pays entre la Meuse, les frontières de la France et le Rhin.

»A l'autre classe appartient le reste des pays vacants, savoir:

»La partie indéterminée de l'État de Gênes qui n'est point destinée au roi de Sardaigne; la partie du ci-devant royaume d'Italie, non destinée à l'Autriche; Lucques; Piombino; les îles Ioniennes, le grand-duché de Berg, tel qu'il existait avant le 1er janvier 1811; l'Ost-Frise; toutes les provinces autrefois prussiennes qui faisaient partie du royaume de Westphalie, la principauté d'Erfurt et la ville de Dantzig.

»4o Le sort futur de l'île d'Elbe, qui, donnée à celui qui la possède pour sa vie seulement, deviendra à sa mort un pays vacant;

»5o L'organisation de la confédération de l'Allemagne.

»Toutes choses qui devront être réglées de telle sorte qu'il en résulte un équilibre réel, dans la composition duquel entreront, comme parties nécessaires, l'organisation de la Suisse, sa neutralité future, et l'intégrité des possessions ottomanes d'Europe, reconnues et garanties.

»6o Les droits de péage sur le Rhin, l'Escaut et les autres fleuves dont la navigation serait rendue libre.

»7o L'abolition universelle de la traite.

»On ne peut ni créer une obligation, ni ôter un droit certain à un État qui n'y consent pas.

»Dans tous les cas où il s'agit de faire l'un ou l'autre, toutes les puissances ensemble n'ont pas plus de pouvoir qu'une seule. Le consentement de la partie intéressée étant nécessaire, il faut ou l'obtenir, ou renoncer à ce qui, sans lui, ne saurait être juste. La voie de la négociation est alors seule permise.

»La voie de décision est au contraire la seule qu'on puisse prendre lorsque la compétence, une fois établie (et celle du congrès est une conséquence non douteuse des principes exposés ci-dessus), il s'agit, ou de constater un droit de souveraineté en litige, ou de disposer de territoires qui n'appartiennent à personne, ou de régler l'exercice d'un droit commun à plusieurs États qui, par un consentement formel, l'ont subordonné à l'intérêt de tous. Car s'il fallait, dans le premier cas, le consentement de celui dont le droit est déclaré nul, dans le second, le consentement de tous ceux qui prétendent à un territoire disponible, et dans le troisième, celui de tous les intéressés, jamais différend ne pourrait être terminé, jamais territoire vacant ne pourrait cesser de l'être, jamais droit dont l'exercice serait à régler selon l'intérêt de tous, ne pourrait être exercé.

»Le sort des États en litige,

»Les droits de succession douteux,

»La disposition des États vacants,

»Et les droits de péage à établir sur le Rhin,

»Doivent être réglés par voie de décision, avec cette différence qui naît de la différence des objets, que, dans le premier cas, le litige ne peut être terminé qu'autant que le droit de l'un de ceux entre lesquels il existe, est unanimement reconnu; que, dans le second cas, la décision doit être de même unanime; qu'elle doit l'être encore dans le troisième, à part les voix des co-prétendants, qui ne doivent point être comptées; et que, dans le quatrième cas, la majorité suffit.

«Les autres objets ne sauraient être réglés que par voie de négociation.

»Le sort des pays qui ne sont ni vacants ni en litige, parce que, pour en disposer autrement qu'en les rendant à leurs souverains respectifs, le consentement de ceux-ci est nécessaire;

»L'organisation de la confédération germanique, parce que cette organisation sera, pour les États allemands, une loi qui ne leur peut être imposée sans leur consentement;

»L'abolition de la traite, parce que c'est jusqu'ici une matière étrangère au droit public de l'Europe, sous lequel les Anglais veulent maintenant la placer;

»D'environ cent soixante-dix millions d'habitants que l'Europe chrétienne renferme, plus des deux tiers appartiennent à la France et aux sept États qui ont signé avec elle le traité du 30 mai, et la moitié de l'autre tiers à des pays sous la conquête, qui, n'ayant point été engagés dans la guerre, n'auront point de ministres au congrès. Le surplus forme la population de plus de quarante États dont quelques-uns seraient à peine la centième partie du plus petit de ceux qui ont signé le traité du 30 mai, et qui, réunis tous, ne feraient point une puissance égale aux grandes puissances de l'Europe. Quelle part auront-ils aux délibérations? Quelle part au droit de suffrage? Auront-ils chacun une part égale à celle des plus grands États? Ce serait choquer la nature des choses. N'auront-ils qu'une voix en commun? Ils ne parviendraient jamais à la former. N'en auront-ils aucune? Mieux vaudrait alors ne les point admettre. Mais qui exclura-t-on? Les ministres du pape, de Sicile, de Sardaigne? ou celui de Hollande, ou celui de Saxe? ou seulement ceux qui ne le sont point de têtes couronnées? Mais qui cédera pour ces princes, s'ils doivent céder? Qui donnera pour eux, à une obligation qu'il s'agirait de leur imposer, le consentement qu'ils doivent donner? Disposera-t-on de leurs États sans qu'ils les cèdent? Se passera-t-on de leur consentement quand le droit public le rend nécessaire? Et l'Europe se sera-t-elle réunie pour violer les principes de ce droit qui la régit? Il importe bien plutôt de les remettre en vigueur, après qu'ils ont été si longtemps méconnus et si cruellement violés. Un moyen simple de concilier à la fois le droit et les convenances serait de mesurer la part que les États de troisième et de quatrième ordre prendraient aux arrangements à faire, non sur l'échelle de la puissance, mais sur celle de leur intérêt.

