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Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 2

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APPENDICE I[150]

Nous donnons ici sur la mission de M. de Vitrolles, en 1814, un récit fait par M. le duc de Dalberg. Ce document, écrit en entier de la main du duc, a été trouvé dans les papiers du prince de Talleyrand.

La mission de M. de Vitrolles au congrès de Châtillon ne fut conçue que dans un système d'information qu'on désirait recevoir à Paris sur le but final des alliés à l'égard de l'empereur.

Il n'existait à Paris ni plan ni conspiration contre l'empereur; mais la conviction était unanime que son pouvoir était miné par ses folies et ses extravagances, et que lui-même serait la victime de sa folle résistance et de son système de continuelle déception.

L'inquiétude sur l'avenir était croissante.

Le baron Louis dit un jour à M. de Dalberg: «L'homme (en désignant l'empereur), est un cadavre, mais il ne pue pas encore; voilà le fait.» Les ennemis étaient alors à trente lieues de Paris.

On avait eu connaissance à Paris de propos tenus par l'empereur Alexandre à la grande-duchesse de Bade, des insinuations faites; par lui à Bernadotte et à Eugène de Beauharnais.

On soupçonnait les menées de Fouché avec la famille Murat dans le Midi, approchait le duc d'Angoulême; le duc de Berry intriguait en Bretagne; le comte d'Artois s'était rapproché de la frontière de l'Allemagne et se trouvait à Bâle; des mouvements avaient eu lieu à Vesoul et à Troyes! On était tellement fatigué en France de l'excès du despotisme militaire de l'empereur, et on espérait si peu de concessions de sa part, qu'il importait de connaître jusqu'où la crise amenée par lui entraînerait la France et l'Europe. Ce n'était plus une guerre ordinaire; les nations étaient en mouvement. Cette situation alarmait tous les esprits: de tous côtés, on cherchait la solution de cet état de choses.

On avait la communication des gazettes anglaises par M. Martin, commissaire de police à Boulogne, qui les envoyait à M. de Pradt. Dans les ministères de la guerre et des affaires étrangères, il avait été défendu de les communiquer, nommément à M. de Talleyrand.

Ce dernier désira connaître ce que les puissances alliées voulaient en dernier résultat. Il en parla à M. de Dalberg; l'avis de ce dernier était qu'on l'obtiendrait en envoyant quelque agent à M. de Stadion ou à M. de Nesselrode.

On fit choix de M. de Vitrolles, ami de M. Mollien et de M. d'Hauterive, homme à cette époque très prononcé pour les progrès des idées constitutionnelles sur lesquelles il avait écrit une très bonne brochure qu'il publia plus tard.

M. de Vitrolles partit; ses instructions se bornèrent à ceci: il devait aller à Châtillon, exposer à M. le comte de Stadion ou à M. de Nesselrode le danger qui existait pour tout le monde de ne rien prononcer de définitif, et revenir à Paris porter la réponse sur la question du maintien du pouvoir de l'empereur.

M. de Vitrolles, croyant avoir plus de facilités d'arriver à Châtillon par la route du nord et en tournant les armées, n'arriva à Châtillon que vers le 10 mars 1814.

Il se présenta chez M. de Stadion, et s'accrédita auprès de lui au moyen de deux noms tracés sur son album, de la main de M. de Dalberg (c'étaient les noms de deux dames qui étaient sœurs, et que l'écrivain et le lecteur avaient connues à Vienne).

Il déclara à M. de Stadion que l'état des esprits en France et les dispositions de plusieurs personnes désiraient un changement et des garanties législatives contre les violences et le caractère de l'empereur, qu'il était important de former un prompt arrangement pour que la guerre ne prit point une direction qui éloignât pour longtemps la paix.

M. de Stadion l'engagea à se rendre à Troyes où était le cabinet politique des alliés, et où se trouvaient les empereurs et le roi de Prusse.

Il partit avec un billet de M. de Stadion pour M. de Metternich. Celui-ci lui dit:

«Qu'il voulait, sans détour, lui faire connaître toute la pensée des puissances: qu'elles reconnaissaient que Bonaparte était un homme avec lequel il était impossible de continuer à traiter, que le jour où il avait des revers il paraissait accéder à tout, que lorsqu'il obtenait un léger succès, il revenait à des prétentions aussi exagérées qu'inadmissibles; qu'on voulait donc établir en France un autre souverain et régler les choses de manière que l'Autriche, la Russie et la France fussent des pays d'une égale force; que la Prusse devait rester une puissance moitié moins forte que chacune des trois autres; qu'à l'égard du nouveau souverain à établir en France, il n'était pas possible de penser aux Bourbons à cause du personnel de ces princes.»

Il faut dire ici que M. de Vitrolles avait pour système que la France et l'Europe ne seraient tranquilles que par le rétablissement de la maison de Bourbon, avec une charte qui garantirait la jouissance des libertés publiques à la France.

Il était lié avec madame Étienne de Durfort, et par elle il avait reçu, en partant, un mot pour M. le comte d'Artois qui pouvait le faire arriver à sa personne et en être traité avec confiance.

M. de Vitrolles vit M. de Nesselrode après avoir entretenu le prince de Metternich. Il en reçut à peu près les mêmes informations. On lui dit, en même temps, que rien ne pouvait empêcher les alliés d'agir uniformément et d'un commun accord jusqu'à ce que la paix générale fût arrêtée sur ces bases; qu'aucune intrigue ne serait écoutée.

Au bout de quelques jours, M. de Vitrolles sollicita de M. de Nesselrode pour être admis directement auprès de l'empereur de Russie. Le ministre lui dit qu'il y avait déjà pensé lui-même et que ce serait peut-être assez difficile; il obtint néanmoins pour M. de Vitrolles cette audience, en lui indiquant que M. de Vitrolles était en relation avec M. de Talleyrand, M. de Pradt, M. de Dalberg. L'empereur répéta à peu près les mêmes choses que les ministres: il dit qu'il avait pensé d'abord à établir en France Bernadotte, ensuite à y placer Beauharnais; mais que différents motifs s'y opposaient; qu'au reste l'intention était surtout de consulter le vœu des Français eux-mêmes, et que même dans le cas où ceux-ci voudraient se constituer en république on ne s'y opposerait peut-être pas.

L'empereur s'étendit plus encore que les plénipotentiaires sur l'impossibilité de penser aux Bourbons et sur le mal que les souverains avaient dit d'eux.

M. de Vitrolles (suivant lui) eut ici une inspiration subite, il invita l'empereur, au lieu de suivre les opérations ordinaires de la guerre, à marcher sur-le-champ à Paris; qu'il y jugerait de la disposition des esprits.

M. Pozzo di Borgo assure de son côté que c'est lui qui a déterminé l'empereur à cette marche, et des personnes informées m'ont dit que l'empereur avait prononcé qu'on ne déciderait rien avant de s'être concerté avec M. de Talleyrand, et qu'on eût pris ses avis sur l'avenir de la France.

M. de Vitrolles quittant l'empereur, celui-ci lui dit: «Monsieur, notre conversation d'aujourd'hui aura de gros résultats pour l'Europe; je pars demain en personne pour le quartier général.»

Il partit en effet le lendemain pour conférer avec le prince de Schwarzenberg.

Après la prise de Paris, M. de Nesselrode se rendit, le matin, chez M. de Talleyrand, où M. de Dalberg fut appelé. L'empereur entra à midi dans Paris et se logea chez M. de Talleyrand.

M. de Vitrolles vit également l'empereur d'Autriche, qui lui dit qu'il allait se rendre à Dijon, que l'empereur de Russie et le roi de Prusse prendraient à Paris le parti que les circonstances indiqueraient, et qu'il s'y rendrait après.

M. de Vitrolles, au lieu de retourner à Paris, se rendit auprès de Monsieur. Il apprit en chemin que Bonaparte avait eu quelques nouveaux succès, que les négociations à Châtillon en avaient ressenti l'effet, et que M. le comte d'Artois était à Nancy. Il y arriva le 23 mars.

Il ne donna aucune de ses nouvelles à Paris où il n'arriva que plusieurs jours après les alliés, et après avoir écrit à M. de Talleyrand une lettre au nom de Monsieur, qui blâmait que l'on eût laissé exprimer au sénat des vœux pour un régime constitutionnel.

APPENDICE II[151]

Le lendemain de la séance du Sénat, M. Talleyrand recevait de Benjamin Constant la lettre suivante. Cette lettre a été trouvée dans les papiers du prince de Talleyrand.

«Vous avez glorieusement expliqué une longue énigme, et quelque bizarre, quelque inconvenante que soit peut-être cette manière de vous en féliciter, je ne puis résister au besoin de vous remercier d'avoir à la fois brisé la tyrannie et jeté des bases de liberté. Sans l'un, je n'aurais pu vous rendre grâce de l'autre. 1789 et 1814 se tiennent noblement dans votre vie. Vous ressemblerez dans l'histoire à Maurice de Saxe, et vous ne mourrez pas au moment du succès. Vous n'accuserez pas cet hommage de s'adresser à la prospérité seule. Le passé doit me préserver de ce soupçon. Il n'y a pas non plus d'intérêt personnel dans ma démarche. Pour fuir un joug que je ne pouvais briser, j'avais quitté la France, et bien que je m'en sois rapproché pour tenter de la servir, des liens que je chéris tendent à me fixer ailleurs. Mais il est doux d'exprimer son admiration, quand on l'éprouve pour un homme qui est en même temps le sauveur et le plus aimable des Français; j'écris ces mots après avoir lu les bases de la constitution décrétée.

»Pardon si je n'ajoute aucun de vos titres; l'Europe et l'histoire vous les donneront avec bonheur. Mais le plus beau sera toujours celui de président du Sénat.

»Hommage et respect,

»benjamin constant.

»Le 3 avril 1814.»

APPENDICE III[152]

La lettre suivante fut adressée par Fouché à l'empereur, au moment où celui-ci venait d'accepter la souveraineté de l'île d'Elbe, que lui avaient offerte les souverains alliés. Ainsi que l'indique le billet ci-inclus, cette lettre parvint à l'empereur par l'intermédiaire du prince de Talleyrand, dans les papiers duquel elle a été retrouvée.

«J'ai l'honneur d'adresser à Votre Altesse deux lettres au lieu d'une que je lui avais promise.

»J'ai pensé qu'il convenait de faire connaître à Monsieur la lettre que j'écris à Bonaparte.

»J'ai ajouté quelques réflexions qui m'ont paru nécessaires dans cette circonstance. Votre Altesse sait que ceux dont je ne partage pas les inquiétudes me soupçonnent d'avoir fait quelques transactions pusillanimes.

»Je me rendrai chez Votre Altesse à cinq heures et demie, et j'aurai l'honneur de dîner avec elle; elle peut compter que je saisirai toutes les occasions de la voir et de profiter de ses entretiens.

»Signé: le duc d'otrante.

»Le 23 avril 1814.»

»P.-S.—Je prie Votre Altesse de se charger de faire passer la lettre à Bonaparte, quand elle l'aura communiquée à Monsieur

«Sire,

»Lorsque la France et une partie de l'Europe étaient à vos pieds, j'ai osé pour vous servir, au risque de vous déplaire, vous faire entendre constamment la vérité. Aujourd'hui que vous êtes dans le malheur, je crains bien davantage de vous blesser en vous parlant un langage sincère, mais je vous le dois puisqu'il vous est utile et même nécessaire.

»Vous avez accepté pour retraite l'île d'Elbe et sa souveraineté. Je prête une oreille attentive à tout ce qu'on dit de cette souveraineté et de cette île. Je crois devoir vous assurer que la situation de cette île dans l'Europe ne convient pas à la vôtre, et que le titre de souverain de quelques arpents de terre convient moins encore à celui qui a possédé un immense empire.

»Je vous prie de peser ces deux considérations et vous sentirez combien l'une et l'autre sont fondées.

»L'île d'Elbe est assez voisine de l'Afrique, de la Grèce, de l'Espagne; elle touche presque aux côtes de l'Italie et de la France; de cette île, la mer, les vents et une felouque peuvent transporter rapidement dans tous les pays les plus exposés à des mouvements, à des événements et à des révolutions. Aujourd'hui, il n'y a encore nulle part de stabilité. Dans cette mobilité actuelle des nations, un génie tel que le vôtre donnera toujours des inquiétudes et des soupçons aux puissances.

»Vous serez accusé sans être coupable, mais sans être coupable vous ferez du mal: car des alarmes sont un grand mal pour les gouvernements et pour les peuples.

»Le roi qui va régner sur la France ne voudra régner que par la justice, mais vous savez combien les haines sont habiles à donner à une calomnie les couleurs d'une vérité!

»Les titres que vous conservez, en rappelant à chaque instant ce que vous avez perdu, ne peuvent servir qu'à rendre vos regrets plus amers: ils ne paraîtront pas un reste, mais une représentation bien vaine de tant de grandeurs évanouies; je dis plus: sans vous honorer, ils vous exposeront davantage. On dira que vous ne gardez ces titres que parce que vous gardez toutes vos prétentions. On dira que le rocher d'Elbe est le point d'appui sur lequel vous placerez les leviers avec lesquels vous chercherez à soulever le monde.

»Permettez-moi de vous dire ma pensée tout entière, elle est le résultat de mûres réflexions: il serait plus glorieux et plus consolant pour vous de vivre en simple citoyen; et aujourd'hui l'asile le plus sûr et le plus convenable, pour un homme tel que vous, ce sont les États-Unis d'Amérique.

»Là, vous recommencerez votre existence au milieu de ces peuples assez neufs encore; ils sauront admirer votre génie sans le craindre. Vous y serez sous la protection de ces lois égales et inviolables pour tout ce qui respire, dans la patrie des Franklin, des Washington et des Jepherson; vous prouverez à ces peuples que si vous aviez reçu la naissance au milieu d'eux, vous auriez senti, pensé et voté comme eux, que vous auriez préféré leurs vertus et leurs libertés à toutes les dominations de la terre.

»J'ai l'honneur d'être avec respect, de Votre Majesté, le très humble serviteur.

»Signé: le duc d'otrante.

»Paris, le 23 avril 1814.»

»P.-S.—Je dois déclarer à Votre Majesté que je n'ai pris conseil de personne en vous écrivant cette lettre, et que je n'ai reçu aucune instruction.»

APPENDICE IV [153]

A cet endroit est placée dans le manuscrit une longue note écrite probablement par M. de Bacourt d'après un chapitre de l'ouvrage de Capefigue: l'Histoire des traités de 1815. L'auteur établit que l'empereur Napoléon avait fini par accepter l'ultimatum des alliés au congrès de Châtillon, et que les conditions obtenues, le 30 mai, par M. de Talleyrand après la chute de l'empire étaient beaucoup meilleures.

Le 17 février 1814, le congrès de Châtillon arrêta la formule du traité proposé à l'empereur Napoléon, et M. de Metternich l'envoya à M. de Caulaincourt.

La voici:

«Au nom de la très sainte et indivisible Trinité,

»Leurs Majestés impériales d'Autriche et de Russie, Sa Majesté le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, et Sa Majesté le roi de Prusse agissant au nom de tous leurs alliés, d'une part, et Sa Majesté l'empereur des Français, de l'autre; désirant cimenter le repos et le bien futur de l'Europe par une paix solide et durable, sur terre et sur mer; et ayant, pour atteindre à ce but salutaire, leurs plénipotentiaires actuellement réunis à Châtillon-sur-Seine, pour discuter les conditions de cette paix, lesdits plénipotentiaires sont convenus des articles suivants:

»Article premier.—Il y aura paix et amnistie entre Leurs Majestés impériales d'Autriche et de Russie, Sa Majesté le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, et sa Majesté le roi de Prusse, agissant en même temps au nom de tous leurs alliés, et Sa Majesté l'empereur des Français, leurs héritiers et successeurs à perpétuité.

»Les hautes parties contractantes s'engagent à apporter tous leurs soins à maintenir, pour le bonheur futur de l'Europe, la bonne harmonie, si heureusement rétablie entre elles.

»Article II.—Sa Majesté l'empereur des Français, renonce pour lui et ses successeurs, à la totalité des acquisitions, réunions ou incorporations faites par la France depuis le commencement de la guerre de 1792.

»Sa Majesté renonce également à toute l'influence constitutionnelle, directe ou indirecte, hors des anciennes limites de la France, telles qu'elles se trouvaient établies avant la guerre de 1792, et aux titres qui en dérivent, et nommément, à ceux de roi d'Italie, roi de Rome, protecteur de la confédération du Rhin, et médiateur de la confédération suisse.

»Article III.—Les hautes parties contractantes reconnaissent formellement et solennellement le principe de la souveraineté et indépendance de tous les États de l'Europe, tels qu'ils seront constitués à la paix définitive.

»Article IV.—Sa Majesté l'empereur des Français reconnaît formellement la reconstitution suivante des pays limitrophes de la France:

»1o L'Allemagne composée d'États indépendants, unis par un lien fédératif;

»2o L'Italie divisée en États indépendants placés entre les possessions autrichiennes et la France;

»3o La Hollande, sous la souveraineté de la maison d'Orange, avec un accroissement de territoire;

»4o La Suisse, État libre, indépendant, replacée dans ses anciennes limites, sous la garantie de toutes les grandes puissances, la France y comprise;

»5o L'Espagne, sous la domination de Ferdinand VII, dans ses anciennes limites.

»Sa Majesté l'empereur des Français reconnaît, de plus, le droit des puissances alliées de déterminer, d'après les traités existant entre les puissances, les limites et rapports tant des pays cédés par la France que de leurs États entre eux, sans que la France puisse aucunement y intervenir.

»Article V.—Par contre Sa Majesté britannique consent à restituer à la France, à l'exception des îles nommées les Saintes, toutes les conquêtes qui ont été faites par elle sur la France pendant la guerre, et qui se trouvent à présent au pouvoir de Sa Majesté britannique dans les Indes occidentales, en Afrique et en Amérique.

»L'île de Tabago, conformément à l'article II du présent traité, restera à la Grande-Bretagne, et les alliés promettent d'employer leurs bons offices pour engager Leurs Majestés suédoise et portugaise à ne point mettre d'obstacle à la restitution de la Guadeloupe et de Cayenne à la France.

»Tous les établissements et toutes les factoreries conquis sur la France à l'est du cap de Bonne-Espérance, à l'exception des îles de Saint-Maurice (île de France), de Bourbon et de leurs dépendances, lui seront restitués. La France ne rentrera dans ceux des susdits établissements et factoreries qui sont situés dans le continent des Indes et dans les limites des possessions britanniques que sous la condition qu'elle les possédera uniquement à titre d'établissements commerciaux, et elle promet, en conséquence, de n'y point faire construire de fortifications et de n'y point entretenir de garnisons, ni forces militaires quelconques, au delà de ce qui est nécessaire pour maintenir la police dans lesdits établissements.

»Les restitutions ci-dessus mentionnées en Asie, en Afrique et en Amérique, ne s'étendront à aucune possession qui n'était point effectivement au pouvoir de la France avant le commencement de la guerre de 1792.

»Le gouvernement français s'engage à prohiber l'importation des esclaves dans toutes les colonies et possessions restituées par le présent traité, et à défendre à ses sujets, de la manière la plus efficace, le trafic des nègres en général.

»L'île de Malte, avec ses dépendances, restera en pleine souveraineté à Sa Majesté britannique.

»Article VI.—Sa Majesté l'empereur des Français remettra, aussitôt après la ratification du présent traité préliminaire, les forteresses et forts des pays cédés et ceux qui sont encore occupés par ses troupes en Allemagne, sans exception, et notamment la place de Mayence, dans six jours; celles de Hambourg, Anvers, Berg-op-Zoom, dans l'espace de six jours; Mantoue, Palma-Nuova, Venise et Peschiera; les places de l'Oder et de l'Elbe, dans quinze jours; et les autres places et forts, dans le plus court délai possible, qui ne pourra excéder celui de quinze jours. Ces forts et places seront remis dans l'état où ils se trouvent présentement avec toute leur artillerie, munitions de guerre et de bouche, archives...; les garnisons françaises de ces places sortiront avec armes, bagages et avec leurs propriétés particulières.

»Sa Majesté l'empereur des Français fera également remettre dans l'espace de quatre jours aux armées alliées les places de Besançon, Belfort et Huningue, qui resteront en dépôt jusqu'à la ratification de la paix définitive, et qui seront remises dans l'état dans lequel elles auront été cédées, à mesure que les armées alliées évacueront le territoire français.

»Article VII.—Les généraux commandant en chef nommeront, sans délai, des commissaires chargés de déterminer la ligne de démarcation entre les armées réciproques.

»Article VIII.—Aussitôt que le présent traité préliminaire aura été accepté et ratifié de part et d'autre, les hostilités cesseront sur terre et sur mer.

»Article IX.—Le présent traité préliminaire sera suivi, dans le plus court délai possible, par la signature d'un traité de paix définitif.

»Article X.—Les ratifications du traité préliminaire seront échangées dans quatre jours ou plus tôt si faire se peut.»

M. de Caulaincourt, dominé par les ordres de Napoléon, négocia pour obtenir de meilleures conditions que celles renfermées dans ce projet de traité. Ses hésitations, qu'il ne faut attribuer qu'aux péripéties de la lutte que soutenait l'empereur Napoléon, tantôt vainqueur, tantôt battu dans ses rencontres avec les armées coalisées, provoquèrent de la part du prince de Metternich la lettre suivante adressée à M. de Caulaincourt:

«18 mars 1814.

»Les affaires tournent bien mal, monsieur le duc. Le jour où on sera tout à fait décidé pour la paix, avec les sacrifices indispensables, venez pour la faire, mais non pour être l'interprète de projets inadmissibles. Les questions sont trop fortement placées pour qu'il soit possible de continuer à écrire des romans, sans de grands dangers pour l'empereur Napoléon. Que risquent les alliés? En dernier résultat, après de grands revers, on peut être forcé de quitter le territoire de la vieille France. Qu'aura gagné l'empereur Napoléon? Les peuples de la Belgique font d'énormes efforts dans le moment actuel. On va placer toute la rive gauche du Rhin sous les armes. La Savoie ménagée jusqu'à cette heure, pour la laisser à toute disposition, va être soulevée, et il y aura des attaques très personnelles contre l'empereur Napoléon, qu'on n'est plus maître d'arrêter.

»Vous voyez que je vous parle avec franchise, comme à l'homme de la paix. Je serai toujours sur la même ligne. Vous devez connaître nos vues, nos principes, nos vœux. Les premières sont toutes européennes et par conséquent françaises. Les seconds portent à avoir l'Autriche comme intéressée au bien-être de la France; les troisièmes sont en faveur d'une dynastie si intimement liée à la sienne.

