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Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 5

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APPENDICE

Nous insérons ici un certain nombre de pièces qui n'ont pas trouvé place dans le corps des Mémoires, et qui se réfèrent à quelques-uns des incidents des plus importants des négociations. Les unes sont tirées des papiers du prince de Talleyrand, les autres des archives du château de Broglie. Toutes sont publiées d'après les documents originaux.

LE DUC DE BROGLIE A M. BRESSON[269].

Le 8 octobre 1832.

Nous continuons à espérer que les mesures maritimes agiront assez fortement sur l'esprit du roi Guillaume pour détruire ses dernières illusions.

Si cet espoir se réalise, toute difficulté disparaît.

Mais il n'est pas impossible que ce prince, fortifié dans son obstination par l'apparence de désaccord qui s'est si malheureusement manifesté dans la conférence, persiste à repousser le seul accommodement aujourd'hui admissible, et qu'au risque d'appeler sur son pays de nouveaux sacrifices, il veuille encore attendre de l'avenir des chances plus favorables qu'il attend vainement depuis deux ans.

Les mesures de blocus pourraient dans cette hypothèse devenir insuffisantes. Je commence par vous dire, monsieur, que ce n'est que lorsque cette insuffisance serait démontrée de la manière la plus incontestable que nous nous déterminerions à l'admettre comme la base de nos calculs et de nos prévisions.

Mais, le fait une fois reconnu, il faudrait évidemment recourir à des moyens plus efficaces. C'est alors, et seulement alors, que la France et l'Angleterre devraient unir leurs forces pour obliger la Hollande à évacuer Anvers, et il nous paraît impossible que nos alliés n'y donnassent pas en de telles circonstances leur complet assentiment.

Il se présente, d'ailleurs monsieur, un moyen de ménager la susceptibilité de la Russie et de donner à la marche des cours alliées tous les dehors de cette entière impartialité qui, en réalité, n'a cessé d'y présider. De même que les Hollandais occupent Anvers qui doit un jour revenir à la Belgique, les Belges occupent Venloo et les portions du Luxembourg et du Limbourg assignées à la Hollande par le traité du 15 novembre. On pourrait convenir qu'en même temps que nous prendrions possession d'Anvers, le gouvernement prussien recevrait des mains des Belges Venloo et les territoires dont il vient d'être question pour les garder provisoirement en dépôt, et les remettre au roi Guillaume à l'époque où il se déterminerait enfin à accepter le traité du 15 novembre...

M. BRESSON AU DUC DE BROGLIE[270].

Berlin, le 24 octobre 1832.

Si nous faiblissons, si nous faisons une nouvelle concession, on en profitera, comme on vient de le faire, pour reculer de quelques jours, ne fût-ce même que de quelques heures, la conclusion qui nous est devenue indispensable. Ce n'est pas mauvaise volonté, c'est peur puérile de fantômes qu'on se crée. J'avais regretté au premier aperçu, pour cette raison, la proposition relative à Venloo. Depuis, je me suis convaincu qu'elle avait produit bon effet, qu'elle était très goûtée, qu'elle rassurait. Mais ce qu'elle n'avait pas pu faire malgré tout cela, c'était d'aiguillonner un peu le cabinet prussien. Vous n'avez rien à appréhender de ce côté; j'y engage mon existence, si vous l'exigez. Vous pouvez aller droit devant vous, mener à bien votre expédition; on vous laissera faire, et si la Russie cherche à se prévaloir de cette circonstance pour prévenir ou irriter contre nous, elle y perdra son temps. On est ici parfaitement résigné et, quoiqu'on ne veuille pas en convenir, on sent que nous faisons bien et l'on nous en saura gré plus tard.

Ne perdez donc pas un moment, monsieur le duc. Raffermissez la bonne cause, les saines doctrines, en leur préparant un succès. Elles sont partout, hélas! trop compromises. Vous acquerrez une grande gloire en faisant un grand bien. Je pèse, croyez-moi, chacune de ces paroles. Je sais que la paix ou la guerre dépendent des dispositions de la Prusse et que, si je me trompe, les maux que je provoque ne me laissent plus qu'à rougir et à gémir éternellement. Mais je ne me trompe pas: je connais le terrain où je suis.

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE[271].

[Particulière.]

Le 27 octobre 1832.

Mon cher duc,

Notre échange des ratifications vient d'être fait. Je suis bien aise que vous soyez content et je le suis beaucoup d'avoir servi le ministère que j'aime et dont vous êtes le principal intérêt.

J'ai été obligé de m'occuper sans délai de toutes les communications à faire, et j'espère que j'y ai mis toute la prudence que les circonstances exigent. C'est en déposant Venloo entre les mains des Prussiens que le nœud gordien sera dénoué.

Cela est sans inconvénient, et cela nous débarrasse des exigences des puissances du Nord qui, la Prusse satisfaite, n'oseront avoir des doutes sur notre bonne foi. C'est, d'ailleurs, un hommage à la personne même du roi de Prusse dont la bienveillance est fort à soigner; car elle est une barrière et il faut la rendre insurmontable. Je vous engage à presser M. de Werther d'écrire dans ce sens-là à sa cour. De mon côté, j'exciterai M. de Bülow. Vous voyez donc qu'il doit être entendu que, même le roi de Hollande refusant, le roi des Belges doit évacuer la partie du territoire qui ne lui appartient pas. Cela mettra d'autant plus le roi de Hollande dans son tort sans nous mettre nous dans aucun danger, puisque nous devons stipuler que le roi de Prusse évacuera Venloo dès que le roi des Pays-Bas aura accédé au traité du 15 novembre.

Adieu, mille amitiés bien tendres.

TALLEYRAND.

LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU DUC DE BROGLIE[272].

Valenciennes, à onze heures du soir.
Mercredi, 9 janvier 1833.

Mon cher duc,

Je m'empresse de vous renvoyer, selon votre désir, les extraits des dépêches des 7 et 8 janvier que vous m'avez envoyés et je vous remercie bien de ceux que vous avez pris la peine de faire vous-même avec tant de clarté et de précision...

... En rapprochant toutes les circonstances, je crois que notre expédition d'Anvers produit, au dehors comme au dedans, une sensation bien plus forte que celle dont nous pouvions nous flatter. Le refus de La Haye a pour objet de ne pas avoir l'air de céder à notre force et de voir si notre désir d'éviter la guerre ne nous fera pas céder aux insinuations et aux vœux de la Prusse, et je pense par là-même, qu'à présent que nous avons fait des propositions et qu'elles sont rejetées, nous devons nous abstenir d'en faire de nouvelles et attendre que le roi de Hollande daigne nous en faire. Je ne crois pas que nous ayons longtemps à attendre; je vois d'autant moins de raison de lui en faire, qu'il n'ose pas fermer l'Escaut, et que l'opinion de son pays l'éloigne de son système de résistance. Je crois donc que c'est à notre tour à faire les renchéris. Nos deux administrations sont bien rassises en France et en Angleterre, notre union est bien resserrée par notre victoire et la loyauté de notre rentrée; ainsi, en langage de soldat, restons l'arme au bras et voyons venir...

L.-P.

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND[273].

Paris, le 16 janvier 1833.

Mon prince,

Je vous ai fait part dans ma dernière dépêche de l'impression que j'ai reçue en lisant la note hollandaise et le contre-projet qui l'accompagnait. Le roi est absent. Le président du conseil l'a suivi à l'armée. Je n'ai pu réunir encore le reste de mes collègues et m'entretenir à fond avec eux. Je suis donc hors d'état de vous transmettre, quant à présent, la pensée du cabinet. Les réflexions que je vais consigner dans cette lettre me sont personnelles et je vous les soumets simplement pour m'éclairer de vos conseils.

La réponse du roi des Pays-Bas est telle que je l'attendais. Il élude nos propositions et cherche à gagner du temps: le ton en est conciliant et le but évasif. Le résultat, si nous y déférions, serait de placer la Hollande précisément dans la position où nous voulons et où nous avons raison de vouloir placer la Belgique. Ce résultat serait de fonder un statu quo favorable à la Hollande et dans lequel le roi Guillaume s'établirait indéfiniment, sans reconnaître l'indépendance de la Belgique, négociant à perte de vue et attendant quelque chance favorable de guerre générale.

En possession de tout le territoire que le traité du 15 novembre lui assigne, percevant un péage sur l'Escaut, un péage sur la Meuse, satisfait dans sa nouvelle prétention d'un droit de transit par Sittard et Maestricht, débarrassé des intérêts de la dette belge, affranchi de nos mesures coercitives, il nous tiendrait à discrétion, gardant en réserve la question des eaux intermédiaires, celle du syndicat et celle du pilotage et du balisage comme prétexte pour chicaner et ne pas finir.

Aussi la difficulté ne me paraît pas être de savoir si ces propositions seront ou ne seront pas accueillies par nous, mais quelle conduite nous devons tenir après les avoir appréciées à leur juste valeur.

Notre premier soin doit être, ce me semble, de bien assurer notre position actuelle, de ne pas souffrir qu'il lui soit porté aucune atteinte.

Nous agissons, aux termes de la convention du 22 octobre, comme signataires et comme garants du traité du 15 novembre. Nous avons pris le parti d'exécuter ce traité par voie de coaction, attendu que les négociations qu'on avait consenti à rouvrir sur deux ou trois articles de ce traité n'avaient à ses yeux, pour but que de l'ajourner sans terme et de finir par l'anéantir. Nous avons pris ce parti parce que nous sommes convaincus de la mauvaise foi du roi des Pays-Bas. Après la prise d'Anvers nous avons consenti à mettre encore une fois sa volonté d'en finir à l'épreuve. Nous lui avons demandé une chose bien simple, de reconnaître et d'exécuter toutes les parties du traité qu'il ne conteste pas. A cette condition nous lui avons promis de renoncer aux mesures coercitives. Cette condition n'est point acceptée; nos mesures coercitives doivent continuer. Il y va de notre dignité. Il y va de toute chance de succès. Si nous nous en désistons avant que les trois quarts ou les quatre cinquièmes du traité soient exécutés, nous n'avons rien fait; nous ne tenons rien; l'expédition d'Anvers sera inutile: nous serons même dans une position plus fâcheuse qu'auparavant: car nous aurons montré le bout de nos forces et de notre résolution. Si nous nous avisions alors de menacer, on se moquerait de nous.

Un second point non moins important était l'intervention des trois puissances.

Le roi des Pays-Bas paraît répugner à traiter isolément avec l'Angleterre et la France. Il réclame le concours de la conférence tout entière. Nous n'avons aucune raison pour nous y refuser. Mais la Prusse, l'Autriche et la Russie se sont séparées de nous sur ce principe que l'emploi des moyens coercitifs leur paraissait injuste et inopportun: notre opinion n'ayant pas changé, notre conduite demeurant la même, c'est à ces puissances de se rapprocher de nous, si elles le veulent; ce n'est pas à nous, qu'elles ont dénoncés en quelque sorte à l'Europe, d'aller les chercher et de nous jeter dans leurs bras. Si le roi des Pays-Bas désire leur intervention, qu'il les ramène à nous, qu'il les réconcilie avec l'emploi des mesures coercitives auxquelles nous ne renonçons point, ou qu'il rende lui-même l'emploi des mesures coercitives inutiles en acceptant nos propositions, en exécutant de prime abord toute la partie du traité qu'il ne conteste pas.

Quant au fond même de la question, voici ce qu'il m'en semble: nos propositions avaient pour but de simplifier la difficulté, de séparer la portion non contestée du traité de la portion contestée; de mettre ainsi en évidence le peu d'importance des points en litige et, après avoir ainsi fait ressortir ce peu d'importance, d'inviter les deux parties, au nom du bon sens, à ne pas se condamner à des dépenses cent fois supérieures à la valeur des objets réclamés, à désarmer et à ne plus menacer la paix de l'Europe.

Le roi des Pays-Bas accepte l'idée d'une convention préliminaire mais il entend qu'on réintroduise dans cette convention deux ou trois des points contestés. A quoi bon dès lors une convention préalable? S'il faut négocier avec lui et avec les Belges, à quoi bon ne pas négocier tout à fait, ne pas viser du premier coup au définitif?

Il me semble que nous devons lui dire: vous ne voulez pas de la convention préliminaire, c'est-à-dire de la convention qui est toute faite d'avance, qu'on peut accepter par oui ou par non, puisqu'elle ne se compose que de points préalablement consentis de part et d'autre. Soit. Vous voulez négocier, à la bonne heure! Négocions. Mais négocions pour tout de bon; que ce qui sera convenu soit définitivement convenu, et alors apportez-nous simultanément toutes vos prétentions, réglons tout par un seul et même arrangement. N'en conservez pas en réserve pour les tirer de votre poche lorsque l'on sera sur le point de terminer et pour tout ajourner de nouveau.

Je pense que ces trois idées:

Nous voulons bien négocier, mais à la condition que les moyens coercitifs ne seront pas discontinués;

Nous voulons bien négocier de concert avec l'Autriche, la Prusse et la Russie, mais à la condition que ces trois puissances se présenteront d'elles-mêmes et ne nous demanderont pas au préalable le sacrifice des mesures coercitives.

Nous voulons bien négocier, mais négocier sur tous les points en litige simultanément et en finir une fois pour toutes. Si vous voulez la cessation des mesures coercitives, exécutez la partie du traité que vous ne contestez pas. Si vous voulez une convention partielle, que ce soit une convention qui porte uniquement sur des points déjà consentis de part et d'autre et qui ne soit pas sujette à négociation.

Il me semble, dis-je, que ces idées, exprimées dans un langage modéré, conciliatoire, mais ferme et résolu, serait de nature à ôter soit au roi des Pays-Bas, soit à ses amis, toute espérance de se jouer de nous désormais, et que la conclusion ne se ferait pas attendre; tandis qu'au contraire, si nous donnons dans le piège, si nous nous laissons entraîner à sacrifier d'abord les mesures coercitives puis à rentrer dans la voix des négociations, nous sommes certains de nous engager dans un défilé sans issue.

Il est toutefois un dernier point, qui doit, à mon avis, être tenu distinct de tous les autres.

Je veux parler de la clôture de l'Escaut. Ceci est un fait nouveau et sur lequel il importe, avant tout, de bien s'expliquer.

La libre navigation de l'Escaut n'est pas une question hollando-belge: c'est une question européenne.

Toutes les nations de l'Europe, la France et l'Angleterre en particulier, ont un intérêt direct et personnel dans cette question.

Toutes les nations d'Europe ont droit, ont un droit direct et personnel au maintien de la liberté de l'Escaut, aux termes de l'article du congrès de Vienne.

Les cinq puissances signataires du traité du 15 novembre y ont un droit spécial. Elles ont signifié par un protocole ad hoc en 1830 qu'elles prendraient pour un acte d'hostilité de la part du roi des Pays-Bas toute tentative de fermer l'Escaut, et le roi des Pays-Bas a déclaré solennellement qu'il entendait laisser l'Escaut libre et demeurer simple spectateur de ce qui s'y passerait jusqu'à la conclusion des affaires hollando-belges.

Les puissances ont donc un droit positif, non seulement à la liberté de l'Escaut, mais au maintien provisoire du statu quo et à l'absence provisoire de tout péage.

Je pense que l'Angleterre et la France doivent se refuser à toute espèce de négociations jusqu'à l'ouverture de l'Escaut. Je croirais même qu'il serait bon d'ajouter qu'en cas de refus sur ce point, elles aviseront à ce qu'elles auront à faire et de donner à entendre qu'en représailles, et considérant la clôture comme un acte d'hostilité, elles commenceront par confisquer les bâtiments saisis, sauf à employer leur produit à indemniser la Belgique, plus spécialement affectée par la clôture de l'Escaut.

Si nous ne prenons pas le soin de vider cette question avant toutes les autres, nous pouvons être sûrs qu'on nous vendra la liberté de l'Escaut au prix de quelque concession nouvelle. C'est un sujet qu'il faut, ce me semble, prendre tout de suite, de très haut.

Telles sont, mon prince, les idées qui s'offrent à mon esprit; j'attendrai pour m'y arrêter davantage que vous m'ayez fait connaître quel prix j'y dois attacher. Tout ce que je recueille de la Prusse et de l'Autriche me donne à penser que, si nous tenons bon, elles viendront à nous; mais que nous sommes arrivés à un point critique et décisif où il dépendra de notre conduite de savoir si c'est nous qui donnerons ou qui subirons la loi.

Agréez, mon prince, le témoignage de mon dévouement.

V. BROGLIE.

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND[274].

Paris, le 21 janvier 1833.

Prince, nous venons de recevoir de Constantinople des nouvelles bien importantes. Le 21 du mois dernier Ibrahim Pacha a complètement battu, auprès de Konieh, l'armée du grand-seigneur.

... Sauver la Porte et empêcher l'intervention de la Russie, c'est évidemment le double but assigné en ce moment à la politique de la France et à celle de l'Angleterre. Le concours actif et immédiat des deux gouvernements est nécessaire pour l'assurer, et je vais vous indiquer, prince, les mesures par lesquelles ce concours nous a paru devoir se réaliser.

Il serait essentiel, avant tout, que lord Ponsonby partît sur-le-champ pour Constantinople, où sa prompte arrivée proclamerait déjà la ferme intention du cabinet de Londres de ne pas rester inactif au milieu de la crise à laquelle est livré l'empire ottoman. D'accord avec l'amiral Roussin, il déclarerait à la Porte que la France et l'Angleterre prennent sur elles de garantir la conservation du trône du sultan, mais à la condition expresse que le gouvernement ottoman dont elles protégeraient ainsi l'indépendance ne la sacrifierait pas lui-même en admettant sur son territoire des forces étrangères et en leur livrant les passages du Bosphore et des Dardanelles, véritables clefs de l'empire.

En même temps, les deux cours demanderaient formellement à Méhémet-Ali d'arrêter la marche de ses troupes; elles lui offriraient d'ailleurs leur médiation pour lui faire obtenir des concessions raisonnables, mais en lui faisant comprendre que, dans le cas où il voudrait abuser de ses avantages pour détrôner le sultan ou pour lui imposer d'inadmissibles exigences, elles se verraient réduites à la nécessité de s'interposer pour empêcher des catastrophes inconciliables avec leurs intérêts.

De pareilles démonstrations suffiraient probablement pour déterminer Méhémet-Ali à se renfermer dans les limites où nous voulons que son ambition soit contenue. Il faut néanmoins prévoir le cas où elles demeureraient sans succès. Il est évident que, dans cet état de choses, notre intérêt dominant, le principe qui doit nous diriger c'est d'empêcher que la Russie n'ait aucun prétexte plausible pour occuper, à titre d'auxiliaire de la Porte, Constantinople et les deux détroits ainsi que les provinces de l'Asie-Mineure. Dès lors, prince, il peut être à propos que les cabinets de France et d'Angleterre combinent dès à présent les dispositions à prendre pour agir, s'il y a lieu, soit sur les côtes de Syrie, soit même sur celles de l'Égypte, de telle sorte que le divan de Constantinople, rassuré sur son existence par une si puissante diversion, ne soit point tenté de s'abandonner à la protection armée de la Russie.

Veuillez, prince, ne pas perdre un moment pour conférer avec lord Palmerston sur cette importante question. Vous comprendrez l'impatience avec laquelle nous attendons les déterminations du cabinet de Londres dans une circonstance où le moindre retard peut avoir les conséquences les plus fâcheuses.

Vous aurez à examiner s'il y a lieu à faire des déterminations que nous pourrons prendre, l'objet d'une communication au cabinet de Saint-Pétersbourg. Parmi les considérations qui contribueront à former à cet égard votre manière de voir, entrera sans doute celle du danger d'accroître encore la gravité des complications qui peuvent surgir de l'état de l'Orient en s'en montrant d'avance trop préoccupé.

