Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 5
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Tuileries, le 24 janvier 1833.
Mon cher prince,
»J'ai tout de suite fait part au roi de ce que vous me mandez sur les douanes. Il me charge de vous dire qu'il entre tout à fait dans votre manière de voir à cet égard, et qu'il ne cesse de parler dans ce sens, et pour amener le résultat que vous désirez et lui aussi avec toute sagesse et raison, car, certes, notre alliance avec l'Angleterre est plus heureuse et plus importante que jamais pour nous et pour elle.
»C'est une bien grande nouvelle que la victoire d'Ibrahim[60]. Notre cher roi désire vivement savoir quelles sont vos idées sur cet événement?... quelles seront ses conséquences?... et sur ce que vous pensez qu'il y aurait à faire maintenant, et à préparer pour les suites qu'elles peuvent avoir et pour l'avenir. Il pense avec raison que personne ne peut mieux juger cela que vous; et dans sa grande confiance en vos lumières, il tient beaucoup à avoir votre avis sur cette importante question...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 28 janvier 1833.
Monsieur le duc,
»Vous avez connu par ma dépêche numéro 56 les obstacles qui s'opposaient à ce que je communiquasse à lord Palmerston, aussitôt que je l'aurais désiré, l'objet de la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 21 de ce mois. C'est avant-hier seulement que j'ai pu le faire, et lord Palmerston me promit alors de soumettre les propositions du gouvernement français à un conseil de cabinet qu'il convoqua à cet effet pour le lendemain. Ce conseil a eu lieu hier dimanche, mais avant de vous faire connaître le résultat de ses délibérations, je dois vous entretenir de quelques circonstances qui l'ont précédé.
»Si vous voulez bien vous faire représenter la dépêche que j'ai eu l'honneur de vous adresser le 6 de ce mois, vous pourrez y remarquer que j'étais déjà fortement préoccupé alors des événements qui se passaient en Orient; j'avoue que les dépêches que j'ai reçues de vous le 10 et le 14 ne m'avaient point complètement rassuré et que j'étais resté dans l'opinion qu'une action quelconque de la France et de l'Angleterre deviendrait bientôt nécessaire de ce côté. Dans mes conversations avec les membres du cabinet anglais, j'avais cherché à attirer leur attention sur les graves conséquences que pouvait avoir la lutte entre le sultan et le pacha d'Égypte, si les succès prolongés de ce dernier devaient placer la Porte ottomane dans l'obligation de recourir à la protection de la Russie.
»C'est dans ces entrefaites que j'ai reçu votre dépêche numéro 13 qui m'a fourni la preuve que mes prévisions s'étaient malheureusement réalisées. Cette dépêche contient un admirable exposé de l'état actuel de l'Orient et des mesures qui doivent être employées pour arrêter les dangers qui menacent l'empire ottoman[61]. Elle m'a paru si remarquable que j'ai cru devoir en donner lecture à lord Palmerston dans l'entretien que j'ai eu avec lui samedi soir. Il a été frappé, comme moi, des considérations habilement développées dans cette dépêche, et convaincu de la nécessité dans laquelle se trouvaient l'Angleterre et la France de prendre immédiatement un parti, et de commencer par faire à Constantinople et à Alexandrie l'offre d'une médiation armée à laquelle on inviterait l'Autriche à se joindre.
»Après avoir quitté lord Palmerston, je me suis encore occupé des moyens qui pourraient assurer le succès le plus prompt de notre médiation, et hier matin, je lui ai écrit une lettre dont vous voudrez bien me permettre d'insérer ici un extrait:
»Si le cabinet anglais approuve le projet de médiation tel que je l'ai proposé hier soir, il faudrait que la marche qui sera suivie fût extrêmement prompte; et voici, dans mon opinion, celle qui pourrait être adoptée.
»Des instructions seraient rédigées pour sir Frédéric Lamb. Elles seraient transmises à lord Granville, qui les communiquerait au duc de Broglie. Celui-ci croirait sans doute devoir rédiger à son tour des instructions pour le maréchal Maison, analogues à celles de lord Palmerston. M. le duc de Broglie n'hésiterait probablement pas à les communiquer à lord Granville, et, d'accord avec lui, ils expédieraient chacun un courrier pour Vienne. Ces courriers partiraient ensemble.
»Les instructions porteraient aux deux ambassadeurs à Vienne l'ordre de proposer à M. de Metternich de joindre l'offre de la médiation de l'Autriche à celles de la France et de l'Angleterre.
»Si le cabinet de Vienne accepte la proposition qui lui est faite, les deux ambassadeurs, guidés par leurs instructions dont ils n'auraient pas la faculté de se départir, s'entendraient avec M. de Metternich sur les termes de la médiation à proposer à Constantinople, et les courriers anglais, français et autrichien continueraient ensuite leur route vers cette capitale. Ils y remettraient aux représentants de l'Autriche, de l'Angleterre et de la France, les instructions de leur cour respective.
»Si le cabinet de Vienne refuse la proposition, les courriers anglais et français n'en iront pas moins directement à Constantinople. Il est bien entendu que dans les deux cas les courriers seront porteurs de pouvoirs et d'instructions directes de lord Palmerston et du duc de Broglie pour les représentants de l'Angleterre et de la France, près la Porte ottomane.
»Tel est le plan que je proposais de suivre, monsieur le duc; il présentait, dans mon opinion, l'avantage de hâter autant qu'il était possible l'exécution des mesures qui me sont recommandées par votre dépêche du 21, et de provoquer en même temps le concours de l'Autriche.
»Les ministres anglais, après avoir discuté pendant plusieurs heures le projet de médiation tel que je l'avais remis à lord Palmerston, ont fini par s'arrêter à l'idée un peu étrange d'étendre l'offre d'entrer dans la médiation non seulement à l'Autriche, mais encore à la Russie. Ils se sont laissés déterminer par l'importance qu'il y aurait, dans cette circonstance, à lier la politique de la Russie à celle des trois autres cours.
»Cette résolution m'a été aussitôt communiquée par lord Palmerston, et j'ai fait tous mes efforts pour la combattre dans une conférence qui a duré plus de cinq heures. Je vous en rendrai compte demain, mais déjà vous aurez pressenti toutes les raisons que je devais opposer au concours de la Russie. Je n'avais rien obtenu hier lorsque nous nous sommes séparés. En quittant lord Palmerston, je l'avais engagé à réfléchir sur les fâcheuses complications dans lesquelles le système du cabinet anglais nous entraînerait, et nous nous étions donné rendez-vous pour aujourd'hui. Je sors d'une nouvelle conférence, et, après une très longue discussion, j'ai enfin obtenu que la médiation ne serait proposée qu'au nom de la France et de la Grande-Bretagne. C'est demain seulement que nous en réglerons les conditions. J'ai à peine le temps de finir cette dépêche, et vous comprendrez l'impossibilité dans laquelle je me trouve d'entrer dans plus de détails aujourd'hui; je les réserve pour demain.
»Je veux seulement ajouter que lord Ponsonby a reçu l'ordre de partir immédiatement pour Constantinople[62] et que le consul d'Angleterre à Alexandrie, de la conduite duquel vous vous plaigniez, a été rappelé. Le parlement se réunit demain, et c'est le 5 que le discours du trône sera prononcé...»
«Le 31 janvier.
»Vous aurez sans doute été surpris de ne pas connaître plus tôt le résultat de la communication que vous m'aviez chargé de faire au gouvernement anglais; j'éprouve le besoin de vous donner des explications à ce sujet.
»Il ne faut pas perdre de vue qu'ici, les affaires intérieures du pays passent avant toutes les autres, quelque intérêt, d'ailleurs, que puissent avoir ces dernières. En ce moment, le parlement vient de s'assembler; le cabinet doit lui proposer des mesures qui le préoccupent fortement: l'état de l'Irlande, les dîmes du clergé, les finances réclament sa plus sérieuse attention; et il m'est souvent impossible de la détourner du milieu de ce conflit d'intérêts si pressants, pour la ramener à des questions de politique extérieure. Depuis huit jours, tous mes efforts tendent à faire comprendre ce que la question d'Orient exige de célérité, pour ne pas rendre notre intervention ridicule; on convient de tout ce que je dis; on promet de s'en occuper le jour même, et chaque jour on remet la question au lendemain. Vous jugerez mieux que personne que ces retards ne sont que la conséquence de la position où on se trouve.
»Je vous ai annoncé par ma dépêche du 28 de nouveaux détails sur la conversation que j'ai eue avec lord Palmerston au sujet de notre médiation.
»Comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, le système des ministres anglais reposait sur leur désir d'arrêter la politique envahissante de la Russie, tout en conservant envers elle des apparences de bonne intelligence; ils croyaient que l'adjonction de cette puissance à notre médiation atteindrait ce but.
»J'ai dû, en m'opposant à un pareil système, faire sentir tous les dangers qu'il présentait. J'ai fait remarquer à lord Palmerston que la rapidité d'exécution était la première condition de succès de notre entreprise; que nous nous en priverions en nous mettant dans l'obligation d'attendre la réponse de la cour de Russie, et que la conséquence inévitable serait d'arriver trop tard à Constantinople et à Alexandrie, que cette question de temps aurait de plus l'immense inconvénient d'empêcher la France et l'Angleterre d'agir, puisqu'elles se trouveraient, par le fait même de leur proposition à la Russie, obligées à ne faire aucune démarche avant de connaître la réponse de cette puissance, tandis que le cabinet de Pétersbourg, libre de tout engagement pendant un certain temps encore, ne manquerait pas de mettre ce retard à profit; que d'ailleurs, par suite de la mission du général Mourawieff près du sultan[63], la cour de Russie avait pris le rôle d'alliée de la Turquie, et que, dès lors, le pacha d'Égypte serait en droit de lui refuser le caractère de médiateur.
»J'ai enfin fait valoir près de lord Palmerston une considération qui, pour un ministre anglais, est toujours d'un très grand poids, c'est celle du côté constitutionnel de la question qui nous occupe; j'ai pu lui dire à ce sujet qu'une médiation établie seulement par deux pays soumis à des gouvernements constitutionnels trouverait une approbation plus générale dans le parlement anglais et dans les Chambres françaises, que si on voyait la Russie y prendre part. Cette considération a fait assez d'impression sur lord Palmerston pour qu'il ait cru devoir revenir sur la décision prise dans le conseil de cabinet, et, comme ici tout finit par se résoudre en questions parlementaires, il est probable que c'est par la considération que je viens d'indiquer, que le cabinet anglais a été amené à changer sa première détermination.
»Mais si on est décidé sur la médiation en elle-même, on n'a pu encore arrêter, ni la forme de cette médiation, ni la marche qu'on suivra. Depuis trois jours on renvoie ces questions au lendemain, et comme j'avais l'honneur de vous le dire au commencement de cette dépêche, mes démarches n'ont pu, jusqu'à présent, amener aucun résultat. Je suis porté à croire que les dernières nouvelles de Constantinople, qui annoncent que le sultan s'est décidé à traiter avec le pacha d'Égypte, augmenteront les hésitations des ministres; et il se pourrait bien qu'on finît par ne prendre aucune résolution.
»Quoi qu'il en soit, monsieur le duc, il me semble que le gouvernement du roi s'est très bien placé, et qu'il a fait tout ce qu'on pouvait attendre de lui dans une circonstance où la Russie était déjà engagée, et où l'Autriche refusait d'entrer dans une médiation...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 28 janvier 1833.
Mon prince,
»Avant-hier soir, au milieu d'une grande réunion, le charge d'affaires de Russie, M. de Medem[64], s'approcha de moi et me demanda si je désirais qu'il me donnât connaissance confidentiellement des instructions données au général Mourawieff.
»Je crus ne devoir lui témoigner aucun empressement excessif et je me bornai à lui répondre que j'en serais très reconnaissant.
»Ce matin, il est venu, de lui-même, me réitérer son offre, en m'ajoutant que c'était en grande confidence qu'il me parlait, n'ayant point d'ordres de sa cour. Puis, il a tiré de sa poche, d'abord, une dépêche contenant un exposé des motifs généraux qui déterminent l'empereur Nicolas à l'envoi du général Mourawieff, puis un avertissement, que la communication des instructions données à ce général n'est faite qu'à l'ambassadeur lui-même, qu'il ne doit point en faire part au gouvernement français, avec lequel, est-il dit, les rapports ne sont pas assez confiants pour que l'ambassadeur de Russie doive aller au-devant d'explications.
»Vous noterez cependant, mon prince, que c'est le chargé d'affaires qui a fait toutes les avances; que même je n'ai répondu à ses ouvertures qu'avec assez d'indifférence et que c'est lui qui est revenu à la charge.
»Après la lecture de cette dépêche, est venue la lecture des instructions mêmes; en voici à peu près la substance:
»L'instruction débute par un exposé des événements d'Orient, et des progrès de Méhémet-Ali depuis six mois.
»Il est dit ensuite que la continuation de ces progrès amènerait nécessairement une catastrophe; que le résultat de cette catastrophe devant être de donner à la Russie un voisin, probablement peu disposé à respecter le traité d'Andrinople, la Russie serait obligée de prendre une attitude menaçante, ce qu'elle veut éviter.
»Il a ajouté que l'empereur sait que Méhémet-Ali a dit que, s'il avait été possible de prévoir les progrès de l'armée égyptienne, la Russie se serait bien gardée de retirer son consul d'Alexandrie.
»La mission du général Mourawieff a pour but de répondre à cette idée.
»Le général doit se rendre d'abord à Constantinople et, là, remettre au sultan une lettre de cabinet, portant une assurance de l'amitié inaltérable de la Russie, de l'horreur que lui inspire la rébellion de Méhémet-Ali, solliciter enfin de la Porte son adhésion à la démarche que le général est chargé de faire vis-à-vis du pacha.
»Cette adhésion obtenue, le général doit se rendre à Alexandrie et donner à sa démarche auprès du pacha toute la solennité possible; lui exposer sous les couleurs les plus noires toute l'énormité de ses attentats; l'inviter à rentrer dans le devoir, et, en cas de refus, lui déclarer qu'il n'aura à imputer qu'à lui-même les conséquences de sa conduite.—Rien de plus.
»Si Méhémet-Ali, touché de la remontrance, demandait au général de se porter médiateur entre la Porte et lui, le général devrait refuser, la Russie ne voulant pas intervenir dans les affaires des autres, pas plus qu'elle ne souffrirait qu'on intervînt dans les siennes.
»(N.-B. que ceci est probablement le but de la communication; c'est ou un reproche ou un avertissement indirect, adressé à la France.)
»Si Méhémet-Ali persiste dans son égarement, le général doit revenir à Saint-Pétersbourg et en rendre compte à son maître.
»Il est ajouté dans un post-scriptum que si le général n'obtenait pas l'adhésion de la Porte à sa mission, il retournerait à Saint-Pétersbourg, sans aller à Alexandrie; mais le ministre de Russie écrirait à Méhémet-Ali ce que M. de Mourawieff avait pour mission de lui dire.
»Le chargé d'affaires de Russie s'est épuisé en protestations sur la ferme volonté où était son maître de n'employer que la voie d'influence et d'exhortation; il m'a même dit et répété que l'empereur Nicolas était plus embarrassé qu'enrichi par les provinces qu'il avait conquises sur la Porte, et qu'il serait plus disposé à renoncer à ses conquêtes qu'à les pousser plus loin.
Mon opinion sur cette communication est qu'elle ne contient que la moitié de la vérité; qu'elle expose réellement les instructions données au général Mourawieff dans l'hypothèse où le conflit entre la Porte et le pacha resterait douteux, mais qu'il avait d'autres instructions éventuelles, le cas échéant de la défaite de l'armée musulmane, instructions en conformité desquelles il a agi, ainsi que je vous l'ai mandé dans ma dernière dépêche. La source des renseignements que je vous ai donnés dans cette dépêche est de nature à ne me laisser aucun doute à cet égard.
»Je me suis borné à répondre à cette communication en très peu de mots, et en termes très généraux, protestant de nos desseins pacifiques et de l'envie que nous avions de voir la querelle se terminer à l'amiable.
M. de Medem m'ayant recommandé sur cette communication le plus profond secret, je vous prie, mon prince, de conserver pour vous ces renseignements, bien que je sois porté à penser que M. de Medem ne s'est pas grandement compromis en me la confiant...»
LE COMTE DE RAYNEVAL AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Madrid, le 25 janvier 1833.
»Prince,
»J'ai pensé que, dans les circonstances actuelles, il pourrait vous être agréable d'être exactement et directement informé de la situation dans laquelle sir Stratford Canning trouve l'Espagne. Je profite donc, pour vous donner à ce sujet quelques détails, du premier courrier qu'il expédie, et j'en profite avec d'autant plus d'empressement que c'est une occasion de me rappeler à votre souvenir et de vous demander la continuation de vos anciennes bontés.
»Il semblait naturel de penser que le changement de politique intérieure de l'Espagne en amènerait aussi un dans sa politique extérieure. On a dû croire que le parti que la reine et ses adhérents ont à combattre, étant celui qui soutient de ses vœux et peut-être de ses secours secrets la cause de dom Miguel, l'intérêt que le cabinet espagnol portait à ce prince devait disparaître devant un intérêt plus rapproché et plus pressant. Mais les ministres espagnols raisonnent autrement. Selon eux, le gouvernement ne parvient à contenir le parti apostolique[65] qu'en usant à son égard de beaucoup de ménagements. Ils croient qu'ils lui donneraient pour auxiliaires tous les royalistes d'Espagne, s'ils favorisaient dom Pedro, que l'on regarde comme le chef des libéraux de la péninsule entière, et s'ils manquaient aux engagements précédemment pris avec dom Miguel.
»Lorsqu'on laisse entendre qu'il serait possible d'écarter dom Pedro et la constitution, ils répondent qu'il ne le serait pas d'écarter ses partisans, ses ministres, ses conseillers, dont quelques-uns sont plus dangereux que lui-même. Telle est la manière de voir de M. de Zéa et de M. d'Offalia. Tant qu'ils conserveront la direction des affaires, on ne doit donc pas s'attendre à voir l'Espagne adhérer à un projet de conciliation, et cesser d'insister sur le maintien de la neutralité de la part de toutes les puissances. Les différents partis travaillent chacun de leur côté, mais avec une égale ardeur, contre ces ministres. Cependant leur chute ne peut pas être regardée comme prochaine. Dans ce moment-ci la marche qu'ils suivent dans l'affaire de la succession leur assure la confiance et la faveur du roi et de la reine.
»C'est réellement ce qui se passera en Portugal qui décidera de leur sort, et peut-être de celui de la monarchie espagnole. On le sent, et pour cette raison on s'alarme excessivement des suites que peut avoir le différend qui s'est élevé entre notre gouvernement et celui de dom Miguel au sujet d'un bâtiment français coulé bas dans le Douro, et que va aggraver une autre insulte faite à notre pavillon à l'entrée du Tage. Le cabinet espagnol soutient que le tort est de notre côté, et par conséquent que nous ne sommes pas dans le cas de demander réparation, mais il ne nous accuse pas d'arrière-pensées. Dans le public on est plus sévère, et depuis le moment du départ du général Solignac[66] pour Porto, on annonce hautement que, directement ou indirectement, nous voulons intervenir dans la lutte des deux frères et y mettre fin par la force. Le gouvernement espagnol juge notre intervention plus dangereuse pour dom Miguel et le repos de la péninsule, que celle de l'Angleterre. Aussi, dans l'instant actuel, notre querelle avec le Portugal l'occupe-t-il presque plus que la mission de M. Canning.
»Voilà, prince, où nous en sommes ici. Tout cela peut mener à de telles complications et exalter si fortement les passions qu'aucune force humaine ne puisse sauver ce pays-ci d'une secousse. Je trouve, dans de pareilles circonstances, le fardeau qu'on m'a donné à porter beaucoup trop lourd. Que ne donnerais-je pas pour pouvoir recourir à vos conseils! Mais l'éloignement, la rapidité avec laquelle les événements marchent, y mettent malheureusement obstacle. Cependant, quelques mots où je pourrais lire votre pensée sur l'ensemble des affaires de la péninsule me seraient si utiles, que je ne puis m'empêcher d'exprimer le plaisir et la reconnaissance avec lesquels ils seraient reçus.
»Je vous écris dans un moment où vous ressentez une vive affliction. En perdant la princesse de Vaudémont, vous avez fait une de ces pertes qui ne se réparent point. Je ne crois pas que jamais amitié ait été plus vraie que celle qu'elle vous portait. Il était impossible de la connaître sans lui être attaché. C'est un sentiment que j'éprouvais bien sincèrement et auquel elle avait tout à fait droit de ma part, sa bienveillance pour moi ne s'étant jamais démentie.
«Veuillez agréer, prince...»
Je suis heureux de pouvoir donner ici cette lettre de M. de Rayneval qui fait autant d'honneur à son cœur qu'à son excellent esprit et à son jugement. Il trace là un tableau de la péninsule qui faisait parfaitement saisir les difficultés du présent et pressentir celles encore plus grandes de l'avenir. Ses prévisions se sont réalisées avec une rare exactitude; et au moment où je rassemble ces souvenirs, l'Espagne et le Portugal sont en proie à des discordes dont il serait impossible de présager le terme. On verra bientôt quels ont été les efforts des gouvernements de France et d'Angleterre pour prévenir les désordres qui menaçaient la malheureuse péninsule: puissent ces efforts aboutir un jour à un heureux résultat! Je ne veux point anticiper sur la marche des événements; mais il m'a été doux d'exprimer en passant la bonne opinion que j'avais toujours eue du caractère et de la capacité de M. de Rayneval, qui a succombé au fardeau dont il trouvait déjà le poids trop lourd lorsqu'il m'écrivait l'admirable lettre qu'on vient de lire. Ai-je besoin d'ajouter à cette occasion, comme dans toutes les autres précédentes du même genre, que je voudrais retrancher des lettres que je cite les passages flatteurs et louangeurs pour moi, si je ne pensais pas que les éloges mêmes, dans de pareilles circonstances, ne sont qu'un reflet de la situation, et qu'on est d'autant plus porté à louer les autres qu'on est soi-même plus embarrassé ou plus affligé.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 3 février 1833.
