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Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 5

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MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 11 avril 1834.

Mon prince,

»Les tourments, depuis quinze jours, ne nous laissent pas en repos. A celui du ministère a succédé celui de Lyon. Je viens avec empressement vous faire part des nouvelles arrivées ce matin, qui sont un succès complet. Les troupes sont maîtresses de toutes les positions; le résultat est assuré, d'après ce que nous mande le préfet, le 9 au soir; mais il y a toujours à gémir de ces victoires-là sur les malheureux qui en sont victimes. Les insurgés étaient retirés et cernés dans quelques petites rues encore, mais où on les aura à discrétion; il est impossible qu'ils y tiennent. Il paraît qu'ils avaient été casser le télégraphe du poste après Lyon; on le suppose parce que depuis hier matin il n'y a pas eu de dépêches télégraphiques...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 13 avril 1834.

Monsieur le comte,

»Lord Palmerston m'avait invité à passer chez lui ce matin pour m'entretenir d'une affaire qui, m'écrivait-il, méritait tout notre intérêt. Je sors de cette entrevue qui a été assez longue, et je m'empresse de vous en rendre compte.

»Lord Palmerston m'a annoncé qu'il avait reçu, il y a quelques jours, une note du nouveau ministre d'Espagne, le comte de Florida-Blanca. Cette note, qu'il m'a montrée, contient un exposé de l'état actuel de l'Espagne et une invitation au gouvernement anglais de s'unir au gouvernement espagnol pour faire cesser l'agitation qui s'est répandue dans la péninsule, par une guerre active faite en commun contre dom Miguel et don Carlos. C'est la demande formelle d'une intervention armée de l'Angleterre en Portugal.

»Lord Palmerston, après m'avoir fait lire cette pièce, a ajouté que le ministre de Portugal à Londres, M. de Sarmento, avait appuyé cette démarche du cabinet de Madrid, verbalement à la vérité, mais en insistant aussi fortement sur la nécessité de l'intervention armée de l'Angleterre.

»En présence de cette demande simultanée de l'Espagne et du Portugal, m'a dit lord Palmerston, le gouvernement de Sa Majesté britannique a cru ne pouvoir pas tarder davantage à prendre un parti qui lui est commandé par les circonstances; et je suis chargé de répondre aux ouvertures de M. de Florida-Blanca et de M. de Sarmento par un projet de traité à signer entre l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal. Par ce traité, l'Espagne s'engagerait à poursuivre activement et par tous les moyens en son pouvoir l'expulsion de don Carlos et de dom Miguel du Portugal, et de se retirer du territoire portugais aussitôt que ce but serait atteint. Le gouvernement de doña Maria, de son côté, prêterait les mains à l'entreprise de l'Espagne et consentirait à accorder une amnistie générale en Portugal, et une dotation convenable à l'infant dom Miguel, à l'expiration de la lutte. L'Angleterre, enfin, s'engagerait à envoyer des vaisseaux sur les côtes de Portugal et d'Espagne, pour seconder l'armée espagnole et celle de dom Pedro; mais sous la restriction néanmoins qu'elle ne pourrait jamais être appelée à faire débarquer des troupes anglaises sur aucun point de la péninsule.

»Le projet de ce traité qui est déjà rédigé, a continué lord Palmerston, renferme en outre un article par lequel il est entendu que les trois puissances se concerteront pour proposer à la France d'y adhérer; et c'est pour cela que je vous ai prié de passer chez moi, afin de connaître votre opinion sur cette proposition, et de savoir si vous seriez disposé à donner votre adhésion au traité dont il est ici question.

»Je n'ai pas hésité un seul instant, monsieur le comte, à répondre à lord Palmerston que mon gouvernement ne se refuserait point à adhérer à un tel traité, si l'Angleterre consentait, elle, à en signer un du genre de celui que je lui avais proposé à la fin du mois de décembre dernier, et duquel tous les autres ne seraient plus, à l'avenir, qu'une conséquence naturelle; mais que, pour mon compte, je ne croyais pas l'un possible sans l'autre, et que je ferais tous mes efforts pour détourner le gouvernement du roi de donner son adhésion à un acte qui le placerait relativement dans une position inférieure.

»Sur cette observation, lord Palmerston m'a dit que nous ne pouvions pas ignorer que la situation de l'Angleterre vis-à-vis du Portugal différait entièrement de la nôtre; qu'elle était liée par des traités particuliers avec le Portugal, et que c'était ce motif qui expliquait la part différente que nous prendrions dans cette transaction.

»Mais, je lui ai fait remarquer à mon tour qu'il en était de même dans nos rapports avec l'Espagne, que nous avions des intérêts communs de voisinage, de frontières, de famille avec ce pays, et que nous les compromettrions évidemment, en jouant un rôle qui, sous aucun point de vue, ne pouvait convenir, ni à notre dignité, ni à notre influence en Europe.

»J'ai alors fait valoir de nouveau, près de lord Palmerston, toutes les considérations puissantes qui devraient déterminer le gouvernement anglais à signer avec la France un traité général d'alliance défensive, dont il serait si facile de faire découler un arrangement complet et définitif pour la pacification de la péninsule. Il a vainement voulu se retrancher dans le danger que courrait l'Angleterre en se liant par un engagement avec notre cabinet, dont l'existence n'était pas, disait-il, encore assurée, et qui pourrait peut-être ne pas se maintenir après les prochaines élections. Je lui ai répondu que le danger était le même pour nous, qui pourrions avoir plus tard affaire à une autre administration anglaise, mais que, d'ailleurs, le gouvernement français, tel qu'il était constitué aujourd'hui, ne pouvait jamais changer de politique envers l'Angleterre, et que, s'il subissait une modification dans sa forme, le gouvernement anglais se trouverait libéré, par ce fait même, d'engagements qu'il aurait contractés sous l'empire d'autres circonstances. C'est ainsi que j'ai combattu cette dernière objection qui me paraît aussi futile en apparence qu'en réalité.

»Ne voulant pas cependant repousser complètement les ouvertures de lord Palmerston et laisser arriver à Madrid le soupçon que c'était nous qui nous opposions à un arrangement à l'aide duquel on pourrait espérer d'obtenir la pacification de la péninsule, j'ai fini par lui proposer un terme moyen entre son projet et le mien, si celui-ci était absolument rejeté par son gouvernement. Ce moyen consisterait dans un traité entre les quatre puissances, la France, la Grande-Bretagne, l'Espagne et le Portugal. Je lui ai fait sentir qu'il serait possible de rédiger cet acte de façon à ce que chacune des puissances conservât la part d'action qui lui appartient.

»C'est sur ces termes que notre conversation a fini. Il allait se rendre à un conseil de cabinet et m'a promis d'y faire un exposé exact de ce qui s'était dit entre nous. Il ne m'a pas dissimulé toutefois qu'il avait personnellement beaucoup d'objections à faire à un traité d'alliance comme je l'avais conçu. Je lui ai répondu que je le regrettais d'autant plus vivement que je craignais que chaque jour ne vînt confirmer la nécessité dont ce traité aurait été pour la paix de l'Europe...»

«Le 14 avril, dix heures du soir.

»Ainsi que je vous le mandais hier, un conseil de cabinet a été tenu à la suite de ma conversation avec lord Palmerston. La proposition, telle que je l'avais faite, d'un traité général d'alliance défensive entre l'Angleterre et la France n'a point été adoptée par les ministres anglais, quelque convaincus qu'ils se montrassent d'ailleurs de la force des raisons que je leur avais données à cet égard. Ils ont persisté dans leur projet de traité entre les cours d'Angleterre, d'Espagne et de Portugal, auquel on nous proposerait d'adhérer.

»J'ai vu lord Palmerston deux fois aujourd'hui. Il m'a, dans notre première entrevue, fait part de la résolution de son gouvernement. Je n'ai pas voulu alors insister davantage sur le traité d'alliance défensive dont il avait encore été question la veille entre nous, puisque, de ce côté, je ne pouvais conserver aucun espoir de succès. Je me suis donc arrêté au projet de traité qu'il venait de me communiquer; et c'est celui que j'ai discuté avec lui et que j'ai refusé de signer tel qu'il était. Sur les observations que je lui ai faites, il a dû s'entendre de nouveau avec ses collègues et avec les ministres d'Espagne et de Portugal, pour faire subir à ce projet les modifications que je réclamais et par suite desquelles la France devenait partie contractante au traité, au lieu d'être seulement partie adhérente. Je dois vous dire que j'ai eu à soutenir une lutte prolongée avant d'obtenir cette concession.

»Je viens de revoir lord Palmerston, et il m'a remis le nouveau projet dont j'ai l'honneur de vous transmettre une copie.

»Je n'ai point pris l'engagement que ce projet recevrait l'approbation du gouvernement du roi, et en promettant seulement de vous l'envoyer, j'y ai fait introduire plusieurs changements. Vous remarquerez entre autres la double rédaction proposée pour une partie de l'article IV. Il a été convenu que dans le cas où le gouvernement français consentirait à ce que je signasse ce traité, il choisirait celle des deux rédactions de l'article IV qui le satisferait davantage. Dans l'état actuel des choses, j'avoue que je ne vois pas de difficulté réelle pour le gouvernement du roi à entrer dans ce traité tel qu'il est, et qu'il me paraît, au contraire, lui présenter de grands avantages.

»Je n'ai pas le temps d'ajouter aucune réflexion à ce simple narré. Je ne puis retarder le départ de mon courrier. Lord Granville reçoit des instructions pour s'entendre avec vous; ainsi vous pourrez lui faire connaître vos motifs pour accorder ou refuser votre approbation.

»Je dois vous dire que MM. de Florida-Blanca et de Sarmento, en prenant sur eux d'apposer leur signature à ce traité qui n'est pas tout à fait d'accord avec leurs instructions, ont demandé qu'il n'en soit pas donné communication à l'ambassadeur d'Espagne, ni au ministre de Portugal à Paris, ce qui leur a été promis. Ils craignent qu'une publication prématurée faite à Madrid ou à Lisbonne ne compromette le succès du traité, qu'on ne pourra plus refuser de ratifier, disent-ils, lorsqu'il sera signé par les plénipotentiaires de France et de la Grande-Bretagne.

»Comme on est très pressé ici d'arriver à un résultat, je vous prie de me faire parvenir votre première réponse le plus promptement possible, et par le télégraphe.»

«Le 15 avril 1834.

»... Le prince de Lieven m'a donné lecture, ce matin, d'une dépêche qu'il venait de recevoir de Pétersbourg, et dans laquelle le comte de Nesselrode lui annonce que le gouvernement impérial de Russie est complètement satisfait des dernières explications qui lui ont été données par l'Angleterre et la France au sujet des affaires d'Orient. Le vice-chancelier exprime aussi le désir de voir livrées à l'oubli toutes les discussions qui se sont malheureusement élevées sur cette question dans ces derniers mois, et donne l'assurance que l'empereur, son maître, ne veut point en conserver le souvenir...»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Tuileries, le 14 avril 1834.

»Je ne me doutais guère hier, mon cher prince, quand je vous ai écrit que tout était terminé à Lyon, que quelques heures après nous aurions des barricades dans un coin de Paris[199]. Cela n'a été qu'un piège pour commettre des assassinats, car aucune n'a tenu. C'était une bande d'assassins et de lâches déchaînés dans Paris. Nous avons passé une affreuse nuit et, jusqu'à présent, dans de cruelles inquiétudes pendant les promenades de notre cher roi, et de Chartres et de Nemours, qui ont été tous les deux, ce matin, dans la rue Saint-Martin, et sur lesquels ces infâmes ont tiré des fenêtres d'une maison. Grâce à Dieu, tout est fini maintenant. La Chambre des députés vient de venir en masse chez le roi lui témoigner son indignation et l'assurer de nouveau de son attachement à sa personne par l'organe de son président. La Chambre des pairs va venir. La population est excellente et dans l'indignation. La garde nationale a été admirable, ainsi que la troupe de ligne; malheureusement, il y a eu, parmi eux, des victimes de ces monstres...»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 14 avril 1834, à onze heures.

Mon prince,

»Il est onze heures, toute la nuit s'est passée sous les armes; les insurgés, barricadés dans des maisons, tirent individuellement sur les troupes; cela dégénère en assassinats partiels; il n'y a pas d'autre résistance organisée, et on n'a pas pu faire usage de l'artillerie. Les troupes et la garde nationale ont perdu surtout quelques officiers, parce qu'on les choisit. Il n'y a donc aucun danger public, mais des assassinats individuels. La journée se passera comme cela; les troupes sont montées au dernier point et n'ont fait grâce nulle part où elles sont entrées[200]. En ce moment, nous délibérons sur quelques mesures à proposer aux Chambres.

»A Lyon, tout est a peu près fini; il y a eu là de sanglantes exécutions. A Châlons, à Dijon, à Saint-Étienne, il y avait certaines tentatives, mais partout les troupes sont restées fermes. La garde nationale de Paris de même, mais ailleurs on ne peut en dire autant.

»A tout prendre, l'événement ou les événements sont de nature à donner quelque force au gouvernement.—Je continuerai à vous tenir au courant jusqu'à l'heure où partira l'estafette.»

«Même jour, trois heures après midi.

»Tout est à peu près fini dans les rues; on fouille encore quelques maisons, et je ne puis vous donner cette foule de détails qui ne se recueillent que les uns après les autres.

»Nous sommes fort occupés des moyens de tirer parti de ceci pour consolider tout ce qui est si fort ébranlé. Malheureusement, nous ne pouvons rien contre la presse. Demain il sera porté quelque chose aux Chambres,—le quoi ne sera décidé que ce soir. Cela consistera probablement en accroissement d'effectif d'armée.

»Les troupes et la garde nationale sont montées au plus haut degré. Nous expédions des courriers dans toutes les directions, car il faut prévenir partout. Je vous demande pardon d'être si bref et si pressé...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 17 avril 1834.

»Vous aurez vu par mes précédentes dépêches que j'avais devancé les instructions que vous m'exprimez dans votre lettre numéro 30, en agissant par moi-même près des ministres anglais pour les amener à la conclusion d'un traité d'alliance défensive avec nous. La circonstance du traité sur les affaires de la péninsule m'avait paru trop importante pour ne pas la saisir, et si je n'ai pas réussi dans mes tentatives, je suis du moins sûr de n'avoir pas compromis la dignité du gouvernement du roi, dont je n'avais pas eu le temps de recevoir des instructions, lorsqu'on m'a proposé de signer le traité entre les quatre puissances. On attend ici, avec impatience, la résolution que vous aurez prise à l'égard de ce dernier traité; tous les membres du cabinet que j'ai vus ce matin m'ont questionné avec empressement à ce sujet, et je n'ai pu que leur promettre une prompte décision.

»On est fort préoccupé des événements de Lyon et de Paris qui ont, pour le moment, effacé tous les autres intérêts. J'ai déjà profité des informations que renfermait votre dépêche numéro 31, et il m'a été facile de faire comprendre les avantages que l'Angleterre, plus que tout autre pays peut-être, retirerait d'une répression prompte et énergique d'excès semblables à ceux commis à Lyon. L'effet en sera d'autant plus utile ici, qu'il règne depuis quelques jours une agitation assez grave parmi les ouvriers de plusieurs districts manufacturiers d'Angleterre, et qui est causée par des associations de la nature de celles que nous cherchons à détruire en France. Je puis vous dire que l'opinion publique qui compte ici est avec nous dans cette affaire, quoi qu'en disent quelques organes de la presse périodique; les esprits sages savent gré au gouvernement du roi de ses efforts pour contenir les dispositions révolutionnaires de ceux qui ne cherchent qu'à troubler la paix de l'Europe, en livrant d'abord la France à l'anarchie...»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 17 avril 1834, à quatre heures.

Mon prince,

»C'est autant un chagrin qu'un embarras pour moi, que de vous envoyer des observations, au lieu d'une positive affirmation.

»J'ai trouvé bien des scrupules, non sur le fond, parmi mes collègues, car votre idée d'une alliance défensive est adoptée par tous, mais sur la forme. Le roi partageait ces scrupules et se trouvait mal à l'aise, placé dans un préambule qui reparaissait au milieu du traité.

»Si secrète que demeure cette convention pendant quelque temps, elle sera dépistée, et vous sentez ce qu'on peut dire, si l'article V laissait trop entrevoir qu'à la réquisition des trois cours nous fournirions armes et soldats, non pas certainement que nous fussions engagés par votre rédaction, mais enfin on pourrait nous le reprocher, et ces reproches, injustes d'ailleurs, affaibliraient l'effet de cette convention, quant au fruit même à en retirer, qui est une plus apparente union avec l'Angleterre.

»Nous reconnaissons bien ici la difficulté sérieuse dont vous avez eu à triompher pour obtenir une première concession; le moment était contre nous; l'avenir paraissait de même: les affaires de Lyon, celles de Paris, les impressions, tout était contraire. Aujourd'hui, la situation est meilleure, et je n'ose pas vous dire, mon prince, que vous pouvez en tirer parti, parce qu'on ne nous juge peut-être pas encore à Londres comme nous nous jugeons ici.

»Tout ceci va influer notablement sur les élections, car c'est surtout la classe bourgeoise électorale qui est menacée par ces agitations; elle le sent, et l'effet en est incontestable à Paris. Si donc nous pouvons hâter la fin de la Chambre et la convocation, le système sera raffermi. C'est l'opinion des esprits réfléchis.

»Je quitte lord Granville à l'instant, et lui ai donné toutes les raisons que j'ai entendu développer ce matin au conseil. Il écrit à lord Palmerston par notre estafette, et m'a paru entendre nos motifs.

»Dans la dépêche officielle, j'ai essayé de vous aider en la rédigeant de manière à être montrée à lord Palmerston.

»Si, en adoptant le fond de notre pensée, il ne s'agissait que de changer ou de tourner autrement la rédaction des deux articles restant à leur place, dans le contre-projet, nous concevons, mon prince, que vous ne vous croyiez pas obligé dans ce cas, et vu l'urgence, de nous les renvoyer ici.

»Nous voyons que cela presse, et que nous ne devons pas laisser aller seule l'action de l'Angleterre sur l'Espagne. Nous nous sommes prévalus d'une note antérieure de Martinez de la Rosa, et ceci rappelle à peu près ce qui s'est passé lors du traité du 6 juillet 1827, relatif à la Grèce, dans lequel nous intervînmes, à l'aide d'une demande du gouvernement grec.

»Après tout, le traité quel qu'il soit fera du bruit dans le nord; nous ne le redoutons pas, si nous pouvons parvenir à le rendre défendable pour nous à l'intérieur. Vous seul, mon prince, pouvez résoudre ce problème, et le roi s'abandonne avec confiance à votre haute influence et à votre sollicitude...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 19 avril 1834.

Monsieur le comte,

»J'ai reçu hier la dépêche télégraphique que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 17; et ce matin, votre dépêche numéro 32 à laquelle était joint le projet modifié du traité entre les quatre puissances.

»J'avais hier, avec votre dépêche télégraphique, contenu à grand'peine l'impatience des plénipotentiaires des trois cours, qui s'étaient persuadés que votre consentement n'était pas douteux.

»Aussitôt après l'arrivée de mon courrier ce matin, j'envoyai à lord Palmerston le paquet de lord Granville qui lui était adressé, et je lui demandai un rendez-vous dans la matinée. Il me répondit une heure après par la lettre dont j'ai eu l'honneur de vous transmettre une copie (voir page 377, pièce no 1), afin que vous jugiez de la nature de l'opposition que je devais rencontrer. Je me rendis chez lui à l'heure qu'il m'avait indiquée; et, quelque préparé que je fusse à le trouver animé sur cette affaire, il l'était encore plus cependant que sa lettre ne me l'avait laissé pressentir. Une difficulté à laquelle je ne pouvais pas m'attendre augmentait mon embarras: on avait écrit de Paris que le gouvernement du roi approuvait le traité, tel que je l'avais envoyé, et qu'on pouvait compter que les objections que je ferais venaient de moi seul. C'est alors que je dus faire usage de votre dépêche numéro 32; j'en lus une partie à lord Palmerston, et, en développant les considérations qu'elle renferme, je me retranchai nettement dans la résolution de ne signer qu'aux conditions que vous m'aviez imposées. Quant à l'observation qui m'était personnelle, je fis remarquer qu'elle ne pouvait point être exacte, attendu que tout ce qui, dans ce traité, se rapportait à la France, étant du ressort de l'opinion publique, je n'avais pu, placé comme je l'étais, en juger les inconvénients, et que c'était le gouvernement du roi qui, seul, était en état de les apprécier.