»Je vous ai voué, mon cher duc, la confiance la plus entière, pour mettre un terme aux dangers qui menacent la France; il dépend encore de votre maître de faire la paix; le fait ne dépendra peut-être plus de lui, sous peu. Le trône de Louis XIV, avec les ajoutés de Louis XV, offre d'assez belles chances pour ne pas devoir être mis sur une seule carte. Je ferai tout ce que je pourrai pour retenir lord Castlereagh quelques jours. Ce ministre parti, on ne fera plus la paix.

»Agréez...

»Le prince de metternich

Cette lettre est importante; elle montre la position de l'Autriche, qui ne peut plus rester seule et qui doit marcher avec la coalition; celle-ci marche sur Paris. Alors seulement Napoléon se décide à accepter les conditions des alliés. On a nié le fait de l'acceptation; on a dit que l'empereur avait repoussé le traité humiliant proposé par les alliés. C'est inexact; il l'accepta tard, mais il l'accepta.

Voici la lettre de M. de Caulaincourt, adressée au prince de Metternich, et qui fut expédiée de Doulevent le 25 mars, par M. de Gallebois, officier d'ordonnance du maréchal Berthier:

«Doulevant, 25 mars 1814.

«Arrivé cette nuit seulement près de l'empereur, Sa Majesté m'a sur-le-champ donné ses derniers ordres pour la conclusion de la paix. Elle m'a remis en même temps tous les pouvoirs nécessaires pour la négocier et la signer avec les ministres des cours alliées, cette voie pouvant réellement mieux que toute autre en assurer le prompt rétablissement. Je me hâte donc de vous prévenir que je suis prêt à me rendre à votre quartier général, et j'attends aux avant-postes la réponse de Votre Excellence. Notre empressement prouvera aux souverains alliés combien les intentions de l'empereur sont pacifiques, et que, de la part de la France, aucun retard ne s'opposera à la conclusion de l'œuvre salutaire qui doit assurer le repos du monde.

»caulaincourt, duc de vicence

Cette lettre est datée du 25 mars, un mois après l'ultimatum des alliés. Une seconde lettre, également de M. de Caulaincourt à M. de Metternich, fut expédiée le même jour; elle acceptait tout:

«Mon prince, je ne fais que d'arriver et je ne perds pas un moment pour exécuter les ordres de l'empereur, et pour joindre confidentiellement à ma lettre tout ce que je dois à la confiance que vous m'avez témoignée.

»L'empereur me met à même de renouer les négociations, et de la manière la plus franche et la plus positive. Je réclame donc les facilités que vous m'avez fait espérer, afin que je puisse arriver, et le plus tôt possible. Ne laissez pas à d'autres, mon prince, le soin de rendre la paix au monde. Il n'y a pas de raison pour qu'elle ne soit pas faite dans quatre jours, si votre bon esprit y préside, si on la veut aussi franchement que nous. Saisissons l'occasion, et bien des fautes et des malheurs seront réparés. Votre tâche, mon prince, est glorieuse, la mienne sera très pénible; mais puisque le repos et le bonheur de tant de peuples en peuvent résulter, je n'y apporterai pas moins de zèle et de dévouement que vous.

»caulaincourt, duc de vicence

Voilà ce qui est positif et constaté par les pièces; Napoléon acceptait à la fin de mars la frontière de l'ancienne monarchie avec toutes les conditions rigoureuses que lui faisaient les alliés; il cédait les forteresses, la flotte d'Anvers (ce que l'on reprocha tant depuis à M. de Talleyrand); il donnait en dépôt les places de Besançon, de Belfort et d'Huningue, ce que ne firent pas les Bourbons en 1814. Telle est la vérité. Nier que Napoléon ait définitivement accepté l'ultimatum des alliés à Châtillon, c'est récuser toute la correspondance de M. de Caulaincourt et ses négociations ultérieures à Paris.

Ceux qui ont écrit avec beaucoup de simplicité que dans les deux restaurations il y eut des déloyautés, des trahisons sans nombre, n'ont pas assez remarqué que la première de toutes les trahisons, c'est le suicide du pouvoir; quand il s'est frappé lui-même, est-il étonnant qu'on le délaisse?

Les vérités suivantes sont démontrées jusqu'à la plus claire évidence:

1o A Prague (1813), Napoléon pouvait faire la paix en cédant l'Illyrie, les villes hanséatiques, avec l'indépendance de l'Allemagne et de l'Espagne;

2o A Francfort, il pouvait aussi faire la paix (décembre 1813) en gardant les frontières naturelles du Rhin, des Alpes, des Pyrénées;

3o A Châtillon (mars 1814), dans nos malheurs, il avait accepté cette paix aux conditions humbles et soumises des anciennes frontières; la cession de presque toutes nos colonies; l'occupation par l'ennemi de Besançon, de Belfort et d'Huningue, la cession de la flotte d'Anvers et de toutes les munitions de guerre des places fortes; 4o Par les traités des 23 avril et 30 mai 1814, les Bourbons firent gagner à la France une plus grande frontière, et au congrès de Vienne, M. de Talleyrand sut reconquérir la prépondérance de la France sur l'Europe.

FIN DE LA SEPTIÈME PARTIE.


HUITIÈME PARTIE

CONGRÈS DE VIENNE

(1814-1815)


CONGRÈS DE VIENNE

(1814-1815)

J'arrivai à Vienne le 23 septembre 1814.

Je descendis à l'hôtel Kaunitz, loué pour la légation française. Le suisse me remit en entrant quelques lettres dont l'adresse portait: «A monsieur le prince de Talleyrand, hôtel Kaunitz». Le rapprochement de ces deux noms me parut de bon augure.

Dès le lendemain de mon arrivée, je me rendis chez les membres du corps diplomatique. Je les trouvai tous dans une sorte d'étonnement du peu de parti qu'ils avaient tiré de la capitulation de Paris. Ils venaient de traverser des pays qui avaient été ravagés par la guerre pendant bien des années, et où ils n'avaient entendu, disaient-ils, que des paroles de haine et de vengeance contre la France qui les avait accablés de contributions et souvent traités en vainqueur insolent. Mes nouveaux collègues m'assuraient qu'on leur avait partout reproché leur faiblesse en signant le traité de Paris. Aussi les trouvai-je fort blasés sur les jouissances que donne la générosité, et plutôt disposés à s'exciter entre eux sur les prétentions qu'ils avaient à faire valoir. Chacun relisait le traité de Chaumont qui n'avait pas seulement resserré les nœuds d'une alliance pour la continuation de la guerre. Ce traité avait aussi posé les conditions d'une alliance qui devait survivre à la guerre présente et tenir les alliés éventuellement unis pour un avenir même éloigné. Et de plus, comment se résoudre à admettre dans le conseil de l'Europe la puissance contre laquelle l'Europe était armée depuis vingt ans? Le ministre d'un pays si nouvellement réconcilié, disaient-ils, doit se trouver bien heureux qu'on lui laisse donner son adhésion aux résolutions qui seront prises par les ambassadeurs des autres puissances.

Ainsi, à l'ouverture des négociations, tous les cabinets se regardaient, malgré la paix, comme étant dans une position, si ce n'est tout à fait hostile, du moins fort équivoque, avec la France. Ils pensaient tous, plus ou moins, qu'il aurait été de leur intérêt qu'elle fût encore affaiblie. Ne pouvant rien à cet égard, ils se concertaient pour diminuer, au moins, son influence. Sur ces divers points, je les voyais tous d'accord.

Il me restait à espérer qu'il y aurait entre les puissances quelques divergences d'opinion, lorsque l'on en viendrait à distribuer les nombreux territoires que la guerre avait mis à leur disposition, chacune désirant, soit obtenir pour elle-même, soit faire donner aux États dépendant d'elle, une partie considérable des territoires conquis. On aurait bien voulu, en même temps, exclure du partage, ceux qu'on craignait de trouver trop indépendants. Ce genre de lutte, cependant, m'offrait bien peu de chance de pénétrer dans les affaires; car il existait entre les puissances des arrangements faits précédemment, et par lesquels on avait réglé le sort des territoires les plus importants. Pour parvenir à modifier ces arrangements, ou à y faire renoncer tout à fait, selon que la justice en ordonnerait, il y avait bien plus que des préventions à effacer, bien plus que des prétentions à combattre, bien plus que des ambitions à réprimer; il fallait faire annuler ce que l'on avait fait sans la France. Car si l'on consentait à nous admettre à prendre part aux actes du congrès, ce n'était que pour la forme, et pour nous ôter les moyens de contester un jour leur validité; mais on prétendait bien que la France n'aurait rien à voir dans les résolutions déjà arrêtées, et qu'on voulait tenir pour des faits consommés.

Avant de donner ici ce qui, dans mon opinion, forme le tableau le plus fidèle du congrès de Vienne, c'est-à-dire ma correspondance officielle avec le département des affaires étrangères de France, et ma correspondance particulière avec le roi Louis XVIII, ainsi que les lettres de ce souverain pendant la durée du congrès, je crois devoir jeter un coup d'œil rapide et général sur la marche des délibérations de cette grande assemblée. On en saisira mieux ensuite les détails.

L'ouverture du congrès avait été fixée au 1er octobre; j'étais à Vienne depuis le 23 septembre; mais j'y avais été précédé de quelques jours par les ministres qui, après avoir dirigé la guerre, se repentant de la paix, voulaient reprendre leurs avantages au congrès. Je ne fus pas longtemps sans être informé que déjà ils avaient formé un comité, et tenaient entre eux des conférences dont il était dressé un protocole. Leur projet était de décider seuls ce qui aurait dû être soumis aux délibérations du congrès, et cela sans le concours de la France, de l'Espagne, ni d'aucune puissance de second ordre, à qui ensuite ils auraient communiqué comme proposition en apparence, mais de fait comme résolution, les différents articles qu'ils auraient arrêtés. Je ne me plaignis point. Je continuai à les voir, sans parler d'affaires; je me bornai à faire connaître tout le mécontentement que j'éprouvais aux ministres des puissances secondaires, qui avaient des intérêts communs avec moi. Retrouvant aussi dans l'ancienne politique de leurs pays de vieux souvenirs de confiance dans la France, ils me regardèrent bientôt comme leur appui, et, une fois bien assuré de leur assentiment pour tout ce que je ferais, je pressai officiellement l'ouverture du congrès. Dans mes premières demandes je me plaçai comme n'ayant aucune connaissance des conférences qui avaient eu lieu. L'ouverture du congrès était fixée pour tel jour; ce jour était passé; je priai que l'on en indiquât un autre qui fût prochain. Je fis comprendre qu'il était utile que je ne fusse pas trop longtemps éloigné de France. Quelques réponses, d'abord évasives, me firent renouveler mes instances; j'arrivai à me plaindre un peu; et alors je dus faire usage de l'influence personnelle que j'avais heureusement acquise dans des négociations précédentes sur les principaux personnages du congrès. M. le prince de Metternich, M. le comte de Nesselrode, ne voulaient pas être désobligeants pour moi, et ils me firent inviter à une conférence qui devait avoir lieu à la chancellerie des affaires étrangères. M. de Labrador, ministre d'Espagne, avec qui je m'honore d'avoir fait cause commune dans les délibérations du congrès, reçut la même invitation.

Je me rendis à la chancellerie d'État à l'heure indiquée; j'y trouvai lord Castlereagh[154], le prince de Hardenberg[155], M. de Humboldt, M. de Nesselrode, M. de Labrador, M. de Metternich et M. de Gentz[156], homme d'un esprit distingué, qui faisait les fonctions de secrétaire. Le procès-verbal des séances précédentes était sur la table. Je parle avec détails de cette première séance, parce que c'est elle qui décida de la position de la France au congrès. M. de Metternich l'ouvrit par quelques phrases sur le devoir qu'avait le congrès de donner de la solidité à la paix qui venait d'être rendue à l'Europe. Le prince de Hardenberg y ajouta que pour que la paix fût solide, il fallait que les engagements que la guerre avait forcé de prendre fussent tenus religieusement; que c'était là l'intention des puissances alliées.

Placé à côté de M. de Hardenberg, je dus naturellement parler après lui; et après avoir dit quelques mots sur le bonheur qu'avait la France de se trouver dans des rapports de confiance et d'amitié avec tous les cabinets de l'Europe, je fis remarquer que M. le prince de Metternich et M. le prince de Hardenberg avaient laissé échapper une expression qui me paraissait appartenir à d'autres temps; qu'ils avaient parlé l'un et l'autre des intentions qu'avaient les puissances alliées. Je déclarai que des puissances alliées et un congrès dans lequel se trouvaient des puissances qui n'étaient pas alliées étaient, à mes yeux, bien peu propres à faire loyalement des affaires ensemble. Je répétai avec un peu d'étonnement et même de chaleur le mot de puissances alliées... «Alliées..., dis-je, et contre qui? Ce n'est plus contre Napoléon: il est à l'île d'Elbe...; ce n'est plus contre la France: la paix est faite...; ce n'est sûrement pas contre le roi de France: il est garant de la durée de cette paix. Messieurs, parlons franchement, s'il y a encore des puissances alliées, je suis de trop ici».—Je m'aperçus que je faisais quelque impression et particulièrement sur M. de Gentz. Je continuai: «Et cependant, si je n'étais pas ici, je vous manquerais essentiellement. Messieurs, je suis peut-être le seul qui ne demande rien. De grands égards, c'est là tout ce que je veux pour la France. Elle est assez puissante par ses ressources, par son étendue, par le nombre et l'esprit de ses habitants, par la contiguité de ses provinces, par l'unité de son administration, par les défenses dont la nature et l'art ont garanti ses frontières. Je ne veux rien, je vous le répète; et je vous apporte immensément. La présence d'un ministre de Louis XVIII consacre ici le principe sur lequel repose tout l'ordre social. Le premier besoin de l'Europe est de bannir à jamais l'opinion qu'on peut acquérir des droits par la seule conquête, et de faire revivre le principe sacré de la légitimité d'où découlent l'ordre et la stabilité. Montrer aujourd'hui que la France gêne vos délibérations ce serait dire que les vrais principes seuls ne vous conduisent plus et que vous ne voulez pas être justes; mais cette idée est bien loin de moi, car nous sentons tous également qu'une marche simple et droite est seule digne de la noble mission que nous avons à remplir. Aux termes du traité de Paris: Toutes les puissances qui ont été engagées de part et de d'autre, dans la présente guerre, enverront des plénipotentiaires à Vienne pour régler dans un congrès général, les arrangements qui doivent compléter les dispositions du traité de Paris. Quand s'ouvre le congrès général? Quand commencent les conférences? Ce sont là les questions que font tous ceux que leurs intérêts amènent ici. Si, comme déjà on le répand, quelques puissances privilégiées voulaient exercer sur le congrès un pouvoir dictatorial, je dois dire que, me renfermant dans les termes du traité de Paris, je ne pourrais consentir à reconnaître dans cette réunion, aucun pouvoir suprême dans les questions qui sont de la compétence du congrès, et que je ne m'occuperais d'aucune proposition qui viendrait de sa part.»

Après quelques moments de silence, M. de Labrador fit avec son langage fier et piquant, une déclaration à peu près semblable à la mienne: l'embarras était sur tous les visages. On niait et on expliquait à la fois, ce qui s'était fait avant cette séance. Je profitai de ce moment pour faire quelques concessions aux amours-propres que je voyais en souffrance. Je dis que dans une réunion aussi nombreuse que l'était le congrès, où l'on avait à s'occuper de tant de matières diverses, à statuer sur des questions du premier ordre et à décider d'une foule d'intérêts secondaires, il était bien difficile, il était même impossible d'arriver à un résultat, en traitant tous ces objets dans des assemblées générales, mais que l'on pouvait trouver quelque moyen pour distribuer et classer toutes les affaires, sans blesser ni les intérêts ni la dignité d'aucune des puissances.

Ce langage, quoique vague encore, laissant entrevoir pour les affaires générales, la possibilité d'une direction particulière, permit aux ministres réunis de revenir sur ce qu'ils avaient fait, de le regarder comme non avenu; et M. de Gentz détruisit les protocoles des séances précédentes et dressa celui de ce jour-là. Ce protocole devint le procès-verbal de la première séance, et pour prendre date, je le signai. Depuis ce temps, il n'y eut plus entre les grandes puissances, de conférences sans que la France en fît partie. Nous nous réunîmes les jours suivants pour établir la distribution du travail. Tous les membres du congrès se partagèrent en commissions qui étaient chargées d'examiner les questions qu'on leur soumettait. Dans chacune de ces commissions entrèrent les plénipotentiaires des États qui avaient un intérêt plus direct aux objets qu'elles avaient à examiner. On attribua les matières les plus importantes et les questions d'un intérêt général à la commission formée des représentants des huit principales puissances de l'Europe; et pour prendre une base, il fut dit que ce serait celles qui avaient signé le traité du 30 mai 1814. Cet arrangement était non seulement utile, parce qu'il abrégeait et facilitait singulièrement le travail, mais il était aussi très juste, puisque tous les membres du congrès y consentirent, et qu'il ne s'éleva aucune réclamation.

Ainsi, à la fin du mois d'octobre 1814, je pus écrire à Paris, que la maison de Bourbon, rentrée depuis cinq mois en France, que la France conquise cinq mois auparavant, se trouvaient déjà replacées à leur rang en Europe, et avaient repris l'influence qui leur appartenait sur les plus importantes délibérations du congrès. Et trois mois plus tard, ces mêmes puissances qui n'avaient rien fait pour sauver l'infortuné Louis XVI, étaient appelées par moi, à rendre un tardif mais solennel hommage à sa mémoire. Cet hommage était encore une manière de relier la chaîne des temps, une nouvelle consécration des légitimes droits de la maison de Bourbon. Je dois dire que l'empereur et l'impératrice d'Autriche me secondèrent puissamment pour la pieuse et noble cérémonie célébrée à Vienne, le 21 janvier 1815, à laquelle assistèrent tous les souverains et tous les personnages alors présents dans la capitale de l'empire d'Autriche.

Le premier objet dont s'occupa la commission des huit puissances fut le sort du roi et du royaume de Saxe et ensuite on du royaume de Saxe. En l'acquérant, elle aurait non seulement accru ses possessions d'un riche et beau pays; mais encore elle aurait largement fortifié son ancien territoire. Dans le cours de la guerre qu'avait terminée la paix de Paris, les alliés de la Prusse lui avaient promis que, par les arrangements à intervenir, la possession de la Saxe lui serait assurée. La Prusse, en conséquence, comptait, avec une entière certitude, sur cette importante acquisition et se regardait déjà comme souveraine de ce bel État, qu'elle occupait par ses troupes, tandis qu'elle retenait le roi de Saxe comme prisonnier dans une forteresse prussienne. Mais, lorsqu'on fit la proposition de le lui donner dans la commission des huit puissances, je déclarai qu'il m'était impossible d'y souscrire. Je convins que la Prusse dépouillée par Napoléon, de vastes et nombreuses possessions qu'elle ne pouvait toutes recouvrer, avait droit à être indemnisée. Mais, était-ce une raison pour que la Prusse, à son tour, vînt dépouiller le roi de Saxe? N'était-ce pas vouloir substituer à un droit fondé en justice, le droit du plus fort, dont la Prusse avait été si près de devenir la victime? Et, en usant de ce droit, renoncer par le fait à l'intérêt que sa position devait inspirer? Les territoires dont le congrès avait à disposer n'offraient-ils pas d'ailleurs d'autres moyens de lui assigner d'amples indemnités? La France voulait bien se montrer facile dans tous les arrangements qui pouvaient convenir au roi de Prusse, pourvu qu'ils ne fussent pas contre le droit; et je répétai qu'elle ne pouvait ni participer ni consentir à ceux qui constitueraient une usurpation. Et sans parler de l'intérêt qui s'attachait à la personne du roi de Saxe, respectable par ses malheurs et par les vertus qui avaient honoré son règne, j'invoquai seulement en sa faveur le principe sacré de la légitimité.

La Prusse trouvait que l'on aurait assez satisfait à tout ce qu'exige ce principe, en assignant au roi de Saxe quelques indemnités dans les pays disponibles, et que, soit que ce prince consentît ou ne consentît pas à cet arrangement, la possession de la Saxe serait, pour elle, suffisamment légitimée par la reconnaissance des souverains alliés. Sur quoi je fis observer au prince de Hardenberg qu'une reconnaissance de ce genre, faite par ceux qui n'ont aucun droit à une chose, ne pouvait conférer un droit à celui qui n'en a pas.

Il faut attribuer ce déplorable oubli de tous les principes à l'agitation déréglée que l'Europe éprouvait depuis vingt-cinq ans; tant de souverains avaient été dépouillés, tant de pays avaient changé de maître, que le droit public, atteint par une sorte de corruption, commençait pour ainsi dire à ne plus réprouver l'usurpation. Les souverains de l'Europe avaient été successivement forcés, par l'empire de circonstances irrésistibles, à reconnaître des usurpateurs, à traiter, à s'allier avec eux. Ils avaient été ainsi peu à peu amenés à faire céder leur délicatesse à leur sûreté; et pour satisfaire leur ambition, lorsqu'à leur tour ils en trouvaient l'occasion, ils étaient disposés à devenir usurpateurs eux-mêmes. Le respect pour les droits légitimes était en eux tellement affaibli, qu'après leur première victoire sur Napoléon, ce ne furent pas les souverains qui songèrent aux droits de la maison de Bourbon; ils eurent même plusieurs autres projets sur la France. Et si celle-ci recouvra ses rois, c'est que, dès qu'elle put exprimer son vœu, elle se jeta d'elle-même dans les bras de cette famille auguste, qui lui apportait de sages libertés avec ses glorieux souvenirs historiques. Au premier moment, la restauration avait été pour les puissances, qui, je le répète, y ont assisté, mais de qui elle n'est point l'ouvrage, une chose de fait, bien plus qu'une chose de droit.

Lorsque les ministres de France se constituèrent ouvertement au congrès les défenseurs du principe de la légitimité, on ne se montra d'abord disposé à en admettre les conséquences, qu'autant qu'elles ne contrarieraient en rien les convenances respectives devant lesquelles on prétendait faire fléchir le principe. Aussi, pour le faire triompher, eus-je à surmonter tous les obstacles que peut susciter l'ambition contrariée, lorsqu'elle se voit au moment d'être satisfaite.

Tandis que la Prusse soutenait avec ardeur et ténacité ses prétentions sur la Saxe, la Russie, soit par l'attachement que son souverain portait au roi de Prusse, soit parce que le prix de cette concession devait être pour l'empereur Alexandre, la possession du duché de Varsovie, les favorisait de tout son pouvoir. Ses ministres parlaient dans ce sens, sans le moindre embarras. «Tout est arrangement dans les affaires politiques, me disait l'un d'eux, Naples est votre premier intérêt; cédez sur la Saxe, et la Russie vous soutiendra pour Naples.—Vous me parlez là d'un marché, lui répondis-je, et je ne peux pas en faire. J'ai le bonheur de ne pas être si à mon aise que vous: c'est votre volonté, votre intérêt qui vous déterminent, et moi, je suis obligé de suivre des principes; et les principes ne transigent pas.»