Monsieur le duc,
»Les difficultés que je vous ai indiquées dans ma dépêche numéro 59[67], au sujet des affaires d'Orient, ne m'ont point empêché de continuer à réclamer le concours du gouvernement anglais dans une question qui m'a toujours paru du plus haut intérêt pour l'Europe. Je puis enfin vous annoncer que mes efforts ne sont point demeurés absolument sans résultat. Voici le parti auquel l'Angleterre s'est arrêtée.
»Le colonel Campbell vient d'être nommé consul général à Alexandrie; il part demain pour se rendre en toute hâte à son poste. Les instructions dont il sera porteur seront envoyées, par le courrier de ce soir à lord Granville, qui doit vous les communiquer. Je puis déjà vous dire à peu près ce que ces instructions renferment.
»On a dû, dans les circonstances actuelles, et à d'aussi longues distances, admettre les deux éventualités: que la paix ne serait pas encore, ou serait déjà conclue entre le sultan et le pacha, au moment où le colonel Campbell arrivera à Alexandrie.
»Dans la première de ces éventualités, il devra, aussitôt après son arrivée, témoigner hautement l'intérêt que l'Angleterre porte au sultan, et tenir à Méhémet-Ali un langage qui lui fasse comprendre toute l'étendue de la protection que cet intérêt peut assurer à la Porte ottomane de la part de la Grande-Bretagne.
»Si, comme on a tout lieu de le croire, la paix est déjà signée entre la Turquie et l'Égypte, le colonel Campbell bornera son rôle à celui d'observateur, mais en indiquant cependant le but primitif de sa mission.
»Dans les deux cas, le colonel Campbell devra entretenir des relations intimes entre les consuls de France et d'Autriche, conserver seulement de bons rapports avec l'agent russe, et tout entendre de lui sans lui montrer la même confiance qu'aux deux autres.
»Vous trouverez sans doute comme moi, que ces instructions, qui du reste sont fort détaillées, sont d'accord avec la marche que vous avez suivie à l'égard du pacha d'Égypte.
»Le gouvernement anglais est informé de la résolution que le sultan a prise de traiter avec Méhémet-Ali à la suite des instances de l'internonce d'Autriche; il pense donc qu'une démarche directe près de la Porte ottomane est devenue inutile aujourd'hui, et il se bornera, de ce côté, à hâter le départ de lord Ponsonby pour Constantinople...»
«Le 8 février.
»J'ai reçu votre dépêche du 4 de ce mois. Les nouvelles de Constantinople qu'elle renferme et que vous aviez bien voulu communiquer à lord Granville, ont causé ici une très vive satisfaction. On voit avec plaisir l'intervention de la France, employée à suspendre la marche d'Ibrahim et à empêcher, par le rétablissement de la paix en Orient, une complication qui menaçait, sous beaucoup de rapports, d'être dangereuse[68]. On doit remarquer que l'idée qui domine généralement en Europe, en ce moment, est d'éviter tout ce qu'on peut appeler une affaire. Cette disposition des esprits et même des cabinets nous est trop avantageuse pour ne pas l'encourager par la direction de notre politique. Aussi la conduite du chargé d'affaires de France à Constantinople, dans les dernières circonstances, est-elle digne d'éloges....
»Les journaux anglais qui vous parviennent chaque jour vous tiennent trop exactement au courant des débats du parlement, pour que je croie devoir vous en entretenir. Vous y aurez vu que le gouvernement du roi a été noblement défendu par lord Grey et bien apprécié par les membres qui votent avec le ministère...»
«Le 11 février.
»Les observations que vous voulez bien me transmettre dans votre lettre du 8, sur les dispositions des cabinets de Vienne et de Berlin, sont, je crois, parfaitement fondées. Vous avez très bien présenté, ce me semble, le but des plaintes de ces deux cabinets contre le gouvernement britannique; il n'est pas douteux qu'on cherche par tout moyen à désunir la France et l'Angleterre; l'année dernière, on se plaignait de la domination exercée par la France sur le cabinet anglais; cette année, c'est la prépotence de l'Angleterre qu'on accuse, et comme l'accusation d'aujourd'hui n'est pas plus vraie que celle de l'an dernier, il ne faut voir dans tout ceci que ce qui est vraiment, c'est-à-dire, l'humeur qu'on éprouve à Pétersbourg, à Vienne et à Berlin, de ce que, chaque jour, s'affermit davantage une alliance qui place la France et l'Angleterre à la tête de l'Europe, et qui, en assurant le maintien de la paix générale, ôte tout espoir de former des coalitions[69].
»Le ministère anglais vient de montrer une grande prudence dans sa conduite envers la Chambre des communes; il a laissé se prolonger pendant plusieurs jours les débats de l'adresse, en réponse au discours de la couronne; sans prendre une part directe à la discussion, les membres les plus exagérés du parti radical n'ont mis aucun ménagement dans leurs discours; et la violence de leur langage, a eu pour résultat de détacher d'eux un grand nombre de leurs adhérents qui, soit par dégoût, ou par conviction, se sont rapprochée du gouvernement, en votant contre les amendements de l'opposition et en faveur de l'adresse...»
«Le 18 février 1833.
»... Le chargé d'affaires d'Autriche m'a lu hier une lettre de M. de Metternich, dans laquelle se trouvent développées les vues de l'Autriche sur les affaires actuelles de la Suisse. M. de Metternich paraît fort préoccupé des dispositions du parti qui demande aujourd'hui des modifications notables dans le pacte fédéral, et le succès de cette tentative pourrait, selon lui, amener des complications fatales aux intérêts et au repos de cette partie-là de l'Europe[70].
»Sans partager ni repousser entièrement cette opinion, je dois vous dire qu'avant même la communication du baron de Neumann, je me sentais porté à croire que nous devions nous opposer en ce moment à toute altération dans la politique intérieure et extérieure de la Suisse. Vous savez à quel point vont vite les partis révolutionnaires, et s'ils arrivaient jusqu'à toucher à la neutralité de la Suisse, l'Autriche, le Piémont et la France se trouveraient immédiatement placés dans des situations respectives toutes différentes de celles dans lesquelles ils sont encore aujourd'hui.
Je n'applique pas ma manière de voir à cet égard, simplement à la Suisse, sur l'état de laquelle je n'ai que des notions assez vagues; mais je pense qu'en général le gouvernement français doit éviter de donner de l'encouragement à cet esprit novateur qui, sous le prétexte d'améliorer, s'est emparé d'un grand nombre des pays voisins de la France. Je crois que, pour le bien de l'Europe, il vaut mieux même ajourner les améliorations que de provoquer des secousses.
»J'ai parlé avec lord Palmerston des affaires de la Suisse, à peu près dans le sens que je viens d'avoir l'honneur de vous indiquer; et si vous partagiez mon opinion, je crois qu'il pourrait être utile d'en entretenir lord Granville.
»Il serait peut-être bien aussi de faire comprendre par l'ambassade française en Suisse, que la France repousse d'avance toute participation dans les tentatives des agitateurs qui se montreront, sans doute, au sein de la diète helvétique, lors de sa réunion au commencement du mois de mars prochain...»
«Le 22 février.
»... J'ai reçu ce matin seulement, la dépêche du 18 de ce mois. L'exposé que vous voulez bien m'adresser des dispositions nouvelles de la Russie vient de m'être confirmé par le prince de Lieven que j'ai vu au lever du roi et qui m'a exprimé dans les termes les plus convenables le désir de son gouvernement d'entretenir de bons rapports avec la France. Le prince de Lieven doit me montrer ce soir la dernière dépêche qu'il a reçue de Pétersbourg et qui est probablement dans le même sens que celle qui vous a été communiquée par le comte de Médem.
»Avant le lever du roi, j'ai eu l'honneur d'être reçu en audience particulière par Sa Majesté qui m'a longtemps entretenu de son attachement pour le roi des Français, de la satisfaction qu'elle éprouvait des heureux succès de son gouvernement et de la confiance toute particulière qu'elle plaçait en vous, monsieur le duc. En tout, je n'ai eu qu'à me louer de l'accueil et du langage bienveillant de Sa Majesté...»
«Le 4 mars.
»... M. le comte Pozzo quitte après-demain Londres pour retourner à son poste de Paris. Je puis dire encore une fois qu'il ne m'est rien revenu du langage de cet ambassadeur pendant son séjour ici qui ne soit très convenable pour nous. En général, la présence à Londres du comte Pozzo aura été dans mon opinion plutôt utile aux affaires que le gouvernement français y traite en ce moment...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 9 mars 1833.
Mon prince,
»Je voudrais que mon courrier pût vous porter quelque nouvelle, mais nous en sommes fort stériles. Le ministère marche assez bien ici, et tout semble annoncer que nous atteindrons la fin de la session sans encombre. La majorité se tient bien, et ne se désunit que sur des questions de peu d'importance; nos ennemis sont en grande division et en pleine déroute: Dupin, surtout, est en décadence complète. Du dehors, je ne sais rien; la politique me paraît stationnaire et en expectative, soit du côté de la Hollande, soit du côté de la Belgique, soit du côté de l'Orient.—Nous ne croyons pas pouvoir congédier la duchesse de Berry, avant ses couches; il y a une espèce de semi-complot carliste, pour nous y entraîner, afin qu'une fois hors de nos mains, elle puisse tout nier. Ce n'est qu'après l'événement que le parti aura perdu toute espérance, et nous sommes obligés d'ajourner jusque-là l'amnistie.—Il me semble que le ministère va très bien en Angleterre...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 14 mars 1833.
»... Hier, au lever du roi, lord Grey m'a entretenu de la séance de la Chambre des députés de France, dans laquelle il a été parlé de l'occupation d'Alger[71]. Il m'a exprimé des regrets très vifs du langage qui avait été tenu dans cette occasion, et qui lui causera, m'a-t-il assuré, de très grands embarras à la Chambre des lords, où la question sera incessamment traitée.—Il aurait désiré que le gouvernement du roi évitât de prendre des engagements aussi positifs, après surtout que les promesses faites à l'Angleterre par le dernier gouvernement français, ont été si hostilement révélées l'année dernière par lord Aberdeen.
»J'ai dû répondre à lord Grey que j'aurais l'honneur de vous faire part de ses observations et j'ai ajouté que le discours prononcé par M. le président du conseil à ce sujet, renfermait plusieurs phrases assez vagues pour qu'on ne pût pas préjuger les intentions du gouvernement du roi à l'égard de l'occupation d'Alger, et que d'ailleurs je croyais qu'on n'avait jamais songé à faire de ce territoire qu'une colonie de répression.
»Il serait, je pense, utile de vérifier la nature des promesses qui, d'après lord Aberdeen, auraient été faites par le prince de Polignac. Les traces doivent exister aux affaires étrangères.
»Vous comprendrez, monsieur le duc, que dans la position assez difficile du cabinet anglais, il redoute le moindre choc qui lui viendrait du dehors, et surtout de la part de notre gouvernement qui s'est montré opposé à ses vues dans les questions de douane. Il ne connaît pas encore exactement l'esprit de la nouvelle Chambre des communes, et il craint, peut-être avec raison, qu'une discussion soulevée mal à propos ne puisse avoir une fâcheuse influence sur les délibérations de cette Chambre qui, en ce moment, est occupée des affaires les plus compliquées et les plus importantes.
»Je sais bien, d'autre part, que le gouvernement du roi a aussi ses embarras parlementaires, et j'ai plus d'une fois regretté que, dans notre Chambre des députés, on ne comprît pas mieux les véritables intérêts de la France, et qu'on soulevât imprudemment des questions pour lesquelles le silence serait utile. Dans le parlement anglais, l'opposition même ne chercherait pas à embarrasser le gouvernement par des demandes indiscrètes qui pourraient compromettre les intérêts matériels du pays...»
«Le 18 mars 1833.
»... J'ai éprouvé une satisfaction bien vive en lisant le post-scriptum de votre dépêche numéro 34, qui contient la dépêche télégraphique du chargé d'affaires de France à Vienne. Les nouvelles qu'elle donne de Constantinople et qui m'ont été confirmées par le chargé d'affaires d'Autriche, me paraissent être de la plus haute importance. Je dois féliciter le gouvernement du roi d'un résultat tel que celui obtenu par l'amiral Roussin; c'est un grand et beau succès pour l'honneur de la France et pour la tranquillité de l'Europe. Je suis convaincu que nous en ressentirons bientôt tous les bons effets et que la politique actuelle de la France laissera une profonde impression dans les différents cabinets[72].
»Le baron de Neumann m'a communiqué la dépêche qui lui a été écrite, à ce sujet, par le prince de Metternich: les détails qu'elle renferme vous seront parvenus après la dépêche télégraphique; mais je puis vous dire que cette lettre de M. de Metternich est remarquable par la satisfaction qu'elle exprime de voir les tentatives de la Russie déjouées[73]. Il est évident que toutes les puissances qui sont appelées à recueillir le fruit de nos efforts doivent partager les sentiments du cabinet de Vienne. Nous en retirerons pour nous l'immense avantage d'avoir exercé le plus noble patronage dans la solution d'une question à la fois française et européenne, et d'avoir, par un nouveau lien, rattaché nos intérêts à ceux des autres gouvernements. C'est, je le répète, un beau succès, qui place le gouvernement du roi dans la position élevée qui lui convient...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 18 mars 1833.
Mon prince,
»Je sens comme vous tout ce qu'il y a de fâcheux, de sot et de puéril à mettre en ce moment l'affaire d'Alger sur le tapis. Mais nous avons affaire à des gens si déraisonnables qu'il n'est pas possible d'éviter toute discussion sur ce misérable sujet. Toutefois, il est un point que je désire voir bien éclairci entre le ministère anglais et nous: c'est le fait des engagements pris envers l'Angleterre au sujet d'Alger. J'ai fait dépouiller avec soin, avant de parler, toute la correspondance; elle dépose, à chaque page, non seulement de l'absence de tout engagement, mais de la résistance obstinée à tout engagement de cette nature, résistance qui s'est perpétuée jusqu'au moment même de la prise d'Alger, et qui avait presque amené une rupture entre la France et l'Angleterre. J'ai fait venir M. de Bois-le-Comte[74], qui était directeur des affaires politiques sous M. de Polignac: je l'ai interrogé à fond sur ce point; il proteste que jamais aucun engagement quelconque n'a été pris. Enfin je l'ai chargé de me faire un gros mémoire sur toute l'affaire d'Alger; je ferai extraire de ce mémoire tout ce qui concerne l'Angleterre, et je vous l'adresserai, afin que vous en puissiez faire tel usage que de raison. Je tiens donc essentiellement, d'une part, à bien constater que je n'ai point parlé légèrement sur ce sujet; d'une autre part, à bien m'entendre avec le gouvernement anglais sur la valeur et la nature de ces engagements prétendus, dont nous ne trouvons ici, ni dans les documents, ni dans la mémoire des personnes attachées au département, aucune trace quelconque. Soyez assez bon, mon prince, pour en dire un mot à lord Palmerston. Je serais très fâché, je le répète, qu'on pût m'accuser, avec la moindre apparence de raison, d'avoir rétracté des engagements pris même par M. de Polignac...»
LORD GREY AU PRINCE DE TALLEYRAND.
Traduction
«Downing-Street, le 21 mars 1833.
Mon prince,
»Je vous rends, ci-jointes, avec bien des remerciements, les pièces que vous m'avez fait l'honneur de me confier.
»J'y trouve tout le bon esprit et toute la droiture de M. le duc de Broglie, et j'en conçois l'espérance que nous pourrons nous entendre sur l'affaire d'Alger d'une manière conforme aux relations amicales des deux gouvernements et aux intérêts européens qui s'y attachent.
»Je vous prie...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 22 mars 1833.
Monsieur le duc,
»... J'ai communiqué à lord Grey ce qui est relatif à la question d'Alger; j'ai plus que jamais lieu de croire qu'on attache ici beaucoup d'importance à cette question. Je recevrai avec reconnaissance le mémoire que vous m'annoncez. Lord Palmerston a chargé l'avocat de la couronne d'en faire un sur le même sujet; comme il n'y a pas de pièces, je ne sais pas sur quoi il pourra le baser; des lettres de lord Stuart à son gouvernement, rapportant des communications verbales, me paraissent devoir fournir peu d'arguments à des gens de bonne foi.
»Je ne suis point surpris du mécontentement que produiront sur le gouvernement russe et sur ses agents les résultats obtenus à Constantinople par l'amiral Roussin; on comprend aisément, qu'après avoir pris la direction d'une affaire de cette importance, le cabinet russe soit blessé de la voir terminée par notre intervention. Ce n'est, du reste, qu'une question d'amour-propre pour lui, mais c'est pour cela même que je pense que nous devons montrer, avec plus de modération encore, la satisfaction d'un succès que chacun saura apprécier.»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 22 mars 1833.
Mon prince,
»... Je suis bien aise que vous soyez satisfait de la conduite de l'amiral Roussin. Ses instructions étaient de faire en sorte, par tous les moyens licites et raisonnables, d'empêcher que les Russes n'occupassent Constantinople, du consentement de la Porte, bien sûr que s'ils l'occupent contre le gré de la Porte, cela deviendra tout de suite une affaire européenne, et que nous aurons plus d'alliés qu'il ne nous en faut pour les faire déguerpir. Roussin a très bien agi. Je m'attends à une bourrasque de Saint-Pétersbourg, terrible; mais après tout, que peuvent-ils faire? Ils ne peuvent argumenter que contre le procédé, et alors je rétorquerai l'argument, et je me plaindrai de la dissimulation qu'ils ont mise dans toute cette affaire, du peu de sincérité de la communication de la mission de Mourawieff... Le pauvre Pozzo est dans des transes mortelles de se voir rappelé; le reste de la diplomatie est assez en émoi.
»Je suis bien joyeux de l'approbation que tout ceci a rencontré en Angleterre. L'extrême froideur avec laquelle le gouvernement anglais avait accueilli, depuis trois mois, nos diverses ouvertures relativement aux affaires d'Orient, me faisait craindre d'être abandonné dans cette conjoncture, et c'est pour cette raison que, dans le petit article inséré avant-hier dans nos journaux, je n'ai point fait mention de la légation anglaise. Je craignais que le gouvernement anglais ne nous accusât de vouloir le compromettre dans cette affaire; mais, du moment qu'il témoigne l'envie d'y figurer et d'en prendre sa part, à cela ne tienne, je vais faire rédiger demain un autre article où la légation anglaise aura presque le beau rôle. J'espérais, ce matin, avoir une interpellation à la Chambre des députés, où j'aurais placé dans ma réponse la légation anglaise en première ligne, mais nos adversaires ont trouvé le terrain trop bon pour nous, et ils ont voté les fonds que nous demandions pour des armements dans la Méditerranée, sans mot dire et à l'unanimité. Ne serait-il pas possible que les Anglais envoyassent quelques renforts à leur station navale: qu'ils en fissent mine seulement, cela serait du meilleur effet...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 28 mars 1833.
Monsieur le duc,
»Dans une des dernières dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, vous avez bien voulu me parler d'un entretien que sir Stratford Canning aurait eu avec M. de Rayneval et duquel il résulterait que l'Angleterre ne serait pas éloignée de traiter la question portugaise sur la base de la reconnaissance de dom Miguel.
»J'ai déjà été dans le cas de vous exposer les difficultés qui s'opposaient à ce que je pusse me procurer des renseignements sur les intentions précises du cabinet anglais à l'égard du Portugal et de l'Espagne. Je puis vous dire cependant que j'ai plus d'une fois entretenu lord Palmerston de l'état de la péninsule, et que le langage qu'il m'a tenu dans ces différentes occasions me persuade que l'Angleterre n'a aucun plan arrêté pour mettre fin à l'état de choses qui existe en Portugal. Je suis même porté à croire que depuis le départ de sir Stratford Canning, et depuis surtout que ce diplomate a échoué dans la négociation qu'il devait suivre à Madrid, le cabinet anglais s'est à peu près livré aux événements pour la solution de la question portugaise. Il attend les informations de sir Stratford Canning, et je crois qu'il ne lui a pas envoyé d'autres instructions que celle de se diriger d'après les circonstances.
»Je ne vous envoie pas la note remise le 3 février par sir Stratford Canning à M. de Zéa, ni la réponse que celui-ci a faite sous la date du 28 février; je les ai entre les mains, mais je suppose que M. de Rayneval n'aura pas manqué de vous transmettre des copies de ces deux pièces.
»Je vous renouvelle l'assurance que je ne négligerai rien pour me procurer tous les renseignements qu'il me sera possible d'obtenir sur la marche du gouvernement anglais dans les affaires de Portugal et d'Espagne, et que je m'empresserai de vous les communiquer...»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Tuileries, le 25 mars 1833.
»Je viens vous annoncer, mon cher prince, une visite que vous aurez bientôt à Londres: c'est celle de Chartres. Notre cher roi pense que ce voyage qu'il lui a témoigné le désir de faire ne pourra que produire un bon effet. Lord Granville, à qui le duc de Broglie en a parlé, est de cet avis. Chartres m'a demandé hier soir de vous en parler, et nous serions bien aises de savoir ce que vous en pensez. Je crois que pour notre jeune homme c'est une bonne et utile chose; il veut en faire une chose d'instruction et bien voir tous les beaux établissements, tous les perfectionnements, les chemins de fer, etc. Vous serez un bien bon guide pour lui dans ce voyage. Son projet est de partir d'ici le jour de Pâques, le 7 avril au soir, et d'être de retour ici pour le 1er mai, jour de la fête du roi, qui écrira peut-être au roi d'Angleterre pour lui parler du voyage de Chartres. Qu'en pensez-vous?...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 9 avril 1833.