»Lorsque je quittai lord Palmerston, il se rendait au conseil, où j'ai su que la discussion avait été très vive et où on n'avait pas facilement admis nos observations. A l'issue de ce conseil, je me suis rendu successivement chez lord Palmerston et chez lord Grey. Ils étaient encore fort éloignés de se montrer convaincus de l'importance de nos objections; mais, après une conversation de plus de deux heures, j'obtins enfin que des changements notables seraient faits à la rédaction du traité. La lettre de lord Palmerston, que je reçus dans la soirée et dont je vous envoie une copie avec celle de la note qui y était jointe (voir pièces nos 2 et 3), vous donnera une idée du progrès que j'avais déjà fait. Il n'y avait plus qu'un seul préambule dans lequel la France et la Grande-Bretagne étaient placées sur la même ligne à l'égard de l'Espagne, ce qui, à mes yeux comme aux vôtres je pense, monsieur le comte, était le point essentiel. Mais il restait encore deux autres difficultés: l'article qui nous concerne dans le traité était rejeté à la fin, après les articles relatifs à l'amnistie en Portugal et à la dotation de l'infant don Carlos; mais, ce qui est plus grave, on voulait que cet article fût rédigé ainsi qu'il suit:

»Sa Majesté le roi des Français s'engage à fournir, pour atteindre le but qu'on se propose par le présent traité, tel secours qui sera déterminé d'un commun accord entre lui et les trois autres parties contractantes, et lorsqu'elle sera invitée, par elles, à le faire.

»Je viens d'écrire à lord Palmerston, en lui renvoyant son projet de traité, pour lui demander le retranchement des mots: et lorsqu'elle sera invitée, par elles, à le faire, comme formant une répétition de la même idée dans le même article. J'ai réclamé aussi plusieurs autres rectifications. Je ne pourrai avoir sa réponse que demain matin, car il est onze heures du soir, et je me décide à retarder le départ de mon courrier afin de vous faire connaître le résultat définitif de la négociation qui sera très probablement terminée dans la journée de demain.»

«Le 20 avril.

»J'ai reçu ce matin de lord Palmerston le billet dont la copie est jointe (voir pièce no 4) et je me suis empressé de lui répondre que j'insistais pour le retranchement des mots que j'avais demandé hier, ou du moins pour une autre rédaction de l'article. Il vient de m'envoyer celle que vous trouverez dans la copie du traité qui accompagne cette dépêche[201]; je l'ai adoptée, parce qu'elle m'a paru être sans inconvénient et que j'étais au terme des difficultés que décemment il m'était permis de faire. Vous pouvez regarder le traité comme arrêté, tel que je vous l'envoie. Il faut qu'il soit soumis à l'approbation du roi, qui est à Windsor, et copié dans les quatre langues, ce qui me fait craindre qu'il ne puisse être encore signé demain. Je vous l'enverrai aussitôt qu'il le sera, mais ne l'ébruitez pas, de peur qu'il ne soit connu à Madrid avant que le ministre d'Espagne ait eu le temps de l'y faire parvenir.

»Je dois vous faire remarquer que je ne vous ai communiqué les lettres de lord Palmerston que pour vous donner une connaissance précise de la marche de la négociation. Il est très essentiel que ces lettres restent entièrement secrètes; la moindre révélation indiscrète dans ce sens compromettrait nos relations avec l'Angleterre, et rendrait ma situation ici extrêmement désagréable et difficile. Je m'en rapporte à vous pour anéantir les copies des lettres lorsque vous les aurez lues.»

Pièces jointes à la lettre précédente.

No 1er.—LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Stanhope-Street, le 19 avril 1834.

Mon cher prince,

»J'ai reçu avec bien des regrets le paquet que vous m'avez envoyé ce matin. Il est fâcheux de trouver tant de difficultés là où nous ne nous y attendions pas. On paraît avoir mal compris à Paris les principes et le but du traité dont il s'agit, et les changements qu'on nous propose tendraient à dénaturer la transaction.

»On nous dit que notre gouvernement a reçu de Martinez de la Rosa une note de la même teneur que celle qui m'a été remise par M. de Miraflorès[202]; j'avoue que cela m'étonne, d'abord parce que la note de M. de Miraflorès n'a pas été présentée d'après des instructions à cet effet de sa cour, mais à ma demande, et par suite d'une conversation que j'ai eue avec lui, et afin de me mettre à même de rendre plus fidèlement à mes collègues les arguments dont il s'était servi verbalement avec moi.—Ensuite, quel était le but de la note de M. de Miraflorès? C'était de nous dire que le gouvernement espagnol, sachant que celui de Portugal nous avait demandé un secours matériel contre dom Miguel, verrait avec plaisir que nous consentissions à envoyer des troupes en Portugal, puisque les intérêts de l'Espagne souffraient de la présence de don Carlos en Portugal. Mais le gouvernement portugais ne vous a pas adressé une pareille demande; comment donc M. Martinez a-t-il pu vous engager à accéder à une demande qui ne nous a pas été faite?

»Votre gouvernement a pu recevoir quelque communication de la part de M. Martinez, comme il en a reçu dans le temps de la part de M. de Zéa, relative à une intervention française dans les affaires de l'Espagne; mais il ne s'agit pas maintenant des affaires intérieures de l'Espagne, il s'agit des affaires du Portugal. Mais pourtant, si comme paraît croire votre gouvernement, il s'agissait d'une intervention étrangère dans les affaires de l'Espagne, nous n'hésiterions pas à déclarer que M. Martinez, en vous demandant une telle intervention, méconnaîtrait les vrais intérêts de l'Espagne et que votre gouvernement, en l'accordant, méconnaîtrait (à ce qui nous semble) les vrais intérêts de la France. Mais en tout cas, bien loin de nous associer à une telle demande ou de la sanctionner par un article du traité, comme on nous propose aujourd'hui de le faire, nous protesterions contre, comme une chose nuisible à toutes les parties.

»Par conséquent, quant au changement qu'on voudrait faire à Paris, dans le fond du traité, vous devez bien sentir, mon prince, que nous ne pouvons pas l'adopter.

»Quant aux changements de rédaction, il a coûté aux ministres d'Espagne et de Portugal et à moi assez de travail pour mettre notre polyglotte en harmonie; et je vous prierai de ne pas nous imposer une nouvelle tâche. Le temps presse; nous avons perdu deux jours à cause de la cour, mercredi et jeudi, et j'espère que vous vous trouverez autorisé à signer la pièce telle qu'elle est. Venez ici, si vous le pouvez, avant une heure, car à deux heures nous avons conseil.

»Tout à vous.»

No2.—LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Foreign Office, 19 avril 1834.

Mon cher prince,

»Nous consentirions à substituer le paragraphe dont je vous envoie le projet au paragraphe existant du projet de traité, et le dernier article subirait alors le petit changement que j'y ai fait. Si cela vous arrange, je proposerai ces changements au roi et aux plénipotentiaires d'Espagne et de Portugal. Répondez, s'il vous plaît, ce soir.»

No 3.—Joint au billet précédent.

«En conséquence de cet accord, Leurs Majestés les régents se sont adressés à Leurs Majestés le roi des français et le roi de la Grande-Bretagne, et Leurs dites Majestés, prenant en considération l'intérêt qu'elles doivent toujours prendre à la sûreté de la monarchie espagnole, et étant de plus animées du vif désir de contribuer à l'établissement de la paix dans la péninsule, comme dans toutes les autres parties de l'Europe; et Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne, considérant en outre les engagements provenant de son ancienne alliance avec le Portugal, Leurs Majestés ont consenti à devenir parties dans l'engagement proposé.»

No 4.—LE PRINCE DE TALLEYRAND A LORD PALMERSTON.

«Hanover-Square, le 19 avril 1834, neuf heures du soir.

»Dear lord Palmerston,

»Je viens de lire avec beaucoup de soin votre nouveau projet. Puisque vous persistez à ne pas vouloir de la rédaction du cabinet français pour la dernière partie du préambule, je me soumets à votre manière de voir sur ce point.

»Quant à l'article VI, je le trouve d'abord mal placé, il devrait venir à la suite de l'article III et former par conséquent l'article IV du traité, attendu que les articles IV et V de votre projet ne sont qu'accessoires; il est d'ailleurs logique et de bonne rédaction de traité que les articles d'action précèdent ceux qui ne sont que la conséquence.

»J'ai une autre observation à vous faire sur le même article VI, et à l'égard de laquelle il vous sera facile de me satisfaire, car ce ne sont que quelques mots à effacer. Je vous demande donc de supprimer les mots: lorsqu'il sera invité par elles à le faire, et de finir simplement par les mots: tel secours qui sera déterminé d'un commun accord; entre lui et ses augustes alliés.—La suppression que je vous demande ici est grammaticale, car dans la rédaction première il y a redondance, et d'ailleurs cela entre dans l'esprit de toute la rédaction où la même idée est déjà établie.

»Si vous adoptez mes très légères modifications, indiquez moi l'heure à laquelle vous voulez signer demain, je serai à vos ordres, car alors je prendrai sur moi de n'en pas référer à mon cabinet.

»Tout à vous.»

No 5.—LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Stanhope-Street, le 19 avril 1834, onze heures du soir.

Mon cher prince,

»J'adopte très volontiers la transposition que vous proposez de l'article VI, et je trouve avec vous que ce changement est une amélioration sous tous les rapports.

»Quant à la suppression des derniers mots de cet article, je dois vous prier de faire la part de nos susceptibilités, comme nous l'avons faite aux vôtres. Je conviens avec vous que ces paroles n'ajoutent rien de fort essentiel au sens de l'article et que ce qu'elles contiennent se trouve déjà exprimé par ce qui précède; mais, nous y tenons beaucoup, et quand je dis nous, je veux dire plusieurs personnes. Souvenez-vous qu'il s'agit dans le traité uniquement d'une intervention armée dans les affaires du Portugal, et que nous avons des préjugés sur ce point-là.

»Quant à nous-mêmes, non seulement nous n'y sommes pas intervenus sans y être spécialement invités, mais nous n'avons pas accepté l'invitation qui nous a été faite. Ne trouvez donc pas mauvais que nous nous montrions un petit peu doctrinaires à ce sujet.

»Je m'occupais, à l'instant que votre billet est arrivé, à rendre compte au roi des changements dont je vous croyais satisfait et pour lesquels il me faut sa sanction; mais maintenant, il faut que j'attende votre réponse à ce billet, et, par conséquent je ne pourrai expédier mon courrier à Windsor que demain. Voilà encore une autre journée de perdue. Contentez-vous, je vous en prie, mon prince, des grands changements que vous avez faits dans ce projet, qui maintenant doit être considéré plutôt comme votre enfant que le mien.

»Tout à vous.

No 6.—LE PRINCE DE TALLEYRAND A LORD PALMERSTON.

»Hanover-Square: 20 avril 1834, huit heures du matin.

»Dear lord Palmerston,

»Nous voilà d'accord sur tous les points, excepté sur ce retranchement de trois mots que notre amour-propre vous demande. Il ma semble que le vôtre ne peut pas être engagé dans cette question, parce qu'il reste évident que, même sans ces trois mots, nous ne pouvons rien faire dans les affaires de la péninsule que de concert avec vous et les deux autres puissances. La répétition de la même idée dans le même article ne pourrait donc exprimer que de la méfiance. C'est ce que nous devons éviter dans l'intérêt de nos deux pays et dans la situation de nos deux gouvernements l'un vis-à-vis de l'autre. La moindre trace de méfiance dans notre traité serait plus dangereuse par ses conséquences que par le fait même, car, lorsqu'il sera public, les hommes de l'opposition chez vous et chez nous ne manqueraient pas de s'en emparer, et certainement au détriment de l'union intime qu'il est si utile de ménager. Ne voyez donc dans mon insistance que le désir d'être conséquent avec notre point de départ. Votre bon esprit comprendra cela, arrangera toutes choses de manière à ce que votre premier billet me dise à quelle heure je dois aller signer chez vous. Je suis presque embarrassé des vétilles auxquelles, par mes instructions, je suis obligé d'attacher de l'importance.

«Tout à vous.»

No 7.—LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Stanhope-Street, 20 avril 1834.

Mon cher prince,

»Ma foi, vous êtes bien difficile à contenter! Je conviens cependant avec vous que nous manquerions un but principal de notre traité, si, au lieu de constater union et confiance, nous devions proclamer défiance et soupçon. J'ai donc tâché[203] de rédiger l'article IV de manière à satisfaire toutes les parties. Dites-moi si j'ai réussi quant à vous.

»Vous me proposez de venir signer aujourd'hui, comme si préparer un traité était chose aussi simple qu'écrire une lettre. Mais il faut que je soumette tous vos changements à la sanction du roi qui est à Windsor. Et, après cela, il faut obtenir le concours des ministres d'Espagne et de Portugal, et les introduire dans le texte espagnol et portugais. Voilà bien de la besogne.

»Tout à vous.»

No 8.—LE PRINCE DE TALLEYRAND A LORD PALMERSTON.

«Hanover-Square, 20 avril 1834, deux heures après midi.

»Dear lord Palmerston.

»Quelque difficile que je sois, je vous rends les armes, et je me borne pour cette fois à une observation toute grammaticale. Ne trouvez-vous pas que l'article serait exprimé en meilleur français, en ne suspendant pas le sens par un membre de phrase incident et inutile. Je crois donc que nous devrions rayer les mots: par les hautes parties contractantes, qui viennent couper la première partie de l'article et en obscurcissent le sens. M. de Voltaire disait que de tous les changements que ses amis lui proposaient de faire à ses ouvrages, celui dont il ne s'était jamais repenti c'était d'effacer. Vous m'appellerez quand vous voudrez de moi.

»Tout à vous.»

No 9.—LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Stanhope-Street, 20 avril 1834.

Mon cher prince,

»Je suis bien fâché, mais je ne puis pas aller plus loin à votre rencontre. Le changement que vous me proposez embellirait peut-être le style, mais nuirait au sens. Le mot de Voltaire est vrai quant aux livres, mais je crois que, quant aux traités, le contraire doit plutôt s'affirmer, et qu'on pourrait bien dire que maintes disputes entre États n'auraient jamais eu lieu, si les traités avaient été rédigés avec plus de soin et de développement. Puis-je envoyer cet article tel qu'il est pour l'approbation du roi? Mandez-moi un oui et vite, car vraiment le temps presse.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 23 avril 1834.

Monsieur le comte,

»Il m'a été impossible de vous transmettre hier par le portefeuille le traité que j'ai l'honneur de vous envoyer aujourd'hui[204]. La transcription des quatre originaux, chacun en quatre langues, a exigé beaucoup de temps, et il y a une heure seulement que nous avons pu signer.

»Vous connaissez à peu près, par ma correspondance, quelles ont été les difficultés de la négociation de ce traité; je pense qu'il faut maintenant les livrer entièrement à l'oubli et ne plus s'occuper que des résultats.

»Je suis convaincu que le gouvernement du roi apprécie les avantages du traité qui vient d'être conclu entre les quatre puissances; mais vous voudrez bien me permettre de vous exposer succinctement les raisons qui m'ont déterminé à nous faire entrer dans cette alliance. Je l'ai envisagée sous ses différents points de vue, et c'est après y avoir mûrement réfléchi que j'ai jugé qu'elle nous offrait des avantages réels sans aucun danger.

»Cette quadruple alliance-ci ne peut manquer certainement de faire quelque bruit en Europe; je ne prétends pas qu'elle n'excite un peu de jalousie de la part des grandes puissances du Nord; mais, en réalité, je ne crois pas qu'elles s'en préoccupent au point de nous causer plus d'embarras qu'elles ne le font depuis trois ans. Je serais plutôt disposé à penser qu'elles mettront plus d'ardeur à nous séparer de l'Angleterre et, par conséquent, à se montrer favorables envers nous. Ce n'est pas notre traité qui contribuera à resserrer les liens qui unissent les cabinets de Vienne, de Berlin et de Pétersbourg; nous avons pu voir récemment que ces liens étaient aussi forts que possible. Il nous sera aisé de justifier près d'eux les principes et le but de la quadruple alliance, puisque l'état de la péninsule était une question plus particulièrement du ressort de la politique anglo-française. En tout, je ne puis pas me persuader que l'alliance que nous venons de conclure, qui resserre notre intimité avec l'Angleterre et qui place, pour ainsi dire, dans notre dépendance l'Espagne et le Portugal, ne soit pas destinée à inspirer quelque respect aux cabinets du Nord. Ils pourront ajouter, dans leur pensée, la Belgique et peut-être la Suisse au cercle de notre alliance, et dans le cas où ils ne voudraient voir dans tout ceci que la réunion des peuples agités en ce moment par l'esprit révolutionnaire, ils ne craindront sans doute que davantage de provoquer les attaques d'une masse assez formidable par elle-même et par les sympathies qu'elle entretient avec tous les autres peuples.

»En considérant le traité spécialement dans ses rapports avec l'Espagne, nous pouvons nous rendre la justice de n'avoir pas compromis les intérêts de cette puissance, qui nous étaient plus particulièrement confiés. En effet, le traité ne stipule que des conditions utiles et honorables pour l'Espagne, et si ces conditions ne devaient pas avoir le résultat que nous en attendons (ce qui est fort possible dans l'état actuel de l'Espagne), ce n'est pas à nous qu'on reprochera d'avoir attiré un fléau de plus sur ce malheureux pays, en ajoutant la guerre étrangère à la guerre civile. Le territoire espagnol restera inviolable et cela doit être un des principes fixes de notre politique dans la péninsule.

»Si nous jugions l'importance que le cabinet anglais attache à notre participation à ce traité par les difficultés qu'il a suscitées sur sa forme, nous devrions la croire assez grande, et il me semble que nous ne nous tromperions pas, car aujourd'hui, il est évident que le ministère anglais a soumis à notre contrôle toute sa politique dans la péninsule; et quand même elle ne le serait pas dans la réalité autant qu'il le croit, il nous suffît pour l'opinion publique qu'elle le soit en apparence[205].

»Il y avait encore un point de vue sous lequel on ne devait pas négliger d'examiner le traité: c'était celui que je considérais comme le plus essentiel, celui enfin de son influence sur la France. J'avoue qu'il me paraît, à cet égard, aussi irréprochable que sous tous les autres rapports. S'agit-il de nos intérêts matériels? Nous ne sommes engagés à rien par le fait, car si nos alliés nous appellent à concourir à l'exécution du traité (et nous pouvons au moins douter qu'ils le fassent, l'Angleterre consentant), nous restons maîtres de nos résolutions, et de refuser de prendre part à toute intervention armée, dont les mauvaises chances sont incalculables. S'il ne s'agit que de l'amour-propre national, peut-il jamais être blessé d'un traité dans lequel nous jouons politiquement un rôle égal à celui de l'Angleterre, sans mettre sur pied un homme de plus et sans débourser un sou?

»Je le répète, monsieur le comte, je ne vois rien, dans le traité de la quadruple alliance, qui ne soit justifiable et honorable auprès de nos ennemis et de nos amis. Si, par ses résultats, il n'a pas toute l'utilité que nous en espérons, il ne pourra du moins jamais être reproché au gouvernement du roi, et nous aurons fait tout ce que les circonstances permettaient.

»Vous remarquerez que les ratifications doivent être échangées dans le terme d'un mois, ou plus tôt si faire se peut; il ne faudra point oublier qu'il est nécessaire d'envoyer trois ratifications dans les trois langues espagnole, anglaise et portugaise.

»J'expédie aujourd'hui même une copie de la convention à M. le comte de Rayneval à Madrid, et une autre à M. le baron Mortier à Lisbonne.»


[C'est à l'époque de la signature de la quadruple alliance, épilogue de l'ambassade de M. de Talleyrand à Londres, que se termine le manuscrit des Mémoires.

M. de Talleyrand, cependant, ne revint en France qu'au mois d'août, et il eut encore, pendant ces derniers mois à traiter des affaires importantes. Aussi avons-nous cru devoir poursuivre jusqu'à la fin de son ambassade le travail auquel lui-même s'était livré pour les années précédentes. Tous les matériaux étaient là: dépêches officielles et lettres particulières. Nous nous sommes borné, comme M. de Talleyrand l'avait fait pour les derniers volumes, à les classer suivant un ordre rationnel.

La correspondance particulière du prince pendant cette période a déjà été publiée, il y a deux ans, par les soins de madame la comtesse de Mirabeau[206]. Il eût été superflu de la rééditer ici. Toutefois, nous avons été obligés, pour exposer aussi clairement que possible la marche des négociations de reproduire ici quelques-unes de ces lettres. On les trouvera aux pages 405, 406, 423, 436, 474, 476, 478 et 480.]

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, dimanche 27 avril 1834.

Mon prince,

»Je profite d'un courrier qu'expédie le duc de Frias[207].—Nous avons des nouvelles de Madrid jusqu'au 19. La presse y était mauvaise, et l'opinion publique en général en faveur du statut royal[208]. Burgos[209] a été remplacé par Moscoso d'Altamira[210].

»En général, les nouvelles d'Allemagne indiquent une certaine disposition des cours du Nord à rejeter maintenant la faute de tous les délais sur le duc de Nassau et d'en exonérer le roi Guillaume; elles tendent à faire revenir les cabinets de Londres et de Paris sur leur résolution de ne pas reprendre les conférences et se plaignent amèrement des événements de Bruxelles.