»L'équilibre général de l'Europe ne peut être composé d'éléments simples. Il ne peut l'être que de systèmes d'équilibres partiels. Les petits ou moyens États ne prendraient part qu'à ce qui concerne le système particulier auquel ils appartiennent: les États d'Italie aux arrangements de l'Italie, et les États allemands aux arrangements de l'Allemagne. Les grandes puissances seules, embrassant l'ensemble, ordonneraient chacune des parties par rapport au tout.

«L'ordre dans lequel il paraît le plus naturel et le plus convenable que les objets soient traités est celui dans lequel ils ont été présentés ci-dessus. Il faut premièrement constater ce que chacun a et ce qu'il doit garder, pour savoir s'il faut et ce qu'il faut lui ajouter, et ne disposer qu'en connaissance de cause de ce qui est disponible; répartir ensuite ce qui est à répartir, et fixer ainsi l'état général de possession, premier principe de tout équilibre. L'organisation de l'Allemagne ne peut venir qu'après, car il faudra qu'elle soit relative à la force réciproque des États allemands, et conséquemment, que cette force soit préalablement fixée. Enfin, les garanties doivent suivre et non pas précéder les arrangements sur lesquels elles portent.

»Il devra être tenu un protocole des délibérations, actes et décisions du congrès.

»Ces décisions ne doivent être exprimées que dans le langage ordinaire des traités. Pour rendre le royaume de Naples à Ferdinand IV, il suffirait que le traité reconnût ce prince comme roi de Naples, ou simplement le nommât avec ce titre de la manière suivante: «Sa Majesté Ferdinand IV, roi de Naples et de Sicile.»

»De même, pour constater le droit de la maison de Carignan, le traité n'aurait qu'à dire: «Telle partie de l'État de Gênes est réunie à perpétuité aux États de Sa Majesté le roi de Sardaigne, pour être, comme eux, possédée en toute propriété et souveraineté, et héréditaire de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, dans les deux branches de sa maison.»

»Pour ce qui concerne le mode et les moyens d'exécution, une garantie commune des droits reconnus suffit à tout, puisqu'elle oblige les garants à soutenir ces droits et qu'elle ôte tout appui extérieur aux prétentions qui leur sont opposées.

»Après avoir montré quels objets le congrès peut et doit régler, et que sa compétence résulte des principes mêmes de droit qui doivent servir à les régler, il reste à les considérer sous le rapport de l'intérêt de la France, et à faire voir que la France est dans l'heureuse situation de n'avoir point à désirer que la justice et l'utilité soient divisées, et à chercher son utilité particulière hors de la justice qui est l'utilité de tous.

»Une égalité absolue de forces entre tous les États, outre qu'elle ne peut jamais exister, n'est point nécessaire à l'équilibre politique, et lui serait peut-être, à certains égards, nuisible. Cet équilibre consiste dans un rapport entre les forces de résistance et les forces d'agression réciproques des divers corps politiques. Si l'Europe était composée d'États qui eussent entre eux un tel rapport que le minimum de la force de résistance du plus petit fût égal au maximum de la force d'agression du plus grand, il y aurait alors un équilibre réel, c'est-à-dire résultant de la nature des choses. Mais la situation de l'Europe n'est point telle et ne peut le devenir. A côté de grands territoires appartenant à une puissance unique, se trouvent des territoires de même ou de moindre grandeur, divisés en un nombre plus ou moins grand d'États, souvent de diverses natures. Unir ces États par un lien fédératif est quelquefois impossible, et il l'est toujours de donner à ceux qui sont unis ainsi la même unité de volonté et la même puissance d'action que s'ils étaient un corps simple. Ils n'entrent donc jamais dans la formation de l'équilibre général que comme des éléments imparfaits; en leur qualité de corps composés, ils ont leur équilibre propre, sujet à mille altérations qui affectent nécessairement celui dont ils font partie.

»Une telle situation n'admet qu'un équilibre tout artificiel et précaire, qui ne peut durer qu'autant que quelques grands États se trouvent animés d'un esprit de modération et de justice qui le conserve.

»Le système de conservation fut celui de la France, dans tout le cours du siècle passé, jusqu'à l'époque des événements qui ont produit les dernières guerres; et c'est celui que le roi veut constamment suivre. Mais, avant de conserver, il faut établir.