On nous mande de Constantinople que les missions de Prusse et d'Autriche ont appuyé les offres du général Mourawieff. Il est difficile de croire que cet appui soit bien sincère de la part de l'Autriche. M. de Metternich se montre, comme on devait le prévoir, fort troublé de la possibilité d'une intervention russe dans les affaires de Turquie, et bien que, dans la situation actuelle de l'Europe, on ne puisse pas s'attendre à le voir se placer, pour l'empêcher, sur la même ligne que la France et l'Angleterre, il est très probable qu'une fois que nous serions engagés, loin de contrarier nos efforts, il les seconderait d'une manière quelconque tout en les blâmant peut-être en public. Ce ministre n'est pas homme à sacrifier à des combinaisons du moment un intérêt vital et permanent tel qu'est, pour l'Autriche, celui d'éloigner les Russes de Constantinople...

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND[275].

Paris, le 8 février 1833.

Mon prince,

Dans ma dépêche d'hier je vous ai parlé d'une conversation que j'avais eue la veille avec M. le comte Appony. En voici le détail; je crois que ce récit ne sera pas sans intérêt pour vous.

Vous n'ignorez pas qu'il y a six semaines ou environ, M. le prince de Metternich fit proposer au gouvernement anglais de terminer l'affaire de Belgique en réunissant une sorte de congrès, où toutes les questions relatives à cette affaire semblaient devoir être agitées sur nouveaux frais. La proposition était équivoque, timide; il était insinué que le congrès pourrait se tenir ailleurs qu'à Londres et le bruit a même couru en Allemagne que ce congrès devait être réuni à Aix-la-Chapelle ou à Francfort.

Quoi qu'il en soit, lord Palmerston, en réponse à cette ouverture embarrassée et peu concluante, fit une réponse très vigoureuse. Cette réponse formait une dépêche d'environ vingt minutes de lecture, dont lord Granville me donna communication. Dans cette dépêche, l'affaire de Belgique était reprise depuis les vingt-quatre articles; il était établi avec une grande rigueur de logique que toutes les questions relatives à l'affaire belge avaient été définitivement résolues par le traité du 15 novembre; que la France et l'Angleterre avaient fait accepter la solution à la Belgique; que les trois autres puissances, loin d'agir dans le même sens sur le roi de Hollande, l'avaient au contraire encouragé à la résistance par les délais apportés à leur ratification; que, si quelques points avaient depuis été remis en discussion sur la demande des trois puissances, c'était sous condition qu'aucun changement ne s'opérerait que du libre consentement des deux parties intéressées; que ce consentement n'ayant pu être obtenu après six mois de négociations nouvelles, il n'était plus resté d'autre parti que de contraindre la Hollande à force ouverte et de l'amener au même résultat où la Belgique s'était laissée conduire par la persuasion; que ce parti, l'Angleterre et la France l'avaient pris sur le refus des trois autres puissances, et que la seule chose qu'elles eussent à faire était d'y persister, à moins que le roi de Hollande, ramené à des sentiments plus raisonnables par l'expérience ou par les conseils de ses alliés, nous fît des propositions qui pussent convenir à la Belgique. Lord Palmerston concluait par le rejet de toute proposition de nouveau congrès pour régler ce qui l'était déjà et ne demandait plus qu'à être mis à exécution.

C'est cette dépêche qui est devenue l'occasion de mon entretien avec M. le comte Appony.

... Il m'a donné lecture d'une dépêche dans laquelle M. de Metternich se plaint amèrement de ne plus rien comprendre à la situation de l'affaire belge ni aux intentions de la France et de l'Angleterre; il se plaint de ne plus voir de dénouement possible et se montre disposé à tout abandonner; il se plaint surtout de l'Angleterre, de lord Palmerston, de son obstination, de sa témérité; il accuse lord Palmerston d'avoir dénaturé sa proposition. Elle n'avait pas pour but de former un nouveau congrès, mais seulement de renouer la conférence en y admettant les plénipotentiaires hollandais et belges; il n'entendait pas que la portion territoriale du traité du 15 novembre y dût être remise en question, mais seulement les points contestés par le roi de Hollande; il n'était pas dans sa pensée que le congrès se réunît ailleurs qu'à Londres, etc. Après de longues lamentations, M. de Metternich s'adresse à moi comme à un homme plus modéré, plus conciliant que lord Palmerston (et ici force compliments et cajoleries) afin de savoir ce que je pense, en réalité, de la question belge, quelles sont les intentions de l'Angleterre, et si, lorsque nous traitons ensemble, elle se conduit vis-à-vis de nous comme elle se conduit vis-à-vis de l'Autriche, répondant à ce qu'on ne lui dit pas, dénaturant la pensée qu'on lui communique et échappant à toutes les prises de l'argumentation.

A cette lecture a succédé celle d'une lettre particulière, où le même sujet se trouve traité sous la forme de la plaisanterie et où lord Palmerston est accusé de répondre blanc quand on lui dit noir, et bonjour quand on lui dit bonsoir.

J'ai écouté tout ceci très tranquillement et sans interrompre M. Appony. Quand il a eu fini, j'ai pris la parole et je lui ai d'abord fait remarquer que la proposition dont il était question dans cette dépêche ne nous avait pas été communiquée par le gouvernement autrichien. Cette remarque a fait rougir M. Appony jusqu'au blanc des yeux. J'ai poursuivi en disant que, ne sachant point dans quels termes la proposition était conçue, il m'était impossible de déterminer si lord Palmerston l'avait bien ou mal comprise, ni jusqu'à quel point il avait eu tort ou raison de la bien ou mal comprendre; que, ne pouvant juger du mérite de la demande, je ne pouvais juger davantage du mérite de la réponse et que je déclinais par conséquent toute intervention dans une controverse qui était étrangère à mon gouvernement.

—Toutefois, ai-je repris, si vous désirez savoir quelle est la pensée du gouvernement français sur la situation de l'affaire belge, et sur son avenir, je n'ai point de difficulté à vous la faire connaître et je tâcherai de vous l'expliquer assez clairement pour ne pas mériter le reproche que M. de Metternich adresse à lord Palmerston.

J'ai repris alors tout le thème de la dépêche de lord Palmerston (sans y faire d'ailleurs la moindre allusion), suivant, pied à pied, l'ordre des raisonnements, et je lui ai dit en finissant que telle était la pensée du gouvernement français, et qu'il n'y avait jamais eu sur ce point entre lui et le gouvernement anglais la moindre divergence d'opinion ni le moindre malentendu.

Je m'arrêtais de temps en temps pour demander à M. Appony si je me faisais bien comprendre, s'il avait besoin de plus d'explications, s'il y avait dans mon langage quelque chose qui ne fût pas suffisamment clair.

M. Appony, à qui la dépêche de lord Palmerston avait sans doute été communiquée, et qui me la voyait reproduire sous le nom du gouvernement français, a fort bien compris que sa tentative pour désunir les deux gouvernements, pour établir une scission entre l'un et l'autre, n'avait aucune chance de succès; il se l'est tenu pour dit.

Alors, changeant de batterie, il a dit qu'il allait me parler non plus au nom de son gouvernement, n'ayant point d'ordre à cet effet, mais en son propre nom et par forme de conversation.

—Tant que vous persévérerez, m'a-t-il dit, dans les mesures coercitives, nous ne pourrons nous réunir à vous; nous sommes trop engagés contre l'emploi de ces mesures; mais, si vous vouliez les abandonner, la conférence se reformerait d'elle-même, et, en y adjoignant, comme M. de Metternich le propose, les plénipotentiaires hollandais et belges, tout se terminerait promptement.

—Quelle garantie, lui ai-je répondu, pouvez-vous nous offrir que le roi de Hollande se montrerait plus disposé à terminer maintenant que par le passé? Renoncer aux mesures coercitives, c'est lui donner gain de cause; c'est lui dire qu'il peut résister tant qu'il voudra sans qu'il lui en arrive rien de fâcheux. Admettre son plénipotentiaire dans la conférence et en même temps celui de Belgique, c'est lui donner un avantage qu'il n'avait pas; c'est lui donner à penser que tout sera remis en discussion; c'est lui fournir le moyen de tout entraver et de mettre à chaque instant des bâtons dans les roues. Comment espérer que les choses en iront mieux et plus vite?

—Oh! mais, a repris M. Appony, si la France et l'Angleterre donnaient à l'Europe ce grand témoignage de leur désir de terminer l'affaire de Belgique, de leur amour pour la paix, alors les trois puissances seraient avec elles de tout cœur; nous vous seconderions de tous nos efforts, rien ne serait négligé par nous pour déterminer le roi de Hollande à céder.

—Eh quoi, lui ai-je dit, est-ce donc que vous n'étiez pas avec nous de tout cœur l'été dernier? Est-ce que vous ne nous secondiez pas de tous vos efforts? Est-ce que vous auriez négligé quelque chose pour décider le roi de Hollande? Est-ce que vous pourriez faire plus à l'avenir que vous n'avez fait dans le passé?

M. Appony a rougi pour la seconde fois et n'a pas répondu.

Après quelques instants de silence, voyant que la conversation allait finir, j'ai repris en lui disant:—A mon tour je ne vous parle point ici comme organe du gouvernement français; nous causons familièrement et nous discutons de simples hypothèses. Supposons que l'Angleterre et la France cèdent aux invitations des trois autres puissances (j'ai insisté sur ce mot invitation); supposons qu'elles consentent à laisser la conférence se reformer, en abandonnant les mesures coercitives, et que, l'épreuve faite, le roi de Hollande se montre tout aussi récalcitrant que par le passé, admettriez-vous alors l'emploi des mesures coercitives? Vous réuniriez-vous à nous pour en faire usage?

—Mais, m'a dit M. Appony avec quelque embarras, nous ne nous étions pas opposés aux mesures coercitives pécuniaires.

—Si fait, ai-je répondu. C'est même sur ce refus que la conférence s'est séparée. Voyez plutôt le soixante-dixième protocole. Vous y avez consenti depuis, il est vrai, mais isolément, et c'était pour prévenir le siège d'Anvers. D'ailleurs, si les mesures coercitives pécuniaires ne suffisaient pas?

—Nous avions moralement consenti aux mesures coercitives maritimes.

—Oui, mais, encore un coup, c'est lorsque vous nous avez vus décidés à prendre Anvers et pour prévenir le siège. D'ailleurs, la Russie n'a jamais consenti.

—Je crois que nous irions jusque-là.

—Si vous aviez jamais, ai-je repris en finissant, quelque proposition à me faire sur ce sujet de la part de votre gouvernement, j'y aurai réfléchi de mon côté. En ce moment, nous n'avons rien à nous dire d'officiel l'un à l'autre.

La conversation s'est terminée ainsi.

Hier, M. de Werther est venu; il m'a lu une dépêche du même style que celle de M. de Metternich, tendant au même but, mais plus courte et ne parlant pas de la proposition faite à l'Angleterre; il s'en est suivi une conversation plus courte aussi et dans laquelle j'ai reçu les mêmes insinuations officieuses; la dépêche contenait également des éloges et des cajoleries personnelles au détriment de lord Palmerston et du gouvernement anglais.

Enfin ces deux messieurs, sachant combien je suis lié avec Sainte-Aulaire qui vient d'arriver ici, l'ont pris pour leur confident, l'ont chargé de me répéter des conversations qu'ils avaient eues avec lui sur le même sujet et ont même été jusqu'à lui donner lecture des dépêches qu'ils m'avaient communiquées.

Si vous combinez ces avances avec le ton de la dépêche de Saint-Pétersbourg relative au maréchal Maison que Pozzo vous a montrée, dépêche qui répond à une communication purement officielle par des protestations d'amitié, et cela, au moment où je venais de dire à dessein à M. le comte Appony (il y a environ six semaines) que la Russie paraissait vouloir demeurer avec nous dans des relations pacifiques mais non pas amicales, voici la moralité que j'en tire:

Les trois puissances ont grand'peur de voir l'affaire belge se terminer sans leur entremise. Le printemps approche. Les croisières vont reprendre de l'activité. L'opinion s'ébranle en Hollande. Elles voudraient à tout prix rentrer dans les négociations. Elles iraient même jusqu'à approuver dans l'avenir l'emploi des mesures coercitives; mais quant aux mesures coercitives actuelles, leur amour-propre est engagé, leur désapprobation a été trop éclatante pour qu'elles puissent reculer; il leur faut quelque expédient qui sauve le point d'honneur.

D'un autre côté, le roi de Hollande, qui connaît cette situation, l'exploite en se refusant à traiter définitivement, sans le concours des cinq puissances.

Si nous pouvions, sans perdre notre position actuelle, sans nous remettre à la discrétion des trois puissances, leur offrir un moyen de se rallier à nous qui leur évitât l'humiliation de se contredire et qui les enlevât au roi de Hollande et les mît de notre côté, peut-être serait-ce bien fait d'y réfléchir.

Voici à peu près comment je conçois la chose:

La conférence n'existe plus, mais les éléments de la conférence existent à Londres; les plénipotentiaires des cinq puissances s'y trouvent encore, s'y voient journellement.

Qui empêcherait de pressentir à la fois dans des conversations particulières MM. de Bülow, de Wessenberg, de Lieven et M. Van de Weyer sur la solution raisonnable à donner aux trois ou quatre questions en litige?

Quand on serait tombé d'accord, ou à peu près, lord Palmerston ferait ce qu'il a fait au mois d'août dernier, il rédigerait un plan et des articles qui seraient communiqués officieusement aux personnes qui auraient été sondées d'avance.

Si le plan était agréé, en secret, la France et l'Angleterre rédigeraient une convention soi-disant préliminaire mais dans laquelle toutes les difficultés seraient résolues, et dont un article spécial indiquerait seulement que ladite convention préliminaire, agréée par la Hollande et la Belgique, par la France et l'Angleterre, serait convertie en traité définitif par l'approbation et la signature des plénipotentiaires russe, autrichien et prussien, et substituée alors au traité du 15 novembre.

Il faudrait, dans la rédaction des articles, se rapprocher autant que possible du projet prussien afin d'y intéresser M. de Bülow.

La convention, une fois rédigée, serait envoyée officiellement à Bruxelles et à La Haye, et serait en même temps communiquée officiellement aux plénipotentiaires des trois puissances comme l'a été la convention du 22 octobre.

Les trois puissances appuieraient à La Haye par leurs ministres la proposition anglo-française, se déclareraient prêtes à la convertir en traité définitif et avertiraient le roi de Hollande que s'il persiste à rejeter des dispositions si raisonnables, elles vont se réunir à la France et à l'Angleterre et reformer la conférence pour aviser aux moyens de le réduire.

Par là les trois puissances rentreraient dans la négociation sans se démentir trop ouvertement; leur bonne volonté actuelle pourrait être mise à profit sans que nos mesures coercitives discontinuassent et le roi de Hollande serait pris à son propre piège.

Je vous soumets ces idées, mon prince, sans y attacher d'autre importance que de m'éclaircir de vos lumières. Vous êtes sur les lieux; vous n'y seriez pas que vous en sauriez cent fois plus que moi. Je remets toute la conduite de cette affaire à votre prudence et vous prie d'excuser ce long bavardage.

Veuillez agréer le témoignage de mon dévouement.

V. BROGLIE.

MADAME ADÉLAÏDE AU PRINCE DE TALLEYRAND[276].

Tuileries, le 13 février 1833.

... J'ai fait part à notre cher roi de ce que vous me mandez relativement au Portugal et a la reine doña Maria: je vous dirai très sincèrement que nous n'avons jamais désiré cette situation délicate pour notre cher Nemours, ni aucun de nos enfants. Je suis persuadée qu'ils seront beaucoup plus heureux restant en France ce qu'ils sont. Ainsi à cet égard nos vues ne pourront jamais porter ombrage au gouvernement anglais. Le jamais m'afflige, non pour la chose en elle-même, mais pour le sentiment que cela prouve de préjugé et d'éloignement, de défiance qui malgré tout existe encore contre nous, ce que je regarde comme malheureux dans les intérêts des deux pays; mais, quant à cette affaire de Portugal, je vous le répète, nous ne le pensons ni ne le désirons pour aucun de nos enfants. Mais, en même temps, il me semble qu'il ne serait pas dans nos intérêts que ce fût un archiduc, et que l'Autriche acquît par cet arrangement une influence sur l'Espagne dans le même genre que celle qu'elle n'a déjà que trop grande sur l'Italie. Je vous soumets cette idée, en vous engageant à songer à un autre choix et à m'écrire quel est votre avis sur le prince qu'il serait le plus désirable de voir là et que nous ferions bien de soutenir. Je penserais peut-être à un prince de Naples. Pour moi, je vous avoue que je crois que cela vaudrait beaucoup mieux qu'un Autrichien qu'il faut surtout éviter...

LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND[277].

Stanhope-Street, le 16 avril 1833.

Mon cher prince,

Voici la note que M. Dedel vient de me remettre. Elle est, comme je lui ai remarqué, une très mince affaire après tant de réflexion.

Quant à la nouvelle rédaction pour l'armistice, elle a le mérite d'être incompréhensible, ou plutôt, elle est à double sens; car nous avons toujours soutenu qu'avant novembre dernier il y avait suspension d'armes sans terme, tandis que de l'autre côté le roi des Pays-Bas déclarait toujours qu'il était libre de recommencer les hostilités à tout instant.

En ceci la note ne nous avance pas.

Rien n'y est dit de la neutralité, et il y a ceci à remarquer qu'un armistice est bilatéral, et que si les Hollandais provoquaient les Belges à quelque petite agression sur les frontières ou s'ils alléguaient quelque infraction de la part des Belges, ils pourraient dire que l'armistice était rompu. Mais un engagement de la part de la Hollande de respecter la neutralité de la Belgique serait un lien dont la Hollande n'échapperait pas si facilement.

Rien n'est dit dans cette note de l'ouverture des communications commerciales par la ville de Maestricht, niais je m'imagine que, lorsqu'on ouvre la rivière on ne continuerait pas à fermer les rues.

Vous savez naturellement que le prince de Metternich propose un arrangement qui serait excellent si la Hollande voulait l'adopter. C'est-à-dire une convention entre nous deux et la Hollande, par laquelle l'embargo serait levé, armistice indéfini conclu, Escaut mis sur le pied de novembre dernier et Meuse ouverte; en même temps un traité serait signé entre les cinq puissances et la Hollande, par lequel cette dernière accepterait finalement les vingt et un articles sur lesquels les réserves ne portent pas; les trois autres articles formeraient le sujet de négociations immédiates.

Quant à moi, je ne vois que du bon dans cette proposition.

Mais il faut voir si elle nous arrivera de Berlin telle qu'elle est partie de Vienne...

MADAME ADÉLAÏDE AU PRINCE DE TALLEYRAND[278].

Neuilly, le 20 juillet 1833.

... Je viens vous remercier de votre empressement à nous donner les nouvelles de la conférence si intéressante pour nous. Je dois vous dire que notre cher roi regrette beaucoup, surtout étant soutenu par l'Angleterre, que vous n'ayez pas insisté davantage pour obtenir que les vingt et un articles adoptés et ratifiés par les cinq puissances ne soient pas remis en discussion.—Il croyait que la conférence le déclarerait de prime abord aux plénipotentiaires hollandais, et qu'elle ne s'occuperait que des trois articles réservés. Il voit avec étonnement qu'au lieu de cela, on va seulement parafer ceux des vingt et un articles qui s'accordent avec le projet hollandais et que les autres seront remis en discussion, ce qui paraît être en contradiction directe avec les engagements que les cinq puissances ont contractés avec la Belgique par un traité qu'elles ont formellement ratifié; et tellement, que, pour sa part, il ne sait pas comment il pourrait ratifier un acte qui serait entaché de cette contradiction. Je me hâte de vous en faire part, parce que je suis sûre que ces réflexions de notre cher roi vous frapperont, et qu'avec votre talent et votre zèle vous trouverez moyen de remédier à ce premier début fâcheux, et qui nous tourmente beaucoup...

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND[279].

Paris, le 1er août 1833.

Prince, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous les numéros 146 et 147. Les informations que j'y ai trouvées sur la marche et l'esprit de la négociation m'ont vivement intéressé.

Un courrier de l'amiral Roussin nous a appris le départ des forces russes; cette heureuse nouvelle nous eût causé une satisfaction plus complète si elle ne nous fût arrivée avec la confirmation à peu près positive d'un autre fait dont jusqu'à présent nous avions aimé à douter, la conclusion d'une alliance défensive entre la Porte et la Russie. Je vous envoie le texte de ce traité tel que le drogman de notre ambassadeur a pu l'écrire à la hâte sous la dictée du Reiss-Effendi.