»Les notes pleuvent sur la Suisse: le canton de Berne va cependant s'exécuter au sujet des réfugiés qui ont pris part au mouvement sur la Savoie[211].

»A l'intérieur, nous n'aurons le complément d'effectif demandé pour 1835 que pour les six premiers mois. Il faudra obtenir le reste de la nouvelle législature, nous avons été obligés de transiger avec la commission qui ne voulait donner que trois mois sur 1835[212].

»Quesada vient d'être battu par Zumalacarreguy[213] et forcé de rentrer à Pampelune; il a perdu deux ou trois cents hommes.

»Rodil a failli prendre don Carlos qui en a été quitte pour ses bagages. Je ne puis trop vous redire, mon prince, combien le traité fait bonne mine ici et combien on vous admire pour l'avoir conclu. Appony est le seul des étrangers qui n'en ait pas encore parlé. J'ai terminé quelques explications en lui disant que nous n'avions pas oublié que doña Maria était petite-fille de l'empereur François.

»Pozzo paraît de méchante humeur. Il me semble cependant que l'attitude prise en général par eux est, en attendant de regarder la chose, comme de peu d'importance.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 28 avril 1834.

Monsieur le comte,

»Lord Palmerston est pour deux ou trois jours à Windsor; c'est ce qui m'empêche de l'entretenir, aussitôt que je l'aurais voulu, de ce qui dans votre dépêche se rapporte à la question du Luxembourg et à la conduite du gouvernement prussien envers le général Goblet[214].

»Aussitôt après le retour du ministre des affaires étrangères je le verrai pour lui faire part de vos observations sur ces deux points et pour concerter avec lui les mesures qu'il est convenable pour les gouvernements de France et d'Angleterre de prendre dans cette circonstance.

»Le procédé du gouvernement prussien me paraît comme à vous, monsieur le comte, inexplicable; je dirai plus, il me paraît intolérable. Nous ne pouvons pas le laisser passer inaperçu, sans nous exposer à voir se produire chaque jour quelque nouvelle injure gratuite ou non contre la Belgique, et qui, en définitive, retomberait sur les deux gouvernements qui la protègent plus spécialement. Le choix du général Goblet pour la mission de Berlin a pu être maladroit, mais alors c'était avant son départ de Bruxelles qui a été connu longtemps à l'avance, que le gouvernement prussien aurait dû indiquer la répugnance qu'il éprouverait à le recevoir. Dans l'état actuel des choses, on ne peut reconnaître au cabinet de Berlin le droit de repousser l'envoyé belge sous un prétexte aussi insultant que celui qu'il met en avant, quand surtout il y a à Bruxelles un ministre prussien accrédité et toujours traité avec considération par le gouvernement belge.

»Je ne puis encore prévoir quel sera le parti que lord Palmerston adoptera à cet égard, mais je le presserai d'en prendre un promptement.

»Quant aux propositions d'un nouvel arrangement dans l'affaire du Luxembourg qui ont été faites par la Prusse et l'Autriche, je ne pense pas qu'il nous convienne d'y entrer. Elles modifieraient, comme vous le remarquez très bien, les traités de 1815 et auraient de plus l'inconvénient de renouveler les discussions sur la question territoriale du traité hollando-belge, question qu'il nous importe de considérer et de faire considérer par les autres puissances comme irrévocablement résolue et terminée par le traité du 15 novembre...

»...Je suis convaincu que nous avons très bien fait de garder pour notre part le secret du traité. On ne peut que blâmer la publication prématurée qui en a été faite par les journaux anglais. Il y a toujours en pareil cas beaucoup plus de convenance à ne point avoir d'indiscrétion à se reprocher. Je suppose que les journaux sur lesquels le gouvernement du roi exerce quelque influence, seront chargés de faire valoir l'utilité morale et politique de ce traité pour la France, lorsque le temps sera venu de le publier.

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Le jeudi 1er mai 1834.

Mon prince,

»Je vous écris quelques mots au milieu des embarras du 1er mai. Goblet est rappelé. La note de M. de Mérode[215] est ferme. Bresson a pris à Berlin le ton un peu haut sur cette affaire et il a bien fait. Je crois que la faute du roi Léopold a été de ne pas répondre à une lettre particulière du roi de Prusse avant d'expédier Goblet. J'ai communiqué à lord Granville la teneur de cette lettre.

Le maréchal Maison me donne aujourd'hui des explications sur des préparatifs dans la mer Noire que notre consul à Odessa aurait annoncés et qui n'existent pas. M. Bligh ayant pu transmettre, sur la même foi, de semblables renseignements à Londres, il sera peut-être bon que lord Palmerston soit averti de leur exagération.

»La Suisse prend des mesures contre ses réfugiés. Vous avez lu dans les Débats la proclamation de la police de Berne: c'est une idée que j'avais suggérée là-bas. Je pense qu'aujourd'hui les légations étrangères sont bien attrapées d'être reléguées à Zurich.

»Nos journaux commencent à jaser sur le traité. La diplomatie ne nous en parle pas encore, mais je sais qu'elle est en émoi; le parti carliste, surtout, en trépigne...

»Sauf la défaite de Quesada, les nouvelles de Barcelone, Valence, Murcie, sont très bonnes. Le statut royal y a partout grand succès. La Gazette de Madrid du 23 annonce l'envoi réciproque et la réception de ministres accrédités entre Madrid et Lisbonne: voilà la reconnaissance formelle.

»Don Carlos a encore été serré de près une seconde fois et perdu de nouveau quelques équipages.

»M. Sontag[216] revient déjà de Bruxelles où se rend M. Périer[217]...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 1er mai 1834.

Monsieur le comte,

»...J'ai pu voir lord Palmerston hier et lui parler des deux affaires qui faisaient l'objet principal de votre dépêche numéro 33. Il adopte en tout point votre opinion sur la conduite du gouvernement prussien envers le général Goblet et il a écrit à Berlin pour charger lord Minto de faire des représentations...

»Il y a eu tant et de si diverses propositions mises en avant dans ces derniers temps au sujet du Luxembourg, que lord Palmerston pense qu'il ne nous convient pas de nous montrer trop préoccupés de cette affaire, et que nous devons attendre qu'on nous soumette quelque projet positif que la France et l'Angleterre seront toujours libres d'accepter ou de rejeter.

»Lord Palmerston m'a communiqué ensuite des dépêches qu'il avait reçues de Vienne et dans lesquelles sir Frédéric Lamb lui rendait compte de plusieurs conversations qu'il avait eues avec le prince de Metternich, sur la reprise des conférences de Londres pour terminer l'affaire hollando-belge. Toutes ces conversations n'ont été qu'une longue série de raisonnements de la part du chancelier d'État pour prouver la nécessité de réunir la conférence, et quoique, en définitive, ils ne présentent rien de bien nouveau, lord Palmerston se propose de charger sir Frédéric Lamb d'y répondre et d'annoncer l'intention du gouvernement anglais de se rendre aux désirs du cabinet autrichien, lorsqu'on aura la certitude que le roi des Pays-Bas consent à signer les sept premiers articles du traité du 15 novembre, sur lesquels les gouvernements d'Autriche, de Prusse et de Russie n'ont jamais élevé la moindre contestation. Il pense, comme moi, que le refus ou l'acceptation du roi des Pays-Bas ferait connaître péremptoirement s'il veut ou ne veut pas finir.

»La dépêche de lord Palmerston sera transmise à Vienne par Paris, et lord Granville doit vous en donner communication...

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, ce 3 mai 1834.

Mon prince,

»... Tout est bien embrouillé sur la frontière du nord en Espagne, et cependant je ne vois pas Madrid s'impressionner beaucoup. Rayneval n'en souffle mot.

»Pozzo a dû avoir ce matin un rendez-vous avec le roi. J'ai fort prémuni le roi; je l'ai surtout fort engagé à ne pas donner d'excuses à Pozzo; bien moins encore de lui dire que c'était pour ne pas laisser les Anglais tout seuls agir dans la péninsule et avoir occasion de les surveiller.

»Il était, je crois, disposé à tenir ce langage, mais j'y ai mis tout ce que j'ai pu de savoir-faire pour qu'il s'en abstînt...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 9 mai 1834.

Monsieur le comte,

»... Je crois qu'il serait utile de m'envoyer aussitôt que possible les ratifications du traité du 22 avril. Celles de Portugal pourraient arriver d'un instant à l'autre, et comme nous pouvons compter sur celles de Madrid, on fera probablement un premier échange avec le ministre de Portugal, si toutefois le gouvernement de dom Pedro ne refuse pas de ratifier le traité, comme quelques personnes ici paraissent le craindre, ce qui, je l'avoue, serait un plus grand acte de folie de la part de ce gouvernement que tous ceux qu'on a eus jusqu'ici à lui reprocher.

»J'engagerai lord Palmerston à ne pas retarder davantage l'envoi à Copenhague des instructions nécessaires pour la conclusion du traité relatif à la traite des noirs[218].

»Vous aurez remarqué dans les journaux anglais l'annonce de l'arrivée à Londres du comte de Montfort (M. Jérôme Bonaparte). Cette nouvelle est vraie; MM. Lucien et Joseph Bonaparte continuent aussi à séjourner ici.

«Londres, le 15 mai 1834.

»M. Feuillet m'a remis les ratifications du traité du 22 avril.

»... Les deux pièces dont je joins ici des copies vous prouveront que le gouvernement de dom Pedro s'est décidé à ratifier le traité signé à Londres par son plénipotentiaire. On ignore encore le jour où les ratifications portugaises arriveront ici, mais cela est moins important maintenant que nous savons à quoi nous en tenir sur les intentions du régent du Portugal à l'égard de ce traité. Je pense cependant que tout sera complété dans trois ou quatre jours, à moins que les ratifications portugaise et espagnole ne soient pas parfaitement en règle, ce qui est à craindre d'après la hâte avec laquelle elles ont dû être réexpédiées à Madrid et à Lisbonne.

»Je n'ai pu voir lord Palmerston aujourd'hui; je ne manquerai pas dans notre prochaine entrevue de lui exprimer votre désir au sujet des affaires de la Suisse...»

«Londres, le 18 mai 1834.

»En réfléchissant attentivement au projet de déclaration dont il est question à l'article V du traité du 22 avril[219] et que M. Martinez de la Rosa voudrait qui fût faite par un acte collectif signé des quatre plénipotentiaires, j'y ai reconnu plusieurs inconvénients que je dois vous indiquer comme je les ai déjà fait pressentir à lord Palmerston. J'y vois d'abord le fait d'une intervention directe dans les affaires purement intérieures de la péninsule, et nous nous engageons, ce me semble dès le premier pas, plus avant que ne nous y oblige le traité lui-même. Car, dans cet acte, j'ai tenu à ce que nous ne fussions que les garants des conditions de l'article V, mais que nous ne fussions point chargés de leur exécution. Si, par les conséquences inévitables d'une guerre telle que celle qui se fait dans la péninsule, il arrivait que dans les villes ou places successivement occupées par les deux partis, la déclaration des quatre cours subît toutes les mauvaises chances d'un acte rédigé au nom d'une des deux parties combattantes, la dignité de la France et de la Grande-Bretagne ne se trouverait-elle pas compromise par des insultes qui tomberaient directement sur une déclaration émanée d'elles?

»Je ne reconnais pas, d'ailleurs, la nécessité de la démarche réclamée par le cabinet de Madrid dans celle circonstance. Il me paraît qu'il devrait lui suffire qu'à la suite de la publication du traité, le gouvernement portugais fît la déclaration mentionnée et garantie par l'article V.

»Telles sont les observations dont j'ai fait part à lord Palmerston et sur lesquelles j'appelle votre attention, monsieur le comte. Vous aurez le temps de me faire connaître votre opinion définitive à ce sujet, car on ne pourra s'occuper de la forme de la déclaration qu'après l'échange des ratifications qui ne se fera que dans quelques jours...

»Lord Palmerston m'a dit qu'il allait positivement envoyer à Copenhague les instructions nécessaires pour terminer la négociation relative à la traite des noirs...

»Vous aurez déjà appris, quand cette lettre sera entre vos mains, que le cabinet anglais avait prévenu vos désirs relativement aux affaires de Francfort[220]. Lord Granville a dû vous communiquer la dépêche que lord Palmerston a écrite au ministre d'Angleterre dans cette ville, pour le charger d'y faire des représentations sur les derniers événements qui s'y sont passés et sur les projets qu'on attribue à la diète. J'ai trouvé la lettre de lord Palmerston rédigée dans des termes un peu trop vifs, et je crains qu'elle ne dépasse le but. Je voudrais qu'elle vous eût produit la même impression qu'à moi, et que le gouvernement du roi, restant dans les idées sages que vous exprimez si bien par votre dépêche numéro 42, se bornât à faire des réserves sur un ton assez modéré pour ne pas causer d'irritation.

»Nous devons autant que possible ménager la susceptibilité des petits gouvernements d'Allemagne, et témoigner de notre force par notre modération même envers eux. Vous n'ignorez pas que, dans ces derniers temps, le ton quelquefois provocant des agents anglais en Allemagne n'y a pas utilement servi nos intérêts...»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 19 mai 1834.

Mon prince,

»Roussin vient de refuser[221]: on va le remplacer par l'amiral Jacob, je crois. J'ai laissé le conseil parfaitement libre de nommer un ministre des affaires étrangères ou un ministre de la marine.

»Nous avons beaucoup de lettres de Constantinople et de Vienne. Roussin mande que les préparatifs maritimes russes sont immenses et pressés: on annonce un voyage de l'empereur en Crimée. Méhémet-Ali s'agite sur son divan et se croit menacé, mais il est assez embarrassé en Syrie et à Candie et ne pense plus à aller plus loin autrement que par des intrigues dans le divan même.

»Sainte-Aulaire pense que les trois cours du Nord feront un arrangement séparé avec la Hollande, si les conférences ne se reprennent pas.

M. de Metternich ne digère pas le traité, mais prend en apparence la chose assez doucement. M. Ancillon est plus vif. Nous sommes dans un petit moment d'agitation ministérielle qui n'aura pas de suites, mais cela me fait perdre mon temps et un peu de ce que j'avais à vous dire...

»M. de La Fayette s'en va mourant ce soir, demain ou après au plus tard[222]... »

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 22 mai 1834.

Monsieur le comte,

»... Les ratifications portugaises ne sont point encore arrivées; on ne peut expliquer ce retard que par l'état de la mer, qui n'a pas, depuis quelques jours, favorisé les arrivages du Portugal.

»Le prince de Lieven, ambassadeur de Russie à Londres pendant les vingt dernières années, vient d'être rappelé par sa cour pour occuper le poste de gouverneur ou, selon l'expression russe, de curateur du grand-duc héréditaire, dont la majorité a été déclarée il y a peu de jours à Pétersbourg. La lettre par laquelle on annonce à M. de Lieven sa nomination, est conçue dans les termes les plus flatteurs et les plus honorables.

»Cette nouvelle a produit hier une assez vive sensation à la Bourse de Londres, et quelques personnes ont voulu y voir la preuve d'une rupture prochaine entre la Russie et l'Angleterre; on est déjà revenu aujourd'hui de cette crainte non fondée.

»M. le prince de Lieven sera fort regretté en Angleterre; il s'y était concilié l'estime de tous ceux qui, pendant tant d'années, ont eu occasion de reconnaître l'élévation et la noblesse de son caractère.

»Lord Palmerston, auquel j'ai parlé ce matin du projet qu'il a envoyé à M. Foster[223] à Turin et qui est relatif à l'accession de la Sardaigne à la convention sur la traite des noirs, m'a avoué que c'était par oubli que vous n'aviez pas reçu ce projet, et il m'a promis de réparer aussi promptement que possible cet oubli, en vous faisant remettre par lord Granville une copie du projet en question.

»J'espère pouvoir vous adresser par le prochain courrier l'ordre du conseil qui a levé l'embargo sur les navires hollandais en 1833.»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 26 mai 1834

Mon prince,

»Le roi a été tout remué d'une lettre du roi Léopold qui lui annonçait son projet d'établir un ordre de succession en Belgique[224].

»Lehon est parti hier, et je l'ai fort prié de faire ajourner non seulement toute résolution, mais, s'il était possible, toute discussion sur ce sujet qui n'est pas fort goûté en France.

»Lord Granville n'a rien reçu de Londres à ce sujet; je crois avoir lieu de croire que cette première détermination du roi Léopold aura surpris le cabinet de Londres comme le nôtre.

»Nous n'avons rien de Madrid depuis le 14. L'insurrection de la Navarre devient plus intense, mais les autres provinces n'y prennent pas la même part...»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Neuilly, le 23 mai 1834.

»Qui croirait, mon cher prince, que le roi Léopold n'ayant que quarante-trois ans et une femme jeune et en parfaite santé, se laisse entraîner par l'amertume que lui cause la perte de son enfant à vouloir seul et de lui-même assurer sa succession au trône de Belgique à ses neveux, ce à quoi il n'avait pas pensé au moment de son mariage, ni avant, et certes il y avait moins de motifs de le faire à présent qu'avant la naissance du cher petit que nous pleurons. Notre Louise a prouvé qu'elle pouvait avoir des enfants et à vingt-trois ans, fraîche et bien portante comme elle l'est, il est probable qu'elle en aura d'autres. Vous ne serez pas surpris que notre roi lui fasse sentir, par la lettre dont je vous envoie copie, d'abord qu'il ne peut seul et de lui-même prendre une résolution de cette nature et de cette importance, sans se concerter d'avance avec l'Angleterre et la France, et que nous ne pouvons consentir à laisser germaniser la Belgique ni à la laisser affubler d'une série d'agnats comme ceux du Luxembourg qui nous ont déjà causé tant d'embarras et de difficultés; ce que, mon cher prince, vous savez mieux que tout autre. Notre roi pense qu'il est utile et nécessaire que vous soyez au fait de cette affaire pour, si on y donne suite en Angleterre et que vous en entendiez parler, prévenir dans votre sagesse les dangers et difficultés qui en pourraient résulter pour la paix générale, en les faisant envisager en Angleterre dans toute leur étendue. Nous nous en remettons pour cela à votre esprit si juste et à votre zèle pour le bien de la France.»

LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU ROI LÉOPOLD.

«Paris, le jeudi 22 mai 1834.

Mon très cher frère et excellent ami,

»Je vous réponds séparément sur la partie importante de votre lettre du 19 que je viens de recevoir. Ce que vous me communiquez est d'une telle gravité que je ne conçois pas que ce soit seulement pour que je ne l'apprenne pas par d'autres que vous m'en faites part. Des résolutions de cette nature doivent non seulement être concertées entre l'Angleterre et nous, mais vous ne pouvez pas les prendre sans notre concours et notre approbation. Ni l'acte qui vous appelle au trône, ni la constitution belge, ni les traités qui vous l'ont garanti ne confèrent ce droit. Il faut donc qu'avant d'aller plus loin dans cette singulière matière, vous en fassiez l'objet d'une négociation officielle de votre gouvernement avec le nôtre. Je dis singulière, mon cher frère, parce qu'en vérité je ne conçois pas qu'à votre âge, avec une femme comme la vôtre, l'amertume de la perte que nous venons de faire vous entraîne à vous persuader qu'il est urgent de pourvoir aux chances de votre succession, et d'affubler la Belgique d'une série d'agnats comme ceux du Luxembourg:

»1o Je suis loin de croire qu'un tel acte fût une garantie pour la solidité de votre trône et je serais plutôt porté à croire que la pensée en plairait à ceux qui ne la désirent pas, par suite des difficultés de tout genre qu'il pourrait lui susciter. Je ne crois point qu'il soit nécessaire pour rassurer la Belgique sur le danger du retour des Nassau ou l'établissement de la république, car personne n'ignore que la France ne souffrira jamais ni l'un ni l'autre.

»2o Personne n'ignore que ce que nous voulons, c'est l'indépendance réelle et non nominale de la Belgique; que nous ne voulons nullement qu'elle dépende de nous ni de l'Angleterre ni de tous les deux, mais que nous voulons encore bien moins qu'elle dépende de la Prusse, de la Confédération germanique ou de l'Allemagne. Non seulement nous avons voulu que la Belgique fût indépendante mais nous avons établi qu'elle serait perpétuellement neutre, afin qu'elle ne pût pas être engagée dans de pareils liens.—L'indépendance de la Belgique nous importe encore sous un autre rapport que vous connaissez bien: c'est que c'est la base, le lien de notre alliance avec l'Angleterre qui nous est si précieuse et qui est la garantie de la paix et de l'ordre social. Nous résisterons donc à tout ce qui pourrait y porter atteinte et germaniser la Belgique, soit en entrant dans la Confédération germanique, soit en tombant dans la dépendance d'un des États qui la composent.