»Si l'Autriche venait à demander la possession de toute l'Italie, il n'y aurait sans doute personne qui ne se récriât à une telle demande, qui ne la trouvât monstrueuse, et ne regardât l'union de l'Italie à l'Autriche comme fatale à l'indépendance et à la sûreté de l'Europe. Cependant, en donnant à l'Autriche toute l'Italie, on ne ferait qu'assurer à celle-ci son indépendance. Une fois réunie en un seul corps, l'Italie, à quelque titre qu'elle appartînt à l'Autriche, lui échapperait, non pas tôt ou tard, mais en très peu d'années, peut-être en peu de mois; et l'Autriche ne l'aurait acquise que pour la perdre. Au contraire, que l'on divise le territoire italien en sept territoires, dont les deux principaux sont aux extrémités, et les quatre plus petits à côté du plus grand; que donnant celui-ci à l'Autriche, et trois des plus petits à des princes de sa maison, on lui laisse un prétexte à l'aide duquel elle puisse faire tomber le quatrième en partage à l'un de ces princes; que le territoire à l'autre extrémité soit occupé par un homme qui, à raison de sa position personnelle vis-à-vis d'une partie des souverains de l'Europe, ne puisse avoir d'espoir que dans l'Autriche, ni d'autre appui qu'elle; que le septième territoire appartienne à un prince dont toute la force réside dans le respect dû à son caractère, n'est-il pas manifeste qu'en paraissant ne donner qu'une partie de l'Italie à l'Autriche, on la lui aura en effet donné toute, et que son apparente division en divers États ne serait, en réalité, qu'un moyen donné à l'Autriche de posséder ce pays, de la seule manière dont elle puisse le posséder, sans le perdre? Or, tel serait l'état de l'Italie, où l'Autriche doit avoir pour limites le Pô, le lac Majeur et le Tésin, si Modène, si Parme et Plaisance, si le grand-duché de Toscane, avaient pour souverains des princes de sa maison, si le droit de succession dans la maison de Sardaigne restait douteux, si celui qui règne à Naples continuait d'y régner.

»L'Italie divisée en États non confédérés n'est point susceptible d'une indépendance réelle, mais seulement d'une indépendance relative, laquelle consiste à être soumise, non à une seule et même influence, mais à plusieurs. Le rapport qui fait que ces influences se contrebalancent est ce qui constitue son équilibre.

»Que l'existence de cet équilibre importe à l'Europe, c'est une chose si évidente qu'on ne peut même la mettre en question; et il n'est pas moins évident que, dans une situation de l'Italie, telle que celle qui vient d'être représentée, toute espèce d'équilibre cesserait.

»Que faut-il, et que peut-on faire pour l'établir? Rien que la justice n'exige ou n'autorise.

»Il faut rendre Naples à son légitime souverain;

»La Toscane à la reine d'Étrurie;

»Au Saint-Siège, non seulement les provinces sur l'Adriatique, qui n'ont pas été cédées, mais aussi les légations de Ravenne et de Bologne devenues vacantes;

»Piombino au prince de ce nom auquel il appartenait, ainsi que les mines de l'île d'Elbe, sous la suzeraineté de la couronne de Naples, et qui dépouillé de l'une et de l'autre propriété, sans aucune sorte d'indemnité, a été réduit par là, à un état voisin de l'indigence [146];

»Mettre hors de doute les droits de la maison de Carignan et agrandir la Sardaigne.

»Si l'on proposait à l'Europe rassemblée de déclarer:

»Que la souveraineté s'acquiert par le seul fait de la conquête, et que le patrimoine d'un prince qui ne l'a perdu que par une suite de son invariable fidélité à la cause de l'Europe doit, du consentement de l'Europe, appartenir à celui entre les mains duquel les malheurs seuls de l'Europe l'ont fait tomber, il est impossible de supposer qu'une telle proposition ne serait pas repoussée à l'instant par un cri de réprobation unanime. Tous sentiraient qu'elle ne tendrait à rien moins qu'à renverser la seule barrière que l'indépendance naturelle des peuples ait permis à la raison d'élever entre le droit de souveraineté et la force, pour contenir l'une et préserver l'autre, et qu'à saper les fondements de la morale même.

»C'est néanmoins ce que déclarerait implicitement le congrès s'il était possible qu'il reconnût celui qui règne à Naples, comme souverain de ce pays, et c'est encore ce qu'il serait censé avoir déclaré, en ne reconnaissant pas en cette qualité Ferdinand IV. Car les peuples ne comprendraient jamais qu'il eût consacré, par son silence, la violation d'un principe si important pour tous les souverains, et qu'il aurait tenu pour vrai. Ils en concluraient que ce principe n'existe pas, et que la force seule est le droit.

»L'Autriche pourra objecter qu'elle a donné des garanties à celui qui règne à Naples[147]. Mais l'acte par lequel on garantit à quelqu'un ce qui n'est pas à lui, en admettant que la nécessité l'excuse, est tout au moins un acte nul. Cette garantie d'ailleurs n'a pas été donnée contre un jugement de l'Europe; elle ne l'a été que contre l'homme contre lequel l'Europe était alors armée.