Nous ignorons encore ici si cette alliance doit être rendue publique. Il serait sans doute peu raisonnable, avant de connaître toutes les circonstances d'un pareil événement, de vouloir arrêter des déterminations sur ce que nous pourrons avoir à faire pour obvier à ses conséquences: mais je crois que la France et l'Angleterre ne pourront se dispenser de demander à la Porte des explications sur le motif et le but d'un acte aussi inattendu et aussi grave, d'un acte qui, ne pouvant s'expliquer de sa part par le besoin de trouver un appui contre des ennemis extérieurs, alors que toutes les puissances sont d'accord pour la protéger, semble avoir pour résultat de préparer l'intervention d'un gouvernement étranger dans les troubles intérieurs de l'empire ottoman; d'un acte, enfin, qui peut être envisagé comme changeant les principes admis jusqu'à présent par rapport à la navigation du Bosphore, comme créant, à cet égard, en faveur de la Russie un privilège que les autres cours ne sauraient jamais reconnaître. Une demande d'explications ainsi motivée serait une protestation véritable, et je n'ai pas besoin d'en faire ressortir les avantages.

Veuillez en parler à lord Palmerston...

LE DUC DE BROGLIE A M. BRESSON.[280]

Paris, le 13 août 1833.

Monsieur, lorsque vous recevrez cette dépêche, vous connaîtrez déjà les événements qui viennent d'éclater en Suisse. Tout y paraissait tendre à un rapprochement entre les partis qui divisent depuis trois ans la confédération helvétique. Celui qui appelle de ses vœux la revision du pacte fédéral et qui a décrété l'émancipation de la campagne de Bâle et des districts extérieurs de Schwytz avait déjà fait de nombreuses concessions et se montrait disposé à en faire de nouvelles. Les opinions extrêmes avaient perdu tout crédit dans la diète de Zurich, soumise à l'influence exclusive des hommes modérés et conciliants. L'assemblée de Sarnen, de son côté, semblait, depuis peu, animée d'un esprit de paix et de sagesse; des conférences allaient s'ouvrir sur quelques-uns des points litigieux[281].

Malheureusement, ces dispositions si satisfaisantes n'étaient sincères que d'un seul côté. Les faits n'ont pas tardé à prouver que l'attitude adoptée en dernier lieu par les cantons dont les délégués siègent à Sarnen n'était, au moins dans la pensée de quelques-uns de leurs meneurs, qu'un moyen d'endormir des adversaires trop confiants, et les attaques tentées si inopinément à Kussnacht et dans la campagne de Bâle ont révélé des projets que des hommes loyaux et amis de leur pays étaient loin de soupçonner.

Dans ces circonstances, la diète a agi avec autant d'énergie que de prudence. En étouffant dans son principe cet essai de guerre civile, elle s'est donné le temps d'aviser et de pourvoir aux moyens d'écarter par des mesures complètes les dangers qu'a signalés cette explosion imprévue. La tâche qui lui reste à remplir est sans doute difficile; pour ne pas manquer à ses devoirs, elle a besoin d'allier à une sage vigueur une prudente circonspection. En même temps qu'elle travaillera à rendre désormais impossible les agressions d'un parti aveugle, elle devra contenir les passions du parti opposé, dont les derniers événements ont réveillé l'ardeur auparavant bien calmée. Elle devra comprimer les désorganisateurs, les novateurs systématiques naguère si découragés et auxquels ce qui vient de se passer a rendu quelques chances; une telle tâche, je le répète, est bien délicate: néanmoins, l'exemple du passé nous donne la ferme espérance, qu'appuyée sur le bon sens des Suisses, la diète saura triompher de ces obstacles.

Mais on devrait peut-être les considérer comme insurmontables si les craintes d'une intervention étrangère venaient agiter les esprits, blesser les susceptibilités nationales, inspirer aux uns, avec de funestes inquiétudes, l'irritation et l'exagération qui en est la suite, et animer les autres d'espérances aussi dangereuses que mal fondées. Sans doute, une pareille intervention est aujourd'hui impossible. Pour en être convaincu, il suffit de penser à la situation de l'Europe. Néanmoins, comme les suppositions les plus déraisonnables sont souvent les mieux accueillies dans les temps de parti, comme elles ne trouvent que trop d'échos dans les hommes de désordre, qui s'en servent pour agiter les masses, le gouvernement du roi a pensé que le moyen le plus efficace de contribuer à la tranquillité de la confédération helvétique, c'était de bien constater, par son langage et par son attitude, le principe dont il est résolu à ne pas se départir à l'égard de ce pays: ce principe, c'est qu'aux Suisses seuls il appartient de terminer les différends auxquels ils sont seuls directement intéressés, et qu'une ingérence étrangère, quelle qu'elle fût, rendrait presque insolubles en en faisant sans nécessité des questions européennes.

Les cabinets de Vienne et de Berlin sont trop éclairés pour ne pas partager au fond notre manière de voir sur l'impossibilité d'une intervention; mais je crois qu'ils ne comprennent pas assez la nécessité de dissiper les craintes et les espérances qu'on peut concevoir en Suisse à ce sujet; je soupçonne même que, trompés par des rapports inexacts, ils se font illusion sur la possibilité de modérer, de contenir les novateurs en prenant à leur égard le ton d'une menace vague et ambiguë: du moins n'est-ce que par cette conjoncture que je puis m'expliquer les propos, les démarches et l'agitation continuelle des envoyés d'Autriche et de Prusse. Ce serait une erreur bien dangereuse; ce serait un moyen presque infaillible d'ôter tout crédit aux partisans des mesures modérées, qu'on accuserait de céder à des injonctions étrangères ou de les forcer, pour éviter cette imputation, à se joindre aux opinions extrêmes qu'ils ont pu dominer jusqu'à présent.

Ne négligez rien, monsieur, pour faire ressortir aux yeux de M. Ancillon l'évidence des considérations que je viens de vous développer. Pressez-le de faire parvenir tant à l'envoyé prussien qu'aux autorités de Neufchâtel des instructions conformes à l'esprit de sagesse et de prudence que réclament les circonstances. J'écris dans le même sens à M. de Rumigny et nous aimons à penser que c'est dans cette ligne que marcheront désormais les représentants des grandes puissances auprès de la confédération helvétique.

Nous n'avons pas appris sans surprise que M. de Bombelles[282] répandait le bruit d'un entretien dans lequel j'aurais exprimé à l'ambassadeur ou au chargé d'Autriche une opinion absolument conforme à celle de son gouvernement sur le danger d'apporter la moindre modification au pacte fédéral de 1815. Cette assertion était trop inexacte, elle pouvait avoir de trop graves conséquences pour que je n'aie pas dû charger M. de Rumigny de la rectifier; mais j'eusse souhaité, dans l'intérêt général, qu'on ne nous eût pas contraints à constater le dissentiment qui existe entre les grandes puissances sur une question aussi majeure.

M. BRESSON AU DUC DE BROGLIE[283].

Berlin, le 17 décembre 1833.

Monsieur le duc,

Je vous remercie de m'avoir rendu l'organe d'une politique si nette, si loyale et si nationale. M. Ancillon ne peut plus se faire illusion sur les misérables manœuvres employées pour l'abuser. Il regrette, j'en suis sûr, ses premières insinuations. Je n'ai pas voulu le forcer dans ses derniers retranchements, et j'ai accepté ses explications pour mettre fin à un débat pénible. Je lui ai lu la lettre particulière que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Il n'a pas osé éclater contre M. de Metternich, mais il contenait à grand'peine l'expression de son indignation. S'il manque lui-même de franchise et s'il revient souvent sur ses paroles et ses promesses, ce n'est point par duplicité, c'est par faiblesse. Il est incapable d'une action double préméditée. Je ne sais ce que l'on doit le plus admirer, de la perfidie ou de la maladresse de M. de Metternich. Il est impossible de tomber plus à plat dans son propre piège, j'aurai soin que tout ceci ne soit ni perdu ni oublié à Berlin.

M. Ancillon s'est dit que, pour ne pas augmenter les inconvénients de la démarche à laquelle il a si imprudemment associé son gouvernement, il devait paraître conséquent avec lui-même et ne pas la désavouer. On lui souffle probablement ce rôle de Vienne et de Pétersbourg. Mais les entours du roi, que votre énergie a intimidés, prodiguent des explications et des excuses qui équivalent à un désaveu. Ce bon prince Wittgenstein, surtout, en est amusant: il m'est si facile de l'inquiéter que je mets mes soins maintenant à le rassurer. Il disait à lord Minto: «Mais comment donc penserions-nous à la guerre? Il faudrait que le roi se mît à la tête de l'armée, et voyez comme cela dérangerait toutes ses habitudes!» Tout cet entourage se compose d'excellentes gens, très pacifiques assurément, qui ne demandent qu'à finir leurs jours dans le calme. De flagrantes provocations les mettraient seules en mouvement. Après le roi ce sera autre chose, et personne ne peut prononcer avec sûreté de jugement sur le prince royal. Mais Dieu merci! nous sommes loin de là. Le père pourrait bien survivre au fils. L'on ne s'en plaindrait pas en Prusse...

Daignez...

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND[284].

Paris, le 2 janvier 1834.

Prince,

... M. de Bacourt m'avait signalé, il y a quelque temps, des tentatives de rapprochement qui auraient eu lieu entre l'Autriche et l'Angleterre au sujet des affaires d'Orient et j'avais appelé sur ce point l'attention de M. de Sainte-Aulaire. Cet ambassadeur a cru de son côté remarquer des communications plus fréquentes et plus intimes qu'à l'ordinaire entre M. de Metternich et M. Frédéric Lamb, surtout après l'arrivée d'un courrier que ce dernier a reçu dans la journée du 20 décembre. Le chancelier d'Autriche, sans entrer avec M. de Sainte-Aulaire dans de plus amples explications, lui a exprimé la satisfaction la plus vive des nouvelles apportées par ce courrier; il lui a dit que, grâce aux efforts du gouvernement français pour calmer l'Angleterre, le cabinet de Londres envisageait aujourd'hui la question d'Orient du même œil que ceux de Vienne et de Paris. Sir Frédéric Lamb paraît avoir tenu à M. de Sainte-Aulaire un langage à peu près semblable. Tout cela est fort peu clair et, tout en croyant qu'il entre dans la politique de M. de Metternich de jeter de l'incertitude dans nos dispositions en nous donnant à entendre qu'il s'entend d'une manière intime avec le gouvernement britannique, je désirerais qu'il vous fût possible de nous donner quelques informations sur ce qu'il peut y avoir de fondé dans ces apparences de rapprochement. Je n'ai pas besoin de vous dire que, loin de nous affliger d'une combinaison qui associerait l'Autriche à un système de garantie contre les projets ambitieux du gouvernement russe, nous ne pourrions, dans les circonstances actuelles, qu'y trouver un motif de satisfaction.

LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND[285].

Paris, le 27 mars 1834.

Prince, je vous ai fait connaître la résolution qu'avait prise le gouvernement espagnol d'envoyer une armée en Portugal dans l'unique objet d'y disperser les partisans de don Carlos. M. Villiers, secondé à cet égard par M. de Rayneval, dont il avait réclamé l'appui s'est vainement efforcé de décider M. Martinez de la Rosa à donner à cette expédition un but plus général en la dirigeant également contre dom Miguel et don Carlos. Le ministre espagnol s'y est refusé, ne voulant pas, a-t-il dit, créer sans une nécessité absolue des obstacles nouveaux au faible corps de troupes qui va passer la frontière des deux royaumes. Nous avons lieu de croire, et c'est aussi l'opinion de M. Villiers, que la crainte de mécontenter les puissances du Nord est entrée pour beaucoup dans la détermination de M. Martinez.

Il est d'ailleurs aisé de prévoir que les troupes espagnoles, une fois arrivées en Portugal pourront se trouver entraînées par la force des choses à faire cause commune avec les pédristes. Cette considération n'a pas échappé au cabinet de Madrid. Aussi, tandis que M. Martinez de la Rosa, pour se maintenir sur le terrain où il avait cru devoir se placer, se refusait à toutes les ouvertures de M. Sarmento, envoyé de dom Pedro, son collègue, le ministre de la guerre, discutait avec ce dernier un plan d'émigration combiné, sans en avoir l'apparence et qui, en même temps qu'il doit faciliter les mouvements des Espagnols, placera dom Miguel, à l'égard des forces de son frère, dans une situation embarrassante et dangereuse.

Si les Espagnols se sont décidés à une entreprise dont les conséquences avaient longtemps semblé les effrayer, c'est parce qu'ils ont désespéré de vaincre la répugnance de l'Angleterre à intervenir matériellement en Portugal. Cependant, les nouvelles que nous recevons de Lisbonne pourraient nous faire croire que cette répugnance n'est plus aussi absolue.

Lord Howard, après avoir reçu de Londres des pouvoirs plus étendus que ceux dont lord W. Russell était investi, a rédigé un projet de convention destiné à pacifier le Portugal, et qu'il a envoyé à lord Palmerston après l'avoir communiqué à M. Mortier aussi bien qu'au ministre de dom Pedro, qui s'en est montré satisfait. En voici les principales clauses:

Le gouvernement de la reine accorderait une amnistie entière à tous ceux de ses adversaires qui lui prêteraient serment dans un temps prescrit. Ceux qui s'y refuseraient pourraient quitter le Portugal et vendre leurs biens.

Les grades des officiers miguélistes leur seraient assurés avec une demi-solde.

Dom Miguel conserverait sa fortune personnelle et même son apanage ou en recevrait l'équivalent. Des bâtiments portugais, français et anglais seraient mis à sa disposition pour le transporter hors du pays.

Toutes les contestations qui s'élèveraient sur le sens des stipulations de ce traité seraient jugées par une commission composée des ministres de France et d'Angleterre et du chargé d'affaires de Suède.

Enfin, si dom Miguel refusait ces conditions, le gouvernement anglais mettrait à la disposition de la reine doña Maria des troupes de débarquement et des bâtiments de guerre pour faire cesser les hostilités.

Je dois remarquer que, dans la communication faite par lord Howard au cabinet de Lisbonne, il n'a nullement été question de cette dernière clause et que probablement même ce n'est que par inadvertance que l'envoyé d'Angleterre l'a fait connaître à M. Mortier. Vous en conclurez sans doute, prince, que, dans vos entretiens avec lord Palmerston, il sera bon d'éviter d'en faire mention.

Ce que nous ne savons pas et ce qu'il importerait de savoir, c'est jusqu'à quel point les idées émises par lord Howard lui sont particulières ou se rattachent aux directions qu'il a pu recevoir. Je désirerais qu'il vous fût possible de nous fournir à cet égard quelques explications. Les intérêts de la France et ceux de l'Angleterre sont identiques dans la double lutte qui ensanglante en ce moment la péninsule. Une saine politique prescrit donc aux deux gouvernements d'y concerter leur action, et, pour ce qui nous regarde, nous sommes disposés à seconder de tous nos moyens le plan adopté par le cabinet de Londres pour la pacification du Portugal, dès que ce cabinet nous en aura fait part.

FIN DE L'APPENDICE.

DE M. LE DUC DE CHOISEUL

Commencé à Bourbon-l'Archambauld en 1811, et fini à Châteauneuf, près de Saint-Germain, chez madame la Duchesse de Courlande en 1816.

DE M. LE DUC DE CHOISEUL[286]

M. le duc de Choiseul avait de l'esprit naturel, peu d'instruction, beaucoup d'assurance; un beau nom avec un léger vernis d'étranger qui le classait également parmi les grands seigneurs de France et d'Allemagne. La branche de la maison de Choiseul à laquelle il appartenait était au service des ducs de Lorraine. Le comte de Stainville, son père, était grand chambellan de François, dernier duc de Lorraine, devenu grand-duc de Toscane, et ensuite empereur d'Allemagne par son mariage avec Marie-Thérèse. C'était une chose assez singulière en 1757, que de voir M. le comte de Stainville, le père, chevalier de la Toison d'Or et ministre de l'empereur à Paris, et le comte de Stainville, son fils, chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, ambassadeur de France à Vienne, à la cour de ce même empereur. A cette même époque, les deux autres fils du comte de Stainville étaient aussi, l'un abbé commandataire en France et prieur de Reuil, et l'autre major dans un régiment de Croates au fond de la Hongrie.

Le traité de 1736[287] ayant incorporé la Lorraine à la France, la maison de Choiseul avait dû rentrer au berceau de ses pères. Le jeune comte de Stainville débuta par une sous-lieutenance au régiment du Roi, et bientôt après, obtint le régiment de Navarre. Il fit bien la guerre comme colonel, mais il parut d'une manière encore plus brillante dans la société. Ses premiers succès y eurent beaucoup d'éclat. M. de Stainville fut l'amant et l'amant éperdument aimé de madame de Gontaut[288], fille aînée de M. Crozat-Duchâtel[289], lieutenant général, cordon rouge, sous lequel il avait servi dans la guerre de 1740. Madame Duchâtel, née Gouffier, réunissait tous les soirs dans sa maison quelques personnes d'un esprit distingué, telles que madame du Deffant[290], Pont de Veyle[291], le chevalier de Curten[292], et M. de Stainville, quoique distrait par bon nombre d'infidélités qu'il faisait à madame de Gontaut, ne manquait guère d'y venir quelques moments. L'exactitude d'un peu de soins était un de ses principes. M. de Gontaut, l'un des favoris de Louis XV, d'un caractère gai et facile, avec assez peu d'esprit, tel qu'il fallait être dans la société de madame de Pompadour, l'avait pris dans la plus grande amitié, mais n'avait pu encore le faire pénétrer dans cet intérieur suprême, où l'on avait de son caractère une opinion peu avantageuse. Il circulait autour de madame de Pompadour que M. de Stainville avait été un des principaux modèles que Gresset[293] avait pris pour la comédie du Méchant. Cela, quelques bons mots, une ambition assez annoncée, le faisaient passer pour un homme dangereux, et probablement, il aurait été retardé dans sa brillante carrière, si une circonstance qui aurait dû accroître l'inquiétude que donnait son approche, n'eût servi au contraire à le mettre hors de ligne. Le roi témoigna quelque goût pour une très belle personne que le comte de Choiseul-Beaupré[294], menin de M. le Dauphin, venait d'épouser; madame de Pompadour en montrait de la jalousie. Il se formait déjà à Versailles une espèce de parti qui favorisait cette intrigue; et M. de Stainville, assez maltraité par madame de Pompadour, et parent de madame de Choiseul, se trouvait naturellement rangé du côté de la prétendante. On a supposé que lui ayant fait sa cour, et n'ayant pas reconnu à son esprit assez d'habileté pour le rôle qu'il voulait lui faire jouer, il l'avait sacrifiée, et avait envoyé à madame de Pompadour, par l'entremise de M. de Gontaut, pour être montrées au roi, les lettres que dans un premier moment de passion, elle lui avait écrites. Et comme madame de Choiseul périt, peu de temps après, de la manière la plus inattendue, on a prétendu, aussi, qu'il n'avait pas été étranger à sa mort. Ce n'est pas le seul soupçon de ce genre qu'on ait osé former sur M. de Stainville. Quelque persuadé que je sois qu'aucun n'ait été fondé, j'éprouve une sorte d'embarras de ne pouvoir tirer mes motifs de conviction de la moralité de sa vie, et d'être obligé d'aller les chercher dans la légèreté de son caractère. Madame de Pompadour, tranquillisée, chercha à se faire de nouvelles créatures, et passa, immédiatement, trop vite peut-être, pour la réputation de M. de Stainville, de l'éloignement le plus marqué pour lui, à un intérêt dont elle ne tarda pas à lui donner des preuves. Dans ces circonstances, Madame de Gontaut tomba gravement malade, et sur son lit de mort, elle supplia sa jeune sœur, qui n'avait que quatorze ans, d'épouser M. de Stainville, voulant emporter, en mourant, la satisfaction d'avoir assuré la fortune de son amant, et aussi, ce que l'exaltation de sa tête lui présentait comme le bonheur de sa sœur. Une espèce d'enchantement que M. de Stainville avait répandu sur toute cette famille, décida bientôt la mère ainsi que la fille, de sorte que devenu presque immédiatement maître d'une fortune de cent vingt mille livres de rente, il n'eut plus qu'à s'occuper des moyens d'entrer dans une carrière dans laquelle sa naissance, son esprit, son activité et la médiocrité de ceux qui y occupaient les premières places, permettaient de lui donner bien des avantages. Ses vues se portèrent sur l'ambassade de Rome. Quelques flatteries adressées à M. Rouillé[295], ministre des affaires étrangères, l'appui de son beau-frère, M. de Gontaut, le retour vers lui de madame de Pompadour, un peu même de cette répugnance que le roi lui conservait encore, tout concourut à lui faire obtenir ce brillant éloignement; et il partit pour remplacer M. de Nivernais. La magnificence de son début, à Rome, effaça tous les ambassadeurs qui l'avaient précédé; le luxe prodigieux de l'entrée qu'il y fit, l'éclat de sa maison, le choix de ses sociétés particulières, l'eurent bientôt rendu maître de toutes les nominations ecclésiastiques; il sut gagner l'amitié de Benoit XIV[296] qui ne l'appelait que son cher fils, et qui jamais ne put lui refuser rien dans les entretiens fréquents et tout à fait familiers qu'il avait avec lui. C'est à cette époque que M. de Stainville reçut les premières impressions, qui ont concouru depuis à la destruction de l'ordre des jésuites. La faveur dont il jouissait auprès du Saint-Père le mit en confidence avec les principaux personnages de cet ordre, et l'un des assesseurs du Général eut l'imprudence de lui ouvrir le registre secret dans lequel la Société inscrivait tous les noms de ses élèves, avec des notes sur le caractère et les sentiments que leur jeunesse avait pu faire connaître, et il y lut, à son article, que l'on devait, s'il arrivait à des places importantes, le tenir pour un homme qui n'aimait et qui n'aimerait jamais la Société[297].