»J'espère donc, mon cher frère, que vous allez arrêter le message de vos Chambres dont vous me parlez, et que vous ne donnerez aucune suite à ce projet avant d'en avoir entretenu les cabinets de Londres et de Paris et d'avoir reçu leurs réponses.

»Sur ce, mon frère, je vous embrasse de tout mon cœur, et je repars pour Neuilly, étant toujours et pour la vie,

»Votre bon frère et bien affectionné beau-père et fidèle ami.

»LOUIS-PHILIPPE.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 26 mai 1834.

Monsieur le comte,

»J'ai vu hier soir lord Grey et l'ai entretenu du projet qu'avait le roi Léopold de régler la succession au trône de Belgique de concert avec les Chambres belges. J'ai aisément fait valoir près de lui les raisons qui s'opposent à un tel projet. Je dois rendre à lord Grey la justice de dire qu'il a saisi comme vous les inconvénients de plus d'un genre que soulèverait le plan du roi Léopold. Il m'a positivement donné l'assurance que l'Angleterre s'opposerait à ce que la succession au trône fût déterminée sans le concours de la France et de l'Angleterre. On écrira d'ici dans ce sens à Bruxelles, et je puis ajouter même que lord Durham avec qui j'en ai parlé et dont les avis sont en général accueillis par le roi Léopold, se propose de lui faire connaître l'opposition qu'il trouverait en Angleterre à l'exécution de son projet de succession.»

«Londres, le 26 mai 1834.

»Je m'abstiens en général de vous entretenir des débats parlementaires d'Angleterre qui se rapportent spécialement aux affaires intérieures du pays, parce que je sais que les journaux qui vous sont adressés d'ici vous fournissent à cet égard beaucoup plus exactement et plus promptement que je ne pourrais le faire tous les détails désirables. Je dois cependant vous rendre compte aujourd'hui d'un incident très grave qu'a amené la discussion d'un bill dans la Chambre des communes.

»Ce bill dont la première lecture a eu lieu il y a plus de quinze jours est relatif au rachat des dîmes du clergé protestant en Irlande. On a calculé que, par suite des résultats financiers qu'il produirait, il resterait en définitive un résidu dont il s'agirait de régler l'emploi. L'un des membres du cabinet, lord John Russell, qui soutenait le bill à la Chambre des communes, s'était prononcé peut-être un peu intempestivement lors de la première lecture pour que le fond restant fut employé selon la volonté du gouvernement. Cette proposition excita un très vif dissentiment dans le cabinet dont plusieurs membres, partageant à ce sujet l'opinion d'un parti assez considérable dans la Chambre des communes et certainement de la majorité de la Chambre des pairs, déclarèrent ne pouvoir l'adopter. Les ministres qui s'opposèrent le plus fortement contre la proposition de lord John Russel sont MM. Stanley et sir James Graham. Ils voyaient, disaient-ils, une spoliation des biens du clergé anglican et prétendaient que s'il restait un fond quelconque, après que toutes les opérations du bill auraient été exécutées, ce fond devait être remis au clergé anglican d'Irlande qui en réglerait l'usage.

»Lord John Russell, de son côté, persistant dans l'opinion qu'il avait émise, avait offert sa démission, si on ne l'adoptait pas. On était parvenu cependant à lui faire retirer sa démission, et le cabinet cherchait le moyen de mettre fin à cette difficulté, lorsqu'une motion que M. Ward[225] doit faire demain à la Chambre des communes est venue reproduire tous les embarras qu'on avait espéré dissiper. M. Ward proposera que le fond en question soit employé au profit de l'Église dissidente et de l'Église catholique d'Irlande, et il est encore impossible de prévoir l'issue de cette motion.

»Quelle qu'elle soit, on prétend qu'elle doit amener la sortie de plusieurs membres du ministère. Si la proposition de M. Ward obtient la majorité dans la Chambre, M. Stanley et sir James Graham ont annoncé l'intention positive de se retirer; dans le cas contraire, ce serait lord John Russell et sans doute d'autres membres du cabinet qui quitteraient.

»Depuis trois jours, les conseils de cabinet se succèdent sans qu'on ait pu trouver encore le moyen de concilier les opinions divergentes qui y sont exprimées. La retraite de M. Stanley serait une perte bien sensible pour le ministère dont il est le plus solide et sans contredit le plus habile soutien à la Chambre des communes. Celle de lord Russell et d'autres membres pourrait aussi produire quelques conséquences inattendues.

»Enfin, monsieur le comte, vous voyez que le moment est critique, et que, s'il ne survient pas quelque accommodement, l'existence du cabinet actuel est compromise.

»Vous me permettrez de ne point émettre ici de prédiction sur l'administration qui pourrait être appelée à succéder à celle-ci; ces prédictions seraient au moins oiseuses en présence de circonstances aussi mobiles et aussi incertaines que celles qui peuvent s'élever d'un instant à l'autre. Je me bornerai donc à vous tenir exactement informé de tout ce qui parviendra à ma connaissance.»

«Londres, le 27 mai 1834, dix heures du soir.

»La motion de M. Ward vient d'être faite à la Chambre des communes; elle a été secondée par M. Grote[226]. Le chancelier de l'échiquier, lord Althorp, a, dans un discours habile, proposé l'ajournement de la question et du parlement jusqu'à lundi. M. Grote s'est empressé d'appuyer la proposition du ministre, en faisant allusion aux circonstances graves auxquelles elle se rapportait. La Chambre l'a adopté avec des acclamations très vives et très prononcées; ainsi, les choses restent en suspens de ce côté. Il est certain, cependant, que c'est un grand appui moral donné à la majorité du ministère, et il paraît que M. Stanley, sir James Graham, le duc de Richmond et peut-être lord Ripon devront se retirer.

»Le roi, dit-on, est décidé à soutenir lord Grey et les membres du cabinet qui marchent avec lui.»

«Londres, le 29 mai 1834.

»... Les ratifications portugaises sont enfin arrivées ce matin à Londres; je pense que l'échange se fera ce soir ou demain matin. Aussitôt que j'aurai reçu les ratifications d'Angleterre, d'Espagne et de Portugal, je les remettrai à M. Feuillet.

»J'ai l'honneur de vous envoyer une copie de la note par laquelle lord Palmerston doit annoncer la conclusion du traité de la quadruple alliance aux légations étrangères accréditées en Angleterre.

»Le duc de Richmond et lord Ripon ont positivement offert leur démission qui a été acceptée. Cela rendra le nouvel arrangement ministériel plus difficile, mais on croit cependant qu'il pourra être terminé lundi, jour fixé pour la reprise des travaux de la Chambre des communes[227].

»Je ne perds pas de vue la question d'Orient et j'en entretiendrai de nouveau lord Palmerston et lord Grey aussitôt que l'organisation nouvelle du cabinet leur laissera la liberté de s'en occuper.»

«Six heures du soir.

»P.-S.—Je sors du Foreign Office où je m'étais rendu pour procéder à l'échange des ratifications, qui n'a pu avoir lieu, parce que l'instrument envoyé de Lisbonne est tellement incorrect qu'il est presque impossible de l'accepter. Parmi les irrégularités, je me bornerai à vous indiquer le retranchement du préambule.

»Nous cherchons les moyens de pourvoir à cet embarras, mais jusqu'à présent nous n'avons rien trouvé. Ce retard désagréable pour nous, et que je vous prie de tenir secret, est une grave difficulté pour le cabinet anglais qui espérait être en état de présenter lundi prochain le traité au parlement.»

«Londres, le 31 mai 1834.

»M. Feuillet, qui aura l'honneur de vous remettre cette dépêche, vous porte en même temps les trois ratifications du traité du 22 avril.

»Après avoir mûrement pesé les inconvénients que produirait le retard dans l'échange des ratifications de ce traité, nous nous sommes décidés à accepter l'instrument portugais, quelque incorrect qu'il fût.

»Nous avons essayé d'ailleurs de prévenir les mauvaises conséquences de notre détermination au moyen des deux pièces dont j'ai l'honneur de joindre ici les copies.

»La première est une déclaration aussi explicite que possible du ministre de Portugal à Londres, et la seconde une contre-déclaration des plénipotentiaires des trois cours par laquelle ils prennent acte de l'engagement solennel contracté par le plénipotentiaire portugais de faire rectifier le plus promptement possible les erreurs commises dans l'exécution des ratifications portugaises.

»En prenant lecture de ces deux pièces, vous serez sans doute convaincu comme moi, monsieur le comte, que nous ne pouvions pas faire davantage dans l'état de choses donné.

»Notre refus de ratifier aurait amené un délai qui ne pouvait pas être de moins d'un mois; pendant ce temps les opérations de l'armée espagnole restaient suspendues et l'auraient été même longtemps après, puisqu'il aurait fallu attendre de Londres les ordres nécessaires pour autoriser le gouvernement espagnol à agir. L'invitation que nous avons transmise aux trois ministres d'Espagne, de France et de Grande-Bretagne à Lisbonne, nous donne d'ailleurs la certitude que ce n'est que quand ils auront entre les mains des ratifications rectifiées que l'ordre d'avancer sera accordé au gouvernement espagnol.

»Vous trouverez jointe aussi une copie de la dépêche que je viens d'écrire à ce sujet à M. le baron Mortier, et j'ose espérer que vous me trouverez justifiable de lui avoir adressé des instructions sans attendre vos ordres. La célérité, dans cette circonstance, l'emportait sur toute autre considération.

»Après l'échange des ratifications, nous, avons discuté le projet d'amnistie dont il est fait mention à l'article V du traité et nous avons arrêté la rédaction de celui que j'ai l'honneur de vous envoyer en copie.

»La raison qui m'a particulièrement déterminé, monsieur le comte, à consentir à l'arrangement dont je viens de vous rendre compte, est qu'il m'a semblé urgent de donner toute valeur au traité du 22 avril. Les difficultés ministérielles qui se sont élevées ici dans ces derniers jours et qui, quoique heureusement arrangées pour le moment, peuvent encore se renouveler, rendaient de la plus haute importance pour nous que ce traité fût ratifié par le ministère actuel ou du moins reconnu pour tel.

»Je pense que le gouvernement du roi, en appréciant cette considération, approuvera la résolution que j'ai dû prendre.

»Vous connaissez déjà par la voie des journaux les noms de ceux qui sont appelés à remplacer les membres sortants du cabinet anglais. Dès qu'il était certain, comme j'avais eu l'honneur de vous le mander, que lord Grey restait à la tête des affaires, les noms des nouveaux ministres n'offraient plus le même intérêt.

»Il reste à savoir maintenant quel effet produira sur les deux chambres du parlement l'arrangement ministériel. L'opinion la plus généralement répandue est que le cabinet ne s'est pas fortifié par l'adjonction de ceux qu'il a appelés dans son sein. Je crois cette opinion assez fondée.»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 1er juin 1834.

Mon prince,

»Pour que vous sachiez bien pourquoi nous vous envoyons copie d'une nouvelle instruction à M. Périer à Bruxelles; il faut vous dire que, sur une conversation de M. Van de Weyer avec lord Palmerston, celui-ci a écrit une lettre particulière au roi Léopold, dans laquelle il approuve le plan de désigner un successeur. Le roi Léopold a envoyé copie de cette lettre à son beau-père qui me l'a montrée hier; alors nous avons écrit à Bruxelles, nous fondant non sur ce renseignement très confidentiel, mais sur une dernière lettre de Périer qui annonçait la reprise de ce plan.

»Comme il résulte de là que lord Grey et lord Palmerston auraient parlé en sens différent, j'ai cru devoir vous donner ce renseignement: je vous prie de le considérer comme entre vous et moi seul; le roi même ignore que je vous en parle.

»Nous attendons l'arrangement ministériel à Londres avec impatience.

»Les Portugais sont d'étranges maladroits avec leurs ratifications écourtées: je crains bien que nous ne puissions passer outre.»

M. DE RAYNEVAL AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Aranjuez, le 2 juin 1834.

»Prince,

»Voici probablement la dernière gazette relative aux événements de la guerre portugaise que j'aurai à vous envoyer, car la voilà finie comme par enchantement cette guerre qu'il y a peu de jours encore, on regardait comme interminable. C'est vous qui êtes le véritable vainqueur en cette occurrence.

»Le traité a tout fait. La coopération des Espagnols a bien produit quelque effet, mais si on ne nous eût pas aperçu comme un corps de réserve derrière eux, les armes ne fusseut certes pas tombées aussi promptement des mains des miguélistes[228].

»L'accord signé par le secrétaire de la légation britannique en Portugal et les généraux de dom Pedro relativement à don Carlos, n'impose à ce prince aucune des conditions exigées de dom Miguel. Cela mécontente horriblement ce cabinet-ci qui venait justement de demander qu'avant de permettre au prétendant espagnol de s'embarquer on déterminât entre les signataires de la convention du 22 avril le lieu où il lui serait permis de se retirer. Un tel désir était peut-être en opposition avec cette convention, mais ici on n'en espérait pas moins le faire accueillir. Maintenant on craint bien qu'il ne soit trop tard, mais si on n'obtient pas satisfaction sur ce point, on insistera avec d'autant plus de force sur la nécessité d'obliger don Carlos, pour recevoir la pension qui lui est assurée, à faire les mêmes promesses que dom Miguel. Ceci est plus facile à admettre, mais ce n'est pas tout: le cabinet espagnol propose en même temps à ses alliés de déclarer que si les mêmes circonstances qui ont rendu leur union nécessaire dans le but de pacifier la péninsule venaient à se reproduire, le traité reprendrait à l'instant même toute sa force et vigueur.

»M. Martinez de la Rosa vient de rédiger à la hâte et d'adresser à M. Villiers et à moi une note où les trois points que je viens d'indiquer sont traités et dont la conclusion est d'inviter la France et l'Angleterre à assurer à l'Espagne les garanties qu'elle réclame comme indispensables pour son repos futur. J'aurais voulu vous envoyer cette pièce sur laquelle Votre Altesse et lord Palmerston vont avoir à délibérer, mais je suis forcé, faute de temps, à vous engager à en demander communication à ce ministre...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 5 juin 1834.

Monsieur le comte,

»... Je n'ai pu voir lord Palmerston que pendant quelques instants ce matin, mais assez de temps cependant pour l'entretenir de la reprise du projet de pourvoir, par une mesure extraordinaire, à la succession éventuelle du trône de Belgique. Il m'a avoué qu'après être entré d'abord dans les idées du roi Léopold à cet égard, il cédait à l'opinion qu'un ajournement indéfini de cette question était préférable. Il m'a promis de transmettre demain à sir Robert Adair des instructions dans ce sens. Il m'a d'ailleurs montré une lettre en date du 3, qu'il venait de recevoir de cet ambassadeur, qui lui annonçait en quelques lignes que l'ajournement que nous désirons paraissait être adopté par le cabinet de Bruxelles lui-même.

»J'ai eu l'honneur, monsieur le comte, en vous envoyant une copie de la note par laquelle lord Palmerston se proposait de communiquer le traité de quadruple alliance au corps diplomatique ici, de vous mander que cette communication devait être faite immédiatement. Il n'en a pas été ainsi néanmoins, et sur l'opinion émise par l'avocat de la couronne, le cabinet anglais s'est décidé à retarder la publication du traité jusqu'à ce qu'il ait reçu les nouvelles ratifications de Lisbonne. S'il en était temps encore, je crois que vous feriez bien aussi de suspendre la publication à laquelle j'ai eu le tort de vous engager prématurément...

»Je puis vous dire que l'escadre anglaise qui a quitté Malte n'a pas d'autres instructions que celle de se rendre dans les eaux de Smyrne pour reprendre la station qu'elle y occupe tous les étés.

»On a reçu aujourd'hui des lettres de Lisbonne du 27 mai qui annoncent que l'infant don Carlos ne s'embarquera pas sur le même bâtiment que l'infant dom Miguel. Il paraît que le premier de ces deux princes a demandé à être transporté à Plymouth et de là en Hollande.

»Les nouveaux ministres, lord Auckland[229], M. Spring Rice[230] et M. Ellice[231] ont prêté serment entre les mains du roi ce matin au lever de Sa Majesté.

»Le succès que le ministère a eu à la séance de la Chambre des communes de lundi[232] n'a pas complètement encore rassuré l'opinion publique; lord Grey lui-même ne peut se défendre d'une inquiétude assez vive dont on retrouve les traces dans ses discours et dans la lettre qu'il a écrite à la députation de cent cinquante membres de la Chambre des communes qui lui avait remis une adresse pour le presser de rester au ministère.»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 11 juin 1834.

Mon prince,

»Il nous paraît ici que M. Grant[233] a été bien officieux et bien prompt quant à don Carlos. S'il l'eût laissé vingt-quatre heures de plus menacé par Rodil, on aurait eu une convention avec lui à peu près semblable à celle qu'a souscrite dom Miguel.

»Quoi qu'il en soit, le traité a bien atteint son but: l'expulsion des deux prétendants, et don Carlos nous paraît être, sauf quelque chose d'écrit, exactement dans la même situation que dom Miguel.

»On ne pouvait dans un traité fixer leur résidence future: on ne le peut davantage dans un supplément de traité. Quant à rendre le traité permanent, je comprends que Martinez de la Rosa le désire comme action morale continue sur les partisans de don Carlos; mais il ne faudrait pas que cela devînt pour nous une nécessité ou une obligation d'une intervention continue aussi: cela serait embarrassant. Rayneval et Villiers me paraissent être d'accord cependant qu'il y aurait quelque chose à ajouter. Si on le veut à Londres, nous n'y ferons pas d'obstacle, mais nous ne voudrions pas qu'il en résultât pour nous aucune obligation nouvelle en dehors des termes du traité dont vous avez si bien saisi l'à-propos et calculé les effets.

»Le duc de Frias a eu l'ordre de nous presser là-dessus. Je lui ai simplement répondu ce matin que c'était une affaire à traiter à Londres...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 12 juin 1834.

Monsieur le comte,

»... J'ai parfaitement compris la nécessité dans laquelle le gouvernement du roi s'est trouvé de repousser les attaques de quelques journaux français au sujet de l'échange des ratifications du traité du 22 avril: il ne pouvait pas agir autrement, et du reste je ne pense pas que cela, ait aucun inconvénient pour le gouvernement anglais; on ne m'a pas fait jusqu'à présent la moindre observation à cet égard, et je suis bien en mesure de répondre à toutes celles qui pourraient être faites.

»J'ai eu l'honneur de vous transmettre avant-hier la copie d'une note adressée à lord Palmerston par le marquis de Miraflorès le jour même où elle m'avait été communiquée. Je n'avais pas encore arrêté mes idées sur la réponse qu'il serait convenable de faire à cette note et je n'avais pas pu en entretenir lord Palmerston; c'est seulement hier que nous en avons parlé[234].

»Je lui ai fait remarquer que nous ne devions pas répondre à cette communication du gouvernement espagnol autrement que par un refus de nous mêler de l'affaire qu'il recommande à nos soins: que n'étant nullement lié à l'égard de cette question par le traité du 22 avril il y aurait dans mon opinion quelque chose d'odieux de la part des gouvernements de France et de la Grande-Bretagne à vouloir déterminer le sort futur des infants don Carlos et dom Miguel après qu'ils se trouvent expulsés de la péninsule.

»Ces deux princes sont aujourd'hui envers l'Espagne et le Portugal dans la même situation que tous les prétendants vis-à-vis des pays sur lesquels ils réclament des droits. L'Angleterre, la France, la Suède n'ont pas demandé aux autres puissances des garanties contre les prétendants qui ont pu les inquiéter, et si les gouvernements d'Espagne et de Portugal croient avoir de justes sujets de crainte dans l'avenir de la part des deux infants, c'est des cortès qu'ils doivent réclamer des mesures de rigueur contre les tentatives que ces princes pourraient faire dans la suite et qui seraient de nature à troubler la tranquillité de la péninsule.

»Il m'a paru que lord Palmerston partageait ma manière de voir sur cette question. Il s'éclairera d'ailleurs de l'opinion de son cabinet, et de mon côté j'attendrai les instructions que j'ai eu l'honneur de vous demander.»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Tuileries, le 12 juin 1834.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
»P.-S.—Mon frère vient de me parler de l'idée qu'on avait eue à Madrid de faire une déclaration nouvelle sur le traité de la quadruple alliance. Selon lui, pour lui conserver sa force et son effet, il ne faut en rien dire surtout dans le moment où son efficacité vient d'être rendue aussi évidente, et il faut s'abstenir de toute déclaration confirmative ou explicative parce que tout acte de ce genre infirmerait au lieu de confirmer, et que, de plus, on pourrait l'attribuer soit au regret que l'affaire se soit arrangée sans qu'on ait eu besoin des troupes ou armées françaises, soit au désir de se préparer des prétextes pour les faire marcher plus tard.

»Il me charge de vous dire qu'il en a causé hier avec lord Granville qui a paru très satisfait des dispositions que notre cher roi lui a manifestées, ce qui était d'autant plus à propos, m'a dit le roi, qu'à Madrid l'affaire a pris un faux pli et qu'il devenait plus difficile à chaque délai de parvenir à l'effacer...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 13 juin 1834.

