Mémoires du prince de Talleyrand, Volume 5
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Le 17 août 1833.
»J'ai reçu ce matin, par estafette, la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous le numéro 89, et j'ai profité d'un rendez-vous que j'avais avec lord Palmerston, aujourd'hui, pour l'entretenir des différents sujets que vous aviez recommandé à mon attention.
»Lorsque je lui ai parlé du voyage du duc de Leuchtenberg et du projet de mariage avec la reine doña Maria, qui pouvait être le but de l'empereur dom Pedro, en appelant son beau-frère près de lui, lord Palmerston n'a pas hésité à me répondre que l'Angleterre ne pourrait jamais donner son approbation à un pareil projet, et qu'il adoptait en tout point les considérations que vous avez si bien fait valoir pour que la France et l'Angleterre s'opposassent à son exécution. Il a ajouté qu'il était tout prêt à donner à lord William Russell des instructions qui, quant au fond, seraient telles que vous les indiquez. La différence qui existe entre la position de la France et de l'Angleterre vis-à-vis du Portugal pourra, peut-être, les faire différer dans la forme de celles que vous enverrez, mais cela ne doit avoir aucune influence sur le résultat. Vous pourrez convenir de ces instructions avec M. Aston et les transmettre à l'agent quelconque que vous accréditerez au Portugal. Lord William Russel recevra l'ordre de s'entendre avec cet agent afin que leurs démarches aient lieu simultanément.
»J'ai pu remarquer, d'après le langage de lord Palmerston dans cette conversation, combien étaient fondées les informations que j'ai eu l'honneur de vous transmettre par ma dépêche d'hier sur le mécontentement qu'inspirait au cabinet anglais la conduite de dom Pedro...»
«Londres, le 17 août 1833.
Mon cher duc,
»Votre lettre du 15 m'est arrivée ce matin. Après l'avoir bien lue et même méditée, ainsi que les pièces parfaitement bien faites qui y étaient jointes, je me suis rendu chez lord Palmerston. Ma dépêche de ce jour vous dira le résultat général et satisfaisant de notre conversation. Voici quelques détails de plus.
»La question belge est suspendue depuis dix jours, ce qui excède tout le monde. A Bruxelles, on ne se fait pas faute de prolonger cet état de choses; forts d'un provisoire avantageux, confiants, plus qu'il ne faut, dans les liens d'une parenté française, les Belges considèrent peu le repos, l'équilibre, l'existence reconnue, qui ne sauraient ressortir vraiment que du définitif. La conférence fait une assez sotte figure vis-à-vis de ce silence belge, tout aussi impertinent, au dire de tous, que le sont les injures hollandaises. Vous avez bien raison de repousser tous ces intérêts de famille entés sur de la politique étrangère. C'est ce qui a perdu l'empereur Napoléon; c'est ce qui nous gêne aujourd'hui à Bruxelles, et ce qui aurait fait du Portugal une plaie pour la France, si l'on avait cherché à y marier un de nos princes. Je vous conjure d'employer toute votre action vis-à-vis des Belges; cela devient imminent.
»L'Angleterre comprend parfaitement toute notre répugnance pour le duc de Leuchtenberg, ainsi que notre juste ressentiment de l'inconvenante conduite du duc et de la duchesse de Bragance. Lord Palmerston ne trouve pas plus que nous qu'il faille donner à l'Espagne l'inquiétant spectacle d'un pareil mariage. Des notes anglaises seront envoyées à lord Russell pour mettre des obstacles sérieux à ce projet. Ce mariage ainsi que la constitution s'évanouiraient avec la personne de dom Pedro, mais il aurait fallu marcher ici d'un pas plus résolu, et n'accréditer des agents diplomatiques qu'auprès d'une régence sage et habile. Palmella et Villaflor paraissent avoir été mis de côté par dom Pedro. Du reste, on est sans nouvelles de Lisbonne depuis quelques jours, et il est impossible de savoir exactement ce qui s'y passe. M. de Lurde paraît aux Anglais, pour l'instant, un agent très suffisant; les questions un peu plus éclaircies, M. de Flahaut fera sans doute à merveille.
»La dépêche sur la Suisse que vous avez adressée à Berlin et à Vienne a paru si concluante à lord Palmerston, que ses lettres sur ce sujet ne seront, pour ainsi dire, que les paraphrases des vôtres[132]...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 17 août 1833.
Mon prince,
»Les événements se succèdent rapidement, mais leur progrès journalier démontre de plus en plus, ce me semble, la nécessité d'agir, dans les affaires de Portugal, avec prudence et décision. Si nous laissons les choses à leur cours naturel, avant peu, tout sera parvenu à un degré de confusion dont le plus habile aura peine à se tirer.
»Le but que nous devons nous proposer, si je ne me trompe, est celui-ci:
»1o Exclure du Portugal dom Pedro et dom Miguel;
»2o Ajourner la mise à exécution de la constitution de 1826, jusqu'au moment où des temps plus tranquilles permettront de la revoir et de l'approprier aux mœurs du Portugal et à l'intérêt de tous les partis;
»3o Marier doña Maria à quelque prince qui n'excite ni l'inquiétude de l'Espagne, ni la jalousie de personne.
»Dans ce but, je ne saurais croire que l'ouverture faite par M. de Zéa à M. de Rayneval soit tout à fait à dédaigner[133].
»Si nous pouvions obtenir du gouvernement espagnol, qu'en lui garantissant l'exclusion de dom Pedro et l'ajournement de la constitution, sauf à la reviser plus tard, il reconnaîtrait doña Maria et nous aiderait dans la négociation du mariage entre cette princesse et un prince de Naples, je crois que nous ferions une chose sage et qui n'excède point la mesure du possible.