Le principal objet de l'Angleterre, en concourant aux vues de la Prusse et de la Russie sur la Saxe, paraissait être de fortifier, par une seconde ligne de défense établie sur l'Elbe, celle que la Prusse avait déjà sur l'Oder, afin que cette puissance pût opposer une barrière plus solide aux entreprises que, par la suite, la Russie pourrait former contre l'Allemagne. Mais cette idée, même stratégiquement, était une pure illusion.

L'Autriche n'avait guère d'autre motif déterminant d'appuyer les prétentions de la Prusse, que celui de maintenir des arrangements qui, dans le tumulte des camps, avaient été précédemment projetés avec précipitation et légèreté. Elle n'avait pas même été arrêtée alors par le danger pour elle de laisser la Prusse s'établir sur les flancs des montagnes de la Bohême, danger qu'elle sembla ne voir que lorsque la France l'en eût averti. Je trouvai un moyen direct de faire, comprendre à l'empereur François, sans passer par son ministère, qu'il avait un intérêt grave à ce que la Saxe fût conservée. Les raisons que je développai à l'intermédiaire[157] que j'employai firent impression sur son esprit.

L'Angleterre comprit bientôt aussi qu'il serait imprudent de jeter un nouvel élément d'inimitié et de discorde entre les deux puissances qui défendaient contre la Russie les abords de l'Allemagne. D'ailleurs la Saxe aurait été longtemps pour la Prusse une possession peu soumise et précaire, toujours prête à saisir les occasions de lui échapper et de recouvrer son indépendance. Ce serait donc pour la Prusse une acquisition plus propre à l'affaiblir qu'à la fortifier. La question du sort de la Saxe étant ainsi dégagée pour l'Angleterre des considérations particulières qui avaient motivé sa première détermination, et étant ramenée pour l'Autriche au véritable point de vue sous lequel son intérêt devait la lui faire considérer, la France trouva enfin ces deux puissances disposées à écouter sans prévention les fortes raisons qu'elle avait pour faire prévaloir les principes. Lorsque ces deux puissances virent que leurs propres convenances se trouvaient d'accord avec le principe de la légitimité, elles reconnurent volontiers que ce principe l'emportait sur les convenances des autres. Elles furent conduites à en devenir par là aussi les défenseurs, et les choses arrivèrent bientôt au point qu'une alliance secrète et éventuelle se forma entre la France, l'Autriche et l'Angleterre, contre la Russie et la Prusse[158]. Ainsi la France, par le seul ascendant de la raison, par la puissance des principes, venait de rompre une alliance qui n'était dirigée que contre elle. (Heureuse si la funeste catastrophe du 20 mars n'en fut venu renouer les liens!!)

Les alliés se trouvaient ainsi divisés entre eux, tandis que nous venions d'établir une alliance nouvelle dans laquelle la France était partie principale. La première alliance, celle contre Napoléon, que l'on aurait voulu faire survivre à l'objet pour lequel elle avait été contractée, ne pouvait apporter aux alliés que les moyens de satisfaire des ambitions et des vues particulières, tandis que le but de l'alliance nouvelle ne pouvait être que le maintien des principes d'ordre, de conservation et de paix. Par là, la France, cessant à peine d'être l'effroi de l'Europe, en devenait en quelque sorte, l'arbitre et la modératrice.

L'Angleterre et l'Autriche étant une fois décidées, la Prusse devait nécessairement céder; aussi finit-elle par consentir à ce que la Saxe continuât d'exister, et elle se contenta d'en recevoir une partie, à titre de cession volontaire faite par le souverain de ce pays. Ce grand point obtenu, il fallut ensuite amener le roi de Saxe à faire ce sacrifice. On me chargea, ainsi que le duc de Wellington et le prince de Metternich, de nous rendre auprès de lui pour tâcher de l'y décider. La nouvelle de l'arrivée de Napoléon en France venait de se répandre à Vienne. Il y avait dans le congrès une agitation extrême. On ne nous donna que vingt-quatre heures pour remplir notre pénible mission. Je me rendis immédiatement à Presbourg, où l'on avait fini par permettre au roi de Saxe de venir habiter.

Madame la comtesse de Brionne[159] habitait cette ville, où elle s'était retirée à la suite de son émigration... Madame de Brionne!!... Madame de Brionne qui avait eu pour moi pendant tant d'années toute l'affection que l'on porte à l'un de ses enfants et qui me croyait des torts envers elle... Oh! il faut que la politique attende! En arrivant à Presbourg, je courus me jeter à ses pieds. Elle m'y laissa assez de temps pour que j'eusse le bonheur de recevoir ses larmes sur mon visage. «Vous voilà donc enfin! me dit-elle. J'ai toujours cru que je vous reverrais. J'ai pu être mécontente de vous, mais je n'ai pas cessé un moment de vous aimer. Mon intérêt vous a suivi partout...» Je ne pouvais dire un mot, je pleurais. Sa bonté cherchait à me remettre un peu en me faisant des questions. «Votre position est belle, me dit-elle.—Oh! oui, je la trouve bien belle.» Les larmes m'étouffaient. L'impression que je ressentis était si vive que je dus la quitter pendant quelques instants; je me sentais défaillir, j'allai prendre l'air sur les bords du Danube. Revenu un peu à moi, je retournai chez madame de Brionne. Elle reprit ses questions, je pus mieux y répondre. Elle me parla un peu du roi, beaucoup de Monsieur. Elle me nomma le roi de Saxe, elle savait que j'avais défendu sa cause, elle s'y intéressait. Quelques jours après cette entrevue, la mort m'enleva cette amie que j'avais été si heureux de retrouver.

Je me rendis dans la soirée au palais, et m'acquittai de la commission dont j'avais été chargé. Le roi de Saxe, qui voulait bien avoir quelque confiance en moi, m'avait fait demander de le voir seul. Dans cette conférence où sans aucun embarras, il me parlait de sa reconnaissance, je lui montrai la nécessité de faire quelques sacrifices, je tâchai de le convaincre que, au point où en étaient les choses, c'était le seul moyen de garantir l'indépendance de son pays. Le roi me garda près de deux heures; il ne prit encore aucun engagement et me dit seulement qu'il allait se retirer dans son intérieur avec sa famille. Quelques heures après, nous reçûmes, le prince de Metternich, le duc de Wellington et moi, l'invitation de nous rendre au palais. Le prince de Metternich que nous avions choisi pour être notre organe, fit connaître au roi, avec beaucoup de ménagement, le vœu des puissances. Le roi, avec une expression fort noble et fort touchante, nous parla de son affection pour ses peuples, et cependant nous laissa entrevoir qu'il ne mettrait point d'obstacle à ce qui, d'accord avec l'honneur de sa couronne, pourrait contribuer aux arrangements de l'Europe, se réservant d'envoyer au congrès un ministre revêtu de ses pleins pouvoirs pour y traiter de ses intérêts.

Nous repartîmes pour Vienne sans être porteurs de l'adhésion du roi, mais persuadés néanmoins qu'il était décidé, et que c'était par M. d'Einsiedel, son plénipotentiaire, que son consentement parviendrait au congrès.

Après quelques conférences où l'on admit M. d'Einsiedel, les intérêts de la Saxe et de la Prusse se réglèrent, non pas à la satisfaction de l'une et de l'autre, mais d'accord entre elles[160]. Ainsi le principe de la légitimité n'eut point à souffrir dans cette importante circonstance.

Il résulta de ces arrangements que la Russie, qui avait prétendu à la possession entière du duché de Varsovie, dut se désister. La Prusse en recouvra une portion considérable, et l'Autriche, qui n'avait pas cessé de posséder une partie de la Gallicie, reprit quelques-uns des districts qu'elle avait cédés en 1809. Cette disposition qui, au premier coup d'œil, peut paraître n'avoir eu d'importance que pour ces deux puissances, était d'un intérêt général. La Pologne, presque entière entre les mains de la Russie, devait être un objet d'inquiétude continuelle pour l'Europe. Il importait à la sûreté de celle-ci que deux puissances plutôt qu'une seule, exposées à se voir enlever ce qu'elles possédaient, fussent, par le sentiment du danger commun, disposées à s'unir en toute occasion contre les entreprises ambitieuses de la Prusse. Un même intérêt devenait pour elles le lien le plus fort, et c'est par cette raison que la France soutint ici les prétentions de la Prusse et de l'Autriche.

Le ministre de Russie chercha à me combattre par mes propres arguments. Il prétendit que si le principe de la légitimité exigeait la conservation du royaume de Saxe, il devait exiger aussi le rétablissement du royaume de Pologne; il ajouta que l'empereur Alexandre voulait avoir la totalité du duché de Varsovie pour l'ériger en royaume, et qu'ainsi je ne pouvais sans inconséquence refuser de souscrire à ce qu'on le remît entre ses mains. Je répondis avec vivacité que l'on pourrait bien à la vérité regarder comme une question de principe le rétablissement en corps de nation, et sous un gouvernement indépendant, d'un peuple nombreux, autrefois puissant, occupant un territoire vaste et contigu, et qui, s'il avait laissé rompre les liens de son unité, était cependant resté homogène par une communauté de mœurs, de langue et d'espérances; que si on le voulait, la France serait la première, non seulement à donner son adhésion au rétablissement de la Pologne, mais encore à le réclamer avec ardeur, à la condition que la Pologne serait rétablie telle qu'elle était autrefois, telle que l'Europe voudrait qu'elle fût. Mais, ajoutai-je, il n'y a rien de commun entre le principe de la légitimité et la plus ou moins grande extension qui serait donnée à l'État que prétend former la Russie avec une petite portion de la Pologne, et sans même montrer le projet d'y réunir, plus tard, les belles provinces qui, depuis les derniers partages, ont été annexées à ce vaste empire. Les ministres de Russie, après plusieurs conférences, comprirent qu'ils ne réussiraient pas à couvrir du principe de la légitimité, les vues intéressées qu'ils étaient chargés de faire valoir, et ils se bornèrent à négocier pour obtenir une plus ou moins grande partie du territoire qui, pendant quelques années, avait composé le grand-duché de Varsovie.

En rendant hommage au principe de la légitimité, par la décision prise à l'égard du royaume de Saxe, on avait implicitement prononcé sur le sort du royaume de Naples. Le principe une fois adopté, on ne pouvait se refuser à en admettre les conséquences. Aussi la France, après avoir repoussé les prétentions fondées sur le droit de conquête, réclama-t-elle l'assurance que Ferdinand IV serait reconnu roi de Naples. Il fallut surmonter l'embarras réel de quelques cabinets qui s'étaient liés avec Murat, et surtout de l'Autriche qui avait fait un traité avec lui. J'étais bien loin de me refuser à adopter tout ce qui, conduisant au même but, pouvait se concilier avec la dignité des puissances. Murat vint à mon aide. Il était dans une agitation continuelle; il écrivait lettres sur lettres, faisant des déclarations, ordonnait à ses troupes des marches, des contre-marches, et me fournissait mille occasions de montrer sa mauvaise foi. Un mouvement qu'il fit faire à son armée du côté de la Lombardie fut regardé comme une agression, et cette agression devint le signal de sa ruine[161]. Les Autrichiens marchèrent contre lui, le battirent, le poursuivirent, et en peu de jours, abandonné par son armée, il sortit en fugitif du royaume de Naples, qui retourna aussitôt sous le sceptre de son roi légitime. La restitution du royaume de Naples à Ferdinand IV consacrait de nouveau, par un grand exemple, le principe de la légitimité, et de plus, elle était utile à la France, parce qu'elle lui donnait en Italie, pour allié, le plus puissant État de cette contrée[162].

Les arrangements convenus à l'égard de plusieurs autres parties de l'Italie eurent pour objet d'établir dans cette péninsule de forts contre-poids capables d'arrêter la puissance autrichienne, si ses vues ambitieuses se portaient un jour de ce côté. Ainsi le royaume de Sardaigne acquit tout l'État de Gênes. La branche de la maison de Savoie, régnante alors à Turin, étant près de s'éteindre, et l'Autriche pouvant par suite de ses alliances de famille, élever des prétentions à cette belle succession, l'effet en fut prévenu par la reconnaissance des droits de la maison de Carignan, à qui on assura l'hérédité de cette couronne.

La Suisse, point central en Europe, sur lequel viennent s'appuyer trois grandes contrées, la France, l'Allemagne et l'Italie, fut solennellement et à perpétuité déclarée neutre. Par cette résolution, on augmenta pour chacun de ces trois pays les moyens de défense, et on diminua les moyens d'agression. Cette disposition est surtout favorable à la France qui, entourée de places fortes sur toutes les autres parties de ses frontières, en est dépourvue sur celle qui a la Suisse pour confins. La neutralité de ce pays lui donne donc, sur le seul point où elle soit faible et désarmée, un boulevard inexpugnable.

Pour préserver le corps helvétique des dissensions intérieures qui, en troublant son repos, auraient pu compromettre le maintien de sa neutralité, nous nous attachâmes à concilier les prétentions respectives des cantons, et à arranger les différends qui existaient depuis longtemps entre eux. L'union menacée par le conflit des intérêts anciens et des intérêts nés de l'organisation nouvelle, faite sous la médiation de Napoléon, se trouva affermie par un acte où l'on réunit toutes les dispositions qui paraissaient le mieux pouvoir les accorder.

L'érection du nouveau royaume des Pays-Bas, convenue antérieurement à la paix, était évidemment une mesure hostile contre la France; et ce projet avait été conçu dans la vue de créer auprès d'elle un État ennemi, que le besoin de protection rendait l'allié naturel de l'Angleterre et de la Prusse. Le résultat de cette combinaison, cependant, me parut moins dangereux pour la France qu'on ne le pensait, car le nouveau royaume aura longtemps assez à faire pour se consolider[163]. En effet, formé de deux pays divisés par d'anciennes inimitiés, opposés de sentiments et d'intérêts, il doit rester faible et sans consistance pendant beaucoup d'années. L'espèce d'intimité protectrice que l'Angleterre croit établir entre elle et ce nouvel État me semble devoir être pour longtemps encore un rêve politique. Un royaume composé d'un pays de commerce et d'un pays de fabriques doit devenir un rival de l'Angleterre ou être annulé par elle, et par conséquent mécontent.

L'organisation de la confédération germanique devait être un des éléments les plus importants de l'équilibre de l'Europe. Je ne puis dire si le congrès eût réussi à fonder cette organisation sur des bases qui l'eussent fait efficacement servir d'appui à cet équilibre. Les funestes événements de 1815, qui vinrent forcer le congrès à précipiter ses délibérations, firent que l'on ne put déposer dans l'acte final qu'un germe informe qui, jusqu'à présent, n'a pu prendre de consistance et que l'on travaille encore à développer.

Je laisse à apprécier le rôle qu'a joué la France dans cette mémorable circonstance. Malgré le désavantage de la position où elle se trouvait à l'ouverture des conférences, elle parvint à prendre dans les délibérations un tel ascendant, que les questions les plus importantes se décidèrent en partie selon ses vues, et d'après les principes qu'elle avait établis et soutenus, tout opposés qu'ils fussent aux intentions des puissances à qui le sort des armes avait donné le pouvoir de dicter sans obstacle leurs lois à l'Europe. Et, quoique au milieu des discussions du congrès, l'esprit de révolte et d'usurpation soit venu subjuguer encore la France, le roi, rendu à Gand, exerçait à Vienne la même influence que du château des Tuileries. A ma demande, et je dois le dire pour l'honneur des souverains, sans instances, l'Europe lança une déclaration foudroyante contre l'usurpateur[164]. Je l'appelle ainsi parce que c'est là ce que fut Napoléon à son retour de l'île d'Elbe. Jusque-là, il avait été conquérant; ses frères seuls avaient été usurpateurs.

Je retrouvai à cette époque la récompense de ma fidélité aux principes. Au nom du roi, je les avais invoqués pour la conservation des droits des autres, et ils étaient devenus la garantie des siens. Toutes les puissances, se voyant de nouveau menacées par la révolution renaissante en France, armèrent en toute hâte. On précipita la fin des négociations de Vienne pour se livrer sans relâche à des soins devenus plus pressants; et l'acte final du congrès, quoique encore ébauché seulement dans quelques parties, fut signé par les plénipotentiaires qui se séparèrent ensuite.

Les affaires étant ainsi terminées, le roi, et par conséquent la France, ayant été reçu dans l'alliance contre Napoléon et ses adhérents, je quittai Vienne où rien ne me retenait plus, et je me mis en route pour Gand, fort éloigné d'imaginer qu'en arrivant à Bruxelles, j'apprendrais l'issue de la bataille de Waterloo. C'est M. le prince de Condé qui eut la bonté de m'en donner tous les détails. Il me parla, avec une grâce que je n'oublierai jamais, des succès qu'avait eus la France au congrès de Vienne.

Après cet exposé succinct des délibérations du congrès de Vienne, on pourra lire avec plus d'intérêt, peut-être, les correspondances suivantes.

Toutes ces correspondances sont déposées aux archives du département des affaires étrangères, c'est-à-dire les minutes des lettres du roi Louis XVIII de sa main propre, et les originaux de mes lettres; les copies que je donne ici sont prises sur les originaux du roi et sur mes minutes [165].

No 1[166]. —le prince de talleyrand au roi louis xviii[167].

Vienne, le 25 septembre 1814.

Sire,

J'ai quitté Paris le 16. Je suis arrivé ici le 24 au matin. La princesse de Galles venait de quitter Strasbourg lorsque j'y suis arrivé. Elle avait accepté un bal chez madame Franck, veuve du banquier de ce nom, où elle a dansé toute la nuit. Elle avait, la veille de son départ, donné à souper à Talma. Ce qui m'en a été dit m'explique les motifs qui font préférer au prince régent de la savoir plutôt sur le continent qu'en Angleterre. Elle se disposait à partir pour l'Italie.

A Munich, le roi[168] m'a parlé de son attachement pour Votre Majesté. Il m'a dit: «J'ai servi vingt ans la France. Cela ne s'oublie point. Si Monsieur ou M. le duc de Berry étaient venus à Strasbourg, lorsque j'étais à Bade, j'aurais été bien empressé d'aller leur faire ma cour[169]

J'ai entrevu qu'il ne fallait que suivre les principes arrêtés par Votre Majesté comme base du système politique de la France, pour nous assurer le retour et nous concilier la confiance des puissances d'un rang inférieur.

Depuis mon arrivée ici, je n'ai pu recevoir que quelques personnes. M. de Dalberg, qui m'avait précédé d'un jour, avait, de son côté, recueilli quelques notions[170].

Je vois, Sire, que le langage de la raison et celui qui caractérise la modération ne seront point dans la bouche de tous les plénipotentiaires.

Un des ministres de Russie a dit il y a peu de jours: «On a voulu faire de nous une puissance asiatique. Nous allons être Européens par la Pologne.»

La Prusse, de son côté, ne demande pas mieux que d'échanger ses anciennes provinces polonaises contre celles qu'elle convoite en Allemagne et sur les bords du Rhin. On doit regarder ces deux puissances comme intimement unies sur ce point.

Les ministres russes insistent, sans avoir admis jusqu'ici la moindre discussion, sur une extension territoriale qui porterait cette puissance sur les bords de la Vistule, en réunissant même la vieille Prusse à son empire. Ils annoncent, cependant, que cette question restait à traiter avec leur souverain, qui, seul, pouvait changer leurs instructions[171].

J'espère qu'à l'arrivée de l'empereur de Russie, qui, en différentes circonstances, m'a accordé le droit de lui exposer avec franchise ce que je jugerais le plus utile à ses véritables intérêts et à sa gloire, je pourrai lui faire connaître combien il serait avantageux à son système de philanthropie générale, s'il voulait placer la modération à côté de la puissance. Peut-être même trouverai-je, sous ce rapport, le seul point de contact avec M. de la Harpe[172] qui déjà est ici. L'empereur de Russie et le roi de Prusse sont attendus aujourd'hui.

On conteste encore au roi de Saxe le droit de tenir un ministre au congrès. Il a envoyé ici le comte de Schulenburg[173], agent habile et qui m'est connu. Nous pourrons en tirer parti. Le roi a déclaré qu'il ne ferait aucun acte de cession, ni d'abdication, ni d'échange, qui détruisît l'existence de la Saxe. Cette honorable résistance pourra faire rentrer en eux-mêmes ceux qui protègent encore l'idée de la réunion de ce royaume à la Prusse.

La Bavière a fait offrir au roi de Saxe d'appuyer ses prétentions, s'il le fallait, par cinquante mille hommes.

On ne paraît pas d'accord sur la non admission d'un plénipotentiaire de Naples. Je regarde cette question comme n'étant pas entièrement résolue.

L'Autriche veut placer Naples et la Saxe sur la même ligne, et la Russie, en faire des objets de compensation.

La reine de Naples n'est regrettée par personne, et sa mort paraît avoir mis M. le prince de Metternich à son aise.

Rien au reste n'est encore déterminé à l'égard de la marche et de la conduite des affaires au congrès, et même, dans le raisonnement des ministres anglais, j'ai cru entrevoir qu'eux-mêmes n'ont point mûri ce travail préparatoire.

On propose deux commissions, dont l'une se composerait des grandes puissances; l'autre, des puissances inférieures. On est disposé à faire traiter les affaires d'Allemagne par une commission particulière. Le rôle que Votre Majesté prescrit à ses ambassadeurs est si noble et si conforme à sa dignité, qu'ils pourront aider à tout ce qui doit ramener l'ordre en Europe et rétablir un équilibre réel et durable.

Je prie Votre Majesté de croire que nous porterons tous nos efforts à répondre à sa confiance et à suivre la ligne que nous ont tracée les instructions que Votre Majesté a données à ses ambassadeurs au congrès[174].

Je suis...

Le prince de talleyrand[175].


No 1 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris[176].

Vienne, le 27 septembre 1814.

Monsieur le comte,

La correspondance des ministres du roi au congrès n'a encore que peu de chose à apprendre au département. Les ministres du roi se tiennent sur la ligne qui leur a été tracée par leurs instructions. Ils reviennent dans toutes leurs conversations à l'article du traité du 30 mai, qui donne au congrès l'honorable mission d'établir un équilibre réel et durable. Cette forme désintéressée les conduit à entrer dans les principes du droit public, reconnu par toute l'Europe et d'où découle d'une manière presque forcée le rétablissement du roi Ferdinand IV au trône de Naples, ainsi que la succession, dans la branche de Carignan, de la maison de Savoie.

La non abdication et la non cession du roi de Saxe donnent aux ministres du roi le devoir de défendre sa cause.

Vous voyez, monsieur le comte, que nous nous tenons dans des généralités. Cependant, nous devons vous dire que leur application paraît être prévue par les ministres, qu'avant la paix, nous appelions alliés, et que cela place les ministres du roi dans la position qui convient au beau rôle qu'il est appelé à jouer dans cette grande circonstance.