Monsieur le duc,
»La santé de lord Palmerston ne lui a pas encore permis de me recevoir aujourd'hui, il n'a vu personne. J'ai passé inutilement aussi chez le ministre de la marine, sir James Graham[75], qui est aussi indisposé, mais je suis parvenu à voir lord Grey, auquel j'ai pu donner connaissance des faits contenus dans la dépêche que vous avez bien voulu m'écrire le 4 de ce mois, au sujet des affaires d'Orient.
»Lord Grey m'a dit que l'Angleterre ne restait point inactive dans cette grave circonstance et que des ordres avaient été expédiés pour que tous les bâtiments disponibles de la station du Tage et des différentes croisières anglaises dans la Méditerranée se rendissent immédiatement devant Alexandrie. Cette force maritime est chargée d'appuyer la négociation du colonel Campbell. Vous avez eu connaissance des instructions qu'il a reçues en se rendant à Alexandrie; vous pouvez, par conséquent, juger la ligne de conduite qu'il suivra.
»Dans le cas où le pacha d'Égypte se refuserait à consentir aux propositions approuvées par le colonel Campbell, l'escadre anglaise ne laissera sortir aucun bâtiment de guerre de Méhémet des ports de l'Égypte, et interceptera en même temps tout transport d'hommes ou de munitions qu'on essayerait d'envoyer à l'armée d'Ibrahim.
»On a, de plus, adressé au commandant des forces navales anglaises dans la Méditerranée l'ordre de se concerter avec l'amiral français, si la négociation du colonel Campbell échouait à Alexandrie.
»Telles sont les communications qu'en l'absence de lord Palmerston j'ai reçues de lord Grey.
»Il semblerait résulter des renseignements que vous avez eus de Vienne et que vous m'avez fait l'honneur de me transmettre, que M. de Metternich serait fort agité des événements qui se passent en Orient et qu'il éprouverait une inquiétude secrète des projets ultérieurs de la Russie. Les informations venues de Vienne à Londres, soit au cabinet, soit aux ministres étrangers, dont j'ai eu connaissance, ne sont pas dans le même sens. Les dépêches et les lettres particulières annoncent, au contraire, que M. de Metternich cherche à rassurer ceux qui se montrent effrayés de la présence des Russes dans le Bosphore, et qu'il a une confiance pleine et entière dans les assurances données par le cabinet de Pétersbourg et par l'empereur Nicolas.
»Il est dit aussi dans les renseignements que vous avez de Vienne que l'opinion publique s'y est fortement prononcée contre la Russie. Je m'étonne un peu d'entendre parler de l'opinion publique de Vienne; mes souvenirs, mes relations actuelles m'avaient laissé croire qu'à Vienne il n'y avait point d'opinion publique; il y a bien une opinion de société, mais cette société est une: elle n'est point divisée, et c'est M. de Metternich qui la dirige; ce serait, je crois, s'abuser beaucoup que de compter trouver là un auxiliaire dans l'opinion publique.
»Du reste, on croit généralement à Londres que les affaires présentes d'Orient s'arrangeront, parce que les quatre grandes puissances, y compris la Russie, qui y ont des intérêts plus ou moins directs, paraissent toutes tendre vers le même but, qui est le maintien de l'existence de l'empire ottoman...»
«Le 11 avril 1833.
»... La poste d'aujourd'hui nous a apporté le récit des événements qui se sont passés à Francfort, et qui semblent être assez graves[76]. Je vous prie de les juger sous le rapport que j'ai eu l'honneur de vous indiquer plusieurs fois dans mes dépêches, c'est-à-dire sous le rapport de l'influence qu'ils auront sur le cabinet autrichien. M. de Metternich ne montre une confiance entière dans les intentions de la Russie que parce qu'il est dominé par la crainte des troubles que l'esprit révolutionnaire pourrait essayer de produire en Allemagne et en Italie. Il est, en général, disposé à sacrifier la politique extérieure de l'Autriche à ce qu'il croit être le principe essentiel de sa politique intérieure, et, comme il trouve en ce moment dans le gouvernement russe un ennemi déclaré de l'esprit d'innovation, il est bien déterminé à se joindre à lui pour réprimer toutes les tentatives des agitateurs allemands ou italiens. Ce n'est pas qu'il néglige absolument les intérêts importants de la Hongrie et de l'Autriche dans les affaires d'Orient, mais ce n'est pour lui qu'une question secondaire.
»Je ne suis point surpris des insinuations qui vous ont été faites par MM. d'Appony et de Werther pour établir à Vienne une conférence sur les affaires d'Orient; c'est encore une inspiration de M. de Metternich qui, depuis l'existence de la conférence de Londres, n'a pas dissimulé son mécontentement de voir les affaires se traiter hors de son influence directe, et qui emploie tous ses efforts pour les ramener à lui; c'est, je crois, tout simplement une question d'amour-propre[77]...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 12 avril 1833.
Mon prince,
»Je me reproche de ne pas vous avoir entretenu plus au long du voyage de M. le duc d'Orléans. Lorsqu'il en a été question pour la première fois, les petites difficultés dont il peut être l'occasion ne m'avaient pas frappé, je l'avoue, autant qu'elles auraient dû me frapper. Cela m'avait paru une chose assez simple, et, pour tout dire, je n'y avais pas assez réfléchi lorsque j'ai fait l'étourderie d'en parler à lord Granville comme d'une chose éventuelle et possible avant que la résolution en fût arrêtée. Il m'a pris au mot, en a écrit sur-le-champ à son gouvernement, en m'assurant que rien ne serait plus agréable au roi d'Angleterre. Cependant, en y pensant davantage, il m'a paru, non point que la chose fût mauvaise à faire, mais qu'il était bon de s'y préparer et de prendre des mesures pour qu'elle réussît bien. C'est dans ce but que j'ai contribué de mon mieux à faire différer le voyage. M. le duc d'Orléans ne veut ni de l'attitude de prince royal, ni de celle de prince voyageant incognito. Reste à savoir comment on peut lui ménager une réception convenable dans cette position intermédiaire. Quant à moi, je ne sais si je me trompe, mais j'insiste beaucoup auprès du roi et auprès de lui pour qu'il ait en Angleterre l'attitude la plus aristocratique possible, et qu'il ne donne pas aux gens qui ne demanderaient pas mieux que de le traiter en parvenu un prétexte pour cela. Je l'ai prié d'y bien réfléchir, puis de me communiquer ses idées sur le nombre et l'espèce de personnes qui doivent l'accompagner, sur l'étiquette à laquelle il veut se résigner, sur tous les accessoires, en un mot, du voyage tel qu'il le conçoit. Lorsqu'il m'aura fait part de ses idées sur ce sujet, je vous en écrirai, et vous demanderai vos bons conseils pour m'aider à rectifier ce qu'il pourrait y avoir de défectueux. M. le duc d'Orléans a beaucoup acquis; je suis certain que sa tenue sera bonne, son désir d'aller en Angleterre tient plutôt à l'envie d'échapper à la vie oisive de Paris qu'à toute autre chose. Il est ici absolument étranger à toute politique, peut-être trop, car cela le rend plus dissipé qu'il ne le serait naturellement. Au demeurant, nous avons au moins un mois devant nous, et d'ici là, j'aurai le temps de recevoir vos directions sur ce qui pourra le mieux réussir.
»Nos affaires d'Orient se compliquent un peu, mais je crois cependant que nous en viendrons à bout.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 15 avril 1833.
Mon cher duc,
»Le retard apporté au voyage de M. le duc d'Orléans a l'avantage de lui faire éviter la petite épidémie qui règne ici: elle a saisi lord Palmerston et M. Dedel; le roi de Hollande, malade aussi, ne répond pas...
»J'espère que M. le duc d'Orléans ne quittera Paris qu'après le prochain dénouement de Blaye: il ne saurait être commode, pour un aussi proche parent et dans des circonstances aussi particulières, de se trouver dans un pareil moment sur une terre étrangère. On ne porte ici aucun intérêt politique à madame la duchesse de Berry, mais elle a inspiré une grande pitié. Pourquoi donc M. le duc d'Orléans, qui est maître de choisir son moment, ne remettrait-il pas son voyage après la délivrance de sa cousine?
»Ma dépêche d'aujourd'hui est bien pauvre, car la semaine qui vient de s'écouler a été fort terne, en apparence du moins. Si l'on en croyait les bruits qui circulent, elle se serait passée dans une guerre intestine qui menacerait le cabinet d'une prochaine modification. Sans croire à un résultat aussi sérieux, il faut cependant que le ministère éprouve, non seulement de fortes difficultés parlementaires, mais encore des difficultés de cabinet par les nuances d'opinion de ceux qui le composent. Je ne crois pas les choses assez avancées dans cette route pour en faire un sujet de dépêche; je vous avoue, d'ailleurs, tout naturellement, mon cher duc, que je n'ai pas grande opinion de l'importance que l'on attache chez nous au secret. J'ai eu plusieurs fois, depuis trois ans, raison de craindre que ce qui se passait au conseil à Paris devenait promptement le domaine des salons. L'orage qui gronde ici, dans mon opinion particulière, passera sans éclater, mais il ne faudrait pas qu'il revînt ici que j'ai appelé votre attention sur les difficultés intérieures de l'administration...»
«Le 18 avril 1833.
»J'ai vu hier lord Palmerston. En lui parlant des affaires du Levant, je me suis servi utilement des réflexions que contenait votre dépêche numéro 47, pour lui faire comprendre l'inconvénient d'un désaccord même apparent, entre la Grande-Bretagne et la France, dans les négociations suivies en ce moment à Alexandrie et à Constantinople. Il a apprécié l'importance de ces réflexions, et m'a répondu que les instructions du colonel Campbell lui prescrivant à peu près de conformer sa conduite à celle du consul général de France, il ne doutait point que notre action sur ce point ne fût simultanée; qu'à l'égard de Constantinople, il n'avait pu approuver entièrement la vivacité que l'amiral Roussin avait déployée dès le début de la mission qui lui était confiée[78]; que le chargé d'affaires d'Angleterre, qui était sans instructions, avait dû montrer une réserve qui convenait mieux à sa position secondaire et peut-être aussi aux circonstances dans lesquelles il se trouvait placé.
»Je suis bien aise que vous ayez chargé lord Granville de présenter à lord Palmerston les observations que vous a inspirées la conduite de l'Angleterre dans les affaires d'Orient. J'ai été déjà plus d'une fois dans le cas de vous faire remarquer que le cabinet anglais, dominé soit par la préoccupation des progrès de la puissance égyptienne, soit par l'indifférence qu'il apporte dans les questions de politique extérieure qu'il ne croit pas l'intéresser directement, a toujours accueilli froidement les propositions que je lui ai faites à diverses reprises. Je verrai donc avec plaisir lord Granville me prêter l'appui de son opinion près des membres du cabinet.
»Lord Palmerston m'a dit que le chargé d'affaires d'Autriche lui avait fait part du projet de M. de Metternich que vous avez bien voulu me communiquer, et qui consisterait à traiter à Vienne les différentes questions relatives aux affaires du Levant[79]. M. de Metternich ne voudrait pas que cette négociation prît la forme d'un congrès ou d'une conférence; il craindrait, sans doute, de paraître imiter en quelque chose ce qui s'est fait à Londres. Lord Palmerston n'est pas éloigné d'adopter l'idée de M. de Metternich dans ce qui se rapporte au concours des quatre puissances pour régler la pacification du Levant: car il pense, et je partage cette opinion, que la meilleure manière de neutraliser les mauvaises intentions de la Russie est de l'appeler à concourir à toutes les négociations et de la lier ainsi par des engagements qu'elle ne refuserait que difficilement de prendre. La Russie, agissant seule, doit appeler la plus grande surveillance: agissant avec les trois autres puissances, le danger de son action est très affaibli. Mais, d'autre part aussi, lord Palmerston voudrait que cette affaire se traitât plutôt à Constantinople qu'à Vienne. Les motifs apparents qu'il fait valoir sont la nécessité d'être sur les lieux mêmes dans une affaire de cette importance, et l'embarras des distances. Je crois bien cependant que la véritable raison qui lui fait préférer Constantinople à Vienne est l'idée que M. de Metternich, en attirant cette négociation à Vienne, ne parvînt bientôt à y appeler les affaires de l'Europe et à diminuer par là l'influence de l'alliance intime de la France et de l'Angleterre, qui l'offusque toujours. Dans mon opinion, Constantinople est préférable, parce qu'on éviterait là l'inconvénient des retards, qui est si grave dans l'état de faiblesse de l'empire ottoman. Je suppose que la confiance que le gouvernement du roi a placée dans l'amiral Roussin ne pourrait que s'accorder avec le choix de cette ville pour le centre de la négociation...»
«Le 25 avril 1833.
»J'ai lu avec un vif intérêt la lettre de M. Bresson du 14 avril, que vous m'avez fait l'honneur de me communiquer[80], et j'avoue que je fonde beaucoup d'espoir sur les résultats de la présence du comte Matusiewicz à Berlin pour la solution de notre négociation avec le roi des Pays-Bas. Il ne conviendrait pas, je crois, en ce moment, au succès de l'affaire hollando-belge de témoigner de la méfiance sur les démarches du cabinet russe, et il faut, au contraire, en tirer tous les avantages qu'elles peuvent nous offrir. Ma vieille expérience m'a appris qu'il est des circonstances où la confiance, même un peu hasardée, devient de l'habileté. Cette opinion prend plus de force et de valeur encore lorsqu'on trouve un gage de sécurité dans les intérêts bien fondés et bien distincts de ceux à qui on se confie.
»C'est également sur ce principe que j'établis la nécessité pour la France, la Grande-Bretagne et surtout pour l'Autriche, de réclamer le concours de la Russie dans les affaires d'Orient, parce que je suis persuadé qu'il entre dans les véritables intérêts de la Russie de rassurer l'Europe, pour le présent, sur les projets ambitieux qu'on lui suppose. Le langage conciliant et plein d'abnégation que M. de Lieven n'a pas cessé de tenir ici n'a pu que me confirmer dans cette opinion.
»Les dernières nouvelles de Constantinople parvenues à Londres y ont causé des alarmes peut-être exagérées et qui tiennent surtout, je pense, à ce qu'on n'était pas préparé à la marche si rapide des événements. Il y a eu évidemment imprévoyance de la part des gouvernements, et c'est à une prompte réparation de cette imprévoyance qu'il faut pourvoir aujourd'hui.
»Le ministère anglais, qui, jusqu'à présent, s'était assez légèrement occupé de cette grave question, commence enfin à l'apprécier à sa juste valeur. Lord Grey et lord Palmerston m'ont parlé tous deux, avec inquiétude, de l'état de l'Orient, avant même l'arrivée de lord Granville. Je ne doute pas que la présence de cet ambassadeur à Londres ne contribue à éveiller davantage l'attention du cabinet britannique sur ce point.
»J'ai beaucoup réfléchi sur ce qu'il y aurait de plus utile à faire pour le Levant, et s'il est très difficile de former des combinaisons sur des événements aussi compliqués et aussi incertains que ceux qui se passent en Asie, il est du moins possible de se tenir en mesure d'atténuer leurs conséquences fâcheuses, en prévenant pour un avenir rapproché de dangereuses collisions, ou bien de sanctionner les résultats de ces événements s'ils offrent vraiment quelque garantie aux gouvernements européens.
»Les dernières circonstances ayant rendu à chacun son indépendance, mes réflexions m'ont affermi dans l'idée que, pour finir aujourd'hui les affaires d'Orient d'une manière quelque peu rassurante pour l'Europe, le concours des quatre puissances est absolument nécessaire. Ce concours devrait être exprimé par une transaction quelconque qui contiendrait l'engagement formel de la part des puissances contractantes de ne recevoir aucune augmentation territoriale aux dépens de l'empire ottoman. Un tel engagement n'aurait rien d'inusité; il a même, récemment encore, été appliqué à la question grecque, lorsque les trois puissances signataires du traité du 6 juillet 1827 ont promis de ne faire porter le choix du souverain de la Grèce sur aucun des membres des familles régnantes en France, en Russie et en Angleterre.
»Nous n'éprouverions aucun embarras à l'égard d'Alger par un pareil engagement, le principe de notre expédition ayant reçu dans le temps l'approbation pleine et entière de la Russie et de l'Autriche. Il suffirait d'ailleurs, pour nous mettre parfaitement à couvert, de choisir une époque qui ne pourrait pas laisser de doute sur notre droit à une occupation permanente du territoire d'Alger.
»J'ai communiqué à lord Palmerston l'avis que je viens d'avoir l'honneur de vous exposer; il sera soumis ce soir à un conseil de cabinet, et j'espère être demain en état de vous faire connaître une résolution définitive...»
«Le 25 avril 1833.
Mon cher duc,
»Cette affaire d'Orient devient bien forte. Il est vraiment un peu étrange que l'amiral Roussin ne se soit pas assuré des dispositions d'Alexandrie avant de se porter fort à Constantinople[81]: c'est ce qui nous a tous trompés. Mais enfin il faut prendre les choses où elles sont parvenues. Ici, d'une longue léthargie on passe à une sorte d'épouvante; cette alarme n'a cependant produit aucun expédient: chacun alors est venu me parler et me demander mon avis. J'ai pu dire ce que je croyais être, dans mon opinion particulière, la seule bonne issue. Vous en trouverez les détails dans ma dépêche d'aujourd'hui. Demain je pourrai vous en dire davantage; mon projet verbal devant être soumis ce soir à un conseil de cabinet. Lord Palmerston l'a accepté ce matin avec empressement; mais, isolée, son opinion ne suffit pas pour un commencement d'exécution qui, cette fois-ci, je l'espère, ne se fera pas attendre, ceci étant surtout une question d'à-propos. A demain...»
«Le 26 avril 1833.
»La résolution dont j'ai eu l'honneur de vous entretenir dans ma dépêche d'hier a été adoptée par le cabinet anglais. Il va, je crois, proposer aux gouvernements d'Autriche, de France et de Russie, de conclure une convention qui, dans trois articles à peu près, renfermerait:
»1o L'engagement de ne consentir à aucun démembrement de l'empire ottoman, soit au profit d'une des quatre parties contractantes, soit à celui de toute autre puissance;
»2o L'assentiment donné par les quatre cours à tout arrangement conclu entre la Porte ottomane et le pacha d'Égypte, par suite duquel la suzeraineté et l'intégrité de l'empire ottoman seraient maintenues;
»3o L'engagement également pris par les quatre cours, dans le cas où le pacha d'Égypte n'aurait pas consenti à un arrangement tel que celui défini dans l'article précédent, de l'y contraindre par les moyens qu'elles concerteront entre elles.
»Je vous indique ici les trois points qui entreront dans le projet de convention, sans pouvoir spécifier la rédaction définitive qui sera adoptée et qui vous sera immédiatement communiquée. Ma dépêche d'hier vous rassurera, je l'espère, sur la seule question qui intéresse directement la France; j'ai insisté sur les dates: vous verrez si celles qui vous sont proposées vous conviennent.
»Je n'ai trouvé aucun inconvénient à ce que la proposition vînt de l'Angleterre, qui ne veut avoir, dans les affaires d'Orient, qu'un intérêt européen, et qui, n'y ayant pris jusqu'à présent aucune part active, se trouve placée vis-à-vis des autres puissances dans une position plus impartiale que nous.
»Si une telle proposition n'était point acceptée par les gouvernements d'Autriche et de Russie, nous pourrions voir dans ce refus une preuve que ces deux gouvernements ont des arrière-pensées, peut-être des projets arrêtés de partage: car, pour me servir d'une expression vulgaire, ils sont coutumiers du fait.
»J'attendrai avec impatience les réponses que vous voudrez bien me faire à mes dépêches d'hier et d'aujourd'hui...»
«Le 29 avril 1833.
»J'apprends avec grand plaisir que vous regardez comme terminée la discussion qui s'était élevée entre la cour de Pétersbourg et le gouvernement français au sujet des négociations de l'amiral Roussin à Constantinople. C'est une complication de moins dans un moment où elles ne manquent assurément pas.
»Quand cette dépêche vous parviendra, monsieur le duc, les journaux anglais, qui précèdent presque toujours nos courriers, vous auront déjà informé du grave embarras qu'a produit pour le cabinet le vote de vendredi soir, dans la Chambre des communes, par suite duquel le droit sur la drèche (malt tax) a été réduit de moitié. Cette réduction causera dans les recettes une diminution de près de deux millions cinq cent mille livres sterling; et si l'abolition de la taxe sur les fenêtres(window tax) était adoptée demain, comme il est possible qu'elle le soit, il se trouverait tout à coup un déficit dans les recettes de près de cinq millions de livres sterling.
»Le ministère a eu de fréquentes réunions depuis trois jours afin de pourvoir à cet embarras. Il éprouve les plus grande difficultés pour couvrir le déficit dont il est menacé... Cet incident est assez grave; aussi a-t-il excité, ici, un mouvement très vif dans les esprits; les fonds ont subi une altération considérable; les journaux ont redoublé de violence dans leur polémique. On ne pense pas cependant que ce triomphe des ennemis du ministère puisse amener sa retraite; mais il aura le fâcheux inconvénient d'éveiller la défiance de ses partisans et d'affaiblir par conséquent ses forces. On croit que ce soir le ministère présentera à la Chambre des communes la résolution que le vote de vendredi l'aura obligé de prendre; elle n'est point encore connue, et l'heure de la marée m'empêchera sans doute de vous la transmettre aujourd'hui. Je vous écrirai demain, à ce sujet, par l'estafette.