»Le gouvernement espagnol est évidemment dans une grande perplexité; il a peu d'espérance de soutenir dom Miguel; il est mécontent de sa conduite en ce qui se rapporte à don Carlos; il a besoin de se remettre bien avec la cour de Naples avec laquelle la question de la succession l'a presque brouillé; ce serait un moyen de renouer que de lui offrir une couronne pour le second ou le troisième prince de la maison de Naples.
»En s'engageant dans cette voie, les gouvernements de France et d'Angleterre non seulement auraient l'Espagne avec eux, mais auraient avec eux toute l'Europe, et, de plus, l'immense majorité du Portugal; ils n'auraient, à proprement parler pour adversaires, que dom Pedro et la poignée de brouillons qui marche à sa suite.
»Reste à savoir comment les deux gouvernements s'y prendraient pour déposséder dom Pedro et pour achever de chasser dom Miguel, sans intervenir ouvertement et à main armée dans les affaires du Portugal.
»Quant à dom Miguel, sa chute serait singulièrement précipitée par l'abandon de l'Espagne; elle résulterait naturellement du cours des choses et des succès du parti opposé.
»Mais pour dom Pedro, la chose est plus difficile.
»Le vrai moyen, autant que j'en puis juger, c'est de séparer dom Pedro de la cause de la constitution, de retourner, si je puis ainsi parler, sa constitution contre lui. Aux termes de l'article 92 de cette constitution, la régence est dévolue à l'héritier le plus proche après le souverain existant. Dom Pedro n'est pas Portugais, dom Pedro n'est pas héritier; sa régence est une usurpation; la régence appartient à l'infante Marie Isabelle qui l'exerçait en 1826, à défaut de dom Miguel[134].
»C'est sur ce terrain qu'on peut se placer.
»Si les deux gouvernements déclarent solennellement qu'ils reprennent les choses au point précis où elles étaient, lorsque l'appel de dom Miguel à la lieutenance générale a tout détruit, qu'ils ne prêteront d'appui moral et matériel qu'au gouvernement de doña Maria, tel qu'il existait alors, il est probable qu'ils créeraient à Lisbonne un parti portugais, qui en imposerait à dom Pedro, et finirait par l'obliger à se retirer des affaires. En agissant ainsi, ils pourraient, si cela était absolument nécessaire, dévier plus ou moins du système de neutralité avec l'approbation de tout le monde, et du moment que leurs efforts se dirigeraient à la fois contre les deux princes et pour un dénouement à l'avantage de l'Espagne, ils seraient sûrs de ne pas trouver de contradicteur. Leur arbitrage serait admis en fait, comme celui de la conférence tout entier l'a été dans les affaires de Belgique.
»Une fois dom Pedro expulsé, il serait facile de s'entendre sur la constitution et de la modifier dans un sens favorable à la paix de la péninsule.
»Je vous adresse à la hâte ces idées, mon prince, à mesure qu'elles me traversent la tête, car je n'ai pas eu depuis ce matin le loisir d'y réfléchir. Je les soumets, ou plutôt je les livre à votre expérience. Tirez-en ce que vous voudrez; rien du tout même, si elles ne vous paraissent pas susceptibles d'exécution. Nous persistons, d'ailleurs, dans les résolutions prises à l'occasion du projet relatif au duc de Leuchtenberg, et je vous confirme ici tout ce que je vous disais dans ma lettre d'avant-hier...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
»Londres, le 19 août 1833.
»J'ai reçu ce matin la dépêche sous le numéro 90, et je me suis empressé de voir lord Palmerston, auquel j'en ai donné communication, ainsi que de certaines parties des lettres de M. de Rayneval[135]. Il m'a, à son tour, donné à lire la dernière dépêche qu'il avait reçue de M. Addington et qui porte la date du 11, c'est-à-dire un jour après celle de M. de Rayneval. M. Addington rend compte, dans cette dépêche, d'une conversation qu'il venait d'avoir avec M. de Zéa, dont le langage aurait été très différent de celui qu'il avait tenu à M. de Rayneval.
»Au lieu de proposer, comme à ce dernier, de chercher les moyens de s'entendre et d'essayer d'arriver à la pacification de la péninsule par la voie de la conciliation, M. de Zéa aurait, au contraire, déclaré à M. Addington que l'Espagne ne s'écarterait en rien de la ligne de conduite qu'elle a suivie jusqu'à présent dans les affaires de Portugal, et que, pour sa part, il était décidé à s'y maintenir.
»Nous n'avons pu nous empêcher, lord Palmerston et moi, d'être frappés de cette contradiction dans les rapports de deux ambassadeurs dans lesquels leurs gouvernements placent, à juste titre, toute confiance, et nous avons dû en conclure que M. de Zéa avait deux langages, et qu'il avait voulu tromper l'un des deux ambassadeurs.
»Je n'en ai pas moins insisté près de lord Palmerston pour obtenir, de la part du cabinet britannique, plus de résolution dans ses communications, soit à Lisbonne, soit à Madrid.
»Vous aurez appris par ma dépêche numéro 159 que lord Russell agirait de concert avec l'agent que vous accréditerez à Lisbonne pour s'opposer au mariage projeté par l'empereur dom Pedro. Lord Palmerston est également décidé à appuyer le plan du mariage de la reine doña Maria avec un prince de Naples, et il fera à cet égard toutes les démarches que vous jugerez utiles et convenables.
»Quant à l'expulsion de dom Pedro du Portugal, et à la suspension de la constitution de 1826[136], il partage entièrement votre manière de voir et n'est arrêté que par la difficulté de trouver un moyen sans violence pour y parvenir. Il craindrait tout ce qui semblerait, en apparence, une intervention dans les affaires intérieures du pays; il ne voudrait pas même d'une déclaration solennelle des deux gouvernements, et qui tendrait à rétablir sous leur direction, comme vous le proposez, l'ordre de choses qui existait en Portugal avant l'usurpation de dom Miguel.