Nos informations nous autorisent à vous dire que le malheur et l'ambition ne laissent pas encore tenir aux ministres prussiens le langage qu'une réunion aussi pacifique que celle de Vienne semblerait devoir leur prescrire.

Nous avons l'honneur...

Le prince de talleyrand.
Le duc de dalberg.
Le marquis de la tour du pin gouvernet.
Le comte alexis de noailles.


No 2.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 29 septembre 1814.

Sire,

Nous avons enfin presque achevé le cours de nos visites à tous les membres de la nombreuse famille impériale. Il a été bien doux pour moi de trouver partout des témoignages de la haute considération dont on est rempli pour la personne de Votre Majesté, de l'intérêt qu'on lui porte, des vœux qu'on fait pour elle, tout cela exprimé avec plus ou moins de bonheur, mais toujours avec une sincérité qu'on ne pouvait pas soupçonner d'être feinte. L'impératrice, qui depuis notre arrivée avait dû s'occuper exclusivement de l'impératrice de Russie, nous avait fait assigner une heure pour aujourd'hui. Elle s'est trouvée indisposée et, quoiqu'elle ait fait recevoir pour elle plusieurs personnes par Madame l'archiduchesse, sa mère, elle a voulu recevoir elle-même l'ambassade de Votre Majesté. Elle m'a questionné, avec un intérêt qui n'était pas de simple politesse, sur votre santé. «Je me souviens, m'a-t-elle dit, d'avoir vu le roi à Milan. J'étais alors bien jeune. Il avait tout plein de bontés pour moi. Je ne l'ai oublié dans aucune circonstance.» Elle a parlé dans des termes analogues de Madame la duchesse d'Angoulême, de ses vertus, de l'amour qu'on lui portait à Vienne et des souvenirs qu'elle y a laissés. Elle a aussi daigné dire des choses obligeantes pour le ministre de Votre Majesté. Deux fois, elle a placé dans la conversation le nom de l'archiduchesse Marie-Louise, la seconde fois avec une sorte d'affectation. Elle l'appelle ma fille Louise. Malgré la toux qui la forçait presque continuellement[177] à s'interrompre, et malgré sa maigreur, cette princesse a un don de plaire et des grâces que j'appellerais toutes françaises, si, pour un œil très difficile, il ne s'y mêlait peut-être un tant soi peu d'apprêt.

M. de Metternich est fort poli pour moi. M. de Stadion me montre plus de confiance. Il est vrai que celui-ci, mécontent de ce que fait l'autre, s'est retranché dans les affaires des finances, dont on lui a donné la direction et auxquelles je doute fort qu'il s'entende, et a laissé les affaires du cabinet, ce qui le rend peut-être plus communicatif.

J'ai toujours à me louer de la franchise de lord Castlereagh. Il eut, il y a quelques jours, avec l'empereur Alexandre une conversation d'une heure et demie, dont il vint aussitôt après me faire part. Il prétend que dans cette conversation, l'empereur Alexandre a déployé toutes les ressources de l'esprit le plus subtil; mais que lui, lord Castlereagh, a parlé dans des termes très positifs et même assez durs pour être inconvenants, s'il n'y eût pas mêlé, pour leur servir de passeport, des protestations de zèle pour la gloire de l'empereur. Malgré tout cela, je crains que lord Castlereagh n'ait pas l'esprit de décision qu'il nous serait si nécessaire qu'il eût, et que l'idée du parlement, qui ne l'abandonne jamais, ne le rende timide. Je ferai tout ce qui sera en moi pour lui inspirer de la fermeté.

Le comte de Nesselrode m'avait dit que l'empereur Alexandre désirait de me voir, et m'avait engagé à lui écrire pour avoir une audience[178]. Je l'ai fait, il y a déjà plusieurs jours, et n'ai pas encore sa réponse. Nos principes, dont nous ne faisons pas mystère, sont-ils connus de l'empereur Alexandre et lui ont-ils donné vis-à-vis de moi une sorte d'embarras? S'il me fait, comme je dois le croire d'après tout ce qui me revient, l'honneur de m'entretenir sur les affaires de Pologne et de Saxe, je serai doux, conciliant, mais positif, ne parlant que principes et ne m'en écartant jamais.

Je m'imagine[179] que la Russie et la Prusse ne font tant de bruit et ne parlent avec tant de hauteur que pour savoir ce que l'on pense, et que, si elles se voient seules de leur parti, elles y regarderont à deux fois avant de pousser les choses à l'extrémité[180]. Cet enthousiasme polonais dont l'empereur Alexandre s'était enflammé à Paris, s'est refroidi à Saint-Pétersbourg. Il s'est ranimé à Pulawy[181]; il peut s'éteindre de nouveau, quoique nous ayons ici M. de la Harpe, et qu'on y attende les Czartoryski [182]; j'ai peine à croire qu'une déclaration simple, mais unanime, des grandes puissances, ne suffise pas pour le calmer. Malheureusement, celui qui est en Autriche à la tête des affaires, et qui a la prétention de régler celles de l'Europe, regarde comme la marque la plus certaine de la supériorité du génie une légèreté qu'il porte d'un côté jusqu'au ridicule, et de l'autre, jusqu'à ce point où, dans le ministre d'un grand État, et dans des circonstances telles que celles-ci, elle devient une calamité.

Dans cette situation des choses, où tant de passions fermentent, et où tant de gens s'agitent en tout sens, l'impétuosité et l'indolence sont deux écueils qu'il me paraît également nécessaire d'éviter. Je tâche donc de me renfermer dans une dignité calme qui, seule, me semble convenir aux ministres de Votre Majesté, qui, grâce aux sages instructions qu'elle leur a données, n'ont que des principes à défendre, sans aucun plan d'intérêt personnel à faire prévaloir.

Quelle que doive être l'issue du congrès, il y a deux opinions qu'il faut établir et conserver, celle de la justice de Votre Majesté, et celle de la force de son gouvernement; car ce sont les meilleurs ou plutôt les seuls garants de la considération au dehors et de la stabilité au dedans. Ces deux opinions une fois établies, comme j'espère qu'elles le seront, que le résultat du congrès soit ou non conforme à nos désirs et au bien de l'Europe, nous en sortirons toujours avec honneur.

Je suis...


No 2 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 29 septembre 1814.

Monsieur le comte,

Nous avons été occupés ces jours-ci à nous faire présenter à la famille impériale d'Autriche. Nous avons cru remarquer que l'empereur et les archiducs ont cherché à être fort obligeants. L'impératrice, particulièrement, a mis beaucoup de grâce dans la manière dont elle nous a reçus. On nous a exprimé de l'attachement pour le roi, et on s'est informé beaucoup de l'état de la santé de Madame la duchesse d'Angoulême. Les fêtes ont commencé.

Les affaires du congrès n'ont fait que peu de progrès depuis la dernière lettre que nous avons eu l'honneur de vous écrire. Nous continuons à nous tenir attachés aux instructions qui nous ont été données.

En énonçant les principes qu'elles renferment, la France et le roi influeront sur les affaires de l'Europe d'une manière aussi noble que convenable.

Il paraît que, jusqu'ici, tout ce qui devait être convenu à l'égard de la marche des affaires n'a point été décidé.

Les ministres du roi n'ont pas encore cru devoir intervenir, et nous attendons, monsieur le comte, qu'on se soit concerté sur ces différents objets, pour vous en faire connaître les résultats.

Nous avons été instruits de la manière la plus positive que la Russie n'abandonne aucune de ses prétentions sur la Pologne. Elle déclare que tout le duché de Varsovie est occupé par ses armées, et qu'il faudra les en chasser. Tels sont les termes dont on se sert.

La Prusse lui a cédé ce qu'elle appelle ses droits sur ce pays, et cherche ses dédommagements dans le royaume de Saxe. Cet état de choses laisse une grande incertitude sur l'issue du congrès.

Les informations prises sur les sentiments de l'Autriche ne donnent pas une entière confiance que cette puissance voudra employer convenablement ses nombreuses armées pour le soutien des principes sans lesquels rien n'est stable.

Les ministres du roi croient avoir observé que le langage ferme et énergique qu'ils ont tenu en diverses circonstances a produit quelque effet; qu'il a même amené quelque hésitation sur des plans déjà presque arrêtés.

Le prince de Talleyrand a demandé à voir l'empereur de Russie en particulier. Sa lettre depuis trois jours est restée sans réponse. Ce ne sera qu'après cette entrevue que l'on pourra juger du degré de modération que ce souverain apportera dans les affaires générales de l'Europe. Ses ministres ne paraissent point entièrement instruits. Ils nous évitent, parce qu'ils craignent d'entrer en discussion avec nous.

Les ministres autrichiens témoignent une sorte de défiance.

Les Prussiens servent les Russes. Il ne paraît pas que les ministres anglais aient un langage bien décidé.

Les agents des petites cours cherchent à se rapprocher de la France, et nous les y engageons.

Nous ne présentons encore que des aperçus; mais ils peuvent donner une idée de l'état des choses.


No 1 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, le 3 octobre 1814[183].

Mon cousin,

J'ai reçu votre dépêche du 25 septembre, et par égard pour vos yeux, et pour ma main, j'en emprunte une pour y répondre[184] qui n'est pas la mienne, mais qui est loin d'être étrangère à mes affaires[185].

Les rois de Naples et de Saxe sont mes parents au même degré; la justice réclame également en faveur de tous les deux; mais je ne saurais y prendre un intérêt pareil[186]. Le royaume de Naples possédé par un descendant de Louis XIV, ajoute à la puissance de la France. Demeurant à un individu de la famille de Corse[187], flagitio addit damnum. Je ne suis guère moins révolté de l'idée que ce royaume et la Saxe puissent servir de compensations. Je n'ai pas besoin de vous tracer ici mes réflexions sur un pareil oubli de toute morale publique; mais ce que je dois me hâter de vous dire, c'est que si je ne puis empêcher cette iniquité, je veux du moins ne pas la sanctionner, et, au contraire, me réserver, ou à mes successeurs, la liberté de la redresser, si l'occasion s'en présente.

Je ne dis au reste ceci que pour pousser l'hypothèse jusqu'à l'extrême, car je suis loin de désespérer du succès de la cause, si l'Angleterre s'attache fortement aux principes que lord Castlereagh nous a manifestés ici, et si l'Autriche est dans les mêmes résolutions que la Bavière.

Ce que M. de Schulenburg vous a dit de la détermination du roi de Saxe est parfaitement vrai: ce malheureux prince me l'a mandé lui-même.

Vous pouvez facilement juger de l'empressement[188] avec lequel j'attends des nouvelles du congrès dont les opérations doivent être actuellement commencées. Sur quoi je prie Dieu, mon cousin, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

louis.


No 3 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 4 octobre 1814.

Monsieur le comte,

Depuis notre dernière lettre, nous avons fait un pas de plus. Il ne nous conduit cependant point encore à voir commencer le travail du congrès. Nous vous exposons succinctement les démarches qui ont eu lieu.

M. le prince de Metternich, par un billet en date du 29 septembre, adressé à M. le prince de Talleyrand, l'a invité à une conférence particulière. La copie se trouve jointe sous le numéro 1[189].

Le mot assister et les ministres indiqués faisaient supposer que cette réunion devait porter le caractère d'une sorte de complaisance de la part des alliés envers la France. Le prince de Talleyrand y répondit par le billet ci-joint numéro 2. Vous observerez, monsieur le comte, qu'en plaçant l'Espagne avant la Prusse, on détruisait l'intention de M. le prince de Metternich.

Plus tard on sut que M. le prince de Metternich avait fait une invitation à M. de Labrador, dans laquelle il dit: «Le prince de Metternich et ses collègues les ministres de Russie, d'Angleterre, et de Prusse invitent...»

M. de Labrador qui s'attache beaucoup à l'ambassade de France et qui paraît applaudir à la régularité de sa marche et des principes, a répondu comme M. le prince de Talleyrand le lui a indiqué.

La conférence a eu lieu chez le prince de Metternich même. Il avait choisi M. de Gentz, connu pour ses relations anglaises et prussiennes, comme rédacteur du procès-verbal.

On y fit lecture d'un protocole et d'un projet de déclaration.

Le protocole commençait par nommer les alliés à chaque alinéa, et la déclaration était faite en leur nom. Elle se trouve jointe sous le numéro 3.

Le prince de Talleyrand, après avoir relevé deux fois le mot alliés, en déclarant que c'était une insulte au milieu d'un congrès tel qu'était celui qu'on avait réuni, observa que les conclusions de cette pièce blessaient les égards dus aux autres puissances; et qu'il n'appartenait point à elles seules de prendre une initiative qui n'était fondée sur aucun droit; qu'il valait mieux inviter toutes les puissances à se réunir en congrès, à faire nommer des commissions, et procéder ainsi avec la mesure sans laquelle rien n'est légitime; il déclara enfin qu'il ne pouvait reconnaître aucun arrangement particulier qui aurait été fait depuis la signature du traité de Paris.

Le prince de Talleyrand adressa le soir le résultat de ses observations aux cinq ministres qui s'étaient réunis le matin. Sa note est sous le numéro 4.

Cette note semble avoir fait retarder la convocation d'une seconde conférence; et il nous est revenu que les ministres paraissaient en être embarrassés. Il nous a été dit d'un autre côté qu'ils avaient l'air de croire qu'on voulait leur faire la leçon, et qu'ils ne paraissaient pas rendre justice aux soins que l'on prenait de les ramener aux principes, qui, seuls, peuvent rendre à l'Europe une assiette solide.

Le prince de Talleyrand s'est décidé à adresser une note officielle, attendu que ces ministres avaient tenu des conférences préparatoires, qu'ils avaient signé un procès-verbal et avaient arrêté la publication de cette pièce, comme étant conforme à l'arrangement qu'ils avaient pris d'exercer une sorte d'initiative dans les affaires qui restaient à régler. Voyant qu'il existait quelque chose d'officiel d'un côté, il crut qu'il fallait qu'il y eût aussi, de l'autre, quelque chose d'officiel.

Vous jugerez, monsieur le comte, par la lecture de ces différentes pièces, que les affaires générales ne sont point encore traitées avec cette franchise et ce sentiment de justice et d'équité qui peuvent les faire terminer promptement. Vous jugerez également que la position de l'ambassade de France est fort difficile, parce qu'elle a pour direction d'engager les autres puissances à être modérées et raisonnables, et que ces puissances se trouvent encore liées par des engagements antérieurs et dirigées par une ambition intolérable. L'opinion que nous énonçons à cet égard est confirmée par une audience particulière que M. le prince de Talleyrand a eue de Sa Majesté l'empereur de Russie, et dont il est nécessaire, monsieur le comte, de vous parler.

L'empereur questionna avec affectation sur l'état de la France, de ses armées, de ses finances, de l'esprit public; il annonça vouloir conserver ce qu'il tenait, et posa en principe que, dans les arrangements qui allaient avoir lieu, il devait y trouver ses convenances. Le prince de Talleyrand observa qu'il fallait plutôt y chercher le droit. L'empereur alors prononça ces mots: «La guerre donc!... vous voulez donc la guerre...?» Le prince de Talleyrand prit, sans répondre, l'attitude qui indiquait à l'empereur que c'était lui-même qui la déciderait et qui en porterait la responsabilité. L'empereur fit entendre qu'il s'était arrangé avec les grandes puissances, ce que le prince de Talleyrand mit en doute, attendu que la France n'y avait point concouru, et que toutes s'annonçaient comme libres d'engagements particuliers, étrangers à ce qui avait été fait à Paris.

Telle est la situation des affaires. Il nous revient de toute part que déjà les moyennes et les petites puissances se tournent vers la France pour y chercher un appui; et nous nous flattons toujours que la nation russe et l'armée, ne mettant point d'intérêt au rétablissement de la Pologne et ne voulant pas la guerre pour soutenir des vues d'ambition, l'empereur de Russie rentrera en lui-même et consentira que l'Europe recouvre le repos et la tranquillité, en se plaçant sous l'égide des principes que dicte la raison.

Nous avons l'honneur, monsieur le comte, de vous adresser copie d'une lettre du ministre de Portugal à lord Castlereagh, par laquelle il réclame contre l'exclusion qu'on a faite de lui aux premières conférences, comme ministre portugais. Le prince de Talleyrand a cru devoir appuyer sa demande.

Agréez....


No 3.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 4 octobre 1814.

Sire,

Le 30 septembre, entre neuf et dix heures du matin, je reçus de M. de Metternich une lettre de cinq lignes, datée de la veille, et par laquelle il me proposait, en son nom seul, de venir à deux heures assister à une conférence préliminaire pour laquelle je trouverais réunis chez lui les seuls ministres[190] de Russie, d'Angleterre et de Prusse. Il ajoutait qu'il faisait la même demande, à M. de Labrador, ministre d'Espagne.

Les mots assister et réunis étaient visiblement employés avec dessein. Je répondis que je me rendrais avec grand plaisir chez lui, avec les ministres de Russie, d'Angleterre, d'Espagne et de Prusse.

L'invitation adressée à M. de Labrador était conçue dans les mêmes termes que celle que j'avais reçue, avec cette différence qu'elle était en forme de billet à la troisième personne, et faite au nom de M. Metternich et de ses collègues.

M. de Labrador étant venu me la communiquer et me consulter sur la réponse à faire, je lui montrai la mienne, et il en fit une toute pareille, dans laquelle la France était nommée avec et avant les autres puissances. Nous mêlions ainsi à dessein, M. de Labrador et moi, ce que les autres paraissaient vouloir séparer, et nous divisions ce qu'ils avaient l'air de vouloir unir par un lien particulier.

J'étais chez M. de Metternich avant deux heures, et déjà les ministres des quatre cours étaient réunis en séance, autour d'une table longue: lord Castlereagh, à une des extrémités et paraissant présider; à l'autre extrémité, un homme que M. de Metternich me présenta comme tenant la plume dans leurs conférences; c'était M. de Gentz. Un siège entre lord Castlereagh et M. de Metternich avait été laissé vacant, je l'occupai. Je demandai pourquoi j'avais été appelé seul de l'ambassade de Votre Majesté, ce qui produisit le dialogue suivant: «On n'a voulu réunir dans les conférences préliminaires que les chefs des cabinets.—M. de Labrador ne l'est pas, et il est cependant appelé.—C'est que le secrétaire d'État d'Espagne n'est point à Vienne.—Mais, outre M. le prince de Hardenberg, je vois ici M. de Humboldt, qui n'est point secrétaire d'État.—C'est une exception nécessitée par l'infirmité que vous connaissez au prince de Hardenberg[191].—S'il ne s'agit que d'infirmités, chacun peut avoir les siennes, et a le même droit de les faire valoir». On parut alors disposé à admettre que chaque secrétaire d'État pourrait amener un des plénipotentiaires qui lui étaient adjoints, et pour le moment je crus inutile d'insister.

L'ambassadeur de Portugal, le comte de Palmella[192], informé par lord Castlereagh qu'il devait y avoir des conférences préliminaires, auxquelles M. de Labrador et moi devions nous trouver et où il ne serait point appelé, avait cru devoir réclamer contre une exclusion qu'il regardait et comme injuste, et comme humiliante pour la couronne de Portugal. Il avait en conséquence écrit à lord Castlereagh, une lettre que celui-ci produisit à la conférence. Ses raisons étaient fortes; elles étaient bien déduites. Il demandait que les huit puissances qui ont signé le traité du 30 mai, et non pas seulement six de ces puissances, formassent la commission préparatoire qui devait mettre en activité le congrès dont elles avaient stipulé la réunion. Nous appuyâmes cette demande, M. de Labrador et moi. On se montra disposé à y accéder, mais la décision fut ajournée à la prochaine séance. La Suède n'a point encore de plénipotentiaire ici, et n'a conséquemment pas encore été dans le cas de réclamer.

«L'objet de la conférence d'aujourd'hui, me dit lord Castlereagh, est de vous donner connaissance de ce que les quatre cours ont fait depuis que nous sommes ici.» Et, s'adressant à M. de Metternich: «C'est vous, lui dit-il, qui avez le protocole.» M. de Metternich me remit alors une pièce signée de lui, du comte de Nesselrode, de lord Castlereagh et du prince de Hardenberg. Dans cette pièce, le mot d'alliés se trouvait à chaque paragraphe. Je relevai ce mot. Je dis qu'il me mettait dans la nécessité de demander où nous étions, si c'était encore à Chaumont ou à Laon[193], si la paix n'était pas faite, s'il y avait guerre et contre qui? Tous me répondirent qu'ils n'attachaient[194] point au mot d'alliés un sens contraire à l'état de nos rapports actuels, et qu'ils ne l'avaient employé que pour abréger; sur quoi je fis sentir que, quel que fût le prix de la brièveté, il ne la fallait point acheter aux dépens de l'exactitude.

Quant au contenu du protocole, c'était un tissu de raisonnements métaphysiques destinés à faire valoir des prétentions que l'on appuyait encore sur des traités à nous inconnus. Discuter ces raisonnements et ces prétentions, c'eût été se jeter dans un océan de disputes. Je sentis qu'il était nécessaire de repousser le tout par un argument péremptoire. Je lus plusieurs paragraphes et je dis: «Je ne comprends pas.» Je les relus de nouveau, posément, de l'air d'un homme qui cherche à pénétrer le sens d'une chose, et je dis: «Je ne comprends pas davantage.» J'ajoutai: «Il y a pour moi deux dates entre lesquelles il n'y a rien: celle du 30 mai, où la formation du congrès a été stipulée, et celle du 1er octobre, où il doit se réunir. Tout ce qui s'est fait dans l'intervalle m'est étranger et n'existe pas pour moi.» La réponse des plénipotentiaires fut qu'ils tenaient peu à cette pièce et qu'ils ne demandaient pas mieux que de la retirer, ce qui leur attira de la part de M. de Labrador l'observation que pourtant ils l'avaient signée. Ils la reprirent; M. de Metternich la mit à part[195] et il n'en fut plus question.

Après avoir abandonné cette pièce, ils en produisirent une autre. C'était un projet de déclaration que M. de Labrador et moi devions signer avec eux, si nous l'adoptions. Après un long préambule sur la nécessité de simplifier et d'abréger les travaux du congrès, et après des protestations de ne vouloir empiéter sur les droits de personne, le projet établissait que les objets à régler par le congrès devaient être divisés en deux séries, pour chacune desquelles il devait être formé un comité auquel les États intéressés pourraient s'adresser; et que les deux comités ayant achevé tout le travail, on assemblerait alors pour la première fois le congrès, à la sanction duquel tout serait soumis.

Ce projet avait évidemment pour but de rendre les quatre puissances qui se disent alliées maîtresses absolues de toutes les opérations du congrès, puisque, dans l'hypothèse où les six puissances principales se constitueraient juges des questions relatives à la composition du congrès, aux objets qu'il devra régler, aux procédés à suivre pour les régler, à l'ordre dans lequel ils devront être réglés, et nommeraient seules et sans contrôle les comités qui devraient tout préparer, la France et l'Espagne, même en les supposant toujours d'accord sur toutes les questions, ne seraient jamais que deux contre quatre.