»Votre dépêche du 25, qui contenait la copie d'une lettre de M. Bresson, du 18, m'avait causé une grande satisfaction qui n'a malheureusement pas duré longtemps. Les dernières nouvelles de Berlin nous apprennent que M. Ancillon, au moment de signer la note convenue avec le comte Matusiewicz, a tout à coup changé de volonté, sous le prétexte que la note du cabinet de La Haye, du 16 avril, devait nous suffire par les propositions qu'elle renferme au sujet de l'armistice. J'avoue que je ne comprends pas une pareille manière de traiter les affaires; elle serait décourageante pour l'avenir, s'il ne fallait pas compter un peu aussi sur quelque nouveau caprice de M. Ancillon[82].
»Nous n'avons pas de nouvelles de La Haye depuis l'envoi de notre note du 22[83]: nous en attendons à chaque instant; les premières qui arriveront n'auront probablement pas un grand intérêt. Il est bien à craindre que les incertitudes de M. Ancillon, l'état de l'Orient, et surtout l'embarras présent du ministère anglais, ne nous créent de nouvelles difficultés à La Haye...»
«Le 29 avril 1833, au soir.
Mon cher duc,
»Ennemi des prédictions, je m'abstiens d'en faire sur le résultat de la journée, qui, cependant, est d'une grande importance pour les destinées politiques et financières du ministère et du pays. Je me bornerai à fixer votre attention sur le Times d'aujourd'hui. Lisez, je vous prie, le leading-article et celui du Money-market. Vous en sentirez sûrement toute la portée, et vous saurez alors où en est l'Angleterre.
»Les tories prêteront dans la séance d'aujourd'hui un appui sincère au ministère; mais si l'on n'obtenait pas que le vote de vendredi fût annulé, tout changerait rapidement de face ici, et l'on verrait bientôt, comme le disait madame de Lieven hier, avec une joie concentrée: l'Angleterre ne peser plus guère dans la balance européenne.
»Adieu, mille amitiés.»
«Londres, le 1er mai 1833.
Monsieur le duc,
»Comme j'ai eu l'honneur de vous l'annoncer hier, la séance de la Chambre des communes n'a fini qu'à quatre heures ce matin, et par un vote en faveur du ministère. C'est par une majorité de cent cinquante-quatre voix que la Chambre a décidé de revenir sur l'abolition de la taxe sur la drèche. On espère que cette circonstance qui avait d'abord causé d'assez graves inquiétudes, rendra plus facile la discussion du budget. Les fonds sont beaucoup montés aujourd'hui.»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 29 avril 1833.
Mon prince,
»Vous trouverez dans ma dépêche ci-jointe la détermination prise ce matin par le conseil du roi. Nous acceptons la proposition du cabinet d'Angleterre quant à son principe, sauf à discuter la rédaction quand elle nous parviendra. J'espère que l'affaire sera finie à Constantinople avant que nous ayons réponse des deux cours d'Autriche et de Russie; mais cela sera bon pour faire déguerpir les Russes. Je suis bien fâché que l'Angleterre n'ait pas pris son parti plus tôt; en vérité, ce n'est pas ma faute. Depuis mon entrée au ministère, je n'ai cessé de la solliciter d'envoyer un ambassadeur à Constantinople. J'ai communiqué presque jour par jour à lord Granville toutes les dépêches que j'écrivais ou que je recevais à ce sujet; je l'ai averti, prié, pressé; je ne lui ai rien laissé ignorer, toutes les fois qu'un incident quelconque, de quelque importance, s'est déclaré; je vous ai prié, mon prince, de renouveler vos ouvertures à ce sujet. Enfin, il vaut mieux tard que jamais; j'espère encore que nous nous en tirerons bien; mais tout serait fini, et à Alexandrie, et à Constantinople, si le cabinet anglais avait voulu.
»Je vous envoie une dépêche de M. Bresson, qui vous montrera que M. Matusiewicz a échoué à Berlin[84]. Je crois qu'il nous faut maintenant commencer à montrer les grosses dents: car, sans cela, on va nous croire à bout de nos forces et la Hollande se moquera de nous. N'y aurait-il pas moyen de resserrer le blocus et de peser plus efficacement sur le commerce hollandais? Voilà la belle saison qui s'écoule; si nous n'en profitons pas, que dira-t-on de nous? Adieu, mon prince...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 3 mai 1833.
Monsieur le duc,
»... J'entretiens souvent lord Palmerston des moyens qui peuvent le mieux convenir à la France et à l'Angleterre pour amener enfin un accommodement avec le roi Guillaume, et ceux que vous m'indiquez dans votre dépêche et dans votre lettre du 29 ont fait, plus d'une fois, le sujet de nos conversations; mais, je dois vous dire que nous entrevoyons, du moins pour le moment, des difficultés de plus d'un genre dans l'exécution du plan proposé. Le cabinet anglais est préoccupé des motions sur les affaires hollando-belges dont on le menace dans les deux chambres du parlement, et des réclamations assez vivement prononcées du commerce anglais contre la mesure de l'embargo. Il craindrait donc d'augmenter en ce moment, par de nouvelles rigueurs, le mécontentement qui a été manifesté dans les derniers temps sur cette question. Lord Grey et lord Palmerston espèrent encore que M. Ancillon reviendra vers nous, et que l'assistance de la Prusse nous sera plus avantageuse qu'un redoublement de moyens coercitifs; ils sont entretenus dans cette opinion par les lettres les plus récentes de Berlin, qui représentent M. Ancillon comme n'étant pas éloigné de rentrer dans le projet d'une déclaration des trois cours à La Haye. Enfin, nous pensons tous qu'il n'est pas possible de se déterminer à quelque chose de positif, avant de connaître la réponse du cabinet de La Haye à notre note du 22 avril...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND
«Paris, le 4 mai 1833.
«Mon prince,
»Vous trouverez, mon prince, dans ma dépêche officielle, le résumé de nos nouvelles de Constantinople. L'affaire ne tient plus qu'à un fil à Alexandrie. Ibrahim se retire; j'ai tout lieu d'espérer que les efforts réunis de tout le monde agiront sur le pacha et que nous emporterons le tout. Mais, il n'en devient que plus nécessaire d'agir, dès aujourd'hui, sur la Russie, qui fait ce qu'elle peut, me mande-t-on de Constantinople, pour empêcher le dénouement, afin de s'impatroniser tout à son aise dans le Levant, de bien s'établir et de ne s'en aller qu'après mille difficultés. Je suppose que les derniers événements parlementaires en Angleterre sont le seul obstacle à la proposition dont vous m'avez parlé, et sur laquelle je me suis empressé de vous répondre. Après la victoire, j'espère que nous allons reprendre l'affaire d'Orient, sur nouveaux frais, et je vous conjure de ne pas laisser le gouvernement anglais s'endormir encore une fois.
»Je ne sais ce que nous devons espérer ici des démarches des trois cours à La Haye; les nouvelles de M. d'Eyragues[85] ne sont pas rassurantes; il faut cependant en finir.—Les affaires vont bien ici; tout annonce que la nouvelle session sera facile et courte...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 6 mai 1833.
Monsieur le duc,
»Monseigneur le duc d'Orléans est arrivé avant-hier à dix heures du soir, après avoir fait une bonne traversée et un heureux voyage.
»J'ai reçu la dépêche et la lettre particulière que vous avez bien voulu m'écrire le 4 de ce mois; celle que j'ai eu l'honneur de vous adresser le 3 se trouve répondre aux observations que vous faites sur l'affaire hollande-belge. Je sens comme vous la nécessité de terminer cette affaire; mais il existe ici des exigences qui en rendent, pour le moment, la prompte solution assez difficile. Il me semble que l'argument qui se trouve employé dans le dernier paragraphe de votre dépêche ne paraîtra pas sans réplique; car, il faut bien remarquer que la première expédition de Belgique et la convention du 22 octobre ont été des actes qui, par cela même qu'ils fortifiaient le ministère français, ont contribué à affaiblir le ministère anglais; ce qui fait qu'il n'y a pas parité dans les deux situations. La mesure de l'embargo a déplu beaucoup en Angleterre, et la discussion à laquelle elle donnera lieu jeudi ou vendredi prochain, à la Chambre des communes, ne laissera pas que de produire une fâcheuse impression sur l'opinion publique. Comme je vous l'indiquais dans ma dernière dépêche, les nouvelles de Berlin affermissent encore le cabinet anglais dans la résolution d'attendre le résultat des démarches des trois cours à La Haye, et la réponse du gouvernement des Pays-Bas, à notre note du 23 avril; cette réponse, d'après les lettres de M. d'Eyragues, ne se ferait plus longtemps attendre...»
En écrivant cette dépêche, je voulais calmer un peu l'ardeur du gouvernement français qui, poussé par les Belges, était porté à augmenter les rigueurs contre la Hollande au moment même où j'étais persuadé que le roi des Pays-Bas allait céder, sinon sur tous les points, du moins sur ceux qui étaient le plus importants pour la Belgique, et, par conséquent, pour nous. Mon opinion ne tarda pas à se trouver fondée, comme on le verra bientôt.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 13 mai 1833.
Monsieur le duc,
»J'ai eu l'honneur de vous annoncer que sir Pultney Malcolm avait été appelé au commandement de la station anglaise dans la Méditerranée. Il doit partir immédiatement et est chargé d'instructions et de pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux de son prédécesseur. M. Aston[86] a dû vous en donner communication, ainsi que de ce qui a été écrit à ce sujet à lord Ponsonby, ambassadeur d'Angleterre à Constantinople. L'amiral et l'ambassadeur doivent s'entendre avec l'amiral Roussin, et on suppose ici que ce concert des deux puissances sera suffisant pour assurer à leur politique dans le Levant l'influence qu'elle doit y exercer dans les circonstances actuelles.
»Le cabinet anglais abandonne le projet de convention que lord Palmerston m'avait promis de proposer aux trois cours. Le prince de Lieven, auquel il a été communiqué, y a fait quelques objections dont la principale nous a un peu surpris. Il pense que l'empereur de Russie ne pourrait jamais consentir à entrer dans une convention qui constitue un véritable acte d'intervention dans les affaires intérieures de la Turquie. Sur l'observation de lord Palmerston qu'il lui paraissait que l'envoi de vaisseaux et de troupes russes à Constantinople était un acte d'intervention bien plus positif encore, M. de Lieven a répondu qu'il ne pouvait pas être de cet avis.—Le sultan, a-t-il dit, a sollicité des secours de l'empereur, qui les lui a envoyés avec la ferme résolution de les laisser à la disposition de la Porte ottomane, aussi longtemps qu'elle les jugerait nécessaires à sa sûreté; mais avec la même résolution de les retirer aussitôt que le sultan en témoignerait le désir. Il s'agit donc ici du secours d'un allié et non d'une intervention.
»Quelque peu plausible que soit cette réponse, lord Palmerston a bien voulu s'en contenter et ne pas poursuivre un projet qui lui paraissait devoir rencontrer de nombreuses difficultés.
»Vous aurez pu juger vous-même si les instructions remises à l'amiral Malcolm sont suffisantes pour amener une heureuse solution des affaires d'Orient.
»Vous aurez appris par les journaux anglais le résultat de la discussion qui a eu lieu vendredi, à la Chambre des communes, sur l'embargo hollandais et sur l'état de la Turquie. Ce résultat, quoique favorable au ministère, ne le rassure pas; et les plaintes assez générales du commerce lui font impérieusement sentir la nécessité de mettre fin aux affaires de Belgique; il serait bien difficile, cependant, de le décider à recourir à des moyens plus puissants que ceux qu'il a employés jusqu'à présent...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 13 mai 1833.
Mon prince,
»Il n'est bruit ici que de la magnificence de vos fêtes. Le roi est transporté de joie de l'accueil que l'on fait en Angleterre à M. le duc d'Orléans[87], et il vous attribue avec raison la plus grande partie de cette bonne volonté universelle. J'en suis, pour ma part, d'autant plus réjoui, que cela répond aux bruits que nos ambassadeurs ici s'efforcent souvent de répandre d'un refroidissement entre la France et l'Angleterre.
»Ce qui y répond encore mieux, ce sont les instructions de lord Ponsonby, que M. Aston m'a communiquées ce matin, et celles données par l'amirauté à sir Pultney Malcolm. Ces instructions sont, à très peu de chose près, conformes aux nôtres, et je vois que nous allons commencer à marcher du même pied en Orient. J'attends avec impatience à toute minute les nouvelles d'Alexandrie, que le télégraphe m'a annoncées; j'espère qu'elles nous apportent la conclusion de l'affaire de ce côté. Reste à faire déguerpir les Russes.
»Si vous pouvez terminer honorablement et utilement l'affaire de la convention provisoire avec la Hollande, vous rendrez grand service au roi des Belges, qui ne sait plus où donner de la tête. En tout cas, nous sommes prêts à aller aussi loin qu'on le voudra dans les mesures coercitives. Les Chambres sont disposées à patienter, si cela est nécessaire, et à nous approuver de tout ce que nous ferons d'énergique. Les choses vont au mieux à l'intérieur, et jamais la prospérité n'a repris avec un tel degré de rapidité. La tranquillité se rétablit partout. Si rien ne nous trouble de l'extérieur, il ne restera plus trace, dans un an, de l'agitation causée par la révolution de Juillet.
»Vous verrez dans le Moniteur de demain tout le détail des déclarations de Madame la duchesse de Berry; cela finit d'une manière un peu burlesque et moins honteuse qu'il n'était permis de l'espérer[88]...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 17 mai 1833.
Mon cher duc,
»Votre amitié veut m'attribuer un peu des succès de M. le duc d'Orléans à Londres; je conviendrai peut-être, de vous à moi, que je n'y suis pas parfaitement étranger; mais il est vrai de dire qu'on ne saurait être mieux, à tous les égards, que ne l'est notre jeune prince. La duchesse de Cumberland[89]!!! vient de charger madame de Dino d'engager M. le duc d'Orléans à diriger sa promenade de dimanche vers Kew, où elle veut lui offrir un déjeuner. Pour le coup, ce sont là les grosses cloches qui sonnent, et je crois que la liberté rendue à la prisonnière de Blaye n'est pas étrangère à une attention aussi marquée, et que je n'allais pas jusqu'à espérer.
»En vous envoyant hier la note de M. Dedel[90], j'ai omis de vous dire qu'il valait mieux n'en pas laisser prendre de copie à M. Lehon. Il y aurait à craindre qu'il ne la fît publier trop tôt à Bruxelles, et c'est ce qui m'a décidé à en donner seulement lecture à M. Van de Weyer. D'ailleurs, si comme cette note nous le fait espérer, nous arrivons bientôt à une convention préliminaire, nous devons nous tenir en garde contre les prétentions belges qui, plus d'une fois encore, nous gêneront.
»Je suis charmé que les instructions données à lord Ponsonby et à l'amiral Malcolm, vous satisfassent. Les circonstances données, je crois, en vérité, que c'est quelque chose d'obtenir ce que l'on vient de faire.
»Espérons qu'il sortira enfin une convention préliminaire et tranquillisante de la dernière note de M. Dedel à laquelle il me semble qu'il y a peu d'objections à faire. Vous remarquerez sûrement que le titre de grand-duc de Luxembourg est omis. Est-ce avec intention? Nous aurons demain ou après-demain une conférence avec M. Dedel. Je vous écrirai dès qu'il y aura quelque chose de décidé...»
«Le 20 mai 1833.
»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser sous le numéro 59, ainsi que les ratifications du traité supplémentaire qui règle l'ordre de succession au trône de Grèce[91].
»Nous avons eu, avant-hier et aujourd'hui, des conférences de plusieurs heures entre lord Palmerston, M. Dedel et moi, et, si j'osais croire à la réalisation d'une espérance si souvent trompée, je vous dirais que demain, peut-être, nous signerons la convention préliminaire. M. Dedel, que je quitte à l'instant, hésite encore pour un article explicatif que nous lui avons proposé, et s'il ne se décide pas d'ici à demain, il en référera à La Haye; ce sera alors un nouveau retard de huit jours. Dans le cas où un examen attentif de ses instructions, lui persuaderait qu'il est autorisé à consentir à ce que nous lui proposons, la convention serait signée demain.
»Je n'ai pas besoin de vous assurer que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour hâter la solution d'une affaire dont personne plus que moi n'apprécie l'importance. J'aurai l'honneur de vous écrire à l'issue de la conférence que nous devons avoir demain...»
«Le 21 mai 1833.
»Cette fois, mes espérances n'ont point été déçues, et j'ai l'honneur de vous transmettre la convention préliminaire que je vous annonçais hier et que nous venons de signer avec M. Dedel[92]. Elle renferme toutes les stipulations qui me paraissaient essentielles à obtenir: car il résulte évidemment de cette convention que la Belgique se trouve dans la position la plus favorable, et que celle du roi des Pays-Bas est tellement défavorable qu'il doit être promptement amené à demander lui-même un traité définitif. L'ouverture de l'Escaut et le non-payement des intérêts de la dette par la Belgique, lui en imposeront bientôt l'obligation. Je crois donc avoir rempli complètement les intentions du gouvernement du roi en concluant un arrangement qui contient tout ce qu'il était possible de demander en ce moment au gouvernement néerlandais.
»Vous remarquerez que nous avons fait ajouter à la suite un article séparé, qui est explicatif de l'article III, sur le sens duquel nous ne voulions laisser aucune incertitude. Nous avions d'abord demandé qu'il fût inséré dans le traité; mais, M. Dedel, que nous avons décidé avec la plus grande difficulté à adopter cet article, s'est opposé à ce qu'il fût compris dans la convention elle-même, par un motif qui nous a paru assez fondé: c'est qu'une explication qui suivrait immédiatement l'article III aurait l'air de jeter du doute sur la bonne foi de la rédaction proposée par le roi des Pays-Bas, et que nous devions au moins cette légère satisfaction à son gouvernement et à lui-même, qui craindrait de s'exposer aux reproches de son souverain en consentant à son insertion, telle que nous la désirions. Nous avons cédé avec d'autant plus de facilité sur ce point, que la question en elle-même est très peu importante, puisque l'article explicatif doit être ratifié en même temps que la convention et avoir la même valeur qu'elle.
»Vous jugerez convenable de ne rien publier de la convention avant le terme de dix jours fixé pour l'échange des ratifications.
»Le gouvernement du roi sentira sans doute, après que cette convention aura été ratifiée, que le moment est venu de provoquer un désarmement en Belgique. Il serait peut-être utile, dès à présent, d'insinuer cette mesure à Bruxelles; c'est celle qui, plus que toute autre, hâtera l'arrangement définitif: car, la Belgique désarmant, l'armée hollandaise se débandera ou sera bientôt licenciée, et le gouvernement néerlandais se trouvera par cela même forcé de mettre fin à un état de choses qui compromet si gravement son existence.
»M. le duc d'Orléans est parti ce matin pour Liverpool et Manchester: Son Altesse Royale sera de retour à Londres le 28...»
LE BARON PASQUIER AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 18 mai 1833.
»J'ai reçu votre lettre du 14, mon prince, et vous remercie des bons renseignements qu'elle contient. Les succès du voyage auquel vous présidez si bien auront ici un fort bon retentissement; non qu'il faille espérer que notre faubourg Saint-Germain soit disposé à entendre sitôt raison, mais parce que ses mauvaises volontés en seront au moins un peu gênées et parce qu'il trouvera moins d'oreilles ouvertes à ses insipides moqueries.
»L'événement de Blaye nous est arrivé plus tôt que nous ne le comptions; mais je dis comme vous qu'à tout prendre, le résultat a été satisfaisant. Il ne paraît pas qu'il ait causé chez vous aucun embarras dans la situation du prince, et c'était là un des points essentiels.
»Je vous remercie de l'appui que vous avez su donner à mon vœu d'amnistie; ce vœu, je l'avoue, est devenu une idée fixe, et je ne comprends pas que tout le monde ne comprenne pas que c'est une issue indispensable; la seule même par laquelle on puisse sortir utilement et honorablement d'une grande crise politique. Si on manque l'occasion du départ de la duchesse de Berry, je ne puis imaginer quand il s'en pourra représenter une aussi favorable.
»Je ne vous parle pas de nos affaires intérieures; leur amélioration saute aux yeux, et quant à celles du dehors, vous en savez sur ce point cent fois plus long que moi.
»Je n'ai certes pas donné ni les mains, ni mon approbation à la mesure prise au sujet du décès de notre pauvre Dalberg[93]. Je suis, au contraire de ceux qui réclament fortement contre et qui voudraient même amener une décision positive avec laquelle on serait, pour l'avenir, à l'abri de semblables avanies, dont le moindre inconvénient est, et sera toujours, la complète inutilité[94]. On parle tant des conséquences de la révolution de Juillet; il me semble que celle-ci ne se peut refuser.
»Veuillez recevoir, mon prince, avec votre bienveillance accoutumée, les assurances de mon plus sincère attachement.»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 24 mai 1833.
Mon prince,
»Recevez mes sincères félicitations; vous avez opéré comme toujours, c'est-à-dire le mieux du monde. Si le roi des Belges a la moindre sagesse maintenant, il s'établira tranquillement dans la convention provisoire; renverra la moitié de son armée et déclarera bien haut qu'il est tout prêt à signer un traité définitif; mais qu'il souhaite que ce soit le plus tard possible, attendu que le provisoire est tout à son avantage. S'il agit ainsi, et s'il parle ainsi, nous aurons le traité définitif avant peu.
»Pendant que vous faisiez ainsi merveille, nous courions ici un risque véritable: la discussion de l'emprunt grec a été des plus pénibles, et nous ne l'avons emporté qu'en en faisant, bon jeu bon argent, une question de cabinet[95]. Du reste, la session marche à son terme, et dans six semaines tout sera fini...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 27 mai 1833.