Le rapprochement de M. de Stainville avec madame de Pompadour n'était pas tel, qu'il n'y eût dans la même route que celle où il se trouvait, un homme plus avancé que lui. L'abbé de Bernis[298], favori plus ancien et plus intime, traçait assez ennuyeusement dans l'ambassade de Venise, les degrés de sa future élévation.

M. de Stainville ne manqua pas de profiter de la connexion de leurs affaires respectives, de quelques querelles que la république de Venise avait alors avec le Saint Père, pour établir entre eux une correspondance qui ne tarda pas à former une espèce d'intimité, en sorte que l'abbé de Bernis, de retour en France, pour être le plénipotentiaire ostensible du fameux traité de 1756, et entrer ensuite au conseil, en qualité de ministre, attendant la prochaine retraite de M. Rouillé, regardait M. de Slainville comme un des futurs collaborateurs du grand et brusque changement qui allait s'opérer dans la balance politique de l'Europe.

De son côté, M. de Stainville, qui commençait à en avoir assez des négociations ecclésiastiques, dévoré du désir de passer sur le théâtre des grandes affaires qui se préparaient, entretenant une correspondance régulière avec madame de Pompadour, soignant toutes les commissions de curiosités ou autres, que l'Italie pouvait lui présenter pour la favorite, obtint par elle, à la fin de 1756, un congé qui lui permit de reparaître à Versailles.

Dans l'hiver qui suivit, de grands changements se firent dans le ministère[299]; il est hors de mon sujet de m'y arrêter; mais je ne saurais, en passant, m'empêcher de dire que la destitution de M. d'Argenson[300] et celle de M. de Machault[301] ont eu une influence bien funeste sur les événements de la guerre qui commença en 1757. L'abbé de Bernis était alors nommé à l'ambassade de Vienne, faveur qui avait été la suite naturelle du traité qu'il avait signé avec M. de Stahremberg[302]; et comme l'impératrice Marie-Thérèse pressait vivement pour l'arrivée du ministre de France, et que le bon M. Rouillé se défendait encore un peu dans sa place, l'abbé de Bernis, pour ne quitter ni le terrain, ni la carrière, se fit nommer à l'ambassade de Madrid, où il n'y avait pas d'affaires pressantes à traiter; et M. de Stainville fut destiné à se rendre immédiatement à Vienne, à sa place. Ses préparatifs furent prompts; tout le faste de sa représentation y passa de Rome directement, et lui-même s'y rendit dans les premiers jours d'août. Il trouva la cour impériale, naguère si désolée, toute remplie des espérances que lui donnait la victoire de Kollin[303], remportée par le maréchal Daun[304], dont l'effet avait été la levée du siège de Prague; et celle de Hastenbeck[305] que le maréchal d'Estrées[306] venait de remporter sur le duc de Cumberland[307]. Deux mois plus tard, M. de Stainville aurait trouvé dans le cabinet de Vienne les formes de la plus grande déférence; mais à cette époque, ce cabinet avait pris une habitude hautaine. L'ambassadeur du France fut, néanmoins, très bien traité par l'impératrice, et accueilli d'une manière particulière par le bon empereur François Ier qui voyait en lui un Lorrain, et le fils de son ministre actuel à la cour de France. Mais, M. le comte de Kaunitz[308] le reçut avec plus de froideur. La dignité qu'il affecta de marquer dans les premières entrevues, présagea à M. de Stainville qu'il serait loin de trouver en lui le secrétaire d'État de la cour papale. Les médiocres conséquences de la bataille de Hastenbeck, comparées avec quelques succès qui suivirent la grande affaire de Kollin, et la levée du siège de Prague qui rendit disponible quarante mille hommes enfermés dans cette ville avec le prince Charles[309], donnaient au ministre autrichien, un ton et des formes très déplaisants pour l'ambassadeur de France. Mais le mois de novembre arrivé, toutes les fiertés furent confondues par les deux batailles que le roi de Prusse gagna en personne à cinq jours l'une de l'autre; à Rosbach[310], contre les Français, et sous les murs de Breslau[311], contre les Autrichiens. L'armée française et l'armée autrichienne furent si complètement battues qu'on ne sut plus lequel des deux alliés devait être le plus humilié. Alors les reproches d'ineptie se multiplièrent de part et d'autre. M. de Stainville, naturellement moqueur, tombait impitoyablement sur le maréchal Daun; et M. de Kaunitz n'épargnait pas davantage les généraux français. Le chevalier de Curten, ancien lieutenant général se trouvait à Vienne, où il était arrivé en même temps que M. de Stainville; il avait une commission militaire dont l'objet était la reprise de l'électorat de Saxe, que devait faire l'armée de Soubise, conjointement avec celle de l'empire commandée par le prince de Hildburghausen[312]. Le chevalier de Curten passait pour un excellent officier, et était certainement un des hommes les plus aimables et les plus piquants de son temps. Sa mission qui était d'un ordre inférieur se trouvait terminée par les grands faits de guerre qui venaient d'avoir lieu, mais il en avait peu de souci. Il demandait sans cesse ce que l'armée de l'empire était devenue, à quoi on lui répondait par semblable question sur l'armée de Soubise. En sorte qu'au milieu de tous ces désastres, qui devaient se terminer par quelque modification dans l'influence germanique, ou par la cession de quelques provinces, mais point encore par l'abdication de quelque tête couronnée, ou par la destruction d'un royaume ou d'un empire[313], on put passer à Vienne un hiver assez supportable. Lorsque les plaintes de M. de Kaunitz devenaient un peu plus fortes, M. de Stainville lui dépêchait le comte de Montazet, qui, avec les formes embarrassantes du plus grand zèle, prenait les renseignements les plus minutieux sur la grande armée autrichienne, et montrait un empressement excessif à la rejoindre, étant destiné, disait-il, à avoir l'honneur d'y servir.

On faisait de toutes parts de nouvelles levées pour la composer; et M. de Kaunitz, tout en critiquant le pauvre maréchal Daun, que l'impératrice soutenait à cause de madame de Daun, sa favorite, élevait secrètement à la fortune un homme modeste que le hasard lui avait fait rencontrer, et qui, par la levée du siège d'Olmütz[314], devint quelques mois après, le sauveur de la puissance autrichienne. M. de Laudon[315] fut véritablement l'homme le plus distingué de tous ceux que l'Autriche a employés dans le cours de cette fameuse guerre de Sept ans. Car M. de Lascy[316], dont le nom a été consacré par la belle lettre que lui écrivit en mourant Joseph II, avait plus de talent pour le cabinet que pour l'exécution, et s'est montré plus propre à être un grand ministre de la guerre qu'un grand général d'armée.

Les forces nombreuses qui se réunissaient, une organisation militaire nouvelle qui commençait à se former, les espérances qui étaient la suite de ces efforts et de ces changements, permirent bientôt à M. de Kaunitz de reprendre les airs inattentifs avec lesquels il blessait cruellement l'amour-propre de M. de Stainville. Tantôt c'était à la comédie où leurs loges étaient absolument contiguës, M. de Kaunitz arrivait dans la sienne, prenait une place adossée à celle de l'ambassade, et ne s'apercevait qu'au cinquième acte que M. de Stainvilie était à côté de lui. Une autre fois, invité à quelque dîner solennel chez l'ambassadeur de France, au lieu d'arriver à deux heures, il faisait impitoyablement attendre jusqu'à six, une trentaine de personnes, qui toutes par leur rang et leur naissance, paraissaient mériter quelques égards, et, tout à coup, au milieu du dîner, il écartait son assiette, arrangeait la place qu'avait occupée son couvert, tirait de sa poche une petite écritoire ou un crayon, et se mettait à écrire, à demi couché sur la table; ou bien, il étalait un étui de toilette et se nettoyait les dents. L'usage était de se rassembler tous les soirs chez ce ministre, où sa sœur, madame la comtesse de Questemberg, faisait en assez bonne femme, les honneurs du salon. Aucun des ministres ne manquait à s'y rendre, parce que M. de Kaunitz y paraissait assez régulièrement vers les onze heures, et que c'était un moment favorable, ou pour l'entretenir de quelque affaire, ou pour apprendre de lui les nouvelles qui venaient journellement des armées; il se faisait secrètement rendre compte de l'arrivée de l'ambassadeur de France, et dans les circonstances où il savait qu'il importait le plus à celui-ci de lui parler, il le laissait attendre jusqu'à une heure après minuit, et lui faisait dire par un valet de chambre, sans même se donner la peine d'imaginer quelque excuse, qu'il ne paraîtrait point. Alors M. de Stainville se dépitait, rentrait chez lui, et disait à qui voulait l'entendre, qu'il était impossible de suivre les affaires avec un tel homme. L'impératrice, qui était informée par ses rapports intérieurs du mécontentement de M. de Stainville, ne perdait pas une occasion de lui raconter les inattentions, sans nombre, de M. de Kaunitz pour elle-même. Mais elle croyait, et disait avoir un tel besoin de ce ministre, qu'elle lui passait toutes ses fantaisies. L'indulgence de l'impératrice était mise à tant d'épreuves, que pendant quelque temps, on a pu croire que M. de Kaunitz avait avec cette princesse des liaisons plus intimes que celles des affaires. Il fallut tout l'éclat d'une aventure avec une danseuse de l'opéra pour empêcher cette opinion de trop s'établir. Il y avait au théâtre une Italienne assez belle, nommée la Tagliatzi. M. de Kaunitz était publiquement son amant. Quelques rigoristes de la cour, et le médecin Wasa-Sivieten, par dévotion, et peut-être aussi, par une envie secrète de plaire, animèrent tellement la conscience de l'impératrice sur ce scandale, qu'elle en donna un bien plus grand encore, en faisant enlever un matin la danseuse, et en la faisant transporter aux frontières d'Italie avec défense absolue de reparaître à Vienne. M. de Kaunitz se croyant outragé, monte chez l'impératrice, sa démission à la main, fait changer sa détermination, et la Tagliatzi revient avec tous les honneurs de l'aventure; et pour que personne ne pût douter de son triomphe, M. de Kaunitz la mène en calèche le lendemain de son arrivée dans toutes les promenades de Vienne. Il ne faut pas croire davantage au sentiment qu'on a supposé que cette princesse avait eu pour le général O'Donnell[317]; elle aimait l'empereur, qui était beau, et auquel elle passait sa petite infidélité avec la princesse d'Auersperg[318], en faveur des enfants qu'elle ne cessait d'avoir.

Mais je m'écarte trop de mon sujet. L'humeur respective des deux ministres venait au fond de ce que les deux cours n'étaient rien moins que contentes du succès de leur grande alliance. Celle de Vienne, qui manquait encore moins d'hommes que d'argent, ne voulait plus du système de la combinaison des armées; on convint d'agir séparément, et l'Autriche réclama en conséquence le choix de l'alternative dans l'exécution du traité, qui avait fixé le secours respectif à vingt-quatre mille hommes ou à vingt-quatre millions. L'impératrice, qui n'avait cessé un seul jour d'employer toute sa séduction vis-à-vis de M. de Stainville, se flattait d'emporter le subside. Elle se fit même aider en cette occasion par l'empereur qui traitait toujours M. de Stainville avec la familiarité d'un compatriote, et qui croyait avoir sur lui une grande influence. L'impératrice écrivit à madame de Pompadour; M. de Stahremberg touchait au moment d'obtenir ce point de la facilité de l'abbé de Bernis; l'opinion de M. de Stainville, à cet égard, retarda la décision. Vingt-quatre millions à cette époque était un subside très considérable. L'Angleterre, qui depuis en a prodigué d'immenses, ne donnait à Frédéric II que cinquante mille livres sterling[319], et on peut dire que celui-là gagnait bien son argent, et que si la France l'eût conservé pour allié à pareil prix, l'influence autrichienne en Allemagne n'aurait pas duré aussi longtemps. Au surplus, comme on voulait, de part et d'autre, que ces légères altercations ne tournassent pas au détriment de l'alliance, ce fut à cette époque qu'on adopta le plan d'une union plus intime et plus solide, par le projet de mariage de la jeune archiduchesse Marie Antoinette, alors au berceau, avec le futur héritier de la couronne de France.

M. de Stainville reçut à cette occasion une marque éclatante de satisfaction: il fut créé duc héréditaire (et prit le titre de duc de Choiseul) en même temps que M. le comte de Gontaut son beau-frère, fut fait duc à brevet, honneur suffisant pour ce dernier, puisque son fils, ou plutôt celui de M. de Stainville, connu depuis sous le nom toujours brillant de duc de Lauzun, était naturellement appelé à hériter de la pairie du maréchal de Biron[320], son oncle. Cette double faveur accordée en même temps aux deux amis, fut l'ouvrage de madame de Pompadour, et le fruit de l'assiduité de M. de Gontaut, autant que de l'exactitude de la correspondance de M. de Stainville, qui ne faisait pas partir un courrier sans donner à la favorite dans une lettre particulière un petit sommaire de ses dépêches. Madame de Pompadour en aurait été moins flattée, si elle eût su combien était étendue et confiante la correspondance privée de M. de Choiseul. Tous les courriers portaient des lettres d'abord à madame de Robecq[321], ensuite à madame de Luxembourg[322], à l'abbé de Bernis dont il cherchait à affaiblir l'influence dans sa correspondance avec la favorite, à M. de Gontaut, à M. de Soubise, à M. de Praslin[323], au comte de Castellane[324], à M. du Châtelet[325], au chevalier de Beauteville[326], et il en recevait des réponses qui le tenaient exactement au courant de ce qui se passait sur le double théâtre des intrigues de Versailles et de Paris.

La tête de M. de Choiseul fut traversée un moment alors, par l'idée d'obtenir une grande charge à la cour. Mais, M. de Gontaut lui fit voir combien ces places étaient encombrées de survivances; il réfléchit de son côté sur la probabilité qu'il n'aurait point d'enfants de madame de Choiseul dont la santé était très délicate; il avait lui-même altéré son tempérament par une jouissance qui avait précédé de beaucoup l'époque à laquelle elle était devenue femme, et il était résulté pour elle de cette imprudence, des inconvénients de santé qui l'obligeaient à rester souvent sur une chaise longue. Cette petite malade, dont la tête romanesque était dix fois plus ardente que son corps n'avait de force, était toutefois très exigeante sur les attentions du mariage, et fort jalouse de toutes les femmes auxquelles son mari paraissait adresser quelques hommages. Aussi M. de Choiseul manqua-t-il à peu près tout ce qu'il entreprit dans ce genre pendant son séjour à Vienne.

M. de Choiseul informé par M. de Gontaut, que madame de Pompadour commençait à se dégoûter de l'abbé de Bernis qui, prêt à devenir cardinal, faisait entrevoir des prétentions que sa capacité ne soutenait guère, donna à ses lettres particulières la direction que cette nouvelle circonstance exigeait. Il chercha à se faire regarder par madame de Pompadour, comme un rival et un successeur de l'abbé de Bernis, sur lequel elle pouvait compter, et par celui-ci comme un coopérateur fidèle, dont il pourrait se servir, s'il parvenait à faire le grand pas qu'il avait la secrète ambition de tenter. L'abbé de Bernis, sûr du chapeau de cardinal, commença à parler de sa mauvaise santé, en insinuant toutefois, après les instances qui lui étaient faites pour rester, qu'il serait prêt à témoigner sa reconnaissance et son dévouement, si on lui donnait la direction suprême du conseil. C'était où on l'attendait. On se concerta pour le retour de M. de Choiseul, et on pensa dès lors au moyen de l'investir de la charge que le futur cardinal dédaignait d'occuper. De son côté, M. de Bernis se mit à rédiger un long mémoire, dans lequel il essayait de démontrer au roi la nécessité d'un premier ministre qui tînt d'une main ferme l'ensemble des opérations de tous les départements. La situation critique des affaires était peut-être assez favorable à cette idée. Mais la répugnance du roi pour cette espèce de tutelle était bien connue de madame de Pompadour qui, d'ailleurs, n'ayant plus que ce rôle à jouer, sans avoir l'inconvénient du titre, n'avait aucune envie de se le laisser enlever. Deux mois suffirent à toutes ces manœuvres, et dans les premiers jours de novembre, pendant que la barrette arrivait de Rome, M. de Choiseul arrivait de Vienne, pour occuper le poste que le cardinal allait quitter. L'arrivée subite de M. de Choiseul, et l'espèce de désaccord qui existait dans les différentes dispositions des parties intéressées, ne pouvaient pas manquer de produire d'étranges contradictions. Ainsi dans la même semaine, M. de Choiseul qui n'avait été présenté dans l'article officiel de la Gazette, que comme un aide choisi par le cardinal pour conduire sous sa direction le ministère des affaires étrangères, M. de Choiseul, médiocrement accueilli par le roi, était créé pair à l'ouverture du premier conseil, à cause de la prétention que le maréchal d'Estrées éleva, concernant la préséance des maréchaux de France sur les ducs qui n'étaient pas pairs. On vit aussi le cardinal quitter le logement du secrétaire d'État, et s'installer dans un des plus grands appartements du château de Versailles, où dès le premier mardi, jour d'audience des ambassadeurs, il les reçut avec solennité concurremment avec le nouveau ministre, chez lequel ils n'eurent l'air d'aller ensuite que comme chez un premier commis, et M. de Choiseul, ministre des affaires étrangères, duc et pair de France paraissait, au milieu de toutes ces faveurs, n'occuper qu'un poste secondaire. Le cardinal avait remis directement au roi son mémoire et s'emparait comme de haute lutte de la place éminente qu'il croyait s'être assurée. Le roi ne disait rien, laissait faire, et, sans doute se fût soumis, si madame de Pompadour, à qui le mémoire revint de la main du roi et qui n'en était que plus offensée, ne se fût jointe à M. de Soubise, à M. de Gontaut et à M. de Belle-Isle[327], pour en représenter l'auteur comme un ambitieux qui voulait s'emparer d'une place que la considération personnelle du roi, son opinion connue à cet égard, et les derniers conseils du cardinal de Fleury[328], devaient empêcher de jamais rétablir. Cette forme de rappel à ses propres principes, présenté au roi comme une marque d'attachement le plus vrai pour sa personne et pour sa gloire, ne manqua pas son effet. On exila le cardinal de Bernis[329].