Je déclarai que sur un projet de cette nature, une première lecture ne suffisait pas pour se former une opinion, qu'il avait besoin d'être médité, qu'il fallait avant tout s'assurer s'il était compatible avec des droits que nous avions tous l'intention de respecter; que nous étions venus pour consacrer et garantir[196] les droits de chacun, et qu'il serait trop malheureux que nous débutassions par les violer; que l'idée de tout arranger avant d'assembler le congrès était pour moi une idée nouvelle; qu'on proposait de finir par où j'avais cru qu'il était nécessaire de commencer; que peut-être le pouvoir qu'on proposait d'attribuer aux six puissances, ne pouvait leur être donné que par le congrès; qu'il y avait des mesures que des ministres sans responsabilité pouvaient facilement adopter, mais que lord Castlereagh et moi nous étions dans un cas tout différent. Ici lord Castlereagh a dit que les réflexions que je venais de faire lui étaient toutes venues à l'esprit, qu'il en sentait bien la force; mais, a-t-il ajouté, «quel autre expédient trouver pour ne pas se jeter dans d'inextricables longueurs?» J'ai demandé pourquoi dès à présent on ne réunissait pas le congrès? quelles difficultés on y trouvait?—Chacun alors a présenté la sienne; une conversation s'en est suivie dans laquelle, à l'occasion de celui qui règne à Naples, M. de Labrador s'est exprimé sans ménagement[197]. Pour moi, je m'étais contenté de dire: «De quel roi de Naples parlez-vous? nous ne savons qui c'est[198].»—Et sur ce que M. de Humboldt avait remarqué que des puissances l'avaient reconnu et lui avaient garanti ses États, j'ai reparti d'un ton ferme[199]: «Ceux qui les lui ont garantis ne l'ont pas dû et, conséquemment, ne l'ont pas pu.» Et pour ne pas trop prolonger l'effet que ce langage a visiblement produit[200], j'ai ajouté: «Mais ce n'est pas de cela qu'il est maintenant question.» Puis, revenant à celle du congrès, j'ai dit que les difficultés que l'on paraissait craindre seraient peut-être moins grandes qu'on ne l'avait cru; qu'il fallait chercher et qu'on trouverait sûrement le moyen d'y obvier. Le prince de Hardenberg a annoncé qu'il ne tenait point à tel expédient plutôt qu'à tel autre, mais qu'il en fallait un, d'après lequel les princes de la Leyen et de Lichtenstein[201] n'eussent point à intervenir dans les arrangements généraux de l'Europe. Là-dessus, on s'est ajourné au surlendemain, après avoir promis de m'envoyer, ainsi qu'à M. de Labrador, des copies du projet de déclaration et de la lettre du comte de Palmella.

(Les différentes pièces dont il est question dans la lettre que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Majesté se trouvent jointes à la lettre que j'écris aujourd'hui au département.)

Après les avoir reçues, et y avoir bien réfléchi, j'ai pensé qu'il ne fallait point attendre la prochaine conférence pour faire connaître mon opinion. Je rédigeai une réponse d'abord en forme de note verbale; puis, venant à songer que les ministres des quatre cours ont eu entre eux des conférences où ils tenaient des protocoles qu'ils signaient, il me parut qu'il ne fallait pas qu'il n'y eût entre eux et le ministre de Votre Majesté que des conversations dont il ne restait aucune trace, et qu'une note officielle servirait convenablement à nouer la négociation[202]. J'adressai donc le 1er octobre aux ministres des cinq autres puissances une note signée, portant en substance:

«Que les huit puissances qui avaient signé le traité du 30 mai, me paraissaient par cette circonstance seule[203], pleinement qualifiées pour former une commission qui préparât pour la décision du congrès les questions qu'il devait avant tout décider, et lui proposât la formation des comités qu'il aurait été jugé expédient d'établir, et les noms de ceux que l'on jugerait les plus propres à les former; mais que leur compétence n'allant[204] point au delà, que n'étant point le congrès, mais une partie seulement du congrès, si elles s'attribuaient d'elles-mêmes un pouvoir qui ne peut appartenir qu'à lui, il y aurait une usurpation, que je serais fort embarrassé, si j'étais dans le cas d'y concourir, de concilier avec ma responsabilité; que la difficulté que pouvait offrir la réunion du congrès n'était pas de la nature de celles qui diminuent avec la temps, et que, puisqu'elle devait être une fois vaincue, on ne pouvait rien gagner en retardant; que les petits États ne devaient pas sans doute, se mêler des arrangements généraux de l'Europe, mais qu'ils n'en auraient pas même le désir, et ne seraient conséquemment point un embarras; que par toutes ces considérations, j'étais naturellement conduit à désirer que les huit puissances s'occupassent sans délai des questions préliminaires à décider par le congrès, pour que l'on pût promptement le réunir et les lui soumettre.»

Après avoir expédié cette note, je suis parti pour l'audience particulière que m'avait fait annoncer l'empereur Alexandre. M. de Nesselrode était venu me dire de sa part qu'il désirait de me voir seul, et lui-même me l'avait rappelé la veille à un bal de la cour, où j'avais eu l'honneur de me trouver avec lui. En m'abordant, il m'a pris la main, mais son air n'était point affectueux comme à l'ordinaire. Sa parole était brève, son maintien grave et peut-être un peu solennel. J'ai vu clairement que c'était un rôle qu'il allait jouer. «Avant tout, m'a-t-il dit, comment est la situation de votre pays?—Aussi bien que Votre Majesté a pu le désirer, et mieux[205] qu'on n'aurait osé l'espérer.—L'esprit public?—Il s'améliore chaque jour.—Les idées libérales?—Il n'y en a nulle part plus qu'en France.—Mais la liberté de la presse?—Elle est rétablie, à quelques restrictions près, commandées par les circonstances[206]. Elles cesseront dans deux ans, et n'empêcheront pas que jusque-là tout ce qui est bon, et tout ce qui est utile ne soit publié.—Et l'armée?—Elle est toute au roi. Cent trente mille hommes sont sous les drapeaux, et au premier appel, trois cent mille pourront les joindre.—Les maréchaux?—Lesquels, Sire?—Oudinot?—Il est dévoué au roi.—Soult?—Il a eu d'abord un peu d'humeur. On lui a donné le gouvernement de la Vendée; il s'y conduit à merveille; il s'y fait aimer[207] et considérer.—Et Ney?—Il regrette un peu ses dotations; Votre Majesté pourrait diminuer ses regrets.—Les deux Chambres? Il me semble qu'il y a de l'opposition?—Comme partout où il y a des assemblées délibérantes. Les opinions peuvent différer, mais les affections sont unanimes, et dans la différence d'opinions, celle du gouvernement a toujours une grande majorité.—Mais il n'y a pas d'accord.—Qui a pu dire de telles choses à Votre Majesté? Quand après vingt-cinq ans de révolution, le roi se trouve en quelques mois aussi bien établi que s'il n'eût jamais quitté la France, quelle preuve plus certaine peut-on avoir que tout marche vers un même but?—Votre position personnelle?—La confiance et les bontés du roi passent mes espérances.—A présent, parlons de nos affaires. Il faut que nous les finissions ici.—Cela dépend de Votre Majesté. Elles finiront promptement et heureusement si Votre Majesté y porte la même noblesse et la même grandeur d'âme que dans celles de la France.—Mais il faut que chacun y trouve ses convenances.—Et chacun ses droits.—Je garderai ce que j'occupe.—Votre Majesté ne voudra garder que ce qui sera légitimement à elle.—Je suis d'accord avec les grandes puissances.—J'ignore si Votre Majesté compte la France au rang de ces puissances.—Oui, sûrement. Mais si vous ne voulez point que chacun trouve ses convenances, que prétendez-vous?—Je mets le droit d'abord, et les convenances après.—Les convenances de l'Europe sont le droit.—Ce langage, Sire, n'est pas le vôtre, il vous est étranger, et votre cœur le désavoue.—Non; je le répète, les convenances de l'Europe sont le droit.» Je me suis alors tourné vers le lambris, près duquel j'étais, j'y ai appuyé ma tête, et frappant la boiserie, je me suis écrié: «Europe, Europe, malheureuse Europe!» Et me retournant du côté de l'empereur: «Sera-t-il dit, lui ai-je demandé, que vous l'aurez perdue?» Il m'a répondu: «Plutôt la guerre, que de renoncer à ce que j'occupe.» J'ai laissé tomber mes bras, et, dans l'attitude d'un homme affligé, mais décidé, qui avait l'air de lui dire: «la faute n'en sera pas à nous,» j'ai gardé le silence. L'empereur a été quelques instants sans le rompre, puis il a répété: «Oui, plutôt la guerre.»—J'ai conservé la même attitude. Alors, levant les mains et les agitant comme je ne le lui avais jamais vu faire, et d'une manière qui m'a rappelé le passage qui termine l'éloge de Marc Aurèle, il a crié plutôt qu'il n'a dit: «Voilà l'heure du spectacle. Je dois y aller, je l'ai promis à l'empereur, on m'attend.» Et il s'est éloigné; puis la porte ouverte, revenant à moi, il m'a pris le corps de ses deux mains, et il me l'a serré, en me disant avec une voix qui n'était plus la sienne: «Adieu, adieu, nous nous reverrons.»

Dans toute cette conversation, dont je n'ai pu rendre à Votre Majesté que la partie la plus saillante, la Pologne et la Saxe n'ont pas été nommées une seule fois, mais seulement indiquées par des circonlocutions. C'est ainsi que l'empereur voulait désigner la Saxe en disant: Ceux qui ont trahi la cause de l'Europe; à quoi j'ai été dans le cas de répondre: «Sire, c'est là une question de dates», et, après une légère pause, j'ai pu ajouter: «et l'effet des embarras dans lesquels on a pu être jeté par les circonstances».

L'empereur, une fois, parla des alliés. Je relevai cette expression, comme je l'avais fait à la conférence, et il la mit sur le compte de l'habitude.

Hier, qui devait être le jour de la seconde conférence, M. de Mercy me fut député par M. de Metternich, pour me dire qu'elle n'aurait pas lieu.

Un ami de M. de Gentz l'étant allé voir dans l'après-midi, l'avait trouvé très occupé d'un travail qu'il lui dit être très pressé. Je crois que c'était d'une réponse à ma note.

Le soir, chez le prince de Trautmansdorf[208], les plénipotentiaires me reprochèrent de la leur avoir adressée, et surtout de lui avoir donné, en la signant, un caractère officiel. Je leur dis que comme ils écrivaient et signaient entre eux, j'avais cru qu'il fallait aussi écrire et signer. J'en conclus que ma note ne laissait pas que de les embarrasser.

Aujourd'hui, M. de Metternich m'a écrit qu'il y aurait conférence ce soir à huit heures, puis il m'a fait dire qu'il n'y en aurait pas, parce qu'il était mandé chez l'empereur.

Telle est, Sire, la situation présente des choses.

Votre Majesté voit que notre position ici est difficile. Elle peut le devenir chaque jour davantage. L'empereur Alexandre donne à son ambition tout son développement. Elle est excitée par M. de la Harpe et le prince Czartoryski. La Prusse espère de grands accroissements. L'Autriche, pusillanime, n'a qu'une ambition honteuse; mais elle est complaisante pour être aidée. Et ce ne sont pas là les seules difficultés. Il en est d'autres encore qui naissent des engagements que les cours autrefois alliées ont pris, dans un temps[209] où elles n'espéraient point abattre celui qu'elles ont vu renverser et où elles se promettaient de faire avec lui une paix qui leur permît de l'imiter.

Aujourd'hui que Votre Majesté, replacée sur le trône, y a fait remonter avec elle la justice, les puissances au profit desquelles ces engagements ont été pris ne veulent pas y renoncer, et celles qui regrettent peut-être d'être engagées ne savent comment se délier. C'est, je crois, le cas de l'Angleterre[210]. Les ministres de Votre Majesté pourraient donc rencontrer de tels obstacles qu'ils dussent renoncer à toute autre espérance qu'à celle de sauver l'honneur. Mais nous n'en sommes pas là.

Je suis...


No 4 bis.les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 8 octobre 1814.

Monsieur le comte,

Dans notre dépêche du 4, nous avons eu l'honneur de vous dire que la logique serrée que nous opposons aux quatre puissances qui se présentent toujours comme liées entre elles par des arrangements secrets, les embarrasse beaucoup.

Il est en effet naturel que ces puissances, qui tendent à faire sanctionner par la France le renversement de tout principe qui fonde le droit public, et à la fois consentir au dépouillement de la Saxe, soient singulièrement gênées, lorsqu'elles trouvent cette même France ne voulant marcher que d'accord avec la justice.

Quelque difficile que ce rôle soit à jouer avec des personnes qui doutent de notre sincérité et qui ne veulent pas être arrêtées par des principes de raison, tout ce qui nous revient nous confirme qu'il ne faut pas quitter d'une ligne la route que nous tenons. Nous sentons qu'elle est la seule qui puisse former une digue à opposer au débordement de forces qui menace l'Europe, si on n'y porte une sérieuse attention.

Nous avons l'honneur de vous rendre compte de ce qui a été fait depuis notre dernière dépêche.

Lord Castlereagh a dressé un projet de déclaration que le prince de Metternich a remis le 3 au soir au prince de Talleyrand. (No 1 des pièces jointes.)

Elle n'a été communiquée que sous la forme d'un projet, mais sa lecture confirme l'opinion que nous avions conçue: que «les quatre grandes puissances alliées veulent, conformément à leurs arrangements, continuer à suivre un système de convenance arrêté pour le cas où Bonaparte serait resté sur le trône de France, et qu'elles ne comptent pour rien le rétablissement de la maison de Bourbon, qui change tout l'état de l'Europe, et au moyen duquel tout doit rentrer dans l'ordre».

Au premier coup d'œil, on voit qu'un grand danger doit résulter de ce système, qu'un équilibre réel et durable devient impossible, et que, vu la faiblesse du cabinet de Vienne, la France seule ne serait plus maîtresse des événements que présente l'avenir.

Le prince de Talleyrand a répondu par une lettre particulière à lord Castlereagh. Il s'attache à l'idée que le congrès doit être ouvert, et que les puissances ne pouvaient que préparer et proposer, mais non décider, seules, des matières d'un intérêt général.

Quoique cette lettre soit plutôt sous la forme d'un billet, elle est cependant rédigée de manière à pouvoir un jour, si cela devenait nécessaire, servir à éclairer l'Europe sur la marche que la France a suivie dans les affaires du congrès. (Voyez no 2.)

Depuis, le prince de Metternich a invité à une seconde conférence.

Le prince de Talleyrand et M. de Labrador y ont été appelés, mais on n'y a pas vu le ministre de Suède, ni celui de Portugal.

Cette conférence n'a rien avancé. On a senti cependant qu'il fallait instruire les différentes puissances des motifs qui retardaient l'ouverture du congrès.

Le prince de Talleyrand a combattu le projet de lord Castlereagh comme étant contraire au principe qui constitue le congrès et que l'article XXXII du traité de Paris énonce formellement[211]. On s'est ensuite accordé pour rédiger de nouveaux projets, et le prince de Talleyrand a envoyé le lendemain, à M. de Metternich, celui qui pouvait servir à cet usage. (Voyez no 3.)

Ce projet, monsieur le comte, comme vous le jugerez à sa première lecture, énonce à la fois:

Le principe qui réunit le congrès, les motifs du retard;

Les égards que l'on a pour les droits des puissances;

Et le principe d'après lequel chaque plénipotentiaire se voit admis.

D'après le principe qu'établit la déclaration, le roi de Saxe se trouverait appelé et Murat exclu. Cependant l'exclusion de ce dernier n'offre pas moins de difficultés que l'admission du premier, et nous supposons qu'il existe entre la Russie, l'Angleterre et la Prusse, un accord sur les points que nos instructions nous prescrivent de ne pas admettre.

Il plaît souvent à M. le prince de Metternich de plaider la cause de Murat et de menacer des obstacles qu'il présenterait à la tête de quatre-vingt mille hommes, si, à la nouvelle de son exclusion, il marchait sur l'intérieur de l'Italie. Nous faisons sentir que cette inquiétude est sans fondement, et qu'il ne faudrait qu'un débarquement de troupes françaises et espagnoles en Sicile, pour finir à jamais cette comédie royale à laquelle personne ne peut vouloir prendre part, et qui serait plus dangereuse à l'Autriche qu'à la France même. Nous voyons à chaque pas que nous faisons que la difficulté principale qui s'oppose à nos succès est celle qui tient au caractère timide des ministres autrichiens et à l'apathie singulière de la nation; que la Russie et la Prusse, portant cette conviction dans leurs calculs, insisteront sur leurs injustes prétentions, et qu'il ne nous restera, peut-être, qu'à déclarer que, protestant contre de telles violences, la France n'y prend aucune part. Nous répétons souvent qu'il est singulier que ce soit l'ambassade de France au congrès, qui se charge de faire la besogne du ministère autrichien.

Lord Castlereagh manque également de force et de dignité dans cette circonstance, et nous nous demandons quelquefois, comment il justifiera un jour, devant sa nation, l'insouciance qu'il montre pour les grands principes qui constituent les nations.

Les ministres de Bavière, de Danemark, de Sardaigne, commencent à murmurer, et on nous a dit qu'ils se concertaient pour faire envers les grandes puissances une démarche tendant à demander si le congrès était formé, et où il devait s'assembler.

C'est nous qui avons insinué cette idée, et nous espérons que la démarche aura lieu si les puissances tardent trop à s'expliquer.

Aujourd'hui vers le soir, le prince de Metternich a invité le prince de Talleyrand à une nouvelle conférence, en le priant d'arriver chez lui une heure avant la réunion générale, pour pouvoir traiter de quelques objets importants.

Le résultat de cette conversation donne l'espoir que le prince de Metternich se rapprochera de quelques-unes de nos idées, et qu'il cherchera à concilier les prétentions des puissances avec les principes que nous mettons en avant.

Dans la conférence générale à laquelle ont assisté les ministres de Portugal et de Suède, on n'a pu s'accorder sur notre projet de déclaration. Il a été arrêté de ne rien préjuger par un principe inflexible et trop hautement prononcé, mais d'ajourner l'ouverture du congrès au 1er novembre et d'essayer, pendant cet intervalle, d'avancer les affaires par des communications confidentielles avec les différentes puissances. C'est dans ce sens qu'un projet de déclaration a été présenté par les autres ministres. Après de longs débats, le prince de Talleyrand est parvenu à y faire ajouter cette phrase: «Que les propositions à faire au congrès seraient conformes au droit public et à la juste attente de l'Europe.» Les autres ministres ont essayé en vain d'écarter ce terme de droit public. Les ministres prussiens s'y sont longtemps refusé, et ce n'est qu'après deux heures de débats que l'insertion a été emportée pour ainsi dire à la pointe de l'épée. On a vu clairement qu'ils voulaient finir les affaires, plutôt par suite de leur accord, que conformément aux principes de raison et de justice qui fondent proprement le droit public en Europe.

Nous avons l'honneur de vous adresser copie de cette déclaration qui, à quelques corrections près, sera publiée telle qu'elle est. (Voyez no 4.)

Nous n'avons pas, comme vous le voyez, monsieur le comte, obtenu une victoire complète; mais les choses sont intactes, le principe est maintenu et la déclaration laisse une grande latitude pour ménager tous les intérêts auxquels nous devons veiller.

Le ministre de Bavière a fait, nous dit-on, une protestation formelle, à l'égard de son exclusion du comité appelé à préparer les affaires.

Le prince de Metternich l'a radouci en lui faisant espérer que la Bavière présiderait la commission qui aurait à s'occuper des affaires d'Allemagne, et que, sous ce rapport, elle concourrait à tous les arrangements généraux.

Agréez...


No 4.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 9 octobre 1814.

Sire,

Les ministres des quatre cours, embarrassés de ma note du 1er octobre, et ne trouvant aucun argument pour la combattre, ont pris le parti de s'en fâcher. «Cette note, a dit M. de Humboldt, est un brandon jeté parmi nous.»—«On veut, a dit M. de Nesselrode, nous désunir; on n'y parviendra pas;» avouant ainsi ouvertement, ce qu'il était facile de soupçonner, qu'ils avaient fait entre eux une ligue pour se rendre maîtres de tout et se constituer les arbitres suprêmes de l'Europe. Lord Castlereagh, avec plus de mesure et d'un ton plus doux, m'a dit que, dans leur intention, la conférence à laquelle ils nous avaient appelés, M. de Labrador et moi, devait être toute confidentielle, et que je lui avais ôté ce caractère en adressant une note, et surtout une note officielle. J'ai répondu que c'était leur faute et non la mienne; qu'ils m'avaient demandé mon opinion, que j'avais dû la donner, et que si je l'avais donnée par écrit et signée, c'est qu'ayant vu que, dans leurs conférences entre eux, ils écrivaient et signaient, j'avais dû croire qu'il fallait que j'écrivisse et que je signasse.

Cependant, le contenu de ma note ayant transpiré, ces messieurs, pour en amortir l'effet, ont eu recours aux moyens habituels du cabinet de Berlin. Ils ont répondu que les principes que je mettais en avant n'étaient qu'un leurre; que nous demandions la rive gauche du Rhin; que nous avions des vues sur la Belgique, et que nous voulions la guerre. Cela m'est revenu de toute part. Mais j'ai ordonné à tout ce qui entoure la légation de s'expliquer vis-à-vis de tout le monde avec tant de simplicité et de candeur et d'une manière si positive, que les auteurs de ces bruits absurdes ne recueilleront que la honte de les avoir semés.

Le 3 octobre au soir, M. de Metternich, avec lequel je me trouvais chez la duchesse de Sagan[212], me remit un nouveau projet de déclaration, rédigé par lord Castlereagh; ce second projet ne différait du premier qu'en ce qu'il tendait à faire considérer ce que les quatre cours proposaient, comme n'étant qu'une conséquence du premier des articles secrets du traité du 30 mai[213]. Mais, ni le principe d'où il partait n'était juste (car lord Castlereagh prêtait évidemment à l'une des dispositions de l'article un sens qu'elle n'a pas et que nous ne saurions admettre); ni, quand le principe eût été juste, la conséquence que l'on en tirait n'aurait été légitime; la tentative était donc doublement malheureuse.

J'écrivis à lord Castlereagh. Je donnai à ma lettre une forme confidentielle. Je m'attachai à réunir toutes les raisons qui militaient contre le plan proposé. (La copie de ma lettre est jointe à la dépêche que j'écris aujourd'hui au département.) Votre Majesté verra que je me suis particulièrement attaché à faire sentir, avec toute la politesse possible, que le motif pour lequel on avait proposé ce plan ne m'avait pas échappé. J'ai cru devoir déclarer qu'il m'était impossible de concourir à rien de ce qui serait contraire aux principes, parce que, à moins d'y rester invariablement attachés, nous ne pouvions reprendre aux yeux des nations de l'Europe le rang et la considération qui doivent nous appartenir depuis le retour de Votre Majesté, et, parce que, nous en écarter, ce serait faire revivre la Révolution, qui n'en avait été qu'un long oubli.