Mon cher duc,
»... On a suivi ici avec beaucoup d'intérêt la discussion de la garantie de l'emprunt grec à la Chambre des députés, et je dois vous dire, monsieur le duc, que l'opinion a été unanime sur les différents discours que vous avez prononcés à cette occasion. On a généralement admiré l'exposé si vrai, et en même temps si brillant, que vous avez fait de toutes les négociations sur la Grèce. Il s'agissait du reste, dans cette affaire, d'une question constitutionnelle d'une haute importance, et vous avez très bien défini les droits que donne, et les limites qu'impose aux Chambres, leur intervention dans les transactions diplomatiques conclues par le gouvernement.
»J'ai l'honneur de vous adresser une dépêche qui est arrivée ce matin de La Haye et qui vous apprendra le bon effet qu'y a produit la convention signée le 21. On doit, ce me semble, trouver dans cette circonstance une nouvelle preuve de l'inconvénient qu'il y aurait eu à se laisser trop préoccuper par quelques récits exagérés. Si on s'en était rapporté aux informations qui, depuis plusieurs mois, étaient transmises de différents côtés, nous aurions dû croire que la résistance de la Hollande était insurmontable et qu'elle était soutenue par les trois cours du Nord. Nous voyons aujourd'hui que ces informations étaient plutôt le résultat d'impressions personnelles et peut-être d'inexpérience dans les affaires, que d'une connaissance approfondie de l'état de choses et des lieux.
»On pense que les ratifications de La Haye arriveront le 29. M. Dedel, que je viens de voir et qui a reçu aussi les nouvelles les plus satisfaisantes de La Haye, les attend pour ce jour-là.
»M. le duc d'Orléans est revenu aujourd'hui à quatre heures de Liverpool. Son Altesse Royale se propose d'assister demain au drawing-room de la reine, et de partir ensuite pour Deal afin d'inspecter l'escadre française stationnée aux Dunes...»
LE ROI LOUIS-PHILIPPE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Neuilly, le 25 mai 1833.
Mon cher prince,
»Je ne veux pas différer davantage à vous exprimer combien je suis sensible à l'accueil qui vient d'être fait à mon fils en Angleterre, et combien j'apprécie toute la part que vous avez eue à préparer et à obtenir ce succès, auquel son importance réelle et mes vieux sentiments pour cet admirable pays me font attacher le plus grand prix. Ce succès confirmera mon fils dans ces sentiments, et cela seul serait un grand bien pour nos deux nations. Il le sent vivement, et me demande de vous bien témoigner, et particulièrement à madame de Dino, combien il est sensible à tout ce que vous avez fait pour lui dans cette circonstance. J'espère qu'elle me permettra aussi de m'associer à ce remerciement, en attendant que je puisse le lui réitérer moi-même.
»Je vous prie, mon cher prince, de rechercher et de saisir une occasion de témoigner, de ma part et de celle de la reine, au roi et à la reine d'Angleterre, combien nous sommes sensibles à l'accueil qu'ils ont fait à notre fils, et à toutes les attentions dont il a été l'objet de leur part. Vous serez de même mon fidèle interprète auprès des princes et princesses de la famille royale, aussi bien que de toutes les autres grandeurs anglaises et étrangères, et vous leur direz surtout combien j'ai joui et combien je suis touché de la manière dont mon fils a été reçu en Angleterre.
»And the last not least: j'ai encore à vous faire mon compliment de la signature de la convention du 21 mai, avec M. Dedel. Je la regarde comme assurant la conclusion pacifique de la grande tâche que je m'applaudis tant de vous avoir confiée, et que vous avez conduite avec tant d'habileté et de succès. J'espère et je crois qu'on en sera satisfait à Bruxelles, et qu'elle y produira l'effet que je regarde comme le point décisif de la question, c'est-à-dire que la dépense sera réduite dans les limites du revenu. Une fois cet équilibre établi, nous attendrons avec beaucoup de patience et de résignation le moment où le roi des Pays-Bas jugera à propos de signer le traité définitif.»
»Vous connaissez depuis longtemps, mon cher prince, toute mon amitié pour vous.
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 26 mai 1833.
Mon prince,
»Vous trouverez dans la dépêche officielle que je vous adresse par estafette nos dernières nouvelles de Constantinople: elles vont jusqu'au 8 mai.
»Le fait important, c'est la décision prise par le grand seigneur de céder Adana à Ibrahim, et la partie importante de ce fait, c'est que ce soit lord Ponsonby qui l'ait conseillé; cela engage le gouvernement anglais plus que je n'aurais osé l'espérer. Maintenant tout est fini de droit, et il n'y a plus de prétexte pour les Russes à rester. Mais, de fait, il pourrait bien en être autrement.
»L'amiral Roussin m'écrit une lettre où il semble fort inquiet des efforts du comte Orloff pour rompre tout cet arrangement et établir d'une manière durable, sinon définitive, les Russes à Constantinople; il paraît même craindre que des dispositions ne se fassent, en secret, pour appeler de nouvelles forces russes dans le Bosphore. Je ne sais pas exactement quelle importance nous devons attacher à ses appréhensions[96]. Ce théâtre de Constantinople est si mobile que les choses y changent du blanc au noir dans une demi-journée. Toutefois, sa lettre est conçue dans des termes tellement alarmants, qu'elle nous a donné beaucoup à penser. J'ai cru devoir, par extraordinaire, la soumettre au conseil, et le conseil a été unanimement d'avis que je vous écrivisse à ce sujet, en vous priant de sonder le cabinet anglais sur ses intentions dans le cas où la Russie jetterait à peu près le masque, ferait rompre par la Porte tous les engagements pris sous notre garantie commune et travaillerait à peu près ouvertement à s'établir dans le Bosphore, sous l'apparence de protéger le sultan.
»Le conseil a été d'avis de faire équiper à Toulon deux vaisseaux de plus et de les expédier à l'amiral Hugon[97]; ces deux vaisseaux seront prêts dans vingt jours, c'est-à-dire le 15 de juin ou environ. Comme nous ne voudrions pas que cet accroissement de forces, qui rendra l'escadre française supérieure à l'escadre anglaise, excitât de la jalousie à Londres, nous désirons que vous en fassiez part à lord Palmerston, en lui demandant de renforcer également l'escadre anglaise.
»Mais le point le plus important sur lequel nous désirerions nous entendre avec le cabinet britannique, c'est la modification à faire subir aux instructions des amiraux.
»En ce moment, les instructions de l'amiral Malcolm sont parfaitement en harmonie avec celles de l'amiral Hugon. Ils doivent se réunir dans les environs de Smyrne, tout étant fini du côté de l'Égypte: ils ont, l'un et l'autre, ordre d'attendre des instructions nouvelles, avant de tenter de passer les Dardanelles; mais les distances sont si grandes, qu'il nous paraît qu'on risquerait beaucoup à persister dans de semblables dispositions. Il vaudrait mieux, à notre avis, indiquer d'avance, et dès aujourd'hui, dans quelles circonstances les deux ambassadeurs à Constantinople seraient autorisés à ordonner aux amiraux de mettre ce point à couvert de la prise de possession par les Russes. Il nous paraît que cette autorisation devrait leur être donnée dans deux cas:
»1o Si les forces russes leur donnent lieu de craindre, par leurs mouvements, qu'elles ne veuillent s'emparer elles-mêmes des Dardanelles;
»2o Si, après la paix faite et conclue comme elle l'est en ce moment, de nouveaux renforts sont appelés d'Odessa ou de Bucarest, car ces renforts ne peuvent avoir d'autre but que de s'assurer une position inexpugnable.
»Bien entendu qu'après avoir franchi les Dardanelles, les deux escadres s'arrêteraient, ne s'approcheraient point de Constantinople, éviteraient toute agression et se contenteraient de repousser la force par la force, en cas de besoin.
»Le conseil a également décidé que notre chargé d'affaires a Saint-Pétersbourg serait chargé de déclarer, en termes mesurés mais décisifs, que le cabinet de France s'attend, à présent que la paix est faite, que les Russes ne se prévaudront d'aucun vain prétexte pour séjourner à Constantinople, et qu'ils imiteront l'exemple que nous avons donné cette année même en Belgique. C'est également l'attitude que je prends vis-à-vis M. Pozzo.
»Veuillez, mon prince, communiquer ce que vous jugerez convenable dans tout ceci au cabinet de Londres, et nous tenir au courant de ses dispositions.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 29 mai 1833.
Monsieur le duc,
»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous le numéro 63, et qui était relative aux affaires d'Orient.
»Je viens d'avoir à ce sujet une longue conversation avec lord Palmerston, qui a les mêmes nouvelles que vous, à peu près, de Constantinople. Il pense que la cession d'Adana, une fois consentie par la Porte, peut être regardée comme définitivement conclue, et qu'il n'y a plus aucun prétexte pour la prolongation du séjour des Russes dans le Bosphore. Il a déjà écrit dans ce sens au ministre d'Angleterre à Pétersbourg, et il va renouveler les ordres qu'il lui avait donnés et les rendre encore plus positifs.
»Lord Palmerston se refuse à croire que le sultan, à l'instigation des Russes, revienne sur la cession d'Adana, après les représentations qui lui auront été faites à cet égard par les ambassadeurs de France et de la Grande-Bretagne; mais il approuve cependant la mesure adoptée par le gouvernement du roi d'envoyer deux vaisseaux de plus dans l'Archipel, et il a ajouté que la même mesure serait prise par le gouvernement anglais. Deux des bâtiments qui, par suite de la convention du 21 mai, ne seront plus employés sur les côtes de Hollande, vont être expédiés immédiatement pour rejoindre l'escadre de l'amiral Malcolm.
»Quant à l'envoi de pouvoirs aussi étendus que ceux que le gouvernement du roi proposait d'adresser aux ambassadeurs de France et d'Angleterre à Constantinople, lord Palmerston ne voudrait dans aucun cas, y consentir, et à cet égard, je partage son opinion.
»En effet, ne semblerait-il pas exorbitant d'accorder à un ambassadeur la faculté de prendre, sans avoir préalablement consulté son gouvernement, une résolution qui peut amener la guerre? L'inconvénient des distances, quelque grand qu'il soit, dans les circonstances actuelles, ne pourrait jamais justifier l'adoption d'un tel parti. Je vous avoue que, pour mon compte, je ne voudrais pas plus donner que recevoir de pareils pouvoirs.
»Il me paraît que rien ne pourra faire changer sur ce point l'opinion de lord Palmerston, qui est aussi celle de tous les ministres ses collègues qu'il a consultés au conseil de cabinet, tenu ce matin...»
«Le 31 mai 1833.
»Dans la dépèche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 26 de ce mois, vous me demandez de vous faire connaître ma manière de voir sur la proposition de M. de Metternich à M. le comte de Sainte-Aulaire, au sujet des affaires d'Orient[98]. J'éprouve, je l'avoue, un certain embarras à répondre, en cette circonstance, à la confiance que vous voulez bien me témoigner. La question d'Orient a été, depuis six mois, appréciée dans des vues si diverses et souvent si opposées; elle a été le motif de projets si incertains et si mobiles, tour à tour acceptés et refusés; elle a mis en mouvement tant d'intérêts différents, qu'il deviendra impossible, à mon avis, d'arrêter un plan de conduite vraiment utile pour la résoudre, tant que les puissances qui sont appelées à cette œuvre n'auront pas adopté un principe unique, celui de la conservation de l'empire ottoman, assurée, du moins pour quelque temps, par la paix qui vient d'être signée.
»On ne peut pas s'étonner de la confusion qui a régné sur ce point, dans les différents cabinets de l'Europe, un seul excepté, quand on examine les sentiments divers qui les dirigeaient. Tous, à l'exception du cabinet russe, envisageaient l'état de l'empire ottoman, d'après des considérations relatives. Ainsi, on a vu l'Autriche dominée par ses inquiétudes sur l'Allemagne et l'Italie; la France, favorisant, peut-être sans s'en rendre compte, les intérêts du pacha d'Égypte, et les abandonnant ensuite; l'Angleterre, témoignant une froideur qui a été même jusqu'à l'indifférence. La Russie, seule, comme je le disais, a marché vers un but positif. Aussi, par son action, habilement conduite il faut en convenir, est-elle arrivée à un résultat qui, s'il est avantageux pour elle, n'en est que plus dangereux pour l'Europe.
»J'éprouve le besoin de rappeler ici, monsieur le duc, les différentes démarches que j'ai été dans le cas de faire près du cabinet britannique sur les affaires du Levant, afin de montrer que, pour ma part, je n'ai jamais négligé ce qui pouvait concourir à une heureuse solution de ces affaires.
»Vers la fin du mois de janvier dernier, je communiquai à lord Palmerston, comme le constate la dépêche que j'eus l'honneur de vous écrire, sous le numéro 57[99], un plan d'action en commun entre l'Angleterre, la France et l'Autriche. Ce plan, qui, je crois, offrait de grands avantages et qui avait été d'abord favorablement accueilli par les ministres anglais, ne fut pas adopté par M. de Metternich, qui répondit qu'il avait la plus complète confiance dans la loyauté et dans les assurances de l'empereur Nicolas. Les choses restèrent ainsi, livrées à elles-mêmes, ou plutôt à l'influence russe, qui ne s'était pas endormie.
»A la fin de février, l'amiral Roussin conclut avec la Porte, une convention imprudente, qui établit d'abord une funeste sécurité parmi les puissances. Je dis imprudente, puisque cet ambassadeur, avant de la conclure, ne s'était pas assuré des intentions du pacha d'Égypte, qu'il ne put pas décider à se rendre à ses vues.
»Les Russes débarquèrent aux Dardanelles, et, d'accord avec la Porte, en occupèrent différents points. Ce fut alors que je proposai aux ministres anglais un nouveau plan qui consistait encore dans une action commune des puissances; mais, pour cette fois, je croyais qu'il fallait réclamer le concours de la Russie, qui, s'il présentait, à la fin de janvier, les inconvénients que j'indiquais à cette époque, était devenu une nécessité depuis qu'ils occupaient Constantinople. Vous avez su, monsieur le duc, que ce plan n'avait pas eu beaucoup plus de succès que le premier près du cabinet britannique, et qu'on s'était borné à l'envoi de nouvelles instructions qui devaient avoir peu d'influence sur la question principale, celle du maintien de l'empire ottoman, libre de tout protecteur, comme de tout ennemi.
»M. de Metternich a plusieurs fois, j'en conviens, proposé de s'entendre pour arriver à cet important résultat; mais on doit reconnaître que ses projets n'étaient pas plus utiles que celui qu'il vient de développer récemment à M. le comte de Sainte-Aulaire.
»La paix est enfin signée, et, quoi qu'il en soit des projets faits jusqu'ici, je crois qu'il faut aujourd'hui les considérer comme annulés par le fait même de la paix conclue entre le sultan et le pacha d'Égypte, et nous tenir à ce fait comme à celui qui domine désormais toute la question d'Orient. Il faut déclarer hautement que nous regardons cette paix comme mettant fin à tout, et ne pas élever le moindre doute sur la retraite immédiate des Russes.
»Mon opinion serait donc de répondre aux ouvertures de M. de Metternich qu'une réunion quelconque des puissances, pour s'entendre sur cette affaire, est devenue inutile, puisqu'il n'y a plus rien à arranger, et que la cession du district d'Adana n'est que la conséquence d'une transaction entre le sultan et le pacha, c'est-à-dire entre le souverain et son vassal, dans laquelle les puissances n'ont aucun droit d'intervenir.
»Je suis porté à croire ce parti le meilleur, parce que celui qui est proposé par M. de Metternich rejetterait dans l'incertitude, encouragerait les tergiversations du sultan, et servirait de prétexte aux Russes pour ne pas se retirer de Constantinople. Il ferait certainement perdre au sultan le peu de force morale qui lui reste, et, dans l'état actuel de faiblesse de l'empire ottoman, le livrerait à des dangers de toute espèce, en provoquant la révolte des pachas qui soulèveraient aisément les peuples contre une intervention européenne.
»La marche que je propose de suivre est d'ailleurs parfaitement d'accord avec le langage que vous avez tenu à M. le comte Pozzo et à M. d'Appony et à celui que vous avez prescrit au chargé d'affaires de France à Pétersbourg; elle s'accorde également avec la manière de voir de lord Palmerston qui, je pense, avec raison, ne veut pas plus de conférences à Vienne qu'à Constantinople, où j'avais, il y a quelque temps, et dans d'autres circonstances, proposé de les établir, et nous croyons l'un et l'autre qu'en présence d'une volonté exprimée par toutes les puissances, la cour de Russie n'hésitera pas à rappeler ses troupes de Constantinople.»
«Le 2 juin 1833.
»Le prince de Lieven a reçu hier des lettres de Pétersbourg, qui, en l'informant de la signature de la paix entre le sultan et le pacha, lui annoncent l'intention formelle de l'empereur Nicolas de rappeler ses troupes aussitôt que la demande lui en sera faite par le sultan. Cela s'accorde avec ce que nous pressentions ici, et j'avoue que je suis porté à croire dans cette circonstance aux assurances de la Russie...
»Nous avons remis aujourd'hui, lord Palmerston et moi, à M. Van de Weyer la note dont j'ai l'honneur de vous transmettre une copie[100]. Son objet est, comme vous le remarquerez, d'obtenir du gouvernement belge l'exécution immédiate des articles de la convention du 21 mai, qui concernent la Belgique...»
«Le 4 juin 1833.
»J'ai l'honneur de vous transmettre une copie de la note par laquelle lord Palmerston et moi avons communiqué la convention du 21 mai aux plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie à Londres, et de la réponse qui m'a été adressée par M. le prince de Lieven et qui est identique avec celle des deux autres plénipotentiaires.
»En lisant cette réponse, vous remarquerez que les plénipotentiaires ne prennent aucun engagement, et cela s'explique tout naturellement, puisqu'ils ont été informés par le secrétaire de l'ambassade hollandaise, arrivé hier à Londres, que le gouvernement néerlandais s'était adressé aux trois cabinets de Vienne, de Berlin et de Pétersbourg, pour s'entendre avec eux sur la reprise de la négociation avec les cinq puissances[101]. Les plénipotentiaires doivent, conséquemment, connaître le résultat de cette démarche et les instructions qu'elle provoquera de la part de leurs cours respectives, avant de manifester une opinion qui, d'ailleurs n'aurait été que personnelle de leur part dans cette circonstance. Cependant, comme en dernier lieu, la Prusse a parlé à La Haye, au nom des trois puissances, il serait possible que la réponse de Berlin fût suffisante pour décider les trois plénipotentiaires à rentrer dans la conférence.
»On doit supposer que le roi des Pays-Bas, en s'adressant aux trois cours du Nord leur aura fait part des prétentions qu'il élèvera lors de la négociation définitive; mais, quoi qu'il en soit, nous sommes en droit de nous attendre que la première communication qui sera faite à la conférence par le plénipotentiaire néerlandais renfermera les chiffres du cabinet de La Haye sur les points financiers qui restent à régler. S'il en était autrement, et que le roi des Pays-Bas inventât de nouvelles difficultés qui tendraient à prolonger la négociation, on pourrait peut-être proposer un ajournement qui déplairait certainement en Hollande, et qui n'aurait aucun inconvénient pour nous, puisque, aujourd'hui, la Belgique, placée dans une situation beaucoup plus avantageuse que ne pourra la rendre le traité définitif, est, par conséquent, en mesure d'attendre patiemment que le gouvernement néerlandais revienne à des idées plus raisonnables...
»Vous trouverez dans les journaux anglais d'aujourd'hui le récit détaillé de la séance de la Chambre des pairs d'hier soir. Le duc de Wellington a fait la motion d'une adresse au roi, pour demander le maintien de la stricte neutralité du gouvernement anglais dans la lutte qui existe entre les deux princes de la maison de Bragance. Cette motion, qui a été combattue par les ministres, a fini par être adoptée à quatre-vingt-huit voix contre soixante-huit. On pense que c'est une défaite, mais qu'elle sera sans importance pour le ministère...
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Neuilly, le 2 juin 1833.
Mon cher prince,
»Quelle bonne et excellente nouvelle, que celle de la ratification du roi de Hollande à la convention du 21 mai! Maintenant, je n'ai plus de doute sur la prompte et heureuse terminaison définitive de cette si longue et si difficile affaire de Belgique. Votre manière de voir, sur la conduite à tenir par le roi Léopold, me paraît bien juste et bien vraie; aussi ai-je écrit dans ce sens à Bruxelles; mais il me paraît qu'on y est bien disposé, et qu'on va s'occuper tout de suite du désarmement...
»Les nouvelles de Blaye sont excellentes; madame la duchesse de Berry commence à se promener dans le jardin, et j'espère que dans peu de temps elle sera en voyage. Elle a fait proposer à madame Laurence de Bauffremont[102] de venir la rejoindre pour l'accompagner dans son voyage à Palerme. Celle-ci a accepté et a été hier demander un passeport à M. d'Argout, et la permission de s'y rendre, qui lui a été accordée. Je viens de voir son frère Raoul[103], qui m'a dit qu'elle partait aujourd'hui pour Blaye...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 11 juin 1833.
«Mon cher duc,
»Lord Palmerston a reçu hier des nouvelles de Constantinople, qu'il a bien voulu me communiquer. Lord Ponsonby lui écrit que, dans une entrevue qu'il avait eue avec le comte Orloff, celui-ci lui avait donné les assurances les plus positives et les plus satisfaisantes de la volonté de l'empereur Nicolas de rappeler les troupes russes de Constantinople, aussitôt après la retraite d'Ibrahim Pacha. Ces assurances ont été répétées de tant de côtés maintenant, qu'il me paraît impossible qu'on ne les regarde pas comme fondées. Le cabinet russe est trop habile pour ne pas comprendre qu'une affaire comme la destruction de l'empire ottoman ne se fait pas par un coup de main. Le moment d'un partage n'est point encore venu, et les cabinets prudents, qui peuvent le prévoir, ont le temps de s'y préparer. La Russie a, cette fois-ci, gagné une grande force morale en accoutumant les Turcs à la présence des soldats russes, et elle s'en tiendra là pour le moment. La Pologne ne témoigne que trop bien de la marche graduée que sait employer la politique russe dans les affaires qui paraissent même l'intéresser davantage.