Ainsi fut enlevé à la suprême direction des affaires, cet homme doux et aimable, fait pour le charme de la société, bien plus que pour la haute intrigue du ministère. Sa vie reprit dans la suite quelque éclat par les moyens que lui fournirent son caractère ecclésiastique, sa grande fortune et le bel emploi qu'il en savait faire. Il a fini sa carrière d'une manière heureuse, puisque ses derniers moments ont été employés à donner des soins, des marques de respect, et presque des secours, aux vertueuses filles de son bienfaiteur. L'histoire parlera bien peu de lui.

M. de Choiseul resta seul chargé des affaires étrangères. L'usage qu'il fit de son pouvoir et la situation dans laquelle il plaça la France vis-à-vis des cours de l'Europe, ne sont peut-être pas sans intérêt à connaître.

Un des principaux actes de son administration, fut le traité du mois de janvier 1759 avec l'Autriche. Par ce traité la France réduisit de vingt-quatre millions à quatorze, le subside convenu par le traité de 1756. Mais, par une inconséquence injustifiable, on mit à la disposition de l'Autriche des forces aussi considérables qu'on aurait pu le faire pour un intérêt national et du premier ordre. Ce ne fut qu'en 1761 que M. de Choiseul effrayé des maux de tout genre qu'éprouvait la France, essaya d'en abréger la durée par une paix particulière avec l'Angleterre, qu'il supposait devoir entraîner celle avec l'Allemagne. Les premières paroles de rapprochement avaient été portées par M. le bailli de Solar[330], ambassadeur de Sardaigne à Londres. M. de Bussy[331] fut ensuite accrédité auprès de M. Pitt[332], et M. Stanley vint en France. Quelque condescendance que M. de Choiseul mît dans la négociation avec l'Angleterre, on ne put pas arriver à en établir les premières bases: lord Chatam voyait encore trop de chances heureuses dans la guerre pour vouloir sérieusement faire la paix. Il négociait pour être populaire et il ne finissait rien parce qu'il était homme d'État. Après des essais de tout genre, il fallut abandonner cette idée. Le seul succès politique qu'obtint M. de Choiseul à cette époque, et qui lui donne une sorte de place dans l'histoire, c'est le pacte de famille avec l'Espagne[333], par lequel on peut dire que la France, sans affaiblir sa position continentale, en la fortifiant même, et sans prendre des engagements onéreux, était assurée pour la paix comme pour la guerre d'une coopération durable avec la puissance qui possédait alors les plus belles ressources maritimes, et les riches trésors de l'Amérique et des Indes. Si cet accord avec l'Espagne eût été fait en même temps que le traité de Versailles avec la cour de Vienne, il est à croire que l'Angleterre n'eût jamais obtenu les succès qui ont amené la désastreuse paix de 1763.

Cette époque de notre histoire portera sans doute les publicistes, s'il peut s'en trouver encore dans quelques années, à examiner si, en théorie générale, les traités d'alliance permanente sont utiles aux puissances qui les contractent. Ce genre de transaction est celui dont on croit en général devoir recueillir le plus de résultats avantageux. Cependant, l'expérience a prouvé que chaque puissance, en cherchant à faire pencher la balance de son côté, apporte dans cette espèce d'accord un esprit de réserve et d'égoïsme, qui nuit à la cause commune. Aussitôt que les stipulations de bonne harmonie, d'assistance de secours définis sont convenues, tous les efforts se dirigent sur les moyens d'interpréter les clauses, d'éluder les demandes, d'échapper enfin aux conséquences des engagements qu'on a contractés; et quand le casus fœderis devient tellement évident qu'on ne peut le méconnaître, mille circonstances deviennent alors des prétextes, pour retarder les préparatifs et compliquer l'exécution des articles les plus clairs. L'allié attaqué a eu le temps de perdre des provinces, avant de recevoir un homme ou un écu de celui qui devait lui prodiguer des secours de tout genre. Les quatre coalitions formées successivement depuis la Révolution française, eussent-elles été aussi promptement anéanties, si chacun des contractants eût employé de bonne foi et à temps, tous les moyens dans l'intérêt de la cause commune?

En supposant même de la loyauté dans l'allié dont l'intervention est devenue nécessaire, les obstacles naturels, la distance, la lenteur des levées, l'état des chemins dans telle saison, ne suffisent-ils pas pour rendre inutiles des secours dont la moitié arrivée à temps pouvait donner une autre direction et un autre résultat à des événements importants? La Prusse certainement eût fait une plus vigoureuse résistance, si avant la bataille d'Iéna, le quartier général de l'empereur Alexandre eût été à Custrin, par exemple[334].

Dans les motifs de tiédeur des alliances, il faut aussi compter pour quelque chose le déplaisir de voir mal employés ses troupes, son artillerie, ses magasins; de voir ses régiments placés au poste le plus périlleux, de perdre des hommes, de dissiper son trésor, et souvent sans retirer d'autre avantage de sa coopération, que celui d'assister à la prise de possession des conquêtes faites par ses alliés.

Une grande partie des inconvénients attachés aux traités d'alliance entre des puissances continentales, pourrait disparaître dans les accords entre des puissances maritimes, et c'est pour cela que le traité de 1761 avec l'Espagne, quoique fait trop tard, est encore l'acte le plus habile du ministère de M. de Choiseul. En effet, on comprend aisément qu'un secours, même de peu de valeur, prend tout de suite de l'importance quand, transporté par mer, il peut menacer sur divers points et presque au même instant les territoires de l'ennemi commun, et qu'ensuite, lorsqu'il s'agit de régler les conditions de paix et de partager les fruits d'une guerre heureuse, il soit possible de faire la part d'une des puissances, sans nuire trop aux intérêts de l'autre.

Du reste, le peu que l'on vient de dire sur une question d'un si haut intérêt et qui mériterait d'être traitée avec soin et développement, ne s'applique, comme on a pu le voir, qu'au cas où la guerre, suivant de près le traité conclu, oblige les contractants à l'exécution de ses clauses. Car il n'y a personne qui ne doive regarder comme la plus belle œuvre de la politique une alliance combinée avec lenteur et sagesse, entre des puissances de premier ordre, dans la vue généreuse de fixer un état de paix permanent en empêchant partout la guerre, et dont le but unique serait de forcer par une médiation juste et imposante, au repos, à la modération, et à un libre et facile échange des productions des différents pays, tout pouvoir inquiet, ambitieux et prohibitif qui voudrait troubler l'équilibre général.

Il est toutefois nécessaire d'apporter de grandes précautions dans un pacte de cette nature; c'est dans l'intérêt de la société européenne, c'est dans l'intérêt de tous qu'il doit être contracté. Il faut donc que cet intérêt soit bien constaté, bien évident, et il ne l'est pas assez, si ceux qu'il touche, c'est-à-dire les nations, ne sont pas convaincues que c'est de leurs propres avantages qu'on s'est occupé. Car, si elles devaient concevoir de la défiance, toute alliance des cabinets deviendrait illusoire et même dangereuse. Dans l'état de civilisation où l'Europe est parvenue, les peuples tendent partout à prendre un niveau commun; et s'ils se voyaient détournés de cette voie, ils s'en prendraient bientôt à leurs gouvernements, et agiraient contre eux avec une force irrésistible.

Les projets d'alliance chrétienne de Henri IV[335], de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre[336], ont été médités dans des temps où les gouvernements avaient exclusivement toute la confiance des peuples. Ceux-ci remettaient alors aux mains de leurs souverains, le soin de prévoir et de diriger leurs destinées. Les souverains de leur côté avaient toute l'autorité nécessaire pour conduire de si grands intérêts. Les grands corps de l'État n'étaient que les auxiliaires du pouvoir, et si parfois ils cherchaient à diminuer son action, ce n'était jamais jusqu'au point de l'exposer à être à la discrétion des peuples. L'idée de la souveraineté était entière dans les esprits, et elle se présentait partout, comme une force tutélaire contre laquelle nulle résistance n'était légitime.

A une telle époque, on pouvait créer des systèmes politiques, et celui que la grande âme de Henri IV avait su concevoir, aurait pu s'exécuter.

Mais les progrès de la civilisation, en élevant la partie moyenne des peuples, ont diminué la distance qui la séparait du gouvernement. C'est alors qu'on a commencé à examiner le mécanisme et les actes de celui-ci: bientôt la critique est arrivée, et a conduit à la méfiance, ce qui fait qu'aujourd'hui il faut, pour gouverner les peuples, plus de sincérité et de sagacité que l'on n'en avait besoin autrefois. Il faudrait donc beaucoup d'habileté et de prévoyance pour former dans un tel état de choses, une de ces alliances dont le seul objet serait de garantir la paix générale.

Je m'arrête ici, étonné de n'avoir pas su résister à l'attrait des aperçus généraux, qui m'ont fait sortir de l'objet circonscrit dans lequel j'aurais voulu rester.

La hauteur naturelle de M. de Choiseul, son pouvoir étendu et sans contrôle, la légèreté de ses mœurs, lui faisaient trop mépriser les pays nouveaux où la civilisation ne faisait que de paraître. Il dédaigna de s'occuper des changements qui se préparaient alors dans le Nord; et il ne sut point porter ses regards du côté de la Russie. Cette puissance commençait cependant à suivre par une sorte d'instinct, la politique qui la conduisait vers le centre de l'Europe, et dont la tendance était, sans projet encore déterminé, d'arriver à exercer un jour une influence prépondérante et dangereuse sur les affaires du continent. Il ne vit point jusqu'où pouvaient aller les rapports utiles que l'Angleterre commençait à avoir avec cette puissance, et par suite de son aveuglement à cet égard, il tâcha d'entretenir de la mésintelligence entre la Suède et le Danemark, tandis qu'il aurait dû chercher à réunir ces deux petites puissances, seules capables, avec l'appui de la France, de fermer à volonté la communication commerciale qui, par la force des choses doit lier intimement la Russie avec la Grande-Bretagne. En même temps, il témoigna d'une manière offensante son dédain pour la cour de Pétersbourg. Il rappela de cette capitale le vieux marquis de l'Hôpital[337], qui jouissait d'assez de considération et même de faveur auprès de l'impératrice Élisabeth[338]: il le remplaça par le baron de Breteuil, simple ministre plénipotentiaire, en lui donnant de froides instructions, qui ne lui laissaient aucune possibilité de profiter des avantages que l'on pouvait attendre de la chute du comte de Bestucheff[339], partisan déclaré et peut-être pensionnaire de l'Angleterre. On ne parvint point cependant à aigrir l'Impératrice Élisabeth, qui se prêtait d'elle-même à donner des explications au manque d'égards qu'on avait pour elle. Mais sa mort arrivée inopinément laissa le trône de Russie à Pierre III[340]: les dispositions de celui-ci étaient totalement opposées à celles de sa tante. Il était secrètement attaché au service militaire du roi de Prusse, et en avait reçu directement, sans que cela passât par aucun intermédiaire, et avec des formes mystiques, les grades de capitaine et de colonel. Celui de général, dont il reçut le brevet à son avènement, et dont il porta immédiatement l'uniforme, lui parut le comble de la gloire. Il envoya au même instant, au général de son armée qui combattait le roi de Prusse, l'ordre de se ranger de son côté, et de poursuivre sous sa direction la guerre contre les Autrichiens[341].

Cette extravagante politique se trouva, malheureusement pour ce prince, associée à une autre folie plus dangereuse, celle de manifester l'intention de répudier sa femme, la fameuse Catherine seconde, qui ne lui permit pas de s'abandonner longtemps à tous les caprices, auxquels le désordre de sa tête l'aurait porté.

L'indifférence de M. de Choiseul pour ce qui se passait en Russie était telle, qu'à l'époque de la mort violente de Pierre III, il n'y avait de Français accrédité à Pétersbourg que l'abbé Duprat, secrétaire du baron de Breteuil, qu'il y avait laissé comme chargé d'affaires. C'est cet abbé qui y recueillit tous les détails que M. de Rulhière, alors à Varsovie avec le baron de Breteuil, nous a transmis comme témoin oculaire dans un ouvrage ou plutôt dans une sorte de nouvelle écrite avec élégance, et où l'exactitude n'a jamais été que secondaire.

Un nouveau règne, un nouveau ministère, une souveraine entreprenante, obligèrent cependant la France à avoir à Pétersbourg un véritable agent diplomatique. M. de Choiseul se trouva forcé d'ordonner au baron de Breteuil, qui revenait par congé, de retourner à son poste. Mais fidèle au système qu'il avait adopté d'humilier le souverain, sans rien faire pour contenir la politique du pays, il ne donna à M. de Breteuil d'autre instruction que de demander à la nouvelle impératrice l'expédition de la Reversale, par laquelle l'impératrice Élisabeth en recevant de la France le titre d'impératrice, s'était soumise à ne prétendre vis-à-vis d'elle à d'autre rang, qu'à celui accordé aux czars de Moscovie.[342]

Comme ce que j'écris ici est plutôt l'esquisse d'une époque prise dans son ensemble qu'un tableau historique de faits, je ne suis assujetti qu'à ne pas confondre dans les impressions que je veux laisser, les temps où la puissance de M. de Choiseul n'était pas entière, et ceux où il était le maître absolu de la France.

La paix était devenue le besoin général de l'Europe, et comme alors les traités étaient fidèlement observés, les bonnes relations pouvaient se rétablir promptement entre les États naguère belligérants. L'occupation des pays vaincus ne se prolongeant pas au delà de la paix, comme on l'a vu depuis, l'indépendance de chaque pays redevenait entière, et les conséquences ruineuses de la guerre cessaient avec elle.

La mort de George II[343], roi d'Angleterre, permit de penser sérieusement à la paix. George III[344], son successeur, accoutumé pendant tout le temps qu'il avait été prince de Galles, à la plus grande familiarité avec le comte de Bute[345], qui avait été son gouverneur, lui accorda une telle confiance à son avènement au trône, qu'il l'appela immédiatement à la place de lord Chatam. Le comte de Bute devenu premier ministre, crut de son intérêt personnel, de fixer, par une paix dont il aurait la gloire, les avantages immenses que la guerre avait procurés à l'Angleterre. Il parla donc de la possibilité de s'entendre. Et par les instigations du même bailli de Solar, dont il a déjà été question, il donna de la confiance dans les ouvertures qu'il faisait, et même de l'éclat à une nouvelle négociation par l'envoi en France du duc de Bedford[346]. On y répondit par celui du duc de Nivernais à Londres. Le premier avait pour secrétaire de légation, M. Hume[347], et l'autre mena dans la même qualité le chevalier d'Éon[348]. Malgré ces petites disparates qui rappellent toujours la légèreté de M. de Choiseul, le traité avança assez rapidement pour qu'au commencement de septembre 1763, il se trouvât prêt à être signé. Il l'aurait même été alors, si, M de Grimaldi[349] plénipotentiaire de l'Espagne, ne s'y fût opposé dans la persuasion que les Anglais étaient à la veille d'éprouver un grand échec à la Havane. L'échec n'eut point lieu; les Anglais prirent la Havane, et il fallut pour la ravoir donner les Florides, dont M. de Choiseul indemnisa l'Espagne par la cession de la Louisiane. On consentit à tout, et on signa la paix à Fontainebleau le 2 novembre 1763[350].

On peut à peine croire aujourd'hui à l'intervention dans une négociation si importante, du bailli de Solar, représentant d'un gouvernement qui, de nos jours, sans opposition de la part d'aucun des cabinets de l'Europe, a été rayé du nombre des puissances.

La paix avec le roi de Prusse suivit de quelques semaines celle avec l'Angleterre, et elle entraîna au bout de peu de temps, celle du roi de Prusse avec la cour de Vienne[351]. Ainsi, se termina cette fameuse guerre de Sept ans, que nos pères trouvaient si pleine d'événements, et qui a bien pâli pour la génération actuelle, en regard des grandes luttes dont elle a été témoin.

L'année suivante, madame de Pompadour mourut, et il n'en résulta aucun changement ni à l'intérieur, ni au dehors. La mort de cette femme qui pendant tant d'années avait joué le rôle de premier ministre;—qui par ressentiment, de quelques propos ou de quelques vers échappés contre elle à Frédéric II, avait été l'auteur véritable de l'alliance de la maison de France avec celle d'Autriche, dont la conséquence pouvait être d'anéantir le faible contre-poids que la Prusse commençait à porter dans les affaires de l'Europe;—qui avait abattu d'un souffle le cardinal de Bernis, pour le crime d'avoir pu penser un moment à occuper la place qu'avait eue l'évêque de Fréjus[352] au commencement du règne;—la mort de cette femme, dis-je, fut à peine une nouvelle pour la France et pas même une contrariété dans l'intérieur du roi.

Subjuguée depuis cinq ans par l'ascendant du duc de Choiseul, blasée, fatiguée de toutes les jouissances, bravée quelquefois par celui qu'elle avait élevé si haut, et qui des deux amies d'un ordre subalterne qu'elle s'était attachées, madame d'Amblimont[353] et madame d'Esparbès[354], avait séduit l'une, et écarté l'autre par une insulte publique;—plus humiliée encore par la sorte de supériorité que mesdames de Gramont[355] et de Beauvau[356] avaient prise dans la société particulière du roi, dont elle n'avait plus que le triste privilège de faire les honneurs; accablée d'infirmités qui depuis longtemps avaient éloigné Louis XV de son lit, et qui en repoussaient même celui qui avait été y chercher la fortune, madame de Pompadour quitta la vie sans regret. Le roi resta indifférent, il eut l'air d'être débarrassé plutôt que privé d'une habitude, sorte de lien qui parmi les têtes couronnées, remplace ordinairement les penchants naturels. On accorda deux soirées seulement à une solitude de convenance, et dès le troisième jour après avoir chassé à Rambouillet, et avoir reçu ensuite les courtisans à son débotté comme à l'ordinaire, il remonta dans l'appartement de madame de Pompadour; la chambre était la même, le lit seul en était ôté. Il y trouva madame de Gramont, madame de Beauvau, M. de Choiseul, M. de Chauvelin[357], M. de Gontaut et les autres personnes de sa société particulière. Le nom de celle qui avait occupé cet appartement pendant dix-huit ans, et qui y avait introduit tout ce qui composait l'intérieur du roi n'y fut plus prononcé.

A dater de cette époque, tout plia sous le sceptre de M. de Choiseul dont l'audace et la volonté ne rencontraient ni échec ni contradiction. Sa fortune était alors à son apogée; il changeait les ministres, rappelait les ambassadeurs, inquiétait les cabinets de l'Europe, bravait l'héritier du trône, cassait les arrêts des parlements, rendait des arrêts du conseil; faisait des ordonnances, donnait des lettres de cachet, obtenait des grâces de toute espèce, et livrait la France à ses amis. Ce n'est qu'en 1768 qu'un léger nuage à l'horizon commença de loin à le menacer. Un homme à peu près obscur travaillait, sans sûrement en avoir le projet, à ébranler cette fortune si bien affermie.

M. du Barry[358], petit gentilhomme toulousain, vivait à Paris, à l'aide de moyens assez honteux. Au fait de toutes les sales intrigues du temps, il cherchait à se procurer par là, l'existence journalière du libertinage, et d'un luxe à peine aperçu.

Il s'était constitué donneur de soupers de femmes publiques; il en entretenait constamment une ou deux qu'il laissait facilement passer à d'autres hommes, quand il croyait pouvoir en tirer quelque avantage, et son cercle en ce genre ne s'étendit guère d'abord au delà des bureaux des ministres, parce que c'était dans ce monde qu'il rencontrait ou quelque petite grâce bien facile, ou quelque promesse plus facile encore à faire payer par les dupes de la province, qui abondent toujours dans la capitale. A titre de proxénète de tout genre, il s'était introduit chez le maréchal de Richelieu[359] et chez le duc de Duras[360]. Il les avait même attirés dans quelques-uns de ses soupers plus choisis où se trouvaient M. de Thiard[361], le chevalier de Durfort[362], le comte de Bissy[363], l'abbé de Mastin, MM. de la Tour du Pin[364], et quelques gens de lettres de bonne humeur, tels que Moncrif[365], l'abbé Arnaud, Cailhava[366], son compatriote Robbé[367] à qui il faisait dire des contes, les joueurs de proverbes du temps, Goy, plus connu sous le nom de Mylord Goy, enfin tout ce qui pouvait composer des soirées assez divertissantes.