Monsieur le comte,

»J'ai eu l'honneur de vous expédier une dépêche télégraphique en même temps que celle-ci: elle vous annonce l'arrivée de don Carlos à Portsmouth, sur laquelle je n'ai pas jusqu'à présent d'autres détails à vous transmettre.

»J'ai reçu ce matin la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 11, et je me suis empressé de voir lord Palmerston et lord Grey pour conférer avec eux sur les points qui y étaient traités. Ils avaient reçu des lettres de M. Villiers qui sont parfaitement d'accord avec la dépêche de M. de Rayneval dont vous aviez bien voulu m'envoyer une copie. Les deux ministres étaient donc au courant des désirs et des prétentions du gouvernement espagnol, quand je suis venu m'en entretenir avec eux.

»Nous avons examiné ensemble tout ce qu'il était possible de faire dans cette circonstance et j'ai pu reconnaître bientôt que vos prévisions s'étaient réalisées et que le gouvernement anglais ne voulait pas aller au delà des stipulations du traité du 22 avril. Lord Palmerston m'a positivement dit que quand les nouvelles ratifications portugaises de ce traité auraient été échangées, il considérerait le traité comme complété dans son exécution aussi bien que dans sa forme et qu'il ne croyait pas que l'action de l'Angleterre dût s'étendre plus loin que les engagements contractés par l'acte du 22 avril. Il a ajouté qu'il avait l'intention de répondre à la note de M. de Miraflorès et aux demandes adressées à M. Villiers par M. Martinez de la Rosa en déclarant que le gouvernement anglais ne pouvait intervenir dans les questions qui lui avaient été soumises et que si le gouvernement espagnol croyait avoir quelques arrangements à négocier avec l'infant don Carlos, c'était un négociateur espagnol qu'il devait charger de traiter directement avec ce prince.

»D'après les instructions que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, je n'ai pas cru devoir insister près des deux ministres anglais en faveur des demandes de l'Espagne, et je me suis borné à leur dire que je vous rendrais compte de ma conversation avec eux.

»Mon opinion que vous avez pu déjà pressentir par ma dépêche d'hier, monsieur le comte, s'accorde, je l'avoue, avec celle de lord Grey et de lord Palmerston, et si je regrette avec vous qu'on n'ait pas imposé quelques conditions plus positives à l'infant don Carlos, je n'en reste pas moins persuadé qu'aujourd'hui on ne peut plus traiter avec ce prince que de gré à gré.»

M. DE RAYNEVAL AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Madrid, le 14 juin 1834.

»Prince,

»La régente a voulu vous marquer sa reconnaissance du traité du 22 avril. M. de Florida-Blanca est chargé de vous remettre en son nom les insignes de l'ordre de Charles III. Je me trouve très honoré d'être par là votre confrère en chevalerie; mais comme il ne faut ôter à personne ce qui lui appartient, je dois déclarer que je ne suis pour rien dans cette royale résolution. L'honneur en revient tout entier à M. Martinez de la Rosa, si ce n'est à Sa Majesté elle-même.

»Ce ministre reçoit en même temps la même décoration.

»J'ai à vous remercier de l'envoi que vous m'avez fait des pièces relatives à la ratification portugaise. Y a-t-il eu là ignorance ou mauvaise foi? Heureusement on est dispensé d'agiter cette question par la promptitude du dénouement du triste drame qui se jouait en Portugal. Vous aurez vu que l'amnistie convenue à Evora-Monto se rapprochait beaucoup de celle dont vous avez arrêté le projet à Londres.

»Les troupes espagnoles sont déjà rentrées en Espagne on les dirige sur la Biscaye. Il est plus à souhaiter qu'à espérer qu'à leur approche les armes tombent des mains des insurgés, comme elles sont tombées de celles des miguélistes. Si cela arrive, ce sera encore un miracle dû au traité.

»Nous avons appris aujourd'hui le succès que le ministère reformé a obtenu dans la Chambre des communes. Cela est de bon augure. Ici, comme chez nous, on ne parle que d'élections. Dieu veuille qu'elles soient bonnes dans les deux pays!

»Je crois que nous aurons très incessamment le comte Toreno[235] comme ministre des finances.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 16 juin 1834.

Monsieur le comte,

»... J'ai vu avec plaisir que le gouvernement du roi avait adopté, sur les dernières propositions du cabinet de Madrid, un parti qui s'accorde entièrement avec les vues du ministère anglais. Vous aurez pu juger par mes dépêches que j'étais toujours resté, à cet égard, dans les bornes que vous me prescrivez, et dans lesquelles je continue à croire que nous ferons bien de nous maintenir.

»J'avais fait connaître à M. de Miraflorès, en réponse à la note qu'il m'avait adressée, l'opinion que j'avais eu l'honneur de vous exprimer par ma dépêche numéro 63, et comme le ministre d'Espagne avait reçu une réponse du même genre de lord Palmerston, il s'est décidé à se rendre à Portsmouth pour négocier directement avec don Carlos.

»Les offres qu'il devait faire à ce prince au nom de son gouvernement consistaient dans une pension de trente mille livres sterling moyennant laquelle l'infant prendrait des engagements semblables à celui qu'on a fait souscrire à dom Miguel. Le prétendant espagnol devrait de plus renoncer à aller habiter Rome, où on craint que son séjour en ce moment n'exerce une fâcheuse influence sur le gouvernement papal, si mal disposé déjà pour l'Espagne.

»M. de Miraflorès était parti avant-hier pour remplir sa mission et lord Palmerston avait expédié de son côté à Portsmouth M. Blackhouse, l'un des sous-secrétaires d'État des affaires étrangères; celui-ci était chargé d'offrir à don Carlos tous les services qu'il est au pouvoir du gouvernement anglais de lui rendre, à l'exception toutefois d'un prêt d'argent, sur le refus duquel ce gouvernement se montre inébranlable. Il devait, en même temps, sonder les dispositions de l'infant au sujet des propositions de M. de Miraflorès. On a pensé que le refus d'argent était le meilleur appui que le cabinet anglais pût donner au négociateur espagnol, parce qu'on supposait que l'infant et sa suite composée de plus de soixante personnes, se trouvaient dans le dénûment le plus complet.

»Il n'en a pas été ainsi cependant, et M. Blackhouse vient de mander à lord Palmerston que don Carlos ne désirait pas continuer son voyage pour le moment; qu'il voulait, au contraire, débarquer immédiatement et avec l'intention de rester quelque temps en Angleterre. Il ne veut pas entendre parler des propositions de M. de Miraflorès; d'après son langage, il ne renonce à rien et ne cessera jamais de faire valoir ses droits; et il ne veut pas consentir à recevoir un écu sous la condition de se soumettre à un engagement restrictif quelconque.

»Lord Palmerston attribue cette résistance de l'infant aux conseils de la princesse de Beira et de l'évêque de Léon, qui sont à bord du Donegal; et, sans se dissimuler le mauvais effet que cela peut avoir sur les insurgés du nord de l'Espagne, il n'y attache pas cependant une grande importance.

»D'après les réponses de don Carlos à M. Blackhouse, le marquis de Miraflorès a renoncé à voir le prince auquel il avait écrit la lettre et le projet de transaction dont je joins ici les copies et il est de retour à Londres.

»Don Carlos a fait venir à Portsmouth M. de Sampayo, qui remplissait les fonctions de consul général de dom Miguel, chargé de lui retenir une maison pour quinze jours à Portsmouth et de lui chercher une campagne dans les environs de Londres. Mais le fait le plus remarquable et qui paraît positif, c'est que l'infant a entre les mains de M. de Saraïva, ministre de dom Miguel à Londres, un crédit d'un million de francs qui a été envoyé par M. de Blacas. On doit en conclure que tout était préparé en cas d'événement, et que c'est en Angleterre que don Carlos fixera son séjour, pour quelque temps du moins. Il est bien entendu que le gouvernement anglais n'y mettra aucune opposition; il voit même cette résolution sans trop de mécontentement, dans la pensée qu'il pourra surveiller plus facilement ses démarches et les menées de ses partisans.

»La nouvelle de la révolution républicaine de Lisbonne, annoncée pompeusement par quelques journaux, n'était qu'une fraude employée par des joueurs de Bourse, qui ont tiré parti de quelques cris proférés au théâtre, en présence de dom Pedro, et contre son gouvernement, pour avoir laissé échapper dom Miguel. Je ne sais pas si un esprit aussi violent d'animosité de la part du peuple portugais justifie le décret par suite duquel tous les couvents sont abolis au Portugal et dans toutes les possessions portugaises. Ce décret, quelque utile qu'il puisse être en soi, me paraît avoir été rendu prématurément et pourrait bien produire de nouveaux troubles dans le pays; le gouvernement, à peine affermi, a commis au moins une imprudence en provoquant le clergé tout entier uni aujourd'hui dans sa haine contre lui, et il est impossible de ne pas reconnaître dans ce nouvel acte de dom Pedro le mauvais esprit qui l'a dirigé depuis deux ans.

»On annonce la prochaine arrivée en Angleterre du duc de Palmella; il vient de Lisbonne avec l'amiral Parker qui quitte le commandement de la station du Tage, dans lequel il est remplacé par sir William Gage[236].

»Quelques personnes disent que le voyage du duc de Palmella n'a pas d'autre but que des affaires particulières, mais on a peine à se persuader qu'il ne soit pas motivé par des raisons politiques.»

LORD PALMERSTON AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Stanhope-Street, 16 juin 1834.

Mon cher prince,

»Blackhouse me mande que don Carlos ne désire pas continuer son voyage pour le moment; qu'au contraire, il veut débarquer tout de suite et avec l'intention de rester ici «quelque temps».—Quant aux propositions de Miraflorès, il ne veut pas en entendre parler; il ne renonce à rien: il ne cessera jamais de faire valoir ses droits, et il n'acceptera pas un seul écu à condition de rester tranquille. Il paraît que son courage s'est merveilleusement rétabli depuis que la baie de Biscaye se trouve entre lui et Rodil.

»Tout ceci est assez naturel et fort peu important. Le seul résultat en sera que l'Espagne économisera trente mille livres sterling par an et que sa tranquillité intérieure n'en souffrira pas du tout...

»Tout à vous.

»PALMERSTON.

»P.-S.—La réponse de don Carlos ne veut dire que ceci: L'évêque de Léon et la princesse de Beira sont avec moi.»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 18 juin 1834.

Mon prince,

»Rouen[237] me mande du 28 mai que l'escadre anglaise était à Nauplie et qu'elle portait quinze cents hommes de troupe et six pièces de campagne. L'amiral parlait d'aller vers les Dardanelles, mais attendrait encore quelques jours des nouvelles de Malte.

»Cette demi-mesure me paraît singulière, mais s'accorde avec le langage que jusqu'à la date du 30 mai tenait à Constantinople lord Ponsonby. Je suis porté à croire que, depuis, il aura modifié ce langage et même qu'il aura déconseillé à l'amiral de réunir ses vaisseaux sur la côte d'Asie. En tout cas, la Russie va en prendre prétexte pour rester armée et nous serons constamment en échec.

»Un Russe, nommé Mayenvorth, qui fait ici son métier, dit partout avoir reçu de Medem l'assurance que s'il entre encore un vaisseau anglais dans la Méditerranée les Russes iront au Bosphore. Il faut savoir que leur position maritime dans la mer Noire n'est garantie que par les châteaux du Bosphore, car Sébastopol n'est pas en état de défense par mer...»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 23 juin 1834.

Mon prince,

»Sainte-Aulaire mande qu'il y a eu grand bruit à Vienne au sujet de l'escadre anglaise qui a paru dans l'Archipel. Pozzo en était très préoccupé, et je me suis tué à lui faire considérer ce mouvement sous son véritable point de vue: une promenade navale qu'un nouvel amiral s'est cru en droit et en devoir de faire sans but politique. Je suppose du moins que c'est cela.

»Les affaires de Suisse se compliquent. Rumigny[238] n'est pas toujours adroit. Le ministre de Sardaigne me disait hier que son cabinet se déclarant satisfait du langage de la députation, tout tombait de soi-même, lorsqu'une nouvelle note est venue raviver la question[239].

»Nous écrivons en Égypte qu'on se décide à remplir les engagements contractés envers la Porte, et d'ôter là tout prétexte. Tout ce bruit aboutira à donner aux Russes un prétexte de rester armés dans la mer Noire et à nous tenir ainsi en échec de ce côté.

»Nos élections sont très bien. Sur cent trente nominations connues à cette heure, l'opposition en a perdu vingt-quatre remplacées convenablement. Nous aurons deux légitimistes à Marseille[240]

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 26 juin 1834.

Monsieur le comte,

»... J'ai cherché lord Palmerston ce matin et je viens d'avoir avec lui un entretien...

»Il m'a avoué que M. Morier[241], tout en partageant les vues qui dirigeaient notre ambassade en Suisse, n'était cependant pas tout à fait d'accord avec M. de Rumigny sur la marche qu'il convenait de suivre. M. Morier pense qu'il faut employer une grande prudence et de l'habileté pour maintenir la diète helvétique sur le terrain où elle s'est placée vis-à-vis des puissances limitrophes.

»Lord Palmerston, en faisant valoir les raisons exposées par M. Morier, m'a néanmoins dit qu'il comprenait toute l'importance qu'il y avait dans les circonstances actuelles, à ce que la France et l'Angleterre se montrassent unies sur toutes les questions. Il désire que vous soyez bien convaincu qu'à cet égard il apprécie les considérations développées dans votre dépêche.

»Il m'a en même temps donné l'assurance qu'il allait écrire non seulement en Suisse, mais encore aux ministres d'Angleterre à Turin, à Stuttgard et à Munich, pour les charger de faire aux gouvernements près desquels ils sont accrédités des représentations dans le sens que nous désirions.

»Comme il a cru remarquer, d'après les rapports de lord Minto, que M. Ancillon surtout avait adopté des idées très erronées sur les affaires de Suisse, il se propose de faire arriver aussi à Berlin des observations qui, il l'espère, pourront produire un bon effet. J'ai lieu de croire que les instructions de lord Palmerston aux différents ministres que je viens d'indiquer, seront expédiées par le courrier de demain...

»... Il (lord Palmerston) m'a communiqué les dernières lettres de lord Ponsonby, qui s'accordent presque identiquement avec celles de notre ambassadeur. J'ai pu juger que les nouvelles apportées par ces dépêches préoccupaient fortement le gouvernement anglais...

»... J'ai obtenu de lord Palmerston qu'il transmettrait à Alexandrie des instructions pour qu'on fît comprendre à Méhémet-Ali qu'il devait mettre un terme à ses exigences envers la Porte. On aura de la peine à faire entendre raison au vice-roi, sur la question de l'arriéré que réclame le sultan, car il paraît que rien n'a été écrit à ce sujet dans la convention de Kutaya, et que ce qui était relatif à l'arriéré a été convenu verbalement; mais le colonel Campbell sera chargé d'insister sur ce point, en même temps que sur celui des districts dont Ibrahim demande la remise.

»J'ai prié lord Palmerston de me donner de nouveaux éclaircissements sur les mouvements de la flotte anglaise dans l'Archipel, et il m'a fait la même réponse que celle que j'ai eu l'honneur de vous transmettre il y a peu de temps. L'Angleterre, m'a-t-il dit, croit qu'il est nécessaire pour sa sûreté dans l'état présent de l'orient, d'entretenir une flotte dans l'Archipel.

»Cette flotte qui hiverne à Malte fait tous les étés une course d'exercice, et rien n'a dû être changé cette année à l'usage précédemment établi. Du reste, le gouvernement anglais se verrait avec plaisir déchargé de la dépense considérable et de l'entretien de cette flotte, et il suffirait pour cela qu'on mît fin aux intrigues qui agitent l'Orient.

»Les dernières dépêches venues de Lisbonne et qui sont du 9 affirment que les erreurs commises dans les ratifications portugaises du traité du 22 avril ne sont point l'œuvre de la mauvaise foi, et que nous ne tarderons pas à recevoir de nouvelles ratifications aussi complètes que nous étions en droit de les demander.»

«Londres, le 6 juillet 1834.

»J'ai eu l'honneur de vous annoncer par ma dernière dépêche que je ferais usage des observations que vous aviez bien voulu me communiquer sur l'effet que produisaient près de plusieurs cabinets les mouvements de la flotte anglaise dans la Méditerranée.

»J'ai vu hier lord Palmerston assez longtemps, et après lui avoir fait part de vos réflexions et des détails contenus dans la dépêche de l'amiral Roussin, j'ai cru devoir l'aborder de nouveau ouvertement sur la question d'Orient qui à bon droit préoccupe en ce moment tous les cabinets. Après avoir passé en revue avec lui les différentes phases de cette question, j'ai conclu en établissant que dans mon opinion, il y avait aujourd'hui pour la France et la Grande-Bretagne à prendre un des deux partis suivants: ou d'adopter les mesures indiquées par l'amiral Roussin en attaquant les établissements maritimes russes dans la mer Noire, et ceci était la guerre; ou de persister à faire tout pour le maintien de la paix générale, et alors il fallait éviter autant que possible les demi-mesures, les motifs fondés d'inquiétude pour les autres puissances, et se tenir dans une ligne de conduite ferme, mais modérée et conciliatrice.

»J'ai laissé de côté le premier parti qu'il n'est pas nécessaire de discuter en ce moment et qui d'ailleurs devrait avant tout être précédé d'un traité d'alliance offensive entre l'Angleterre et la France.

»Je me suis donc attaché principalement à ma seconde disposition, et j'ai rappelé les considérations que j'avais déjà développées dans mes conversations précédentes au sujet des mouvements de la flotte anglaise dans la Méditerranée. J'ai dit que ces mouvements ne pouvaient avoir qu'un effet bien douteux sur le cabinet de Saint-Pétersbourg; qu'ils n'étaient en définitive qu'une démonstration dont il était aisé de prévoir l'issue, et que dans ces sortes d'affaires, une demi-mesure sans résultat était plus nuisible qu'utile.

»Prenant enfin la question dans l'intérêt purement français, j'ai fait comprendre à lord Palmerston que le gouvernement du roi ayant sans cesse à répondre aux questions des représentants d'Autriche, de Prusse et de Russie à Paris, sur l'affaire que nous traitions en ce moment, ne pouvait se défendre d'éprouver quelque inquiétude de toute entreprise dans la mer Noire dont il devrait répondre sur le Rhin; que nous avions pensé qu'un traité purement défensif entre nous et l'Angleterre aurait servi à intimider la Russie et ses alliés beaucoup mieux que des promenades maritimes: qu'il avait fallu renoncer à ce moyen puisqu'il répugnait pour le moment au cabinet anglais, mais que ce cabinet ne devrait pas à son tour s'étonner si nous agissions avec précaution et réserve dans une affaire dont les conséquences étaient aussi importantes pour nous; que si nous ne croyions pas nécessaire, par exemple, d'envoyer notre flotte dans l'Archipel cette année-ci (et à cet égard, je ne connais pas la disposition de notre gouvernement), le gouvernement anglais devrait en trouver l'explication dans les efforts que nous faisions déjà en entretenant une armée de terre très considérable.

»Lord Palmerston m'a d'abord exprimé ses regrets des difficultés qui s'étaient opposées jusqu'à présent, et qui s'opposaient encore à la conclusion du traité dont je l'avais si souvent entretenu.

»A la manière dont il s'est expliqué, j'ai pu juger, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous l'écrire, que ces difficultés ne venaient pas de lui, et que c'était plutôt dans le cabinet qu'il trouvait de la résistance. Je ne serais même pas surpris que le gouvernement anglais ne revînt dans un temps peut-être prochain de ses refus réitérés et qu'il ne consentît à faire un traité dont les avantages sont si évidents.

»Reprenant ensuite mes observations sur l'inutilité des mouvements de la flotte anglaise, lord Palmerston a reproduit les considérations que je rapportais dans ma dernière dépêche, et qui tendraient à prouver que les inquiétudes manifestées par la Russie et l'Autriche témoignent assez l'importance que ces puissances attachent aux démonstrations maritimes de l'Angleterre; il est toujours convaincu de l'efficacité de ces démonstrations, et je doute qu'on rappelle la flotte anglaise avant la fin de l'été.

»Lord Palmerston est convenu toutefois que l'exposé de la situation particulière de la France que je venais de lui faire était exact, et que nous pouvions avoir des motifs de ne pas agir de même que l'Angleterre dans telle circonstance donnée et réciproquement. J'ai pensé que le point essentiel pour nous serait de conserver notre liberté d'action dans cette affaire: c'est pourquoi je lui ai demandé catégoriquement si son gouvernement désirait que notre flotte parût aussi cette année dans l'Archipel.