»Le mieux serait sans doute que celui qui règne à Naples n'obtînt aucune souveraineté. Mais on parle de services rendus par lui à la cause de l'Europe; s'il en a effectivement rendu, et s'il faut l'en récompenser, ou si cela est nécessaire pour vaincre des difficultés, les ambassadeurs du roi ne s'opposeront point à ce qu'on lui donne, non ce qui est à d'autres, mais quelque chose de vacant, tel qu'une partie des îles Ioniennes.

»Jamais droits ne furent plus légitimes que ceux de la reine d'Étrurie sur la Toscane. Ce pays avait été cédé par son grand-duc, et Charles IV l'avait acquis pour sa fille, en donnant en échange les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla et la Louisiane avec un certain nombre de vaisseaux et de millions. Si, néanmoins, la restitution de la Toscane offrait trop de difficultés, et si, en sa place, on offrait les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, les ambassadeurs du roi engageraient ceux d'Espagne à se contenter de cette offre et à l'accepter.

»L'Autriche n'avait pas seulement garanti à celui qui règne à Naples la possession de ce royaume; elle s'était engagée à lui procurer un agrandissement jusqu'à concurrence d'un territoire de quatre à six cent mille âmes. Les provinces du Saint-Siège sur l'Adriatique, desquelles il avait été formé trois départements du royaume d'Italie, ont été destinées pour servir à l'accomplissement de cette promesse, et continuent, pour cette raison, d'être occupées par les troupes napolitaines. Si, comme il faut l'espérer, celui qui règne à Naples cesse d'y régner, il ne sera plus question de cette promesse, et la difficulté que l'Autriche aurait à la tenir peut devenir pour elle un motif d'abandonner celui à qui elle l'a faite. Mais dans tous les cas, les ambassadeurs du roi seconderont de tous leurs efforts l'opposition que l'ambassadeur de Sa Sainteté mettra, sans aucun doute, à ce que ces provinces soient distraites du domaine pontifical. Ils contribueront pareillement, autant qu'il dépendra d'eux, à faire restituer au Saint-Siège les légations de Ravenne et de Bologne. Celle de Ferrare étant comprise dans ce qui est destiné par le traité du 30 mai à l'Autriche, sa restitution peut éprouver de grandes et même d'insurmontables difficultés. Mais si quelque arrangement pouvait la faciliter, pourvu qu'il ne fût point de nature à augmenter l'influence autrichienne en Italie, les ambassadeurs du roi y donneraient les mains.

»Le prince de Piombino, quoique simple feudataire de la couronne de Naples, ayant été dépouillé, comme s'il eût été prince souverain, doit être rétabli dans tous les droits dont la violence l'avait privé.

»Ceux de la maison de Carignan ont été exposés avec assez de détail pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en parler de nouveau. Ce n'est que dans la supposition que ces droits soient mis hors de tout doute, que la Sardaigne peut être agrandie; mais alors, il est à désirer qu'elle le soit, autant que le permettra la quotité des pays disponibles, afin d'accroître d'autant plus, et d'assurer son indépendance.

»En Italie, c'est l'Autriche qu'il faut empêcher de dominer, en opposant à son influence des influences contraires; en Allemagne, c'est la Prusse. La constitution physique de sa monarchie lui fait de l'ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon. Nul scrupule ne l'arrête. La convenance est son droit. C'est ainsi que dans un cours de soixante-trois années, elle a porté sa population de moins de quatre millions de sujets à dix millions, et qu'elle est parvenue à se former, si l'on peut ainsi parler, un cadre de monarchie immense, acquérant, çà et là, des territoires épars, qu'elle tend à réunir en s'incorporant ceux qui les séparent. La chute terrible que lui a attirée son ambition ne l'en a pas corrigée. En ce moment, ses émissaires et ses partisans agitent l'Allemagne, lui peignent la France comme prête à l'envahir encore, la Prusse, comme seule en état de la défendre, et demandent qu'on la lui livre pour la préserver. Elle aurait voulu avoir la Belgique. Elle veut avoir tout ce qui est entre les frontières actuelles de la France, la Meuse et le Rhin. Elle veut Luxembourg. Tout est perdu si Mayence ne lui est pas donné. Elle ne peut avoir de sécurité si elle ne possède pas la Saxe. Les alliés ont, dit-on, pris l'arrangement de la replacer dans le même état de puissance où elle était avant sa chute, c'est-à-dire avec dix millions de sujets. Qu'on la laissât faire, bientôt elle en aurait vingt, et l'Allemagne tout entière lui serait soumise. Il est donc nécessaire de mettre un frein à son ambition, en restreignant d'abord, autant qu'il est possible, son état de possession en Allemagne, et, ensuite, en restreignant son influence par l'organisation fédérale.

»Son état de possession sera restreint par la conservation de tous les petits États et par l'agrandissement des États moyens.