»Lord Palmerston ne se dissimule pas les inconvénients de la présence de dom Pedro en Portugal, ni la dangereuse action de la mauvaise constitution de 1826 sur le repos de toute la péninsule; mais, comme j'avais l'honneur de vous le dire, tout en voulant la fin, il recule devant les moyens. Je n'ai négligé aucun des arguments que vous faites valoir à ce sujet dans vos différentes lettres, mais je n'ai pas pu fixer son esprit sur une de ces résolutions hardies qu'il appartiendrait à l'Angleterre de prendre dans une pareille circonstance.
»Lord Palmerston m'a dit ensuite que, d'après les rapports de M. Addington, il lui serait impossible de tenter une démarche quelconque près du cabinet de Madrid, tant que M. de Zéa n'aurait pas fait au gouvernement anglais des ouvertures nouvelles et du genre, à peu près, de celles faites en dernier lieu à M. de Rayneval. Comme je l'ai trouvé assez décidé sur ce point, je n'ai pas voulu le presser davantage, me réservant d'ailleurs d'en entretenir lord Grey chez lequel je me suis rendu, à l'issue de ma conversation avec lord Palmerston. Je ne l'ai pas trouvé: j'y retournerai demain, mais je n'ai pas voulu différer de vous transmettre des informations qu'il ne sera peut-être pas inutile de faire arriver à Madrid.»
LORD GREY AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Downing-Street, Aug. 21, 1833.
Mon prince,
»Je vous renvoie avec bien des remerciements les lettres intéressantes du duc de Broglie, que vous m'avez fait l'honneur de me confier.
»Je trouve beaucoup de justesse dans les vues et les raisonnements du duc, quoique je ne partage pas toutes ses craintes sur le mariage Leuchtenberg. Je serai charmé de trouver une occasion de parler avec vous sur cela, à mon retour de Windsor...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 22 août 1833.
»... Je n'ai pu avoir avec lord Grey qu'une très courte conversation sur les affaires du Portugal; il est toujours absorbé par le parlement, et a été, de plus, passer un jour à Windsor. Il partage certainement votre répugnance pour le mariage que dom Pedro paraît projeter pour sa fille, mais, cependant, il n'en apprécie peut-être pas assez toutes les graves conséquences sur l'avenir de la péninsule, et j'ai retrouvé, dans lord Grey, comme dans lord Palmerston, si ce n'est de l'indifférence, du moins une hésitation, une incertitude de vues dans la question portugaise, qui pourraient avoir de bien fâcheux résultats si elles se prolongeaient. Je vous engage à vous en ouvrir franchement avec M. Aston...»
«Le 23 août 1833.
»... Lord Palmerston a paru très bien comprendre nos répugnances pour le mariage Leuchtenberg, mais j'ai vu avec peine plusieurs autres membres du cabinet dominés dans cette question par une sorte de politique sentimentale, à mes yeux fort déplacée. En attendant, rien d'utile ne se fait: dom Pedro s'établit de plus en plus dans la régence qu'il s'est attribuée à lui-même; il la conduit à la diable, et chaque jour, par malheur, le rend plus difficile à écarter; il est à craindre aujourd'hui que la guerre civile ne se charge de le culbuter...»
«Le 26 août 1833.
»... Les instructions que vous adressez à M. de Lurde me paraissent rédigées dans un excellent esprit, qui s'applique à des prévisions sagement méditées aussi bien qu'aux faits qui nous sont déjà connus.
»Je dois féliciter de plus en plus le gouvernement du roi du système politique qu'il a adopté dans ses relations avec l'Espagne, et dont votre dépêche à M. de Rayneval me fournit une nouvelle preuve. Je suis porté à croire avec vous que les ouvertures de M. de Zéa à notre ambassadeur à Madrid ont été faites avec l'intention d'y donner suite, et d'assurer, de commun accord avec la France et l'Angleterre, le repos de la péninsule. Que ce langage nouveau, de la part du cabinet de Madrid, lui ait été dicté par les craintes que lui causent les derniers événements de Lisbonne, ou par tout autre sentiment, je pense qu'il ne faut pas trop s'en laisser préoccuper. Aussi, n'ai-je négligé aucun argument pour faire prévaloir dans l'opinion des ministres anglais la nécessité de nous entendre avec l'Espagne pour régler, d'une manière avantageuse à tous, l'avenir du Portugal.
»J'ai eu l'honneur de vous faire connaître le mauvais effet qu'avaient produit ici les derniers rapports de M. Addington; mais je ne crois pas cependant que ce soit à ces rapports seuls qu'il faut attribuer les dispositions peu favorables du cabinet anglais envers le gouvernement espagnol, car on va jusqu'à supposer qu'il est surtout dominé par un esprit d'animosité contre M. de Zéa, qui pourrait amener de bien fâcheuses complications. La nomination, récemment faite, de M. George Villiers[137] à la place de M. Addington, paraît ici un peu empreinte de cet esprit, et, quoiqu'on y rende justice au caractère honorable de ce nouvel envoyé, on s'effraye de ses opinions beaucoup plus prononcées que celles de M. Addington, dans un sens qui ne peut s'accorder avec la politique du cabinet de Madrid. La nomination de M. Villiers est d'autant plus inopportune que M. de Zéa exprimait, il y a peu de temps encore, le désir de conserver M. Addington à Madrid.