»Il m'a répondu que, quelque satisfaisant que ce mouvement de notre part pût être pour l'effet général, son gouvernement ne le réclamait pas positivement. Nous en sommes restés là sur cette question, monsieur le comte, et le résultat de ma conversation a été de me faire connaître que l'Angleterre était déterminée à maintenir en ce moment ses armements maritimes dans la Méditerranée, mais que nous n'étions nullement obligés de suivre son exemple.

»J'insisterai sur ce dernier point parce que je crois qu'en effet notre flotte dans la Méditerranée pourrait sans inconvénient peut-être ne pas sortir pendant cette saison actuelle.

»Le cabinet anglais n'aura pas lieu de s'en plaindre, puisqu'il ne nous a pas formellement invités à mettre nos vaisseaux en mer, et que d'ailleurs nous entretenons une armée considérable qui serait d'un grand poids dans la balance, si plus tard on devait en venir à une rupture ouverte dans l'Orient. Ce serait au moins un équivalent de la flotte anglaise, car il est indubitable qu'alors la guerre se ferait sur le Rhin autant que dans la mer Noire.

»Cette raison, qui nous justifie très bien aux yeux de l'Angleterre, ne me paraît pas devoir être moins puissante devant les Chambres et devant l'opinion publique en France.

»Nous devons espérer de plus que les cabinets du Nord nous sauraient quelque gré d'éviter une démarche qui d'ailleurs est superflue pour démontrer l'union de l'Angleterre et de la France aujourd'hui qu'elle est constatée d'une manière si éclatante aux yeux de l'Europe.»

«Londres, le 7 juillet 1834.

»... J'ai appris avec beaucoup de satisfaction que les affaires de Suisse avaient pris une meilleure tournure; il est à espérer que les tracasseries du cabinet autrichien cesseront devant les résolutions définitives de la diète helvétique. Celles-ci seront sans doute conçues dans des termes assez conciliants pour offrir aux gouvernements d'Autriche, de Sardaigne, de Bavière, de Wurtemberg et de Bade un moyen honorable de revenir sur les singulières prétentions qu'ils avaient mises en avant.

»Vous avez vu que lord Palmerston s'était exprimé avec le chargé d'affaires d'Autriche de manière à le convaincre que l'Angleterre ne s'était point séparée de nous dans cette question. Lord Palmerston a compris qu'il s'agit ici, comme vous le faisiez très bien remarquer, monsieur le comte, des principes sur lesquels repose l'alliance de la France et de la Grande-Bretagne. L'Autriche a voulu essayer jusqu'à quel point nos deux cabinets supporteraient ses exigences; il était utile qu'elle nous trouvât bien résolus dans ce premier essai.

»J'ai communiqué à lord Palmerston la note que vous avez chargé M. Alleye[242] de remettre à la diète germanique en réponse à celle du 12 juin. Il m'a beaucoup remercié de cette communication, et il juge la note si parfaitement convenable qu'il se propose de faire répondre M. Cartwright[243] à peu près dans les mêmes termes.

»Votre manière d'envisager la lutte entre le comte d'Armansperg[244] et les autres membres de la régence est complètement partagée par le cabinet anglais qui continuera à appuyer de tous ses efforts le comte d'Armansperg[245]. Je suis porté à croire que le roi de Bavière lui-même maintiendra le comte à la tête de la régence, attendu qu'il désire ainsi que M. de Gise, son ministre des affaires étrangères, tenir M. d'Armansperg éloigné de la Bavière aussi longtemps que possible.

»Je viens d'être prévenu par le ministre de Portugal à Londres qu'on avait remis le 21 juin à M. le baron Mortier les nouvelles ratifications portugaises au traité du 22 avril. Aussitôt qu'elles vous seront parvenues, monsieur le comte, vous voudrez bien remettre les anciennes à M. le chevalier de Lima[246] qui est chargé de les renvoyer en Portugal. Je suis bien aise que cette affaire se soit heureusement arrangée par les moyens que nous avons employés; elle nous avait fort embarrassés à l'époque des échanges.

»L'infant don Carlos est établi avec toute sa famille dans sa nouvelle résidence près de Londres; il y a été visité par le ministre des Deux-Siciles[247] et par un grand nombre de tories. La plupart de ceux qui l'ont vu ont été surpris de son ignorance de sa propre position et de ses intérêts. Il reçoit le titre de roi, et son fils aîné celui de prince des Asturies, de toutes les personnes qui s'en approchent...

»Je viens de recevoir la lettre par laquelle vous me faites l'honneur de m'annoncer que le roi a eu la bonté de m'accorder un congé, dont je ne profiterai probablement qu'après la séparation du parlement.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

[Dépêche télégraphique.]

«Londres, le 9 juillet 1834.

»Lord Grey et lord Althorp ont offert leurs démissions au roi. Elles ont été acceptées. Le roi a fait appeler lord Melbourne qui paraît destiné à former le nouveau cabinet[248]

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 14 juillet 1834.

Monsieur le comte,

»... Depuis quelques jours, le bruit du départ de don Carlos pour l'Espagne s'était répandu à Londres, mais les détails qu'on donnait sur cet événement étaient tellement vagues et contradictoires qu'il était difficile d'y ajouter foi. Aujourd'hui même que l'événement est hors de doute, on ne s'accorde pas sur la manière dont il a eu lieu. D'une part, on soutient que l'infant s'est embarqué à bord du bâtiment anglais The United Kingdom pour un port du nord de l'Espagne. Ceci est le rapport fait par la police anglaise; mais, d'autre part, le ministre d'Espagne croit avoir la preuve que l'infant est parti de Londres le jour même où les gazettes anglaises annonçaient qu'il avait assisté avec toute sa famille à une représentation du Théâtre Italien; qu'il s'est rendu à Paris, accompagné du général Moreno et d'un Français[249] qui a organisé toute l'entreprise, et que de là le prince et ses deux compagnons ont continué leur route vers la frontière d'Espagne, où des intelligences préparées par M. Calomarde[250] doivent leur avoir assuré une libre entrée en Espagne.

»Je vous rapporte les faits qui m'ont été communiqués par lord Palmerston et par le marquis de Miraflorès sans pouvoir vous indiquer quels sont ceux vraiment exacts, car dans les affaires de cette nature qui concernent presque exclusivement la police, il est difficile de discerner d'abord la vérité.

»La formation du nouveau cabinet anglais n'est pas encore définitivement conclue, quoiqu'elle soit à peu près arrêtée. Le roi avait d'abord chargé lord Melbourne d'essayer de composer un ministère de coalition. Cette combinaison ayant échoué, Sa Majesté a tenté une démarche près de lord Grey pour l'engager à rentrer dans les affaires, mais les instances réitérées du roi n'ayant pu prévaloir sur la ferme volonté qu'avait lord Grey de se retirer, lord Melbourne a été choisi pour le remplacer comme premier lord de la Trésorerie. Il paraît que les autres membres du cabinet seront maintenus à leur poste, et c'est dans une réunion des ministres ce soir qu'on fera choix du remplaçant de lord Melbourne au département de l'intérieur. Il pourrait se faire aussi qu'on eût à choisir un successeur au marquis de Lansdowne qui persisterait, dit-on, à se retirer. C'est lord Grey qui seul a pu déterminer lord Althorp à redevenir chancelier de l'Échiquier et à reprendre par conséquent la direction de la Chambre des communes.

«Londres, le 15 juillet 1834.

»... Les ministres se sont réunis dans la soirée dans le but de s'entendre sur les arrangements que rendait nécessaire le choix fait par le roi de lord Melbourne pour remplacer lord Grey en qualité de premier lord de la Trésorerie. Je viens d'être informé qu'ils sont tombés d'accord pour appeler lord Duncannon[251] au département de l'intérieur en remplacement de lord Melbourne. Lord Duncannon, qui était commissaire des bois et forêts sans entrée dans le cabinet, aurait pour successeur sir John Hobhouse[252] qui, lui, deviendrait membre du cabinet.

»Lord Melbourne est parti ce matin pour Windsor afin de soumettre ces propositions au roi, mais on ne doute pas qu'elles ne soient agréées par Sa Majesté.

»Il y aura probablement quelques autres changements de moindre importance, par suite de la retraite de lord Howick[253], fils de lord Grey qui occupait le poste de sous-secrétaire d'État au département de l'intérieur[254].

»On peut donc regarder le cabinet comme reconstitué et se former une opinion sur ce qu'il est aujourd'hui.

»Je dois commencer par vous dire, monsieur le comte, que la modification qu'il vient de subir n'altérera en rien les rapports actuels existant entre la France et l'Angleterre. Lord Duncannon et sir John Hobhouse ont toujours professé des sentiments qui doivent rassurer complètement le gouvernement du roi sur ce point.

»Si on examine la situation présente du ministère anglais à l'égard des affaires intérieures du pays, on ne peut se dissimuler qu'il a fait une perte irréparable dans lord Grey, dont le noble caractère et la loyauté reconnue inspiraient de la confiance à ses partisans et même à ses adversaires. Il est difficile de croire que les opinions plus prononcées et plus réformatrices des deux nouveaux membres du cabinet compensent l'éloignement de lord Grey de la haute position qu'il occupait aux yeux du pays et de l'Europe.

»J'entends dire par des personnes aussi impartiales qu'il est possible d'en rencontrer au milieu des violences de l'esprit de parti que la retraite successive, dans ces dernières semaines, de M. Stanley, de sir J. Graham, du duc de Richmond, de lord Ripon et enfin de lord Grey a affaibli le ministère à un point qui laisse peu de garantie pour sa durée future. Il faudrait mieux connaître que je ne puis le faire, les germes de division qui existeraient, dit-on, toujours dans le cabinet pour juger jusqu'à quel point cette opinion est fondée. Ce qui paraît hors de doute, c'est que la nécessité dans laquelle on se trouve de faire passer à la Chambre des pairs, avant la fin de la session, le bill sur l'Église d'Irlande, rend presque inévitable entre les deux Chambres une collision qui est depuis si longtemps redoutée par le gouvernement. Fera-t-on alors une nomination de pairs? Cette question, résolue affirmativement, pourrait bien déterminer encore d'autres membres du cabinet à se retirer: résolue négativement, on ne comprend plus comment l'administration pourra marcher entre les volontés opposées des deux Chambres.

»Je n'ai pas besoin de vous rappeler, monsieur le comte, que mes observations dans cette circonstance sont de la nature la plus confidentielle et qu'il est utile au service du roi que rien n'en soit indiscrètement révélé.

»Je le répète, le cabinet anglais, tel qu'il est reconstitué restera dans des dispositions amicales pour la France: c'est le point essentiel pour nous et qui doit guider notre politique, jusqu'à ce que d'autres circonstances qu'il serait imprudent de préjuger nous mettent dans le cas de la modifier...

»P.-S.—On m'informe à l'instant que l'infant don Carlos qui aurait quitté Londres le 2 de ce mois, serait débarqué le 9 dans un port de la Biscaye où il aurait reçu un accueil très favorable. Il n'était accompagné, dit-on, que d'un Français. Je vous transmets cette nouvelle sans la garantir, car il est impossible, à travers la diversité des informations qui se succèdent si rapidement, de reconnaître l'exacte vérité. Cette dernière nouvelle est du reste parvenue au gouvernement anglais qui y attache confiance. Ce matin encore, M. de Miraflorès me répétait l'assurance qu'il avait entre les mains la preuve que don Carlos avait dû traverser la France pour se rendre en Navarre.»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 17 juillet 1834.

Mon prince,

»Les observations contenues dans votre lettre concordent parfaitement avec les réflexions que nous faisons ici sur la composition du cabinet anglais. Ce qui nous importe le plus, c'est l'assurance du maintien de la bonne intelligence entre les deux pays. Cela devient très nécessaire dans les circonstances actuelles.

»On mande de Gênes que, quoique dom Miguel n'ait pas voulu rompre l'engagement qu'il a souscrit, il sera bientôt tellement renseigné et excité, qu'il pensera à retourner dans la péninsule, s'il trouve dans la mort ou la maladie de son frère une occasion favorable[255]. Nul doute que don Carlos ne l'appelle et ne soit prêt à lui rendre en Navarre l'hospitalité qu'il en a reçue en Portugal.

»J'ai lu dans le Globe du 15 un article faisant allusion aux suites qui pourraient être données au traité du 22 avril.

»Nul doute qu'un appel ne nous soit fait de la part de l'Espagne et j'ai tenu, mon prince, à ce que vous puissiez sonder à l'avance le cabinet anglais à cet égard...

»... Le maréchal Soult a offert sa démission[256] ce matin; il la donne sérieusement et définitivement, et dans ce moment le roi cherche à décider Gérard que la crainte de la tribune et du fardeau fait encore hésiter. Il pense aussi, je crois, à l'inconvénient d'entrer seul; il parle de la faiblesse de Jacob. Je ne sais si dans ses confidences avec Thiers il a été plus loin. Je suis pour ma part tout prêt à faciliter les arrangements, d'autant plus que je suis seul d'un avis contraire à celui qui prévaut de faire un long discours d'ouverture et d'engager par là une discussion d'adresse qui me paraît inutile, et seulement propre à agiter et à rendre la question du dehors plus difficile à manier...

»Madame de Dino sera plus habile que Champollion si elle déchiffre ceci, mais j'ai la main très agitée parce que j'ai un peu de fièvre en ce moment.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 17 juillet 1834.

Monsieur le comte,

»J'ai l'honneur de vous transmettre une copie de la lettre que je viens de recevoir de M. le ministre d'Espagne et qui était accompagnée de la note, également jointe en copie, adressée par ce ministre à lord Palmerston. Cette note qui est toute empreinte de l'irréflexion d'une démarche faite, je pense, un peu prématurément, mettra nécessairement le gouvernement anglais dans le cas de s'entendre avec nous sur la conduite que les cabinets de Londres et de Paris auront à tenir dans les circonstances nouvelles où va se trouver l'Espagne. Je vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien me faire connaître à cet égard les intentions du gouvernement du roi et me donner les directions qui me sont absolument nécessaires dans une question si importante et qui se rattache si intimement aux intérêts de la France.

»J'ai accusé réception simplement à M. de Miraflorès de sa note, et comme il est évident qu'elle est son propre ouvrage et qu'il n'a pas eu le temps de recevoir des ordres de sa cour, vous croirez sans doute que nous devons attendre, pour prendre un parti décisif, que le gouvernement espagnol ait communiqué directement ses vues sur ce point.

»J'ai l'honneur de vous envoyer un exemplaire du bill rendu dans la dernière session du parlement sur l'exécution des conventions conclues entre la France et la Grande-Bretagne pour la répression de la traite.

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 18 juillet 1834.

Mon prince,

»Je vous écris du conseil même: l'ordonnance qui nomme le maréchal Gérard en remplacement du maréchal Soult vient d'être signée et sera demain au Moniteur avec des explications convenables pour le maréchal Soult dont, après tout, la retraite est volontaire.

»Nous n'avons pas de nouvelles de la frontière, si ce n'est la concentration de forces de part et d'autre et les symptômes d'un engagement prochain.»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 21 juillet 1834.

Mon prince,

»Je n'ai pas besoin de vous dire dans quel embarras nous met l'arrivée de don Carlos en Espagne.

»La reine s'y est passablement discréditée, et son parti se présente divisé entre elle et sa sœur, au prétendant, aujourd'hui, à la tête d'une armée.

»D'un autre côté, les plans de finances de Toreno annoncent une réduction d'intérêt des rentes espagnoles. Ceci touche à une infinité de petites gens à Paris, qui commencent à jeter les hauts cris.

»C'est sous ces différentes influences que nous allons ouvrir une discussion publique dans laquelle le traité du 22 avril jouera un grand rôle par ce qu'il a promis, par ce qu'il a produit d'abord, et aussi par ce qu'il n'a pas pu prévenir.

»Ou il existe, ou il n'existe plus.—S'il n'existe plus, nous retombons dans notre première situation vis-à-vis du gouvernement de la reine: reconnaissance formelle et promesse d'appui et de secours; et nul doute qu'on ne nous fasse appel en ce sens, avec d'autant plus de force et peut-être de raison que don Carlos aura traversé en entier notre territoire.

»Si le traité existe, il y aura vraisemblablement appel aux articles III et IV[257], et la démarche de M. de Miraflorès est un avant-coureur de celle que fera le cabinet de Madrid.

»C'est donc le principe qu'il faut décider; nous verrons ensuite pour les conséquences.

»Vous remarquerez, mon prince, de quelle difficulté va être la rédaction de la phrase du discours, puis l'adresse. Dans la discussion, on ne manquera pas de nous dire que l'affaire de l'Angleterre étant faite quant au Portugal, dom Miguel parti et ayant signé sa renonciation, nous avons aidé à retirer ses marrons du feu, puis qu'on nous a plantés là, etc.

»Et puis, songez à tous ces mouvements carlistes sur notre frontière du Midi, à une restauration carliste en Espagne, lorsque Berryer est nommé député à Toulouse et à Marseille. J'aperçois déjà dans les députés ministériels qui nous arrivent des dispositions aigres sur ce sujet. Et ici nous retrouverons les deux partis ligués dans la Chambre pour nous accuser de faiblesse et en même temps pour empêcher une action plus vive de notre part dans le nord de la péninsule; et notre parti à nous, parti moyen, mobile, niais, accessible à toutes les fausses idées de dignité nationale, qui blâmera notre inaction.—Le roi, je le sais, craint les puissances du Nord; il craint la guerre, il craint d'entrer, ne fût-ce que pour faire quelques pas, en Espagne. Je la crains aussi, mais il y a bien aussi à craindre de l'autre côté. Au surplus, nous n'avons aucune demande de l'Espagne. Seulement, avant qu'elle arrive, je voudrais que nous fussions d'accord, afin que de nouvelles divisions ne se mettent pas dans le cabinet, et j'en prévois sur ce sujet important d'assez prochaines.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 21 juillet 1834.

Monsieur le comte,

»J'ai eu hier une conversation avec lord Palmerston sur les affaires d'Espagne et sur la nouvelle complication qu'avait créée la présence de l'infant don Carlos dans les provinces insurgées. Il a reconnu comme moi que le but du traité du 22 avril n'était point atteint et a paru frappé surtout de l'observation contenue dans votre dépêche numéro 63, sur ce que les conséquences de ce traité auraient en définitive tourné au profit de l'infant, puisqu'il se serait trouvé transporté au milieu de ses partisans, tandis qu'avant le traité, l'accès des provinces basques lui était à peu près fermé.

»J'ai fait remarquer à lord Palmerston que, dès qu'il admettait avec nous que le but du traité n'était pas rempli, il devait aussi lui paraître nécessaire d'adopter quelque moyen de compléter l'œuvre que nos deux cours avaient en vue lorsqu'elles l'avaient conclu.

»Sur ce point, m'a-t-il dit, nous ne sommes pas éloignés de penser qu'il y a quelque chose à faire pour aider la cause de la reine d'Espagne, mais pour déterminer ce quelque chose, il faut connaître la portée des demandes qui de Madrid seront faites à Paris et à Londres. Nous allons expédier quelques bâtiments légers sur la côte du nord de l'Espagne, pour surveiller les mouvements des insurgés; la présence de notre pavillon sur ce point pourra n'être pas inutile au gouvernement espagnol, et c'est la seule mesure que nous puissions prendre jusqu'à ce que le cabinet de Madrid ait demandé un secours plus direct.

»Le point une fois admis par lord Palmerston que le traité du 22 avril, quoique exécuté à la lettre, ne l'était point dans son principe, et qu'il y avait quelque chose à faire pour arriver à cette exécution, je n'ai pas voulu insister davantage et j'aurais même attendu pour lui en reparler une demande positive venue de Madrid, lorsque j'ai reçu il y a quelques heures la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous le numéro 66.

»J'ai jugé, après avoir lu cette dépêche, que l'objet en était trop grave pour ne pas réclamer de lord Palmerston la confirmation de ce qu'il m'avait déclaré hier et qui répondait si bien aux questions que vous m'adressez. L'envoi fait par le gouvernement du roi de bâtiments devant Saint-Sébastien, Bilbao, Santander, etc., qui s'accorde avec la mesure prise par le gouvernement anglais, m'offrait d'ailleurs l'opportunité de revenir sur notre conversation d'hier.

»Lord Palmerston n'a pas hésité à me répéter ce qu'il m'avait dit, c'est-à-dire qu'il ne regarderait pas le but du traité du 22 avril comme atteint, et qu'il y avait de la part de notre gouvernement et du sien quelque chose à faire pour pourvoir à l'exécution de cette transaction. Je reproduis ces mômes termes parce qu'aujourd'hui comme hier ils ont été ceux employés par lord Palmerston.

»Il m'a informé en outre qu'il venait de recevoir une seconde note de M. de Miraflorès par laquelle celui-ci renouvelle les demandes comprises dans la première, et formule quelques-unes des stipulations qui devraient être insérées dans le nouveau traité ou dans la convention supplémentaire qu'il faudrait conclure.

»Le marquis de Miraflorès voudrait entre autres qu'on fît entrer un corps auxiliaire portugais en Espagne, en réciprocité du corps espagnol qui a poursuivi les deux prétendants en Portugal.