»Tous les petits États doivent être conservés par la raison seule qu'ils existent, à la seule exception de la principauté ecclésiastique d'Aschaffenbourg, dont la conservation paraît incompatible avec le plan général de distribution des territoires; mais une existence honorable doit être assurée au possesseur.

»Si tous les petits États doivent être conservés, à plus forte raison le royaume de Saxe. Le roi de Saxe a gouverné pendant quarante ans ses sujets en père, donnant l'exemple des vertus de l'homme et du prince. Assailli pour la première fois par la tempête, à un âge avancé qui devait être celui du repos, et relevé incontinent par la main qui l'avait abattu, et qui en avait écrasé tant d'autres, s'il a eu des torts, ils doivent être imputés à une crainte légitime, ou à un sentiment toujours honorable pour celui qui l'éprouve, quel qu'en soit l'objet. Ceux qui lui en reprochent en ont eu de bien réels et d'incomparablement plus grands, sans avoir les mêmes excuses. Ce qui lui a été donné l'a été sans qu'il l'eût demandé, sans qu'il l'eût désiré, sans même qu'il le sût. Il a supporté la prospérité avec modération, et maintenant il supporte le malheur avec dignité. A ces motifs, qui suffiraient seuls pour porter le roi à ne le point abandonner, se joignent les liens de parenté qui les unissent[148] et la nécessité d'empêcher que la Saxe ne tombe en partage à la Prusse, qui ferait par une telle acquisition, un pas immense et décisif vers la domination absolue en Allemagne.

»Cette nécessité est telle que, si, dans une hypothèse dont il sera parlé ci-après, le roi de Saxe se trouvait appelé à la possession d'un autre royaume, il faudrait que celui de Saxe ne cessât point d'exister, et fût donné à la branche ducale, ce qui devrait convenir particulièrement à l'empereur de Russie, puisque son beau-frère, le prince héréditaire de Weimar, s'en trouverait alors le présomptif héritier.

»Les ambassadeurs du roi défendront, en conséquence, de tous leurs moyens la cause du roi de Saxe, et, dans tous les cas, feront tout ce qui est en eux pour que la Saxe ne devienne point une province prussienne.

»De même qu'il faut que la Prusse ne puisse acquérir la Saxe, de même il faut empêcher qu'elle n'acquière Mayence, ni même aucune portion quelconque du territoire à la gauche de la Moselle; aider la Hollande à porter, aussi loin qu'il sera possible de la rive droite de la Meuse, la frontière qu'elle doit avoir sur cette rive; seconder les demandes d'accroissement que feront la Bavière, la Hesse, le Brunswick et particulièrement le Hanovre (bien entendu que ces demandes ne porteront que sur des objets vacants), afin de rendre d'autant plus petite la partie des pays disponibles qui restera pour la Prusse.

»Les alliés ont, dit-on, un plan d'après lequel Luxembourg et Mayence seraient en commun à la confédération, et seraient occupés par des troupes fédérales. Ce plan semble convenir aux intérêts personnels de la France, et, par cette raison, les ambassadeurs du roi devront, en l'appuyant, éviter de le faire de manière à élever des soupçons.

»Toute confédération est une république, et, pour être bien constituée, doit en avoir l'esprit. Voilà pourquoi une confédération de princes ne peut jamais être bien constituée, car l'esprit de la république tend à l'égalité, et celui du monarque, à l'indépendance. Mais la question n'est pas de donner à la confédération allemande une organisation parfaite; il suffit de lui en donner une qui ait l'effet d'empêcher:

»1o L'oppression des sujets dans les petits États;

»2o L'oppression des petits États par les grands;

»3o Et l'influence de ceux-ci, de se changer en domination, de telle sorte que l'un d'eux ou plusieurs puissent disposer, pour leurs fins particulières, de la force de tous.

»Or, ces effets ne peuvent être obtenus qu'en divisant le pouvoir, et dans les petits États, et dans la confédération, si on le concentre dans celle-ci, en le faisant changer de mains, et passer successivement par le plus de mains qu'il est possible.

»Voilà tout ce qui peut être dit ici sur la future organisation fédérale de l'Allemagne. Les ambassadeurs du roi n'auront point à en faire le plan. Il leur suffit de savoir dans quel esprit il devra être fait, et d'après quelle règle devront être jugés ceux sur lesquels ils seront appelés à délibérer.

»Le rétablissement du royaume de Pologne serait un bien et un très grand bien; mais seulement sous les trois conditions suivantes:

»1o Qu'il fût indépendant;

»2o Qu'il eût une constitution forte;

»3o Qu'il ne fallût pas compenser à la Prusse et à l'Autriche la part qui leur en était respectivement échue;

»Conditions qui sont toutes impossibles, et la seconde plus que les deux autres.