»Je dois citer encore, comme un fait à l'appui des reproches qu'on adresse au gouvernement anglais, la publication des lettres interceptées à Lisbonne, publication que je n'ai pas moins déplorée que vous, monsieur le duc, et dont le ministère anglais aura bien de la peine à se justifier[138]. On eût pu tirer un utile parti de ces lettres, soit auprès des membres du parlement anglais, soit auprès des gouvernements étrangers qui y sont plus ou moins compromis, et auxquels la crainte de révélations indiscrètes aurait certainement inspiré plus de retenue et de ménagement. Ce qui doit aussi, ce me semble, faire regretter aujourd'hui cette imprudente publication, c'est que le gouvernement anglais n'ait pas su profiter du seul avantage qu'elle pouvait lui procurer, en se prononçant énergiquement dans les affaires de Portugal. Il aurait pu se regarder comme autorisé, d'après ces lettres, à intervenir à Lisbonne pour en expulser dom Pedro, et faciliter le rapprochement du gouvernement de doña Maria avec celui d'Espagne. Il lui aurait été aisé de dissimuler cette intervention dans les affaires intérieures du pays sous une forme quelconque, et d'ailleurs, dans ces sortes d'affaires, le succès justifie tout. Il satisfaisait par là tous les cabinets, il imposait silence au parti tory dans le parlement, et la tranquillité rétablie en Portugal, même avec la suspension de la constitution de 1826, jusqu'à la majorité de doña Maria, par exemple, lui offrait de puissants moyens de défense contre la fraction du parlement qui soutient les opinions les plus exagérées.
»Ainsi que vous m'y aviez autorisé, je viens de communiquer à lord Palmerston les instructions que vous adressez à M. de Lurde. Il s'est montré très sensible à cette marque de confiance, et m'a chargé de vous dire qu'il approuvait ces instructions dans toute leur étendue, et qu'il allait écrire à lord William Russell pour l'engager à se concerter, en général, dans ses démarches, avec M. de Lurde...»
«Le 26 août 1833.
Mon cher duc,
»Voici une dépêche—celle ci-dessus—à laquelle j'ai ôté la forme officielle, afin que vous puissiez, si vous le jugez à propos, ne la considérer que comme une lettre particulière. J'ai cru devoir au gouvernement les renseignements qu'elle renferme. Vous y trouverez d'ailleurs quelques arguments dont vous pourriez, sans me citer comme de raison, tirer parti vis-à-vis de M. Aston. Je n'ai pas besoin de vous dire combien seraient graves les inconvénients qui résulteraient de quelque indiscrétion directe sur le contenu de cette dépêche.
»Le gouvernement anglais est fort mécontent de son ministre à Pétersbourg, qui a, sans motif d'aucun genre, compromis lord Minto près du cabinet de Berlin. J'ai fait tous mes efforts pour que lord Minto ne souffrît pas, dans sa position, d'une indiscrétion commise par un de ses collègues. Mon opinion est que le ministère fera l'impossible pour étouffer cette affaire et pour conserver lord Minto à Berlin...»
«Le 27 août 1833.
»Voici les nouvelles qui sont arrivées aujourd'hui à Londres de Lisbonne et d'Oporto.
»Lord William Russell a présenté le 15 ses lettres de créance au régent à Lisbonne.
»Le 16, Saldanha a battu les miguélistes devant Oporto, dont le siège est entièrement levé, et de telle sorte qu'un grand nombre de bâtiments de commerce sont entrés dans le Douro.—Les cortès ont été convoquées à Lisbonne, et les élections doivent commencer le 1er octobre.
»Une autre nouvelle qui est parvenue également ce matin à Londres, et à laquelle personne n'était préparé, est celle de l'arrivée de l'empereur de Russie à Stettin[139]. Nous l'avons appris par un courrier qu'a reçu le prince de Lieven.
LE COMTE DE RAYNEVAL AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Madrid, le 19 août 1833.
Mon prince,
»Je vous remercie beaucoup de votre lettre du 27 juillet. Je conçois le peu d'attraits qu'a aujourd'hui pour vous le séjour de Paris, et j'avoue franchement que, pour ma part, je ne regarde pas du tout comme une privation d'en être éloigné. Il y a pourtant des moments où j'aurais bonne envie d'y faire une apparition, celui-ci par exemple. Je vous y rencontrerais, et ce serait pour moi à la fois un grand plaisir et un grand avantage. Vous éclairciriez, j'en suis certain, une foule de doutes qui ne cessent de se présenter à mon esprit, et vous me montreriez le chemin que je dois suivre pour me tirer des difficultés toujours croissantes de ma position actuelle. Le ministère devrait bien avoir la bonne idée de m'appeler, ne fût-ce que pour quelques jours. Il me semble qu'il y a dans les affaires de ce pays-ci des points pour lesquels les écritures ne suffisent pas, et qui exigent des conversations.
»On aurait pu croire à un dénouement prochain du drame qui se joue dans notre voisinage, si dom Pedro avait voulu se résigner à disparaître de la scène. Mais il aura pressenti qu'on était assez disposé à se passer de lui, et il a pris ses précautions. Dom Miguel et ses adhérents sont à peu près hors de combat. N'est-il pas à craindre qu'un nouveau conflit ne s'élève et que le pays ne se partage entre dom Pedro et doña Maria? L'Espagne, après quelques façons, s'accommoderait, je pense, du règne de cette princesse; mais le père lui fait peur. Les mesures précipitées qu'il vient de prendre contre le clergé le font regarder ici comme un révolutionnaire des plus fougueux[140]. Malgré cela, s'il ménage l'Espagne, l'Espagne le laissera très tranquille. Ce gouvernement connaît sa propre faiblesse et n'entreprendra rien s'il n'est poussé au désespoir. Il a beaucoup de peine à se rassurer sur les vues de l'Angleterre. Le rappel de M. Addington, quoiqu'il le prévît, lui paraît de mauvais augure; il craint de le voir remplacer par un homme ardent et prévenu. On peut mener très loin les Espagnols avec des ménagements; mais, si on les brusque ou les menace, ils se cabrent, et non seulement ils ne font rien de ce que vous voulez, mais vous pouvez même les précipiter dans les plus dangereuses folies.