»Lord Ponsonby rend aussi compte à lord Palmerston d'une démarche de l'amiral Roussin près de la Porte ottomane, qui ne paraît pas avoir eu le mérite de l'à-propos: il s'agit de la demande faite par l'ambassadeur de France de laisser entrer l'escadre française dans le Bosphore, au moment même où l'ambassadeur de Russie prenait l'engagement de faire rappeler les troupes russes après la retraite d'Ibrahim. J'éprouve du regret de ce que cette démarche ait été faite, car, dans tous les cas, on peut trouver qu'elle a été faite trop tôt ou trop tard. Du reste, vous aurez été déjà informé sans doute que lord Ponsonby avait engagé l'amiral Roussin à retirer sa demande.
»On a reçu ici le discours du roi Léopold, dans lequel on a remarqué plus d'exigences pour l'avenir que de satisfaction du présent[104]...»
«Le 24 juin 1833.
»Je ne vous ai pas dissimulé les difficultés du ministère anglais, mais je crois vous avoir dit aussi, il y a deux mois, que je ne jugeais pas la crise aussi rapprochée que certaines personnes le supposaient. Le résultat m'a donné raison; mais si les difficultés se sont successivement aplanies, elles se sont aussi successivement renouvelées, et il n'est que trop évident qu'elles viennent d'acquérir un haut degré de gravité. Il ne s'agit peut-être plus uniquement de rétablir l'harmonie entre les deux Chambres par une nouvelle et large création de pairs, à laquelle le roi répugne, comme abus de pouvoir; mais il s'agit encore de triompher des deux factions, radicale et conservatrice, de la Chambre basse, qui, toutes deux, se montrent mécontentes du Church-Bill[105] l'une pour ce qu'on vient d'en retrancher, l'autre pour ce qu'on y a laissé. Réunies, ces deux factions pourraient bien faire perdre la majorité dans la Chambre des communes.
»Je me tiens avec soin, et presque avec affectation, en dehors des vives agitations du moment; mais, si, simple spectateur, je ne puis nier l'embarras réel du cabinet, je ne puis cependant encore partager les prévisions de ceux qui ne lui accordent plus qu'une très courte existence. Il faut néanmoins admettre cette dernière chance comme possible; les premières trois semaines éclairciront cette grande question...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 29 juin 1833.
Mon prince,
»Les journaux vous ont appris le sort infortuné de l'amendement que nous avions médité pour tenir lieu de la loi de douanes. A peine cet amendement a-t-il été imprimé, qu'il a excité dans la Chambre un récri universel; la rumeur a été si grande que presque tous ceux qui avaient résolu de le soutenir ont perdu courage[106]. Saint-Cricq, qui devait le développer, s'est trouvé dans la Chambre à côté de la salle; il proteste, sur son honneur, qu'il ne s'était éloigné que pour un instant, et que c'est le président qui, malicieusement, a fait venir l'amendement en discussion plus tôt qu'il ne devait. Enfin, toujours est-il que l'amendement, mis aux voix sans avoir été développé, a été rejeté avec acclamation à une immense majorité, sans que personne se soit senti la hardiesse de le défendre contre une opposition si générale. On avait contre soi, outre les intéressés qui sont en grand nombre et qui faisaient grand bruit, toute l'opposition qui tonnait contre le pouvoir que cet amendement mettait entre les mains du gouvernement. Je pense que le ministère anglais sera très irrité de tout ceci, et, franchement, je ne saurais trop m'en plaindre. La vérité, c'est que Thiers et Humann sont, au fond, très prohibitifs, que ce n'est que par condescendance qu'ils concèdent à mes instances et à mes efforts les modifications du tarif de douanes, et que, s'ils n'ont mis, dans les retards apportés à la discussion de cette loi et dans la mésaventure de l'amendement, aucune mauvaise foi, ils n'y ont pas porté peut-être tout le zèle que j'y aurais porté moi-même. Il faut que vous soyez assez bon pour tâcher d'adoucir le mécontentement du gouvernement anglais. En attendant, je m'occupe de réparer le mal en cherchant dans les lois existantes quelque moyen de faire une partie de ce que l'amendement nous donnait le droit de faire. J'y travaille de tout mon cœur et j'espère y réussir. J'espère surtout, mon prince, dans votre bienveillante habileté pour réparer nos sottises.
»Veuillez agréer...»
«Paris, le 1er juillet 1833.
Mon prince,
»Je vous ai parlé, dans ma dernière lettre, de la question des douanes, de l'amendement rejeté par la Chambre des députés et de l'espérance que j'avais de trouver dans la législation existante quelque moyen de réparer cet accident parlementaire. Nous avons, en effet, trouvé ce moyen, non sans engager notablement notre responsabilité. Je suis parvenu à y déterminer mes collègues; l'ordonnance est signée et elle paraîtra demain ou après-demain dans le Moniteur; elle contient sur la soie tout ce que portait la loi des douanes qui n'a pas été discutée. Quant aux cotons, la proposition de la commission ne devant avoir d'effet qu'à dater de deux ans après la promulgation de la loi, le délai est sans importance pour le gouvernement anglais. Peu importe, en effet, que la loi ait passé ou non dans cette session, puisque l'effet de la loi devait être différé. Nous aurons soin seulement qu'il soit tenu compte de ce délai dans la rédaction de la prochaine loi sur les douanes. Je pense que le gouvernement anglais sera content de nos efforts; il aurait tort s'il ne l'était pas, car, en vérité, nous nous compromettons assez sur ce point: je ne sais si nous ne nous en repentirons pas.»
Je voudrais faire ici, comme je l'ai déjà fait après le récit de la prise de la citadelle d'Anvers au mois de janvier précédent, un résumé aussi succinct que possible de la nouvelle phase dans laquelle étaient entrées les affaires de Hollande et de Belgique, à la suite de la convention du 21 mai. J'épargnerai ainsi au lecteur les détails des longues et fatigantes négociations qui recommencèrent bientôt, et qui durèrent plusieurs mois. Ce point écarté, je n'aurais plus à extraire des correspondances que ce qui concerne les autres affaires européennes traitées à cette époque par l'ambassade de France à Londres.
Ainsi qu'on vient de le voir, le roi Guillaume des Pays-Bas avait ratifié la convention préliminaire du 21 mai[107], qui plaçait la Belgique dans une position si avantageuse qu'elle ne devait point désirer la conclusion d'un traité qui réglât d'une manière définitive ses rapports avec la Hollande. Il n'en était pas tout à fait de même des autres puissances, et notamment pour l'Autriche et la Prusse qui, en signant le traité du 15 novembre 1831, base de l'existence reconnue du nouveau royaume de Belgique, avaient réservé, au nom de la diète germanique, les droits de celles-ci sur le grand-duché de Luxembourg. On doit se rappeler qu'en vertu de ce traité, une partie du duché de Luxembourg avait été incorporée au royaume de Belgique, en échange d'une portion de la province de Limbourg qui, en 1790, n'appartenait pas aux États-généraux de Hollande. Les cabinets de Vienne et de Berlin étaient donc spécialement intéressés à la reprise des négociations pour arriver à un traité définitif entre la Hollande et la Belgique, qui avait d'ailleurs été formellement stipulé dans la convention du 21 mai. L'article V de cette convention était conçu dans les termes suivants:
«Les hautes parties contractantes s'engagent à s'occuper sans délai du traité définitif qui doit fixer les relations entre les États de Sa Majesté le roi des Pays-Bas, grand-duc de Luxembourg et la Belgique. Elles inviteront les cours d'Autriche, de Prusse et de Russie à y concourir.»
La France et l'Angleterre avaient fait aux trois cours cette invitation qui fut acceptée par elles, et la conférence de Londres, dissoute à la suite des mesures coercitives, se trouva reconstituée.
Le traité du 15 novembre 1831, conclu entre les cinq puissances et la Belgique, avait déclaré qu'il restait à faire un traité direct entre la Hollande et la Belgique. Mais quel devait être le caractère de ce traité direct?
D'après la note de la conférence du 15 octobre 1831, le traité direct entre la Hollande et la Belgique aurait dû consister dans la reproduction littérale des vingt-quatre articles qui auraient été acceptés mot pour mot par la Hollande comme ils l'avaient été par la Belgique. Mais cette reproduction mot pour mot était désormais impossible:
1o Parce que les trois cours d'Autriche, de Prusse et de Russie, en ratifiant le traité du 15 novembre, avaient fait des réserves qui accordaient à la Hollande le droit de provoquer de gré à gré un nouvel examen de quelques-uns des vingt-quatre articles;
2o On avait reconnu qu'il était indispensable de donner des éclaircissements sur ceux de ces articles qui présentaient quelques obscurités;
3o Enfin, les plénipotentiaires des cinq cours, faute de renseignements suffisants, avaient dû laisser sans solution complète des questions qu'il était nécessaire de résoudre dans un arrangement définitif.
Le roi des Pays-Bas s'était décidé à adjoindre son ministre des affaires étrangères, M. Verstolck de Soelen, à son plénipotentiaire ordinaire, M. Dedel, et le gouvernement belge, de son côté, avait envoyé le général Goblet, ministre des affaires étrangères, pour appuyer M. Van de Weyer. Les négociations nouvelles s'ouvraient ainsi avec un caractère de solennité qui semblait devoir les faire aboutir.
La conférence tint sa première séance le 15 juillet 1833, et décida que:
1o Les plénipotentiaires des Pays-Bas et de Belgique seraient entendus séparément, et traités de la même manière;
2o Que l'on négocierait autant que possible verbalement;
3o Que le traité du 15 novembre servirait de base aux négociations;
4o Que les articles de ce traité seraient présentés séparément à chaque partie, et paraphés, en cas d'adoption, avec ou sans modification.
La question territoriale dut former le premier objet des négociations. On n'éleva aucune objection contre les arrangements déterminés sur cette question par le traité du 15 novembre, mais on s'arrêta à un point secondaire.
Ces arrangements, comme on l'a vu, reposaient sur le principe d'un échange entre une partie du territoire belge de la province de Limbourg et une partie du grand-duché de Luxembourg; en conséquence de ce principe, la partie du Limbourg cédée aurait dû être substituée à la partie du Luxembourg dans tous les rapports de ce dernier pays avec la Confédération germanique. Mais en exprimant dans son article III la corrélation qui existait entre les deux cessions, le traité du 15 novembre admettait, dans son article IV, l'alternative de la réunion de la partie du Limbourg, soit à la Hollande, soit à la Confédération germanique, et réservait, par son article V, au roi grand-duc, de s'entendre à cet égard avec la diète et avec les agnats de sa maison.
Le cabinet de La Haye, qui voulait pouvoir incorporer à la Hollande la rive droite de la Meuse, chargea ses plénipotentiaires de demander qu'on retranchât du traité les articles III et V, et les termes de l'article II qui indiquaient un rapport entre les deux cessions. Les plénipotentiaires belges, après en avoir référé à leur gouvernement, consentirent à cette suppression, sous la condition que le roi grand-duc produirait, avant la signature du traité, le consentement de la diète germanique et des agnats de la maison de Nassau. Les plénipotentiaires hollandais, de leur côté, se déclarèrent autorisés à prendre ce double engagement.
On parapha donc de part et d'autre les articles relatifs à la délimitation territoriale; et ensuite les articles VII, VIII, X, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, et on ajouta un vingt-cinquième article, qui portait qu'il y aurait paix entre le roi des Pays-Bas et le roi des Belges, etc.
On procéda ensuite à l'examen des cinq articles qui donnaient lieu à des réclamations de la part de la Hollande; c'étaient: l'article IX, relatif à la navigation des fleuves et rivières; l'article XI, concernant l'usage des routes qui traversent le Limbourg; l'article XII, concernant la faculté d'établir un canal ou une route à travers le Limbourg; l'article XIII, relatif au payement annuel de la dette et à la liquidation du syndicat d'amortissement; et enfin l'article XIV, concernant les arrérages de la dette[108].
La conférence suivit pendant quelque temps les deux parties dans l'examen de ces questions; mais, lorsqu'elle eut acquis la certitude que le cabinet de La Haye n'avait fait aucune démarche pour obtenir le double consentement nécessaire pour la cession du Luxembourg, elle crut devoir suspendre de nouveau les négociations, et en subordonner la reprise à l'accomplissement de l'engagement contracté par le roi grand-duc. Nous retrouverons plus tard la mention de cette suspension des négociations et des raisons qui la motivèrent[109]. Reprenons maintenant la suite des correspondances.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 4 juillet 1833.
Monsieur le duc,
»... J'ai communiqué à lord Palmerston les résolutions adoptées par le gouvernement du roi au sujet des douanes, dont vous avez bien voulu m'informer. Lord Palmerston s'en est montré fort reconnaissant, et m'a chargé, en son nom et en celui des autres membres du cabinet, de vous en témoigner toute leur satisfaction.
»J'ai eu l'honneur de vous mander que le cabinet anglais chercherait des moyens de conciliation pour sortir des embarras qui lui avaient été suscités dans la Chambre des communes; il a atteint ce but en faisant à propos quelques concessions dans le bill sur les affaires temporelles de l'Église d'Irlande. Les difficultés sont à peu près aplanies, et le ministère paraît assuré aujourd'hui d'arriver heureusement jusqu'à la fin de la session, au travers même des entraves inséparables des luttes parlementaires. La session finira probablement au milieu du mois d'août.
»On a reçu ce matin la nouvelle sans détails du débarquement de l'expédition dirigée par MM. de Palmella et Villaflor à Lagos, sur les côtes des Algarves. Cette expédition, qui n'est que de deux mille cinq cents hommes, ne s'est pas trouvée assez forte pour oser aborder à Lisbonne, où elle comptait sur des intelligences...»
«Le 8 juillet 1833.
»Je suis bien aise que M. de Fréville[110] soit venu ici, il jouira du succès qu'a eu votre courageuse ordonnance. On saura bientôt, grâce à vos soins, que la réciprocité vaut mieux que les représailles; celle-là n'engendre pas de querelles. Dans le mouvement actuel des esprits, les plus timides seront forcés de voir qu'il n'est donné à personne de faire longtemps et à meilleur marché que les autres. Le sol ne change pas et toutes les industries s'acquièrent.
»M. Dedel et M. Verstolck sont attendus demain matin. Il y a sept semaines que le traité préliminaire est fait; dans ce traité, tous les avantages sont pour les Belges; et cependant, le roi de Hollande traîne toujours; c'est fort difficile à expliquer, car l'argent va lui manquer, et très probablement il n'obtiendra pas des États-généraux un nouveau crédit; du moins, c'est l'opinion générale. Je vous manderai quelle est la première impression que j'aurai reçue au moment de l'arrivée de ces messieurs...»
«Le 9 juillet 1833.
»On vient de recevoir des nouvelles de l'expédition partie d'Oporto sous les ordres de MM. de Palmella et Villaflor. Le débarquement a eu lieu le 24 juin, au petit port de Villa Real, dans le royaume des Algarves, tout près de la frontière d'Espagne. Les lettres, qui sont du 28, annoncent qu'aussitôt après le débarquement, qui s'était fait avec très peu de résistance de la part du gouverneur miguéliste, M. de Villaflor s'était dirigé sur Tavira et devait s'avancer de là vers Beja, capitale de la province de l'Alentejo, où il comptait sur de nombreuses intelligences. M. de Palmella, de son côté, s'est rendu à Faro, où il s'occupait à organiser le royaume des Algarves; toutes les villes du littoral avaient proclamé la reine doña Maria... Le capitaine Napier[111], commandant de la flotte, après avoir fait proclamer la reine à Lagos, devait se rendre à l'embouchure du Tage pour bloquer Lisbonne...»
«Le 14 juillet 1833.
»La nouvelle est arrivée ce matin à Londres, que la flotte de la reine doña Maria, commandée par l'amiral Carlos Ponza (capitaine Napier), avait rencontré le 5 de ce mois, à la hauteur du cap Saint-Vincent, l'escadre de dom Miguel, et qu'à la suite d'un engagement très vif, l'amiral Ponza s'était emparé de deux vaisseaux de ligne, de deux frégates et d'une corvette miguélistes. Cette nouvelle a produit une grande sensation à Londres; le ministère en est très satisfait, et on doit croire qu'elle lui sera utile dans les importantes discussions qui vont s'ouvrir au parlement pendant cette semaine.
»Le fils de M. de Bourmont est arrivé ici, venant de France, et apportant des sommes assez considérables. Il a fait acheter un grand bateau à vapeur, the United Kingdom, qui partira pour Lisbonne dans le courant de la semaine, chargé de munitions, d'artillerie et d'officiers anglais, dit-on, qu'on est parvenu à enrôler.»
«Le 15 juillet 1833.
»... Nous avons eu ce matin notre première conférence sur les affaires de Hollande et de Belgique... Après la conférence, j'ai entretenu lord Palmerston de la communication que vous avez bien voulu me faire par votre dernière dépêche sur le projet d'un traité d'alliance offensive et défensive entre la Russie et la Porte ottomane, dont il vous a été rendu compte par l'amiral Roussin[112]. Lord Palmerston a reçu les mêmes informations par lord Ponsonby, quoique d'une manière peut-être moins positive. Sir Frédéric Lamb lui écrit aussi que M. de Metternich, lorsqu'il lui en a parlé, s'est montré fort irrité qu'on crût à l'existence d'un pareil traité. Lord Palmerston et moi ne pouvons pas nous persuader que la Russie ait osé risquer une démarche de ce genre; mais mon opinion personnelle est que, si le traité existe, l'Autriche doit en être une des parties, car on ne peut pas raisonnablement supposer que la Russie fît seule un traité qui mettrait nécessairement contre elle l'Autriche, la France et l'Angleterre; la conduite du cabinet de Vienne serait, d'ailleurs, dans cette occasion, d'accord avec beaucoup de ses antécédents[113]...»
«Le 19 juillet 1833.
»La discussion sur la seconde lecture du bill relatif au temporel de l'Église d'Irlande, qui dure depuis deux jours à la Chambre des pairs, sera probablement terminée cette nuit. Le discours que lord Grey a prononcé dans la première séance a produit un grand effet et a été généralement admiré. La position du cabinet s'est fort améliorée dans ces derniers jours; il n'est plus douteux que la seconde lecture du bill passera, et on pense même que dans les comités il ne subira pas de changements très importants. On attribue beaucoup à la modération témoignée par le duc de Wellington les dispositions plus calmes et plus conciliantes que montre, en ce moment, l'opposition dans la Chambre des pairs... Nous n'avons aucune nouvelle de Portugal, depuis celle de la victoire de l'amiral Napier... »
«Le 26 juillet 1833.
»J'ai très bien compris l'intérêt que vous deviez mettre à suivre la marche de la négociation sur les affaires hollando-belges; aussi continuerai-je, comme je l'ai fait depuis la reprise de la négociation, à vous tenir au courant de toutes les délibérations de la conférence. Vous avez toujours été et vous serez toujours au courant de tout ce qui nous occupe si vivement ici, et, certes, à cet égard, vous devez souvent être fatigué de la multiplicité de mes lettres et de mes dépêches. Les autres ambassadeurs attendent généralement que nous soyons arrivés en conférence à quelques résultats pour en écrire à leurs cours. Je pense être le seul qui écrive presque journellement; et c'est peut-être un tort, car j'appelle ainsi votre attention sur de simples ébauches et j'expose par là votre jugement à rester dans un vague qui peut même l'induire momentanément en erreur.
»Je ne pense pas que depuis trois ans que je suis à Londres le roi ait eu à se plaindre de faiblesse et d'imprudence de ma part, ni qu'il puisse expliquer les lenteurs actuelles par autre chose que par cet esprit de conciliation dont l'expérience me prouve chaque jour de plus en plus les avantages. Je ne crois pas que ce soit le moment de changer de système, et l'incident de Maestricht dont vous parle M. d'Eyragues confirme cette opinion. Songez que nous avons enfin obtenu, pour finir l'affaire belge, un concours sincère des puissances du Nord; que nous leur devons l'assouplissement momentané, et qu'il serait aussi facile que nuisible de compromettre leurs bonnes dispositions si peu instinctives par une complaisance illimitée pour la Belgique. Les intérêts réels des Belges triompheront, mais leurs besoins factices ne doivent pas venir entraver notre marche et nuire à la bonne intelligence de l'Europe, si nécessaire dans le moment actuel...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 25 juillet 1833.
Mon prince,
»C'est toujours à vous qu'il faut avoir recours dans les circonstances qui présentent quelques difficultés. Aussi, je désire vous entretenir de bonne heure de l'affaire de Portugal et savoir quel est votre avis sur la marche à suivre dans le cas où Lisbonne se rendrait prochainement au marquis de Palmella.
