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Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 5

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 5

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Title: Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 5

Author: prince de Bénévent Charles Maurice de Talleyrand-Périgord

Annotator: Albert de Broglie

Release date: March 10, 2013 [eBook #42292]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU PRINCE DE TALLEYRAND, VOLUME 5 ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

MÉMOIRES
DU PRINCE
DE TALLEYRAND

PUBLIÉS AVEC UNE PRÉFACE ET DES NOTES
PAR
LE DUC DE BROGLIE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

V

PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1892

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Suède et la Norvège.

MÉMOIRES
DU
PRINCE DE TALLEYRAND

LE PRINCE DE TALLEYRAND
1838
(D'après Ary Scheffer).

AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR

Le cinquième et dernier volume des Mémoires du prince de Talleyrand complète la publication dont les exécuteurs testamentaires du prince avaient laissé le soin à des mandataires de leur choix. Les éditeurs accomplissent l'engagement qu'ils ont pris en remettant à M. le Directeur de la Bibliothèque nationale les volumes manuscrits dont le texte aujourd'hui imprimé est l'exacte reproduction. Il sera ainsi aisé de se convaincre qu'ils ne se sont permis de faire subir au dépôt qu'ils avaient reçu aucune modification et aucun retranchement d'aucune sorte.

A la vérité, le recueil mis ainsi à la disposition du public n'étant point un écrit autographe mais une copie certifiée par les exécuteurs testamentaires, cette constatation, suffisante pour attester la sincérité scrupuleuse des éditeurs, ne le serait pas à elle seule, à défaut d'autres témoignages, pour terminer la controverse qui a été élevée sur le caractère des Mémoires eux-mêmes. Heureusement, la discussion à laquelle cette controverse même a donné lieu a déjà suffi pour dissiper tous les doutes.

La question de l'authenticité des Mémoires de Talleyrand a été débattue, en effet, à fond dans la presse et leur caractère original établi jusqu'à l'évidence par des critiques éminents et par les juges dont l'autorité est la moins contestée. M. Sorel dans le Temps, M. Chuquet dans la Revue critique, M. Gustave Monod et M. Farge dans la Revue historique, se sont prononcés avec la compétence que leur donnent leurs études comparées de tous les documents touchant à l'histoire contemporaine; et à l'appui du même jugement, M. Pierre Bertrand a apporté dans la Revue encyclopédique des détails curieux sur les procédés de composition du prince de Talleyrand, tels qu'il a été en mesure de les reconnaître dans la publication qu'il a faite de plusieurs de ses lettres inédites.

Si je reviens donc aujourd'hui sur un sujet qui peut paraître épuisé, ce n'est pas dans la pensée de rien ajouter à des démonstrations si concluantes, mais simplement pour en offrir la reproduction et le résumé aux lecteurs qui, n'ayant pu suivre les phases du débat, désireraient être fixés sur la véritable valeur de l'œuvre mise aujourd'hui tout entière entre leurs mains.

Quelques mots suffiront pour rappeler sur quels points la contestation a porté et dans quelle mesure exacte elle a été renfermée. On n'a pas essayé d'assimiler les Mémoires de Talleyrand à ces compositions apocryphes qui abondent dans notre littérature, véritables romans historiques, fabriqués de toutes pièces par des artistes de profession et mis ensuite par eux sous le nom de tel ou tel personnage célèbre. L'origine certaine des documents et l'empreinte d'un esprit supérieur visible dans certaines parties ne pouvaient prêter à des suppositions de cette espèce. On s'est borné à soutenir que le texte primitif avait été mutilé, remanié et n'arrivait ainsi à la publicité qu'après avoir subi des altérations qui le rendaient méconnaissable; et pour justifier cette assertion, on a signalé dans le récit de la vie publique ou privée du prince soit des lacunes qui semblent l'effet de retranchements faits après coup par une main étrangère, soit des confusions de faits ou de noms qui n'auraient pas dû échapper à l'auteur puisque l'erreur porte sur des événements auxquels il a été personnellement mêlé et sur des contemporains, adversaires ou amis, qu'il a personnellement connus. L'absence d'un manuscrit autographe s'expliquerait alors par le dessein, arrêté chez ceux qui l'ont transcrit, de faire disparaître les traces des modifications qu'ils n'auraient pas craint d'y apporter.

On doit reconnaître, en effet, que dans les Mémoires ne figurent pas, du moins avec le même degré de détail et d'importance, tous les événements de la vie de l'auteur qui ont trouvé place depuis longtemps dans sa biographie. La narration passe très rapidement et sans insister sur les débuts de la carrière politique de Talleyrand, le rôle qu'il a joué à l'Assemblée constituante, ses rapports avec les personnages illustres qui ont alors occupé la scène, les missions et les fonctions publiques qu'il a remplies pendant cette première phase de la Révolution. A ne considérer même que la dimension des récits, il y a loin des quelques chapitres consacrés à ces années de jeunesse aux développements qui sont réservés à l'exposition complète et détaillée des grandes négociations de 1814 et 1830. Mais loin que cette différence dût surprendre, on devait s'y attendre, et elle ne présente rien à nos yeux que de très naturel. Dans le cours d'une existence presque séculaire, Talleyrand, associé à toutes les vicissitudes dont l'Europe et la France avaient été le théâtre pendant cette période d'agitation, avait vu en réalité changer la face du monde autour de lui; et par l'effet d'une si longue expérience suivie de déceptions répétées, il devait lui arriver, comme à la plupart des hommes de sa génération, de ne retrouver presque rien en lui de l'état d'âme et d'esprit qu'il avait partagé avec beaucoup des plus sages de ses contemporains. Au moment où il prenait la plume, au lendemain de la Restauration à laquelle il avait puissamment contribué, le prince de Talleyrand, venant de représenter la monarchie légitime à Vienne devant l'Europe assemblée, conservait bien peu d'idées et de traits communs avec l'abbé de Périgord siégeant au côté gauche de l'Assemblée constituante, et il devait avoir peine à reconnaître en lui-même à travers un passé si lointain ce modèle presque effacé. Il avait beaucoup appris et peut-être aussi un peu oublié. Bien des résolutions qu'il avait appuyées dans des jours d'espérance, d'illusion et d'orage devaient lui apparaître, sinon comme un entraînement dont il n'avait pas su se défendre, au moins comme des nécessités qu'il avait dû subir. Comment ne se serait-il pas hâté de tourner cette page de son histoire pour arriver rapidement à celle où étaient inscrits les services éminents qu'il venait de rendre à son pays? Comment se serait-il attardé à retracer avec complaisance, pour la postérité des impressions dont il avait peut-être lui-même perdu, et dont il ne se souciait pas, en tout cas, de raviver la mémoire?

Un homme qui a exercé sur les affaires politiques de son temps une action pareille à celle qui est échue à Talleyrand ne se met pas à écrire, comme un narrateur ordinaire, uniquement pour charmer les loisirs de l'âge avancé en repassant sur les souvenirs de sa jeunesse. Sa pensée constante est de faire apprécier la mesure des efforts qu'il a faits pour servir les intérêts qui lui étaient confiés et les résultats qu'il s'applaudit d'avoir obtenus. A ce point de vue, 1789 ne rappelait à M. de Talleyrand qu'une activité dépensée sans fruit. Est-il étonnant qu'il ait mieux aimé s'occuper de la grandeur et de l'utilité incontestables du rôle qu'il avait joué en 1814 et 1830? On n'a point, d'ailleurs, tenu une si grande place dans son siècle sans avoir été sujet à beaucoup d'accusations et de reproches. Des Mémoires n'ont point alors pour but de révéler des faits inconnus, mais de préparer les pièces d'un procès qui doit être instruit devant l'histoire, et l'histoire elle-même y doit chercher encore moins des informations nouvelles que les éléments propres à l'éclairer sur le jugement qu'elle est appelée à porter.

Je sais bien qu'on s'était fait assez généralement des Mémoires de Talleyrand une idée toute différente de celle que la connaissance aujourd'hui complète a réalisée. Par l'effet des précautions peut-être excessives prises par les exécuteurs testamentaires pour prévenir une publication prématurée, on s'était plu à se figurer que le secret n'avait pu être aussi longtemps gardé que parce qu'il portait sur des faits de nature délicate et mystérieuse et que, le voile une fois levé, on verrait apparaître des révélations piquantes, des portraits satiriques, des anecdotes malignes, qui sait? peut-être même des confidences sur les facilités que le relâchement des mœurs permettait au clergé mondain de l'ancien régime. Le ton grave du récit particulièrement approprié à la nature des sujets traités a déconcerté cette curiosité frivole, et de là à supposer qu'on avait supprimé à dessein tout ce qui aurait pu la satisfaire, il n'y avait qu'un pas. Mais il n'était pas nécessaire d'avoir connu M. de Talleyrand, il suffisait d'avoir vécu avec ceux qui l'avaient approché pour n'avoir jamais conçu une idée et, par conséquent, n'avoir pas à perdre une illusion de cette nature. Il suffisait même de se rappeler que parmi les reproches de tout genre qu'on a pu lui faire, celui de manquer de tact et de goût est peut-être le seul qu'on lui ait épargné. Si des écrivains sérieux ont pu chercher dans ses Mémoires ce genre d'intérêt et s'étonner de ne l'y pas trouver, ils ont fait preuve d'un défaut de jugement qui ne leur permettrait pas de prétendre à la qualité d'historiens.

On ne comprend pas davantage comment, avec la moindre habitude d'écrire l'histoire d'après des documents originaux, on pourrait attacher une réelle importance à quelques erreurs de chronologie ou de noms propres qu'on a pu relever dans les Mémoires de Talleyrand. Au lieu d'y voir une marque de contrefaçon, on doit y reconnaître ce qu'il y a de plus simple au monde: une défaillance de mémoire inévitable au bout d'une longue vie écoulée dans des circonstances si diverses. J'ose affirmer qu'il n'y a pas de Mémoires connus, même ceux dont l'authenticité est la moins douteuse, qui ne renferment des erreurs plus graves et qui, examinés à la loupe, ne supportent moins bien l'examen. Je puis invoquer, à cet égard, mon expérience personnelle faite dans diverses conditions.

J'ai eu l'occasion, par exemple, dans le cours de mes travaux, d'étudier avec soin les Mémoires laissés par les hommes qui avaient joué pendant le XVIIIe siècle un rôle important comme ministres, généraux ou ambassadeurs: je citerai, entre autres, le maréchal de Belle-Isle et le marquis d'Argenson: et en comparant ensuite leurs récits avec leur correspondance écrite pendant leur gestion, ce n'est pas une fois, par hasard, c'est à tous moments que j'ai rencontré des différences, des contradictions même, en apparence inconciliables, entre le détail des faits tels qu'ils les ont rapportés après coup dans leur retraite et tels qu'on les trouve dans leurs lettres écrites au lendemain même du jour où les incidents se sont produits. Beaucoup de ces différences sont motivées sans doute par le désir de se justifier de certains reproches ou d'accroître le mérite de certains services, mais d'autres n'ont d'explication que des oublis ou des confusions involontaires.

De plus, deux hommes politiques ayant tenu une place considérable dans notre histoire contemporaine—et dont l'un a cessé de vivre—ont bien voulu me faire part de tout ou partie de leurs souvenirs inédits, et je me suis permis de leur signaler, dans le récit des événements où ils avaient figuré comme acteurs principaux, des inexactitudes très inoffensives, sans doute, et très innocentes, mais beaucoup plus graves que celles dont on accuse les Mémoires de Talleyrand, et ils se sont empressés, sur ma seule observation, de les reconnaître et de les réparer.

J'ajouterai qu'appelé à publier moi-même les Souvenirs de mon père, j'ai pu constater, d'après son propre témoignage, combien l'homme le plus consciencieux, écrivant après de longues années, doit se défier de la fidélité de sa mémoire et a de précautions à prendre pour ne pas la trouver en défaut.

On sait que le premier acte et l'un des plus caractéristiques de la vie politique de mon père fut la résolution qu'il prit en 1815 de siéger à la Chambre des pairs dans le procès du maréchal Ney, bien qu'il n'eût pas encore l'âge légal pour délibérer et qu'il ne dût l'atteindre que le jour où la sentence serait portée. Combien de fois ne l'avais-je pas entendu raconter le détail de la première séance à laquelle il avait assisté et dont l'impression devait être restée gravée dans son esprit en traits ineffaçables, en raison de la gravité et de la nouveauté du spectacle qu'il avait sous les yeux. Le sujet du débat, me disait-il, était ce jour-là la décision du point peut-être le plus important de la cause: la question de savoir si on appliquerait au maréchal le bénéfice de l'amnistie promise aux rebelles par la capitulation de Paris. Quelle surprise n'ai-je donc pas éprouvée en retrouvant dans ses Souvenirs ces mêmes détails, mais rapportés avec la réserve qu'on va lire:

«Le 4 décembre, écrit-il, je pris séance, j'entrai à onze heures du matin dans la Chambre du conseil déjà réuni: la Chambre du conseil, c'est-à-dire le lieu où la Chambre délibérait hors la présence du public, c'était la galerie de tableaux. Je vois encore ici la position de chacun des membres à moi connus et la place que je pris moi-même au dernier banc. Chose inconcevable, si j'en étais requis, je prêterais serment que le sujet de la délibération c'était la question de savoir si l'on permettrait au maréchal Ney de plaider la capitulation de Paris. On sait que ce fut le tort, le grand tort, je dirai presque le crime de la Chambre des pairs d'avoir en ceci fermé la bouche à l'accusé. J'entends M. Molé parler dans un sens, Lanjuinais et Porcher de Richebourg en sens opposé. Cette séance a fait époque dans ma vie. Comment se fait-il que je me trompe? Il le faut bien, néanmoins, puisque le procès-verbal place cette séance non le premier, mais le dernier jour du procès à l'issue des plaidoiries. Mais tout en reconnaissant mon erreur, c'est ma raison qui se soumet, ma mémoire reste intraitable, et, je le répète ici, je prêterais serment contre le procès-verbal.»


Supposons maintenant que le narrateur n'eût pas été en mesure de consulter les procès-verbaux de la Chambre des pairs et eût mis par écrit ses souvenirs tels qu'il les avait gardés, cette erreur de date suffirait-elle pour contester soit la véracité de l'écrivain, soit l'authenticité du texte[1]?

Enfin, s'il suffisait d'une erreur sur la qualité d'un personnage public pour mettre en doute la sincérité d'un écrit, comment expliquer que, dans le petit nombre de lettres autographes de M. de Talleyrand lui-même que nous possédons, on trouve, à cet égard, des méprises plus considérables que celles qu'on a signalées dans ses Mémoires? Comment expliquer, par exemple, que, parlant à l'empereur Alexandre, il donne la qualité de beau-frère du roi Frédéric-Guillaume au chef d'une maison assurément très illustre, mais qui ne tenait à la famille royale de Prusse que par des liens de parenté beaucoup plus éloignés[2], et comment expliquer qu'au lieu de réparer cette erreur, deux jours après, il la renouvelle en rendant compte au roi Louis XVIII de son entretien? Assurément, pour un homme de cour, pour un diplomate vivant et causant avec les souverains, sachant combien ils aiment peu qu'on se méprenne sur ce qui les touche, il y avait là une inexactitude ou une maladresse beaucoup plus grande que celle qui consiste à avoir donné au directeur Carnot, en 1796, le grade de général, qui ne lui a été conféré qu'en 1813.

On chercherait donc vainement à tirer parti, contre la confiance due aux Mémoires dans leur ensemble, de ces incorrections inévitables portant sur de telles minuties. Reste à expliquer pourquoi le manuscrit que les exécuteurs testamentaires ont laissé est une copie certifiée et non pas un texte autographe. La réponse est des plus simples: c'est qu'un pareil texte—au moins dans les conditions qu'on suppose—n'a probablement jamais été entre leurs mains, et connaissant les habitudes de M. de Talleyrand, ils n'en ont éprouvé eux-mêmes aucune surprise.

Tous ceux qui avaient vécu auprès de M. de Talleyrand savaient, en effet, que le travail matériel le fatiguant, il n'écrivait de sa propre main que ses lettres intimes ou celles que, par respect pour les personnes à qui il les adressait, il ne se croyait pas permis de faire passer par la plume d'un secrétaire. Pour les travaux de plus longue haleine il dictait; la dictée faite, il la revoyait, y apportait des corrections pour rendre l'expression plus conforme à sa pensée; puis la pièce ainsi revue était recopiée de nouveau et classée dans ses papiers. Quelquefois, il jetait au courant de la plume quelques idées sur le papier et laissait à un secrétaire le soin de relier entre eux ces fragments détachés. Enfin, quand il avait pleine confiance dans l'intelligence et l'habileté de ce collaborateur, il se bornait à lui faire connaître le fond de la pensée qu'il voulait exprimer, et en se réservant à lui-même la tâche de corriger la forme pour lui donner plus de force et d'élégance. C'étaient des textes ainsi préparés, mais dont aucun probablement n'était de la propre main de l'auteur, que M. de Bacourt a reçus en dépôt; et en les transcrivant de nouveau il n'a cru altérer en rien leur caractère, ni surtout leur enlever aucune garantie d'exactitude et d'authenticité. Que gagnerait-on, en effet, à avoir sous les yeux ces textes originaires (remarquez que je ne dis nullement originaux)? ce seraient des copies tout comme celles que nous avons reçues, sauf qu'au lieu d'être reliées en volumes et toutes d'une même main, ce seraient des cahiers détachés peut-être d'écritures différentes, tout aussi susceptibles et tout aussi facilement suspectées de suppression ou d'interpolation, et pour y ajouter foi, il faudrait toujours s'en rapporter à la loyauté des exécuteurs testamentaires et en particulier du dernier survivant, M. de Bacourt[3].

Je sais bien que c'est cette loyauté même de M. de Bacourt que, sans craindre de contredire l'opinion unanime de ceux qui l'ont connu, on n'a pas hésité à mettre en suspicion. A cette occasion, on rappelle que la marque de confiance dont M. de Talleyrand avait honoré M. de Bacourt n'était pas la première du même genre qui lui eût été conférée; son nom figure déjà en tête d'une publication faite, il y a plusieurs années, contenant des pièces très importantes relatives aux rapports de Mirabeau avec la cour de Louis XVI, et dont le comte de La Marck, depuis prince d'Arenberg, avait été l'intermédiaire. M. de La Marck en mourant avait chargé M. de Bacourt de faire connaître ces pièces au public pour bien établir le caractère, suivant lui mal apprécié, de ces relations secrètes de Mirabeau, et on accuse M. de Bacourt de n'avoir pas porté un scrupule suffisant dans l'accomplissement de ce mandat. Quelques-unes des pièces, dont on trouve la trace, ont dû être supprimées et laissées dans l'ombre; et on en conclut que c'est à une élimination du même genre que M. de Bacourt a procédé dans la publication des Mémoires de Talleyrand. Le fait allégué fût-il vrai—ce que je n'ai pas à discuter ici—je ne vois pas quelle conclusion on serait en droit de tirer d'une assimilation faite entre deux situations qui n'ont rien de pareil. M. de La Marck avait réuni une vaste collection de papiers de dates et d'origines différentes. C'étaient des lettres et des notes, les unes émanant de Mirabeau lui-même, les autres à lui adressées, d'autres postérieures à sa mort. C'est de cet ensemble un peu confus de documents qu'il avait entrepris de tirer la justification de l'homme illustre dont il avait été le confident et l'ami. Mais pour atteindre ce but et produire l'effet désiré, ou seulement pour mettre un peu d'ordre et de clarté dans la suite des pièces et en faire comprendre au lecteur le sens et la portée, un classement et par suite un choix étaient à faire. C'est à cette tâche que M. de La Marck s'était appliqué; mais le déclin de sa santé ne lui permettant pas de la mener à fin, il léguait à M. de Bacourt le soin de l'achever dans l'esprit et avec les intentions qui lui étaient connues. De quelque manière que le mandataire se soit acquitté de sa commission, il usait de son droit et surtout ne trompait personne. Car on ne voit nulle part que M. de La Marck lui eût enjoint de mettre au jour sans distinction tout ce que son testament lui remettait, et lui-même n'a non plus prétendu nulle part s'être dessaisi de tout ce qu'il avait entre les mains. Enfin—et c'est ici dans le cas présent le plus important—on ne dit pas et même on ne soupçonne pas que M. de Bacourt ait fabriqué lui-même aucune des pièces qu'il livrait à l'impression avec l'intention de faire passer sa prose sous le couvert et sous le nom d'autrui[4].

Tout autre et bien plus grave serait le tort ou plutôt l'injure qu'on ferait à la mémoire de M. de Bacourt, si on admettait l'imputation dont elle est l'objet. Chacun des volumes manuscrits des Mémoires de Talleyrand porte, on le sait, à la dernière page l'attestation, signée par M. de Bacourt lui-même, que le contenu en est authentique et complet. Or admettons que, par une subtilité de conscience assez difficile à comprendre, un homme d'honneur pût se croire autorisé à attester l'intégrité d'un recueil qu'il aurait lui-même altéré et mutilé. Mais une fois les suppressions et les altérations faites, pour faire disparaître dans la suite et la trame du récit des solutions de continuité trop visibles, il aurait fallu prendre la plume, combler les lacunes, rétablir les transitions interrompues, en un mot prêter à l'auteur parlant à la première personne, comme un personnage de comédie, un langage qu'il n'a pas tenu. Les critiques de M. de Bacourt n'ont pas reculé devant cette supposition; il y a même des chapitres entiers où ils ont prétendu ne pas reconnaître la touche élégante et délicate de Talleyrand, et dont ils ne font pas difficulté d'attribuer la composition à celui qui s'est couvert de son nom. Ici, il n'y a aucun ambage possible: le fait, s'il était vrai, serait une falsification pure et simple et un mensonge sans aucune circonstance atténuante.