»M. de Zéa remercie Votre Altesse de son souvenir. Il se recommande à elle pour tâcher d'adoucir lord Palmerston, qu'il croit animé de sentiments peu bienveillants pour l'Espagne.
»Le roi Ferdinand est dans un fort triste état. On craint qu'il ne passe pas le mois de septembre. Je crois que les nouvelles de sa santé sont la véritable cause de la persistance de don Carlos à rester en Portugal, malgré la guerre et le choléra. La mort du roi, arrivant dans les circonstances actuelles, mettrait, à coup sûr, ce pays-ci en combustion, et je ne sais si la tranquillité de l'Europe, que vos soins ont si miraculeusement conservée jusqu'à présent, résisterait à ce choc...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 29 août 1833.
Monsieur le duc,
»... J'ai l'honneur de vous transmettre le discours prononcé aujourd'hui par Sa Majesté le roi d'Angleterre à la prorogation du parlement. Vous y remarquerez les phrases qui se rapportent aux questions de Hollande, de Portugal et de Turquie.—Le chancelier quitte Londres ce soir pour deux mois, et lord Grey partira dans quelques jours pour son château, dans le nord de l'Angleterre, où il compte aussi passer deux mois...»
LE COMTE DE RAYNEVAL AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Madrid, le 24 août 1833.
»Prince,
»Nous voici ici dans une sorte de crise. Pendant que lord Palmerston fait donner au cabinet de Madrid des assurances réitérées de neutralité de la part de l'Angleterre, en exigeant plus impérieusement que jamais celle de l'Espagne, en disant que si un seul soldat espagnol met le pied sur le territoire portugais, l'Angleterre regardera cet acte comme une déclaration de guerre, lord William Russell annonce qu'il a pris la résolution, pour protéger, dit-il, les sujets anglais, de faire descendre à terre, non un soldat, mais deux mille de ceux qui sont sur l'escadre de l'amiral Parker[141], et de leur faire occuper, non seulement le fort Saint-Julien qui défend l'embouchure du Tage, mais aussi le fort Saint-George qui domine la ville de Lisbonne. C'est pour une lettre adressée le 13 à M. de Cordova, que lord Russell donne à connaître cette détermination. Elle a causé, comme vous pouvez le penser, la plus vive impression sur ce gouvernement-ci, qui, il y a deux jours seulement, recevait les communications rassurantes dont j'ai fait mention plus haut. Il ne sait si cette idée de débarquer des troupes anglaises vient de lord William ou de son gouvernement. Il croit à la première de ces hypothèses plutôt qu'à la seconde, qui lui paraît trop directement en opposition avec ce que lui fait dire le cabinet britannique. Dans l'incertitude où est M. de Zéa, il se hâte d'expédier un courrier à Londres, pour engager le gouvernement à ne pas outrepasser les bornes qu'il a posées lui-même, et à ne pas forcer l'Espagne à quitter, malgré elle, la ligne de conduite qu'elle a fidèlement suivie jusqu'ici, à la demande de l'Angleterre. Il m'assure que la note qui sera remise à ce sujet à lord Palmerston est conçue en des termes qui ne peuvent nullement être pris en mauvaise part. Il demande à notre gouvernement d'appuyer cette démarche pacifique, et verrait avec reconnaissance que vous voulussiez bien user de votre influence personnelle pour faire changer une détermination dont on ne peut réellement calculer les suites. Mais, j'ai bien peur que cette requête ne vienne trop tard. Le 16, M. de Bourmont a quitté Coimbre pour rejoindre son armée, qui marchait sur Lisbonne. Elle est forte de quinze à seize mille hommes, non compris quelques corps détachés qui sont sur le Tage, ou du côté de Torrès-Vedras. Avec cette force, il peut certainement tenter d'enlever la capitale, et y parvenir. Lord William sera, sans doute, obligé de suivre son projet, ou d'y renoncer sans attendre les directions de son gouvernement. Tout l'avenir de la péninsule va donc dépendre de l'idée qui lui passera par la tête.
»On ne peut se dissimuler que ces tristes affaires de Portugal prennent la tournure la plus fâcheuse possible. Une sanglante anarchie se propage dans tout le pays; et dom Pedro, par tous les décrets qu'il lance, sans interruption, blesse toutes les opinions comme tous les intérêts, et rend presque impossible le retour de l'ordre. Il ne manque plus que de voir l'Angleterre et l'Espagne prendre part à la lutte, pour en être réduit à désespérer, non seulement de la péninsule, mais de l'Europe tout entière...»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Saint-Cloud, le 30 août 1833.
»Je ne veux pas laisser partir M. Thiers pour Londres sans un petit mot de moi pour vous, mon cher prince; il me l'a demandé hier soir, et je suis bien aise de vous dire combien notre cher roi l'apprécie et est satisfait de son esprit et de son dévouement; il va à merveille: c'est un excellent petit homme.
»Nous avons les nouvelles les plus satisfaisantes du voyage du roi[142]; c'est un véritable triomphe. Je vais partir avec la reine, mes nièces et mes deux plus jeunes neveux pour aller le rejoindre à Cherbourg, d'où je tâcherai de vous donner de nos nouvelles. Je vous écris en hâte, étant au moment de monter en voiture...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 4 septembre 1833.
Monsieur le duc,
»C'est seulement hier, 3, que j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 29 et le 31 du mois dernier, et dont l'arrivée a été fort retardée par le mauvais temps.