»D'abord, la Russie ne veut pas le rétablissement de la Pologne pour perdre ce qu'elle en a acquis. Elle le veut pour acquérir ce qu'elle n'en possède pas. Or, rétablir la Pologne pour la donner tout entière à la Russie, pour porter la population de celle-ci, en Europe, à quarante-quatre millions de sujets, et ses frontières jusqu'à l'Oder, ce serait créer pour l'Europe un danger, et si grand, si imminent, que, quoiqu'il faille tout faire pour conserver la paix, si l'exécution d'un tel plan ne pouvait être arrêtée que par la force des armes, il ne faudrait pas balancer un seul moment à les prendre. On espérerait vainement que la Pologne, ainsi unie à la Russie, s'en détacherait d'elle-même. Il n'est pas certain qu'elle le voulût; il est moins certain encore qu'elle le pût, et il est certain que si elle le voulait et le pouvait un moment, elle n'échapperait au joug que pour le porter de nouveau. Car la Pologne, rendue à l'indépendance, le serait invinciblement à l'anarchie. La grandeur du pays exclut l'aristocratie proprement dite, et il ne peut exister de monarchie où le peuple soit sans liberté civile, et où les nobles aient la liberté politique, ou soient indépendants et où l'anarchie ne règne pas. La raison seule le dit, et l'histoire de toute l'Europe le prouve. Or, comment, en rétablissant la Pologne, ôter la liberté politique aux nobles, ou donner la liberté civile au peuple? Celle-ci ne saurait être donnée par une déclaration, par une loi. Elle n'est qu'un vain nom, si le peuple, à qui on la donne, n'a pas des moyens d'existence indépendants, des propriétés, de l'industrie, des arts, ce qu'aucune déclaration ni aucune loi ne peut donner, et ce qui ne peut être l'ouvrage que du temps. L'anarchie était un état d'où la Pologne ne pouvait sortir qu'à l'aide du pouvoir absolu; et comme elle n'avait point chez elle les éléments de ce pouvoir, il fallait qu'il lui vînt du dehors tout formé, c'est-à-dire qu'elle tombât sous la conquête. Elle y est tombée dès que ses voisins l'ont voulu, et les progrès qu'ont fait celles de ses parties qui sont échues à des peuples plus avancés dans la civilisation prouvent qu'il a été heureux pour elles d'y tomber. Qu'on la rende à l'indépendance, qu'on lui donne un roi, non plus électif, mais héréditaire; que l'on y ajoute toutes les institutions qu'on pourra imaginer; moins elles seront libres, et plus elles seront opposées au génie, aux habitudes, aux souvenirs des nobles qu'il y faudra soumettre par la force, et la force, où la prendra-t-on? Et d'un autre côté, plus elles seront libres, et plus inévitablement la Pologne sera plongée de nouveau dans l'anarchie, pour finir de nouveau par la conquête. C'est qu'il y a dans ce pays comme deux peuples pour lesquels il faudrait deux institutions qui s'excluent l'une l'autre. Ne pouvant faire que ces deux peuples n'en soient qu'un, ni créer le seul pouvoir qui peut concilier tout; ne pouvant d'un autre côté, sans un péril évident pour l'Europe, donner toute la Pologne à la Russie (et ce serait la lui donner toute que d'ajouter seulement le duché de Varsovie à, ce qu'elle possède déjà), que peut-on faire de mieux que de remettre les choses dans l'état où elles avaient été par le dernier partage? Cela convient d'autant plus que cela mettrait fin aux prétentions de la Prusse sur le royaume de Saxe; car ce n'est qu'à titre de compensation, pour ce qu'elle ne recouvrerait pas, dans l'hypothèse du rétablissement de la Pologne, qu'elle ose demander la Saxe.

»L'Autriche demanderait sûrement aussi qu'on lui compensât les cinq millions de sujets que contiennent les deux Gallicies, ou, si elle ne le demandait pas, elle en deviendrait bien plus forte dans toutes les questions d'Italie.

»Si néanmoins, contre toute probabilité, l'empereur de Russie consentait à renoncer à ce qu'il possède de la Pologne (et il est vraisemblable qu'il ne le pourrait pas, sans s'exposer à des dangers personnels du côté des Russes), et si l'on voulait faire un essai, le roi, sans en attendre un résultat heureux, n'y mettrait aucune opposition. Dans ce cas, il serait désirable que le roi de Saxe, déjà souverain du duché de Varsovie, dont le père et les aïeux ont occupé le trône de Pologne, et dont la fille avait été appelée à porter le sceptre polonais en dot à son époux, fût fait roi de Pologne.

»Mais, en exceptant le cas où la Pologne pourrait être rétablie dans une indépendance entière de chacune des trois cours copartageantes, la seule proposition admissible et la seule à laquelle le roi puisse consentir, c'est (sauf quelques rectifications de frontières) de tout rétablir en Pologne sur le pied du dernier partage.

»En restant partagée, la Pologne ne sera point anéantie pour toujours. Les Polonais ne formant plus une société politique formeront toujours une famille. Ils n'auront plus une même patrie, mais ils auront une même langue. Ils resteront donc unis par le plus fort et le plus durable de tous les liens. Ils parviendront, sous des dominations étrangères, à l'âge viril auquel ils n'ont pu arriver en neuf siècles d'indépendance, et le moment où ils l'auront atteint ne sera pas loin de celui où, émancipés, ils se rattacheront tous à un même centre.