»A coup sûr, nous nous réjouissons de cet événement, en supposant qu'il arrive; mais nous ne pouvons nous dissimuler qu'il ne tardera pas à nous causer des embarras assez grands. La situation déjà bien précaire de l'Espagne en deviendra bien plus précaire encore, et chaque jour nous nous trouverons en présence de complications nouvelles résultant des tentatives faites pour amener un état révolutionnaire dans toute la péninsule. Ces difficultés seront plus ou moins nombreuses, plus ou moins pressantes, selon que l'établissement de la jeune reine sera dirigé par dom Pedro ou par Palmella, selon que la charte brésilienne sera ou ne sera pas mise de côté. Il importe, je crois, au gouvernement anglais comme à nous, que dom Pedro et sa charte soient éloignés du Portugal le plus tôt possible, et, pour cela, il importe que les deux gouvernements s'entendent et se concertent de bonne heure sur la ligne de conduite qu'ils se proposent de suivre. Nous savons par Oporto que dom Pedro a défendu à Palmella d'entrer à Lisbonne sans lui. Nous savons également que Palmella est décidé à ne point obéir. Nous savons également enfin que l'impératrice a des ordres secrets pour ne point laisser s'embarquer la jeune reine, jusqu'à ce que dom Pedro ait lui-même écrit qu'on la lui envoyât. Il me semble que nous ne saurions songer trop tôt à parer aux dispositions qu'il fait pour s'emparer exclusivement de toute l'affaire. Je désirerais savoir quelles mesures vous paraîtraient les plus efficaces pour arriver à ce but, et quelles sont celles que vous croiriez en même temps les plus faciles à concerter avec le gouvernement anglais. Soyez assez bon pour m'éclairer de vos conseils sur ce point, comme sur tous les autres, et veuillez recevoir...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 27 juillet 1833.
Monsieur le duc,
»... M. Bresson vous aura sans doute mandé que Sa Majesté le roi de Prusse a dû se rendre du 22 au 24 de ce mois à Töplitz, accompagné de M. Ancillon, d'un autre de ses ministres, et du secrétaire de son cabinet. Le prince Félix de Schwarzenberg[114] doit s'y être rendu en même temps que Sa Majesté. Le prince de Metternich ira de Königswarth, et il paraît que Sa Majesté l'empereur d'Autriche, qui, vers cette époque, se trouvera dans ses terres en Bohême, a invité le roi de Prusse à y venir; on croit que la réunion de ces deux souverains aura lieu le 20 du mois d'août. On ignore encore à Londres si l'empereur Nicolas fera partie de cette réunion...»
«Le 30 juillet 1833.
Mon cher duc,
»Je réponds aussi vite que je peux à la lettre pleine d'amitié et de confiance que vous m'avez écrite sur notre position et sur celle de l'Angleterre vis-à-vis du Portugal. J'ai vu lord Palmerston à ce sujet; il me paraît comprendre le grand avantage qu'il y aurait à écarter dom Pedro de la cause de sa fille et ne pas répugner à reconnaître une régence dont le duc de Bragance ne ferait pas partie et d'accréditer, par exemple, lord William Russell auprès d'une régence dont Palmella serait et le centre et le chef. Les deux autres membres (parce que les affaires n'en exigent en tout que trois), seraient donc, d'une part, M. de Villaflor, et, de l'autre, un miguéliste modéré, s'il était possible d'en rallier un à la cause de la jeune reine. Il serait bien heureux que le miguéliste s'appelât M. le duc de Cadaval[115].
»Je suis ici dans une trop grande ignorance de l'état des esprits en Espagne, et de votre langage à Madrid par rapport au Portugal, pour être sûr que vous vouliez adopter la marche que je viens de vous indiquer; mais, dans le cas où elle vous paraîtrait convenable, un envoyé français, dans une position analogue à celle de William Russell, et qui, sur les lieux, s'entendrait avec lui, me paraîtrait utile à envoyer en Portugal, pour y faire valoir, en temps opportun, les avantages de la régence, et pour la reconnaître ensuite au nom de la France. Ce système aurait évidemment l'avantage d'établir en Portugal un gouvernement qui agirait au nom de la jeune reine, sans rendre sa présence à elle-même nécessaire à une époque où vous pourriez craindre que sa belle-mère, d'après les ordres de dom Pedro, ne mît obstacle au départ de doña Maria. La régence devrait, dans mon opinion, et cela lui serait très facile, abandonner la constitution de dom Pedro, ce grand épouvantail de l'Espagne, et rassurer ainsi toutes les susceptibilités de l'Europe. Vous aurez dans la personne que vous devriez envoyer en Portugal, un choix très difficile à faire, parce qu'il ne faut pas surtout un homme de parti. Vous causerez, sans doute, de tout ceci avec lord Granville, que lord Palmerston doit mettre aujourd'hui même bien au courant de toute cette question, qui nous a fort occupés ce matin...»
«Le 31 juillet 1833.
»Il est minuit, la séance de la Chambre des pairs est levée; le ministère a eu une majorité de cinquante-trois voix[116]. Vous pouvez regarder la session comme terminée. Le ministère n'éprouvera plus de vraies difficultés.»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 30 juillet 1833.
»Mille grâces, mon prince, de votre aimable lettre du 26, et de votre excellente besogne. Il me paraît que, grâce à vous, l'affaire de Belgique est en très bon train; et je commence à espérer tout à fait que nous en verrons la fin. Je vous prie de croire que je pense des Belges ce que vous en pensez vous-même, et que mon unique préoccupation, quand je vous les recommande, c'est de tâcher de leur ôter tout prétexte de faire quelque sottise qui vienne gâter votre ouvrage ou vous susciter de nouveaux embarras.—Nos fêtes se sont passées à merveille[117], et réellement, si vous revenez d'ici à quelques semaines passer un petit bout d'automne en France, vous ne nous reconnaîtrez pas...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 2 aooût 1833
»Lord Palmerston vient de me communiquer les nouvelles suivantes de Lisbonne:
»La reine doña Maria a été proclamée à Lisbonne le 24 juillet. Il y a eu le 23 un combat au sud du Tage, entre le général Villaflor et Telles Jordaô; celui-ci est resté sur la place et ses troupes ont été mises en déroute; le ministre d'Espagne[118] qui se battait avec les miguélistes, a été fait prisonnier par Villaflor. Le 24 au matin, le duc de Cadaval s'est retiré de Lisbonne avec la garnison. La population a immédiatement et spontanément proclamé la reine doña Maria. Dans l'après-midi du même jour, Villaflor a traversé le Tage avec quinze cents hommes. Le 25, la flotte est entrée dans le Tage. Le 26 au soir, l'empereur dom Pedro s'est embarqué avec tous ses ministres à bord d'un bateau à vapeur, pour se rendre à Lisbonne, laissant Saldanha[119] comme gouverneur civil et militaire d'Oporto. L'armée assiégeante commençait à faire un mouvement de retraite...»
«Le 2 août 1833.
»Vous êtes déjà informé de la nouvelle qui est parvenue aujourd'hui à Londres et dont j'ai connaissance à l'instant. On vient d'apprendre que le traité entre la Russie et la Porte ottomane avait été signé à Constantinople[120], et quoiqu'on annonce qu'il est purement défensif (ce que même nous ne pourrions admettre), l'expérience prouve qu'en pareille circonstance, un traité défensif est bien près, si cela convient, de devenir offensif.
»Un tel événement réclame toute l'attention du gouvernement du roi, et c'est parce que je sens l'importance d'une action vive et prompte, que je ne balance pas à vous communiquer quelques réflexions qui me sont suggérées par la situation.
»Il me semble que la France doit agir de concert avec l'Angleterre, et vous jugerez sans doute convenable de faire connaître vos vues à cet égard à lord Granville: de mon côté, je ferai usage de toutes les directions que vous voudrez bien me donner.
»D'après ce qu'on écrit de Constantinople, les ratifications du traité ne doivent être échangées que dans deux mois; c'est un temps précieux dont il faut tirer parti.
»Dans l'état actuel des choses, la France et l'Angleterre ont à choisir entre Pétersbourg, la Bohême où se trouve M. de Metternich, et Constantinople, pour y employer toute leur influence afin d'empêcher la ratification du traité récemment conclu.
»A Pétersbourg, il est très probable qu'on ne s'est décidé qu'après de mûres réflexions et en conséquence d'une politique persévérante à entraîner la Porte dans cette alliance; il y a donc tout lieu de craindre que les démarches des deux cours resteraient sans effet près d'un cabinet arrêté dans ses résolutions et qui, d'ailleurs, ne montre pas habituellement des dispositions très bienveillantes pour la France et pour l'Angleterre.
»Quant à M. de Metternich, par le langage qu'il a tenu à M. de Sainte-Aulaire et à sir Frédéric Lamb, on doit le croire ou trompé ou voulant nous tromper[121]. Dans le premier cas, on perdrait beaucoup de temps à le désabuser, et dans le second, il ne chercherait qu'à augmenter notre embarras par les moyens tortueux de la politique qu'il a adoptée. Sans compter beaucoup sur l'efficacité des tentatives qui pourraient être faites près de lui, je pense cependant qu'elles ne devraient pas être totalement négligées.
»Mais c'est à Constantinople qu'il faut, par-dessus tout, porter tous nos moyens d'action; c'est là qu'il faut que les ambassadeurs de France et d'Angleterre représentent au sultan le danger dans lequel il se précipite; qu'ils l'implorent, qu'ils le menacent au besoin, et surtout, qu'ils cherchent l'appui du parti considérable qui, dans le divan et parmi les ministres, a repoussé l'alliance russe. Il n'est pas possible de croire qu'au moment où les troupes russes viennent de quitter Constantinople, et où le sultan a, par conséquent, recouvré une sorte d'indépendance, la voix unie de la France et de l'Angleterre ne se fasse pas entendre avec succès.
»Notre seul but doit être d'empêcher la ratification du traité, et dans mon opinion, le moyen d'y parvenir est une déclaration prompte et énergique de deux puissances en état d'assurer à la Porte un appui qui peut lui être devenu nécessaire par la faute à laquelle elle s'est laissée entraîner.
»Il me paraît que les représentants d'Angleterre et de France ont prudemment agi, en ne faisant aucune démarche avant le départ du comte Orloff et des troupes russes.»
«Le 2 août 1833.
Mon cher duc,
»Je vous envoie des nouvelles importantes, que je crois certaines, de Lisbonne. Dom Pedro paraît y être accouru. A l'heure qu'il est, la régence doit être établie; aussi mon opinion d'avant-hier est hors de propos. Mais si, par le fait, l'Angleterre et la France n'ont pu prendre part à l'établissement de la régence, elles restent aujourd'hui maîtresses de la reconnaître ou de ne pas la reconnaître. Je ne puis, dans ce moment, vous dire le parti que l'Angleterre prendra à cet égard, et peut être ne devons-nous pas, dans cette circonstance, faire dépendre entièrement notre marche de celle qu'on adoptera ici. L'Angleterre a des intérêts portugais directs; notre intérêt direct à nous, c'est l'Espagne. Le Portugal est pour nous un intérêt de second hand. Les conditions auxquelles il peut nous convenir de reconnaître la régence pourraient donc ne pas être identiquement les mêmes que celles qui conviendront à l'Angleterre. J'ai cru devoir appeler votre attention sur tout ceci au moment de la décision qui paraît bien près d'arriver...»
«Le 5 août 1833.
»J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous le numéro 85[122], et j'ai vu avec une grande satisfaction, par les considérations qu'elle renfermait, que mon opinion se trouve parfaitement d'accord avec la vôtre, sur le grave événement qui vient de se passer à Constantinople.
»Je presse, depuis plusieurs jours, le ministère anglais de prendre un parti sur cette question, dans le sens que je vous indiquais par ma dernière dépêche, et je puis vous dire la résolution à laquelle il s'est arrêté.
»Un courrier anglais partira demain pour Constantinople et passera par Paris. Lord Granville sera chargé de vous communiquer la dépêche adressée à lord Ponsonby. Cette dépêche exprimera d'une manière nette et prononcée l'étonnement et le mécontentement qu'a éprouvés le gouvernement anglais en apprenant l'alliance conclue entre la Porte ottomane et la Russie, et l'ordre d'en faire part au gouvernement ottoman, en lui exposant tous les dangers de la situation dans laquelle il s'est placé. Lord Ponsonby devra faire comprendre que la Porte, en acceptant ce traité, renonce à son indépendance, qui, désormais, reste soumise aux volontés et aux exigences de la Russie; que, par ce fait seul, sa puissance se trouve anéantie aux yeux de l'Europe, aussi bien qu'à ceux de ses peuples. Il insistera particulièrement sur les changements qu'un tel traité doit produire dans les rapports existants entre la Sublime Porte et ses anciens alliés; que l'Angleterre ne peut plus la reconnaître que comme dépendant de la Russie, et qu'en cas de guerre, par exemple, avec cette dernière puissance, elle se verrait obligée de traiter l'empire ottoman comme un ennemi; qu'une pareille conséquence, qui est cependant inévitable, annulerait toutes les relations de la Porte avec d'anciens et fidèles alliés comme l'Angleterre et la France, et la livrerait au pouvoir de la Russie, son ennemie de tout temps.
»Je viens de vous rapporter à peu près l'exposé de ce qui sera écrit à lord Ponsonby; vous jugerez peut-être convenable de transmettre à l'amiral Roussin des instructions dans le même sens. Il me paraît bien essentiel que les deux ambassadeurs combinent d'accord toutes leurs démarches et agissent de concert en tout point.
»Si vous adoptiez cette marche, vous croiriez sans doute devoir communiquer à lord Granville les instructions adressées par vous à l'amiral Roussin. Il serait utile aussi, je pense, que le courrier français porteur de vos ordres partît en même temps, et peut-être même avec le courrier anglais, afin de fournir, même dans l'exécution matérielle, une preuve de la communauté de vues de la France et de l'Angleterre.
»Il n'y a pas de temps à perdre, puisque c'est le 8 du mois de septembre que doit avoir lieu l'échange des ratifications entre la Russie et la Porte ottomane, et que c'est à empêcher cet échange que doivent tendre tous nos efforts.
»Vous voyez que, dans tout ceci, je ne parle pas de l'Autriche. Comme j'avais l'honneur de vous le dire dans ma dernière dépêche, une démarche envers l'Autriche, dans le premier moment, pourrait nous entraver au lieu de nous servir. Mais, après le départ des deux courriers, il y aurait peut-être de l'avantage à faire arriver à Vienne quelques réflexions sur les circonstances, afin de se ménager plus tard le moyen de représenter au cabinet autrichien que nous n'avons pas négligé de lui faire connaître notre opinion, et qu'il n'a tenu qu'à lui de s'unir avec nous, car il faut également éviter d'être entravé et d'être accusé de manque de confiance...»
«Le 5 août 1833.
»Le gouvernement anglais s'est décide à reconnaître officiellement le gouvernement de la reine doña Maria; et cette reconnaissance s'exprimera simplement en accréditant près de la régence un envoyé anglais. Lord William Russell qui, comme vous le savez, est déjà à Lisbonne, sera chargé de cette mission, à laquelle on donnera le caractère de mission spéciale.
»Lord Palmerston doit écrire en même temps au ministre d'Angleterre à Madrid, M. Addington[123], de tranquilliser le gouvernement espagnol sur le résultat de cette reconnaissance, en lui faisant comprendre que l'Angleterre, en agissant ainsi, avait usé du même droit que l'Espagne, qui avait précédemment reconnu dom Miguel. M. Addington devra aussi assurer que la ferme intention de l'Angleterre est d'empêcher toute réaction dans la péninsule.
»Lorsqu'il s'agira du retour de la reine doña Maria en Portugal, ne trouveriez-vous pas convenable qu'elle fût escortée par une frégate française et par une frégate anglaise? Je crois que le gouvernement anglais le verrait avec plaisir...»
«Le 6 août 1833.
»Je viens de voir lord Palmerston, qui m'a annoncé que le départ de son courrier pour Constantinople était retardé jusqu'à demain. Cette disposition du gouvernement anglais à apporter toujours des retards dans les décisions sur les affaires d'Orient, me persuade quelquefois qu'il n'en sent pas assez l'importance. Du reste, le gouvernement du roi aura par là un jour de plus pour délibérer sur une affaire qui mérite certainement la plus sérieuse attention.
»C'est demain aussi qu'on fera partir pour Lisbonne le paquebot qui doit porter à lord William Russell ses lettres de créance. Il me semble que rien ne vous oblige à hâter l'envoi d'un ministre en Portugal; ce sera, de la part de la France, une démarche beaucoup plus prononcée que celle de l'Angleterre, qui accrédite seulement une personne qui se trouve déjà sur les lieux. Vous avez d'ailleurs, sur ce point, des informations qui doivent vous mettre en position de juger beaucoup mieux que moi du moment opportun pour faire cette démarche...»
»Le 8 août 1833.
»... Lord Palmerston a envoyé hier à lord William Russell ses lettres de créance, en l'autorisant toutefois à ne pas déployer son caractère dans le cas où des troubles, ou toute autre circonstance, lui feraient trouver de l'inconvénient à cette démarche. C'est une information qui peut, au besoin, ne pas vous être inutile.
»Le gouvernement anglais avait fait demander avant-hier aux armateurs de la cité quinze bâtiments de transport de 3 à 400 tonneaux, et dont les services étaient réclamés pour trois mois. On a répandu le bruit que c'était pour envoyer des troupes en Portugal, et cela paraissait assez probable. Il semble cependant qu'on est revenu sur cette résolution, du moins pour le moment, puisqu'on s'est borné à recevoir les propositions des armateurs, sans leur donner de réponse positive; on a peut-être voulu s'assurer par là seulement des facilités qu'on pourrait se procurer dans une occasion pressante.
»Le gouvernement anglais est d'ailleurs fort rassuré sur les dispositions du cabinet de Madrid; les ministres m'ont dit que M. Addington leur écrivait que, dans ses dernières conversations avec M. de Zéa, il l'avait trouvé beaucoup plus conciliant et plus modéré, et qu'il paraissait même vouloir repousser tout projet d'intervention de la part de l'Espagne dans les affaires de Portugal.
M. Aston vous aura donné connaissance des instructions pour lord Ponsonby, qui sont parties hier d'ici. Lord Palmerston a reçu la communication du projet de protestation à Constantinople, dont vous avez fait part à M. Aston; il l'a accueilli très favorablement, et je puis vous dire qu'il entre complètement dans les vues du cabinet anglais...»
«Le 10 août 1833.
»Nous avons échangé aujourd'hui avec le ministre de Bavière les ratifications de l'article explicatif et supplémentaire de l'article VIII de la convention signée à Londres, le 7 mai 1832, pour l'arrangement définitif des affaires de la Grèce[124].
»Dans cette réunion des membres de la conférence sur les affaires de Grèce, il a été question de la demande qui doit nous être incessamment faite par le gouvernement grec, afin d'obtenir la garantie des trois puissances au troisième tiers de l'emprunt. Lord Palmerston et le prince de Lieven m'ont dit qu'ils étaient autorisés à accorder cette garantie, et j'ai promis de demander vos ordres à cet égard; en conséquence, je vous prie de vouloir bien me faire connaître les intentions du gouvernement du roi, et si je suis ou non autorisé à accéder à la demande du gouvernement grec...»
«Le 10 août 1833.
»Voici l'extrait des nouvelles qui sont arrivées aujourd'hui de Portugal; elles vont jusqu'au 31 juillet et sont, en général, très satisfaisantes pour la cause de la reine doña Maria.
»L'empereur dom Pedro est entré à Lisbonne le 28, et un grand nombre de personnes des classes les plus élevées, parmi lesquelles plusieurs grands du royaume, se sont empressées de lui présenter leurs hommages et de faire leur soumission à la jeune reine. Le patriarche de Lisbonne n'a pas voulu suivre le duc de Cadaval et avait déjà ordonné de nommer la reine et le régent dans les prières de l'Église...
»Le duc de Terceira, dans l'action du 23 contre Tellez Jordaô, a pris huit pièces de canon; l'ennemi avait perdu trois cents hommes et deux escadrons de cavalerie. M. de Cordova, ministre d'Espagne, a été positivement fait prisonnier pendant cette affaire, et quoiqu'il ait été vu pendant le combat dirigeant et encourageant les troupes miguélistes, le duc de Terceira l'a fait cependant mettre immédiatement en liberté. Retourné à Lisbonne, M. de Cordova a fait enlever les armes de la légation de son hôtel et s'est rendu à Coimbre...
»On a saisi des dépêches diplomatiques et autres qui éclairent fort bien sur les menées des agents, des amis et des protecteurs de dom Miguel. D'après les lettres de Porto du 29 juillet, l'ennemi aurait perdu cinq mille hommes dans l'action du 25. On compte parmi les morts le fils de M. de Bourmont, M. Duchâtel, le général Cardozo, et on parle aussi d'autres personnes assez importantes qui auraient été tuées; MM. de Bourmont[125] père, Clouet et Lemos ont été blessés...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 7 août 1833.
Mon prince,
»Je réponds aujourd'hui à vos communications, en ce qui concerne le traité entre la Porte et la Russie. Demain, je vous écrirai sur l'affaire de Portugal. A chaque jour ses difficultés et ses soucis.
»La première réflexion qui me frappe en relisant ce traité, c'est que la question d'Orient touche à son terme, et qu'il faut éviter, quoi que nous fassions, de la réengager, et d'en commencer une nouvelle. Vous approuvez la conduite tenue par nos ambassadeurs; vous pensez qu'ils ont bien fait de ne pas compromettre l'évacuation du Bosphore, en travaillant à mettre obstacle à la signature du traité. Je le crois comme vous, et j'en tire cette conclusion, que toute action de notre part, qui pourrait avoir pour résultat de faire naître des embarras nouveaux, de reproduire des complications sur le théâtre de Constantinople, aurait plus d'inconvénients que d'avantages.
»Une autre réflexion qui ne me touche guère moins, c'est que le traité ne change rien matériellement à l'état actuel des choses.
»La Porte s'engage envers la Russie à lui fournir des secours, si la Russie les réclame. Ceci n'est qu'une pure dérision. Ce n'est pas un avantage réel pour la Russie. Elle n'en a pas besoin, et la Porte n'est pas en état de tenir son engagement, si elle était mise à l'épreuve.