Son application à découvrir des débutantes dans la galanterie l'avait mis en contact avec le fameux Lebel, premier valet de chambre du roi, et fournisseur ordinaire de ce qu'on appelait le parc aux cerfs. Ces deux braconniers s'étaient souvent rencontrés sur les mêmes voies, et M. du Barry n'avait fait aucune difficulté de se mettre sous les ordres de l'entrepreneur principal. Dans l'hiver de 1767 à 1768, après une conversation assez triste sur les embarras du temps, sur les difficultés attachées à leur état, quand on voulait le bien faire, M. du Barry proposa à Lebel une jeune personne qui vivait chez lui depuis quatre ans; mais à qui il se chargeait de faire retrouver en peu de jours le maintien novice que l'âge du roi exigeait. Lebel, soit entraînement, soit dénuement, le suit et voit mademoiselle L'Ange[368], car c'était ainsi qu'on l'avait nommée dès son début. Quelques visites faites coup sur coup à des heures solitaires, eurent bientôt décidé ses vues personnelles. Du Barry, confident naturel des petites entreprises de ce genre, ne perdit pas de temps pour construire un plan de fortune, de l'espèce de ceux auxquels Lebel pouvait coopérer. L'Ange avait une cousine peu jolie, mais d'une tournure agréable, bonne enfant, qui demeurait avec elle dans la maison et lui servait de compagne au dedans et au dehors. Le marquis d'Arcambal, commandant en Corse, en était amoureux. Par M. d'Arcambal, et par quelques commis des bureaux de la guerre, M. du Barry avait fait avoir à un nommé Nalet, l'entreprise des vivres de Corse, assez bonne affaire sur laquelle lui, du Barry, avait établi sa dépense depuis deux ans. Il dit à L'Ange de flatter les désirs de Lebel, et de lui en promettre le succès s'il la faisait arriver jusqu'au roi; et s'il pouvait procurer une place de fermier général à ce Nalet qui l'épouserait, et que, sur cette place, on arrangerait les parts de chacun. Lebel, qui ne voulait point de mari dans cette affaire, dit qu'il suffirait d'en faire un cousin: mais comme M. du Barry tenait au mariage, et que Nalet était en Corse, on convint de la présenter au roi comme une femme mariée, mais qui n'avait fait que passer par la cérémonie religieuse, sans que son mari eût habité avec elle. Lebel la fit donc venir souper chez lui à Versailles avec sa cousine. Le roi, par une porte vitrée, peu distante de la table, eut tout le loisir de la voir et de l'entendre, ce qui sans doute était sa coutume pour les débuts. La première impression fut très favorable. Le maintien et les discours avaient été arrangés de main de maître, et chacun y avait parfaitement rempli son rôle. L'appétit pour une femme mariée, mais encore vierge, engagea le roi à ordonner à Lebel de la faire venir une seconde fois. C'est alors que M. du Barry fit la confidence de cette aventure au maréchal de Richelieu, qui lui conseilla de faire de L'Ange, au lieu de madame Nalet, la femme de son propre frère, M. Guillaume du Barry, à l'aide d'un petit roman assez grossier dans le fond, mais qui lui parut susceptible du développement qu'il a pris depuis. Ce n'était donc plus une aspirante pour le parc aux cerfs que l'on présenta au roi, mais une femme de condition; et l'on ne voulut pas même qu'elle eût l'air dans le dénuement. M. du Barry épuisa la caisse des vivres de Corse pour composer une garde-robe élégante, un fastueux équipage et une riche livrée, à celle dont le but et le futur rôle n'étaient pas encore bien arrêtés. On la fit débuter à Compiègne dans cet éclat imprudent. Elle logeait dans la ville, se tenait très renfermée chez elle pendant le jour, et ne sortait que les soirs après minuit pour se rendre au château où elle couchait, et d'où elle revenait chaque matin dans la même chaise, suivie de deux domestiques. Il est probable que les rapports de police qui auraient pu révéler au roi toute cette manœuvre furent détournés par Lebel, ou peut-être les avis ne parvinrent-ils, qu'après que la fantaisie du roi était devenue une passion caractérisée. M. de Choiseul, au fait de tout ce qui se passait, éprouva un peu d'inquiétude, mais ne l'exprima que d'une manière dédaigneuse, et dans des termes méprisants qui furent rapportés au roi par madame du Barry elle-même. Les formes que celle-ci employa ne firent qu'augmenter la passion du monarque, et l'aigrir contre les obstacles que sa faiblesse voyait déjà arriver. La mort de Lebel contribua à augmenter l'ascendant de la favorite. Comme elle avait eu l'art de témoigner au roi quelque indépendance de ce confident, et de se montrer supérieure à la voie subalterne par laquelle elle lui avait été amenée, tout ce que Lebel avait dit à son avantage, jusqu'au dernier moment, se tourna dans l'esprit du roi eu une sorte de testament de mort, dicté par la conscience du sujet le plus fidèle. La cousine qui était restée chez M. du Barry devint, dans l'idée du roi, cette demoiselle L'Ange dont on parlait; en sorte qu'il s'établit dans la tête de ce pauvre prince une confusion qui acheva de l'aveugler, et qui lui fit repousser comme absurdes ou comme des calomnies, tous les traits de lumière qu'on essaya de lui présenter. Le voyage de Compiègne finit ainsi. La comtesse Guillaume du Barry revint à Paris et rentra chez le comte Jean, devenu son beau-frère, sans avoir reçu aucun témoignage de la munificence de son royal amant, pas même le plus léger cadeau, de manière que son désintéressement et l'air de passion qu'elle avait su donner à toute sa conduite, achevèrent de persuader au roi qu'il avait trouvé en elle le suprême bonheur d'être aimé pour lui-même. Au bout de quelques semaines, les ressources de la fourniture de Corse commencèrent à diminuer. Conseillée par son beau-frère, madame du Barry eut la hardiesse d'aller demander au duc de Choiseul, à Paris, une avance de fonds pour son protégé Nalet. Elle accompagna sa demande de quelques ouvertures de bonne intelligence. M. de Choiseul, fidèle à son orgueil et à son désordre, eut la double maladresse et de repousser ses insinuations, en lui disant qu'il ne savait rien de ce qui se passait hors de son département, et de lui accorder en même temps au delà de ses demandes. Tout périssait sans ce léger secours. Le maréchal de Richelieu qui avait été tenu au courant par M. du Barry, jugeant alors qu'il se préparait une grande affaire de cour, pensa qu'il n'y avait plus de péril ni pour sa considération, ni pour sa bourse à se mettre en avant, et il se chargea de faire réussir la demande de la présentation de madame du Barry, en disant au roi que les du Barry lui étaient connus, qu'ils étaient de bonne race et que, dans son gouvernement ils étaient respectés à l'égal des premières maisons du pays.

On parvint à trouver moyennant une somme d'argent médiocre et quelques belles promesses, une femme de qualité, la comtesse de Béarn, pour présenter à la cour la nouvelle favorite, qui ne parut toutefois publiquement que ce jour-là à Versailles, et ne s'occupa plus qu'à travailler en secret à la grande explosion de sa faveur pour l'époque du voyage de Fontainebleau. De son côté, le roi, entraîné par son penchant et prenant de la confiance dans le succès inespéré de la présentation, crut qu'en changeant de terrain, une grande nouveauté pourrait être admise. Dans son travail avec M. de la Suze, grand maréchal des logis, il réserva pour lui-même, et sans s'expliquer, dans la distribution des logements du château de Fontainebleau, celui que madame de Pompadour avait occupé, fit rouvrir par ses architectes les portes de communication qui avaient été fermées du côté de son appartement, et dès le lendemain de son arrivée dans ce nouveau séjour, quelques domestiques et les femmes de la comtesse du Barry vinrent s'y loger à petit bruit. Deux jours après, elle-même s'y trouva tout établie. Mesdames de Gramont et de Beauvau, invitées le soir même à venir souper dans l'intérieur, prirent quelque prétexte pour s'en excuser. On s'y était attendu parce qu'on savait à quels propos méprisants, ces dames si indulgentes pour madame de Pompadour, s'étaient abandonnées sur la nouvelle favorite, et on s'était assuré de quelques femmes plus d'accord avec elles-mêmes et moins collets-montés, de madame de Béarn d'abord, de la maréchale de Mirepoix[369], d'une vieille princesse de Talmont[370] qui était parente de la feue reine. Les courtisans ne manquèrent pas, et ce fut ainsi que la nouvelle maîtresse, que L'Ange destinée pour le parc aux cerfs, un moment madame Nalet, devenue le même jour comtesse du Barry, se trouva occuper la place de madame de Pompadour. La mort de Lebel avait démonté les restes du parc aux cerfs; elle demeura paisible maîtresse du cœur du roi, sans rivales, et le roi crut avoir trouvé une nouvelle et plus agréable existence. Au retour de Fontainebleau, le même arrangement parut naturel; presque tous les amis de M. de Choiseul prirent la position commode et plausible de continuer à aller tous les soirs chez madame du Barry pour la tenir, disaient-ils, bien au fait de l'intérieur du roi. M. de Choiseul, de son côté, se retirant chez lui avec les femmes de l'ancienne société de madame de Pompadour, se persuada que les choses iraient de cette manière, et que, tandis que madame du Barry resterait la maîtresse des plaisirs, il pourrait rester le maître des affaires.

Cette situation assez belle en apparence, mais qui ne pouvait durer, subsista néanmoins pendant quelque temps. Les intrigues survinrent cependant. M. le maréchal de Richelieu introduisit M. d'Aiguillon[371], et les critiques sur l'administration de M. de Choiseul commencèrent à se faire jour. Les ministres, jaloux de l'influence absolue qu'il exerçait, vinrent grossir la petite cour de la favorite: M. de la Vrillière[372], M. Bertin[373], arrivèrent les premiers; le manteau de l'abbé Terray[374] et la simarre du chancelier de Maupeou[375] s'offrirent gaîment aux écarts de la poudre de sa toilette. Bientôt, on entama contre M. de Choiseul une guerre sourde, à laquelle madame du Barry n'avait encore aucune part. Elle était flattée, amusée même, des visites de ces messieurs; elle avait assez de sens pour y trouver quelque bassesse. Elle n'avait ni ne voulait prendre le goût des affaires; son but était rempli, sa position était faite, et elle ne désirait que d'en jouir. Quelquefois seulement, elle se permettait et encourageait quelques sarcasmes contre les femmes de l'ancienne société, pour affranchir le roi de toute espèce de regrets de les avoir perdues, mais elle ne s'était encore rien permis contre M. de Choiseul. L'éclat dont il était environné lui imposait, et quelques égards l'auraient maintenue dans une neutralité à laquelle elle était tout à fait disposée. Une visite de dix minutes pendant une des chasses du roi, l'aurait à cette époque éblouie, enchantée; le roi auquel elle n'aurait pas manqué de le dire à son retour, en aurait été très aise. Une limite décente aurait été ainsi tracée entre eux, et cela eût suffi pour étouffer les intrigues dans leur berceau. M. de Choiseul se montrait disposé à cette démarche, mais la morgue des femmes qui l'entouraient en décida autrement. Nul rapport ne put s'établir. La séparation des partis se marqua, et madame du Barry, qui n'aurait voulu s'occuper que de pompons, de joyeusetés et de plaisirs, se trouva obligée à se mêler d'affaires, et à recevoir contre son gré des leçons de politique qu'elle tâchait de répéter ensuite le moins gauchement qu'il lui était possible. Deux années presque entières s'écoulèrent sans que les ennemis de M. de Choiseul gagnassent du terrain. Chaque jour, ils accusaient la favorite de mal entendre, et de rendre encore plus mal les leçons continuelles dont ils la fatiguaient. Les choses en étaient à ce point, lorsque au milieu de l'année 1770 une grande querellé vint établir le champ de bataille sur lequel tous ces intérêts de cour devaient se rencontrer.

Un navigateur français avait pris possession des îles Falkland, depuis longtemps abandonnées[376]. L'Espagne les revendiqua, remboursa les frais de l'établissement qu'il avait formé et prétendit constater son droit de propriété en y envoyant une petite garnison, qui certainement n'aurait eu aucune influence sur le commerce de personne. Mais l'Angleterre, inquiète de tout en ce genre, et se prévalant d'un article assez vague de la paix d'Utrecht, intervint pour soutenir que c'était à elle que ces îles devaient appartenir, et qu'elle seule avait le droit de les faire occuper. Elle menaça l'Espagne et commença quelques armements dont les premiers frais valaient dix fois plus que la possession contestée, mais qui décelaient le secret désir d'arrêter la restauration de la marine d'Espagne et celle de la marine française. La marine de France surtout commençait à sortir de l'anéantissement où l'avait mise la guerre de Sept ans, terminée par le malheureux traité de 1763. M. de Choiseul n'hésita pas à se prononcer fortement pour l'exécution du pacte de famille qui était son ouvrage; et son cousin le duc de Praslin, qui, depuis cinq ans, avait travaillé sans relâche et avec succès, au rétablissement de la marine, se réunit à lui dans le conseil, pour provoquer les mesures les plus violentes. Elles n'étaient guère plus analogues à l'état des finances d'Espagne qu'à celui des finances de France. La cour de Madrid le laissait bien entendre, avec soumission cependant, car depuis le traité de 1761, elle s'était entièrement abandonnée aux directions du cabinet de Versailles. M. de Choiseul croyant voir dans la reprise des hostilités et dans une guerre dispendieuse, un moyen sûr pour rester en place et pour renverser l'abbé Terray, soutenait la cause de l'Espagne plus vivement que la cour de Madrid même, et inspirait au ministère espagnol, des réclamations et des instances auxquelles il prétendait ensuite qu'il n'était pas possible d'échapper. Le contrôleur général qui, par des opérations entachées de mauvaise foi, avait tari la source des emprunts, se trouvait à bout de voies; il ne savait comment fournir aux demandes de fonds dont l'accablait le ministre de la marine. Le conseil du roi était devenu une espèce d'arène, où les deux ministres influents battaient journellement leurs adversaires. Madame du Barry s'informait, au sortir de chaque conseil du résultat de ces discussions, dont le roi revenait toujours rangé à l'avis de M. de Choiseul. Déjà il était sourdement question du renvoi de l'abbé Terray, et par un canal très sûr et inaperçu, la favorite se trouvait secrètement disposée à l'abandonner et à approuver la proposition que M. de Choiseul allaient faire de mettre en sa place le conseiller d'État Foulon, directeur des finances de la guerre et de la marine, homme possédant assez bien l'art des virements dans les fonds de ces deux grands départements, et auquel une sorte de langage mystérieux faisait croire des idées et des ressources. Par suite des affaires de fournitures que M. du Barry avait protégées dans ces deux départements, M. Foulon avait formé avec lui une liaison qui l'assurait de son faible suffrage.

Les attaques réitérées contre M. de Choiseul ne produisant aucun effet, il s'éleva quelque inquiétude autour de madame du Barry. Sa cousine Chon, placée auprès d'elle, dans un état demi-subalterne, instruite de tout ce qui se passait, et alarmée de la puissance que la guerre et un nouveau contrôleur général pouvaient donner à M. de Choiseul, vint à Paris consulter M. du Barry, qui dans la vie continuelle d'expédients qu'il avait menée, avait pris une certaine habitude des affaires. M. du Barry tout enorgueilli du retour de ses parentes à la ressource de ses conseils, imagina d'aller secrètement trouver l'abbé de la Ville[377], un des premiers commis du département des affaires étrangères. Celui-ci était un ex-jésuite, ambitieux honteux, que quelques évêques du parti des jésuites avaient souvent bercé de l'espérance de parvenir au ministère à son tour. Son petit rôle se trouvait effacé par l'éclat du crédit de MM. de Choiseul, auxquels il témoignait une soumission monacale, dont M. le duc de Choiseul n'était pas tout à fait la dupe. M. du Barry qui portait avec lui une intrigue et du pouvoir, eut à peine besoin de faire briller aux yeux de l'abbé de la Ville l'espoir du ministère. Il le trouva très au fait de l'affaire des îles Falkland, et disposé à faire valoir les embarras pour la France d'une guerre nouvelle et sûrement dispendieuse: «La cause est bien légère, dit l'abbé, et le vrai but ne peut être que l'intérêt ministériel de MM. de Choiseul. Au point où en sont les choses, ajouta-t-il, il n'y a qu'un moyen de l'empêcher: il faudrait que le roi prît sur lui d'écrire une lettre confidentielle à Sa Majesté Catholique. Il aurait infailliblement par sa réponse la preuve qu'elle est disposée à éviter la guerre en renonçant aux îles Falkland, objet de tant de bruit.»—Il n'en fallait pas davantage à du Barry, qui se rendit immédiatement chez sa belle-sœur, et l'endoctrina assez bien pour qu'elle pût développer au roi cette idée en s'en appropriant l'invention, et pour achever de lui donner confiance en la bonté de sa tête, elle lui dit: « Je parie que si vous aviez le courage d'envoyer chercher l'abbé de la Ville, de lui ordonner de vous parler vrai sur le succès de cette démarche directe vis-à-vis du roi d'Espagne, il ne pourrait pas se refuser à l'approuver, et par là vous auriez la mesure de cette grande fidélité avec laquelle vous croyez être servi par M. de Choiseul.»—Le roi, de plus en plus frappé de l'intelligence de sa maîtresse, lui dit: «Mais sous quel prétexte puis-je envoyer chercher cet abbé? Le duc de Choiseul le saura.—Que vous êtes simple et bon, lui répliqua-t-elle alors, je ne le connais pas, moi, je ne l'ai jamais vu, mais je me charge de le faire trouver ici, et pour vous mettre plus à votre aise, je prétends l'y faire venir à la chute du jour, habillé en séculier, avec une bourse à sa perruque et l'épée au côté.»—Le roi, animé par le plaisir de voir mêler ainsi les moyens les plus comiques aux plus sérieuses affaires, y donna son consentement. L'abbé, aussitôt prévenu, se rendit dès le soir même en habit gris, à cet honorable et mystérieux rendez-vous. Peu de moments après le roi y arriva, et après quelques plaisanteries sur le costume, prit le ton de maître, mais de maître confiant. Il dit à l'abbé qu'il avait le projet d'écrire au roi d'Espagne, et qu'il exigeait de sa fidélité de lui dire franchement ce qu'il pensait des dispositions réelles de Sa Majesté Catholique, ainsi que de sa lettre. L'abbé de la Ville ne manqua pas de répondre que si les souverains se mettaient ainsi à traiter leurs affaires, ils les arrangeraient bientôt et rendraient le métier de leurs ministres et de leurs ambassadeurs bien peu nécessaire. Le roi satisfait, fit ensuite quelques reproches à l'administration de M. de Choiseul. L'abbé, avec une réserve qui laissait apercevoir qu'il était de la même opinion, s'abstint de parler contre son ministre, et par respect pour son maître, dit qu'il ne se permettrait pas non plus de le défendre. L'entretien ne dura pas longtemps. Le roi congédia l'abbé avec les marques de la plus grande bienveillance, et celui-ci sortit la tête remplie de chimères. Le roi se trouva donc tout résolu à écrire au roi d'Espagne. Comme un peu d'amour-propre l'avait empêché de dire à l'abbé de la Ville de lui faire la minute de sa lettre, il se mit à chercher dans sa tête comment il la tournerait. La première phrase venait difficilement. «Vous ferez cela tout de travers, lui dit madame du Barry, laissez-moi vous en faire le projet.» Il y consentit en riant. Et aussitôt un courrier de mademoiselle Chon est expédié pour faire venir dans la nuit même à Luciennes M. du Barry, celui qu'on appelait le roué, pour y faire cette importante composition. Du Barry se mit en route à minuit, et comme il faisait un temps très noir et que les eaux étaient débordées, il versa et pensa se noyer à l'abreuvoir de Marly. Mais enfin il arriva, se sécha et fit ensuite son petit travail comme il put. La lettre contenait en substance:

«Que n'ayant eu que trop de guerres à soutenir dans le cours de son règne, parvenu à un âge où il ne lui restait plus à souhaiter que de finir en paix sa carrière, et d'en employer la fin à remettre l'ordre dans son administration intérieure et surtout dans ses finances, il confiait amicalement ce désir à son cousin, en l'assurant toutefois, que si l'intérêt de la monarchie espagnole ou de son propre honneur lui paraissait mériter qu'il passât par-dessus cette grande considération, il n'hésiterait pas d'y souscrire d'après la réponse qu'il lui ferait par la voie du courrier particulier qu'il lui envoyait.»