»Lord Palmerston m'a dit qu'il répondrait à cette note comme à la première en déclinant de prendre aucun parti sur l'objet de son contenu, jusqu'à ce qu'on ait connaissance des intentions du cabinet de Madrid, et j'ai insinué que c'était surtout pour la question de l'entrée d'un corps de troupes portugaises en Espagne, qu'il était important de connaître les désirs du cabinet de Madrid. Vous pourrez, ce me semble, sonder déjà M. le chevalier de Lima sur ce point assez délicat. La mesure prise par le gouvernement anglais de faire tenir quelques bâtiments sur la côte du nord de l'Espagne ne pourra pas manquer de produire un bon effet; car, exécutée de concert avec celle du même genre dont vous me parlez, elle montrera dès le principe que nous sommes d'accord pour soutenir la cause de la reine.

»Telles sont, monsieur le comte, les seules informations que je sois en état de vous fournir en réponse aux dernières dépêches que vous avez bien voulu m'écrire.

»J'y ajouterai une seule réflexion, c'est que dans mon opinion le gouvernement anglais verrait avec un vif déplaisir toute intervention armée de notre part en Espagne, et que d'un autre côté, cependant, les moyens qu'il consentirait à adopter pour secourir la cause de la reine ne seraient probablement pas de nature à la servir suffisamment; du reste, tout ceci ne peut être encore qu'hypothétique.»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 25 juillet 1834.

Mon prince,

»Les dépêches de Madrid ne sont pas rassurantes et ne donnent pas un grand appétit d'aller se fourrer là.

»Il est bon que vous sachiez que les ministres étrangers ici qui peuvent apercevoir les dispositions personnelles du roi s'en prévalent auprès de don Carlos qu'ils font renseigner et encourager à cet égard: nous en avons preuves matérielles.

»Ils disent beaucoup dans leurs conversations privées que ce sera la guerre générale si nous soutenons la reine par une intervention armée: ils provoquent de leurs cours des notes précises sur ce sujet et disent qu'elles nous arrêteront tout court. Aussi voudrais-je qu'il y ait parti pris dans un sens ou dans un autre avant que nous entendions un tel langage.

»Ce qu'il y aurait de mieux, c'est que l'Espagne ne nous demandât rien, et je n'ai encouragé Rayneval dans aucune espérance à ce sujet.

»Les vaisseaux anglais ont quitté Smyrne et ils ont bien fait, car cela agitait de nouveau Constantinople et tout son drogmanat à peu près en pure perte...»

MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Neuilly, le 25 juillet 1834.

»Notre cher roi, à qui j'ai lu ma lettre et qui l'approuve complètement, veut que je vous dise quel est son langage sur l'affaire de l'Espagne. Il donnera tout l'appui moral dont il peut disposer, pour soutenir la couronne sur la tête de la jeune reine et donner force et consistance à son gouvernement. Il croit que cet appui moral sera plus efficace qu'une intervention armée; il fera donc tous ses efforts pour être dispensé de toute intervention de ce genre, mais il a trop l'expérience des vicissitudes humaines pour s'engager à ce qu'elle n'ait jamais lieu; il veut au contraire qu'on sache qu'il sera toujours prêt, quoi qu'il puisse lui en coûter, à prendre les mesures hardies que les circonstances lui paraîtraient exiger dans l'intérêt de la France, seul mobile de sa conduite et de sa pensée.

»Le roi me charge en outre de vous dire qu'il sait qu'il y a des gens qui croient qu'avec un corps de dix, douze ou quinze mille hommes, tout au plus, de troupes françaises, on pourrait enlever don Carlos et le transporter en France, en repliant aussitôt toutes ces troupes sur le territoire français. Le roi ne croit point au succès d'une telle tentative, si elle était faite.

»Rien ne serait plus difficile que de cerner don Carlos dans les montagnes, de le poursuivre et de l'attraper. Mais le roi croit aussi que, même en réussissant, le nom de don Carlos enlevé par les Français serait plus formidable que sa présence qui deviendra une source d'embarras continuels pour ses partisans et particulièrement pour ceux qui auront à le garder. Il dit que cet enlèvement serait assimilé en Espagne à celui de Ferdinand VII par Napoléon et serait de même plus avantageux que nuisible à sa cause.—Tandis que si, par l'effet de l'action espagnole, la puissance de don Carlos se trouve amoindrie et que ce soit parce que l'Espagne ne veut pas de lui qu'il se trouve rejeté sur le territoire français, sa cause sera perdue, et alors on pourra prendre envers lui sans inconvénient les mesures de sûreté qui préserveraient l'Espagne des dangers auxquels son retour pourrait l'exposer plus tard. Voilà, mon cher prince, une des pensées que le roi confie à votre discrétion; il sait que vous n'en ferez que bon usage et regrette bien de ne pas vous entendre et de ne pouvoir pas vous communiquer toutes ses opinions sur cette question si grave et si compliquée.

»Il vous prie d'ailleurs de ne pas perdre de vue, à tout hasard, que toute intervention de la France en Espagne devant nécessairement l'affaiblir sur le Rhin et sur les Alpes serait désirée et non redoutée par les puissances du Nord, et que par conséquent, comme elle pourrait décider la guerre de leur part, jamais la France ne saurait s'y embarquer si l'Angleterre ne s'était pas liée par une alliance à faire cause commune avec elle.

»Tout ceci, mon cher prince, sous le sceau du plus grand secret.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 20 juillet 1834.

Monsieur le comte,

»... J'avais vu lord Palmerston hier et dans un assez long entretien que nous avons eu ensemble sur la situation présente de l'Espagne, je lui ai fait pressentir toutes les difficultés que cette question entraînait pour le gouvernement du roi, au moment où la réunion des Chambres l'obligerait à s'expliquer sur la conduite politique qu'il tiendrait dans les affaires de la péninsule. J'ai dit en même temps qu'il nous était absolument nécessaire de connaître l'opinion du cabinet anglais sur la valeur qu'il attachait au traité du 22 avril, et de savoir si, d'après ce que lui, lord Palmerston, m'avait dit deux jours auparavant, le gouvernement français se trouvait autorisé à déclarer solennellement que la France et l'Angleterre reconnaissaient toutes deux que le but du traité n'étant point atteint, il y avait quelque nouvelle mesure à prendre pour pourvoir à son exécution. J'ai ajouté enfin que, dans le cas où le cabinet anglais reconnaîtrait avec nous la non-exécution du traité du 22 avril, il serait peut-être possible de me faire connaître dès aujourd'hui, et avant même que les demandes de secours du cabinet de Madrid nous aient été communiquées, quels sont les moyens que l'Angleterre croirait devoir proposer pour servir la cause de la reine d'Espagne.

»Lord Palmerston auquel j'avais développé toutes les raisons qui me faisaient désirer des réponses catégoriques, sinon sur tous ces points, au moins sur celui qui était relatif à la valeur qu'on devait attacher au traité du 22 avril, me promit de soumettre mes observations aux autres membres du cabinet aujourd'hui dans la matinée, et c'est le résultat de cette conférence avec ses collègues qu'il vient de me communiquer à l'instant et que je m'empresse de vous transmettre.

»Le gouvernement anglais croit que dans le discours d'ouverture des Chambres on peut introduire une phrase à peu près comme celle-ci:

»L'Angleterre pense avec nous que le but du traité du 22 avril n'est pas atteint, et dans ce moment-ci les quatre puissances signataires de ce traité s'occupent à fixer les mesures qui doivent être prises dans les circonstances actuelles.

»Telle est, monsieur le comte, la phrase que j'ai rédigée devant lord Palmerston et qu'il a approuvée dans tout son contenu. Le gouvernement du roi n'est pas astreint cependant à s'en tenir aux termes mômes de cette phrase, mais il ne pourrait pas s'écarter de l'esprit, sans s'exposer à aller au delà de ce que le gouvernement anglais approuverait.

»Quant aux mesures à prendre, lord Palmerston m'a répété qu'on ne pouvait pas s'en occuper avant d'avoir reçu les demandes du cabinet de Madrid, et qu'il serait inutile de discuter en ce moment la question d'une intervention armée de notre part en Espagne, avant que le développement des événements dans la péninsule ait rendu nécessaire une si importante démarche.

»Je n'ai pas voulu insister davantage, parce qu'il m'a paru que, pour le moment, la phrase que je viens d'avoir l'honneur de vous indiquer répondait suffisamment aux exigences imposées au gouvernement du roi. En effet, s'il s'élève une discussion à la Chambre des députés sur les conséquences du traité du 22 avril, on pourra se borner à dire que les puissances signataires ont reconnu que l'objet de ce traité n'étant point atteint, elles devaient s'occuper des mesures ultérieures à prendre, mais que ces mesures étaient le sujet d'une négociation dont il ne serait pas convenable de dévoiler les détails.

»Je pense, monsieur le comte, que vous partagerez mon opinion à cet égard, et j'attendrai impatiemment votre réponse à cette dépêche.

»Je dois ajouter que lord Palmerston m'a exprimé, en son nom et en celui de ses collègues, le vif désir qu'une phrase de notre discours d'ouverture rappelât l'union de la France et de la Grande-Bretagne. Il serait aisé, je crois, de la lier à celle qui est relative aux événements de la péninsule.

»M. Tricoupis, ministre de Grèce à Londres, m'a fait part de quelques propositions qui lui auraient été faites, il y a peu de jours, par le nouveau chargé d'affaires de Russie au nom de son gouvernement. L'une de ces propositions tendrait à faire demander, par le gouvernement grec lui-même, aux trois cours de l'alliance, une déclaration par laquelle la neutralité du royaume de la Grèce serait reconnue. M. Tricoupis, en se chargeant probablement de transmettre cette ouverture à son gouvernement, m'a dit qu'il avait répondu à M. le comte de Medem qu'une déclaration telle qu'il la proposait devrait sans doute mettre le gouvernement grec dans la nécessité, en cas de guerre, de fermer ses ports aux bâtiments anglais et français.

»La seconde proposition était relative au roi Othon, que le cabinet russe désirerait voir embrasser la religion grecque ou du moins déclarer sa ferme intention d'élever ses enfants dans cette religion. M. Tricoupis doit avoir répondu que le roi Othon, n'ayant pas encore atteint sa majorité, n'était pas obligé de s'expliquer sur ce point; que dans tous les cas c'était une affaire de conscience qui ne pouvait être décidée par un traité et que, quant à ce qui se rapportait à la religion des enfants du jeune roi, il était inutile de s'en occuper, puisqu'il n'en avait pas et qu'il n'était pas même marié.»

«Londres, le 29 juillet 1834.

»Je viens de voir lord Palmerston qui m'a fait part d'un changement arrêté dans un conseil de cabinet au sujet de la phrase que j'ai eu l'honneur de vous communiquer et qui exprimait l'opinion des gouvernements de France et d'Angleterre sur le traité du 22 avril. Il m'a dit que n'ayant consulté, lorsqu'il m'avait vu, que quelques-uns de ses collègues, il avait jugé plus tard que l'objet était trop grave pour ne pas être traité dans un conseil de cabinet, et que c'était d'après l'avis général du conseil que la nouvelle phrase avait été modifiée et envoyée à lord Granville pour vous être soumise.

»Lord Palmerston m'a lu cette phrase qui me paraît contenir, quoique d'une manière moins claire, la substance de celle que je vous avais adressée. J'ai exprimé ma pensée à cet égard à lord Palmerston en ajoutant qu'il était possible que le discours du roi eût déjà reçu la sanction du conseil des ministres lorsque la communication de lord Granville vous aura été faite et que, par conséquent, il fût trop tard pour lui faire subir aucune modification.

»Je crois pouvoir vous dire que dans mon opinion il n'y aurait aucun inconvénient à maintenir la première rédaction qui vous est parvenue par moi, si c'est celle que vous préférez.»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 3 août 1834.

Mon prince,

»J'ai parfaitement compris ce qui est arrivé: c'est que Palmerston a saisi l'occasion de votre absence pour faire ce qui lui eût été plus difficile, vous étant à Londres.

»Au reste, tout cela est fini. Ici les avis sont fort partagés: les uns disent que nous avons trop dit, les autres pas assez.

»Dupin est contre toute intervention armée; le Journal des Débats pour toute intervention armée; je ne puis que le ralentir là-dessus, mais non le faire taire.

»Il nous est impossible dans les marches de montagne de bien savoir ce que font don Carlos et Rodil. Je ne suis pas sans inquiétude sur les dispositions, non de Rodil personnellement, mais de ses alentours. Le massacre des moines à Madrid[258] a ravivé l'insurrection, et les conspirations suivies et découvertes à Madrid annoncent de la division dans le parti de la reine...

»Les nouvelles de la Catalogue sont meilleures. Je voudrais bien que vous puissiez m'expédier, par estafette extraordinaire, la conversation de lord Londonderry à la Chambre des pairs[259]. Cela tombera ici à temps pour nos débats qui vont s'ouvrir à la fin de la semaine.»

«Le 4 août.

»Harispe[260] nous mande que décidément Rodil a eu un avantage considérable contre Zumalacarreguy: don Carlos reste adossé à notre frontière, et Harispe ne doute guère que sous peu il ne soit obligé de la repasser.

»Voilà les demandes de Madrid dont lord Palmerston reçoit le double par Villiers et par M. de Miraflorès.

»Dans la Chambre, on est peu disposé à l'intervention armée. Le roi se soucie peu d'une déclaration et nous pourrions, en effet, considérer la phrase du discours comme équivalente.

»D'un autre côté, Toreno, avec son emprunt à Londres et la banqueroute qu'il fait à nos petits rentiers, ne nous donne aucune force pour l'aider: on dit qu'il réduit à deux cinquièmes. Nous avions écrit vivement là-dessus, mais l'Espagne veut une banqueroute et je crois qu'elle ne pourra pas faire autrement. Cela rendra Toreno aussi populaire à Madrid que peu ici...»

LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Le 4 août 1834, neuf heures du soir.

Mon prince,

»Nous recevons la dépêche télégraphique suivante de Bayonne en date de ce jour:

»Les insurgés sont battus sur tous les points depuis le 1er. Rodil attaque avec vigueur[261]

»J'aurai ce soir des détails...»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.

«Londres, le 5 août 1834.

Monsieur le comte,

»J'ai l'honneur de vous transmettre la copie d'une pièce dont vous avez déjà connaissance; c'est la note par laquelle lord Palmerston avait répondu le 28 du mois dernier aux démarches renouvelées du ministre d'Espagne à Londres. J'y joins en même temps une traduction littérale de la nouvelle note que le marquis de Miraflorès vient d'adresser à lord Palmerston, et dans laquelle il a exposé les différents points que le gouvernement espagnol désire faire entrer dans des articles additionnels au traité du 22 avril.

»Une communication du même genre vous aura été faite sans aucun doute par M. le duc de Frias, et comme elle aura appelé toute votre attention, je vous serai très obligé de me faire connaître les intentions du gouvernement du roi sur les cinq nouvelles propositions du cabinet de Madrid.

»La première exprime un désir qui a été prévenu par le gouvernement français et ne pourra par conséquent donner lieu à aucune difficulté. Je pense qu'il en est de même de la seconde[262], et quant à la troisième qui est relative à l'entrée d'un corps de troupes portugaises, il ne paraît guère possible, dans les circonstances données, que nous y mettions opposition.

»Mais c'est sur la quatrième proposition particulièrement que j'ai besoin d'avoir des données positives, précises et les plus détaillées. Je ne puis juger d'aucune manière quelle est la nature, la quantité, la valeur des secours matériels que le gouvernement du roi voudrait s'engager à fournir à l'Espagne, et je réclame en conséquence à cet égard de votre part, monsieur le comte, un article complètement rédigé et pour lequel je n'aie plus à peu près qu'à demander la signature des autres plénipotentiaires.

»Je tiendrais également à être instruit de la forme que vous désirez donner à l'espèce de garantie et d'appui moral qui fait l'objet de la cinquième proposition du gouvernement espagnol.

»Vous concevez, monsieur le comte, que ces deux derniers points renferment des questions que je ne suis pas en état de résoudre, car il faudrait mieux connaître que je ne puis le faire les ressources que le gouvernement du roi a l'intention d'employer en faveur de l'Espagne, et la mesure des engagements qu'il voudrait prendre dans les affaires de la Péninsule.

»Comme il est très probable qu'on ne tardera pas à me demander mon opinion sur les articles additionnels à ajouter au traité du 22 avril, j'oserai vous prier de hâter, autant que cela sera possible, l'envoi des directions et des ordres que j'attends de vous.»

«Londres, le 7 août 1834.

»... Je viens d'avoir avec lord Palmerston un entretien au sujet des demandes faites récemment par le cabinet de Madrid aux gouvernements de France et d'Angleterre. Il m'a fait part des réflexions que lui avait suggérées l'examen attentif de ces demandes et qui l'ont amené à douter de la possibilité d'ajouter quelques articles au traité du 22 avril, ou même de conclure un nouveau traité. En effet, m'a-t-il dit, les demandes du cabinet de Madrid portent sur des points qui ne peuvent guère donner lieu à des stipulations de traité, mais qui peuvent être l'objet de mesures de police que chaque gouvernement est toujours libre d'adopter. Ainsi le gouvernement français est en droit de défendre l'introduction en Espagne, par sa frontière de terre, de quelque espèce de secours que ce soit destinés aux insurgés espagnols. Il peut, de concert avec le gouvernement anglais, faire surveiller les côtes de l'Espagne, empêcher la contrebande militaire dans les bornes qui sont déterminées par les lois des nations. Mais il n'est pas nécessaire que de telles mesures soient stipulées par un traité; il serait même impossible de le faire sans reconnaître les droits des neutres et, par conséquent, sans invalider d'avance toutes les poursuites qui seraient faites contre des bâtiments étrangers qui tenteraient d'aborder en Espagne pour y porter des armes, munitions, etc., etc., aux insurgés. A moins d'une déclaration de guerre formelle de la part de la France et de l'Angleterre contre don Carlos, qu'on ne peut raisonnablement demander, il serait difficile pour ces deux puissances de faire reconnaître le blocus des côtes d'Espagne par les autres gouvernements. Il semblerait donc plus convenable que le gouvernement espagnol déclarât ses ports en état de blocus, et que les vaisseaux français et anglais prêtassent leur secours pour maintenir ce blocus, en agissant toutefois dans les bornes qui leur sont prescrites par les droits des neutres.

»Quant aux demandes de secours matériels faites par le cabinet de Madrid, il n'est pas besoin d'un traité pour y satisfaire; chaque gouvernement est libre à cet égard de faire ce qui lui convient, et les secours n'en seront pas moins réels quoique donnés sans traité.

»Enfin, pour ce qui concerne la déclaration solennelle que le gouvernement espagnol désire qui soit faite par les gouvernements signataires du traité du 22 avril, le cabinet anglais n'y met aucune opposition, mais il pense qu'une telle déclaration peut être l'objet seulement d'une note diplomatique qui serait rendue publique à Madrid au besoin.

»Il ne peut être question de l'entrée de troupes portugaises en Espagne, puisque le cabinet de Madrid n'a point fait mention de ce projet dans les demandes qu'il a adressées au gouvernement anglais et qu'il a insisté au contraire pour que le cordon de troupes portugaises qui sera réuni sur la frontière du Portugal ne pénètre point en Espagne.

»Ayant résumé ces diverses considérations avec lord Palmerston, nous sommes convenus de nous réunir demain aux plénipotentiaires d'Espagne et de Portugal, d'inviter ceux-ci à nous passer une note en forme qui renfermera les demandes qui peuvent entrer convenablement dans un pareil document, et nous leur annoncerons en même temps notre intention de répondre à cette note par une contre-note qui exprimera l'opinion de nos deux gouvernements sur la situation actuelle de la péninsule et qui contiendra les assurances de notre appui quand les circonstances le permettront. Cette contre-note pourrait être ensuite publiée à Madrid et prêterait sans doute au gouvernement espagnol l'appui moral qu'il réclame de nous.

»Tel est, monsieur le comte, le plan auquel nous nous sommes arrêtés, qui pourra être modifié, mais qui, dans tous les cas, nous dispensera de conclure une convention ou des articles additionnels au traité du 22 avril.

»Je vous serai particulièrement obligé de me faire connaître si ce plan a mérité votre approbation et celle du gouvernement du roi.»

«Londres, le 9 août 1834.

»... Après plusieurs conférences entre lord Palmerston, les ministres d'Espagne et de Portugal et moi, dans lesquelles MM. de Miraflorès et Sarmento ont vivement insisté pour que des articles additionnels fussent ajoutés au traité du 22 avril, nous sommes convenus du projet de convention additionnelle que j'ai l'honneur de vous transmettre. Il a reçu l'approbation du cabinet anglais...

»Je n'ai pas jugé convenable cependant de me déclarer prêt à signer ces articles additionnels et j'ai demandé à en référer à mon gouvernement...