»La Russie s'engage envers la Porte à lui fournir du secours si la Porte le réclame, et dans la proportion où elle le réclamerait. Ceci n'est guère plus sérieux. Traité ou non, la Russie sera toujours prête à envoyer ses vaisseaux dans le Bosphore et des troupes à Constantinople, et du moment qu'elle n'acquiert point par le traité le droit d'en envoyer, sans attendre la demande de la Porte, de même que la Porte se réserve de demander ou de ne pas demander, de régler le nombre et la nature des secours, lorsqu'elle en demande, la Russie n'acquiert aucun droit positif; et, je le répète, matériellement, les choses restent à peu près ce qu'elles sont.
»Mais, si le traité n'assure à la Russie aucun avantage matériel, il aura, pour elle, un effet moral auquel elle a raison d'attacher du prix, et que nous ne devons pas négliger.
»Premièrement, en concluant ce traité sous les yeux de la France et de l'Angleterre, la Russie a le dernier, si je puis m'exprimer ainsi; elle termine l'affaire à son profit, et en faisant preuve d'ascendant.
»En second lieu, le traité a l'air de sanctionner, de consacrer en quelque sorte, ce qui s'est fait: l'intervention de la Russie dans la querelle entre la Porte et ses pachas, l'occupation du Bosphore et de Constantinople, au lieu d'être une chose extraordinaire, inouïe, qui fixe tous les regards, devient une chose simple, naturelle, une perspective habituelle de l'empire ottoman.
»Par là, la puissance du divan, pour résister au sultan lorsque sa peur ou la fantaisie le porte à invoquer l'assistance de la Russie, est diminuée.
»Par là, l'empereur de Russie acquiert la facilité de recommencer, sans être tenu à prendre envers les puissances occidentales de l'Europe autant de précautions, d'engagements, de ménagements.
»Voilà, si je ne me trompe, le véritable résultat du traité. C'est à cela qu'il faut parer, en ayant soin d'ailleurs de ne point nuire à l'état de calme où le départ des Russes a mis Constantinople.
»Cela posé, si nous faisions effort pour prévenir la ratification du traité, je craindrais, ou que nous ne réussissions point, ou que nous ne fissions plus que nous ne voulons.
»Le traité doit être ratifié dans les deux mois ou plus tôt, si faire se peut: faire se pourra très probablement. Au moment où nos instructions arriveraient, les choses seraient probablement si avancées, les ratifications si près d'être échangées, supposant qu'elles ne le soient pas déjà, que la chance d'y mettre obstacle serait fort petite, et, dans le cas où, après avoir tenté l'aventure, nous échouerions, le triomphe de la Russie en serait plus grand, son empire mieux affermi, son succès plus complet.
»Admettant maintenant que nous réussissions: ce serait, au point où en sont les choses, brouiller à mort la Russie avec la Porte; ce serait, par conséquent, prendre l'engagement implicite de la soutenir dans toutes ses difficultés, de l'assister dans tous ses embarras, de la protéger dans toute la force du terme, de la prendre, en un mot, à notre charge. C'est beaucoup pour des puissances aussi éloignées de la Porte que la France et l'Angleterre. Et ces embarras ne seraient pas longtemps à se faire ressentir. La Russie a tellement la main dans les affaires de Turquie, le traité d'Andrinople lui a fait si beau jeu, la contribution de guerre que la Porte doit encore en grande partie, l'occupation des principautés, les troubles de la Servie[126], tant d'autres circonstances lui donnent de tels moyens de compliquer la situation du grand seigneur, que son œuvre serait incessamment en bon train, et nous, constamment obligés d'entretenir, au service de la Porte, des soldats et des vaisseaux, si nous ne voulions pas la voir nous échapper et se jeter de nouveau dans les bras dont nous l'aurions à peine arrachée.
»Ce serait, si je ne me trompe, se créer plus d'affaires qu'il ne faut, et le remède pourrait finir par être plus dangereux que le mal.
»Que faire donc?
»Voici, à peu près, comment la chose se présente à mon esprit:
»Les deux légations de France et d'Angleterre remettraient le même jour à la Porte une note conçue à peu près en ces termes: après avoir annoncé que le traité est venu à leur connaissance, elles s'en plaindraient, mais en termes très mesurés, vis-à-vis de la Porte, comme d'un manque de confiance envers des gouvernements dont la Porte a eu constamment à se louer, qui lui ont donné sans cesse des preuves d'intérêt et d'amitié, et qui sont toujours prêts à lui en donner. Elles feraient remarquer que l'existence de la Porte ottomane n'étant menacée par aucun gouvernement étranger, le maintien, l'intégrité de l'empire ottoman étant, au contraire, invoqué, soutenu, réclamé par toutes les puissances avec lesquelles cet empire se trouve en contact, le traité ne peut avoir qu'un seul but, celui de consacrer et d'établir en fait l'intervention habituelle de la Russie dans les affaires intérieures de l'empire ottoman, c'est-à-dire de placer cet empire sous le protectorat de la Russie, de faire de l'occupation du Bosphore un état de choses, sinon constant, au moins simple et nullement extraordinaire. On établirait ensuite qu'un pareil arrangement ne saurait être admis par la France ni par l'Angleterre; que si les particuliers ont le droit de renoncer à leur indépendance, il n'en est pas de même des États, parce que leur indépendance importe aux autres États et fait partie du droit public; que l'interdiction du Bosphore aux bâtiments armés de toutes les nations est un principe fondé sur les traités; que l'existence de la Porte ottomane comme État sui juris est un intérêt commun; qu'en conséquence, ni la France, ni l'Angleterre ne peuvent reconnaître ni respecter le traité en question, en tant qu'il y porterait atteinte; et que, vienne le moment où le traité serait mis à exécution, elles se réservent d'agir comme si le traité n'existait pas, n'entendant pas qu'il puisse jamais être opposé, soit par la Porte, soit par la Russie, à leurs justes réclamations qu'elles sauraient soutenir, au besoin, ainsi qu'il conviendrait.
»Cette note, après avoir été remise à la Porte, sans lui demander de réponse, et comme une simple déclaration, serait communiquée à la Russie, à Saint-Pétersbourg également par les deux légations et également sans demander de réponse.
»Il me semble que ce mode de procéder a d'abord l'avantage de ne point recommencer l'affaire d'Orient, et de ne point l'engager de nouveau. Il la laisse dans l'état de repos et d'achèvement où elle est parvenue.
»De plus, ce n'est point la Russie, c'est nous qui aurons le dernier mot dans cette affaire. Quoi qu'on pût nous répliquer, nous répondrions que nous nous en référons à notre déclaration.
»Enfin, c'en serait assez pour annuler l'effet moral du traité. D'une part, la portion anti-russe du gouvernement ottoman serait avertie qu'elle a dans la France et dans l'Angleterre un appui, qu'elle peut résister au parti opposé sans courir le risque de se trouver seule, et, comme aux termes même du traité, le secours russe doit être demandé, elle peut lutter, comme si le traité n'existait pas, pour prévenir la demande.—D'une autre part, l'empereur de Russie est averti que s'il prétend envoyer une seconde fois ses vaisseaux dans le Bosphore, il sera obligé aux mêmes ménagements qu'auparavant, que les yeux sont ouverts sur lui, que l'excuse du traité ne sera point acceptée, que l'existence même de ce traité est un motif de plus de surveillance et d'inquiétude.
»Voilà, mon prince, comment je conçois l'affaire, sa conséquence et le remède qu'il est possible d'y apporter. Plus que cela, me paraîtrait s'engager dans une route semée d'écueils et dont la direction serait fort obscure et fort incertaine. Soyez assez bon pour me dire jusqu'à quel point ces idées vous paraissent plausibles, et là où elles vous sembleraient défectueuses, pour m'indiquer les moyens de les rectifier.
»Quant à M. de Metternich, franchement, j'y compte peu. Fût-il de bonne foi, je crois que sa bonne volonté de se fâcher serait de peu de durée et de peu de conséquence. C'est un mal, néanmoins, qu'il échappe entièrement pendant un tel moment à M. de Sainte-Aulaire et à sir Frédéric Lamb; mais, ni l'un ni l'autre n'étant invité, je ne vois pas de moyen qu'ils aillent courir en Bohême, à la suite de l'empereur d'Autriche. Je tâcherai seulement d'avoir quelques nouvelles de ce qui s'y fait par Maison qui se trouve à Carlsbad et qui a une invitation de l'empereur d'Autriche, une espèce de rendez-vous dont il profitera...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 12 août 1833.
Mon cher duc,
»Je voudrais répondre d'une manière vraiment utile à votre confiance. Votre dernière lettre m'en donnerait à elle seule le besoin, s'il me fallait un stimulant de plus pour souhaiter vivement que votre ministère, déjà si heureux à tant d'égards, ne fût pas moins fécond en bons résultats dans les nombreuses complications que chaque jour voit éclore.
»Celle d'Orient est incontestablement la plus grave dans sa vaste portée. Le fait seul d'un traité entre la Porte ottomane et la Russie, à part des autres puissances, rompt si évidemment tout équilibre, qu'il m'a semblé que ce qu'il fallait avant tout, c'était empêcher son existence. Comme vous, j'ai craint que nous n'arrivions trop tard, mais j'ai pensé aussi qu'il fallait du moins avoir tenté ce que plus tard l'opinion pourrait nous reprocher de n'avoir pas essayé. Les autres considérations si justement développées dans votre lettre devaient nécessairement m'échapper, puisque, manquant d'une quantité d'informations que l'on ne peut avoir qu'aux affaires étrangères, je ne puis être frappé que par des faits isolés. Je le suis beaucoup de cette politique envahissante, quoique mesurée, et lentement progressive du Nord, de cette action uniformément persévérante et prudente, qui ne devient rapide que lorsqu'il s'agit de profiter avec promptitude et adresse du moment vraiment opportun. C'est là ce qui seul m'a préoccupé comme étant le vrai danger contre lequel l'Europe civilisée réclamait l'union intime et l'union simultanée de la France et de l'Angleterre.
»Mais, des considérations accessoires pourront, en partie j'en conviens, paralyser cette action, Je me rends donc à celles que vous avez eu la bonté de me donner. Je n'y comprends pas cependant les embarras d'argent du grand seigneur vis-à-vis de la Russie, car l'emprunt grec lui fournit les moyens de s'acquitter du tribut qui lui a été imposé par le traité d'Andrinople[127]. J'ignore s'il existe quelques exigences particulières et pécuniaires de la part des Russes pour le temps de leur occupation de Constantinople.
»Du reste, les distances auront résolu à elles seules une partie de la question, et le courrier anglais ainsi que le vôtre n'arriveront probablement que pour protester contre un fait accompli. La protestation de l'Angleterre dont lord Ponsonby a l'ordre de faire usage, si les ratifications sont échangées, est dans le même esprit que celle dont vous m'avez parlé dans votre lettre, et vous avez été pris ici pour guide et pour modèle. Il n'y a donc rien à faire de plus ici pour l'instant: il faut attendre les réponses de Constantinople.
»Je vous mande, dans ma dépêche de ce jour, ce que l'on sait ici du Portugal; les nouvelles sont du 31.
»L'esprit récalcitrant du cabinet de Bruxelles est tel qu'il semble à toute la conférence que l'on ait à cœur de fournir au roi Guillaume les délais qu'il n'ose plus demander...»
«Le 16 août 1833.
»Les dernières nouvelles de Portugal n'ont point rassuré le gouvernement anglais qui, depuis quelques jours surtout, partage les appréhensions que vous m'exprimiez dans une des dernières dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire à l'égard des prétentions de l'empereur dom Pedro. Les ministres anglais voudraient écarter ce prince du Portugal, mais n'ont point encore trouvé un moyen convenable d'atteindre ce but. Ils redoutent, pour le repos de la péninsule, l'influence que peuvent exercer sur l'esprit de dom Pedro les hommes exagérés qui l'entourent; et ils ne placent guère de confiance que dans le duc de Palmella et dans le duc de Terceira. Les instructions adressées à M. Addington et à lord William Russell, qui vous ont été communiquées, vous auront servi utilement pour diriger la conduite du gouvernement du roi dans une affaire qui exige de grandes précautions...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 15 août 1833.
Mon prince,
»Il y a huit jours, M. Aston, chargé d'affaires en l'absence de lord Granville, m'a donné lecture, de la part de lord Palmerston, des instructions adressées par lui à lord William Russell, instructions qui m'ont paru très judicieuses, très raisonnables et parfaitement adaptées à l'état actuel des affaires en Portugal. Lord Palmerston faisait savoir en même temps au cabinet français que l'intention du cabinet britannique était que lord William Russell fût accrédité auprès de la régence de dom Pedro, mais en qualité d'envoyé extraordinaire, chargé d'une mission spéciale et provisoire; l'intention du cabinet britannique étant de ne point différer à établir des relations diplomatiques avec le gouvernement de doña Maria, mais de faire cependant considérer l'organisation d'une mission ordinaire et permanente comme une faveur que dom Pedro devait mériter par sa sagesse et sa bonne conduite.
»Le cabinet britannique évitait de reconnaître formellement le gouvernement de doña Maria, en se référant à la reconnaissance qui avait eu lieu en 1826, et faisait consister la reconnaissance actuelle dans le simple fait de la reprise des relations diplomatiques.
»Il demandait au gouvernement français de s'associer à lui, soit dans la nature des démarches, soit dans le choix et la qualité de l'agent qui en serait chargé.
»Je fis, sur-le-champ, observer à M. Aston que le gouvernement anglais avait l'avantage de trouver sur les lieux mêmes son agent déjà établi et tout porté, tandis que l'envoi en Portugal d'un homme du rang et de la position de lord W. Russell serait, de notre part, une démarche plus grave et qui engagerait davantage. Cependant, M. Aston ayant insisté, je lui promis de prendre à ce sujet les ordres du roi et l'avis de mes collègues.
»L'avis du conseil fut de donner, autant qu'il dépendrait de nous, satisfaction au gouvernement anglais, de reconnaître doña Maria, supposant que le gouvernement anglais la reconnût, de faire consister, comme lui, la reconnaissance dans la reprise des relations diplomatiques, et d'envoyer en Portugal, en qualité de ministre chargé d'une mission spéciale et provisoire, un homme du rang et de la position de lord William Russell. Seulement, pour ne rien faire de plus que le gouvernement anglais, je proposai, et le conseil adopta l'expédient d'envoyer ce personnage avec doña Maria, sans titre, et comme pour la reconduire et lui faire honneur, nous réservant de ne lui adresser ses lettres de créance qu'après son arrivée à Lisbonne, et lorsqu'il s'y trouverait déjà pour un autre motif.
»Le roi avait même déjà désigné pour cet objet M. de Flahaut, que ses relations avec l'Angleterre et le Portugal semblaient y rendre plus propre qu'un autre.
»Sur ces entrefaites, nous avons appris l'arrivée à Brest du marquis de Loulé[128], venant de la part de dom Pedro, et qui a dû y rester en quarantaine environ dix jours. On s'attendait qu'au bout de deux ou trois jours, il enverrait ses dépêches, et qu'on saurait ce qu'il venait faire; mais il a gardé, ou plutôt on a gardé jusqu'à hier soir le plus profond secret sur le but de sa mission. Seulement, il était aisé de voir qu'il y avait là quelque chose de mystérieux. Le roi ayant été rendre visite à la duchesse de Bragance et lui offrir, si elle le désirait, une frégate française pour la transporter en Portugal, la trouva très froide et très réservée.
»Enfin, hier soir, la duchesse de Bragance, étant venue voir la reine, laissa tomber incidemment cette phrase, qu'elle se proposait de partir sur-le-champ; que le 25, des vaisseaux portugais seraient au Havre pour la prendre, qu'elle n'avait pas besoin de frégate française, et, de plus, qu'elle emmenait son frère, le duc de Leuchtenberg, et qu'elle lui avait déjà écrit de venir la trouver au Havre. C'était là le mot de l'énigme.
»Il est clair que l'intention de dom Pedro et de sa femme est de travailler sur-le-champ et ouvertement au mariage du duc de Leuchtenberg avec doña Maria.
»Je n'ai pas besoin de vous faire remarquer, mon prince, combien le projet est insensé, et combien le procédé est offensant pour le roi.
»Il est clair maintenant que si la cause de doña Maria a eu tant de peine à triompher, si même elle est encore douteuse en Portugal, ce n'est point parce que dom Miguel est aimé des Portugais; c'est parce que dom Pedro a pris à tâche de dénaturer cette cause, de lui faire perdre tout ce qu'elle a de national, de portugais, en l'identifiant avec sa propre personne, avec ses folies, ses boutades et sa sotte constitution, en la confondant avec la cause de tous les brouillons, de tous les boute-feux, de tous les fuor usciti de l'Europe: or, il n'y a certainement pas une manière plus directe et plus inévitable de l'achever dans l'esprit des Portugais, d'en dégoûter à la fois et les esprits modérés et les masses, que d'essayer à faire épouser à doña Maria un aventurier dont dom Pedro a épousé la sœur, en désespoir de cause, et lorsque aucune famille régnante en Europe n'a plus voulu contracter alliance avec lui. Il n'y a rien de plus propre à choquer la fierté des Portugais qu'une telle mésalliance, et à ruiner toute espérance d'un avenir tant soit peu tranquille.
»Que pouvons-nous d'ailleurs, en pareil cas, dire à l'Espagne?
»Nous avons déclaré, en 1831, que nous ne pouvions tolérer le duc de Leuchtenberg sur le trône de Belgique, parce que ce trône serait nécessairement le foyer des intrigues de tous les bonapartistes et de tous les artisans de désordre qui marchent à la suite de tous les prétendants. Comment pouvons-nous dire au gouvernement espagnol qu'il doit voir avec indifférence le duc de Leuchtenberg sur le trône de Portugal, lorsque ce trône deviendra inévitablement le rendez-vous, le centre de tous les Joséphinos[129] et de tous les mécontents de la péninsule? Joignez à cela la constitution, la liberté de la presse, la tribune et les réfugiés. Comment contester au gouvernement espagnol le droit de se défendre contre un état de choses aussi manifestement menaçant pour son existence?
»Enfin, la chose est grave sous un autre point de vue. C'est qu'elle manifeste dans dom Pedro l'intention de n'en faire qu'à sa tête, d'agir sans aucun égard pour les puissances dont le soutien lui est nécessaire, de satisfaire tous ses caprices, et de conduire à tort et à travers les affaires de sa fille jusqu'au point où il a si heureusement mené les siennes propres. Si l'Angleterre et la France lui cèdent en ce moment, si elles ne le prennent pas avec lui, sur-le-champ, de très haut, je crois que toute chance d'exercer sur lui le moindre ascendant disparaît.
»Quant au roi, quelle inconvenance, je dirais presque quelle insolence, n'est-ce pas, qu'une telle résolution ait été prise sans lui en faire part, sans le consulter, sans l'en instruire autrement qu'incidemment et par hasard?
»Dans cette situation, mon prince, le gouvernement français croit devoir demander au cabinet britannique d'agir avec lui énergiquement contre un projet aussi fou et aussi désastreux. Il désire qu'une démarche soit faite en commun par les deux gouvernements auprès de dom Pedro, démarche qui consisterait a lui donner lecture d'une dépêche conçue dans les termes les plus nets, les plus catégoriques, où le danger et la folie du projet seraient mis à nu, et qui conclurait en lui signifiant que les gouvernements de France et d'Angleterre n'entendent se compromettre dans la cause de doña Maria qu'en proportion des chances raisonnables de succès que la conduite sensée de ceux qui la dirigent peuvent leur promettre, et que l'appui moral ou matériel qu'on attend d'eux sera réglé par la déférence que l'on montrera aux conseils de la sagesse et de la raison. La conclusion définitive serait de demander l'éloignement du duc de Leuchtenberg et l'abandon absolu du projet de mariage.
»En proposant ainsi au gouvernement anglais une démarche en commun, vous voyez, mon prince, que nous ne renonçons pas à établir, dès à présent, des relations diplomatiques avec la régence de dom Pedro. Toutefois, le procédé du duc de Bragance est, dans cette occasion, si offensant pour le roi, qu'il lui serait impossible de persister à envoyer avec doña Maria un personnage de quelque distinction, ni de la faire escorter par une frégate française. Il se doit à lui-même de ressentir l'insulte et de le témoigner hautement. Nous nous contenterons de donner des lettres de créance à M. de Lurde[130], secrétaire de légation en mission à Porto, et qui résidera provisoirement à Lisbonne, avec la qualité, non pas précisément de chargé d'affaires, ce qui indiquerait une mission permanente, mais de chargé des affaires de France, et qui secondera lord William Russell en tout ce qu'il fera pour contenir et modérer dom Pedro. Si le gouvernement anglais est d'avis que la démarche doit être faite ainsi que je l'ai indiquée plus haut, je communiquerai à M. Aston la dépêche que j'adresserai à M. de Lurde, afin qu'il instruise lord Palmerston de son contenu, et je vous en enverrai copie, mon prince. Il serait bon, je crois, que les paroles fussent identiques, autant que possible.
»Je n'ai pas besoin de vous rappeler, d'ailleurs, que cette question du mariage de doña Maria n'est pas traitée pour la première fois entre l'Angleterre et la France. Le gouvernement anglais est déjà tombé d'accord avec nous de l'impossibilité de tolérer le duc de Leuchtenberg; et son avis, comme celui du gouvernement français, est de chercher à faire épouser à doña Maria un prince de Naples, ce qui, d'après toutes les notions que nous avons recueillies, ne paraît nullement impossible. Dans tous les cas, il ne saurait être question de la faire épouser à un de nos princes. C'est bien assez d'avoir à défendre la Belgique, et plaise à Dieu que nous n'ayons jamais une tâche pareille à remplir[131]...»