»Le marquis de Rezende est arrivé, il y a quelques jours, à Londres, venant du Havre, chargé par Sa Majesté Madame la duchesse de Bragance de demander à Sa Majesté le roi d'Angleterre la permission pour elle et pour la reine doña Maria de venir attendre en Angleterre les bâtiments portugais qui doivent les conduire à Lisbonne. Le marquis de Rezende, en communiquant le but de sa mission aux ministres anglais, a porté des plaintes très vives sur la manière dont madame la duchesse de Bragance aurait été reçue au Havre, et particulièrement sur les mauvais traitements que M. le duc de Leuchtenberg aurait eu à supporter de la part des autorités du Havre[143].
»Lord Grey, qui m'a entretenu de la mission de M. de Rezende, m'a dit qu'il avait reçu une copie de la protestation faite par M. le duc de Leuchtenberg avant de quitter le Havre, et remise par lui au sous-préfet. Il m'a paru qu'il avait été très frappé de la rédaction de cette pièce, qu'il n'a pu me montrer parce qu'il l'avait laissée entre les mains du roi. Lord Grey a ajouté qu'il avait pris les ordres de Sa Majesté sur la demande faite par madame la duchesse de Bragance, et que le roi lui avait recommandé de faire savoir a M. de Rezende qu'il verrait avec plaisir la reine doña Maria et l'impératrice en Angleterre, et que, s'il avait un bâtiment disponible, il l'enverrait au Havre pour qu'elles pussent en faire usage.
»Lorsque lord Grey m'a fait la communication dont je viens de vous faire part, je n'avais point encore reçu votre dépêche du 31, qui renferme des explications sur ce qui s'est passé au Havre, relativement au duc de Leuchtenberg; mais j'ai pu cependant l'assurer qu'il devait y avoir une grande exagération dans les récits du marquis de Rezende; qu'il ne paraîtrait croyable à personne qu'après un séjour de deux années en France, pendant lesquelles Leurs Majestés M. le duc et madame la duchesse de Bragance et la reine doña Maria n'avaient pas cessé d'être entourés d'égards et traités de la manière la plus distinguée, on eût eu, au moment de se séparer d'eux, des procédés inconvenants, qui sont si étrangers à la cour de France. J'ai retrouvé, du reste, dans cette circonstance comme dans plusieurs autres, lord Grey surpris de l'insistance que nous mettons à repousser le duc de Leuchtenberg, et ne voulant pas comprendre qu'il s'agit ici d'une question de dignité pour le Portugal et de tranquillité pour la péninsule entière, sur quoi j'ai toujours particulièrement insisté.
»J'ai eu, aujourd'hui même, avec lord Palmerston, une conversation dans laquelle je lui ai parlé de la note qui doit lui être adressée par le gouvernement espagnol, au sujet de l'occupation des forts de Lisbonne par des troupes anglaises. Il n'avait pas encore reçu cette note, mais elle lui avait été annoncée, au lever du roi, par M. Vial, ministre d'Espagne. J'ai pu cependant saisir cette occasion qui m'était offerte pour lui renouveler les instances que je lui ai déjà faites à diverses reprises sur la nécessité d'un rapprochement entre l'Angleterre et l'Espagne. Je lui ai indiqué qu'en agissant de concert avec le cabinet de Madrid, pour empêcher des troubles révolutionnaires dans la péninsule, il rapprocherait de lui les cabinets du continent que des intrigues récentes avaient pu en éloigner, et qu'il s'assurerait par là une influence profitable pour la paix de l'Europe; que la meilleure manière de satisfaire l'Espagne en ce moment était de renoncer à l'occupation des forts de Lisbonne, et de repousser sans hésitation le mariage de doña Maria avec le duc de Leuchtenberg, qui ne pouvait qu'amener à sa suite la guerre civile en Portugal et en Espagne.
»Lord Palmerston a écouté ces observations avec intérêt et m'a donné sa parole de chercher dans la note du cabinet espagnol, aussitôt qu'elle lui serait parvenue, tous les moyens possibles de rentrer avec l'Espagne dans des relations amicales. Il m'a paru qu'il en sentait toute l'importance, et il m'a même assuré, comme M. Aston vous l'avait déjà annoncé, que l'autorisation donnée aux troupes anglaises d'occuper les forts de Lisbonne avait été révoquée, et que lord William Russell avait reçu l'ordre de se conformer aux premières instructions qui lui avaient été transmises, et dont vous avez eu connaissance.»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 5 septembre 1833.
Mon prince,
»Je vous envoie une dépêche que j'ai reçue de Madrid ce matin même. Elle n'est pas aussi satisfaisante que je l'espérais. Il est clair que l'affaire portugaise demeurant encore dans sa crise, le gouvernement espagnol espère trop le succès de dom Miguel pour s'ouvrir à nous entièrement, tandis que le gouvernement anglais, regardant toujours dom Miguel comme perdu, se ressouvient plus de ses ressentiments contre l'Espagne que des vrais intérêts de l'Angleterre. Si Lisbonne est emporté d'assaut, et si dom Miguel est écrasé dans l'attaque, chaque gouvernement suivra sa pente, je le crains, et demeurera intraitable. Mais, je ne sais si je m'abuse, aucun de ces deux événements ne me paraît probable. A moins que dom Pedro n'ait décidément perdu la tête, il n'ira point se faire battre en rase campagne, et pour peu qu'il se tienne sur la défensive, ce ne sont pas les quinze ou vingt mille hommes de Bourmont qui pourront entrer de vive force dans une ville comme Lisbonne. La mauvaise saison approchant, ce qui semble être l'avenir de ce malheureux pays, c'est d'avoir ses deux capitales occupées par les pédristes, et le reste du territoire occupé par les miguélistes ou livré à leurs ravages, et cela, sans terme apparent, sans dénouement prochain ni probable.