»Dantzig doit suivre le sort de la Pologne dont elle n'était qu'un entrepôt; redevenir libre, si la Pologne redevient indépendante; ou rentrer sous la domination de la Prusse, si l'ancien partage est maintenu.

»Un emploi qui pourrait être fait des îles Ioniennes a déjà été indiqué. Il importe que ces îles, et surtout celle de Corfou, n'appartiennent ni à l'Angleterre ni à la Russie qui les convoitent, ni à l'Autriche. Corfou est la clef du golfe Adriatique. Si, à la possession de Gibraltar et de Malte, l'Angleterre ajoutait celle de Corfou, elle serait maîtresse absolue de la Méditerranée. Les îles Ioniennes formeraient pour les Russes un point d'agression contre l'empire ottoman, et un point d'appui pour soulever les Grecs. Entre les mains de l'Autriche, Corfou servirait à établir et à consolider sa domination sur l'Italie.

»L'ordre de Saint-Jean de Jérusalem est sans chef-lieu et pour ainsi dire, sans asile, depuis qu'il a perdu Malte. Les puissances catholiques ont intérêt à ce qu'il soit relevé et sorte de ses ruines. Il est vrai qu'il a cédé Malte, mais il est également vrai qu'il ne la cédée qu'à la suite d'une invasion qu'aucun motif de droit ou même d'utilité ne justifiait ni n'excusait. Il serait de l'honneur de l'Angleterre, qui, par événement, profite de l'injustice, de contribuer à la réparer, en s'unissant aux puissances catholiques pour faire obtenir à l'ordre un dédommagement. On pourrait lui donner Corfou, sans compromettre les intérêts d'aucun État de la chrétienté. Il en demandera la possession, et les ambassadeurs du roi appuieront cette demande.

»L'île d'Elbe, comme possession qui, à la mort de celui qui la possède maintenant, deviendra vacante, et pour l'époque où elle le sera, pourrait être rendue à ses anciens maîtres, la Toscane et Naples, ou donnée à la Toscane seule.

»Le sort de tous les pays sous la conquête, de ceux qui ne sont point vacants, de ceux qui le sont, et de ceux qui peuvent le devenir, serait ainsi complètement réglé.

»Dans une partie de ces pays, des Français possédaient, à titre de dotation, des biens que le traité du 30 mai leur a fait perdre. Cette disposition rigoureuse, et qui pourrait être considérée comme injuste, relativement aux dotations situées dans des pays qui avaient été cédés, a été aggravée par l'effet rétroactif qu'on lui a donné, en l'appliquant aux fermages et revenus échus. Les ambassadeurs du roi réclameront contre cette injustice, et feront tout ce qui peut dépendre d'eux pour qu'elle soit réparée. Les souverains alliés ayant donné lieu d'espérer qu'ils feraient, et quelques-uns ayant déjà fait des exceptions à la clause qui prive les donataires de leurs dotations, les ambassadeurs du roi feront encore tout ce qui dépendra d'eux pour que cette faveur soit étendue et accordée à autant de donataires qu'il sera possible.

»Pour ce qui est des droits de navigation sur le Rhin et l'Escaut, comme ils doivent être les mêmes pour tous, la France n'a rien à désirer, sinon qu'ils soient très modérés. Par la libre navigation du Rhin et de l'Escaut, la France aura les avantages que lui eût donnés la possession des pays traversés par ces fleuves, et auxquels elle a renoncé, et n'aura point les charges de la possession. Elle ne pourra donc plus raisonnablement la regretter.

»La question de l'abolition de la traite est décidée relativement à la France, qui, sur ce point, n'a plus de concessions à faire; car si l'on demandait d'ôter, ou même simplement d'abréger le délai convenu, elle ne pourrait y consentir. Mais le roi a promis d'unir tous ses efforts à ceux de l'Angleterre pour obtenir que l'abolition universelle de la traite soit prononcée. Il faut acquitter cette promesse, et parce qu'elle est faite, et parce qu'il importe à la France d'avoir l'Angleterre pour elle dans les questions qui l'intéressent le plus.

»L'Angleterre, qui s'est livrée hors de l'Europe à l'esprit de conquête, porte dans les affaires de l'Europe l'esprit de conservation. Cela tient peut-être uniquement à sa position insulaire qui ne permet pas qu'aucun territoire soit ajouté au sien, et à sa faiblesse relative qui ne lui permettrait pas de garder sur le continent des conquêtes qu'elle y aurait faites. Mais, que ce soit en elle ou nécessité ou vertu, elle s'est montrée animée de l'esprit de conservation, même à l'égard de la France sa rivale, et sous les règnes d'Henri VIII, d'Élisabeth, de la reine Anne, et peut-être aussi à une époque bien plus récente.