Comment alors ne pas tenir compte du témoignage unanime et de la protestation indignée de tous ceux qui ont vécu auprès de M. de Bacourt, et dont il n'est pas un qui n'atteste que le trait le plus saillant de son caractère était une délicatesse poussée jusqu'à un scrupule méticuleux? Telle était, d'ailleurs, son admiration profonde et presque superstitieuse pour le maître qu'il vénérait, que l'idée de prendre sa place et de parler en son nom était un excès de présomption qui ne pouvait pas lui traverser l'esprit. Il n'aurait pas supposé que le lecteur pût s'y tromper un seul instant.

La conclusion est donc certaine. Les Mémoires de Talleyrand peuvent prendre place à un rang élevé dans cette riche collection de souvenirs historiques qui est l'un des titres de gloire de notre littérature, et on peut les lire avec autant de confiance que les Mémoires de Richelieu que personne ne conteste aujourd'hui, bien qu'on n'en connaisse aucun manuscrit, et que les trois quarts des lettres de madame de Sévigné, dont on ne possède pas la minute.

Duc DE BROGLIE.

ONZIÈME PARTIE
RÉVOLUTION DE 1830 (Suite)
(1832-1833)

RÉVOLUTION DE 1830 (Suite)
(1832-1833)

Avant de reprendre le récit des faits qui concernent mon ambassade à Londres, où je retournai au commencement du mois d'octobre 1832, je voudrais rappeler quelques incidents survenus pendant mon absence.

A mon arrivée à Paris, au mois de juin, j'avais trouvé le ministère français très affaibli, à la suite de la mort de M. Casimir Périer, et ne parvenant ni à se compléter ni à se fortifier sur une base un peu solide. Des intrigues de toute sorte se croisaient autour des portefeuilles, l'ambition de quelques personnes gênait moins que la présomption de tous. Voilà où conduisent les révolutions qui déplacent tant de monde. Je me hâtai de partir pour les eaux ne me souciant point d'assister à un pareil spectacle où je n'avais que faire. On ne tarda pas à m'y poursuivre; on insistait pour que je retournasse immédiatement en Angleterre. Ces instances tenaient à une autre intrigue. On voulait établir que M. Durant de Mareuil qui me remplaçait était insuffisant, parce que je lui avais donné la préférence sur M. de Flahaut, vivement appuyé par le général Sébastiani. Je ne me laissai point émouvoir par toutes ces agitations. Je répondis de Bourbon-l'Archambauld, que rien d'urgent ne réclamait ma présence à Londres, où les affaires suivaient leur cours naturel; que la hâte les gâterait, plutôt qu'elle ne les servirait; qu'avant d'être pressé, il faut surtout être raisonnable et prendre la raison dans les hauteurs et les difficultés de sa position et même ne point avoir l'air d'être pressé; enfin que notre position était prise, qu'elle consistait à être bien avec l'Angleterre et à marcher avec elle, que c'était à cela que tout devait être sacrifié, le reste n'étant que secondaire. On revint à la charge, néanmoins, en se montrant effrayé des plaintes violemment exprimées dans les Chambres belges, contre la conférence de Londres, et qui pourraient, prétendait-on, amener une reprise des hostilités.

Pour apaiser tous ces bruits et mettre fin aux intrigues, j'annonçai l'intention de raccourcir le temps de mon congé et de retourner dès le mois d'août à Londres, quoique bien résolu à n'en rien faire; je sentais le besoin de prendre du repos après les eaux de Bourbon. Cela suffit pour déjouer l'intrigue Flahaut-Sébastiani et on me laissa tranquille. Je me prononçai en même temps très fortement contre l'arrogance des Belges qui ne méritaient pas que notre gouvernement se compromît pour eux, et je demandai qu'on les forçât de céder ce qui était raisonnable. On ne suivit guère mes conseils sur ce point et on se pressa, au contraire, fort à tort, à mon sens, de conclure le mariage de Madame la princesse Louise d'Orléans avec le roi Léopold, qui eut lieu à Compiègne le 9 août. Il était bien évident que la conclusion précipitée de ce mariage ne pouvait qu'embarrasser nos affaires, en augmentant les exigences des révolutionnaires belges et français. Le roi de Hollande, heureusement, se chargea de nous tirer d'embarras par la mauvaise foi qu'il apporta dans ses négociations avec la conférence de Londres. Celle-ci, après de longues discussions, écrites et verbales, avec les plénipotentiaires hollandais, n'ayant pu aboutir à aucun résultat, se vit conduite à déclarer, par un protocole qui porte la date du 1er octobre 1832, «qu'il était devenu nécessaire d'employer des mesures coercitives contre la Hollande pour l'obliger à exécuter les conditions du traité signé entre les cinq puissances et la Belgique[5]». Il est vrai qu'après cette déclaration il y eut un dissentiment, entre les membres, de la conférence, sur la nature des mesures coercitives à employer. Les plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie ne consentirent à s'associer qu'à des mesures pécuniaires, tandis que ceux d'Angleterre et de France se réservèrent «de concourir à des mesures plus efficaces dans le but de mettre à exécution un traité qui, depuis tant de mois, avait été ratifié par leurs cours et dont l'inaccomplissement prolongé exposait à des dangers continuels et croissants la paix de l'Europe». Le principe ainsi posé, il s'agissait d'en faire découler les conséquences et c'était pour obtenir ces conséquences que je me décidai à retourner à Londres dans les premiers jours d'octobre 1832. Toutefois, avant de me mettre en route, je tenais à être sûr qu'on était enfin parvenu à former à Paris, un ministère qui offrît des conditions de solidité et de durée. J'en obtins l'assurance de la bouche même du roi, la veille de mon départ pour Londres le 9 octobre 1832[6].

Je crois ne pouvoir mieux donner l'idée de la situation du nouveau cabinet français et de celle qu'il me faisait à Londres qu'en insérant ici les lettres que les principaux membres de ce cabinet m'adressèrent le 11 octobre, le lendemain de mon départ.

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 11 octobre 1832.

»Mon prince,

»Vous saviez, je le crois, au moment de votre départ, que les affaires avaient encore une fois changé de face. Hier soir, à cinq heures, M. le maréchal Soult est venu m'annoncer que le roi agréait mes propositions. A sept heures le futur cabinet s'est réuni; il est ce matin au Moniteur.

»Je n'ai pas besoin de vous dire que ce cabinet est composé de tout ce que le parti du bon ordre, de la paix, du pouvoir légal et régulier, compte de plus décidé dans ses rangs. Je vous ai confié en grand détail mes vœux et mes espérances. Il dépend de l'Europe et de l'Angleterre surtout de consolider ce cabinet, et de mettre par là un terme aux dangers que la victoire du parti contraire entraînerait, dangers dont l'Europe aurait assurément sa bonne part. Nous allons combattre pour la cause de la civilisation, et c'est à la civilisation de nous aider; c'est à vous, mon prince, à lui dire ce qu'il faut faire pour que nous ouvrions la session avec éclat. Si le cabinet anglais vous écoute, notre triomphe est assuré au dire même de ceux qui se montrent le plus timides. Je ne vous parle pas de moi. Je ne vous parle pas de mes sentiments pour vous. Je vous demande conseil et assistance, bien sûr de l'obtenir et sachant en quelles mains repose, en ce moment, notre avenir.

»Permettez-moi de vous renouveler l'assurance de mon tendre et sincère attachement.

»P.-S.—Je joins à ce peu de mots écrits à la hâte une lettre pour lord Grey et une autre pour lord Palmerston. Vous voyez que je n'oublie point vos instructions et j'ai grand plaisir à les suivre.

»Vous recevrez probablement de moi dans la même journée, une dépêche sur la grande affaire qui vous est connue; le temps nous presse; je la recommande encore une fois à votre amitié et à votre ascendant sur tous ceux qui vous approchent.»

M. GUIZOT AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 11 octobre 1832.

Mon prince,

»J'ai vivement regretté hier de ne pouvoir causer dix minutes de plus avec vous. J'ai besoin de vous répéter combien votre concours le plus actif, le plus décisif, nous est nécessaire. Nous voilà engagés dans une grande lutte. Nous acceptons l'honneur et le fardeau de soutenir la cause de l'ordre, de la paix, des intérêts légitimes et réguliers, des vrais principes sociaux, la cause de la civilisation et de la sécurité européenne. Nous nous y dévouerons tout entiers, sans relâche comme sans réserve, et j'ai très bonne espérance, car la France veut comme nous, le triomphe de cette belle et bonne cause. Mais faites en sorte, mon prince, que notre situation soit bien comprise; qu'on sache bien que la confiance des hommes sensés, des honnêtes gens hors de France, comme en France, fait notre force et qu'elle ne saurait se manifester trop tôt ni trop clairement. Investis de cette confiance, nous pourrons beaucoup, j'ose le dire. Si elle était incomplète, lente, timide; si nous n'en faisions pas recueillir les fruits à notre pays, nous rencontrerions des difficultés immenses. Je suis, pour mon compte, tout prêt à les braver, mais elles peuvent disparaître, diminuer beaucoup, du moins, dès les premiers pas. Vous nous y aiderez, mon prince. Ce succès-là mérite bien qu'on y fasse quelques sacrifices. Vous savez si je suis tout à vous.»

L'AMIRAL COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

»Paris, le 11 octobre 1832.

Mon prince,

»Je ne veux pas laisser partir madame de Dino sans vous dire un mot et de la composition du nouveau ministère et de son avenir.

»Son avenir (je veux dire sa durée) importe, je le crois, à toute l'Europe, et l'Europe, jusqu'à un certain point, peut influer sur sa durée.

»Malgré la violence que vont manifester nos débats, nous triompherons, si nous avons à annoncer une conclusion raisonnable de l'affaire belge: elle est toute pour nous dans l'évacuation d'Anvers; il faut qu'on nous laisse aller la demander sous ses murs et nous retirer le lendemain.

»Il nous faut pour cela l'aveu du cabinet de Londres; le silence des autres en sera la suite. Mais, sans cela, la lutte parlementaire peut nous emporter et avec nous la dernière digue.

»Votre haute influence, mon prince, peut seule nous aider. L'œuvre est digne de vous; nos liens avec l'Angleterre deviendraient indestructibles et la civilisation de l'Europe, encore sauvée.

»Madame de Dino vous dira que c'est hier à minuit et demi que les ordonnances ont été signées.

»Je vous renouvelle l'hommage de mon respectueux dévouement.»

M. THIERS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 11 octobre 1832.

Mon prince,

»Le télégraphe vous annoncera bien avant moi, les choix que le roi vient de faire. Nous avons longtemps résisté et nous le devions, pour nous bien assurer de la solidité des résolutions royales. Aujourd'hui, je crois que nous pouvons compter sur la fermeté du roi. Il soutiendra de tous ses moyens constitutionnels la nouvelle administration qu'il vient de former. Il regarde les hommes qui la composent comme les derniers appuis du système de M. Périer, et il est convaincu que ce système de modération, au dedans comme au dehors, peut seul assurer le repos de la France et de l'Europe. Mais les résolutions du roi ne suffisent pas; il faut qu'on nous aide de toutes parts. Vous le pouvez, vous, mon prince, plus que personne. Vous le pouvez, en éclairant le cabinet anglais sur ses intérêts et sur les nôtres, qui aujourd'hui sont identiques. C'est l'affaire d'Anvers qui décidera de tout. Personne dans le ministère ne veut être exigeant; mais tout le monde sent le besoin de terminer de trop longues incertitudes et de rasseoir les esprits. Les deux pays qui ont le plus à gagner à une conclusion, c'est l'Angleterre et la France. Toutes deux ont besoin que cet inconnu renfermé dans la question belge cesse, et qu'un résultat positif termine tous les doutes. Nous sommes arrivés à ce point, en France, que tout le monde, dans le parti modéré surtout, demande la conclusion des affaires de la Belgique. Quelque ministère qui arrive, la mission qu'on lui imposera sera la même: ce sera de donner des résultats. Ce mot est aujourd'hui un proverbe qui court de bouche en bouche. M. Dupin[7], M. Odilon Barrot, M. Périer, s'il vivait, tous auraient besoin de faire la même chose. Puisqu'il faut en finir avec les résistances calculées de la Hollande, et en finir quel que soit le ministère, la question est de savoir s'il vaut mieux finir cela avec nous qu'avec d'autres. Or je ne doute pas que l'on ne reconnaisse l'avantage de traiter avec nous plutôt qu'avec d'autres. Si, par exemple, nous prenions la citadelle d'Anvers, on peut compter sur notre parole: nous l'évacuerions trois jours après l'avoir prise. Tout le conseil s'y engagera. La parole de M. de Broglie est, je crois, la plus rassurante de toutes. Pour moi, j'y engage ma parole de ministre, ma parole d'honnête homme, et vous savez que j'ai pour principe que la bonne foi est le seul moyen de bien faire les grandes affaires. Je crois qu'on ne doute pas de la parole que nous donnerions, mais on se demandera peut-être, si nous pourrons la tenir et si nous n'aurons pas bientôt des successeurs qui secoueront les engagements pris par nous. A cela j'ai une réponse que je crois péremptoire. Notre majorité est assurée, si nous avons à présenter au pays des résultats prochains. On nous fait espérer la majorité si nous nous défendons bien, et on nous la promet comme infaillible si l'affaire d'Anvers est terminée. C'est une exigence parlementaire devenue irrésistible et qu'il faut absolument satisfaire. C'est, de plus, une chose que la dignité de l'Angleterre et de la France exige également. Si on fait cela, nous pouvons répondre de tout. La parole que nous aurons donnée c'est nous qui serons chargés de la tenir. Sinon, nous serons livrés à tous les hasards de la tribune et du scrutin. Or, après nous, il n'y a que Dupin, allié à Odilon Barrot, et assurément les exigences de ces messieurs ne seront pas moindres, et ne seront pas toujours fondées, comme les nôtres, sur les intérêts bien entendus des deux pays. Ainsi, mon prince, secondez-nous de tout votre génie et de toute votre influence. La question se résout à ces termes:

»Tout le monde voudra Anvers.

»Si c'est nous qui l'obtenons, nous serons assurés de la majorité et on aura l'avantage de consolider avec nous le système de la modération: Nous ne le voulons que pour trois jours.

»Je vous demande pardon, mon prince, de vous dire ces choses que vous savez mieux que moi; mais on a besoin de les répéter à tout le monde et à tout instant.

»Recevez, je vous en prie, l'assurance de mon profond respect et de mon amitié dévouée.»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 12 octobre 1832.

Mon prince,

»En vous adressant la dépêche ci-jointe, permettez-moi de rappeler à votre souvenir et à votre bonne amitié notre position, nos besoins et nos espérances.

»Le ministère actuel est composé pour moitié des collègues de M. Casimir Périer, pour moitié de ceux de ses amis politiques qui, plus compromis encore que lui-même dans la cause de l'ordre et de la paix, avaient été réservés par lui pour des temps meilleurs.

»Ces temps sont arrivés.

»L'état de la France, vous l'avez vu de vos yeux, est pleinement satisfaisant. Le calme règne sur tous les points du territoire; partout l'ordre renaît, les esprits se rassoient; toutes les élections partielles sont sages et modérées; dans les villes, dans les campagnes, les affaires reprennent à vue d'œil; la récolte a été très belle.

»Une seule difficulté reste à surmonter.

»Cette difficulté, c'est le maintien de la majorité formée l'année dernière et qui nous a coûté tant de soins et tant d'efforts. Des divisions politiques qui vous sont connues ont brisé cette majorité; des préventions absurdes, des rivalités purement littéraires, de misérables tracasseries menacent de donner à nos adversaires un avantage sur nous qui coûterait à l'Europe des torrents de sang et des années de calamités incalculables.

»Si le ministère actuel ne s'était pas chargé du fardeau des affaires, vous le savez, mon prince, vous l'avez vu vous-même, le pouvoir passait dans des mains qui l'auraient transmis, sans le savoir, sans le vouloir peut-être, mais inévitablement au parti de la guerre et de l'anarchie.

»Si le ministère actuel succombait dans la lutte, sa défaite aurait encore plus certainement et plus directement le même résultat.

»Il est, nous en sommes convenus ensemble, un moyen sûr de le prévenir.

»Que l'Angleterre nous voie, sans en prendre alarme, enlever la citadelle d'Anvers aux Hollandais et la remettre entre les mains des Belges. Si la session prochaine s'ouvre sous de tels auspices, soyez certain d'un triomphe éclatant. S'il nous faut, au contraire, défendre de nouveau à la tribune les délais, les remises, les procrastinations de la diplomatie, notre position sera très périlleuse, et le poids des préventions qui nous attendent en sera très péniblement aggravé. Je ne sais si nous y pourrons résister.

»Lorsque j'ai exposé ces idées, en votre présence, à lord Granville il m'a fait des objections. Il m'a dit: «Mais si l'Europe se fie à votre parole, qui lui répondra que vous resterez au pouvoir assez de temps pour la tenir?»

»A cela voici ma réponse:

»Si l'Angleterre y consent, nous pouvons entrer en Belgique du 20 au 22. Nos troupes sont prêtes, elles le sont déjà; le 26 ou le 27, nous serons sous Anvers; du 8 au 15 de novembre, la citadelle sera à nous; du 16 au 20, nos troupes seront rentrées sur le territoire de France. La session ne s'ouvre que le 19. L'adresse ne viendra pas avant le 1er décembre. Ainsi tout danger de ce côté est nul.

»Lord Granville m'a dit encore: «Mais si les Hollandais vous attaquent pendant le siège, que ferez-vous?»

»Ma réponse sera également simple.

»Si les Hollandais nous attaquent, nous les repousserons jusqu'aux limites du territoire belge. Nous prendrons l'engagement de ne pas avancer un pouce au delà.

»Il serait dit dans le Moniteur qui annoncerait l'entrée de nos troupes en Belgique, qu'elles n'entreront même pas dans Anvers; que la citadelle sera remise aux mains des Belges au moment de la capitulation; que le jour même commencerait notre mouvement rétrograde.

»Lord Granville a paru s'inquiéter encore de l'intervention possible des Prussiens. Mais, d'abord, une expédition conduite avec ce degré de célérité ne leur laisserait pas le temps de concentrer leurs troupes qui sont fort disséminées. En second lieu, nous leur offrons, vous le savez, d'occuper Venloo et toute la partie du territoire hollandais qui se trouve en ce moment au pouvoir des Belges. La réponse à cette proposition ne peut nous parvenir avant trois semaines. Les ordres pour le rassemblement des troupes prussiennes mettraient nécessairement le même temps pour parvenir aux généraux. Notre expédition seraient terminée avant qu'ils fussent en mesure de faire une démonstration sérieuse[8].

»Si le gouvernement anglais se refuse à cette proposition, voyez ce qui va en résulter:

»Premièrement, il est fort douteux que nous réussissions à contenir les Belges. Le roi Léopold est aujourd'hui sans gouvernement quelconque. Aucun ministre ne veut entreprendre de se charger des affaires si le roi ne se décide à recourir à des mesures énergiques. Le général Goblet forme à lui tout seul tout le cabinet, et veut se retirer sous quelques jours[9]. Le roi Léopold aura la main forcée; les Belges attaqueront; le roi des Pays-Bas les attaquera à son tour; force nous sera bien de les défendre, et voilà véritablement la guerre.

»Supposez même que ceci n'arrive point, et je ne vois guère possibilité de l'éviter, la position du cabinet français deviendra très périlleuse à l'ouverture des Chambres. Si nous succombons dans la lutte, le pouvoir passera au parti de la guerre, et l'expédition d'Anvers ne sera que la moindre de ses entreprises.

»Il me semble donc que l'expédition d'Anvers n'est pas pour l'Europe un objet sur lequel l'alternative lui soit véritablement laissée. Il ne s'agit pas de savoir si elle se fera; mais, qui la fera: si ce sont les Belges ou les Français; si ce sera le parti de la guerre ou le parti de la paix.

»Exposant ainsi la question, il me semble qu'elle ne saurait être douteuse.

»L'expédition n'empêcherait nullement le blocus. Nous ne mettrions point pour condition de notre retraite l'acceptation du traité, la solution de la question de l'Escaut. Ce sont des points qui resteraient à vider par voie de négociation ou par les moyens de coercition maritime ou pécuniaire, s'il y avait lieu. Notre engagement de quitter la Belgique immédiatement après la reddition de la citadelle serait absolu.

»Si vous obtenez ce point, mon prince, le cabinet que vous avez vu se former, que vous avez eu la bonté de désirer, est assuré de s'établir, et s'il s'établit, le repos de la France et celui de l'Europe sont assurés. Dans le cas contraire, je ne prévois que des malheurs dont le nombre et l'étendue sont impossibles à prévoir.

»J'ajouterai, en finissant, que notre armée se trouve maintenant très concentrée et en mesure d'agir. Si l'expédition ne se fait pas, il nous faudra la disperser. Nous tremblons à chaque instant que le choléra n'y éclate, et si nous sommes réduits à la disperser, quelle masse d'accusations va s'élever contre nous!