J'ai su que lord Castlereagh, quand il reçut ma lettre, la fit lire au ministre de Portugal, qui se trouvait chez lui, et qui lui avoua qu'en droit nous avions raison; mais en ajoutant qu'il fallait encore savoir si ce que nous proposions était praticable, ce qui était demander, en autres termes, si les quatre cours pouvaient se dispenser de s'arroger sur l'Europe un pouvoir que l'Europe ne leur a point donné.

Nous eûmes, ce jour-là, une conférence où nous ne nous trouvâmes d'abord que deux ou trois, les autres ministres n'arrivant qu'à un quart d'heure les uns des autres. Lord Castlereagh avait apporté ma lettre pour la communiquer. On la fit passer de mains en mains. MM. de Metternich et de Nesselrode y jetèrent à peine un simple coup d'œil[214], en hommes à la pénétration desquels la seule inspection[215] d'une pièce suffit pour en saisir tout le contenu. J'avais été prévenu qu'on me demanderait de retirer ma note. M. de Metternich me fit en effet cette demande. Je répondis que je ne le pouvais pas. M. de Labrador dit qu'il était trop tard, que cela ne servirait à rien, parce qu'il en avait envoyé une copie à sa cour. «Il faudra donc que nous vous répondions, dit M. de Metternich.—Si vous le voulez, lui répondis-je.—Je serais, reprit-il, assez d'avis que nous réglassions nos affaires tout seuls,» entendant par nous les quatre cours. Je répondis sans hésiter: «Si vous prenez la question de ce côté, je suis tout à fait votre homme; je suis tout prêt; je ne demande pas mieux.—Comment l'entendez-vous? me dit-il.—D'une manière très simple, lui répondis-je. Je ne prendrai plus part à vos conférences; je ne serai ici qu'un membre du congrès, et j'attendrai qu'il s'ouvre.» Au lieu de renouveler sa proposition, M. de Metternich revint par degrés et par divers circuits à des propositions générales sur l'inconvénient qu'aurait l'ouverture actuelle du congrès. M. de Nesselrode dit sans trop de réflexion que l'empereur Alexandre voulait partir le 25, à quoi je dus répondre d'un ton assez indifférent: «J'en suis fâché, car il ne verra pas la fin des affaires.—Comment assembler le congrès, dit M. de Metternich, quand rien de ce dont on aura à l'occuper n'est prêt?—Eh bien! répondis-je, pour montrer que ce n'est point un esprit de difficultés qui m'anime, et que je suis disposé à tout ce qui peut s'accorder avec les principes que je ne saurais abandonner, puisque rien n'est prêt encore pour l'ouverture du congrès, puisque vous désirez de l'ajourner, qu'il soit retardé de quinze jours, de trois semaines, j'y consens; mais à deux conditions: l'une, que vous le convoquerez dès à présent pour un jour fixe; l'autre, que vous établirez dans la note de convocation la règle d'après laquelle on doit y être admis.»

J'écrivis cette règle sur un papier, telle à peu près qu'elle se trouve dans les instructions que Votre Majesté a données[216]. Le papier circula de mains en mains; on fit quelques questions, quelques objections, mais sans rien résoudre, et les ministres, qui étaient venus les uns après les autres, s'en retournant de même, la conférence s'évapora pour ainsi dire plutôt qu'elle ne finit.

Lord Castlereagh, qui était resté des derniers et avec lequel je descendais l'escalier, essaya de me ramener à leur opinion, en me faisait entendre que de certaines affaires qui devaient le plus intéresser ma cour pourraient s'arranger à ma satisfaction. «Ce n'est point, lui dis-je, de tels ou tels objets particuliers qu'il est maintenant question, mais du droit qui doit servir à les régler tous. Si une fois le fil est rompu, comment le renouerons-nous? Nous avons à répondre aux vœux[217] de l'Europe. Qu'aurons nous fait pour elle, si nous n'avons pas remis en honneur les maximes dont l'oubli a causé ses maux? L'époque présente est une de celles qui se présentent à peine une fois dans le cours[218] de plusieurs siècles. Une plus belle occasion ne saurait nous être offerte. Pourquoi ne pas nous mettre dans une position qui y réponde?—Eh! me dit il avec une sorte d'embarras, c'est qu'il y a des difficultés que vous ne connaissez pas.—Non, je ne les connais pas,» lui répondis-je du ton d'un homme qui n'avait aucune curiosité de les connaître. Nous nous séparâmes.

Je dînai chez le prince Windischgrætz[219]. M. de Gentz y était. Nous causâmes longtemps sur les points discutés dans les conférences auxquelles il avait assisté. Il parut regretter que je ne fusse point arrivé plus tôt à Vienne; il se plaisait à croire que les choses dont il se portait pour être mécontent eussent pu prendre une tournure différente. Il finit par m'avouer qu'au fond on sentait que j'avais raison, mais que l'amour-propre s'en mêlait, et qu'après s'être avancés, il coûtait aux mieux intentionnés de reculer.

Deux jours se passèrent sans conférence. Une fête un jour, une chasse l'autre, en furent la cause. Dans cet intervalle je fus présenté à madame la duchesse d'Oldenbourg[220]. Je lui exprimai des regrets de ce qu'elle n'était point venue à Paris avec son frère. Elle me répondit que ce voyage[221] n'était que retardé; puis elle passa tout à coup à des questions telles que l'empereur m'en avait faites sur Votre Majesté, sur l'esprit public, sur les finances, sur l'armée, questions qui m'auraient fort surpris de la part d'une femme de vingt-deux ans, si elles n'eussent[222] paru contraster davantage avec sa démarche, son regard et le son de sa voix. Je répondis à tout dans un sens conforme aux choses que nous avons à faire ici, et aux intérêts que nous avons à y défendre.

Elle me questionna encore sur le roi d'Espagne, sur son frère, sur son oncle, parlant d'eux en termes assez peu convenables; et je répondis du ton que je crus le plus propre à donner du poids à mon opinion sur le mérite personnel de ces princes.

M. de Gentz, qui vint chez moi au moment où je rentrais de chez la duchesse d'Oldenbourg, me dit qu'on l'avait chargé de dresser un projet de convocation du congrès. Le jour précédent j'en avais fait un conforme à ce que j'avais proposé dans la conférence de la veille, et je l'avais envoyé à M. de Metternich en le priant de le communiquer aux autres ministres. M. de Gentz m'assura qu'il n'en avait pas connaissance. Il me dit que dans le sien, il n'était point question de la règle d'admission que j'avais proposée, parce que M. de Metternich craignait qu'en la publiant, on ne poussât à quelque extrémité celui qui règne à Naples, son plénipotentiaire se trouvant par là exclu. Nous discutâmes ce point, M. de Gentz et moi, et il se montra persuadé que ce que craignait M. de Metternich n'arriverait pas.

Je m'attendais à une conférence le lendemain. Mais les trois quarts de la journée s'étant écoulés sans que j'eusse entendu parler de rien, je n'y comptais plus, lorsque je reçus un billet de M. de Metternich qui m'annonçait qu'il y en aurait une à huit heures, et que si je voulais venir chez lui un peu auparavant, il trouverait le moyen de m'entretenir d'objets très importants. (Ce sont les termes de son billet.) J'étais chez lui à sept heures; sa porte me fut ouverte sur-le-champ. Il me parla d'abord d'un projet de déclaration qu'il avait fait rédiger, qui différait, me dit-il, un peu du mien, mais qui s'en rapprochait beaucoup, et dont il espérait que je serais content. Je le lui demandai; il ne l'avait pas. «Probablement, lui dis-je, il est en communication chez les alliés?—Ne parlez plus d'alliés[223], reprit-il, il n'y en a plus.—Il y a ici des gens, lui dis-je[224], qui devraient l'être en ce sens que, même sans se concerter, ils devraient penser de la même manière et vouloir les mêmes choses. Comment avez-vous le courage de placer la Russie comme une ceinture tout autour de vos principales et plus importantes possessions, la Hongrie et la Bohême? Comment pouvez-vous souffrir que le patrimoine d'un ancien et bon voisin, dans la famille duquel une archiduchesse est mariée, soit donné à votre ennemi naturel[225]? Il est étrange que ce soit nous qui voulions nous y opposer et que ce soit vous qui ne le vouliez pas!...» Il me dit que je n'avais pas de confiance en lui. Je lui répondis en riant[226], qu'il ne m'avait pas donné beaucoup de motifs d'en avoir; et je lui rappelai quelques circonstances où il ne m'avait pas tenu parole: «Et puis, ajoutai-je, comment prendre confiance en un homme qui pour ceux qui sont le plus disposés à faire leur affaire des siennes est tout mystère? Pour moi, je n'en fais point et je n'en ai pas besoin: c'est l'avantage de ceux qui ne négocient qu'avec des principes. Voilà, poursuivis-je, du papier et des plumes. Voulez-vous écrire que la France ne demande rien, et même n'accepterait rien? Je suis prêt à le signer.—Mais vous avez, me dit-il, l'affaire de Naples, qui est proprement la vôtre.» Je répondis: «Pas plus la mienne que celle de tout le monde. Ce n'est pour moi qu'une affaire de principe. Je demande que celui qui a droit d'être à Naples soit à Naples, et rien de plus. Or c'est ce que tout le monde doit vouloir comme moi. Qu'on suive les principes, on me trouvera facile pour tout. Je vais vous dire franchement à quoi je peux consentir et à quoi je ne consentirai jamais. Je sens que le roi de Saxe, dans sa position présente[227], peut être obligé à des sacrifices. Je suppose qu'il sera disposé à les faire, parce qu'il est sage: mais si on veut le dépouiller de tous ses États, et donner le royaume de Saxe à la Prusse, je n'y consentirai jamais. Je ne consentirai jamais à ce que Luxembourg ni Mayence soient non plus donnés à la Prusse. Je ne consentirai pas davantage à ce que la Russie passe la Vistule, ait en Europe quarante-quatre millions de sujets et ses frontières à l'Oder. Mais si Luxembourg est donné à la Hollande, Mayence à la Bavière; si le roi et le royaume de Saxe sont conservés, et si la Russie ne passe pas la Vistule, je n'aurai point d'objection à faire pour cette partie de l'Europe[228].» M. de Metternich m'a pris alors la main en me disant: «Nous sommes beaucoup moins éloignés que vous ne pensez. Je vous promets que la Prusse n'aura ni Luxembourg ni Mayence. Nous ne désirons[229] pas plus que vous que la Russie s'agrandisse outre mesure, et, quant à la Saxe, nous ferons ce qui sera en nous pour en conserver du moins une partie.» Ce n'était que pour connaître ses dispositions relativement à ces divers objets que je lui avais parlé comme j'avais fait.—Revenant ensuite à la convocation du congrès, il a insisté sur la nécessité de ne point publier en ce moment la règle d'admission que j'avais proposée, «parce que, disait-il, elle effarouche tout le monde; et que moi-même, elle me gêne quant à présent; attendu que Murat, voyant son plénipotentiaire exclu, croira son affaire décidée, qu'on ne sait ce que sa tête peut lui faire faire; qu'il est en mesure en Italie, et que nous ne le sommes pas».

On nous prévint que les ministres étaient réunis. Nous nous rendîmes[230] à la conférence. M. de Metternich l'ouvrit en annonçant qu'il allait donner lecture de deux projets, l'un rédigé par moi, l'autre qu'il avait fait rédiger. Les Prussiens se déclarèrent pour celui de M. de Metternich, disant qu'il ne préjugeait rien et que le mien préjugeait beaucoup. M. de Nesselrode fut du même avis. Le ministre de Suède, M. de Löwenhielm[231], qui, pour la première fois, assistait aux conférences, dit qu'il ne fallait rien préjuger. C'était aussi l'opinion de lord Castlereagh, et je savais que c'était celle de M. de Metternich. Ce projet se bornait à ajourner l'ouverture du congrès au 1er novembre et ne disait rien de plus, ce qui a donné lieu à M. de Palmella, ministre de Portugal, d'observer qu'une seconde déclaration pour convoquer le congrès serait nécessaire, et l'on en est convenu. On ne faisait donc qu'ajourner la difficulté, sans la résoudre. Mais, comme les anciennes prétentions étaient abandonnées, comme il n'était plus question de faire régler tout par les huit puissances en ne laissant au congrès que la faculté d'approuver; comme on ne parlait plus que de préparer par des communications libres et confidentielles avec les ministres des autres puissances, les questions sur lesquelles le congrès devrait prononcer, j'ai cru qu'un acte de complaisance qui ne porterait aucune atteinte aux principes pourrait être utile à l'avancement des affaires, et j'ai déclaré que je consentais à l'adoption du projet, mais sous la condition qu'à l'endroit où il était dit que l'ouverture formelle du congrès serait ajournée au 1er novembre, on ajouterait: et sera faite conformément aux principes du droit public. A ces mots, il s'est élevé un tumulte dont on ne pourrait que difficilement se faire d'idée. M. de Hardenberg, debout, les poings sur la table, presque menaçant, et criant comme il est ordinaire à ceux qui sont affligés de la même infirmité que lui, proférait ces paroles entrecoupées: «Non, monsieur..., le droit public, c'est inutile. Pourquoi dire que nous agirons selon le droit public? Cela va sans dire.» Je lui répondis que si cela allait bien sans le dire, cela irait encore mieux en le disant. M. de Humboldt criait: «Que fait ici le droit public?» A quoi je répondais[232]: «Il fait que vous y êtes.» Lord Castlereagh me tirant à l'écart, me demanda si, quand on aurait cédé sur ce point à mes désirs, je serais ensuite plus facile. Je lui demandai à mon tour ce qu'en me montrant facile, je pouvais espérer qu'il ferait dans l'affaire de Naples. Il me promit de me seconder de toute son influence: «J'en parlerai, me dit-il, à Metternich; j'ai le droit d'avoir un avis sur cette matière.—Vous m'en donnez votre parole d'honneur, lui dis-je.—Je vous la donne, me répondit-il.—Et moi, repartis-je, je vous donne la mienne de n'être difficile que sur les principes que je ne saurais abandonner.» Cependant, M. de Gentz, s'étant approché de M. de Metternich, lui représenta qu'on ne pouvait refuser de parler du droit public dans un acte de la nature de celui dont il s'agissait. M. de Metternich avait auparavant proposé de mettre la chose aux voix, trahissant ainsi l'usage qu'ils auraient fait de la faculté qu'ils avaient voulu se donner, si leur premier plan eût été admis. On finit par consentir à l'addition[233] que je demandais, mais il y eut une discussion non moins vive pour savoir où elle serait placée; et l'on convint enfin de la placer une phrase plus haut que celle où j'avais proposé qu'on la mît. M. de Gentz ne put s'empêcher de dire dans la conférence même: «Cette soirée, messieurs, appartient à l'histoire du congrès. Ce n'est pas moi qui la raconterai, parce que mon devoir s'y oppose, mais elle s'y trouvera certainement.» Il m'a dit depuis qu'il n'avait jamais rien vu de pareil.

C'est pourquoi je regarde comme heureux d'avoir pu, sans abandonner les principes, faire quelque chose qu'on puisse regarder comme un acheminement vers la réunion du congrès.

M. de Löwenhielm est ministre de Suède en Russie, et tout Russe. C'est vraisemblablement pour cela qu'il a été envoyé ici, le prince royal de Suède[234] voulant tout ce que veulent les Russes.

Les princes qui, autrefois, faisaient partie de la confédération du Rhin, commencent à se réunir pour presser l'ouverture du congrès. Ils font déjà entre eux des projets pour l'organisation de l'Allemagne.

Je suis...


No 5 bis.les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 12 octobre 1814.

Monsieur le comte,

Nous avons l'honneur de vous adresser un exemplaire imprimé de la déclaration faite au nom des puissances qui ont signé le traité de Paris. On prétend que nous avons remporté une victoire pour y avoir fait introduire le mot de droit public. Cette opinion doit vous donner la mesure de l'esprit qui anime le congrès.

Il se peut que l'ajournement inquiète les esprits; il est sûr d'un autre côté qu'on ne rend point encore assez de justice aux principes qui guident le roi dans ses relations politiques. Depuis vingt ans, l'Europe a été habituée à n'apprécier que la force et à craindre ses abus. Personne ne se livre encore à l'espoir et à la conviction qu'une grande puissance veuille être modérée.

Il nous a donc paru utile que la publication de cette pièce, la première qui résulte des travaux politiques du congrès, soit accompagnée de quelques observations qui mettent l'action de la France et son influence actuelle dans son vrai jour.

Nous avons l'honneur, monsieur le comte, de vous adresser celles que nous croyons pouvoir servir au Moniteur, et dont l'esprit peut donner la direction à quelques autres articles des journaux.

Nous avons l'espoir que l'Autriche appuiera la résistance que nous opposons dans toutes les circonstances à la cupidité que manifestent la Russie et la Prusse, et nous mesurerons la force de notre langage au degré de confiance que nous prendrons dans l'énergie de cette puissance.

Nous croyons être sûrs qu'elle ne s'est pas engagée à sanctionner la destruction de la Saxe, et il sera déjà utile que le cabinet de Vienne concoure avec nous pour protester contre une pareille violence. Nous observons généralement que la Russie inquiète l'Allemagne, et que, sans l'appui de la Prusse, son système fédératif manquerait de bases.

Nous avons eu occasion de parler des dotations et nous cherchons à sauver autant d'intérêts particuliers que cela nous est possible. Mais cette affaire est placée sous l'influence de l'alliance contractée par les alliés à Chaumont. Une puissance paraît avoir donné la parole à l'autre de ne rien accorder, et on répond que le principe ne peut plus être attaqué.

Vous sentez, monsieur le comte, que tant que nous aurons à négocier avec des puissances qui prennent le caractère de coalisés, on ne peut même pas faire valoir le principe que les domaines donnés dans les pays qui étaient cédés par les traités doivent être laissés aux donataires. Cela n'empêche pourtant pas qu'en toute occasion nous ne cherchions à ménager les intérêts particuliers auxquels nous croyons pouvoir donner quelque appui.

L'empereur de Russie a parlé hier à l'ambassadeur d'Angleterre, lord Stewart[235], du rétablissement de la Pologne, en indiquant qu'il voulait faire nommer roi un de ses frères. Bientôt cette question devra être abordée. Nous pensons que l'empereur de Russie n'a point encore d'idées bien fixes à ce sujet, et qu'il tâte les moyens qui peuvent le rendre maître de ce pays.

Agréez...


No 5.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 13 octobre 1814.

Sire,

J'ai envoyé, dans la dépêche adressée au département, la déclaration telle qu'elle a été publiée hier matin[236]. Elle ajourne l'ouverture du congrès au 1er novembre. Il y a été fait quelques changements, mais d'expressions seulement, sur lesquels les ministres se sont entendus sans se réunir, et par l'intermédiaire de M. de Gentz. Nous n'avons point eu de conférences depuis le 8, ni, par conséquent, de ces discussions dont je crains bien d'avoir fatigué Votre Majesté dans mes deux dernières lettres.

Le ministre de Prusse à Londres, le vieux Jacobi Kloest[237] a été appelé ici au secours de M. de Humboldt. C'est un des aigles de la diplomatie prussienne. Il m'est venu voir; c'est une ancienne connaissance. La conversation l'a mené promptement à me parler des grandes difficultés qui se présentaient, et dont la plus grande, selon lui, venait de l'empereur Alexandre, qui voulait avoir le duché de Varsovie. Je lui dis que si l'empereur Alexandre voulait avoir le duché, il se présenterait probablement avec une cession du roi de Saxe, et qu'alors on verrait. «Pourquoi du roi de Saxe, reprit-il tout étonné.—C'est, répondis-je, que le duché lui appartient en vertu des cessions que vous et l'Autriche lui avez faites, et de traités que vous, l'Autriche et la Russie avez signés.» Alors, de l'air d'un homme qui vient de faire une découverte et à qui l'on révèle une chose tout à fait inattendue: «C'est parbleu vrai, dit-il, le duché lui appartient.» Du moins, M. de Jacobi n'est pas de ceux qui croient que la souveraineté se perd et s'acquiert par le seul fait de la conquête.

J'ai lieu de croire que nous obtiendrons pour le roi d'Étrurie Parme, Plaisance et Guastalla; mais, dans ce cas, il ne faut plus penser à la Toscane, à laquelle cependant il aurait des droits. L'empereur d'Autriche a déjà fait pressentir à l'archiduchesse Marie-Louise qu'il avait peu d'espoir de lui conserver Parme.

On demande souvent autour de moi, et lord Castlereagh m'en a parlé directement, si le traité du 11 avril[238] reçoit son exécution. Le silence du budget à cet égard a été remarqué par l'empereur de Russie. M. de Metternich dit que l'Autriche ne peut être tenue d'acquitter ce qui est affecté sur le Mont de Milan[239], si la France n'exécute point les clauses du traité qui sont à sa charge. En tout, cette affaire se reproduit sous différentes formes, et presque toujours d'une manière désagréable. Quelque pénible qu'il soit d'arrêter son esprit sur ce genre d'affaires, je ne puis m'empêcher de dire à Votre Majesté qu'il est à désirer que quelque chose soit fait à cet égard. Une lettre de M. de Jaucourt qui, par ordre de Votre Majesté, me l'apprendrait, serait certainement d'un bon effet.

On montre ici une intention assez arrêtée d'éloigner Bonaparte de l'île d'Elbe. Personne n'a encore d'idée fixe sur le lieu où on pourrait le mettre. J'ai proposé l'une des Açores. C'est à cinq cents lieues d'aucune terre. Lord Castlereagh ne paraît pas éloigné de croire que les Portugais pourraient être amenés à se prêter à cet arrangement; mais, dans cette discussion, la question d'argent reparaîtra. Le fils de Bonaparte n'est plus traité maintenant comme dans les premiers temps de son arrivée à Vienne. On y met moins d'appareil et plus de simplicité. On lui a ôté le grand cordon de la Légion d'honneur et on y substitue[240] celui de Saint-Étienne.

L'empereur Alexandre ne parle, suivant son usage, que des idées libérales. Je ne sais si ce sont elles qui lui ont persuadé que, pour faire sa cour à ses hôtes, il devait aller à Wagram contempler le théâtre de leur défaite. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a fait chercher par M. de Czernicheff des officiers qui, ayant assisté à cette bataille, pussent lui faire connaître les positions et les mouvements des deux armées qu'il se plaît à étudier sur le terrain. On a répondu avant-hier à l'archiduc Jean[241], qui demandait où était l'empereur: «Monseigneur, il est à Wagram.» Il paraît qu'il doit aller d'ici peu de jours à Pesth, où il a demandé un bal pour le 19[242]. Son projet est d'y paraître en habit hongrois. Avant ou après le bal, il doit aller pleurer sur le tombeau de sa sœur[243]. A cette cérémonie doivent se trouver une foule de Grecs qu'il a fait prévenir d'avance et qui s'empresseront sûrement de venir voir le seul monarque qui soit de leur rite. Je ne sais jusqu'à quel point tout cela plaît à cette cour-ci, mais je doute que cela lui plaise beaucoup.