»La France ne portant au congrès que des vues toutes conservatrices, a donc lieu d'espérer que l'Angleterre la secondera, pourvu qu'elle satisfasse elle-même l'Angleterre sur les points qu'elle a le plus à cœur, et l'Angleterre n'a rien tant à cœur que l'abolition de la traite. Ce qui n'était peut-être dans le principe qu'une affaire d'intérêt et de calcul, est devenu dans le peuple anglais une passion portée jusqu'au fanatisme, et que le ministère n'est plus libre de contrarier. C'est pourquoi les ambassadeurs du roi donneront toute satisfaction à l'Angleterre sur ce point, en se prononçant franchement et avec force pour l'abolition de la traite. Mais si l'Espagne et le Portugal, qui sont les seules puissances qui n'aient point encore pris d'engagement à cet égard, ne consentaient à cesser la traite qu'à l'expiration d'un délai de plus de cinq années, et que ce délai fût accordé, les ambassadeurs du roi, feraient en sorte que la France fût admise à en jouir.

»Les présentes instructions ne sont point données aux ambassadeurs du roi comme une règle absolue, de laquelle ils ne puissent s'écarter en aucun point. Ils pourront céder ce qui est d'un intérêt moindre, pour obtenir ce qui est d'un intérêt plus grand. Les points qui importent le plus à la France, classés suivant l'ordre de leur importance relative, sont ceux-ci:

»1o Qu'il ne soit laissé à l'Autriche aucune chance de pouvoir faire tomber entre les mains d'un des princes de sa maison, c'est-à-dire entre les siennes, les États du roi de Sardaigne;

»2o Que Naples soit restitué à Ferdinand IV;

»3o Que la Pologne entière ne passe point, et ne puisse point passer sous la souveraineté de la Russie;

»4o Que la Prusse n'acquière ni le royaume de Saxe, du moins en totalité, ni Mayence.

»En faisant des concessions sur les autres objets, les ambassadeurs du roi ne les feront porter que sur ce qui est de simple utilité, et non sur ce qui est d'obligation; premièrement, parce que pour la presque totalité des objets à régler par le congrès, le droit résulte d'un seul et même principe, et que, l'abandonner pour un point, ce serait l'abandonner pour tous; en second lieu, parce que les derniers temps ont laissé des impressions qu'il importe d'effacer. La France est un État si puissant, que les autres peuples ne peuvent être rassurés que par l'idée de sa modération, idée qu'ils prendront d'autant plus facilement qu'elle leur en aura donné une plus grande de sa justice.

»Le roi devant avoir au congrès plusieurs organes de sa volonté, qui doit être une, son intention est qu'il ne puisse être fait aucune ouverture, proposition ou concession que d'après l'opinion de son ministre des affaires étrangères, qui lui-même doit se rendre à Vienne, et qu'autant que celui-ci aura décidé que de telles ouvertures, propositions et concessions doivent être faites.

»Paris, le août 1814.

Approuvé: »Signé: louis.

»Et plus bas:

»Signé: Le prince de talleyrand

INSTRUCTIONS SUPPLÉMENTAIRES

du roi pour ses ambassadeurs et ministres plénipotentiaires au congrès de vienne

«Le roi, conformément aux instructions remises à ses ministres plénipotentiaires partant pour le congrès de Vienne, et informé par leur correspondance d'un concert formé entre la Russie et la Prusse, pour rétablir le simulacre d'une Pologne sous la dépendance russe, et pour agrandir la Prusse par la Saxe, a jugé convenable de faire adresser à ses plénipotentiaires les instructions supplémentaires suivantes:

»Comme il paraît que les mêmes raisons qui ont fait penser à Sa Majesté que l'agrandissement de la Russie par la Pologne soumise à sa dépendance et la réunion de la Saxe à la monarchie prussienne, seraient également contraires aux principes de justice et de droit public, et à l'établissement d'un système d'équilibre solide et durable en Europe, ont été prises en considération par d'autres puissances, et qu'il serait possible de ramener la Russie et la Prusse peut-être sans troubler la paix, à des vues plus modérées et plus conformes à l'intérêt général de l'Europe, par un concert formé en opposition de celui qui subsiste entre elles; Sa Majesté autorise ses plénipotentiaires à déclarer aux plénipotentiaires autrichiens et bavarois, que leurs cours peuvent compter de sa part sur la coopération militaire la plus active, pour s'opposer aux vues de la Russie et de la Prusse, tant sur la Pologne que sur la Saxe. Les ministres plénipotentiaires du roi pourront confier le contenu de la présente instruction aux plénipotentiaires anglais, s'ils estiment que cela puisse déterminer le cabinet de Saint-James à agir de concert avec la France, l'Autriche et la Bavière, ou du moins, à rester neutre. Il sera surtout bon de faire cette confidence au comte de Munster [149], plénipotentiaire hanovrien.

»Paris, le 25 octobre 1814.

»Signé: louis.

»Et plus bas:

Le ministre d'État, chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères,

»Signé: Le comte françois de jaucourt

Chargement de la publicité...