»Pardon, mon prince, de cette immense lettre, je n'ai pas eu le temps de la méditer, je n'ai pas celui de la relire. Je me fie à votre bonté, à votre indulgence pour excuser ce que j'ai pu dire d'inconsidéré, pour suppléer à ce que j'ai pu omettre. Notre sort est dans vos mains.

»Recevez, avec votre bienveillance accoutumée, l'expression de mon sincère et tendre attachement.»

J'arrivai à Londres le 14 octobre, après une pénible traversée, et je ne perdis pas un instant pour m'occuper des intérêts qui m'étaient confiés. Le jour même de mon arrivée, j'eus une longue entrevue avec lord Palmerston, dans laquelle je repris la suite des affaires depuis mon départ, et traitai l'importante question qui pesait dans ce moment sur les deux cabinets de Londres et de Paris, celle de l'exécution du traité du 15 novembre. Je reconnus que M. Durant de Mareuil avait très bien préparé le terrain. Comme je l'ai déjà dit, la conférence s'était réunie le 1er octobre pour décider si des mesures coercitives contre la Hollande étaient devenues nécessaires, et quelles seraient ces mesures. Personne n'avait révoqué en doute la nécessité des mesures de coercition. Seulement, comme ces mesures pouvaient être de deux espèces, pécuniaires ou matérielles, il y avait eu sur ce point dissentiment entre les plénipotentiaires; ceux d'Autriche, de Prusse et de Russie déclarant qu'ils ne pourraient s'associer qu'à des mesures pécuniaires, tandis que les plénipotentiaires de France et de la Grande-Bretagne, regardant ces mesures comme insuffisantes, annoncèrent l'intention de leurs cours d'en venir à de plus efficaces. On dressa un protocole constatant cette situation et qui peut être considéré comme le dernier acte public de la conférence, quoiqu'elle continuât longtemps encore à exercer la grande influence qu'elle avait acquise.

C'était le principe posé dans le protocole du 1er octobre par les plénipotentiaires de France et d'Angleterre qu'il s'agissait de développer par une nouvelle négociation entre ces deux puissances. A quelles mesures plus efficaces se résoudraient-elles? Le cabinet français proposait de procéder militairement à l'évacuation de la citadelle d'Anvers, pendant que des escadres française et anglaise bloqueraient les côtes de Hollande. Le cabinet anglais, par des raisons qu'on trouvera exposées plus loin, aurait préféré qu'on s'en tînt au blocus des côtes. Je devais commencer par rallier lord Palmerston et lord Grey à l'opinion du gouvernement français, et, après de longs efforts, j'y parvins. On verra bientôt que les difficultés que je rencontrai dans le cabinet anglais étaient encore accrues par des intrigues qui avaient leur centre à Paris et qui étaient dirigées contre notre cabinet. Je vais donner maintenant des extraits de mes dépêches et lettres et de celles que je recevais, et qui feront, je crois, saisir clairement la marche des négociations.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 16 octobre 1832.

Monsieur le duc,

»M. de Mareuil reçut hier une lettre de Berlin par laquelle M. Bresson lui faisait part du compte qu'il vous avait rendu d'une conversation que lord Minto[10] et lui avaient eue avec M. Ancillon, après l'arrivée du conte Dönhoff[11], porteur du protocole du 1er octobre[12].

»Je désirai que M. de Mareuil se rendît chez lord Palmerston, et s'informât de lui, s'il n'avait pas reçu les mêmes rapports de lord Minto, et s'il n'y trouvait pas un nouveau motif pour accélérer les déterminations des deux cabinets de France et d'Angleterre. M. de Mareuil vient de me rendre compte de cet entretien. Lord Palmerston s'est montré, à lui comme à moi, pénétré du vif intérêt qui appelle une décision prompte et complète sur la grande question du moment. Le conseil de cabinet, tenu hier matin, en a encore examiné toutes les parties. Il paraîtrait qu'on y aurait témoigné quelques doutes sur le prompt succès d'une attaque de vive force contre la citadelle d'Anvers, car lord Palmerston demanda à M. de Mareuil s'il avait à cet égard quelques données positives qui pussent inspirer une pleine confiance, et tout à l'heure, lord Durham est venu m'exprimer sur la même pensée. Sans se montrer plus positif qu'il ne convient, M. de Mareuil répondit qu'à Paris, à Bruxelles, même à La Haye, il avait entendu des gens du métier, connaissant le fort et le faible de cette citadelle, assurer qu'elle ne pouvait pas tenir contre une attaque bien dirigée. Il ajouta cependant que, si elle était défendue, elle ne serait probablement pas prise sans qu'il en résultât des dommages considérables pour la ville, ce qui le conduisit à répéter qu'il était nécessaire qu'on annonçât formellement à la Hollande que ces dommages seraient compensés. Lord Palmerston parut accueillir de nouveau cette observation, et il confirma l'espérance qu'il m'avait donnée, que j'aurais ce soir, demain matin au plus tard, une communication complète des résolutions du gouvernement.

»Dans le cours de cet entretien, lord Palmerston fit mention d'un incident qui avait causé quelque surprise au cabinet. Vous savez déjà par une dépêche de Vienne que lord Granville vous aura communiquée, comment quelques paroles du maréchal Maison avaient paru prématurées à sir Frédéric Lamb, et avaient excité de la part du prince de Metternich des représentations assez vives.

»On a été encore plus étonné peut-être d'apprendre par une communication du baron d'Ompteda[13], ministre de Hanovre, que le ministre de France à Hanovre avait annoncé officiellement l'action immédiate des deux gouvernements de France et d'Angleterre contre la Hollande; et, en effet, il a pu paraître étrange qu'on notifiât au roi de Hanovre une résolution du roi d'Angleterre, tandis que devant le prince qui réunit les deux couronnes on délibère encore sur le principe et sur les formes de cette coopération. Ce fut toutefois sans aucune amertume que lord Palmerston fit cette observation à M. de Mareuil, et il n'en tira qu'une conclusion pareille au sentiment qu'il m'avait déjà exprimé: c'est qu'après l'éveil donné dans les gazettes sur les déterminations de la France et de l'Angleterre, il était urgent d'arriver sans retard à leur exécution.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT

«Londres, le 16 octobre 1832.

»Je suis ici au milieu des intrigues continuelles de madame de Flahaut, qui ne quitte pas lady Grey et qui tient là les plus mauvais propos sur notre gouvernement actuel: «—Cela ne peut pas durer; le ministère ne peut pas tenir; il n'aura pas la majorité; tout le monde le repousse...» C'est là ce qu'elle dit à tous les coins. Aujourd'hui, c'est chez lord Holland qu'elle tient ses assises. Avoir des affaires difficiles à conduire, et avoir de plus des calomnies de société qui se renouvellent à chaque heure, c'est insupportable. Le fait est que son mari à Paris et elle à Londres nuisent véritablement au nouveau ministère, et en vérité, c'est bien coupable. Je ne pouvais pas croire à tout ce que l'on m'avait dit sur cela; à présent, je suis forcé de me trouver un imbécile quand je repoussais comme calomnie tout ce que j'entendais dire de ce ménage. J'oubliais de vous dire que madame de Flahaut fait des éloges pompeux de Sébastiani, ajoutant: «Il faudra bien que le roi y revienne...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 17 octobre 1832.

Monsieur le duc,

Les plénipotentiaires de Russie, de Prusse et d'Autriche, ont demandé plusieurs fois dans ces derniers jours à lord Palmerston une réunion de la conférence pour y discuter les mesures à adopter contre la Hollande. Ils ont fait auprès de moi, des démarches dans le même sens, mais j'ai engagé lord Palmerston à se refuser à cette demande, en lui faisant sentir les inconvénients d'une discussion qui ne pourrait avoir que des résultats fâcheux en ce moment. Lord Palmerston a partagé mon opinion sur ce point, et il ne réunira la conférence que quand il sera en état de lui communiquer nos résolutions définitivement arrêtées.»

«Le 18 octobre, soir.

»... J'avais vu ce matin lord Palmerston, il m'avait fait espérer qu'à l'issue du conseil, j'aurais une communication positive des résolutions du cabinet. Cependant à cette heure, le ministre n'a pas pu me donner encore la résolution que je désirais si vivement. Il est vrai que le roi qui devait venir aujourd'hui à Londres, n'y viendra que demain et que sa présence est réclamée pour une sanction définitive. Mais je dois croire aussi, d'après une conversation assez étendue que j'aie eue avec lord Palmerston et dont je vous rendrai un compte détaillé, que la discussion en se prolongeant au sein du cabinet, y a fait naître, non pas de l'opposition sur le fait même de l'exécution du traité (à cet égard, tout le monde est d'accord), mais le besoin de porter jusqu'aux dernières limites de l'examen des conséquences qui pourraient résulter des voies coercitives employées en commun par la France et par l'Angleterre et que, de plus, les conversations sur l'intérieur du pays, que je vous expliquerai dans une lettre demain, donneraient la pensée de gagner encore du temps. C'est la tendance de plusieurs membres du cabinet; je l'ai combattue, je la combattrai, et j'espère vaincre; mais ce n'est qu'une espérance. Demain, je verrai le roi, et après le conseil, j'aurai avec lord Palmerston une explication dont immédiatement je vous donnerai connaissance.

»Je dois vous dire que je garde en moi la conviction que cette discussion prolongée n'a rien qui doive vous inquiéter, et qu'elle ne fera que donner plus de poids à la décision qui sera prise...»

«Le 19 octobre matin

»Je suis vraiment embarrassé de vous répéter chaque jour que ce qu'on m'a promis la veille est encore remis au lendemain.

»Le roi est venu hier de Windsor, j'ai eu l'honneur de lui faire ma cour. J'ai trouvé à Saint-James tous les membres du cabinet, et j'ai pu rappeler à plusieurs d'entre eux combien il était urgent d'arriver à une résolution décisive sur la coopération de la France et de l'Angleterre pour l'exécution du traité du 15 novembre. Tous ont reconnu cette nécessité et, cependant, le conseil s'est tenu chez le roi, et qui a duré depuis quatre heures jusqu'à sept heures et demie a été uniquement rempli par le rapport du Recorder sur les condamnations en matière criminelle qui ont été prononcées depuis quelques mois et par la discussion qui s'en est suivie. Lord Palmerston m'a assuré hier au soir que la question politique du moment n'avait pas même été présentée et qu'elle était remise à la délibération qui aura lieu aujourd'hui chez lord Grey à East-Sheen où tous les membres du cabinet se réunissent et doivent dîner.

»Je vous dois cependant l'explication de ces délais telle au moins que je l'ai recueillie dans les dernières conversations que j'ai eues avec lord Palmerston. Hier au soir, encore, il a ajouté quelques développements à ce qu'il m'avait dit à cet égard.

»D'une part, il paraîtrait qu'après s'être montré parfaitement résolu sur le principe de la coopération et de l'emploi successif et simultané des forces de terre et de mer, le conseil a vu que quelques-uns de ses membres, tout en reconnaissant que le nouveau ministère français inspirait une juste confiance, témoignaient sur sa durée des inquiétudes; que des rapports venus de Paris et colportés ici par des bouches qu'on aurait crues plus discrètes, ont ranimé l'opposition, en même temps que des esprits plus sages ont eux-mêmes conçu la crainte que si des mesures coercitives exercées en commun contre la Hollande par l'Angleterre et la France, amenaient une guerre générale, un changement de propagande à Paris ne fît de celle-ci une guerre de propagande à laquelle l'Angleterre ne voudrait pas se tenir associée.

»Cette hésitation du cabinet, d'autre part, tient aussi à des circonstances intérieures qui ont besoin d'être développées.

»Les embarras que donnent de nouveau la question des noirs dans les colonies américaines et à l'île Maurice, ainsi que le besoin d'y pourvoir, ont déjà absorbé de longues délibérations[14]. Il faut que cette considération ait plus d'importance que d'abord on ne lui en supposait, car lord Palmerston me l'a répété dans deux conférences différentes. De plus, lord Palmerston pressé sur le besoin d'en finir et sur la nécessité dans laquelle étaient la France et la Belgique d'avoir à faire connaître à l'ouverture des Chambres une résolution prise, et pour le moins un commencement d'exécution, s'est vu forcé d'avouer que le gouvernement britannique éprouvait presque un besoin contraire, et que, pour lui, un délai de quelques semaines serait avantageux. Voici l'explication qu'il en a donnée. Le parlement actuel est prorogé au 11 décembre. L'intention du gouvernement est de le dissoudre. Il regarderait comme un inconvénient de le réunir encore, et cependant si les mesures coercitives étaient immédiatement employées contre la Hollande, comme elles ne seraient point des actes formels de guerre, on se dispenserait de convoquer le parlement. Mais si le roi de Hollande faisait alors lui-même une déclaration positive de guerre, il y aurait nécessité, d'après la constitution, soit de réunir le parlement actuel, soit de le dissoudre et d'en convoquer un nouveau. Dans le premier cas, il faudra s'attendre à une opposition très animée et on a lieu de croire que ce serait surtout avec cette espérance que le roi de Hollande se porterait à la déclaration dont il s'agit. Dans le second cas, et si la dissolution était prononcée, il faut savoir que l'enregistrement des électeurs, d'après la loi nouvelle, n'est pas encore assez avancé, pour qu'on n'eût point à craindre, dans une élection immédiate, des choix d'autant plus dangereux, qu'ils seraient faits par des hommes que l'application du bill de réforme doit priver du droit d'élire et qui en useraient pour la dernière fois.

»C'était là une particularité dans la situation du cabinet britannique, qu'il fallait bien reconnaître. Il m'était plus facile de combattre les craintes qu'on avait témoignées sur la stabilité de notre ministère, et je pouvais partir de l'estime qu'on lui accordait pour établir combien il serait utile à la politique des deux cabinets d'aider le nôtre dans sa position. J'insiste donc vivement pour que les ouvertures qui ont été faites ici, et que lord Granville vous a confirmées, obtiennent un prompt et plein effet. Je suis loin d'en perdre l'espérance. Les dernières lettres de La Haye, le discours du roi de Hollande à l'ouverture des États-généraux, et le langage virulent des gazettes qui reçoivent les inspirations du cabinet néerlandais, ont été appréciés ici comme d'évidents symptômes d'une résistance toujours plus opiniâtre; et, à moins que l'intervention du cabinet de Berlin et les lettres dont M. de Dönhoff est porteur, ne produisent à La Haye un changement absolu, ce qu'on saura avant deux jours, je suis fondé à ne pas croire que le gouvernement britannique veuille reculer sur ses propres propositions, et j'accepte volontiers comme une preuve de sa persévérance, le consentement formel qu'il vient de donner à la jonction de nos vaisseaux aux siens dans la rade de Spithead...»

«Le 19 octobre, huit heures du soir.

»Nous avons reçu très tard aujourd'hui un avertissement de lord Palmerston pour nous réunir en conférence. Cette réunion a eu lieu à la demande du plénipotentiaire hollandais qui avait adressé un paquet cacheté à la conférence. Lord Palmerston n'a pu s'y refuser, comme nous en étions convenus, puisqu'elle n'était pas provoquée par un des trois plénipotentiaires, et qu'il s'agissait d'ailleurs d'entendre des explications venant de Hollande et qui pouvaient être d'un haut intérêt.

»Le paquet du baron de Zuylen ouvert, on nous a donné lecture d'un long factum dans lequel on cherche à réfuter le soixante-neuvième et le soixante-dixième protocoles. Il est à remarquer que ce dernier n'avait point été communiqué au plénipotentiaire hollandais. Du reste, ce long morceau de polémique est sans valeur; il ne devait avoir et n'a eu aucune influence sur la conférence; c'est évidemment une pièce qu'on veut produire devant les États-généraux de Hollande. Nous l'avons considéré ainsi, et nous nous sommes séparés sans prendre aucune délibération...»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 18 octobre 1832

Mon prince,

»Votre lettre a confirmé les espérances que m'avaient données et la dépêche de M. de Mareuil, et la conversation de lord Granville. Nous attendons ici avec une grande impatience votre courrier de demain, et nous nous préparons à tout événement. La situation politique du ministère est beaucoup meilleure que nous n'eussions osé l'espérer en débutant. Après beaucoup de criailleries, on finit par revenir au vrai et par se demander à quoi bon tant de tumulte. La disposition générale des esprits, sans être encore bienveillante, devient attentive; le propos le plus habituel maintenant est de dire: «Il faut voir ce que fera ce ministère». Notre sort dépend donc de plus en plus de nos œuvres d'ici à la session, et de toutes les œuvres, la véritable, la seule qui préoccupe l'attention publique, c'est l'expédition d'Anvers. Sur ce point l'opinion devient chaque jour plus exigeante; ce n'est pas la minorité turbulente, c'est la majorité raisonnable qui presse; je me réjouis par conséquent de plus en plus du parti que vient de prendre le cabinet anglais, car, lors même qu'il se serait décidé contre notre expédition, je ne vois pas qu'il eût été possible de l'éviter. Si nous la faisons, notre succès à la Chambre est assuré. Nous ne négligeons rien pour qu'elle n'entraîne pas trop de complications imprévues. Notre flotte est toute prête; elle est composée d'officiers qui, pour la plupart, ont servi avec les Anglais. Je ne vous cacherai pas que, s'il était possible que les deux flottes s'engageassent ensemble à l'embouchure de l'Escaut, et qu'il y eût quelques coups de canon tirés simultanément sur les Anglais et les Français, cela serait ici du meilleur effet: l'alliance serait de plus en plus populaire et nous en aurions plus de liberté pour agir conformément aux désirs du cabinet anglais.

»Je finis, mon prince, en mettant encore une fois tous nos intérêts dans vos mains: vous savoir à Londres est tout mon espoir et toute ma tranquilité...»

«Le 19 octobre, dix heures du matin.

»... Je reçois à l'instant votre dépêche du 16 et j'y réponds par estafette, sans attendre une minute afin de vous mettre à portée de donner toutes les explications qui vous seront demandées.

»L'armée française réunie sur la frontière du nord est forte de quarante-huit mille hommes. Dix-huit mille environ sont destinés à faire le siège d'Anvers; trente mille à prendre position sur les routes de Berg-op-Zoom et de Bréda, en dedans des limites du territoire belge, afin de couvrir le siège.

»Les postes français relèveront les postes belges dans toute l'étendue du cercle d'opérations militaires.

»Nous demandons au roi des Belges de réunir son armée en arrière de Turnhout, afin qu'elle menace le flanc de l'armée hollandaise, si celle-ci se portait contre notre armée d'observation, de même que notre armée d'observation menacerait le flanc de l'armée hollandaise, si elle se portait contre l'armée belge en dedans des limites du territoire belge.

»Quant à la facilité de prendre la citadelle, le maréchal Gérard pense qu'elle ne peut tenir plus de dix jours. Il a pris à cet égard toutes les informations désirables. Tout est prêt. Il n'y a pas, sur ce point, la moindre inquiétude à avoir...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 22 octobre 1832.

Monsieur le duc,

J'ai reçu toutes les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser jusqu'au 20 octobre inclusivement; je conçois parfaitement les impatiences du gouvernement du roi en ce moment difficile, et vous avez pu voir que je partageais son désir d'arriver au terme de nos trop longues incertitudes sur la question belge. Il ne faut cependant attribuer les hésitations du ministère anglais qu'à la gravité de l'affaire. Lord Grey et lord Palmerston voulaient réunir le plus grand nombre possible de membres du cabinet, et obtenir à l'unanimité une décision que les circonstances rendent de la plus haute importance. J'ai besoin d'appuyer sur cette considération parce que je dois à ces deux ministres de déclarer qu'il est impossible d'apporter des dispositions plus favorables pour nous que celles qu'ils n'ont pas cessé de me témoigner. Vous en trouverez la preuve, monsieur le duc, dans la convention que je viens de signer avec lord Palmerston et que j'ai l'honneur de vous transmettre: elle remplira, j'espère, les intentions du gouvernement du roi.

»Il est minuit, je n'ai pas le temps de développer les différents articles de cette convention, je ne puis que vous dire qu'il était impossible d'en obtenir davantage.

»Il est absolument nécessaire que les ratifications partent de Paris le jeudi 25 au soir, afin d'être à Londres le 27 dans la journée. Je n'ai pas besoin de vous engager au plus profond secret de cette convention. Nous désirons qu'elle ne soit publiée qu'après avoir été communiquée aux plénipotentiaires des trois puissances à la conférence, ce qui aura lieu le lendemain de l'échange des ratifications.

»Vous penserez sans doute qu'il est concevable de prévenir les consuls du roi, pour que les intérêts français ne soient pas compromis...»

Ainsi que l'annonçait cette dépêche, j'avais signé, le 22 octobre au soir, avec l'Angleterre la convention tant désirée par le gouvernement français, et par laquelle il était décidé, sur l'invitation du roi des Belges, que les deux puissances procéderaient à l'exécution du traité du 15 novembre, conformément à leurs engagements; que l'évacuation territoriale formerait un commencement d'exécution; que les gouvernements de Hollande et de Belgique seraient requis d'opérer réciproquement cette évacuation pour le 12 novembre; que la force serait employée contre celui de ces gouvernements qui n'aurait pas donné son consentement pour le 2 novembre; qu'en cas de refus de la Hollande, l'embargo serait mis sur les vaisseaux hollandais, et que le 15 novembre une armée française entrerait en Belgique pour faire le siège de la citadelle d'Anvers. L'inquiétude était grande à Paris, et toutes les lettres qu'on m'écrivait, montraient avec quelle impatience on attendait le résultat que je venais enfin d'obtenir. Cette impatience était parfois gênante pour moi; aussi, j'écrivis à cette époque à la princesse de Vaudémont une lettre dont je veux citer quelques passages.

LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.

»Londres, le 25 octobre 1832

»... Le marquis de Lansdowne[15] part aujourd'hui pour Paris; il donnera du courage à notre ministère qui s'effraye un peu aisément. En tout, on a toujours, et pour toutes choses, l'air trop pressé. Cela ôte la sécurité à ceux qui regardent. J'ai été huit jours ici, et j'ai obtenu tout ce qu'ils désiraient et qui avait été bien préparé par Durant. Je reçois de Mademoiselle avant le huitième jour de mon séjour à Londres une lettre d'impatience. Vous souvenez-vous quand ils croyaient que les Belges allaient entrer en Hollande, et cela c'est il y a trois mois?—Je leur disais que le ministère Broglie finirait par s'arranger; ils ne voulaient pas me croire. Eh bien! il est établi, et il restera pour du temps, s'il ne fait pas de sots procès comme celui de M. Berryer[16]. Les voilà munis pour se présenter à la Chambre, puisqu'ils ont l'autorisation de marcher sur Anvers. Ce qu'il faut à présent qu'ils fassent, c'est à tout prix de se rapprocher de la Prusse qui est bien disposée. Cela fait, le reste ira sur des roulettes.»

Aussitôt après la signature de la convention du 22 octobre et en attendant les ratifications qui ne vinrent de Paris que le 27, je pris avec lord Palmerston tous les arrangements pour son exécution. Aussi, à l'instant même de l'échange des ratifications, la convention ratifiée fut transmise aux plénipotentiaires des trois cours accompagnée d'une note simple et laconique pour éviter autant que possible une demande d'explication de leur part. Un bateau à vapeur préparé à cet effet partit immédiatement pour Rotterdam, portant la communication qui devait être faite à la Haye par les chargés d'affaires de France et d'Angleterre au gouvernement des Pays-Bas et qui, en se référant à la convention, était courte et péremptoire. Enfin, on expédia également un courrier à Bruxelles, qui portait au gouvernement belge une note presque identique à celle destinée au gouvernement hollandais. Nous avions voulu témoigner par là notre impartialité et d'ailleurs exiger de la part des Belges, la remise de Venloo et des portions de territoire qu'ils possédaient encore indûment et qui devaient être restituées au roi des Pays-Bas, le jour où il accepterait le traité du 15 novembre. Nous aurions bien voulu tirer parti de la restitution exigée des Belges, pour détacher le gouvernement prussien des cabinets d'Autriche et de Russie. Dans ce but, nous proposâmes de faire occuper par ses troupes, la place de Venloo et les territoires dans le Limbourg et le Luxembourg que le traité du 15 novembre attribuait à la Hollande, avec l'engagement de les garder jusqu'à l'acquiescement du roi au traité et de ne les restituer à celui-ci qu'après l'exécution de sa part des conditions du traité. Cette proposition donna lieu à une négociation particulière et assez compliquée avec le cabinet de Berlin, qui avait d'abord semblé disposé à l'accepter, mais qui, en définitive, n'osa pas paraître s'associer aux mesures coercitives prises par les deux puissances maritimes et qui refusa[17]. Il en résulta que les Belges gardèrent les territoires qu'on avait réclamés d'eux, ce qui rendit leur position vis-à-vis de la Hollande encore plus favorable.

Reprenons la suite des dépêches et lettres.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 26 octobre 1832.

Monsieur le duc,

»Lord Palmerston avait convoqué ce matin la conférence à la demande de M. de Bülow[18] qui annonçait avoir une communication à nous faire. Cette communication était un projet de traité envoyé par le cabinet de La Haye. Lord Palmerston et moi avons tout de suite déclaré que les formes strictes que nous avions adoptées jusqu'à présent, ne nous permettaient pas d'écouter les propositions venant par un autre intermédiaire que par le plénipotentiaire reconnu de la cour qui nous les faisait; que si M. de Zuylen avait quelque chose à nous communiquer de la part de sa cour, nous étions prêts à l'entendre, mais que nous ne pouvions admettre la demande de M. de Bülow.—M. de Bülow n'a pas insisté. Nous avons ainsi éludé toute explication. Il n'a pas même été donné lecture du projet de traité. La clause principale de ce projet est la reconnaissance de la libre navigation de l'Escaut, avec la réserve d'imposer des droits de trois shillings par tonneau au lieu d'un shelling consenti par le roi Léopold et par la Prusse. J'espère que nos ratifications seront arrivées avant que M. de Zuylen nous soumette directement le projet de sa cour, qui aujourd'hui n'aurait pas eu grande faveur dans la conférence. Nous sommes tous tombés d'accord que la réunion de ce matin ne serait pas regardée comme une conférence tenue au Foreign Office...»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND

«Paris, le 25 octobre 1832.

Mon prince,

»Votre courrier est arrivé hier vers cinq heures de l'après-midi. J'ai sur-le-champ porté au roi la convention: hier soir nous avons eu conseil. On a passé la nuit pour préparer les ratifications; le courrier va partir et vous le recevrez demain de bonne heure dans la journée.

»Je n'ai pas besoin de vous dire avec quelle joie cette nouvelle a été reçue. Je ne vous parlerai pas non plus de notre reconnaissance pour un tel succès. Il fallait être vous pour y réussir; vous n'aurez jamais rendu à votre pays un plus signalé service.

»Permettez-moi maintenant de vous adresser une ou deux questions sur le mode d'exécution de ce traité.

»Le roi des Belges est sommé en même temps que le roi des Pays-Bas d'évacuer la portion de territoire qui ne lui appartient pas, aux termes des vingt-quatre articles.

»Si le roi de Hollande refuse d'évacuer le 2 novembre, le roi des Belges sera-t-il tenu de le faire? Et dans ce cas, à qui remettrait-il Venloo et les autres portions du Limbourg?

»Il est impossible de se figurer que ce soit au roi de Hollande.

»Si le roi des Pays-Bas accepte la proposition, s'il consent à évacuer le territoire belge, le roi des Belges devra-t-il remettre au roi de Hollande le territoire occupé maintenant par les Belges, avant que le roi de Hollande ait accepté le surplus des vingt-quatre articles, tandis qu'il contestera encore sur l'Escaut, sur le syndicat[19], sur la navigation des eaux intermédiaires? Cela serait-il prudent?

»Je vous fais ces questions afin que nous soyons bien fixés sur la direction que nous devons donner au roi des Belges. Vous savez de reste que son peuple n'est pas des plus raisonnable, et sitôt qu'il va se sentir en confiance, il va nous susciter mille embarras d'exécution.

»Soyez assez bon pour me dire quelle est l'idée que vous vous faites de la solution de ces questions. Au reste, j'espère avoir de vous une lettre aujourd'hui même, qui peut-être résoudra tous nos doutes.

»Agréez...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 27 octobre 1832.

Monsieur le duc,

»J'ai reçu ce matin les ratifications de la convention du 22 octobre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser avec votre dépêche numéro 77. Je vois avec plaisir que cette convention a rempli les intentions du gouvernement du roi, et je vous le répète, je suis convaincu qu'il appréciera chaque jour davantage ses conséquences importantes. Nous venons de faire l'échange des ratifications avec lord Palmerston; je vous enverrai celles de l'Angleterre par le prochain portefeuille.

»Nous avons transmis la convention ratifiée aux plénipotentiaires des trois cours d'Autriche, de Prusse et de Russie, avec la note dont je joins une copie.

»Un bateau à vapeur part dans une heure pour Rotterdam; il porte la note numéro 2 aux chargés d'affaires de France et d'Angleterre à La Haye, et un courrier, qui part également ce soir, portera à Bruxelles la note numéro 3.

»Quant aux explications que vous me demandez, monsieur le duc, sur la clause de la convention relative à la remise de Venloo par les Belges, je puis vous dire que nous n'avons jamais eu l'intention de faire livrer Venloo au roi des Pays-Bas, avant la complète exécution du traité du 15 novembre. La sommation sera faite aux Belges comme témoignage de notre impartialité, mais voici le parti que nous avons pris au sujet de cette ville. Nous devons demain, lord Palmerston et moi, proposer au baron de Bülow de faire remettre Venloo par les Belges à Sa Majesté le roi de Prusse, sous la condition que ce souverain s'engagera à ne la restituer au roi des Pays-Bas, que lorsque celui-ci aura rempli toutes les stipulations du traité du 15 novembre. Je vous ferai connaître l'issue de cette proposition que j'ai adoptée parce que je savais qu'elle entrait complètement dans les vues du roi...»

LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Neuilly, le 25 octobre 1832.

Mon cher prince,

»En signant le document important que vous venez de nous adresser, je veux vous féliciter de l'avoir obtenu. C'est un des plus grands services qu'il fût possible de me rendre, et un des plus grands avantages qu'on peut assurer à la France, puisque c'est l'honorable gage de la paix générale. Je n'ai que le temps de vous réitérer l'expression de tous les sentiments que vous me connaissez depuis longtemps pour vous.»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Neuilly, le 25 octobre 1832.

»Je reçois à l'instant votre excellente lettre du 23 et je m'empresse, mon cher prince, de vous en remercier, et d'autant plus que vous m'avez tirée d'une véritable inquiétude et d'un grand tourment, car c'est vous qui m'avez appris que la grande affaire était terminée et que la convention était signée. Il paraît que le secret avait été si fortement recommandé que notre cher roi s'était cru obligé de n'en rien dire ni à sa femme ni à sa sœur, ce qu'il avait exigé de M. de Broglie, et ce que, je certifie, il a bien tenu. Je suis arrivée chez lui triomphante, avec votre précieuse lettre et alors il s'est mis à rire et m'a répondu: «Ce n'est pas moi qui l'ai dit.» Je vous en remercie de tout mon cœur, et je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'y aura pas d'indiscrétion faite par moi, quoique, je vous avoue, je ne comprends pas trop pourquoi le secret. Enfin, c'est égal, cela ne me regarde pas; mais ce que je sais, c'est que vous m'avez fait un grand bien en me donnant cette bonne et grande nouvelle et que c'est de bien bon cœur que je m'en félicite avec vous. Vous avez coupé le nœud gordien, comme je vous le demandais. C'est un bien grand événement qui assure la prospérité de notre chère France et du règne de notre bien-aimé roi. Tout ira bien maintenant, j'espère. Notre cher roi me charge de vous dire combien il est satisfait de la bonne réussite de vos efforts; qu'il espère et qu'il compte que vous achèverez aussi heureusement la grande œuvre qu'il dit que vous seul pouviez faire...»

M. GUIZOT AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 26 octobre 1832.

»Je savais d'avance, mon prince, que vous feriez l'impossible: c'est votre usage. J'espère que nous accomplirons ce que vous avez fait. Nous voilà avec une dot: on nous épousera. Certainement, il faut ménager les préventions du pays où vous êtes, et ne pas mettre le cabinet britannique aux prises avec l'instinct britannique. Nous sommes exactement dans la même situation; nous avons nos préjugés qui sont puissants, nos ignorances qui sont infinies. Nous demandons qu'on ménage aussi tout cela. Dites-nous ce qu'il faut, et dites ce qu'il nous faut. Nous réussirons ici et à Londres, Dieu et vous aidant...

»Rien n'est jamais fini en ce monde; et après ce que vous venez de faire, nous vous demanderons probablement de faire beaucoup encore. Nous avons besoin d'aller chercher de la raison partout, car nous n'en avons pas assez sous la main. Vous nous en fournirez toujours, n'est-ce pas?

»J'ai proposé au roi de rétablir la classe des sciences morales et politiques de l'Institut[20]. Cela est ici d'un bon effet, et j'ai eu la bonne fortune de rencontrer là votre nom. Je regrette bien que vous ne soyez pas ici pour les élections qui vont se faire; mais, quelle que soit l'importance des académies, ce que vous faites à Londres vaut mieux...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 28 octobre 1832.

Monsieur le duc,

»Je viens de recevoir des deux plénipotentiaires de Russie la lettre et la note dont j'ai l'honneur de vous envoyer des copies. Nous devions nous attendre à cette démarche de leur, part. Elle n'a fait aucune impression sur lord Palmerston, ni sur MM. de Wessenberg et de Bülow, et cela leur a paru être une précaution prise par les plénipotentiaires russes, qui agissaient d'après d'anciennes instructions de leur cour et qui, ayant une fois été blâmés pour avoir pris sur eux, voulaient dans cette occasion faire une réserve[21].

»En prenant lecture de la note, vous vous arrêterez sans doute aux premiers mots du quatrième paragraphe. MM. de Lieven et Matusiewicz n'entendent que suspendre leur participation aux conférences; il ne s'agit donc pas de rupture, ni même de froideur envers les deux cours: c'est là, à mon avis, le point essentiel auquel nous devons nous attacher.

»J'apprends que le comte Pozzo di Borgo, qui doit être arrivé à Paris, de retour de Russie, a tenu un très bon langage sur nos affaires à Berlin, à Vienne et à Munich. Je vous engage à agir près de lui, dans le sens que je viens d'avoir l'honneur de vous indiquer; c'est comme cela que je traiterai cette question ici. Je crois même qu'à tout prendre, cette absence momentanée des plénipotentiaires russes de la conférence, qui d'ailleurs ne se réunit pas depuis longtemps, nous sera utile au milieu des mesures d'exécution dans lesquelles nous sommes entrés. L'affaire hollando-belge doit être terminée dans vingt jours par les moyens d'action qui seront employés. C'est le temps nécessaire pour que la réponse à la communication de notre convention soit venue de Saint-Pétersbourg; des réunions de la conférence, pendant ce temps, étaient devenues inutiles et pouvaient avoir de l'inconvénient.

»Je crois que le parti adopté par la Russie dans cette circonstance n'aura d'autre effet que d'entretenir, un peu plus peut-être le roi des Pays-Bas dans son obstination.

»L'Autriche et la Prusse ne feront que de simples accusés de réception aux communications que nous avons dû leur faire, en leur envoyant la convention...

»J'ai l'honneur de vous transmettre les ratifications de la Grande-Bretagne à la convention du 22 octobre...

«Le 30 octobre 1832.

»Je viens d'être prévenu par lord Palmerston que des ordres partaient ce soir même pour l'amiral Malcolm à Portsmouth, par lesquels il lui était enjoint d'expédier demain trois frégates anglaises qui iront croiser la première à Texel, la seconde à l'embouchure de la Meuse et la troisième à l'embouchure de l'Escaut. Ces frégates devront engager tous les bâtiments de commerce anglais qui pourraient se présenter pour entrer dans les ports hollandais, à ne point s'y rendre. Elles ont ordre de ne pas commencer les hostilités et de ne gêner en aucune manière le commerce hollandais, mais de se défendre si elles étaient attaquées par des vaisseaux de guerre hollandais.

»Lord Palmerston, en me donnant cette information, m'a demandé de faire une démarche semblable près de l'amiral français qui commande notre escadre à Spithead. Je n'ai pas balancé à adresser des instructions dans ce sens à M. Ducrest de Villeneuve[22], en lui annonçant que j'en rendais immédiatement compte au gouvernement du roi. Je l'ai invité, en conséquence, à expédier demain de concert avec l'amiral Malcolm, trois frégates françaises qui seront chargées de la même mission sur les mêmes points que les frégates anglaises, et qui agiront envers les bâtiments de commerce français, de la même manière que ces dernières envers les bâtiments de commerce anglais.

»Je suppose, monsieur le duc, que Sa Majesté approuvera le parti que j'ai pris: le temps ne me permettant pas d'attendre des ordres venus de Paris, j'ai dû agir sous ma propre responsabilité.»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 29 octobre 1832.

Mon prince,

»Vous avez fait des merveilles; le traité, je vous l'ai dit, nous a paru pleinement satisfaisant. Nous sommes également très contents de la marche que vous avez suivie dans l'exécution. Le seul point que nous recommandons très instamment à votre habileté, c'est de faire en sorte que le roi des Belges ne soit pas pressé d'évacuer matériellement Venloo, avant que nos troupes soient arrivées à Anvers. Il pourrait y avoir difficulté, tapage dans les Chambres belges et complication dans nos opérations. C'est une affaire d'un jour ou deux, et il ne faudrait pas pour cela risquer de faire faire aux Belges quelque grosse sottise. Si les Prussiens n'acceptent pas notre proposition, il ne peut pas y avoir de difficulté à retarder de deux ou trois jours, non pas l'engagement d'évacuer Venloo, mais l'évacuation matérielle de la place. Je ne sais pas même en pareil cas, si vous jugeriez convenable que l'évacuation ait lieu, car à qui remettre la place? Si les Prussiens acceptent, il faudra tâcher qu'ils ne se présentent que le 15 ou le 16 novembre; j'y ferai de mon côté mes efforts avec M. de Werther.

»Nos affaires ministérielles vont assez bien, autant qu'il est permis d'en juger en ce moment, où le nombre des députés arrivés n'est pas grand encore. Si notre entreprise réussit, et j'en ai très bon espoir, ce sera grâce à vous. Quant à moi, je mets encore plus de prix aux sentiments que vous me témoignez qu'à l'avantage qui en résulte pour mon pays...»

L'AMIRAL DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 2 novembre 1832.

Mon prince,

»En faisant partir nos vaisseaux de Cherbourg j'ai donné ordre au contre-amiral Ducrest de Villeneuve de vous rendre compte de son arrivée, et, de plus, de se conformer à toutes les directions que vous croiriez devoir lui donner.

»Il m'a paru tout naturel que ces directions vinssent de Londres sans l'intermédiaire de Paris. Le temps est précieux et il ne faut pas le perdre en détours inutiles. Vous, mon prince, qui l'avez si utilement employé dans cette circonstance, vous en jugerez comme moi.

»Nos dissidents s'humanisent un peu; cependant, il serait hasardeux de dire que tous se rangeront. Dupin est arrivé et a vu le roi hier. Il dit qu'il ne fera pas d'opposition et qu'il s'asseoira neutre au fauteuil de la présidence. Comme membre obligé de la commission de l'adresse, il aura quelque influence. L'opposition se propose d'y mettre un mot significatif au sujet de la quasi légitimité.

»Nous pensons que le 4 ou le 5, nous aurons la réponse de La Haye, peut-être par Londres. Vous pourriez nous la faire donner par le télégraphe de Calais.—La Melpomène et la Créole partent pour Spithead...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 3 novembre 1832.

Monsieur le duc,

»J'ai reçu ce matin une dépêche de M. le comte de Latour-Maubourg qui me fait part d'un embarras dans lequel l'a placé une demande de M. le général Goblet. Ce dernier en recevant la réquisition faite par suite de la convention du 22 octobre, pour la remise par le gouvernement belge de Venloo, des territoires du Limbourg et du Luxembourg, aurait exigé une déclaration officielle, tendant à garantir qu'en aucun cas la ville de Venloo et les territoires destinés à revenir à la Hollande, ne seraient occupés par des troupes étrangères, avant que la citadelle fût remise aux Belges.

»Vous avez vu par la lettre dont j'ai eu l'honneur de vous adresser une copie avant-hier que j'avais autorisé M. de Latour-Maubourg en remettant la réquisition au général Goblet, à lui annoncer confidentiellement que la remise des territoires ne se ferait dans aucun cas entre les mains des Hollandais et qu'on s'occupait ici d'arranger cette affaire de la manière la plus tranquillisante pour les Belges.

»Il me semble que cette communication était plus que suffisante pour calmer les inquiétudes du gouvernement belge au moment où la France et l'Angleterre soutiennent avec tant de vigueur les intérêts de la Belgique. Je redoutais, je pense, avec raison, les publications indiscrètes auxquelles le ministère belge ne s'est jamais refusé. Les articles des journaux de Bruxelles nous ont déjà causé trop d'embarras pour ne pas nous tenir sur nos gardes.

»La réclamation officielle que réclame le général Goblet produirait un très mauvais effet dans les cabinets, j'en suis convaincu. Si, comme me l'écrit M. de Latour-Maubourg, sir Robert Adair s'est cru autorisé à donner cette déclaration, je ne puis m'expliquer comment la publicité immédiate de tous les actes remis au cabinet de Bruxelles ne l'aurait pas arrêté.

»Il est beaucoup plus important pour nous en ce moment de rassurer les puissances par nos démarches que de satisfaire aux puériles susceptibilités des Belges. Je crois donc que la déclaration demandée par le général Goblet, qui, dans toutes les circonstances, s'est montré difficultueux, devrait être nettement refusée par M. de Latour-Maubourg; c'est dans ce sens que je m'en expliquerai avec lord Palmerston, à ma première entrevue avec lui; il est à la campagne jusqu'après-demain, mais je le verrai aussitôt qu'il sera revenu[23]...»

«Le 5 novembre.

»J'ai reçu il y a une heure la réponse faite par le roi des Pays-Bas à la communication qui avait été faite par les chargés d'affaires de France et d'Angleterre[24]; j'ai l'honneur de vous en envoyer une copie quoique je suppose qu'elle vous sera parvenue directement de La Haye. Cette réponse est un refus rédigé dans des termes assez adoucis...»

LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Foreign Office, 6 novembre 1832.

Mon cher prince,

»Je vous envoie très confidentiellement une copie de la lettre que j'ai écrite aujourd'hui à l'Amirauté pour guider ce département quant aux instructions qu'il doit donner à l'amiral Malcolm; j'en ai envoyé copie ce soir à Granville pour qu'il la communique à votre gouvernement, afin qu'ils puissent juger combien ils trouveront convenable de donner des instructions semblables à l'amiral Villeneuve. Il serait cependant utile que vous portassiez ces instructions confidentiellement à la connaissance de votre amiral, parce qu'il devrait savoir quels sont les ordres qui ont été donnés à son collègue.