»Un tel état de choses peut-il, doit-il subsister?
»J'avoue que j'ai peine à le croire. Je respecte beaucoup le principe de non-intervention. Chacun pour soi, chacun chez soi, rien de plus juste. Mais ce principe, comme tous les principes, a ses limites. Il suppose que le pays auquel on l'applique possède en lui-même les moyens de sortir de l'anarchie, d'échapper à la guerre civile; il suppose, dans ce pays, une majorité et une minorité: une majorité suffisante pour venir à bout de la minorité, tant qu'elle résiste, et la protéger, sans traiter avec elle, quand elle a succombé. Mais, quand une épreuve longue, patiente, sincère, a prouvé que le pays dont il s'agit ne possède aucun des moyens nécessaires pour rétablir l'ordre dans son propre sein; qu'il n'y a, d'aucun côté, une majorité réelle et capable de se dessiner, de se faire obéir; quand il est évident que la lutte ne peut finir par le triomphe absolu de qui que ce soit, il me semble que l'humanité, la raison, le bon sens veulent que ceux des voisins qui ont un intérêt quelconque à la pacification du pays dont il s'agit, se concertent pour intervenir, pour faire poser les armes aux combattants, pour régler ensuite un compromis entre les partis opposés, en proportionnant autant que possible les avantages réciproques à la force respective des partis.
»Telle est, à mon avis, la position du Portugal.
»Plus j'y réfléchis, plus j'y regarde, plus je me persuade que cette malheureuse affaire ne peut finir que par l'intervention amicale de la France, de l'Espagne et de l'Angleterre, intervention plus ou moins prononcée, plus ou moins directe, plus ou moins active, selon l'exigence du cas et la nature des circonstances; mais intervention sans laquelle l'affaire dégénérera en une guerre entre l'Espagne et l'Angleterre, chacune s'engageant de plus en plus au soutien de son protégé, et faisant chaque jour de nouveaux appels à l'opinion de chaque pays, jusqu'au point de l'exalter, de manière à se priver de toute liberté de choisir et de se mouvoir en divers sens.
»Je vous confie ces réflexions, mon prince, bien moins pour vous demander de faire, en ce moment, une démarche quelconque, que pour vous prier de préparer à l'avance celles que les événements pourraient bientôt rendre nécessaires. S'il arrive qu'une sorte de convention s'établisse entre les trois gouvernements pour agir simultanément dans cette affaire, ce sera vous qui en poserez les bases. C'est votre sagesse et votre expérience qui en sera crue par le gouvernement anglais. Je n'aurais, à moi seul, que peu d'espérance de me faire écouter. Je tiens d'ailleurs, avant tout, à m'éclairer de vos conseils et à ne rien précipiter sans votre aveu...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 9 septembre 1833.
Monsieur Je duc,
»La reine doña Maria et Sa Majesté la duchesse de Bragance ont débarqué hier à Portsmouth, venant du Havre, à bord d'un bateau à vapeur frété par un agent de dom Pedro. La jeune reine a reçu les plus grands honneurs à son débarquement; les lords de l'amirauté qui se trouvaient à Portsmouth se sont empressés de lui présenter leurs hommages, ainsi que toutes les autorités civiles et militaires. Elle est invitée à se rendre à Windsor, où il paraît qu'elle passera trois ou quatre jours. En tout, on met une espèce d'affectation dans la bonne réception qu'on fait à doña Maria en Angleterre; il est aisé d'en deviner le but, et le Times, dans un article de son numéro de ce matin, ne laisse aucun doute à cet égard...»
«Le 9 septembre 1833.
Mon cher duc,
»Voici le parlement dissous, les ministres anglais sont à la campagne, et la conférence ajournée de fait jusqu'à ce qu'il plaise au roi de Hollande de répondre et de céder. Il ne paraît disposé ni à l'un ni à l'autre, et nous ne faisons rien qui vaille ici.
»Je crois donc le moment opportun pour obéir aux médecins qui jugent le changement d'air nécessaire pour me remettre de mon terrible rhume. Ma famille me presse de me rendre à Paris, où le triste état de mon frère exige des mesures qu'on ne croit pas pouvoir prendre sans moi, et mes affaires personnelles, enfin, sont trop en souffrance depuis la mort de l'homme qui les gouvernait depuis vingt-cinq ans pour que je puisse les laisser plus longtemps à l'abandon.
»L'état des choses me paraissant ne pas réclamer aujourd'hui d'une façon particulière ma présence ici, je viens vous demander un congé dont la durée dépendrait du plus ou moins d'importance dans les affaires politiques. Je prie votre amitié de vouloir bien me l'accorder sans délai, car je sens que ma santé a besoin de quelque repos.
»Je suis porté à croire que le roi des Pays-Bas trouvera moyen de nous faire attendre longtemps sa décision; mais, lors même qu'il se résignerait prochainement, ce n'est plus par des négociations plus ou moins habiles qu'on l'y déterminera; la force des choses, les avantages évidents que nous avons assurés aux Belges par notre convention du 21 mai, et qui dureront autant que le provisoire, pourront seuls décider le roi Guillaume à signer. La démarche de la diète de Francfort à La Haye et notre refus de continuer ici une négociation oiseuse aussi longtemps que le roi des Pays-Bas y apportera des arrière-pensées, ont été deux excellentes mesures. Tout est donc bien préparé. Tout ce qui était difficile et utile à faire est fait. C'est maintenant au temps, et au temps lui seul, à achever. Ma présence ici n'en hâterait ni la marche ni l'action.
»Si, par impossible, les premières réponses de Hollande étaient assez favorables pour me donner la certitude que le traité définitif pourrait être conclu dans le mois de septembre, je me ferais un devoir de ne profiter de mon congé qu'après la signature du traité; mais cette chance est si peu vraisemblable qu'il est presque inutile de l'admettre...»