Madame du Barry copia de sa main ce projet de lettre; le lendemain matin elle le fit transcrire par le roi sur sa propre table; et son coiffeur partit chargé de cette grande mission à laquelle il n'employa que dix-huit jours. La réponse de Charles III[378], composée par O'Reilly[379], qui était l'homme de sa confiance particulière, fut telle qu'on la désirait. Il y donnait au roi, son cousin, les plus grands éloges sur le sentiment d'humanité qui le guidait, protestait de l'entière conformité de ses vœux personnels, et s'abandonnait absolument à sa décision.

Rien ne parut plus évident alors au roi que l'intrigue de MM. de Choiseul. Les querelles parlementaires qui existaient à la même époque, et dans lesquelles ils avaient pris parti contre le chancelier, les firent représenter comme des hommes qui sacrifiaient les affaires intérieures aussi bien que celles du dehors à leur excessive ambition. Les propos de leur société intime furent rapportés, exagérés et envenimés de toutes les manières. Le roi, pendant le voyage du courrier, avait commencé à leur témoigner de la froideur; elle se tourna en répugnance à son retour, et pendant les trois ou quatre jours qui précédèrent leur disgrâce, ils ne purent obtenir ni conversation, ni travail avec lui. Il en résulta même que M. le duc de Choiseul, qui avait dans son portefeuille le compte des dépenses de ses deux départements pendant l'année 1770, ne put le faire approuver et signer par le roi et perdit ainsi près de quinze cent mille francs de fonds non employés, que le roi, suivant son usage, lui accordait comme gratification à la fin de chaque service.

Enfin le 23 décembre 1770, le roi ayant pris courage, envoya, au moment de partir pour la chasse, M. de la Vrillière porter à M. de Choiseul une lettre très sèche par laquelle il l'exilait à Chanteloup, et une, un peu moins sévère à M. de Praslin, pour lui prescrire de se retirer immédiatement à Praslin. Le roi était si rêveur pendant toute cette journée, et tira tant de fois sa montre, qu'on put aisément juger qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Il ne parut un peu à son aise, que lorsqu'il apprit à son retour à Versailles que ses ordres avaient été exécutés avant midi, et qu'il avait trois départements à donner. C'est alors que madame du Barry commença réellement à jouer le grand rôle de favorite. Elle fit accorder, par l'influence de M. le prince de Condé, le département de la guerre, à M. de Monteynard[380], ancien lieutenant général, officier médiocre et ministre plus médiocre encore. La marine, par la protection du chancelier de Maupeou, fut confiée à M. de Boynes[381], conseiller d'État qui avait fourni le projet du remplacement du parlement par le grand conseil; et les affaires étrangères, qu'elle ne put de plein saut, faire donner au duc d'Aiguillon, passèrent provisoirement dans les débiles mains de M. de la Vrillière. L'abbé de la Ville, qui vit des fenêtres de son bureau tous ces changements et ces départs, ne perdit pas encore tout à fait espérance. Mais deux mois après, lorsque madame du Barry eut triomphé de la répugnance que le roi avait pour M. d'Aiguillon, il se trouva fort heureux de recevoir pour récompense l'évêché in partibus de Triconium, avec une abbaye. Le roi ne voulut point qu'il quittât les bureaux où il le croyait nécessaire.

C'est ainsi que finit ce ministère, qu'on peut appeler un règne de onze ans, qui a laissé quelques noms propres et très peu de faits pour l'histoire. Un simple résumé, et les traits caractéristiques des personnages qui ont eu quelque influence ou quelque part dans les affaires de ce temps, aideront à déterminer l'importance que cette période doit obtenir dans nos annales.

Le traité de 1756, qui y tient une grande place, avait été fait avec une précipitation inconcevable, où tout montre l'entraînement que donnait l'humeur du traité signé au mois de janvier précédent entre l'Angleterre et la Prusse. L'irréflexion ressort de tous les articles. Certes, si le traité de 1756 eût été médité, s'il eût été fait par des esprits plus calmes, si l'on eût été bien pénétré du danger que courait la France en unissant, à une pareille époque, sa cause à celle d'une puissance qui avait sur le continent tant de sujets de querelles, on n'eût pas consenti à ce que, par la principale condition du traité, on exceptât du casus fœderis, la guerre qui éclatait au moment même entre la France et l'Angleterre. On n'eût point été dupe de cette apparence de réciprocité qu'établissait la garantie mutuelle, quand cette garantie ne s'étendant qu'aux possessions que les puissances contractantes avaient en Europe, assurait à l'Autriche tout son territoire, et permettait, sans qu'il y eût aucune infraction de commise, que la France occupée et épuisée par la guerre continentale, perdît ses plus belles colonies. Mais il est juste de dire, que M. de Choiseul n'a point été consulté et qu'il n'assista à aucune des conférences dans lesquelles on arrêta les stipulations de ce fameux traité. Il était à Rome, tout entier aux affaires de la Rote, ou aux querelles des jésuites, lorsque M. l'abbé de Bernis et M. de Stahremberg négociaient à Versailles. M. de Choiseul ne revint de Rome qu'à la fin de cette même année 1756. Il convient donc de décharger sa mémoire de la signature du traité, en le laissant toutefois sous le poids de l'accusation d'un grand nombre de ses suites et de ses funestes conséquences.

Entraîné, comme il l'était dans le tourbillon des affections et des intérêts de madame de Pompadour, il s'identifia avec le nouveau système, se flattant toutefois de pouvoir en arrêter les dangers par une surveillance continue, dont la légèreté de son caractère le rendait parfaitement incapable. Il lui aurait fallu toujours à ses côtés M. Pfeffel[382], pour appeler sans cesse son attention sur les empiétements imperceptibles par lesquels la cour de Vienne, habile en ce genre, augmentait journellement son influence, en faisant prévaloir ses prétentions dans toutes les questions qui touchaient à la constitution germanique, tandis que le garant de cette grande charte, le protecteur du traité de Westphalie, le roi de France en un mot, devint, presque sans s'en apercevoir, l'instrument des entreprises et des succès de cette ambition graduelle.

Ce serait, au reste, une erreur de croire, que ce que je blâme le plus dans le traité de 1756, soit le nouveau système d'alliance qu'il établit, et la nouvelle direction qu'il devait donner à la politique française. Les Français, habitués depuis longtemps à regarder l'Autriche comme une puissance rivale, naturellement ennemie, que la France doit toujours redouter, considèrent une alliance avec elle comme une chose monstrueuse, absolument contre nature. Le préjugé influe beaucoup sur cette manière de voir; il faudrait peut-être en chercher l'origine dans les rivalités personnelles des souverains qui se sont disputé la domination de l'Italie, plutôt que dans une rivalité des deux puissances, fondée sur la nature des choses; mais de nos jours encore, ce préjugé est trop fort et trop généralement répandu, pour que je ne sente point la nécessité d'expliquer à ce sujet toute ma pensée.

Les alliances qui ont la conquête pour objet sont pernicieuses; d'abord, pour ceux contre qui elles sont dirigées, et en définitive, pour ceux mêmes qui les ont faites. Mais quel que soit l'événement, elles ne sauraient jamais être durables par mille raisons: j'en ai rapporté quelques-unes plus haut. Ces alliances ne peuvent donc, en aucun cas, former un système politique, et il serait hors de propos d'en parler.

Mais des alliances peuvent avoir pour but, non de faire la guerre, mais de rétablir ou de maintenir la paix; non d'acquérir des provinces, mais d'assurer à chacun des contractants la conservation de ses possessions;—non de mettre en péril la tranquillité des autres États, mais d'empêcher qu'aucun État puisse menacer la sécurité d'un autre. Personne ne niera que des alliances dont toutes les conditions seraient calculées de manière à atteindre ce but, ne présentassent des avantages inappréciables. Mais bien peu de puissances peuvent contracter des alliances semblables. Les grandes puissances, ou plutôt des puissances de premier ordre, le peuvent seules.

Il faut ensuite que leur position géographique ne soit pas un obstacle au développement de leurs moyens d'influence. Ainsi l'Espagne ne pourrait entrer avec fruit dans une alliance de cette sorte; car, à moins que l'alliance ne s'appliquât spécialement à des relations et à des intérêts maritimes, elle n'y apporterait qu'une influence infiniment moindre que ne semblerait le promettre sa force absolue.

Cette influence même, à vrai dire, serait à peu près nulle.—La Prusse est géographiquement une puissance si mal constituée, qu'elle ne peut pas ne pas être animée de l'esprit de conquête, et qu'elle ne peut point ne pas être dépendante. Avec une assez grande étendue de côtes, sans pouvoir créer une marine militaire, attendu que ses revenus bornés ne suffisent qu'à grand'peine à l'entretien de ses armées de terre, elle sera toujours, à cet égard, à la merci de l'Angleterre qui peut en un instant ruiner tout son commerce. Obligée de tenir ses forces disséminées sur une bande longue et étroite, elle sera toujours dépendante de la Russie, qui peut envahir le duché de Posen et la Silésie, avant qu'une armée prussienne ait été réunie.

Et pourtant, malgré une situation qui semblerait devoir commander le repos, ou n'admettre la possibilité d'en sortir que par une impulsion étrangère, le sentiment de sa propre conservation fait à la Prusse une sorte de nécessité de tendre toujours à faire des conquêtes. Un État dont la configuration est telle, que le résultat d'une seule bataille peut être de le couper en plusieurs morceaux, de manière à intercepter toute communication entre eux, est dans une situation trop périlleuse et trop précaire, pour qu'il ne cherche pas constamment à en changer, et il paraît inévitable ou que la puissance prussienne périra bientôt, ou qu'elle réunira sous sa domination une partie considérable de l'Allemagne. Il est bien vrai qu'à l'époque dont nous parlons et avant le partage de la Pologne[383], elle n'était pas exposée aux mêmes dangers, parce qu'elle n'occupait pas le même rang; mais si elle doit plus d'éclat à l'ambition du prince célèbre qui lui a fait prendre celui qu'elle occupe aujourd'hui, elle ne lui devra point d'avoir rendu son existence permanente plus solidement assurée.

La Russie, avant qu'elle ait pris une place dans le système politique de l'Europe, n'avait jamais eu avec la France aucune relation suivie; jamais aussi elle n'en eut d'intimes, depuis qu'elle s'est introduite en Europe, si ce n'est à une époque récente où tous les rapports naturels des différents États se trouvèrent détruits, et où ces deux puissances étant restées seules entières sur le continent, leurs gouvernements s'allièrent, l'un pour parvenir plus facilement à faire de nouvelles conquêtes, l'autre dans l'espoir de les partager[384]. De telles vues ne pouvaient manquer de mettre promptement aux prises les deux alliés. Dans la lutte qui s'engagea, la Russie courait peu de risques. Nous touchons encore aux dangers auxquels la France s'est trouvée exposée. Elle porte actuellement la peine de l'ambition qui l'avait rapprochée de la Russie. A l'avenir, ce ne pourrait être encore que le même motif qui les réunît l'une et l'autre. Les anciens rapports entre les différents États de l'Europe ont été ou rétablis ou remplacés par des rapports nouveaux. Mais la France et la Russie n'ont toujours aucun intérêt commun; tous ceux qui les divisaient autrefois doivent les diviser désormais, s'il est possible encore davantage. Et si, contre tous, les conseils de la prudence, il pouvait arriver un jour que la France recherchât une seconde fois cette alliance, l'effet inévitable et immédiat qu'elle aurait, serait de produire un rapprochement intime entre l'Autriche et la Prusse, qui, remontées au rang d'où elles étaient déchues, sont aujourd'hui en état de veiller à leur propre conservation, et ne sont plus réduites à attendre avec résignation leur salut des incertaines combinaisons du hasard. Quelque peu de sûreté que présente l'alliance de la Prusse, l'Autriche, n'ayant plus à choisir serait bien dans la nécessité de s'en contenter. La France, alors, se serait placée dans une position si fausse, que ce qu'il y aurait de plus à craindre pour elle, serait que l'Autriche et la Prusse ne vinssent à succomber. Car, si cela arrivait, les mêmes causes qui ont déjà changé en ennemis des alliés si peu faits l'un pour l'autre, les auraient bientôt divisés encore, et le succès de la nouvelle lutte qui s'engagerait entre eux, serait bien moins douteux que celui de la première que la France avait commencée, en traînant sous ses drapeaux les forces de presque toute l'Europe. Un rapprochement aux dépens de la France ne manquerait pas de s'opérer entre les trois puissances du Nord, et on verrait une répétition des événements de 1813 et 1814, et probablement avec des conséquences encore plus fâcheuses.

Tout bien considéré, je ne vois que la France et l'Autriche qui puissent former une alliance dans le but que j'ai indiqué. Leur étendue, leur puissance, leurs richesses sont telles, qu'elles n'ont rien à envier à personne, rien à désirer que de conserver ce qu'elles possèdent. Elles ont la force nécessaire pour maintenir par leur accord tout en repos autour d'elles. Les plus fortes puissances du centre de l'Europe, elles seraient aussi les plus fortes de l'Europe entière, si, depuis un siècle, il ne s'en était élevé une au nord, dont les effrayants et rapides progrès doivent faire craindre que tant d'envahissements par lesquels elle s'est déjà signalée, ne soient encore que le prélude d'envahissements toujours croissants qui finiront par tout engloutir. Le commun danger dont cette puissance menace l'Autriche et la France, doit être pour elles un lien de plus, et même le plus fort de ceux qui doivent les unir. L'une y est plus prochainement exposée, mais dès que celle-ci aurait succombé, l'autre ne saurait manquer de succomber à son tour; et avec elle, tout le reste de l'Europe.

On voit par là combien a fait de mal, surtout pour l'avenir, l'homme qui, en forçant l'Autriche à se précipiter dans les bras de la Russie, a avancé peut-être de plusieurs siècles la domination que prendra cette puissance. Dieu veuille que les cabinets de l'Europe soient assez éclairés pour ne pas la rendre prochaine!

Dans le siècle dernier on a fait trop peu d'attention aux pas de géant de la Russie, dès qu'elle a commencé à se montrer. Parce que, pendant des siècles, son nom était resté pour ainsi dire inconnu, on n'a pas imaginé que déjà elle était à craindre. On n'a pas su voir qu'un pays qui, par son étendue et ses immenses déserts, et par la rigueur de son climat est à l'abri de toute invasion, a sur les autres d'incalculables avantages; que, n'ayant rien à faire pour la défense, il peut réunir tous ses efforts pour l'attaque; que le peuple encore tout barbare qui l'habite, joignant un courage féroce à une grossièreté d'organes qui en double la force, une soumission absolue à une obéissance passive, n'ayant que des besoins peu nombreux et qui ne dépassent point les bornes du nécessaire le plus strict, est, entre les mains de son gouvernement, un instrument aussi facile à manier qu'il est formidable. Quoique tout cela fût palpable, on n'en soupçonna rien; la petite vanité de quelques philosophes ayant été flattée, il n'en fallut pas davantage pour qu'ils se missent à vanter et Catherine II et son gouvernement, et son pays, et même ses conquêtes. On les crut sur parole et sans examen, et bientôt la mode vint d'admirer ce que l'on ne connaissait point, et qui n'aurait dû inspirer que de la crainte. Qu'était-ce cependant, et qu'est-ce toujours que cette nation, ce peuple, ce gouvernement que les philosophes du XVIIIe siècle se sont mis si inconsidérément à prôner? Il est assez curieux d'observer que dans le même temps qu'ils se portaient accusateurs de tous les gouvernements de l'Europe civilisée qu'ils représentaient comme absolus, comme oppresseurs, comme ayant usurpé les droits des peuples, ils aient réservé toutes leurs louanges pour un gouvernement despotique de sa nature; qu'ils se soient attendris sur le prétendu esclavage des peuples civilisés, et déjà depuis longtemps affranchis du lien antique de la servitude, et qu'ils n'aient rien trouvé à dire sur le sort de tout un peuple de serfs. Car il n'y a point de classe moyenne en Russie, mais seulement un petit nombre de maîtres et une multitude d'esclaves[385]. Cela seul suffit pour juger quelle distance il y a de ce pays aux autres.

On sent que rien de ce qui fait la véritable gloire d'une nation ne doit s'y trouver; que là où la presque totalité des sujets est la propriété de quelques autres, il ne saurait y avoir ni générosité ni noblesse de sentiments. En effet, les sentiments élevés ne se font pas remarquer chez ce peuple, soit parmi les maîtres, soit parmi les serfs. On parle un peu de la bonté des premiers, de leur douceur envers leurs paysans, du bonheur dont ils les font jouir. Mais cette douceur, ce bonheur sont juste ce qu'il faut pour que le serf ne soit pas porté, par un trop grand malaise, à penser à la possibilité de changer de mode d'existence. C'est assurément là un bien mince sujet d'éloge. Quoi qu'il en soit, au reste, de l'opinion que l'on peut avoir des vertus et des vices inhérents à une telle organisation sociale, ce qui est certain pour tout le monde, c'est que l'influence sur le reste de l'Europe d'une nation encore complètement barbare, quelque forme, quelque couleur que prenne son gouvernement, serait une grande calamité. Que serait-ce donc de sa domination[386]?

Ce n'est pas, on le voit, l'alliance en elle-même avec l'Autriche que je blâme dans le traité de 1756, puisqu'une alliance semblable est, à mon avis, le seul moyen de prévenir cette calamité ou d'en reculer l'époque. Ce sont les petits motifs qui ont porté à faire ce traité, les petites conceptions qui y ont présidé, les petits résultats qu'on a préparés, les petites passions par lesquelles on s'est laissé conduire; car tout a été petit dans cette circonstance.

Ce n'est pas non plus d'avoir laissé subsister ce traité dont il n'est pas l'auteur, que je blâme M. de Choiseul; c'est de n'avoir pas, pendant toute la durée de sa longue et toute-puissante administration, songé un seul moment à donner une direction vraiment utile à ce nouveau système d'alliance, ou plutôt c'est d'avoir adopté ce système et de n'avoir même pas entrevu de quelle manière il pouvait devenir avantageux. Un des reproches les plus graves qu'ait mérités M. de Choiseul est assurément de n'avoir rien vu de ce qui se passait dans le nord; de n'avoir rien prévu de ce qui s'y préparait, et, par conséquent, de n'avoir pourvu à rien. Cela seul suffirait pour justifier tout ce que j'ai dit de sa légèreté, de son imprévoyance, et du peu de profondeur de ses vues.

Cependant, comme il n'est pas refusé aux hommes légers et qui ont de l'esprit, d'avoir ou d'adopter quelquefois des idées utiles pourvu qu'elles ne leur donnent pas trop de peines de détail, M. de Choiseul pressentant le jugement de l'histoire à son égard, voulut marquer son ministère par un acte politique qui eût quelque éclat, et qui parût balancer l'alliance autrichienne. Pour cela, il conçut le projet du pacte de famille avec le roi d'Espagne et les autres souverains de la maison de Bourbon. Nous reconnaissons volontiers que ce pacte, signé le 15 août 1761, était une conception vraiment digne d'un homme d'État. Il offrait de grands avantages aux puissances qui s'unissaient par cet acte important. Pour la France, en lui assurant toute sécurité sur sa frontière des Pyrénées, il rendait son action beaucoup plus libre sur ses autres frontières; il lui donnait l'appui de la marine espagnole, qui, à son tour, recevait celui de la marine française; et toutes les deux trouvaient des ressources dans les ports de Naples et de la Sicile. Enfin, cette union des trois branches de la maison de Bourbon, leur donnait la domination à peu près exclusive de la Méditerranée.