»Tout à vous.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.

«Londres, le 7 novembre 1832.

»La déclaration des Russes n'a de valeur que par le bavardage qu'elle occasionne. Le fait est que M. de Lieven ne voulait pas la faire et que c'est Matusiewicz qui l'a décidé à la faire. Il ne faut pas regarder cela comme une affaire. On fait beaucoup parler Pozzo. Chacun se sert de son langage, suivant son intérêt. M. de Lieven a été jusqu'à dire que dans l'état où étaient les affaires, nous ne pouvions pas faire autre chose qu'une convention renfermant des conditions finales, et que les termes dans lesquelles la nôtre était conçue lui paraissaient fort convenables.—La date de ma lettre me fait croire que nous arriverons au 15 sans coup férir. Ce qui se passera après est hors de ma direction; c'est aux hommes qui conduisent la guerre à prendre toutes leurs précautions. Politiquement les choses sont bien placées; voilà tout ce dont j'étais chargé, et ce dont j'étais chargé, je l'ai fait. On m'a dit à mon départ de Paris: «c'est essentiel pour avoir la majorité»; la chose est faite; à présent, aura-t-on la majorité?

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 8 novembre 1832.

Mon prince,

»Je vous écris deux lignes pour vous dire que je ne puis vous en écrire davantage. Voici l'heure du courrier; je n'ai pu rentrer de meilleure heure. Vous en comprendrez facilement le motif lorsque vous saurez que madame la duchesse de Berry vient d'être arrêtée hier à Nantes. Nous avons passé la matinée à pourvoir aux mesures nécessaires pour sa sûreté. Ceci nous assure une majorité grande et infaillible.

»Agréez...»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 9 novembre 1832.

»Assurément, mon cher prince: je suis très contente de vous, de vos œuvres et de votre lettre du premier de ce mois dont je vous remercie de tout mon cœur. J'allais le faire hier lorsque la grande nouvelle de l'arrestation de madame la duchesse de Berry est arrivée. C'est à Nantes qu'elle a été prise; c'est un événement bien important et je suis persuadée que vous approuverez l'article qui l'annonce dans le Moniteur de ce matin, et la résolution prise à cet égard par notre gouvernement. Il me semble qu'il satisfait à tout. Cela s'est passé très tranquillement à Nantes. Dès la veille on avait fait des visites dans cette maison, ayant eu l'avis qu'elle y était, mais sans rien trouver; alors le général et le préfet firent cerner par la troupe et la garde nationale toutes les issues d'une masse de maisons qui formaient une espèce d'île dans laquelle se trouvait celle où l'on croyait, et avec raison, qu'était madame la duchesse de Berry, où le préfet avait laissé des gendarmes, qui, en faisant du feu pour se chauffer dans la cheminée d'une petite chambre au troisième, échauffèrent tellement la plaque, que madame la duchesse de Berry, qui se trouvait cachée dans une petite chambre derrière avec M. de Mesnard[25], M. de Guibourg et mademoiselle de Kersabiec, étant au moment d'être asphyxiée, ne put y tenir et en sortit en se rendant. Sans cet extraordinaire incident, il est probable qu'on ne l'aurait pas encore découverte. Elle a été sur-le-champ conduite au château de Nantes. Voilà tout ce que je sais sur cet important événement jusqu'à présent, et que je m'empresse de vous mander.

»Chartres et Nemours partent dimanche pour l'armée; j'espère, et nous en avons besoin en ce moment, que cela ne sera pas long et qu'ils nous reviendront bientôt avec la grande et belle nouvelle de la reddition d'Anvers. Je trouve que la réponse du roi de Hollande, tout en refusant, n'annonce pas l'intention de faire une grande résistance. Toutes les difficultés s'aplanissent pour notre juste, bonne et belle cause, et j'ai de plus en plus la douce et ferme confiance que notre cher roi jouira de la récompense de toutes ses peines et de tous ses sacrifices en voyant notre chère France tranquille, heureuse et prospère...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 11 novembre 1832.

Monsieur le duc,

»M. le baron de Zuylen, après avoir vainement tenté plusieurs fois de renouer une négociation avec lord Palmerston, s'est enfin adressé à lord Grey, dans l'espoir, sans doute, d'obtenir quelques concessions auxquelles lord Palmerston s'était refusé. Il s'est présenté hier chez lord Grey, et lui a remis le projet de traité proposé par le cabinet de Berlin dont je vous ai déjà entretenu, et la pièce que j'ai l'honneur de vous envoyer en copie[26]. Je joins également une copie du projet de traité que je n'ai pu me procurer qu'hier soir.

»Lord Grey après sa conversation avec M. de Zuylen, m'a invité à me rendre chez lui pour nous y entendre avec lord Palmerston. Il m'a communiqué alors ce dont je viens de vous rendre compte. J'ai pu exprimer immédiatement mon opinion sur ces nouvelles propositions du cabinet de La Haye, et j'ai dû dire qu'il n'y avait plus de base possible de négociation avant la reddition de la citadelle d'Anvers et avant un engagement, pris par le roi des Pays-Bas, d'accepter le traité du 15 novembre avec les modifications qui pourraient être consenties par la Belgique.

»Lord Grey qui partageait mon opinion, a rédigé un projet dans ce sens, mais il m'a dit qu'il se croyait cependant obligé de soumettre cette question à un conseil de cabinet, et il m'a fixé chez lord Palmerston un rendez-vous pour aujourd'hui, à l'issue de ce conseil. Je m'y suis rendu; il m'a remis la note ci-jointe qui a été approuvée par le conseil, et envoyée à M. le baron de Zuylen comme réponse à sa communication d'hier.

»Vous remarquerez, monsieur le duc, que par cette note on se borne à réclamer l'évacuation de la citadelle d'Anvers, comme préliminaire indispensable à toute négociation nouvelle. Lord Grey m'a dit que dans le conseil, on n'avait pas cru convenable d'adopter la seconde condition du projet convenu hier entre nous, parce qu'elle ne donnait aucune ouverture à des négociations ultérieures, en imposant d'avance au gouvernement des Pays-Bas l'obligation d'accepter le traité du 15 novembre et en soumettant les modifications possibles de ce traité à la seule volonté de la Belgique. Il faut observer que la note de lord Grey à M. le baron de Zuylen n'est point signée, ce qui lui ôte le caractère strictement officiel; elle a paru cependant assez importante à M. de Zuylen pour qu'il l'envoyât immédiatement à La Haye par un courrier.

»J'ai retrouvé dans cette circonstance comme dans toutes les autres, lord Grey et lord Palmerston pleins d'une sincérité et d'une droiture au-dessus de tout éloge...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.

«Londres, le 13 novembre 1832.

»Je vois arriver le 15 plutôt avec plaisir qu'avec inquiétude; il nous tirera de l'incertitude si fatigante dans laquelle nous sommes. M. de Zuylen a prodigieusement nui par ses finasseries, ses réserves et je pourrais dire, sa mauvaise foi à une affaire que tout le monde voulait éclaircir et terminer. Il a pris des voies détournées; il s'est lié avec les tories pour faire dire dans les journaux ce qui convenait aux ennemis du ministère anglais. Avec M. Falck tout se serait arrangé depuis six mois, et le roi de Hollande serait beaucoup mieux placé...»

«Le 14 novembre.

»Nous touchons au moment de l'entrée de nos troupes en Belgique; dans peu d'heures, elles seront en marche. J'ai fait de mon côté tout ce dont on avait besoin; j'espère qu'à Paris, tout a été préparé pour l'action; il ne faut faire aucune perte de temps. Plus l'expédition sera courte, plus elle sera brillante, et sans inconvénient en Europe. L'escadre anglaise est sur les côtes de la Hollande; c'est l'amiral Malcolm qui est avec elle.

»Toute démonstration de l'Angleterre nous convient; car c'est par notre union avec elle que nous éviterons la guerre, quoi qu'en puissent dire les journaux français. Notre convention avec l'Angleterre est trop près d'être un traité offensif et défensif pour que les plus zélés pour la guerre ne se refroidissent pas.

»Adieu, j'ai bien besoin d'être au courant jour par jour, de la marche de notre armée et des mouvements des troupes prussiennes dont parlent les journaux[27]...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 16 novembre 1832.

Monsieur le duc,

»On attend avec une très vive impatience des nouvelles de l'armée française dont on dit que l'entrée en Belgique a dû avoir lieu seulement ce matin. C'est désormais de ce côté que nous devons tourner nos regards, et je vous prie de me tenir le plus exactement possible au courant de tout ce qui peut offrir de l'intérêt; on cherchera sans aucun doute à répandre ici des bruits fâcheux sur notre armée, et il est important que je sois toujours en état de les démentir; je voudrais même, si cela était possible, être instruit directement par le télégraphe de Lille à Calais. Les personnes les mieux disposées pour nous, nous témoignent de l'inquiétude; on craint que nous n'ayons pas assez de troupes sur la frontière du Nord, et que cela ne fournisse au prince d'Orange l'occasion de se précipiter vers le centre de la Belgique. Je cherche à calmer ces craintes, mais il est essentiel que je puisse toujours contredire les faux bruits qui viendraient leur donner de la consistance...»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 19 novembre 1832.

Mon prince,

»J'ai à peine le temps de vous écrire quelques lignes. L'attentat de ce matin ajoute au trouble de cette journée. L'indignation est grande dans les Chambres et dans tout Paris. Probablement, cela profitera à la bonne cause; je dis probablement, car nous sommes ici bien mobiles. Le roi a été, comme il est toujours dans de telles occasions, très bien, très calme, et de grand courage. Il n'a pas voulu que le bruit de l'événement fût porté à la Chambre avant son arrivée, et personne n'a pu s'en douter à la tranquillité de sa voix et de sa contenance. L'effet du discours a été bon; j'espère que vous en approuverez le ton général, la fermeté et la réserve. J'avais ajouté un dernier paragraphe sur les négociations qui se poursuivent en Angleterre, les postes, les vins, les livres... mais à la dernière lecture ce paragraphe a été retranché, comme ajoutant à la longueur du discours; j'aurai soin d'en parler dans la discussion.

»Adieu, mon prince; l'assassin n'est pas encore connu[28]...»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Tuileries, lundi 19 novembre 1832.

»Que d'actions de grâces nous avons encore à rendre à la Providence, mon cher prince! Un attentat horrible a été manqué, grâce au ciel; un monstre a tiré un coup de pistolet sur notre bien-aimé roi, comme il descendait le pont Royal à cheval pour se rendre à la Chambre. Il a été admirable et d'un calme parfait, et a continué sa marche comme si de rien n'était, n'a pas voulu qu'on en parlât dans la Chambre, et a fait son discours d'une voix forte et ferme. Il a été reçu à merveille. Malheureusement, le monstre n'est pas encore arrêté. Aussitôt que la Chambre a été instruite de cet horrible attentat, celle des pairs, aussi bien que celle des députés, par un mouvement spontané, sont arrivées ici; et tous les membres sans exception, sauf La Fayette et Dupont de l'Eure; mais peut-être viendront-ils. Je ne sais si vous pourrez me lire, mon cher prince, mais vous trouverez simple que ma main tremble: je tenais à vous écrire tout de suite par l'estafette...»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 22 novembre 1832.

Mon prince,

»Lord Granville m'a communiqué la lettre de lord Palmerston au sujet des commérages du gouvernement belge. Lord Palmerston a attaché à tout ceci plus d'importance que je n'en mettais. Comme les Belges s'étaient servis de son nom pour disputer contre nous sur l'indemnité, sur l'affaire de M. Pescatore[29], et sur plusieurs autres points, j'étais bien aise de savoir ce qu'il y avait de vrai dans leurs propos. Du reste, tous ces petits tracas ne valent guère la peine qu'on s'en occupe.

»C'est aujourd'hui que la sommation doit être faite au général Chassé. Se défendra-t-il? Jusqu'à quel point se défendra-t-il? C'est ce que nous saurons bientôt, mais ce qu'il est impossible de conjecturer. Quant à la résolution d'évacuer la Belgique après la prise de la citadelle, et de tenir à la lettre l'engagement contracté le 22 octobre, vous n'avez pas besoin de m'en faire souvenir. Je ne resterais pas aux affaires une demi-heure, si ceci pouvait être pour quelqu'un l'objet d'un doute.

»Lord Lansdowne vous dira que nos affaires ministérielles prennent ici le meilleur tour, que la majorité semble tout à fait ralliée. Nos amis ne doutent pas du succès. Je ne suis pas aussi confiant...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 26 novembre 1832.

Monsieur le duc,

»Je puis vous dire que notre situation ici s'est fort améliorée dans ces derniers jours. Les dépêches venues de Vienne et de Berlin indiquent qu'on y a modifié les dispositions qu'un premier mouvement d'effervescence avait laissé percer. Les ministres d'Autriche et de Prusse à Londres vont même jusqu'à témoigner de leur désir de voir réussir les mesures adoptées par la France et l'Angleterre contre l'obstination si prolongée du roi des Pays-Bas.

»Plus on y réfléchit, et plus on reste convaincu que les différents cabinets du continent chercheront à rompre l'union de la France et de l'Angleterre; mais qu'aussi, ils sauront se résigner à cette union et à ses conséquences, tant qu'ils lui reconnaîtront des symptômes évidents de durée...»

«Le 29 novembre.

»Je vois avec peine par les informations que vous voulez bien me donner que de nouveaux retards ont été apportés dans les opérations du siège de la citadelle d'Anvers. L'anxiété s'accroît ici chaque jour, et le cabinet anglais va même jusqu'à dire qu'il attache à la prompte reddition de cette citadelle un intérêt égal à celui que pouvait avoir le nouveau cabinet français à la conclusion de la convention du 22 octobre. Ce langage résume bien l'importance de la question pour ce gouvernement; il n'est point exagéré et je partage cette opinion.

»Je ne suis point surpris des négligences dont vous avez à vous plaindre de la part des Belges. On doit s'attendre à toute sorte d'embarras venant d'eux, et je crois que les formes de ménagement que nous adoptons généralement à leur égard ne conviennent pas à un gouvernement si nouveau et si présomptueux.

»Les délais de l'expédition d'Anvers font plus que jamais sentir la nécessité de ne rien précipiter dans notre négociation avec le cabinet prussien. Le temps est un grand maître qui arrange bien des difficultés. Vous penserez sans doute qu'il faut se donner une grande latitude quand on est livré aux chances d'un siège, et je vous engage à ne rien conclure à Berlin, avant d'être sur la voie d'un résultat certain à Anvers. Vous remarquerez que si on s'était arrêté à la date du 5 décembre, fixée par vous en dernier lieu, pour la remise de Venloo aux Prussiens, on se serait placé dans une situation embarrassante. Comme la négociation se suit par M. Bresson, aidé de lord Minto, il doit être facile de la ralentir en exprimant à propos le besoin d'instructions communes des cabinets de Paris et de Londres.

»Je viens de communiquer à lord Palmerston votre dépêche numéro 101, relative aux frais de notre expédition en Belgique, que vous croyez devoir réclamer du gouvernement belge. Je la lui ai lue tout entière. Après l'avoir écoutée avec beaucoup d'attention, lord Palmerston a répondu que cela ne changeait rien à son opinion, parce que tous les motifs qui avaient été donnés dans le conseil du roi restaient dans leur entier. J'ai essayé en vain de donner de nouveaux développements aux arguments que me fournissait votre dépêche; et je dois vous avouer que je ne suis pas parvenu à modifier une opinion qui me paraît irrévocablement arrêtée.

»J'ai ensuite entretenu lord Palmerston de la mission qui aurait été confiée par l'Angleterre à un agent de la Porte ottomane. Il m'a répondu qu'il avait été effectivement informé par une lettre de Constantinople du 26 octobre de la résolution adoptée par le sultan d'envoyer en Angleterre Namick Pacha, colonel de ses gardes; que cette résolution n'avait pas eu l'assentiment du Divan qui avait du moins obtenu que Namick Pacha passerait par Paris; que, du reste, quoiqu'on sût bien que la mission de Namick se rapportait à la guerre qui existe entre la Porte et le pacha d'Égypte, on ne connaissait point exactement la nature des communications qu'il était chargé de faire au gouvernement anglais; mais qu'on supposait seulement que l'intention de la Porte avait été de donner à cette mission assez d'éclat pour qu'elle inquiétât le pacha d'Égypte, qui ne manquerait pas d'en avoir connaissance[30].

»Lord Palmerston m'a assuré en même temps que sir Stratford Canning[31] n'avait jamais fait aucune insinuation qui pût être regardée comme une offre réelle de secours de la part de l'Angleterre et que vous aviez parfaitement jugé qu'il s'était borné à des paroles de bienveillance, telles qu'il est d'usage d'en employer en pareille occasion...»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 27 novembre 1832.

Mon prince,

»La réponse que je vous adresse est une réponse officielle à une dépêche officielle. J'imagine que lord Palmerston a pris par là ses mesures pour répondre au besoin devant le parlement. C'est par le même motif que j'insiste.

»Vous savez que la raison qui nous a portés à demander à la Belgique le remboursement de nos dépenses extraordinaires, c'est le refus positif qu'a fait la Chambre des députés, l'année dernière, de nous allouer la dépense de notre expédition de Belgique en 1831. Nous serions sans réponse si nous ne pouvions pas témoigner publiquement que nous avons fait tous nos efforts pour mettre à couvert les intérêts du trésor. Du reste, nous avons peu d'espérance de nous enrichir avec ce qui nous en reviendra.

»Le fait est néanmoins que notre position n'est pas analogue à celle de l'Angleterre. Elle fournit à la cause commune une escadre; nous en faisons autant. Elle ne demande rien à la Belgique; pour cela, nous ne demandons rien non plus. Mais en outre, nous entreprenons à nos frais une expédition de terre infiniment plus coûteuse que nous exécutons seuls.

»Lord Palmerston pense que c'est dans un intérêt uniquement européen que nous agissons. Je ne le crois pas. La meilleure preuve que c'est en même temps dans un intérêt purement belge, c'est que nous ne marchons qu'à la réquisition expresse de la Belgique. Si nous ne prenions pas Anvers, il faudrait que ce fût l'armée belge qui le prît, et ce que nous lui demandons est très inférieur à ce qu'il lui en coûterait pour cela. La Belgique n'en paye pas un soldat de moins, il est vrai, mais elle paye de moins toutes les dépenses matérielles du siège que nous faisons à nos dépens.

»Lord Palmerston ajoute que nous avons désiré nous-mêmes, dans l'intérêt de la formation ou du maintien du ministère que cette expédition se fît. Ceci sort du cercle général de la discussion. C'est une discussion sur ce qui se passe dans l'intérieur des couloirs. Ce n'est pas un motif que nous puissions alléguer publiquement. Si nous voulons prendre ainsi en considération les motifs secrets des choses, alors nous pourrons dire que la crainte des sottises des Belges, la crainte de les voir entamer une expédition contre la Hollande, la nécessité de les tirer de la situation où ils sont, sont au nombre des raisons qui nous ont fait désirer d'entreprendre l'expédition d'Anvers. Ce sont certainement les provocations des Belges et leur action sur les esprits en France, qui ont concouru pour plus de moitié à rendre cette expédition inévitable.

»Au reste, je le répète, il ne faut prendre les choses que pour ce qu'elles valent: notre demande a pour but de mettre notre responsabilité à couvert. Je crois que la dépêche de lord Palmerston est précisément de même nature, et je vous prie de l'assurer que je n'ai pas la moindre envie d'y voir autre chose.

»Notre expédition ne marche pas aussi vite que je l'aurais désiré. L'armée tout entière est arrivée à jour fixe; mais le transport de l'artillerie de siège et des munitions a souffert et souffre encore des retards. Le maréchal Gérard ne veut faire sa sommation qu'au moment où toutes ses dispositions seront terminées, pour répondre à un refus par un feu terrible. On m'assure que la sommation doit être faite aujourd'hui, mais je crains encore du retard...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 30 novembre 1832.

Monsieur le duc,

»M. le marquis de Palmella est arrivé hier à Londres, chargé d'une mission de dom Pedro près du gouvernement anglais; il avait quitté Oporto le 22 de ce mois. Il paraît qu'on commence à sentir dans cette ville la nécessité de mettre fin à l'état de choses qui désole en ce moment le Portugal[32]; le marquis de Palmella doit, en conséquence demander un armistice au cabinet anglais. Il m'a fait des ouvertures à ce sujet. La proposition de cet armistice n'aurait de caractère imposant que si elle est faite en même temps par la France et par l'Angleterre.

»Cet armistice obtenu, on chercherait à obtenir une médiation dans laquelle devraient paraître les puissances les plus intéressées, c'est-à-dire, l'Espagne, l'Angleterre et la France, et il est bien probable que si ces trois puissances s'accordaient sur ce qui est nécessaire pour rétablir l'ordre en Portugal, le pays forcerait les deux princes de la maison de Bragance à adopter les propositions qui seraient faites.

»Je vous tiendrai au courant des démarches de M. de Palmella vis-à-vis du gouvernement anglais, et des résolutions que ce gouvernement sera disposé à prendre. Ayez la bonté de me dire quel doit être mon langage dans le cas où la proposition de M. de Palmella serait accueillie ici...»

«Le 1er décembre.