Lord Stewart, frère de lord Castlereagh et ambassadeur près de la cour de Vienne, est arrivé depuis quelques jours. Il a été présenté à l'empereur Alexandre qui lui a dit, à ce qu'il m'a raconté: «Nous allons faire une belle et grande chose: relever la Pologne[244] en lui donnant pour roi un de mes frères ou le mari de ma sœur[245]» (la duchesse d'Oldenbourg). Lord Stewart lui a dit franchement: «Je ne vois pas là d'indépendance pour la Pologne, et je ne crois pas que l'Angleterre, quoique moins intéressée que les autres puissances, puisse s'accommoder de cet arrangement.»

Ou je me trompe beaucoup, ou l'union entre les quatre cours est plus apparente que réelle, et tient uniquement à cette circonstance que les unes ne veulent pas nous supposer les moyens d'agir, et que les autres ne croient pas que nous en ayons la volonté. Ceux qui nous savent contraires à leurs prétentions pensent que nous n'avons que des raisonnements à leur opposer. L'empereur Alexandre disait, il y a peu de jours: «Talleyrand fait ici le ministre de Louis XIV.» M. de Humboldt, cherchant à séduire en même temps qu'à intimider M. de Schulenburg, ministre de Saxe, lui disait: «Le ministre de France se présente ici avec des paroles assez nobles; mais, ou elles cachent une arrière pensée, ou il n'y a rien derrière pour les soutenir. Malheur donc à ceux qui voudraient y croire.»

Le moyen de faire tomber tous ces propos et de faire cesser toutes les irrésolutions serait que Votre Majesté, dans une déclaration qu'elle adresserait à ses peuples, après avoir fait connaître les principes qu'elle nous a ordonné de suivre et sa ferme résolution de ne s'en écarter jamais, laissât seulement entrevoir que la cause juste ne resterait pas sans appui. Une telle déclaration, comme je la conçois et comme j'en soumettrais[246] le projet à Votre Majesté, ne mènerait pas à la guerre, que personne ne veut; mais elle porterait ceux qui ont des prétentions, à les modérer, et donnerait aux autres le courage de défendre leurs intérêts et ceux de l'Europe. Mais, comme cette déclaration serait dans ce moment prématurée, je demande à Votre Majesté la permission de lui en reparler plus tard, si les circonstances ultérieures me paraissent l'exiger.

Notre langage commence à faire impression. Je regrette fort qu'un accident qu'a éprouvé M. de Munster l'ait empêché de se trouver près de lord Castlereagh, qui a bien besoin de soutien. Il sera, à ce qu'on nous fait espérer, d'ici à deux jours en état de prendre part aux affaires.

Je suis...


No 2 terle roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, ce 14 octobre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu vos dépêches du 29 septembre et du 4 octobre. (Il serait bon à l'avenir de les numéroter comme je fais pour celle-ci; par conséquent, celles dont j'accuse[247] la réception devront porter les numéros 2 et 3.)

Je commence par vous dire avec une véritable satisfaction que je suis parfaitement content de l'attitude que vous avez prise et du langage que vous avez tenu, tant vis-à-vis des plénipotentiaires, que dans votre pénible conférence avec l'empereur de Russie. Vous savez, sans doute, qu'il a mandé le général Pozzo di Borgo. Dieu veuille que cet esprit sage ramène son souverain à des vues plus sensées; mais c'est dans l'hypothèse contraire qu'il faut raisonner.

Empêcher le succès des projets ambitieux de la Russie et de la Prusse est le but auquel nous devons tendre. Buonaparte[248] eût peut-être pu y réussir à lui tout seul; mais il avait des moyens qui ne sont et ne seront jamais les miens; il me faut donc de l'aide. Les petits États ne sauraient m'en offrir une suffisante, à eux seuls s'entend; il me faudrait donc celle au moins d'une grande puissance. Nous aurions l'Autriche et l'Angleterre, si elles entendaient bien leurs intérêts; mais je crains qu'elles ne soient déjà liées; je crains particulièrement un système qui prévaut chez beaucoup d'Anglais, et dont le duc de Wellington semble lui-même imbu, de séparer entièrement les intérêts de la Grande-Bretagne de ceux du Hanovre. Alors, je ne puis pas employer la force pour faire triompher le bon droit, mais je puis toujours refuser d'être garant de l'iniquité; nous verrons si pour cela on osera m'attaquer.

Ce que je dis ici ne regarde que la Pologne et la Saxe; car pour Naples, je m'en tiendrai toujours à la parfaite réponse que vous avez faite à M. de Humboldt[249].

Je mets les choses au pis[250], parce que je trouve que c'est la vraie façon[251] de raisonner; mais j'espère beaucoup mieux de votre adresse et de votre fermeté. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

louis.


No 6 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 16 octobre 1814.

Monsieur le comte,

Depuis notre dernière dépêche du 12, aucune conférence n'a eu lieu et tout le mouvement du congrès se réduit à quelques démarches entre les puissances et à des intrigues très subalternes qui servent cependant à faire connaître la situation des esprits, l'exaltation des uns, la cupidité des autres, l'égarement de tous.

Les grandes difficultés qui s'opposent à la marche des affaires tiennent à l'idée conçue par l'empereur de Russie de vouloir rétablir le simulacre d'une Pologne, sous l'influence russe, et d'agrandir la Prusse par la Saxe. Ce prince, on ose le dire, n'a aucune idée saine à cet égard et confond à la fois des principes de justice et les conceptions les plus violentes.

Lord Castlereagh, chez lequel il s'est rendu pour lui insinuer ses projets à l'égard de la Pologne, les a combattus. Il lui a même remis un mémoire raisonné dans lequel il place la question telle que nous la concevons. Il lui démontre que la situation de l'Europe exige ou le rétablissement de l'ancienne Pologne, ou que cette source de troubles et de prétentions soit à jamais écartée des discussions en Europe.

Lord Castlereagh a fait lire son mémoire à M. le prince de Talleyrand et à M. le prince de Metternich, et il seconde sous ce rapport les véritables intérêts de l'Europe. Mais, tout en combattant les vues exagérées, il ne conclut rien et paraît même éviter de conclure. Sous le rapport du roi de Saxe, dont le sort n'est pas discuté, lord Castlereagh continue à se livrer à l'idée la plus fausse, et, dominé par la pensée que ce qu'il appelle la trahison du roi de Saxe servirait d'exemple à l'Allemagne et à l'Europe, il s'intéresse fort peu à la conservation de cette dynastie et du pays, et il abandonne à cet égard tous les principes. Les conséquences qu'entraînerait cette mesure sont trop graves pour que la France puisse y consentir, et nous espérons que l'Autriche finira par ouvrir les yeux sur ce que lui dictent l'honneur et son propre intérêt. Nous avons à ce sujet quelques données qui nous font croire que nos démarches seront secondées par le cabinet de Vienne; mais elles ne le seront que lorsque la confiance de ce cabinet dans les dispositions de la France sera entière.

L'Autriche est liée envers la Prusse par l'engagement qu'on a pris avec cette dernière puissance de lui procurer une population de dix millions d'habitants; mais rien n'est stipulé à l'égard de la Saxe, et l'Autriche voudrait la sauver.

Le prince de Metternich, quoique guidé par une politique timide et incertaine, juge cependant assez bien l'opinion de son pays et les intérêts de sa monarchie pour sentir que les États de l'Autriche, cernés par la Prusse, la Russie et une Pologne toute dans les mains de la dernière, seraient constamment menacés, et que la France seule peut l'aider dans cet embarras. La Bavière lui ayant offert des secours, le prince de Metternich a fait sonder le maréchal de Wrède[252] sur l'intention de son gouvernement d'entrer dans un concert militaire avec l'Autriche et la France, pour empêcher l'exécution des projets sur la Pologne et la Saxe. Le maréchal de Wrède a répondu affirmativement.

D'un autre côté, le prince de Metternich conserve de la défiance, non seulement à l'égard de la volonté du roi pour seconder efficacement le système de la conservation de la Saxe, mais encore sur les moyens qui seraient à sa disposition. Cela nous a été confirmé par le propos d'un homme attaché au prince de Metternich, qui, s'expliquant avec le duc de Dalberg, lui dit: «Vous nous paraissez comme des chiens qui aboient fort habilement, mais qui ne mordent pas, et nous ne voulons pas mordre seuls.» Le même individu lui disait aussi que, si on était sûr de la fermeté de la France, le langage de l'Autriche pourrait devenir plus fort et la Russie ne hasarderait pas la guerre. Mais elle persiste dans ses plans parce qu'elle n'admet pas la possibilité que l'Autriche et la France combinent une résistance armée contre les projets soutenus par la Russie et la Prusse à la fois. Le duc de Dalberg lui répondit que le roi de France ne sanctionnerait jamais un oubli de toute morale publique, tel que le présenterait l'anéantissement de la Saxe, et qu'il n'avait pas été le dernier à ordonner à ses plénipotentiaires de se prononcer en faveur de ce que dictaient l'honneur et les grands principes de l'ordre public.

L'empereur de Russie n'a fait connaître depuis trois jours aucune décision; il essaye, avant de prononcer son dernier mot, de gagner les ministres anglais et autrichiens.

Il se peut qu'il insiste sur le rétablissement de la Pologne, conçu à sa manière, ou, qu'en y renonçant, il veuille faire valoir ce sacrifice au delà de ce qui peut être admis par les autres puissances. Les rapports deviendraient alors difficiles, et il faudrait être prêt à tous les événements qui pourraient en résulter. Peut-être que l'Autriche aborderait la question d'une ligue formée par les puissances du midi contre le nord, et il faudrait être en mesure d'y répondre.

Nous pensons que la dignité du roi, les intérêts de la France et la force de l'opinion exigeraient que le roi ne se refusât point à concourir à la défense des grands principes qui constituent l'ordre en Europe, et il serait bon et utile qu'il voulût donner les autorisations nécessaires pour arrêter, si cela devenait urgent, un accord militaire en opposition avec les projets de la Russie et de la Prusse.

Nous pensons que lorsque la Russie même serait en état de lever le bouclier, la Prusse ne voudrait pas se compromettre, et la fermeté de la France, secondée par l'Autriche comprenant bien son intérêt, sauverait l'Europe sans troubler la paix.

Il y a une autre considération qui nous détermine à engager le roi à refuser sa sanction et à faire offrir des secours efficaces pour empêcher l'anéantissement de la maison de Saxe et la réunion de ce pays à la Prusse. Cette considération est puisée dans l'esprit révolutionnaire que nous observons en Allemagne et qui porte un caractère tout particulier.

Ici, ce n'est point la lutte du tiers état avec les classes privilégiées, qui fait naître la fermentation. Ce sont les prétentions et l'amour-propre d'une noblesse militaire et autrefois très indépendante, qui, préparant le foyer et les éléments d'une révolution, préférerait obtenir une existence dans un grand État et ne pas appartenir à des pays morcelés et à des souverains qu'elle regarde comme ses égaux.

A la tête de ce parti se trouvent tous les princes et nobles médiatisés; ils cherchent à fondre l'Allemagne en une seule monarchie, pour y entrer dans le rôle d'une grande représentation aristocratique. La Prusse, qui a fort habilement flatté tout ce parti, l'a rattaché à son char, en lui faisant espérer une partie des anciens privilèges dont il jouissait.

On peut donc être persuadé que si la Prusse parvenait à réunir la Saxe et à s'approprier de côté et d'autre des territoires isolés, elle formerait, en peu d'années, une monarchie militaire fort dangereuse pour ses voisins; et rien, dans cette supposition, ne la servirait mieux que ce grand nombre de têtes exaltées qui, sous le prétexte de chercher une patrie, la créeraient par les plus funestes bouleversements.

Il est du plus grand intérêt d'empêcher ces projets et de seconder l'Autriche pour pouvoir s'y opposer avec succès. Cette détermination de la part du roi aidera encore à faire rompre à l'Autriche, à la Bavière, les liens qui les tiennent attachées à la coalition, et cette considération est bien importante dans la situation actuelle de la France.

A l'occasion de la demande que le prince de Metternich a fait faire au maréchal de Wrède: si la Bavière serait disposée à se liguer avec la France et l'Autriche, il a été question de la situation militaire des deux partis, et on est tombé d'accord que la position militaire des puissances du midi avait un grand avantage sur celle du nord, et qu'une opération offensive, faite par les débouchés de la Franconie sur l'Elbe, couperait les armées prussiennes de leur corps sur le Rhin et d'une grande partie de leurs ressources.

L'Autriche a témoigné de l'inquiétude sur les armées napolitaines et l'agitation de l'Italie, où elle craint que Bonaparte ne prépare quelque soulèvement.

Murat avait fait proposer une alliance à la Bavière qui l'a refusée; mais, si les événements devaient conduire à la guerre, il faudrait nécessairement porter un corps d'armée en Sicile pour occuper Murat. L'Espagne devant concourir à cette opération, le corps français n'aurait pas besoin d'être considérable.

L'Autriche a, dans ce moment, près de trois cent mille hommes sous les armes; et, d'après des données assez certaines, ces forces sont distribuées comme il suit:

Quatre-vingt mille hommes en Bohême;
Quatre-vingt-dix mille hommes en Moravie et en Hongrie;
Trente-six mille hommes en Gallicie;
Vingt mille hommes en Transylvanie;
Trente mille hommes en Autriche;
Cinquante mille hommes en Italie.

La Russie peut avoir autant de monde. En voici la distribution:

Cinquante mille hommes dans le Holstein;
Quatre-vingt mille hommes en Saxe;
Cent cinquante mille hommes en Pologne.

La Prusse, cent cinquante mille hommes, dont cinquante mille sur le bas Rhin, dans le nombre desquels il faut compter quinze mille Saxons. Leur chef, le général Thielmann[253], a pris parti contre ses anciens souverains et leur serait infidèle. On ne doit pas compter sur lui.

Ce qui semblerait prouver que l'empereur de Russie ne croit pas pouvoir terminer les affaires cette année, c'est qu'il a retardé la ratification du traité avec le Danemark et la Suède[254], dont il doit être garant et qu'il n'a point donné d'ordres pour retirer son armée qui occupe et dévore le Holstein. Le roi de Danemark n'a pu rien obtenir à cet égard.

Agréez...


No 6.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 17 octobre 1814.

Sire,

J'ai reçu la lettre dont Votre Majesté a daigné m'honorer. Je suis heureux de trouver que la ligne de conduite que j'ai suivie s'accorde avec les intentions que Votre Majesté veut bien m'exprimer. Je mettrai tous mes soins à ne m'en écarter jamais.

J'ai à rendre compte à Votre Majesté de la situation des choses depuis ma dernière lettre.

Lord Castlereagh, voulant faire une nouvelle tentative sur l'esprit de l'empereur Alexandre pour lui faire abandonner ses idées de Pologne qui dérangent tout et mènent à tout bouleverser, lui avait demandé une audience. L'empereur a voulu y mettre une sorte de mystère et lui a fait l'honneur de se rendre chez lui; et sachant bien de quel sujet lord Castlereagh avait à l'entretenir, il est de lui-même entré en matière, en se plaignant de l'opposition qu'il trouvait à ses vues. Il ne comprenait pas, il ne comprendrait jamais que la France et l'Angleterre pussent être opposées au rétablissement d'un royaume de Pologne[255]. Ce rétablissement, disait-il, serait une réparation faite à la morale publique que le partage avait outragée, une sorte d'expiation. A la vérité, il ne s'agissait pas de rétablir la Pologne entière; mais rien n'empêcherait que cela se fît[256] un jour, si l'Europe le désirait. Pour le moment la chose serait prématurée; le pays lui-même avait besoin d'y être préparé; il ne pouvait l'être mieux que par le rétablissement en royaume d'une partie seulement de la Pologne, à laquelle on donnerait des institutions propres à y faire germer et fructifier tous les principes de la civilisation, qui se répandraient ensuite dans la masse entière, lorsqu'il aurait été jugé convenable de la réunir. L'exécution de son plan ne devait coûter de sacrifices qu'à lui, puisque le nouveau royaume ne serait formé que de parties de la Pologne sur lesquelles la conquête lui donnait d'incontestables droits, et auxquelles il ajouterait encore celles qu'il avait acquises antérieurement à la dernière guerre et depuis le partage (Byalistock et Tarnopol). Personne n'avait donc à se plaindre de ce qu'il voulait[257] faire ces sacrifices; il les ferait avec plaisir, par principe de conscience, pour consoler une nation malheureuse, pour avancer la civilisation; il attachait à cela son honneur et sa gloire. Lord Castlereagh, qui avait ses raisonnements préparés, les a déduits dans une conversation qui a été fort longue, mais sans persuader ni convaincre l'empereur Alexandre, lequel s'est retiré en laissant lord Castlereagh fort peu satisfait de ses dispositions; mais comme il ne se tenait point pour battu, il a mis ses raisons par écrit, et, le soir même, il les a présentées à l'empereur sous le titre de memorandum.

Après m'avoir donné, dans une conversation fort longue, les détails qui précèdent, lord Castlereagh m'a fait lire cette pièce, ce dont, pour le dire en passant, M. de Metternich qui l'a su a témoigné une surprise qu'il n'aurait pas montrée s'il n'était pas en général convenu entre les ministres des quatre cours de ne point communiquer à d'autres ce qu'ils font entre eux.

Le memorandum commence par citer les articles des traités conclus en 1813 par les alliés, lesquels portent que: la Pologne restera partagée entre les trois puissances dans des proportions dont elles conviendront à l'amiable; et sans que la France puisse s'en mêler. (Lord Castlereagh s'est hâté de me dire qu'il s'agissait de la France de 1813, et non de la France d'aujourd'hui.) Il rapporte ensuite textuellement des discours tenus, des promesses faites, des assurances données par l'empereur Alexandre à diverses époques, en divers lieux, et notamment à Paris, et qui sont en opposition avec le plan qu'il poursuit maintenant.

A cela succède un exposé des services rendus par l'Angleterre à l'empereur Alexandre.

Pour lui assurer la possession tranquille de la Finlande, elle a concouru[258] à faire passer la Norvège sous la domination de la Suède[259], faisant en cela le sacrifice de son propre penchant, et peut-être même de ses intérêts. Par sa médiation elle lui a fait obtenir de la Porte ottomane des cessions et d'autres avantages[260]; et de la Perse, la cession d'un territoire assez considérable[261]. Elle se croit donc en droit de parler à l'empereur Alexandre avec plus de franchise que les autres puissances, qui n'ont point été dans le cas de lui rendre les mêmes services.

De là, passant à l'examen du plan actuel de l'empereur, lord Castlereagh déclare que le rétablissement de la Pologne entière en un État complètement indépendant obtiendrait l'assentiment de tout le monde; mais que créer un royaume avec le quart de la Pologne, ce serait créer des regrets pour les trois autres quarts et de justes inquiétudes pour ceux qui en possèdent une partie quelconque, et qui, du moment où il existerait un royaume de Pologne, ne pourraient plus compter un seul instant sur la fidélité de leurs sujets; qu'ainsi, au lieu d'un foyer de civilisation, on n'aurait établi qu'un foyer d'insurrections et de troubles, quand le repos est le vœu comme il est le besoin de tous. En convenant que la conquête a donné des droits à l'empereur, il soutient que ces droits ont pour limites le point qu'il ne saurait dépasser sans nuire à la sécurité de ses voisins. Il le conjure par tout ce qu'il a de cher, par son humanité, par sa gloire, de ne point vouloir aller au delà, et il finit par lui dire qu'il le prie d'autant plus instamment de peser toutes les réflexions qu'il lui soumet, que, dans le cas où il persisterait dans ses vues, l'Angleterre aurait le regret de n'y pouvoir donner son consentement.

L'empereur Alexandre n'a point encore répondu.

Autant lord Castlereagh est bien dans la question de la Pologne, autant il est mal dans celle de la Saxe. Il ne parle que de trahison, de la nécessité d'un exemple. Les principes ne paraissent[262] pas être son côté fort. Le comte de Munster, dont la santé est meilleure, a essayé de le convaincre que de la conservation de la Saxe dépendait l'équilibre, et même, peut-être, l'existence de l'Allemagne; et il a tout au plus réussi à lui donner des doutes. Cependant il m'a promis, non pas de se prononcer comme nous dans cette question, (il paraît avoir à cet égard avec les Prussiens des engagements qui le lient), mais de faire, dans notre sens, des représentations amicales.

Sa démarche vis-à-vis de l'empereur Alexandre a été, non seulement faite de l'aveu, mais même à la prière de M. de Metternich. Je n'en saurais douter, quoique ni l'un ni l'autre ne me l'aient dit. L'Autriche sent toutes les conséquences des projets russes, mais, n'osant se mettre en avant, elle y fait mettre [263] l'Angleterre.

Si l'empereur Alexandre persiste, l'Autriche, trop intéressée à ne pas céder, ne cédera pas, je le crois; mais sa timidité la portera à traîner les choses en longueur. Cependant, ce parti a des dangers qui chaque jour deviennent plus grands, qui pourraient devenir extrêmes, et sur lesquels je dois d'autant plus appeler l'attention de Votre Majesté, que leur cause pourrait se prolonger fort au delà du temps présent, de manière à devoir exciter toute sa sollicitude pendant toute la durée de son règne.