Mais il aurait fallu, pour que le pacte de famille profitât réellement aux trois puissances associées, qu'il eût été contracté au début de la guerre de Sept ans et non à une époque où la France, déjà épuisée par les désastres de cette guerre, dut entraîner l'Espagne dans sa ruine et hâter par là, la décadence de cette dernière puissance. D'ailleurs, comme nous l'avons dit plus haut, pour la France, le résultat le plus clair de son alliance intime avec l'Espagne à cette époque, fut de devoir lui abandonner la Louisiane pour l'indemniser de la perte des Florides.

Si nous recherchons les autres actes du ministère de M. de Choiseul que l'histoire a recueillis, nous trouvons d'abord l'occupation du comtat d'Avignon, opération sans utilité et sans gloire. Une fantaisie porta à s'en emparer, la peur du diable le fit rendre. On ne se donna pas même la peine de justifier par une raison quelconque l'invasion ni la restitution[387].

La conquête de la Corse[388], qui date du même temps, doit passer pour importante, si l'on veut oublier ce qu'elle a coûté d'hommes pour la faire, et d'argent pour la conserver. Les avantages que l'on en attendait pour la marine ont été à peu près nuls jusqu'à présent; mais c'est dans la Méditerranée une province française qu'enviaient fort les Anglais, avant de s'être emparés de Malte. Il y a des chances pour que cette possession nous soit utile dans l'avenir.

Une affaire de discipline intérieure et qui ne laisse pourtant pas que de marquer dans le ministère de M. de Choiseul, a été la destruction de l'ordre des jésuites[389]. Il avait cru rencontrer souvent leur influence dans les affaires ecclésiastiques et dans les querelles parlementaires; et quoique avec un clergé aussi éclairé, aussi mêlé avec le grand monde que l'était celui de France, le travail des jésuites eût moins d'inconvénients qu'il n'en aurait eu avec un clergé sans lumières et sans consistance, peut-être était-il bien de chercher à diminuer le crédit de cet ordre. On pouvait même vouloir le détruire. Je n'examine pas cette question qui me conduirait trop au delà de mon sujet. Mais toujours est-il vrai de dire, qu'un gouvernement monarchique, tel qu'était celui de la France à cette époque, pouvait trouver plus d'utilité que de danger à voir la direction de l'esprit de famille, et jusqu'à un certain point de l'esprit public, rester entre les mains des jésuites. On pourrait remarquer à l'appui de cette opinion qu'en 1789, pas un des membres de la minorité de la noblesse n'avait été élevé par les jésuites. Mais M. de Choiseul, souverainement léger et ennemi de tous les pouvoirs qui ne dérivaient pas de lui, détruisit les jésuites, uniquement parce qu'il ne se croyait pas sur eux une influence première. C'était une question d'État, il en fit une question d'intrigue. M. le duc de la Vauguyon[390] et M. le Dauphin[391] les soutenaient; son intrigue fut de les attaquer. Plus tard il fit la guerre aux philosophes (dans la comédie qu'il fit faire par Palissot[392]) parce qu'ils lui prenaient quelque portion de l'empire qu'il voulait exercer seul sur son temps. Ce ne sont pas des raisons d'un ordre supérieur qui le déterminèrent: il voyait des hommes qui s'étaient emparés de beaucoup d'opinions, et il voulait, dans l'intérêt de son amour-propre, disposer de toutes.

C'est aussi la haine de M. de Choiseul contre les jésuites, qui a été le principal motif de la désastreuse expédition de Cayenne, au commencement de 1764. Il en ordonna tous les détails d'après des mémoires qui lui avaient été remis par M. de Préfontaine[393]. Celui-ci, homme d'esprit et d'intrigue, avec quelques phrases de philanthropie et quelques insinuations contre les jésuites, que M. de Choiseul voulait dépouiller de leurs grandes et riches possessions dans les colonies, parvint à faire adopter tous ses plans.

Par le traité de 1763, la France cédait à perpétuité le Canada et l'Acadie[394] aux Anglais. Les habitants de ces colonies, et particulièrement les Acadiens, montraient à la France un grand, attachement. D'un autre côté, le sort des nègres commençait à inspirer quelque intérêt. M. de Choiseul fit décider dans le conseil du roi, qu'au milieu des colonies à nègres, on formerait des établissements pour la culture desquels on n'emploierait que des blancs. Dans cette vue, on transporta à Saint-Domingue environ trois mille Acadiens, à la Martinique deux mille; huit cents à la Guadeloupe; la grande expédition fut dirigée vers Cayenne. Deux cent treize bâtiments de tout tonnage partirent de France. Ils portaient dix mille cinq cents personnes. L'Acadie en fournit huit mille, et deux autres bâtiments arrivèrent en même temps des différentes colonies. M. de Chanvalon[395] avait été nommé intendant; M. de Béhague[396], commandant militaire, et le chevalier Turgot[397], qui avait été consulté, gouverneur général. Jamais l'imprévoyance et la légèreté n'ont été poussées plus loin. Une vingtaine de mille hommes furent jetés sur une plage où ils ne trouvèrent ni maisons, ni magasins, ni apothicaireries, ni hôpitaux, ni même abris contre les ardeurs du soleil qui, à 4o 55´, sont mortelles pour les hommes non acclimatés, si l'on néglige quelques-unes des précautions exigées par l'expérience. Aussi, au bout de quinze jours, la moitié de ce qui était débarqué avait péri; et après cinq mois, il ne restait pas trois cents personnes de l'expédition. Mais cela se passait loin, et la mode qui entourait M. de Choiseul, fermait tous les accès à la vérité.

Dans l'administration de la guerre, M. de Choiseul porta une agitation fatigante pour les troupes. Il fit chaque année des changements. Nouveaux genres d'instruction, nouvelles manœuvres, nouvelle tactique, nouveaux uniformes, tout cela plaisait à la jeune noblesse française qui, toujours mobile et brave, admirait le ministre qui abandonnait les anciennes idées et perfectionnait, disait-on, la tactique par laquelle on croyait que les Prussiens s'étaient couverts de gloire. Comme si les bons ou les mauvais succès militaires ne dépendaient pas toujours des talents du général! L'art de la guerre varie en Europe tous les dix ans. Tantôt telle puissance a une meilleure infanterie, tantôt c'est la cavalerie qui décide des combats, ou bien la supériorité est attachée à l'arme de l'artillerie. Il n'y a point de principes fixes à cet égard; tout est dans le génie de celui qui commande.

L'influence de M. de Choiseul s'étendit d'une manière désastreuse sur les finances, par les choix ineptes qu'il porta le roi à faire. Il indiqua M. de Silhouette[398] par complaisance pour M. le duc d'Orléans. Ce ministre débuta par faire porter la vaisselle de tous les particuliers à la Monnaie, et celle même du roi tandis que la cour de Vienne pour laquelle on s'était ruiné, en faisait faire une en or et se plaisait à la montrer aux noces magnifiques de l'archiduc Joseph avec une princesse de Parme[399]. M. de Silhouette, devenu fou au milieu du conseil du roi, fut remplacé par M. de Laverdy[400], simple conseiller au parlement, désigné uniquement parce qu'il était un des plus opposés à l'enregistrement d'édits bursaux qui déplaisaient généralement. On lui supposait du crédit dans sa compagnie. Il en avait quand il était en opposition avec la cour; il ne s'en trouva plus, quand il voulut la servir. M. de Laverdy devenu inutile, on le renvoya. M. de Choiseul fit nommer à sa place M. d'Invault[401], et avec ses formes légères, il donnait pour raison de cette préférence qu'il l'avait toujours aimé, et qu'il avait été au collège avec lui.

Il est possible de soutenir que de tous les choix faits par l'influence de M. de Choiseul, il n'y en eut qu'un de bon, celui du duc de Praslin. Son bonheur le servit dans cette occasion. On a cru beaucoup qu'il n'avait cherché dans cette espèce d'association qu'un aide soumis à ses caprices. Il se trouva, au contraire, que M. de Praslin était un homme dont la trempe d'esprit était forte, qui avait un caractère noble et ferme, et des idées saines qu'il exprimait même avec un peu de rudesse. Mais ses belles qualités étaient rendues perpétuellement inutiles par une santé misérable: il n'y avait pas un quart d'heure de la journée pendant lequel il pût être tout entier à son travail. Dans les moments où il se portait bien, il n'épargnait pas à son cousin les contradictions d'opinion, et souvent même des reproches assez sévères. On l'estimait, et on le craignait dans sa famille. Madame de Gramont savait plier son caractère devant lui; et comme malgré ses sourcils épais et son visage laid et grave, il avait un fond de sensibilité, il s'était laissé aller à tant aimer le duc de Choiseul, qu'après lui avoir montré ses erreurs, il éprouvait une reconnaissance extrême quand il les réparait, de même que quand M. de Choiseul persistait, M. de Praslin restait disposé à les excuser et à les défendre.

Le portrait de M. de Praslin que je viens de faire, me conduit naturellement à parler de l'extérieur de M. de Choiseul. La nature l'avait fait laid aussi: il était roux; avec un peu d'art de toilette, il s'était à peu près travesti en blond; les formes de son visage et celles de sa tête étaient communes; il avait les yeux spirituels, sa taille était assez bien prise; il tirait un grand avantage de la beauté de ses mains qui étaient petites, effilées, blanches et parées par de beaux ongles. Son maintien hardi, son visage rond et son front élevé, contrastaient complètement avec le toupet avancé, le teint hâve et l'air modeste de M. de Praslin. Jamais deux hommes n'ont été, au moral et au physique, plus dissemblables.

Madame de Pompadour n'avait point d'esprit; ses yeux bleus sans éclat ni vivacité décelaient le vide de sa tête. Quoiqu'elle eût été élevée et eût vécu dans la société financière de Paris, qui était assez distinguée alors, elle avait mauvais ton, des manières de parler vulgaires, dont elle n'avait pu se corriger, même à Versailles. Elle différait en tout point de madame du Barry qui, moins bien élevée, était parvenue à avoir un langage assez pur. Madame du Barry avait les yeux moins grands, mais ils étaient spirituels; son visage était bien fait, et ses cheveux étaient de la plus grande beauté; elle aimait à parler[402], et elle avait attrapé l'art de conter assez gaîment; elles possédaient l'une et l'autre, celui de mentir, au premier degré.

Madame de Gramont, avec un air de famille, avait eu dans sa jeunesse ce qu'on appelle la beauté du diable. Elle était blanche, grasse et fraîche; son caractère était élevé et son esprit était libre et fort. Elle aurait été éloquente, si cela avait été possible avec un mauvais son de voix. Elle écrivait bien. Elle avait dans ses manières quelque chose d'attirant et cependant d'absolu. Dans sa chambre, elle ne souffrait qu'une opinion; tout ce qui aimait M. de Choiseul y était bien traité; le reste n'y entrait pas. Elle avait du culte pour son frère, et du dévouement pour ses amis. La galanterie n'a occupé que peu de moments dans sa jeunesse. Le jour où elle est entrée dans le monde, elle s'est placée la première dans la société, et elle l'est restée jusqu'à la fin de sa vie.

Parmi les hommes qui ont joué de grands rôles sous le ministère de M. de Choiseul, le chancelier Maupeou semble mériter une place à part. C'était un homme à la fois plein d'invention, d'esprit, de malignité, et caressant jusqu'au dégoût. Tous les hommes vulgaires et de mauvais ton étaient enchantés de lui: il déplaisait à toute la bonne compagnie: Cela lui était égal. Il suivait, sans jamais s'en écarter, la ligne qu'une fois il s'était tracée. S'il eût vécu du temps de Louis XI, il aurait été son premier ministre et son serviteur le plus intime.

M. d'Aiguillon avait commencé sa carrière comme M. de Choiseul par des bonnes fortunes. Il en avait eu de brillantes. Il était entré dans le monde avec plus d'avantages pour cette sorte de succès, parce qu'il était né riche, avec des dignités acquises, et qu'il avait une fort jolie figure. Mais il n'avait ni noblesse ni élévation de caractère. Les affaires de la politique lui étaient absolument étrangères; il avait peu lu, il n'avait point voyagé, et il ne connaissait l'Europe que par la conversation de Paris. Les querelles des pays d'états, du parlement et quelques études militaires, avaient fait tout le travail de sa vie.

Le grand reproche politique qu'on lui a fait, a été d'avoir ignoré le premier partage de la Pologne, avant qu'il soit consommé, mais cette ignorance datait de plus loin que lui: elle tenait à ce que les manœuvres mystérieuses de la cour de Vienne n'avaient pas été connues sous le ministère de son prédécesseur; et c'est un coup de la fortune de M. le duc de Choiseul, qu'il ne soit pas resté six mois de plus en place; car il est plus que vraisemblable qu'il n'en aurait pas su davantage.

La disgrâce de M. de Choiseul présenta des différences extrêmement remarquables avec les autres disgrâces ministérielles qui eurent lieu sous le règne de Louis XV. Jusqu'à lui, aucun des ministres exilés par ce monarque n'avait reçu de consolations ni de marques d'attachement ou de reconnaissance, que de la part de sa famille; encore se faisait-on un devoir de demander avec précaution, et seulement en cas de maladie, la permission d'aller leur faire une courte visite. M. le cardinal de Bernis à Soissons, M. d'Argenson aux Ormes, M. de Machault à Arnouville, M. de Maurepas à Bourges, M. le Duc même[403], en remontant plus haut, à Chantilly, étaient restés dans l'isolement le plus complet. Personne n'osait plus prononcer leur nom en présence du roi, qui se plaisait à voir dans ce silence absolu, de la part de tout le monde, une approbation générale de la détermination qu'il avait prise. Il n'en a pas été de même à l'égard de M. de Choiseul. Le ton de la bonne compagnie pendant son long ministère était plutôt d'être le courtisan du ministre que le courtisan du roi.

Il était à la mode de s'identifier avec ses intérêts pendant le débat qui eut lieu entre son crédit et celui de la favorite. La société de madame du Barry n'avait pu s'élever à la hauteur de celle de madame de Pompadour; ses femmes, ses hommes, ses grâces, ses ministres ne lui donnaient qu'un éclat bien terne auprès de l'immense et puissante société de M. de Choiseul.

L'habitude qu'on avait prise de prononcer sans respect le nom du roi; le mépris dont on s'était accoutumé à couvrir impunément les amis de madame du Barry, avaient établi dans les esprits une sorte d'indépendance que l'âge et la faiblesse du roi avaient autorisée.

Quelques amis de M. de Choiseul, quelques jeunes gens sur lesquels il avait répandu des grâces prématurées, osèrent demander la permission d'aller le voir à Chanteloup. Les entours de la favorite se trompèrent dans l'espèce de dédain qu'ils crurent devoir lui conseiller d'affecter sur ces premières demandes; le nombre en augmenta, il ne fut plus possible d'en refuser aucune. Plusieurs femmes donnèrent l'exemple d'aller à Chanteloup sans permission. Beaucoup d'hommes qui ne tenaient à la cour par les liens d'aucun service se hasardèrent à les imiter. En sorte qu'il y eut à Chanleloup une foule et une cour qui avaient l'air de lutter avec celles de Versailles. La médiocrité des nouveaux ministres, le manque de considération de ceux qui étaient restés[404], l'indifférence que portait le roi dans les affaires les plus importantes, ôtèrent à toutes les déterminations du conseil le caractère de la durée. Il se forma alors une mode d'insubordination qui détruisit le prestige de l'autorité. Elle peut être regardée comme l'origine de cet esprit de résistance qui s'est manifesté avec tant d'éclat sous le règne suivant.

On alla jusqu'à ériger dans les jardins de Chanteloup une pyramide, sur laquelle la vanité inscrivit tous les noms de ceux qui vinrent payer cet hommage de la mode à l'illustre exilé; et si l'on voulait observer que ces mêmes noms se retrouvent vingt ans plus tard sur la fameuse liste des émigrés, on jugerait peut-être bien de l'inconséquence, bien de la légèreté dans les actions de la noblesse française à cette époque, et ensuite bien de l'injustice dans ses jugements.

Au reste, cet esprit moqueur, léger, irréfléchi, toujours s'enivrant, de la noblesse française, reparaît souvent dans notre histoire. On le retrouve chez madame de Longueville comme à Coblence. Mais il est un autre esprit, qui pour appartenir à une autre classe de la société, n'en est pas moins français; il a fallu Henri IV pour calmer les vieux ligueurs, bourgeois de Paris; en 1791, ils ont pu devenir les maîtres.

Les affaires personnelles de M. de Choiseul se ressentirent bientôt de l'immense dépense à laquelle cette espèce de gloire le condamna; le désordre magnifique dans lequel il avait vécu à Versailles, le suivit dans sa brillante retraite, et les revenus des ministères de la guerre et des affaires étrangères, celui de la charge de colonel général des Suisses, de la surintendance des postes, ainsi que les faveurs particulières qu'il se faisait annuellement accorder, manquant à ses recettes, il fallut y suppléer par les aliénations de son faible patrimoine et de la fortune de madame de Choiseul; le dévouement de celle-ci fut récompensé par le plaisir qu'elle eut de l'offrir tout entière à sa mémoire en payant ses dettes après sa mort.

On s'était attendu et tout portait à croire qu'à la mort de Louis XV, l'opinion publique forcerait le nouveau roi à rappeler à la tête des affaires un ministre, dont la disgrâce avait paru si généralement improuvée. Mais cinq ans d'éloignement de la cour avait lassé cette faveur populaire. L'esprit de critique et même d'opposition au gouvernement, après l'heureux essai qu'il avait fait de ses forces à l'occasion de l'exil de M. de Choiseul, en avait pris plus de confiance; il s'affermissait de plus en plus, mais sa direction était changée.

Plus indéterminée et plus vague dans son objet, l'opposition regardait au loin, et visait plus haut. L'intérêt pour M. de Choiseul n'était plus rien. Aussi, malgré la faiblesse de Louis XVI, malgré le crédit de la reine et l'appui qu'elle était portée à donner aux espérances et à l'ambition de M. de Choiseul, ses instances ne parvinrent qu'à faire cesser son exil.

Les préventions du jeune roi, entretenues par Mesdames ses tantes[405], l'emportèrent. L'esprit et les intérêts de la cour n'étaient plus les mêmes qu'à la fin du règne de Louis XV. De nouveaux ministres, de nouvelles espérances, des ambitions naissantes se présentaient de toute part: les vieux courtisans s'éloignaient ou mouraient. La reine n'avait pas été consultée sur le choix du premier ministre. Ce choix une fois fait, il n'était plus possible d'en revenir et d'appeler M. de Choiseul au seul poste qu'il lui convenait d'occuper.

Là, s'éteignit l'éclat de cette carrière brillante, plus remarquable par des succès de société, que signalée dans l'histoire par des traits caractéristiques d'un mérite réel et d'une solide gloire. M. de Choiseul finit par le discrédit qui s'attache à un homme persécuté par ses créanciers, et uniquement occupé à en repousser les attaques. Le chagrin aggravant une maladie légère le conduisit au tombeau. Il mourut sans regrets et sans bruit. M. de Choiseul ne sera pour l'histoire qu'un homme qui a gouverné la France par le despotisme de la mode, pendant onze années, sans que son nom rappelle ni batailles gagnées, ni traités glorieux, ni ordonnances ou réglements utiles, et qui a préparé de grands maux sentis jusqu'à nos jours, par l'arbitraire qu'il a établi dans les différentes administrations, et par l'esprit de critique et de déconsidération de l'autorité royale, qu'il a encouragé jusqu'à la fin de sa vie.

M. de Choiseul n'a pas senti que cet esprit de critique dans un gouvernement arbitraire, sans issue légale, devient ainsi le plus grand élément de décomposition. La révolution, si longtemps préparée par tout ce qui aurait pu et dû la prévenir en est une terrible preuve. Henri IV est le dernier de nos rois qui ait su céder et résister quand il le fallait.

FIN DE M. LE DUC DE CHOISEUL.

INDEX ALPHABÉTIQUE
DES NOMS DES PERSONNAGES
MENTIONNÉS DANS CES MÉMOIRES

A

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