Mon cher duc,

»Nous sommes toujours au même point; cet état de choses devient de plus en plus pénible pour le cabinet anglais et gênant pour moi. Je crains que cet embarras ne s'augmente encore de Berlin; nous y avons porté la négociation de Venloo, espérant qu'à la faveur des distances et des hésitations de M. Ancillon, nous aurions eu le temps d'enlever Anvers et de trancher ainsi la plus forte partie de la difficulté. Les époques que vous m'aviez indiquées comme étant nécessaires aux opérations de notre armée, ne se sont malheureusement pas trouvées suffisantes, et nous voici à la veille de voir une convention signée à Berlin lorsque rien n'est commencé encore à Anvers. La sotte fanfaronnade belge qui nous menace de ne pas remettre Venloo aux Prussiens avant la prise d'Anvers peut tout compliquer d'une façon vraiment fatale au repos de l'Europe. Que nous faut-il donc essayer maintenant? Rien, si ce n'est obtenir de nouveaux délais; traîner en longueur tout ce qui est du fait des négociations; hâter tout ce qui est du fait de l'armée, surtout en imposer fortement au mauvais esprit et aux ridicules prétentions des Belges. J'ai eu la preuve en main que d'ici, bien loin de les encourager on les traite avec toute la hauteur qu'il serait bon de leur faire trouver également chez nous. Je vous conjure donc, mon cher duc, de n'envoyer à M. Bresson que des instructions très vagues et de lui faire sentir que ce qu'il nous faudrait le moins, ce serait une conclusion. Je crois même, ce que du reste je n'ai pu ni dû indiquer dans ma dépêche, que le dénouement entre la Belgique et la Hollande serait plus facile, si nous pouvions rester assurés de la bienveillante neutralité de la Prusse, sans l'appeler à un rôle plus actif. Je crois que cela n'est pas impossible, si toutefois nous arrivons à nous rendre maîtres d'Anvers dans un délai rapproché, et qu'à Berlin on sache toujours négocier sans jamais conclure.

»Je crois avoir trouvé sur ce terrain-là une combinaison qui ne serait pas sans valeur; mais j'ai besoin de la mûrir encore avant de vous la soumettre; aujourd'hui, je me borne à vous prier de laisser toutes les négociations ouvertes et de n'en clore aucune.

»Il ne faut pas oublier que l'Angleterre a laissé percer quelques regrets de ce que les négociations avec la Prusse étaient portées à Berlin. Cela doit de plus en plus n'y rien faire faire à M. Bresson, sans la plus intime coopération de lord Minto. Mais, je le répète, ce qu'il faut surtout, c'est qu'il ne s'y fasse rien pour le moment et que le langage y soit très prudent...»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Tuileries, 2 décembre 1832.

Mon cher prince,

»Je viens vous faire part avec empressement des nouvelles que nous recevons de notre armée. Je copie ce qu'on me mande, du 30 novembre à quatre heures après midi:

»Nous avons ouvert la tranchée hier devant la citadelle; M. le duc d'Orléans la commandait et dans cette première occasion où il a été au feu et a dû sérieusement faire la guerre, le prince royal a montré beaucoup de sang-froid, d'attention à tout prévoir et de zèle pour parer à tout; il a sans cesse parcouru la ligne des travailleurs, visité ses grand'gardes, assuré ses réserves; fait enfin ce qu'aurait fait un militaire expérimenté. Grâce à une nuit extrêmement noire et pluvieuse, nous avons pu dérober à l'ennemi cette opération délicate, et ce n'est qu'au jour qu'il a pu nous voir couverts par une parallèle de deux mille sept cents toises, et à l'abri de son feu. Aussi, n'est-ce, je crois, que pour faire plaisir à M. le duc d'Orléans que, vers midi, il a commencé à nous jeter des obus et des boulets. Le siège a tellement avancé dans ce peu d'heures qu'il est à espérer que le roi recevra bientôt les clefs de la citadelle.

»C'est ce que nous souhaitons pour tout bien vivement, mon cher prince, car vous jugez que nos cœurs sont bien agités. Le maréchal Gérard, qui était avec Chartres à la tranchée, mande au roi qu'il est impossible d'y avoir été plus de sang-froid et d'un courage plus brillant. L'aide de camp du maréchal, qui a apporté les dépêches, dit qu'au premier boulet qui a passé au-dessus de sa tête, Chartres a fait un saut de joie et que tous les soldats se sont mis à danser.

»Nous ignorons encore si la justice parviendra à la source de l'horrible attentat du 19 novembre; elle en a la confiance. Ce qu'il y a de certain, c'est que cet attentat a fait sentir généralement et plus vivement que jamais que la France possède un précieux trésor dans notre roi, et à quels dangers elle serait exposée s'il lui manquait. Tous se rattachent à lui et à la monarchie constitutionnelle; c'est ce qui nous donne cette grande majorité dans la Chambre, qui devient excellente et nous assure la plus heureuse session.

»Ce qu'il faut, c'est finir l'affaire d'Anvers, et nous sommes à l'œuvre. Certes, les Belges devraient en être reconnaissants, heureux et contents, mais cela n'est pas; je vous avoue que je suis indignée de leur ingratitude et de leur bêtise. Ne grognent-ils pas encore dans ce moment de la nouvelle division du général Schramm[33] que, d'après les inquiétudes du gouvernement anglais que nous n'ayons pas assez de monde en Belgique, le roi vient d'y envoyer. Il me semble, en vérité, que le gouvernement anglais devrait bien leur faire sentir leur bêtise et le mal qu'ils se font en cela...»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 6 décembre 1832.

Mon prince,

»Je vous envoie enfin des nouvelles du siège, qui peuvent et qui doivent contenter le ministère anglais. Le tort a été, non pas de manquer de parole, mais de n'avoir pas assez calculé le temps nécessaire aux préparatifs dans cette épouvantable saison. L'armée a fait des efforts surhumains; le placement de la dernière batterie, exécuté à découvert sous le glacis même de la citadelle, est, dit-on, une des entreprises les plus hardies qui aient jamais été exécutées. On pense que sous huit jours, dix jours au plus tard, probablement plus tôt, la citadelle sera prise. J'espère que la nouvelle en arrivera au milieu des élections anglaises.

»Vous verrez, par ma dépêche d'aujourd'hui, que j'ai été et dû être on ne peut plus surpris de voir l'affaire de Venloo finir à l'improviste par une offre de remettre cette place et le Limbourg à la Hollande. En tout, je ne conçois rien à la marche de cette affaire. Elle est allée à Berlin, sur une note de vous et de lord Palmerston. Revenue à Londres, elle est retournée à Berlin, lord Palmerston se plaignant un peu, ainsi que vous l'avez remarqué vous-même, que ce fût sans son consentement, et voilà qu'elle se termine par une offre dont ni vous ni moi ne sommes avertis et dont je ne sais les conditions que par des billets de lord Palmerston à lord Granville[34].

»Je crains fort que cette offre ne nous lance dans de grandes difficultés quand il en faudra venir à l'exécution; elle nous donne, en attendant, vis-à-vis de la Prusse, un air d'incertitude et de versatilité qui me contrarie extrêmement. Le roi est très fort contre cette offre, et je trouve que, sous plus d'un rapport, il n'a pas tort.

»J'ai eu ce matin une longue conversation avec M. d'Offalia qui quitte son poste d'ambassadeur d'Espagne ici, pour retourner à Madrid, où il va être ministre de l'intérieur. Après beaucoup de circonstances diverses, voici le point où il en est venu[35].

»Si le gouvernement anglais croit avoir à se plaindre des coups de canon tirés à l'entrée du Douro sur un de ses bâtiments, le gouvernement espagnol interviendra volontiers pour lui faire obtenir satisfaction. Mais si le gouvernement anglais en prend occasion pour rompre la neutralité et se déclarer en faveur de dom Pedro, le gouvernement espagnol fera sur-le-champ entrer une armée en Portugal.

»J'ai interrompu M. d'Offalia et je lui ai demandé en quelle qualité il me parlait, si c'était une pure conversation, ou si c'était une ouverture qu'il me faisait au nom de son gouvernement. Il m'a déclaré qu'il ne me parlait pas comme ambassadeur, qu'il ne se regardait plus comme tel, mais que, causant avec moi, il était bien aise de me dire que telle était l'opinion de son gouvernement, et qu'il ne deviendrait ministre du roi d'Espagne qu'à cette condition.

»Je lui ai demandé alors quel usage il désirait que je fisse de sa conversation; s'il désirait que j'en fisse part à l'ambassadeur d'Angleterre. Il m'a donné à entendre que tel était son désir. Il s'est longuement étendu sur ce sujet. Après l'avoir enfin écouté fort longtemps, je lui ai dit, que puisqu'il me parlait par pure conversation, et sans caractère officiel, j'allais continuer sur le même ton et que je lui adresserais une question sur une idée qui me passait par la tête, désavouant toute induction qu'il en pourrait tirer autre que celle de me satisfaire personnellement en sachant son opinion sur une éventualité.

»S'il arrivait, lui ai-je dit, que la cause de doña Maria pût être séparée de celle de la constitution, si le hasard faisait qu'il pût être question de la placer sur le trône en laissant la constitution de côté, seriez-vous aussi décidés à intervenir à main armée en faveur de dom Miguel?

»Il m'a très clairement dit que non, et que la constitution était ce qui tenait au cœur à l'Espagne que le gouvernement actuel ne pouvait souffrir sans périr.

»Je n'ai pas poussé la conversation plus loin et j'en ai rendu compte à lord Granville. Je crois que vous serez bien aise de connaître également cette conversation. Du reste, j'entrevois bien des obstacles et des difficultés sans nombre au projet dont vous m'avez parlé[36]. J'attendrai, s'il y a lieu, pour en parler au conseil, que l'Angleterre nous fasse des propositions explicites.

»Adieu, mon prince, guérissez-vous: j'attendrai de vos nouvelles avec grande impatience...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 10 décembre 1832.

Monsieur le duc,

»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 6 de ce mois, et ce n'est pas sans surprise que j'ai lu les informations qu'elle contient. J'ai dû en faire part immédiatement à lord Palmerston.

»Il serait facile, en pressant toutes les contradictions qui se présentent dans la manière dont a été conduite l'affaire de Venloo, d'en faire ressortir bien des motifs d'explication et de récrimination. Comme cela serait sans aucun résultat et que même cela pourrait compromettre le sort des graves questions qui nous occupent et qui doivent passer avant tout, j'ai pensé qu'il valait mieux couper court à ces explications.

»On ne doit pas trop s'étonner d'ailleurs qu'une négociation successivement portée à Paris, à Londres et à Berlin, ait donné lieu à des malentendus, quand l'objet principal était d'obtenir des délais. Le défaut d'instructions, la nécessité ou la volonté de s'en passer, des paroles dites légèrement ou mal interprétées et mille autres circonstances auront sans doute contribué à créer la plus grande partie des difficultés que nous venons de rencontrer.

»Il ne faudrait pas croire cependant, monsieur le duc, que j'aie négligé d'exprimer mon étonnement à lord Palmerston avec la gravité que votre lettre exigeait. J'y étais personnellement autorisé, puisque j'avais lu la dépêche que j'ai eu l'honneur de vous adresser le 6 sous le numéro 37; il l'avait trouvée parfaitement correcte; j'avais moi-même, à sa demande, changé quelque chose à une phrase sans importance. Il ne me dit pas un mot alors, des instructions qu'il avait cru devoir adresser à lord Minto.

»Je lui ai rappelé cette circonstance d'une manière assez vive pour qu'il m'ait répondu que s'il avait eu tort d'agir ainsi, il avait lui-même à se plaindre de ce qui s'était passé au sujet de la sommation faite par le maréchal Gérard, au nom des gouvernements de France et d'Angleterre; qu'on avait fait parler son souverain, dans cette occasion, sans l'avoir préalablement consulté, et que le roi lui avait témoigné le plus vif mécontentement de cette conduite.

»Je vous le répète, monsieur le duc, j'aurais pu presser plus longtemps lord Palmerston dans cette voie sans aucun résultat réel pour les intérêts du gouvernement du roi; je crois donc avoir agi plus prudemment en terminant ma conversation sans aigreur. J'ose espérer que vous partagerez mon opinion et que vous penserez qu'il faut mettre en oubli tous les torts qu'on peut supposer involontaires. C'est pour l'avenir une leçon de laquelle il sera utile de profiter en se renfermant toujours dans des démarches et des communications officielles. J'ai, en conséquence, engagé lord Palmerston à vous informer par l'intermédiaire de lord Granville du nouveau projet d'arrangement dont nous nous sommes entretenus et dont je vais avoir l'honneur de vous rendre compte. Il est nécessaire avant cela que je réponde à une autre question renfermée dans votre dépêche.

»Vous me demandez de vous faire connaître les raisons qui me portaient à croire à la possibilité de réunir la conférence après la prise de la citadelle d'Anvers. J'avais toujours pensé et lord Palmerston aussi, que, ce fait accompli, nous trouverions dans les plénipotentiaires des trois autres puissances, des dispositions favorables pour reprendre les négociations interrompues par l'emploi des mesures coercitives contré la Hollande: cela eût été un grand calmant pour la tranquillité de l'Europe. Notre espoir à cet égard paraissait fondé jusqu'à l'arrivée d'un courrier qui, avant-hier a apporté des dépêches de Pétersbourg à MM. de Lieven et Matusiewicz.

Ils ont trouvé dans ces dépêches des témoignages de la satisfaction de l'empereur pour la conduite qu'ils ont tenue lorsque la convention du 22 octobre leur a été communiquée, et on leur annonce en même temps qu'on leur retire les pouvoirs qu'ils avaient pour traiter en conférence et qu'ils avaient déclaré à lord Palmerston et à moi n'être que suspendus. Ceci détruit le plan que nous avions formé de réunir la conférence immédiatement après la prise de la citadelle d'Anvers.

»Dans cet état de choses il devient de la plus haute importance pour l'Angleterre et la France de concerter la marche qu'elles jugeront convenable d'adopter si elles étaient appelées à terminer la question hollando-belge sans la participation des trois autres puissances. Tel est le but du nouveau projet sur lequel je vais maintenant appeler toute votre attention.

»La France et l'Angleterre s'étant unies pour vaincre par la force l'obstination du roi des Pays-Bas, elles croient qu'il est de leur devoir, la conférence n'existant plus, de proposer à l'acceptation du cabinet de La Haye un traité consenti par les Belges qui renfermerait les conditions suivantes:

»1o La remise au roi des Pays-Bas des territoires qui doivent lui appartenir;

»2o La remise de la part de ce souverain des forts de Lillo et de Liefkenshoek, qui dépendent d'Anvers;

»3o La reconnaissance par la Hollande de la libre navigation de l'Escaut, moyennant le droit d'un florin par tonneau;

»4o La fixation des droits de balisage et de pilotage dans l'Escaut et dans les eaux intermédiaires;

»5o L'ouverture de la Meuse;

»6o L'ouverture de deux routes pour servir aux communications commerciales de la Belgique avec l'Allemagne;

»7o Une amnistie générale pour tous les délits politiques;

»8o Un acte par lequel tous les anciens sujets du roi des Pays-Bas seront déliés de leur serment de fidélité.

»Ce traité, convenu entre la France et l'Angleterre, serait envoyé à La Haye par des plénipotentiaires anglais et français. Je vous prie, monsieur le duc, de vouloir bien me transmettre vos ordres à cet égard.

»Le cabinet anglais vient de désigner sir Stratford Canning pour se rendre à Madrid et y suivre la médiation entre les deux princes de la maison de Bragance dont je vous ai déjà entretenue. Il passera par Paris où il s'arrêtera plusieurs jours pour s'entendre avec vous. Il doit vous donner tous les détails relatifs à l'objet de sa mission. Vous pourrez ensuite adresser à M. de Rayneval les directions que vous jugerez convenable de lui donner...»

LE COMTE DE LATOUR-MAUBOURG AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Bruxelles, le 18 décembre 1832.

»Prince,

»Au moment du départ du courrier et mon paquet déjà fermé, je reçois des nouvelles d'Anvers qui m'annoncent que par suite de retards provoqués par les pluies de ces jours derniers, nous ne pourrons commencer à battre en brèche qu'après-demain. Je dois donc modifier, à cet égard, ce que j'ai eu l'honneur de vous mander dans ma dépêche de ce matin.

»Le maréchal Gérard se montre affecté des articles insérés dans quelques journaux anglais qui prétendent que nos soldats ne vont à la tranchée qu'à force d'eau-de-vie et de mauvais traitements de la part des officiers. Il voudrait que ces mensonges fussent démentis par les soins de l'ambassade française à Londres. Je me fais l'interprète de ses vœux à cet égard avec d'autant plus d'empressement que je sais que le colonel Caradoc (commissaire militaire anglais au quartier général français) doit écrire en ce sens à lord Palmerston...»

LE BARON DURANT DE MAREUIL AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 15 décembre 1832.

Mon prince,

»Je ne sais trop, mon prince, comment vous faire part de ce qui m'arrive.

»Depuis que je suis de retour de Londres, je ne cessais pas de réclamer du ministre mes dernières provisions pour Berlin. D'abord il avait désiré que j'attendisse l'ouverture des Chambres, la discussion des adresses et les premiers actes des deux assemblées. Tout allant à souhait, j'ai fini par demander formellement mes lettres de créance, mes instructions, mes passeports, et voilà qu'hier même, M. le duc de Broglie me déclare que, dans les circonstances actuelles, M. Bresson est l'homme nécessaire à Berlin et qu'il ne peut consentir à ce qu'il soit éloigné. Il y a plus, et j'ai dû comprendre que malgré mes représentations, malgré l'appel que j'ai fait à toutes les raisons qui rendraient le procédé si douloureux pour moi, il est probable que M. Bresson sera bientôt nommé définitivement à la mission de Berlin.

»De belles paroles, il est vrai, ont accompagné le coup qui m'était porté; on reconnaît mes services, on rend justice à ma capacité, on me promet la première ambassade qui sera vacante; mais pour le moment on ne peut m'offrir que la mission de Florence. Je demande à rester comme je suis, où je suis, jusqu'au moment où l'on jugera à propos de m'envoyer à Berlin. Il est probable que je ne l'obtiendrai pas. J'ai éprouvé dans ma vie politique plus d'un moment pénible; celui-ci est le pire. Le retour de fortune que je devais à votre influence et qui en me faisant partager vos travaux, m'avait valu plus d'un suffrage ne m'avait point préparé à une telle disgrâce...

» Permettez que je réclame votre intérêt et vos conseils. Excusez-moi de mêler cette affaire personnelle aux grandes choses qui vous occupent...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND A LA PRINCESSE DE VAUDÉMONT.

«Londres, le 20 décembre 1832.

» Je vais écrire à Durant d'abord et ensuite à son ministre. Il est impossible qu'on ne fasse pas pour lui, une toute autre réparation que Florence. S'il y a un mouvement dans les ambassades et si l'on envoyait Barante[37] à une plus grande ambassade que Turin, il serait naturel et dans les convenances des Tuileries, de nommer à Turin M. de Rumigny et de donner la Suisse à M. Durant. Voilà ce qu'il y aurait de mieux.—Vous et moi, nous portons dans toutes nos relations de la sincérité et de la fidélité. Je me garde bien de regarder si nous ne sommes pas un peu dupes.»

«Le 21 décembre.

»J'écris aujourd'hui à Durant. Je vous dirai à vous que ce qu'on fait là est très inconvenable: cela rabaisse l'administration. J'insisterai pour qu'on lui donne Turin, si Turin devient vacant. Mais, qu'est-ce que mon insistance? J'ai fait tout ce que l'on voulait; on n'a plus besoin de moi, et c'est dans le besoin qu'on a des hommes qu'est tout leur crédit. Le maréchal Gérard se plaint de ce que, dans les journaux anglais, on blâme les lenteurs du siège, et on dit que cela décourage les soldats. Sûrement, cela se dit dans quelques journaux, mais d'autres disent le contraire, et alors cela ne fait plus rien sur l'opinion. Les journaux tories disent du mal de l'expédition; les journaux whigs et les journaux radicaux en disent du bien, il faut se soumettre à cela. Le roi, la reine et tous les ministres anglais s'y soumettent...»

«Le 25 décembre.

»Voilà Anvers pris[38]!!! La garnison est faite prisonnière de guerre jusqu'à la reddition des forts, à ce que m'annonce le télégraphe. Voilà donc nos princes hors de tout danger. J'en suis enchanté. C'était un tourment réel pour moi depuis un mois. Je vis presque tout seul, parce que, quand l'inquiétude est de tous les moments, on est mal à son aise avec les indifférents...

»Vous ne me mandez pas pourquoi Pozzo vient ici. Je crois, mais ceci est pour vous seule, que c'est pour ne pas, en sa qualité de doyen du corps diplomatique, faire le discours du jour de l'an, qui l'embarrasserait. Voilà ce qui m'a passé par la tête et je crois que c'est vrai. Je vous dis ce qui me vient de raisonnable, comme ce qui vient de folie dans ma cervelle...

»Le travail va me revenir car il faut essayer de faire faire quelque chose au roi de Hollande et vous savez si cela est aisé. En attendant, je donne demain à dîner à Namick Pacha et à quelques autres Turcs. Le pacha a une jolie figure et parle très bien le français; même il l'écrit. Il est habillé un peu à l'européenne: sur sa tête on reconnaît un peu de l'ancien Turc...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 26 décembre 1832.