Des ferments révolutionnaires sont partout répandus en Allemagne. Le jacobinisme y domine, non point comme en France, il y a vingt-cinq ans, dans les classes moyennes et inférieures, mais parmi la plus haute et la plus riche noblesse; différence qui fait que la marche d'une révolution qui viendrait à y éclater ne pourrait pas être calculée d'après la marche de la nôtre. Ceux que la dissolution de l'empire germanique et l'acte de confédération du Rhin ont fait descendre du rang de dynastes à la condition de sujets supportant[264] impatiemment d'avoir pour maîtres ceux dont ils étaient ou croyaient être les égaux, aspirent à renverser un ordre de choses dont leur orgueil s'indigne, et à remplacer tous les gouvernements de ce pays par un seul. Avec eux conspirent les hommes des universités, et la jeunesse imbue de leurs théories, et ceux qui attribuent à la division de l'Allemagne en petits États les calamités versées sur elle par tant de guerres dont elle est le continuel théâtre. L'unité de la patrie allemande est leur cri, leur dogme, leur religion exaltée jusqu'au fanatisme, et ce fanatisme a gagné même des princes actuellement régnants. Or, cette unité, dont la France pouvait n'avoir rien à craindre quand elle possédait la rive gauche du Rhin et la Belgique, serait maintenant pour elle d'une très grande conséquence. Qui peut d'ailleurs prévoir les suites de l'ébranlement d'une masse telle que l'Allemagne, lorsque ses éléments divisés viendraient à s'agiter et à se confondre? Qui sait où s'arrêterait l'impulsion une fois donnée? La situation de l'Allemagne, dont une grande partie ne sait pas qui elle doit avoir pour maître, les occupations militaires, les vexations qui en sont le cortège ordinaire, de nouveaux sacrifices demandés après tant de sacrifices, le mal-être présent, l'incertitude de l'avenir, tout favorise les projets de bouleversement. Il est trop évident que si le congrès s'ajourne, s'il diffère, s'il ne décide rien, il aggravera cet état de choses, et il est trop à craindre qu'en l'aggravant, il n'amène une explosion. L'intérêt le plus pressant serait donc qu'il accélérât ses travaux, et qu'il finît; mais comment finir? En cédant à ce que veulent les Russes et les Prussiens? Ni la sûreté de l'Europe ni l'honneur ne le permettent. En opposant la force à la force? Il faudrait pour cela que l'Autriche, qui en a, je crois, le désir, en eût la volonté. Elle a sur pied des forces immenses; mais elle craint des soulèvements en Italie, et n'ose se commettre seule avec la Russie et la Prusse. Elle peut compter sur la Bavière, qui s'est prononcée très franchement et lui a offert cinquante mille hommes pour défendre la Saxe: le Wurtemberg lui en fournirait dix mille: d'autres États allemands se joindraient à elle; mais cela ne la rassure point assez. Elle voudrait pouvoir compter sur notre concours, et ne croit pas pouvoir y compter. Les Prussiens ont répandu le bruit que les ministres de Votre Majesté avaient reçu de doubles instructions qui leur prescrivaient, les unes le langage qu'ils devaient tenir, et les autres de ne rien promettre. M. de Metternich a fait dire au maréchal de Wrède qu'il le croyait ainsi. Une personne de sa plus intime confiance disait, il y a peu de jours, à M. de Dalberg: «Votre légation parle très habilement mais vous ne voulez point agir, et nous, nous ne voulons point agir seuls.»

Votre Majesté croira sans peine que je n'aime pas plus la guerre et que je ne la désire pas plus qu'elle. Mais, dans mon opinion, il suffirait de la montrer, et l'on n'aurait pas besoin de la faire. Dans mon opinion encore, la crainte de la guerre ne doit pas l'emporter sur celle d'un mal plus grand, que la guerre seule peut prévenir.

Je ne puis croire que la Russie et la Prusse voulussent courir les chances d'une guerre contre l'Autriche, la France, la Sardaigne, la Bavière et une bonne partie de l'Allemagne; ou si elles voulaient courir cette chance, à plus forte raison ne reculeraient-elles point devant l'Autriche seule, en supposant, ce qui n'est pas, qu'elle voulût engager seule la lutte.

Ainsi, l'Autriche privée de notre appui n'aurait d'autre ressource que de prolonger indéfiniment le congrès ou de le dissoudre, ce qui ouvrirait la porte aux révolutions; ou de céder et de consentir à des choses que Votre Majesté est résolue à ne jamais sanctionner.

Dans ce cas, il ne resterait aux ministres de Votre Majesté qu'à se retirer du congrès en renonçant à rien obtenir de ce qu'elle désire le plus. Cependant l'état des choses qui se trouverait établi en Europe pourrait rendre inévitable, dans très peu d'années, la guerre que l'on aurait voulu éviter, et l'on pourrait alors se trouver dans une situation où l'on aurait moins de moyens de la faire.

Je crois non seulement possible, mais encore probable, que si la réponse de l'empereur Alexandre ôte toute espérance de le voir céder à la persuasion, le prince de Metternich me demandera si et jusqu'à quel point l'Autriche peut compter sur notre coopération.

Les instructions qui nous ont été données par Votre Majesté portent que la domination de la Russie sur toute la Pologne menacerait l'Europe d'un danger si grand que, s'il ne pouvait être écarté que par la force des armes, il ne faudrait point balancer un seul moment à les prendre, ce qui semblerait m'autoriser à promettre en général, pour ce cas, les secours de Votre Majesté.

Mais, pour répondre d'une manière positive à une demande précise, pour promettre des secours déterminés, j'ai besoin d'une autorisation et d'instructions spéciales. J'ose supplier Votre Majesté de vouloir bien me les donner, et d'être persuadée que je n'en ferai usage que dans le cas d'une évidente et extrême nécessité. Mais je persiste à croire que le cas que je prévois ne se présentera pas.

Toutefois, pour être préparé à tout, je désirerais que Votre Majesté daignât m'honorer le plus promptement possible de ses ordres.

Depuis la déclaration que j'ai eu l'honneur d'envoyer à Votre Majesté, les ministres des huit puissances ne se sont point réunis.

Un comité, composé d'un ministre d'Autriche, d'un Prussien et des ministres de Bavière, de Wurtemberg et de Hanovre, travaille à la constitution fédérale de l'Allemagne. Ils ont déjà tenu une conférence. On doute que, vu la diversité des intérêts de ceux qu'ils représentent, et de leurs propres caractères, ils parviennent à s'accorder.

Je suis, etc.


No 7.—le prince de talleyrand au roi louis xviii.

Vienne, le 19 octobre 1814.

Sire,

M. de Labrador, pour avoir été de la même opinion que moi dans les conférences auxquelles nous avons été l'un et l'autre appelés, et peut-être aussi pour être venu assez souvent chez moi, où lord Castlereagh l'a trouvé une fois, a essuyé les plus vifs reproches de la part des ministres des quatre cours. On l'a traité de transfuge, d'homme qui se séparait de ceux auxquels l'Espagne était redevable de sa délivrance, et, ce qui est digne de remarque, M. de Metternich est celui qui a montré sur ce point le plus de chaleur. M. de Labrador n'en a pas pour cela changé d'opinion, mais il s'est cru obligé de rendre les visites qu'il me fait plus rares. On peut juger par là jusqu'à quel point les ministres moins indépendants par leur position ou leur caractère personnel sont ou peuvent se croire libres d'avoir des rapports suivis avec la légation de Votre Majesté.

Les cinq ministres qui ont été réunis pour s'occuper du projet de constitution fédérale ont été requis de donner leur parole d'honneur de ne communiquer à qui que ce soit les propositions qui leur seraient faites. C'est surtout contre la légation de France que cette précaution assez inutile a été prise. N'ayant pu lui faire accepter dans les négociations le rôle qu'on a essayé de lui faire prendre, on veut l'isoler.

Cependant, à travers les ténèbres dont on veut l'environner et que l'on s'efforce, à mesure que le temps avance, de rendre plus épaisses, un rayon de lumière a percé[265]. Peut-être tenons-nous le fil qui peut nous faire pénétrer dans le labyrinthe d'intrigues où l'on avait espéré d'abord de nous égarer. Voici ce que nous avons appris d'un homme que sa position met éminemment en mesure d'être bien informé.

Les quatre cours n'ont point cessé d'être alliées en ce sens que les sentiments avec lesquels elles ont fait la guerre lui ont survécu, et que l'esprit avec lequel elles ont combattu est le même qu'elles portent dans les arrangements de l'Europe. Leur projet était de faire ces arrangements seules. Puis, elles ont senti que l'unique moyen de les faire considérer comme légitimes était de les faire revêtir d'une apparente sanction. Voilà pourquoi le congrès a été convoqué. Elles auraient désiré d'en exclure la France, mais elles ne le pouvaient pas après l'heureux changement qui s'y était opéré, et sous ce rapport, ce changement les a contrariées. Cependant, elles se sont flattées que la France, longtemps et uniquement occupée de ses embarras intérieurs, n'interviendrait au congrès que pour la forme. Voyant qu'elle s'y présentait avec des principes qu'elles ne pouvaient point[266] combattre, et qu'elles ne voulaient pas suivre, elles ont pris le parti de l'écarter de fait, sans l'exclure, et de concentrer tout entre leurs mains, pour marcher sans obstacle à l'exécution de leur plan. Ce plan n'est au fond que celui de l'Angleterre. C'est elle qui est l'âme de tout. Son peu de zèle pour les principes ne doit pas surprendre: ses principes sont son intérêt. Son but est simple: elle veut conserver sa prépondérance maritime, et, avec cette prépondérance, le commerce du monde. Pour cela, elle a besoin que la marine française ne lui devienne jamais redoutable, ni combinée avec d'autres, ni seule. Déjà elle a pris soin d'isoler la France des autres puissances maritimes par les engagements qu'elle leur a fait prendre. Le rétablissement de la maison de Bourbon lui ayant fait craindre le renouvellement du pacte de famille, elle s'est hâtée de conclure avec l'Espagne le traité du 5 juillet, lequel porte que ce pacte ne sera jamais renouvelé. Il lui reste de placer la France, comme puissance continentale, dans une situation qui ne lui permette[267] de vouer qu'une petite partie de ses forces au service de mer. Dans cette vue, elle veut unir étroitement l'Autriche et la Prusse en rendant celle-ci aussi forte que possible[268], et les opposer toutes deux comme rivales à la France. C'est par suite de ce plan que lord Stewart a été nommé ambassadeur à Vienne. Il est tout Prussien; c'est là ce qui l'a l'ait choisir. On tâchera de placer de même à Berlin un homme qui soit lié d'inclination à l'Autriche. Rien ne convient mieux aux desseins de rendre la Prusse forte, que de lui donner la Saxe; l'Angleterre veut donc qu'on sacrifie ce pays et qu'on le donne à la Prusse. Lord Castlereagh et M. Cook[269] sont si déterminés dans cette question, qu'ils osent dire que le sacrifice de la Saxe, sans aucune abdication, sans aucune cession du roi, ne blesse aucun principe. Naturellement l'Autriche devrait repousser cette doctrine. La justice, la bienséance, sa sûreté même, tout l'en presse. Qu'a-t-on fait pour vaincre sa résistance? Rien que de très simple: on l'a placée vis-à-vis de deux difficultés en l'aidant à surmonter l'une, à condition qu'elle cédera[270] sur l'autre. L'empereur de Russie est là fort à propos avec le désir d'avoir le duché de Varsovie entier, et de former[271] un simulacre de royaume de Pologne. Lord Castlereagh s'y oppose et dresse un mémoire qu'il montrera à son parlement, pour faire croire qu'il a eu tant de peine à arranger les affaires de Pologne, qu'on ne saurait lui imputer à blâme de n'avoir pas sauvé la Saxe, et, pour prix de ses efforts, il presse l'Autriche de consentir à la disparition de ce royaume. Qui sait si le désir de former un simulacre de Pologne n'a pas été suggéré à l'empereur Alexandre par ceux mêmes qui le combattent, ou si ce désir est sincère? si l'empereur, pour se rendre agréable aux Polonais, ne leur a pas fait des promesses qu'il serait très fâché de tenir? si la résistance qu'on lui oppose n'est pas ce qu'il souhaite le plus, et si on ne le mettrait pas dans le plus grand embarras en consentant à ce qu'il parait vouloir? Cependant M. de Metternich, qui se pique de donner à tout l'impulsion, la reçoit lui-même, sans s'en douter, et, jouet des intrigues qu'il croit mener, il se laisse tromper comme un enfant.

Sans assurer que toutes ces informations soient parfaitement exactes, je dois dire qu'elles me paraissent extrêmement vraisemblables.

Il y a peu de jours que M. de Metternich réunit près de lui un certain nombre de personnes qu'il est dans l'habitude de consulter. Toutes furent d'avis que la Saxe ne devait point être abandonnée. Rien ne fut conclu, et, avant-hier soir, j'appris par une voix sûre que M. de Metternich, personnellement abandonnait la Saxe, mais que l'empereur d'Autriche luttait encore.

L'un des commissaires pour le projet de constitution fédérale a dit que les propositions qui leur étaient faites supposaient que la Saxe ne devait plus exister.

La journée d'hier fut consacrée tout entière à deux fêtes: l'une militaire et commémorative de la bataille de Leipsick: la légation de Votre Majesté n'y pouvait pas être; j'assistai à l'autre, donnée par le prince de Metternich, en l'honneur de la paix. Je désirais pouvoir y trouver l'occasion de dire un mot à l'empereur d'Autriche. Je ne fus point assez heureux (je l'avais été davantage au bal précédent, où j'avais pu placer vis-à-vis de lui quelques mots sur les circonstances et de nature à produire quelque effet sur son esprit; il parut alors me très bien comprendre.) Lord Castlereagh lui parla près de vingt minutes, et il m'est revenu que la Saxe avait été le sujet de cette conversation.

La disposition qui donnerait ce pays à la Prusse serait regardée en Autriche, même par les hommes du cabinet, comme un malheur pour la monarchie autrichienne, et en Allemagne comme une calamité. On l'y regarderait comme destinant infailliblement l'Allemagne même à être partagée plus tôt ou plus tard, comme l'a été la Pologne.

Le roi de Bavière ordonnait encore hier à son ministre de faire de nouvelles démarches pour la Saxe et lui disait: «Ce projet est de toute injustice et m'ôte tout repos.»

Si l'Autriche veut conserver la Saxe, il est probable qu'elle voudra à tout événement s'assurer de notre coopération et c'est pour être prêt à répondre à toute demande de cette nature que j'ai supplié Votre Majesté de m'honorer de ses ordres. Toutefois, comme j'ai eu l'honneur de le lui dire, je tiens pour certain que la Russie et la Prusse n'engageraient point la lutte.

Si l'Autriche cédait sans avoir demandé notre concours, c'est qu'elle serait décidée à n'en pas vouloir. Elle ôterait par là, à Votre Majesté, toute espérance de sauver la Saxe, mais elle ne saurait lui ôter la gloire de défendre les principes qui font la sûreté de tous les trônes.

Au surplus, tant que l'Autriche n'aura pas définitivement cédé, je ne désespérerai pas, et je crois même avoir trouvé un moyen, sinon d'empêcher que la Saxe ne soit sacrifiée, du moins d'embarrasser ceux qui la veulent sacrifier: c'est de faire connaître à l'empereur de Russie que nous ne nous opposons point à ce qu'il possède, sous quelque dénomination[272] que ce soit, la partie de la Pologne qui lui sera[273] dévolue, et qui n'étendrait point ses frontières de manière à inquiéter ses voisins, pourvu qu'en même temps la Saxe soit[274] conservée.

Si l'empereur n'a réellement point envie de faire un royaume de Pologne, et qu'il ne cherche qu'une excuse à donner aux Polonais, cette déclaration le gênera. Il ne pourra pas dire aux Polonais, et ceux-ci ne pourront pas croire que c'est la France qui s'oppose à l'accomplissement de leur vœu le plus cher. De son côté, lord Castlereagh sera embarrassé d'expliquer au parlement comment il s'est opposé à une chose que beaucoup de personnes désirent en Angleterre, quand la France ne s'y opposait pas.

Que si l'empereur Alexandre tient véritablement à l'idée de ce royaume de Pologne, le consentement de la France sera pour lui une raison d'y persister; l'Autriche, rejetée par là dans l'embarras d'où elle aurait cru se tirer par l'abandon de la Saxe, reviendra forcément sur cet abandon et sera ramenée à nous.

Dans aucune hypothèse, cette déclaration ne peut nous nuire. Ce qui nous importe, c'est que la Russie ait le moins de Pologne qu'il est possible et que la Saxe soit sauvée. Il nous importe moins, ou même, il ne nous importe pas que la Russie possède d'une manière ou d'une autre ce qui doit être à elle et qu'elle doit posséder. C'est à l'Autriche que cela importe. Or, quand elle sacrifie sans nécessité ce qu'elle sait nous intéresser et ce qui doit l'intéresser davantage elle-même, pourquoi hésiterions-nous à la replacer dans la situation d'où elle a voulu se tirer, surtout lorsqu'il dépend d'elle de finir à la fois ses embarras et les nôtres, et qu'elle n'a besoin pour cela que de s'unir à nous?

Je suis informé que l'empereur Alexandre a exprimé ces jours derniers, et à plusieurs reprises, l'intention de me faire appeler. S'il le fait, je tenterai le moyen dont je viens d'avoir l'honneur d'entretenir Votre Majesté.

Le général Pozzo, qui est ici depuis quelques jours, parle de la France de la manière la plus convenable.

L'électeur de Hanovre ne pouvant plus conserver ce titre, puisqu'il ne doit plus y avoir d'empire germanique ni d'empereur électif, et ne voulant point être dans un rang inférieur à celui du souverain du Wurtemberg, sur lequel il l'emportait autrefois de beaucoup, a pris le titre de roi. Le comte de Munster (qui est à peu près guéri de sa chute) me l'a notifié. J'attends pour lui répondre et reconnaître le nouveau titre[275] que son maître a pris, l'autorisation que Votre Majesté jugera sans doute convenable de me donner.

Je suis...


No 7 bis.—les ambassadeurs du roi au congrès, au ministre des affaires étrangères a paris.

Vienne, le 20 octobre 1814.

Monsieur le comte,

Dans une de nos précédentes dépêches, nous avons eu l'honneur de vous mander que les quatre puissances alliées, conformément à leurs arrangements, continuent à suivre un système de convenance arrêté pour le cas où Bonaparte serait resté sur le trône de France; qu'elles ne comptent pour rien le rétablissement de la maison de Bourbon, qui change l'état de l'Europe et qui aurait dû faire retourner tout dans le système existant en 1792. Mais comme la force de la France les épouvante encore, c'est avec un singulier aveuglement que le prince de Metternich continue à seconder les projets des trois puissances, qu'il facilite à la Russie les moyens de s'emparer du duché de Varsovie, à la Prusse d'occuper la Saxe, et à l'Angleterre d'exercer l'influence la plus absolue sur ce qu'on appelait, et sur ce qu'on peut encore appeler la coalition. Cet état de choses produit un effet très étrange; tout ce qui tient à la monarchie autrichienne s'approche de nous, tout ce qui tient au ministère s'éloigne.

Il n'y a plus eu de conférence depuis celle dont nous avons eu l'honneur de vous entretenir. Les ministres des quatre puissances se voient, parlent, projettent, changent, et rien ne finit. Cependant le moment d'une décision approche. Nous sommes au courant de tous ces petits mouvements politiques, quoiqu'ils se soient donné leur parole d'honneur de ne nous instruire de rien de ce qu'ils méditent.

Le système des puissances naît de l'effroi dans lequel elles sont encore. Elles veulent exécuter l'engagement pris le 13 juin 1813, de finir les affaires de Pologne, sans que la France puisse y intervenir. Elles tendent enfin à isoler la France, et se repentent de la paix qu'elles ont signée.

Le système anglais se présente ici partout avec évidence. Alarmés encore de l'effet qu'a produit sur l'Angleterre le système continental, les ministres anglais veulent que dans le nord et sur la Baltique, il y ait des puissances assez fortes pour que la France ne puisse, à aucune époque, entraver le commerce de l'Angleterre avec l'intérieur du continent. Ils se prêtent par cette raison à tout ce que la Prusse exige, et soutiennent ses prétentions par tous leurs efforts.

C'est de cette combinaison que résulta l'agrandissement de la Hollande par les Pays-Bas, du Hanovre et de la Prusse. C'est dans ce même esprit que l'Angleterre a exigé que l'Espagne ne renouvelât point les stipulations du pacte de famille. Elle a craint que le roi n'ajoutât par ce système d'alliance une nouvelle force à celle que possède la France. Le voyage empressé de lord Wellington de Paris à Madrid a eu cette négociation pour objet.

Lord Castlereagh prouve au surplus par cette même combinaison qu'il ne sait juger ni la situation du continent ni celle de la France, et qu'il ne voit pas que l'un et l'autre ont été victimes de ce système et le craindraient plus que l'Angleterre même.

Dans cet état de choses, placés entre les passions d'une part, et l'ambition des puissances de l'autre, les ministres du roi ont à soutenir avec la plus grande fermeté les principes conservateurs du droit des gens, à ne condescendre à aucune complaisance qui renverse ces principes, à opposer toute la dignité et le calme possibles à cet égarement, et attendre enfin que la raison et le temps éclairent les différentes puissances sur leurs véritables intérêts.

Au bal qu'a donné hier soir le prince de Metternich, le comte de Schulenburg s'est approché du maréchal de Wrède et lui a demandé ce qu'il pourrait lui dire à l'égard de la Saxe? Celui-ci lui a répondu: «Approchez-vous du maître de la maison, et voyez s'il ose lever les yeux sur vous.»

Le roi de Bavière à ce même bal a demandé à M. de Labrador s'il voyait quelquefois le prince de Talleyrand? L'ambassadeur d'Espagne a dit que oui: «Je le voudrais bien aussi, dit le roi, mais je n'ose pas. Je vous fais au reste ma profession de foi: je suis très dévoué à la maison de Bourbon.»

Nous attendons que ces dispositions nous parviennent officiellement pour nous expliquer, et nous ne manquerons, en attendant, aucune occasion de répéter que cet oubli de toute mesure prolonge la Révolution et doit nécessairement conduire à de nouvelles agitations. Le temps nous éclairera sur les dernières déterminations que nous aurons à prendre.

Le roi doit être bien convaincu que le système qu'il a adopté, qu'il nous a tracé dans ses instructions et dont nous ne nous écartons en rien, lui assure la considération et la reconnaissance de tous ceux qui ne sont pas aveuglés par les passions et le plus funeste délire.

Agréez...


No 3 ter.—le roi louis xviii au prince de talleyrand.

Paris, le 21 octobre 1814.

Mon cousin,

J'ai reçu vos numéros 4 et 5.

La preuve la plus certaine que votre note du 1er octobre était bonne, c'est qu'elle a déplu aux plénipotentiaires des cours ci-devant alliées, et qu'en même temps elle les a forcés de revenir un peu[276] sur leurs pas; mais ne nous endormons pas sur ce succès. L'existence de la ligue dont vous me parlez dans le numéro 4 est démontrée à mes yeux, et surtout le projet de se venger sur la France, ut sic, des humiliations que le directoire et bien davantage Buonaparte[277] ont fait subir à l'Europe. Jamais je ne me laisserai réduire là; aussi j'adopte très fort l'idée de la déclaration et je désire que vous m'en envoyiez[278] le projet plus tôt que plus tard. Mais ce n'est pas tout[279]; il faut prouver qu'il y a quelque chose derrière, et, pour cela, il me paraît nécessaire de faire des préparatifs pour porter au besoin l'armée sur un pied plus considérable que celui où elle est maintenant.

Je vous ferai incessamment écrire par M. de Jaucourt la lettre que vous désirez; mais, entre nous, je dépasserais[280] les stipulations du 11 avril[281], si l'excellente idée des Açores[282] était mise à exécution.

Je serai fort satisfait si l'on rend Parme, Plaisance et Guastalla au jeune prince[283]; c'est son patrimoine. La Toscane était un bien peu justement acquis.

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