»L'examen attentif du projet que je vous envoie, monsieur le comte, vous persuadera sans doute comme à moi qu'il n'offre aucun inconvénient réel pour le gouvernement du roi, puisqu'il ne contient point de nouvel engagement excepté celui de ne pas laisser passer par notre frontière des secours à l'armée de l'infant don Carlos, et sur ce point nous avons prévenu les stipulations de l'article premier.

»Une seule considération m'arrête, quoiqu'au fond elle me paraisse sans importance.

»Par l'article II, le gouvernement anglais s'engage à fournir des secours en armes et en munitions de guerre dont la valeur lui sera remboursée plus tard par l'Espagne.

»Cette dernière stipulation ne pourra-t-elle pas donner lieu dans notre Chambre des députés et dans les journaux à quelques fausses interprétations. N'accusera-t-on pas le gouvernement du roi d'avoir privé le commerce français de la vente des objets qui seront livrés par l'Angleterre au gouvernement espagnol?

»Ce reproche serait très mal fondé, certainement, car il est évident que, comme il arrive toujours en pareil cas, l'Angleterre ne retirera en définitive rien des déboursés qu'elle sera dans le cas de faire, et qu'il y a un avantage positif pour nous à éviter de pareils déboursés. Mais j'ignore si le ministère français est en mesure de faire prévaloir cette opinion, et c'est ce qui m'a décidé à suspendre mon consentement à l'article.

»Au total, le projet de convention additionnelle est assez insignifiant pour qu'il n'y ait aucun danger de notre part à l'approuver. Il offrirait même plutôt de l'inconvénient par son insignifiance, si nous ne pouvions toujours affirmer qu'il renferme toute la somme des demandes faites par le cabinet de Madrid.

»Un seul point du projet a de la valeur: c'est la reconnaissance faite par la France et l'Angleterre que le but du traité du 22 avril n'est pas atteint.

»Je persiste à croire que la preuve de ce fait se serait trouvée aussi utilement exprimée dans le discours du roi des Français à l'ouverture des Chambres, et dans celui que le roi d'Angleterre prononcera vers la fin de cette semaine à la prorogation du parlement. Au besoin même, un échange de notes diplomatiques entre la France et l'Angleterre d'une part, et l'Espagne de l'autre, aurait suffi pour remplacer le préambule un peu pompeux d'une convention qui stipule des obligations si peu importantes.

»Mais enfin nous avons dû céder aux instances réitérées de MM. de Miraflorès et de Sarmento: le premier surtout de ces messieurs nous a fait voir des passages de dépêches de M. Martinez de la Rosa qui lui imposent l'obligation, dit-il, d'insister pour obtenir des articles additionnels au traité du 22 avril.»

«Londres, le 12 août 1834.

»... Il me paraît que le projet d'articles additionnels qui était joint à ma dépêche s'accorde avec les intentions que vous m'exprimez au nom du gouvernement du roi.

»La déclaration mentionnée dans le préambule des articles est conçue en des termes assez vagues pour ne donner lieu à aucune objection sérieuse.

»J'aurais préféré, comme je vous le disais dans ma dépêche d'hier, qu'on s'en tînt à la phrase du discours du roi, mais il était impossible de faire des articles additionnels au traité du 22 avril sans les motiver d'une manière quelconque, et je crois que la phrase employée dans ce but, dit aussi peu que faire se pouvait.

»Les stipulations de l'article premier ayant reçu votre approbation, il ne reste plus que l'objection sans importance que je vous ai soumise sur l'article II.

»Je ne pense pas que vous désiriez que la proposition du gouvernement du roi au cabinet de Madrid à l'égard du transport de la légion étrangère d'Alger sur la côte d'Espagne forme un nouvel article additionnel. Je ne la mettrais en avant que dans le cas où vous m'en donneriez l'ordre...

»Au moment où je finissais cette dépêche, j'ai vu lord Palmerston qui m'a annoncé qu'à la demande de M. de Miraflorès et d'après l'opinion unanime du conseil, il me proposait d'ajouter l'article suivant à ceux que j'ai eu l'honneur de vous envoyer hier: «S'il arrivait que de nouvelles circonstances exigeassent de nouvelles mesures, les hautes parties contractantes s'engagent à faire à ce sujet ce dont elles pourraient convenir d'un commun accord.»

»Je n'ai pas caché à lord Palmerston que je n'approuvais cet article ni dans le fond, ni dans la forme qui était blessante pour le gouvernement espagnol, puisque c'était douter d'avance de ses forces, et que la publication d'un tel doute de la part des trois cours pourrait produire un mauvais effet à Madrid. J'ai ajouté enfin, qu'en nous communiquant cet article je vous exprimerais l'inconvénient que j'y trouvais.—Si vous refusez de l'adopter, je crois qu'il serait utile de m'écrire une dépêche assez motivée pour que je puisse la montrer.»

«Londres, le 15 août 1834.

»... J'ai l'honneur de vous transmettre le discours que le roi d'Angleterre vient de prononcer en ajournant le parlement au 25 septembre prochain. Le roi en lisant le discours a donné aux phrases qui concernent la politique extérieure et la France particulièrement une expression qui a paru faire sensation dans la tribune diplomatique.»

«Londres, le 19 août 1834.

»Je m'empresse de vous transmettre les articles additionnels que nous venons de signer à l'instant. Je crois que le gouvernement du roi ne peut qu'être satisfait de leur contenu[263]. Vous remarquerez que nous avons fait quelques changements, ainsi que je vous l'annonçais hier, au projet primitif de ces articles: le plus important est celui qui termine l'article II. Par cet article l'Angleterre s'engage vis-à-vis de la reine régente dans une politique beaucoup plus décidée, tandis que l'article premier est resté le même et ne stipule pour la France que des obligations qu'elle s'est déjà empressée de remplir. Je suis bien aise que cette convention additionnelle au traité du 22 avril ait pris par la suppression de la dernière partie de l'article II un caractère uniquement politique[264]. Vous remarquerez sans doute, monsieur le comte, qu'elle se lie mieux ainsi au traité du 22 avril et aux vues que les cours ont eues en le contractant.»


M. de Talleyrand était arrivé au terme de sa tâche. Quelques jours après avoir signé les articles additionnels au traité de la quadruple alliance, il profita du congé qui lui avait été accordé et revint en France. Trois mois après, il se déterminait à résigner ses fonctions d'ambassadeur, et écrivait au roi à Madame Adélaïde et au ministre des affaires étrangères les lettres qui vont suivre.

LE PRINCE DE TALLEYRAND A MADAME ADÉLAÏDE.

«Valençay, le 12 novembre 1834.

»... Mademoiselle aura pu remarquer que je me suis abstenu longtemps de lui parler de moi et de détourner un seul instant son attention de la pénible crise[265] qui devait fatiguer le roi. Mais aujourd'hui que cette crise est terminée, je réclame avec toute la confiance d'un serviteur éprouvé une nouvelle preuve de la bonté de Mademoiselle. Je la supplie de disposer favorablement le roi à la lecture d'une lettre que j'écris au département des affaires étrangères. Elle y porte ma démission. Je dois croire que le roi est disposé à la recevoir, Monseigneur le duc d'Orléans m'ayant témoigné que, dans son opinion, je ne pouvais plus être utile à Londres. Il a raison, car je suis vieux, je suis infirme, et je m'attriste de la rapidité avec laquelle je vois ma propre génération disparaître. Homme d'un autre temps, je me sens devenir étranger à celui-ci.

»Je me permettrai aussi de répéter à Mademoiselle ce que le prince royal a fort bien senti: c'est que nous avons depuis quatre années tiré de l'Angleterre tout ce qu'elle pouvait nous donner d'utile. Puisse-t-elle ne nous rien transmettre de nuisible! L'Angleterre s'est étrangement modifiée et je ne pense pas qu'elle puisse s'arrêter dans la nouvelle route qu'elle parcourt. Je ne me sens pas appelé, je l'avoue à la suivre. Ici se présente d'ailleurs, outre la différence de système, une question de personnes. Lord Palmerston et moi, nous ne nous entendons plus, et nous ne nous plaisons guère. Il ne faut pas que le service du roi souffre de cette mésintelligence. Tels sont mes motifs: je les crois fondés en raison, en convenance, et je suis persuadé que l'admirable pénétration du roi les jugera dignes de mon dévouement à ses intérêts. Je n'insisterai donc pas davantage sur mon attachement à sa personne, mais je reviendrai encore une fois sur la nécessité qu'il y a pour moi de me reposer avant de finir. Je crois d'ailleurs devoir à la place que peut me destiner l'histoire de ne pas compromettre le souvenir des services que j'ai été assez heureux pour pouvoir rendre à la France à travers les vicissitudes infinies qu'elle a traversées depuis plus de cinquante années.

»En prolongeant mon action, désormais sans objet, je serais sans utilité pour mon pays et ne pourrais que nuire à ma dignité personnelle.

»Je ne ferai aucune excuse à Mademoiselle de l'entretenir si longuement du même objet: sa noble amitié est de nature, je le sais, à ne pouvoir que s'augmenter de tout l'abandon de ma confiance. Un esprit aussi élevé, une âme aussi tendre me conservera mes plus chères consolations, son souvenir et sa bonté...

»TALLEYRAND.»

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES[266].

«Valençay, le 13 novembre 1834.

Monsieur le ministre,

»Lorsque la confiance du roi m'appela il y a quatre ans à l'ambassade de Londres, la difficulté même de la mission me fit obéir. Je crois l'avoir accomplie utilement pour la France et pour le roi, deux intérêts toujours présents à mon esprit, étroitement confondus dans ma pensée.

»Dans ces quatre années, la paix générale maintenue a permis à toutes nos relations de se simplifier: notre politique, d'isolée qu'elle était, s'est mêlée à celle des autres nations; elle a été acceptée, appréciée, honorée par les honnêtes gens et par les bons esprits de tous les pays. La coopération que nous avons obtenue de l'Angleterre, n'a rien coûté ni à notre indépendance ni à nos susceptibilités nationales, et tel a été notre respect pour les droits de chacun, telle a été la franchise de nos procédés que, loin d'inspirer de la méfiance, c'est notre garantie que l'on réclame aujourd'hui contre de certaines directions qui inquiètent la vieille Europe.

»C'est assurément à la haute sagesse du roi, à sa grande habileté qu'il faut attribuer des résultats aussi satisfaisants. Je ne réclame pour moi-même d'autre mérite que celui d'avoir deviné, avant tous la pensée profonde du roi et de l'avoir annoncée à ceux qui, depuis, se sont convaincus de la vérité de mes paroles.

»Mais aujourd'hui que l'Europe connaît et admire le roi, que par cela même, les plus grandes difficultés sont surmontées; aujourd'hui que l'Angleterre a peut-être un besoin égal au nôtre de notre alliance mutuelle et que la route que paraît vouloir suivre l'Angleterre doit lui faire préférer un esprit à traditions moins anciennes que les miennes; aujourd'hui, je crois pouvoir sans manquer de dévouement au roi et à la France supplier respectueusement Sa Majesté d'accepter ma démission, et vous prier, monsieur le ministre, de la lui présenter.

»Mon grand âge, les infirmités qui en sont la suite naturelle, le repos qu'il conseille, les pensées qu'il suggère, rendent ma démarche bien simple, ne la justifient que trop, et en font même un devoir. Je me confie à l'équitable bonté du roi pour en juger ainsi. Agréez...

»Prince DE TALLEYRAND

LE PRINCE DE TALLEYRAND AU ROI LOUIS-PHILIPPE.

«Valençay, le 23 novembre 1834.

»Sire,

»Votre Majesté aura pardonné le retard que j'ai mis à la remercier de ses nouvelles bontés, de sa confiance, j'oserai presque dire de son amitié. Je voudrais y mieux répondre, mais je ne puis me refuser aux sérieux avertissements reçus à la triste cérémonie à laquelle j'ai dû assister[267].

»J'y ai puisé le courage de persévérer dans une résolution dont le côté vraiment douloureux pour mon cœur est de déplaire au roi. Il m'excusera s'il consent à se souvenir du dévouement avec lequel, malgré mon grand âge, je l'ai servi depuis quatre années, et il vaudra bien m'en savoir encore quelque gré alors que la mort de mes vieux amis et le poids des années ne permettent plus à mes actions de répondre à mon zèle.

»C'est bien à tort qu'on chercherait d'autres motifs que ceux indiqués dans les dernières lignes de ma lettre au ministre des affaires étrangères. Ce serait une erreur que d'avoir voulu faire de ma démission une question de noms propres soit anglais, soit français. J'ai, grâce à vous, Sire, obtenu pour la révolution de Juillet, le droit de cité en Europe. Ma tâche est accomplie et j'insiste aujourd'hui pour me retirer parce que j'en ai le droit et le besoin.

»Si je sortais de cette pensée si vraie et si simple et qu'il me fallût d'autres motifs encore, je dirais au roi que personne n'honore plus que moi le duc de Wellington; que je suis persuadé qu'à lui seul appartiendra l'honneur, si toutefois cela se peut encore, d'arrêter l'Angleterre dans sa décadence[268]. Mais quel que soit mon respect pour son caractère, sa force et sa prudence, je ne pourrais, sur le seul fait de sa rentrée aux affaires, retirer ma démission si sérieusement motivée et publique depuis beaucoup de jours, sans devenir à l'instant même un homme de parti pour les deux pays et, par cela même moins en état de bien servir le roi.

»Je n'ai jamais été un homme de parti; je n'ai jamais voulu l'être et c'est ce qui a fait ma force. Lorsqu'il y a quatre ans je suis parti pour l'Angleterre, j'étais aux yeux de la France, de cette France si sévère dans ses susceptibilités nationales, ce que j'ai toujours voulu être: l'homme de la France! Aujourd'hui, je serais pour elle, l'homme du duc de Wellington.

»Le roi oublie trop souvent dans son indulgente bonté mon grand âge: il oublie qu'il n'est pas permis à un octogénaire de manquer de prudence, car ce qui rend les fautes de la vieillesse si tristes, c'est qu'elles sont irréparables.

»Je crois qu'il sera facile au roi de faire un choix convenable pour Londres. M. de Sainte-Aulaire saurait comme il l'a su à Rome et à Vienne faire respecter son gouvernement et estimer sa personne. M. de Rayneval, plein d'expérience et d'une prudence habile, serait peut-être dans les circonstances actuelles, un meilleur choix encore, car il connaît mieux que personne les intérêts et les difficultés de la péninsule dont le sort occupera sans doute en première ligne le nouveau cabinet anglais.

»Je vois, du reste, tant d'intérêts divers à régler, ou du moins à discuter, que je pense de plus en plus à un prochain congrès. S'il convenait à Votre Majesté de m'y envoyer, je ferais volontiers dans cette mission momentanée un dernier essai de mes forces. Ce n'est que là où tout considéré, je pourrais peut-être encore servir utilement le roi. Je ne saurais être coupable à ses yeux des torts de mon âge et des fatigues de ma vie.

»Je suis, Sire...

»Prince DE TALLEYRAND.»

LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Paris, le 25 novembre 1834.

Mon cher prince,

»Je n'ai rien vu de plus parfait, de plus noble, de plus honorable, de mieux exprimé que la lettre que je viens de recevoir de vous. J'en suis profondément touché. Sans doute il m'en coûte beaucoup de reconnaître la justesse de la plupart de vos motifs pour ne pas retourner à Londres, mais je suis trop sincère et trop ami de mes amis, pour ne pas reconnaître que vous avez raison. Cependant, pour pousser jusqu'au bout ma franchise, je crains que le poids de la douleur qui vous accable ne vous ait porté à vous exagérer celui des années et ce que vous avez considéré comme des avertissements. Croyez que plus j'apprécie les grands services que vous m'avez rendus ainsi que ceux que vous avez rendus à la France, plus je sens qu'il y en a que vous seul vous pourriez encore me rendre, et vous ne vous dissimulez sûrement pas combien votre résolution, quelque bien motivée qu'elle soit, va augmenter mes embarras. Il est impossible de rien arrêter avant que le ministère anglais soit reconstitué, mais j'entre bien dans vos idées: il faut s'occuper de préparer l'avenir, et c'est pour cela, mon cher prince, que je désire vivement que vous reveniez à Paris le plus tôt possible. Je suis impatient de vous entendre et d'être entendu de vous: je sens le besoin d'avoir l'assistance de votre expérience et surtout les conseils de cette amitié éclairée qui m'est si précieuse. J'aime à vous répéter combien vous devez compter sur la mienne et sur tous les sentiments que je vous porte depuis si longtemps.

»LOUIS-PHILIPPE.»


L'ambassade de Londres est le dernier épisode de la carrière politique du prince de Talleyrand. Il touchait d'ailleurs au terme de son existence, car il ne survécut à sa démission que quatre années. Il les passa dans une retraite absolue, soit dans sa terre de Valençay, soit à Paris, dans son hôtel de la rue Saint-Florentin. C'est là qu'il mourut le 17 mai 1838. Le matin même de sa mort, il avait signé une rétractation solennelle des erreurs de sa vie qui avaient encouru les censures de l'Église; il l'adressa au pape Grégoire XVI avec une lettre de soumission. Nous ne croyons pouvoir mieux terminer les Mémoires que M. de Talleyrand a consacrés à sa vie publique qu'en insérant ici ces deux pièces remarquables.

RÉTRACTATION DU PRINCE DE TALLEYRAND.

«Touché de plus en plus par de graves considérations, conduit à juger de sang-froid les conséquences d'une révolution qui a tout entraîné et qui dure depuis cinquante ans, je suis arrivé, au terme d'un grand âge et après une longue expérience, à blâmer les excès du siècle auquel j'ai appartenu, et à condamner franchement les graves erreurs qui, dans cette longue suite d'années, ont troublé et affligé l'Église catholique, apostolique, romaine, et auxquelles j'ai eu le malheur de participer.

»S'il plaît au respectable ami de ma famille, monseigneur l'archevêque de Paris, qui a bien voulu me faire assurer des dispositions bienveillantes du souverain pontife à mon égard, de faire arriver au Saint-Père, comme je le désire, l'hommage de ma respectueuse reconnaissance et de ma soumission entière à la doctrine et à la discipline de l'Église, aux décisions et jugements du Saint-Siège sur les affaires ecclésiastiques de France, j'ose espérer que Sa Sainteté daignera les accueillir avec bonté.

»Dispensé plus tard par le vénérable Pie VII de l'exercice des fonctions ecclésiastiques, j'ai recherché, dans ma longue carrière politique, les occasions de rendre à la religion et à beaucoup de membres honorables et distingués du clergé catholique tous les services qui étaient en mon pouvoir. Jamais je n'ai cessé de me regarder comme un enfant de l'Église. Je déplore de nouveau les actes de ma vie qui l'ont contristée, et mes derniers vœux seront pour elle et pour son chef suprême.

»CHARLES-MAURICE, prince DE TALLEYRAND.

»Signé à Paris, le 17 mai 1838.»
[Écrit le 10 mars 1838.]

LETTRE DU PRINCE DE TALLEYRAND AU PAPE GRÉGOIRE XVI

«Très Saint-Père,

»La jeune et pieuse enfant qui entoure ma vieillesse des soins les plus touchants et les plus tendres vient de me faire connaître les expressions de bienveillance dont Votre Sainteté a daigné se servir à mon égard, en m'annonçant avec quelle joie elle attend les objets bénis qu'elle a bien voulu lui destiner: j'en suis pénétré comme au jour où monseigneur l'archevêque de Paris me les rapporta pour la première fois.

»Avant d'être affaibli par la maladie grave dont je suis atteint, je désire, très Saint-Père, vous exprimer toute ma reconnaissance et en même temps mes sentiments. J'ose espérer que non seulement Votre Sainteté les accueillera favorablement, mais qu'elle daignera apprécier dans sa justice toutes les circonstances qui ont dirigé mes actions. Des Mémoires achevés depuis longtemps, mais qui, selon mes volontés, ne devront paraître que trente ans après ma mort, expliqueront à la postérité ma conduite pendant la tourmente révolutionnaire. Je me bornerai aujourd'hui, pour ne pas fatiguer le Saint-Père, à appeler son attention sur l'égarement général de l'époque à laquelle j'ai appartenu.

»Le respect que je dois à ceux de qui j'ai reçu le jour ne me défend pas non plus de dire que toute ma jeunesse a été conduite vers une profession pour laquelle je n'étais pas né.

»Au reste, je ne puis mieux faire que de m'en rapporter, sur ce point comme sur tout autre, à l'indulgence et l'équité de l'Église et de son vénérable chef.

»Je suis avec respect, très Saint-Père, de Votre Sainteté le très humble et très obéissant fils et serviteur.

»CHARLES-MAURICE, prince DE TALLEYRAND.

»Fait le 10 mars 1838. Signé à Paris le 17 mai 1838.»

FIN DE LA DOUZIÈME PARTIE.

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