Monsieur le duc,

»... La nouvelle de la reddition de la citadelle d'Anvers a été reçue à Londres, comme un nouveau gage du maintien de la paix, et on pourrait dire que, sous ce point de vue, la satisfaction a été générale. J'ai été, par les soins de M. le préfet du Nord, le premier informé de la capitulation et j'ai pu me servir utilement de ce renseignement, en l'opposant aux récits erronés de quelques journaux...»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 24 décembre 1832.

Mon prince,

»Voilà le dénouement arrivé. Vous l'aurez su en même temps que nous. Nous ne savons encore aucun détail. La dépêche télégraphique a été interrompue par le mauvais temps. L'avenir est maintenant entre vos mains, et c'est pour cela que je suis tranquille.

»J'attends de vos nouvelles avec impatience. Nos affaires vont très bien ici...»

LE BARON DURANT DE MAREUIL AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 25 décembre 1832.

»Je ne désespère pas que cette lettre-ci, allant par l'estafette, arrive avant ma précédente, trop courte pour que j'aie pu vous dire que tout était enfin réparé pour moi. Je vais à Naples comme ambassadeur. Je vous ai dit pourquoi j'aurais préféré d'être ministre à Berlin, mais il y a ici plus qu'une compensation, et ma reconnaissance se partage encore entre le roi, le ministre et vous, ne doutant pas que vous n'ayez puissamment contribué à me faire obtenir si prompte et si pleine justice.

»Je me reprocherais d'oublier de me réjouir avec vous du dénouement d'Anvers. Il fait ici un grand et bon effet et, sans doute, il sera tel à Londres...»

LORD GREY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

[Traduction]

«East-Sheen, le 30 décembre 1832.

»Cher prince de Talleyrand,

»Mille remerciements pour votre agréable lettre. Le récit qu'elle contient n'est pas moins que ce que j'attendais de la sage politique et de la bonne foi du gouvernement français. La résolution de renvoyer la garnison hollandaise sans condition est encore meilleure que de l'avoir relâchée sur parole. »Croyez-moi toujours...»

La citadelle d'Anvers était prise; toute cette affaire bien terminée et au moment où tous ceux qui s'y intéressaient, jouissaient d'une grande satisfaction, je devais, moi, être frappé d'un coup douloureux qui me causa un profond chagrin. La princesse de Vaudémont, après une maladie de quelques jours, mourut dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier 1833. Je perdais une amie avec laquelle j'étais lié depuis cinquante ans; je l'avais connue chez sa belle-mère, madame la comtesse de Brionne, où j'avais passé les plus agréables années de ma jeunesse; nos rapports n'avaient jamais varié, et je ne puis me consoler de la perte d'une aussi fidèle amie. Elle m'a rendu service, même après sa mort, ses héritiers m'ayant renvoyé la plupart des lettres que je lui avais adressées; c'est là où j'ai pu puiser, comme on l'a vu, beaucoup des détails qui ont servi à rassembler mes souvenirs et qui sans cela, auraient probablement échappé à ma mémoire. Aussi, on me pardonnera de placer ici quelques-uns des témoignages rendus à son noble caractère par ceux qui, plus heureux que moi, ont pu assister à ses derniers instants.»

LE BARON PASQUIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 2 janvier 1833.

Mon prince,

»Le malheur qui vient de nous frapper m'inspire le besoin de joindre mon affection à la vôtre parce que je suis sûr qu'il ne saurait y en avoir de plus profondément senti.

»Vous avez été certainement informé de la maladie de madame de Vaudémont, et les progrès en ont été si rapides que la nouvelle de sa mort vous parviendra presque aussitôt...

»Quand on a eu l'avantage d'être compté au nombre de ses amis, on peut se dire qu'on vient d'être condamné à la plus grande perte qui se puisse éprouver. Son éloge peut se faire en bien peu de mots. Elle a eu beaucoup d'amis et n'en a jamais abandonné un, ni n'en a jamais perdu un par sa faute. Je sais à quel point elle vous était attachée et comprends tout le vide qu'elle va vous laisser...»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Tuileries, le 6 janvier 1833.

»Le malheur que je ne prévoyais que trop et que je redoutais tant pour nous et surtout pour vous, mon cher prince, a suivi de bien près la lettre que je vous écrivais. Il me tarde de recevoir de vos nouvelles après ce coup si cruel pour vous, et je viens de nouveau vous en demander. Nous sommes tous bien occupés de vous et nous sentons bien vivement et douloureusement la perte de cette chère princesse de qui j'avais reçu tant de preuves de véritable amitié et qui s'était si chaudement identifiée à notre cause et à nos intérêts. Je désirerais de tout mon cœur pouvoir apporter quelque adoucissement à la trop juste douleur que vous ressentez et que je partage du fond de mon âme...»


Je veux reprendre mon récit interrompu par ce douloureux incident. J'ai déjà donné les extraits de lettres qui conduisent jusqu'à la prise de la citadelle d'Anvers, ne voulant point interrompre ce qui concernait cet événement; mais avant d'obtenir cette solution, on pensera sans doute que nous avions dû nous occuper des conséquences qu'elle pouvait avoir et surtout des mesures que les gouvernements de France et d'Angleterre auraient à adopter. Ceci m'oblige à revenir sur mes pas.

On a vu dans ma dépêche du 10 décembre 1832, que dès cette époque, lord Palmerston et moi avions songé à la marche que nous devions suivre après la prise de la citadelle d'Anvers. Le duc de Broglie, après les communications que je lui avais faites à ce sujet, me transmit un mémoire excellent qui résumait parfaitement toute la question et dont je me bornerai à énumérer ici les conclusions.

«Aussitôt après la prise de la citadelle d'Anvers, l'armée française se retirerait;

»L'embargo serait maintenu;

»Les flottes resteraient unies et ne sortiraient des dunes que quand l'ordre leur en serait donné par les deux gouvernements;

»Les cabinets de France et d'Angleterre feraient dresser un projet de traité sur les bases suivantes:

»1o La remise au roi des Pays-Bas des territoires qui doivent lui appartenir;

»2o La remise, de la part de ce souverain, des forts de Lillo et de Liefkenshoek, dépendant d'Anvers, si ces forts n'étaient pas tombés au pouvoir des Français en même temps que la citadelle;

»3o La reconnaissance par la Hollande de la libre navigation de l'Escaut, moyennant un droit d'un florin par tonneau;

»4o La fixation des droits de balisage et de pilotage dans l'Escaut et dans les eaux intermédiaires;

»5o L'ouverture de la Meuse;

»6o L'ouverture de deux routes pour servir aux communications commerciales de la Belgique avec l'Allemagne;

»7o Une amnistie générale pour tous les délits politiques;

»8o Un acte par lequel tous les anciens sujets du roi des Pays-Bas seraient déliés de leur serment de fidélité.

»Ce projet de traité serait concerté avec la Belgique et serait remis au cabinet de La Haye par les chargés d'affaires de France et d'Angleterre dans cette résidence.

»On pourrait s'entendre avant cela avec les cabinets de Vienne et de Berlin pour qu'ils secondassent près du roi des Pays-Bas l'offre faite par la France et l'Angleterre.

»Le traité présenté au roi des Pays-Bas devrait être par lui accepté purement et simplement sans discussion.

»En cas d'acceptation, les mesures coercitives cesseraient immédiatement et l'embargo serait levé.

»En cas de refus, on négocierait l'occupation provisoire de Venloo et du Limbourg avec la Prusse.

»Après avoir réglé ces préliminaires, on appellerait la conférence pour modifier le traité du 15 novembre, de concert avec la Hollande et la Belgique, si la Hollande s'était montrée animée d'un esprit de conciliation, ou pour trouver à la question belge un dénouement indépendant de la volonté du roi des Pays-Bas.

»Ce dénouement consisterait:

»1o A régler un statu quo tel qu'il dût bientôt amener le roi des Pays-Bas à accepter le traité;

»2o A placer le territoire belge sous la garantie de l'Europe, en assurant à la Belgique un secours suffisant pour qu'on pût l'obliger à désarmer sans lui laisser l'inquiétude d'aucune invasion.»

Je ne pus communiquer immédiatement ce projet à lord Palmerston qui s'était absenté de Londres pour son élection, rendue nécessaire par la dissolution du parlement. Il m'avait annoncé son retour pour le 22 décembre seulement. Je le vis le lendemain, et voici le compte rendu de notre entretien.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 24 décembre 1832.

Monsieur le duc,

»C'est seulement hier soir que je suis parvenu à voir lord Palmerston et que j'ai pu l'entretenir du plan que le gouvernement du roi propose de suivre lorsque la citadelle d'Anvers sera tombée en notre pouvoir. Avant de lui laisser l'exposé dont j'ai l'honneur de vous envoyer une copie, je le lui ai lu, afin de pouvoir développer successivement, dans la conversation, les différentes questions qu'il renferme.

»En lisant cet exposé, vous verrez, monsieur le duc, que j'ai reproduit presque textuellement les considérations que vous avez si bien fait valoir dans les dernières lettres que j'ai eu l'honneur de recevoir de vous.

»Notre projet a été bien accueilli par lord Palmerston; il reconnaît l'exactitude des faits qui sont réunis dans l'exposé et il trouve que la marche qui y est indiquée est convenable et peut devenir très utile. Il m'a remercié de lui avoir communiqué ce travail et m'a promis de se soumettre très prochainement à un conseil de cabinet, dans lequel il se propose de l'appuyer. Ce n'est donc qu'après la décision qui sera prise dans ce conseil qu'il me sera possible de vous transmettre une réponse positive. Je ne puis pas vous désigner précisément le jour où il aura lieu, car plusieurs des ministres ne sont pas à Londres. Le chancelier, le marquis de Lansdowne et quelques autres sont absents...

»J'ai ensuite parlé à lord Palmerston des inquiétudes que l'on pouvait éprouver sur l'intention annoncée du roi des Pays-Bas, d'entraver la navigation de l'Escaut, et je l'ai prié de me faire connaître la conduite que croirait devoir adopter le gouvernement britannique si ce projet se réalisait. Il m'a répondu que la question pourrait se résoudre de deux manières selon les mesures que prendrait le gouvernement néerlandais. «En effet, m'a-t-il dit, le roi des Pays-Bas doit annoncer qu'il ne ferme l'Escaut qu'aux pavillons de France, d'Angleterre et de Belgique, ou qu'il le ferme à toutes les nations.—Mais, dans le premier cas, lui ai-je dit, ce sera la guerre qu'il nous déclarera.—Oui, a-t-il repris, ce sera la guerre, mais ce sera lui qui nous la déclarera, et il doit savoir qu'alors les valeurs qui sont tombées entre nos mains, par suite du blocus et de l'embargo, courront les chances des prises faites en temps de guerre.

»Si le roi Guillaume, a ajouté lord Palmerston, croit devoir rendre la fermeture de l'Escaut une mesure générale pour toutes les nations, nous serons en droit de réclamer le concours des cabinets qui ont pris part aux actes du congrès de Vienne, et qui, tous, sont plus ou moins intéressés à la libre navigation des fleuves, principe reconnu solennellement à Vienne. Rien ne nous empêchera, dans ce dernier cas, de procéder également à la condamnation des bâtiments hollandais que nous ne tenons encore que sous le séquestre.

»Il me semble, monsieur le duc, que cette manière d'agir serait fondée en raison, et qu'elle pourrait bien modifier la résolution du cabinet de La Haye, qui connaît la profonde impression que produirait en Hollande la saisie des bâtiments néerlandais retenus en ce moment par la France et par l'Angleterre; et, comme ce serait un des plus sûrs moyens de séparer les intérêts de la Hollande des intérêts du roi, on ne devrait pas le négliger...»

«Le 30 décembre 1832.

»J'ai reçu ce matin, avec une bien vive satisfaction, la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 27. J'ai immédiatement communiqué à lord Palmerston et à lord Grey les ordres qui ont été adressés à M. le maréchal Gérard, au sujet de la rentrée de notre armée en France et de la mise en liberté sur parole de la garnison hollandaise. Ils m'ont tous deux exprimé leurs remerciements, de manière à me faire sentir tout le prix qu'ils attachent à cette conduite si noble et si loyale du gouvernement du roi.

»Nous avons pensé, monsieur le duc, qu'il ne fallait pas perdre de temps, comme vous voulez bien me le dire dans votre dépêche, pour tenter la démarche que nous croyons tous utile de faire à La Haye, qu'elle ait ou qu'elle n'ait pas de succès; et nous venons, en conséquence, d'arrêter avec lord Palmerston la note qui renferme nos propositions au roi des Pays-Bas; elle partira ce soir même et elle sera, comme vous le désiriez, remise par les chargés d'affaires de France et d'Angleterre à La Haye[39].

»J'ai l'honneur de vous envoyer une copie de cette note; vous voudrez bien remarquer que nous nous rapprochons beaucoup des propositions que vous m'avez transmises, le 22 de ce mois[40], et que nous avons écarté avec soin tout ce qui pouvait servir à exciter contre nous l'opinion publique en Hollande.

»L'accord que je crois trouver entre notre note et les projets que vous m'avez adressés; l'avis que vous avez bien voulu me donner par votre dépêche d'aujourd'hui, et enfin les nouvelles que nous recevons de La Haye, et qui nous font sentir la nécessité de hâter notre communication au gouvernement néerlandais,—toutes ces considérations m'ont déterminé à signer et à expédier notre note en Hollande, sans attendre de nouveaux ordres de vous; j'ose espérer que vous ne désapprouverez pas le parti que j'ai pris dans cette circonstance.

»J'ai tenu à ce que notre note et nos propositions fussent rédigées dans les termes les plus simples afin de ne pas fournir des sujets de controverse au cabinet de La Haye, toujours si habile à les saisir.»


Les chargés d'affaires de France et d'Angleterre à La Haye remirent notre note le 2 janvier 1833 au gouvernement néerlandais. Le roi des Pays-Bas, pressé sans doute par les plaintes de ses sujets contre les effets de l'embargo et du blocus des ports, crut qu'il ne pouvait pas décliner d'entrer en négociation avec les deux puissances qui lui offraient de mettre fin à un état de choses si nuisible aux intérêts de son pays. Il nous fit donc remettre le 9 janvier 1833 par M. de Zuylen un contre-projet[41], en réponse au nôtre du 30 décembre, et par ce fait, une négociation était entamée entre la France et la Grande-Bretagne d'une part, et les Pays-Bas de l'autre[42].

Je n'ai point l'intention d'exposer ici les détails de cette fastidieuse négociation qui dura près de cinq mois, avant d'aboutir à un résultat que je constaterai en son temps. Il me suffira de dire, en quelques mots, que le roi des Pays-Bas, fidèle à son système de procrastination et de ruse, chercha par tous les moyens à éluder la reconnaissance du traité du 15 novembre et à maintenir un état provisoire qui lui laissât la possibilité de recommencer la lutte si les chances lui paraissaient favorables.

Cependant, nous ne nous laissâmes pas détourner de notre but, qui était d'obtenir, soit la pleine reconnaissance du traité du 15 novembre, soit une situation provisoire tellement avantageuse à la Belgique et défavorable à la Hollande, qu'elle dût amener celle-ci à un arrangement définitif.

M. de Zuylen épuisa toutes les ressources et les arguties de la chicane pour nous entraîner sur un autre terrain, mais vainement; et, de guerre lasse, il quitta son poste vers le milieu du mois de mars, et la négociation resta pendant quelques jours suspendue. Mais les conséquences du blocus et de l'embargo se faisaient toujours sentir trop vivement en Hollande pour que le roi ne se sentît pas forcé d'y mettre fin. Il envoya à Londres un nouveau plénipotentiaire, M. S. Dedel, beaucoup plus conciliant que son prédécesseur, et dont les formes agréables aidèrent à aplanir nos discussions. Toutefois, les pouvoirs qu'il avait reçus étaient si limités qu'il fallut employer plus de deux mois encore avant de conclure la convention du 21 mai, sur laquelle je me réserve de revenir plus tard. Jusque-là, je laisserai de côté les fatigantes affaires hollando-belges, dont l'importance était devenue presque secondaire[43]. L'attention de la France et de l'Angleterre avait été reportée de plusieurs autres côtés à la fois. Les affaires d'Orient[44], on l'a vu déjà, s'étaient fort compliquées par les succès du pacha d'Égypte, Méhémet-Ali, contre la Porte oltomane. Le nouveau gouvernement grec éprouvait des difficultés à s'établir[45]. D'autre part, en Espagne, la présence de M. de Zea Bermudez à la tête du ministère, au moment où Ferdinand VII était affaibli par la maladie qui devait le conduire au tombeau, avait suscité des embarras[46] qui s'aggravaient beaucoup par la guerre civile prolongée en Portugal entre les deux frères dom Miguel et dom Pedro. C'était aussi dans ce moment que le général Pozzo, ambassadeur ordinaire de Russie en France, avait jugé bon de faire un voyage à Londres. M. Pozzo était revenu récemment à son poste de Paris, d'un séjour qu'il avait été faire à Pétersbourg sur l'ordre de son souverain qui avait voulu conférer avec lui. A son retour, il s'était arrêté à Berlin, à Munich et à Stuttgart, avec des missions à remplir, assurait-on, près de ces différentes cours[47]. A peine rentré à Paris, il était tout à coup parti pour Londres, au moment où son rang de doyen du corps diplomatique l'aurait mis dans le cas de complimenter le roi Louis-Philippe à l'occasion du jour de l'an. Ces simples indications suffiront pour saisir le sens et la portée des correspondances dont nous allons nous borner à donner des extraits. Je veux rappeler encore que le gouvernement anglais venait de nommer, pour le représenter temporairement à Madrid, sir Stratford Canning, que la cour de Russie, par esprit de rancune contre la conduite de sir Stratford à Constantinople[48], avait refusé de recevoir comme ambassadeur à Pétersbourg. Sir Stratford Canning qui se rendait en Espagne par Paris, avait reçu l'ordre de s'y arrêter, de voir le duc de Broglie et de s'entretenir avec lui de la mission qu'il allait remplir à Madrid.

M. de Broglie me fit connaître ensuite le résultat de cette entrevue par la lettre suivante:

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 20 décembre 1832.

Mon prince,

»... Sir Stratford Canning a passé deux jours ici. Il m'a communiqué ses instructions. Son but est d'abord d'obtenir un armistice, puis d'essayer de terminer l'affaire de Portugal en écartant les deux frères et en établissant une régence au nom de doña Maria, sous la condition de renoncer à la constitution de 1826. Dans l'état où se trouve le gouvernement espagnol, j'ai peu d'espérance que sir Stratford Canning soit écouté jusqu'à la fin de sa harangue. Il n'est point question de l'intervention de la France dans les instructions de sir Stratford Canning; cependant, à la fin de la conversation que nous avons eue ensemble, il m'a exprimé le désir que le gouvernement français s'associât à sa mission. J'en ai référé au conseil, et voici la réponse que le roi, sur ma proposition, a décidé de faire:

»1o Si la mission de sir Stratford Canning devait aboutir plus tôt ou plus tard à l'emploi de la force contre dom Miguel et par suite contre l'Espagne, le gouvernement français croit de sa loyauté de déclarer d'avance qu'il ne pourrait s'y associer. Contre dom Miguel tout seul, l'Angleterre n'a pas besoin de notre appui. Si l'Espagne s'en mêle, nous ne pouvons pas faire la guerre à l'Espagne dans l'intérêt de dom Pedro ou de sa fille, sans que cette entreprise ne prenne sur-le-champ des deux cotés des Pyrénées un caractère révolutionnaire. Ce serait la contre-partie de notre expédition de 1823; la guerre générale s'ensuivrait. Il n'y aurait pas moyen de prévenir dans tous les esprits cette idée que nous entrons en Espagne pour rétablir le gouvernement des Cortès.

»2o Sir Stratford Canning se propose d'argumenter de l'analogie de situation et de droits entre la jeune doña Maria et la jeune infante d'Espagne. Nous ne pouvons non plus nous associer à cette argumentation. Ce serait prendre couleur d'avance dans la question de succession d'Espagne et prendre couleur dans un sens opposé au véritable intérêt de la France. Ce serait s'engager contre le maintien de la loi salique et s'y engager au profit d'un parti assez faible, fort chancelant, et qui, selon toute apparence, aura le dessous dans la lutte, si elle vient à s'engager.

»Sous ces deux limites nous ne demandons pas mieux que de donner à M. de Rayneval des instructions tendant à seconder sir Stratford Canning. La demande d'un armistice nous paraît être le point principal; cette demande n'a point d'inconvénient; elle a l'avantage, si elle réussissait, de donner à un tiers parti le temps de se former en Portugal, tiers parti qui repousserait également les deux frères et qui se déclarerait pour doña Maria sans condition. J'ignore si les éléments de ce tiers parti existent; mais s'ils n'existent pas, évidemment il n'y a rien à faire.

»Quant aux mesures de pacification postérieures à l'armistice, nous pensons que pour être seulement écouté, sir Stratford Canning fera prudemment de ne pas s'expliquer en fermes trop catégoriques, de se montrer prêt à en essayer de toutes sortes: doña Maria seule; une amnistie avec dom Miguel; un mariage; que sais-je? S'il précise trop sa proposition en commençant, il sera refusé net. En se tenant dans les généralités, jusqu'à ce que l'état du Portugal lui fournisse un point d'appui, il est possible que la négociation s'entame.

»J'envoie à Rayneval des instructions en ce sens. Il secondera sir Stratford Canning dans la demande d'un armistice et dans toutes les mesures qui pourraient tendre à la pacification du Portugal.

»J'espère, mon prince, que vous trouverez que nous nous sommes tenus dans une juste mesure, eu égard à cette proposition délicate. Sir Stratford Canning m'a paru content...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 6 janvier 1833.

Monsieur le duc,

»... Lord Palmerston avait invité hier à une réunion les membres de la conférence, sur les affaires de la Grèce, pour leur donner communication des dernières dépêches écrites par les commissaires démarcateurs des trois puissances en Morée. Il résulte de ces dépêches que des difficultés se sont élevées par suite de l'inexactitude de la carte sur laquelle les commissaires ont dû baser leurs travaux; cette carte est, dit-on, remplie d'erreurs, mais on espère cependant arriver à une démarcation précise qui n'entraînera aucun inconvénient...

»Après la conférence, j'ai eu avec lord Palmerston une conversation dans laquelle je lui ai parlé, comme vous le désiriez, de la négociation suivie ici par Namick Pacha. Il a commencé par me mettre au courant des circonstances qui ont amené cet envoyé de la Porte en Angleterre. Il paraît que la cour de Russie a dernièrement proposé au Grand Seigneur le secours d'un corps de quinze mille hommes contre le pacha d'Égypte; ce corps aurait été détaché de l'armée russe du Caucase et serait venu se réunir à l'armée de Syrie, commandée par le grand visir. Le sultan a décliné l'offre de l'empereur Nicolas en répondant que c'était sur mer qu'il avait besoin d'être soutenu en ce moment. C'est donc dans le but d'obtenir un secours du gouvernement anglais que Namick Pacha a été envoyé à Londres. Depuis son arrivée, il a fait la demande formelle de l'appui des forces maritimes britanniques dans le Levant, pour faire rentrer le pacha dans l'obéissance.

»Cette demande sera soumise au premier conseil de cabinet qui n'aura pas lieu avant la fin de ce mois, les ministres anglais ne devant tous se retrouver à Londres qu'à cette époque.

»Lord Palmerston, tout en me disant que son opinion n'était pas formée à cet égard, m'a cependant laissé entrevoir qu'il trouvait quelques motifs plausibles à la demande du Grand Seigneur. Il ne s'agit pas ici, m'a-t-il dit, d'une de ces interventions contre lesquelles l'Angleterre s'est toujours prononcée; ce serait un appui donné à un ancien allié contre un sujet rebelle, dont la révolte, si elle était couronnée de succès, doit avoir les plus dangereuses conséquences pour la tranquillité future de l'Europe. Car il est probable que la Russie, qui aujourd'hui fait parade d'une vaine générosité envers le sultan, ne manquera pas d'entretenir sous main la révolte du pacha. L'intérêt de l'Europe est donc de remarquer que la Porte, placée entre l'ambition de la Russie et celle du pacha, ne pourrait pas, dans son état d'abaissement actuel, soutenir une pareille lutte. Si on admet la nécessité de l'existence de l'empire ottoman, l'état critique dans lequel il se trouve placé en ce moment fera également reconnaître la nécessité de lui donner un appui qui, seul, peut arrêter sa ruine.

»La manière de voir de lord Palmerston a dû être fortifiée par les observations que nous avons souvent faites dans nos conversations sur la politique envahissante de la Russie, car je n'ai jamais laissé échapper l'occasion, je l'avoue, de la faire remarquer aux ministres anglais.

»Du reste, comme je viens d'avoir l'honneur de vous le dire, lord Palmerston soumettra la demande du sultan au conseil, et j'aurai soin de vous communiquer les déterminations qui y seront arrêtées. En attendant, je verrai séparément ceux des membres du ministère qui sont à Londres, pour connaître l'opinion qui probablement prévaudra dans le cabinet.

»L'heureuse influence de la prise de la citadelle d'Anvers se fait sentir d'une manière bien évidente par la hausse de tous les fonds publics; c'est un symptôme pacifique qui n'est pas toujours certain, mais qui doit être remarqué, surtout quand il se manifeste au même instant à Londres, à Paris et même à Amsterdam. Personne ne peut nier que cet événement n'ait donné une grande force aux gouvernements actuels de Belgique, de France et de Grande-Bretagne. C'est de la reddition de la citadelle d'Anvers, que la Belgique peut vraiment compter son existence, comme État indépendant. La France en éprouve les bons effets par la marche des discussions devenues plus faciles dans les Chambres; et le ministère anglais, soutenu par les nouvelles élections, prend chaque jour plus de force[49]. Il vient d'obtenir une preuve de l'affermissement de son pouvoir dans une circonstance qui, ailleurs, pourrait paraître futile, mais qui ici n'est pas sans importance.

»Sa Majesté la reine d'Angleterre avait été obligée, d'après les instances réitérées des ministres, d'éloigner d'elle, l'année dernière, son premier chambellan, lord Howe[50], qui votait contre le ministère dans la question de la réforme. Jusqu'à présent, Sa Majesté s'était refusée à nommer un successeur à lord Howe; elle vient enfin de s'y décider, et la reine a fait choix de lord Denbigh[51], partisan très prononcé du ministère, qui regarde cette nomination comme un premier pas vers un rapprochement avec la cour.

»Quelques heures après son arrivée à Londres, le général Pozzo, accompagné de M. de Lieven, a passé chez moi; nous avons eu un assez long entretien dans lequel je dois dire que son langage a été parfaitement convenable. Cette conduite de sa part n'a rien que de très simple, et si je vous en parle, c'est parce que je crois que nous devons dans cette circonstance laisser de côté tous les doutes que nous pouvons avoir sur les dispositions de la Russie. Le général Pozzo s'exprime peut-être avec un peu d'amertume sur le cabinet anglais, et sur la ligne politique qu'il a adoptée. Les ministres anglais ne sont assurément pas sans quelque méfiance de la Russie, et cependant, ils ont fait au général Pozzo toutes les politesses d'usage. Je me placerais, je pense, dans une fausse position si je ne faisais pas comme eux.

»Je n'ai pas besoin de vous dire que je mettrai la plus grande réserve dans mes rapports avec cet ambassadeur, mais en même temps je veux prendre pour sa véritable opinion tout le bien qu'il se croira obligé de me dire de la France et du gouvernement du roi...»

«Le 11 janvier 1833.

»... Ce que vous m'apprenez du langage que M. de Zéa aurait tenu à M. de Rayneval, à l'occasion de la mission de sir Stratford Canning à Madrid, n'a point lieu de me surprendre. Ce langage me paraît s'accorder très bien avec les antécédents connus de M. de Zéa[52].

»Je désirerais être en état de vous fournir, monsieur le duc, les données que vous réclamez de moi sur le véritable but qu'a eu le cabinet anglais en envoyant sir Stratford Canning en Espagne, mais je dois vous faire observer qu'il est à peu près impossible de se procurer sur ce point d'autres renseignements que ceux qui vous ont été donnés par sir Stratford Canning lui-même. Lorsque je questionnai lord Palmerston à ce sujet, il me répondit que sir Stratford Canning avait reçu l'ordre de vous communiquer toutes ses instructions: depuis lors, il m'a dit que cet ambassadeur, en rendant compte des observations que vous lui aviez faites dans ses différents entretiens avec vous, s'en était montré satisfait, et avait ajouté qu'il les trouvait parfaitement dans votre position. Cet ambassadeur n'est pas encore entré en Espagne; il serait donc difficile de trouver un motif fondé pour supposer un changement dans les directions qui lui ont été données.

»Je suis porté à croire qu'on a laissé à sir Stratford Canning des pouvoirs assez étendus dans ses moyens d'action; il serait donc possible qu'en admettant la répugnance invincible de M. de Zéa d'adopter les propositions qui lui seront faites, le cabinet anglais ait prévu l'éventualité où il faudrait essayer d'éloigner ce ministre des affaires, l'état de santé de M. de Zéa en offrant d'ailleurs un prétexte plausible. Cela m'étonnerait d'autant moins, qu'on connaît à Londres l'influence que la cour de Russie exerce depuis longtemps sur l'esprit de M. de Zéa, qui a été successivement consul et ministre d'Espagne à Pétersbourg, et appelé une première fois au ministère des affaires étrangères par le roi Ferdinand VII, à l'instigation de la Russie. Comme on peut croire que, dans les circonstances actuelles, l'influence russe serait employée dans des vues opposées à celles des ministres anglais, il serait facile alors d'expliquer le but caché qu'on attribue à la mission de sir Stratford Canning.

»Quoi qu'il en soit de ces suppositions, vous avez à Madrid, dans la personne de M. de Rayneval, un ambassadeur trop habile pour qu'il ne découvre pas bientôt les véritables intentions de l'ambassadeur anglais, et je ne doute pas qu'il ne vous transmette incessamment des notions précieuses qu'il serait hors de mon pouvoir de vous procurer d'ici.

»Lord Palmerston m'a dit confidentiellement que l'empereur Nicolas avait témoigné l'intention de ne point recevoir comme ambassadeur à sa cour sir Stratford Canning, qui devait occuper ce poste aussitôt après son retour de Madrid. Le cabinet anglais ne cache pas son mécontentement de cette détermination. Je n'étais point appelé à donner mon opinion dans cette occasion, mais j'ai pu cependant en profiter pour faire quelques réflexions qui, j'ai lieu de le croire, ne seront pas perdues.»

LE BARON PASQUIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 11 janvier 1833.

Mon prince,

»... Je comprends votre résolution d'en rester , quand vous aurez fini la grande affaire que vous seul pouviez mener à bien, et qui, j'aime à le croire, touche à son terme; et cependant, je ne comprends guère ce que deviendra la politique de notre France quand elle manquera de la direction que vous lui imprimez. Dans l'état général des affaires de l'Europe, il est fort difficile que de graves circonstances ne se présentent pas à des époques fort rapprochées; et je ne vois encore, dans le monde nouveau qui s'élève autour de nous, personne qui soit en état d'en user habilement, je dirais presque, de les comprendre. Toute mon espérance, en vérité, est dans le va da sè.

»Si je pouvais vous être bon ici à quelque chose, je vous prie très instamment de disposer de moi. Je vous savais si bien et si soigneusement informé par notre pauvre amie[53], que je ne pensais pas qu'il y eût jamais rien à vous apprendre. Aujourd'hui, s'il en était autrement, dites-le-moi et je suis à vos ordres.

»Notre position intérieure est sensiblement améliorée, cela saute aux yeux, et la manière dont l'ordre du jour a été enlevé dernièrement, à la Chambre des députés, au sujet de la duchesse de Berry, a tiré du pied ministériel la plus dure épine qui pût y être enfoncée[54]. Il est donc certain qu'aujourd'hui, avec une habileté tant soit peu commune, tout peut marcher.

»Le Pozzo que vous me dépeignez à Londres est celui auquel je m'attendais. L'humeur qu'il a beaucoup trop laissé voir ici est née, je n'en doute pas, de la peur prodigieuse que son empereur lui a inspirée. Il en est revenu terrifié, à parler littéralement. C'est chose dont je ne puis douter, et je ne crois pas qu'il fût aisé de le déterminer maintenant à un voyage pareil à celui qu'il a accompli dans les six derniers mois de l'année 1832.

»Veuillez accepter, mon prince, avec les assurances de ma haute considération, celles d'un dévouement que je vous prie de mettre à l'épreuve dans toutes les occasions où vous croirez pouvoir en user utilement...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.

«Londres, le 17 janvier 1833.

Monsieur le duc,

»... Je dois vous informer d'une communication assez importante qui vient d'être faite au ministère anglais par l'ambassade d'Autriche à Londres; elle est relative à l'état actuel du Portugal et aux moyens de mettre un terme à la guerre civile qui désole ce pays.

»Le ministre d'Autriche a été chargé par sa cour d'offrir au gouvernement anglais la médiation du cabinet de Vienne dans les affaires portugaises, et, en le déclarant à lord Palmerston, il a ajouté que la première condition de cette médiation serait la reconnaissance, comme roi de Portugal, de dom Miguel, qui s'engagerait alors à donner une amnistie générale et à lever tous les séquestres établis sur les propriétés particulières.

»Pour appuyer cette proposition le cabinet de Vienne fait valoir que, depuis plus de quatre ans, l'infant dom Miguel occupe le trône de Portugal; qu'en admettant même comme fondés tous les torts reprochés à son gouvernement, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il a reçu l'assentiment de la grande majorité de la nation portugaise, et l'entreprise tentée avec si peu de succès par dom Pedro est invoquée, s'il en était besoin, comme témoignage de ce fait.

»Le ministre d'Autriche, en terminant la communication qu'il avait ordre de faire, a dit que son souverain s'était déterminé à cette démarche, quelque contraire qu'elle fût aux intérêts de sa petite-fille[55], parce qu'il était convaincu que la pacification du Portugal était devenue par sa liaison avec la tranquillité de la péninsule une question de la plus haute importance pour la paix de l'Europe, et que cette pacification ne pouvait être réalisée promptement que par la reconnaissance de l'infant dom Miguel; mais que, du reste, il entendait que l'amnistie qu'on imposerait à ce prince serait sans aucune restriction et donnée de manière à rassurer toutes les opinions.

»Lord Palmerston a sur-le-champ répondu au baron de Neumann[56] qu'il ne s'expliquait pas trop bien l'opinion exprimée par la cour de Vienne dans cette circonstance; qu'il lui paraissait fort étrange, pour ne rien dire de plus, de proposer à dom Pedro de quitter le Portugal, de livrer les Açores, d'abandonner enfin la cause de sa fille, et de ne lui offrir, en échange de toutes ces concessions, qu'une amnistie pour laquelle on n'aurait, en définitive, d'autre garantie que la parole d'un prince connu pour son peu de fidélité à tenir ses engagements. Lord Palmerston a conclu en déclinant l'acceptation de la médiation de l'Autriche dans les termes dans lesquels elle était offerte.

»Tel a été le résultat de cette discussion soutenue sur un ton assez vif de la part de lord Palmerston et de celle de M. de Neumann.

»Dans une des dernières dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, vous m'avez témoigné le désir de connaître le plus ou moins de fondement que pouvaient avoir les bruits répandus à Madrid sur le véritable but de la mission de sir Stratford Canning. En vous répondant, le 11 de ce mois, je vous ai indiqué quelles étaient les difficultés qui s'opposaient à ce que je puisse me procurer des informations précises à cet égard, mais je n'en ai pas moins cherché à vérifier quelques-uns des faits que vous avez bien voulu me mander. Un membre du corps diplomatique dans lequel je place quelque confiance m'a communiqué à peu près les mêmes renseignements que ceux contenus dans la dépêche de M. de Rayneval; mais il a appuyé son récit d'une circonstance qui tendrait à fortifier l'opinion qu'on avait à Madrid sur les inquiétudes de M. de Zéa. Je veux parler de l'acte solennel par lequel Sa Majesté le roi d'Espagne, en renouvelant sa première déclaration relative aux droits de l'infante Isabelle à succéder au trône, annule les dispositions qu'il annonce lui avoir été arrachées pendant sa maladie[57]. On pense que cet acte est un moyen employé par M. de Zéa pour déjouer les manœuvres de sir Stradfort Canning, qui devait, comme vous me l'annonciez, essayer de lier les intérêts de l'infante Isabelle à ceux de doña Maria, en promettant à la reine d'Espagne l'appui de son gouvernement, pour faire respecter les droits de sa fille, si elle voulait, de son côté, protéger la jeune reine du Portugal. M. de Zéa aurait, dit-on, enlevé à l'ambassadeur d'Angleterre un de ses plus puissants moyens d'action, en se prononçant avant son arrivée d'une manière éclatante pour les droits de l'infante Isabelle.

»Comme la relation qui m'a été faite pourrait aussi venir de Madrid, je ne vous la transmets qu'avec une certaine défiance. Vous serez en position d'en vérifier bientôt l'exactitude et, je vous le répète, on peut se reposer sur l'habileté de M. de Rayneval pour découvrir toutes les intrigues qui ne tarderont pas à se développer dans la péninsule.

»Parmi les différentes explications qu'on cherche à donner au voyage de M. le général Pozzo, à Londres, il en est une qui ne m'a pas paru dénuée de vraisemblance. On prétend que le cabinet de Pétersbourg reçoit depuis quelques mois, sur l'Angleterre des dépêches assez contradictoires qui lui sont adressées par le prince de Lieven d'une part, et de l'autre par le comte Matusiewicz; qu'incertain sur l'opinion qu'il doit se former entre les relations si différentes de ses ministres en Angleterre, l'empereur Nicolas a désiré envoyer à Londres le général Pozzo, qui aurait acquis toute sa confiance pendant le séjour qu'il vient de faire à Pétersbourg, afin d'avoir par lui des notions positives, d'après lesquelles il pût régler ses rapports politiques avec la Grande-Bretagne. Ce voyage ne serait donc que le complément de la mission du général Pozzo à Berlin et dans les différentes cours d'Allemagne. Vous jugerez si cette explication a quelque valeur...»

«Le 20 janvier.

»... J'ai déjà eu l'honneur d'appeler votre attention sur une question dont les membres du cabinet anglais m'entretiennent souvent, et qui est pour eux d'un grand intérêt. Il s'agit des changements qu'on voudrait ici voir adopter dans nos lois de douane.

»Les pétitions adressées dernièrement à la Chambre des députés à ce sujet par le commerce de Lyon, Bordeaux, Nantes et autres villes industrielles, ont eu un grand retentissement en Angleterre où elles ont constaté que l'opinion publique s'était extrêmement modifiée en France à l'égard des lois prohibitives. On pense qu'aujourd'hui il serait facile au gouvernement français d'entrer dans une voie plus large, et on le désire pour des raisons assez graves.

»Le cabinet anglais actuel envisage cette question plutôt politiquement que commercialement; car, sous ce dernier point de vue, on a trouvé que le système de M. Huskisson[58] avait déjà produit les plus heureux résultats, et que la diminution dans les droits d'importation sur les soieries, les gants et autres objets, avait été bien plus que compensée par l'accroissement immense de la consommation. Ainsi, en ne considérant que l'intérêt commercial de l'Angleterre, les ministres pourraient peut-être se passer des mesures de réciprocité des autres pays, et tirer encore de grands avantages du système libéral pour lequel ils se sont prononcés. Mais un intérêt politique important leur fait un devoir de rechercher des relations commerciales plus étendues avec la France.

»Lors des dernières élections, on a prononcé dans plusieurs villes manufacturières d'Angleterre des discours qui ne vous ont certainement pas échappé, et dans lesquels vous aurez pu remarquer de nombreuses allusions à l'alliance qui a récemment uni la France et la Grande-Bretagne; on l'invoque fréquemment comme devant placer bientôt sur une ligne plus égale les relations entre les deux pays. Les journaux, dont l'action est si puissante en Angleterre, ont vivement secondé cette nouvelle tendance de la classe industrielle. Aujourd'hui le ministère sent, que, de la manière dont la Chambre des communes est composée, il ne pourrait peut-être pas compter sur une majorité solide, ni sur l'appui de l'opinion publique s'il ne présentait pas quelques résultats avantageux de son alliance avec le gouvernement français. Ce ne sont pas des privilèges nuisibles à la France qu'il réclame; c'est un échange mieux combiné des produits des deux pays à l'aide duquel se resserrent chaque jour davantage les liens dont les deux nations sentiront mieux alors l'utilité et l'importance.

»On ne doit pas perdre de vue qu'en affermissant au pouvoir le cabinet anglais actuel, on assure une durée certaine à l'alliance intime qui subsiste depuis quelques mois seulement, entre la France et l'Angleterre; et que c'est cette alliance, qui en créant une force nouvelle en Europe, réprime toutes les intrigues du Nord, et donne un véritable point d'appui à tous les intérêts de la société.

»Il me semble que des considérations d'une aussi haute portée politique seront appréciées par le gouvernement du roi, et je ne doute pas que vous n'en fassiez ressortir toute la valeur.

»Comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, presque tous les ministres m'ont chargé de vous exprimer leurs vœux dans le sens que je viens d'indiquer. Je vous serai particulièrement reconnaissant de me mettre incessamment en position de leur faire connaître l'influence que ces vœux auront eue sur les déterminations du gouvernement français...»

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 21 janvier 1833.

Mon prince,

»J'ai peu de chose à ajouter à la dépêche officielle que je vous adresse. Je me suis entretenu à cœur ouvert avec lord Granville sur le contenu de cette dépêche. Ce qui va arriver en Orient, personne ne peut le dire; mais les événements ne nous ont point pris au dépourvu, puisque des propositions raisonnables et trouvées telles par toutes les personnes douées de quelque sens dans l'intérieur du Divan ont été obtenues de Méhémet-Ali par notre consul et transmises à Constantinople par notre chargé d'affaires, et puisque c'est sur ces propositions qu'on négocie en ce moment[59]. Il importe de bien avertir lord Palmerston qu'il ne se fie en rien à Namick Pacha; c'est un très petit intrigant, envoyé non par la Porte, mais par le Sérail, ce qui ne peut être bon à rien. C'est à Constantinople qu'il faut agir maintenant. Je crois que les intérêts du gouvernement anglais sur ce point sont identiques au nôtre et que le temps presse. J'ai tout lieu de croire que si nos deux gouvernements s'entendent bien, l'Autriche finira par se réunir à nous contre l'agrandissement éventuel de la Russie.

»C'est là l'œuvre que vous avez tentée au congrès de Vienne et que les Cent-jours sont venus déranger. C'est à vous qu'il appartient de l'achever...»

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