«Le 11 septembre 1833.
»... J'ai lu avec un grand intérêt la dépêche de M. le comte de Rayneval du 30 août, dont vous avez bien voulu me transmettre une copie, et j'ai déjà fait usage de ce qu'elle contient, dans mes conversations ici[144].
»M. Georges Villiers, à son passage par Paris, en se rendant en Espagne, vous aura communiqué les vues de son gouvernement sur l'état de la péninsule; il en avait reçu l'ordre de lord Palmerston. Il est chargé de la réponse du cabinet anglais à la dernière note de M. de Zéa, qui, comme vous le savez déjà, ne portait que sur deux points: l'occupation des forts de Lisbonne par des troupes britanniques, et le débarquement de ces mêmes troupes pour protéger les sujets anglais dans le cas où, par suite d'un conflit à Lisbonne même, ils auraient besoin d'une protection. Sur le premier point, vous êtes instruit que le cabinet espagnol a eu pleine satisfaction. Quant au second, lord Palmerston a répondu que rien ne pourrait empêcher l'amiral anglais d'employer tous les moyens qu'il possédait pour protéger les intérêts britanniques s'ils étaient menacés, et qu'à cet égard il avait reçu des instructions formelles. Aux deux articles que j'ai indiqués ci-dessus, M. de Zéa avait joint des protestations d'amitié auxquelles lord Palmerston a répondu par des assurances du même genre. Du reste, vous serez informé sur ces questions beaucoup mieux par votre conversation avec M. Villiers, que je ne pourrais le faire par ma correspondance.
»Les nouvelles de Portugal, qui vous seront données par les journaux anglais d'aujourd'hui, montrent que les affaires de ce pays touchent à une crise, sinon décisive, du moins très importante. Les forces de dom Pedro et de dom Miguel se balancent à peu près, et il est impossible de prévoir quelle sera l'issue de la lutte. La reine doña Maria restera jusqu'au lundi 15 à Windsor, d'où elle retournera à Portsmouth; on annonce son départ de ce port pour Lisbonne comme très prochain; mais vraisemblablement elle ne partira pas avant qu'on ait reçu l'assurance qu'elle ne courra aucun danger dans sa capitale...
»Je crois que, sans attacher une importance exagérée au voyage de l'empereur Nicolas, il ne sera pas inutile d'en surveiller attentivement les suites. Le retour de M. de Metternich à Vienne et de M. Ancillon à Berlin mettra M. de Sainte-Aulaire et M. Bresson en position de vous communiquer quelques informations à ce sujet; je vous serai particulièrement obligé de me les faire connaître...»
«Le 18 septembre 1833.
»J'ai reçu la lettre par laquelle vous m'annoncez que Sa Majesté a bien voulu m'accorder l'autorisation de me rendre en France. Je voulais profiter immédiatement de cette autorisation, et j'avais l'intention de partir le 20; mais Sa Majesté le roi d'Angleterre m'ayant fait l'honneur de m'inviter à passer trois jours à Windsor, j'ai dû retarder mon départ. Je ne reviendrai de Windsor que le dimanche 22, et je partirai le 24, pour être rendu à Paris le 27. J'aurai soin, avant de quitter Londres, de présenter M. de Bacourt, comme chargé d'affaires, à lord Palmerston, ainsi que vous me l'avez recommandé.
»Il n'y a pas d'autres nouvelles de Portugal à Londres que celles venues par la voie de France; il y a aujourd'hui vingt et un jours qu'aucune communication directe n'a eu lieu entre Londres et Lisbonne. L'incertitude qui règne sur l'état de cette dernière ville n'a pas empêché l'embarquement de la reine doña Maria, qui est partie avant-hier soir de Portsmouth, par un très mauvais temps...»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Saint-Cloud, le 16 septembre 1833.
»En arrivant ici, mon cher prince, j'ai trouvé votre lettre du 9, et je me suis empressée de parler au roi de votre désir de revenir ici. Il est toujours charmé de faire ce qui peut vous être agréable, et il en a, sur-le-champ, entretenu le duc de Broglie, dont vous devez avoir reçu maintenant la réponse que vous souhaitiez. Je sens combien un des motifs qui vous rappellent à Paris est pénible pour vous, et j'y prends bien part, comme à tout ce qui vous touche; mais je serai bien contente de vous revoir et de pouvoir causer tout à mon aise avec vous... Je regrette beaucoup que la résistance du roi de Hollande retarde encore la conclusion des affaires de Belgique. Au reste, les Belges ne sont pas de mon avis, car ils trouvent la convention du mois de mai plus avantageuse pour eux qu'une conclusion qui les obligerait à payer la dette, ce que, certes, je ne crois pas être bien entendu de leur part.
»Vous avez dans ce moment en Angleterre la petite reine de Portugal et la duchesse de Bragance. La conduite de cette dernière et celle de dom Pedro envers notre roi a été inconcevable, bien ingrate et bien déplacée. Elle est partie d'ici, sans remercier le roi de l'offre qu'il lui avait faite, à la nouvelle de l'entrée de dom Pedro à Lisbonne, de lui donner une frégate pour l'y conduire ainsi que la jeune reine, sans avoir prévenu le gouvernement de son départ. Dom Pedro n'a, non seulement pas écrit au roi depuis son entrée à Lisbonne, mais n'a pas même chargé M. de Loulé qui est venu chez le roi pour son propre compte, d'un mot de message pour le roi, ni d'aucuns remerciements pour tous les soins qu'il a eus de sa famille. Il est bon que vous sachiez que madame de Loulé (sœur de dom Pedro) a eu, pendant son séjour à Paris, soixante mille francs; celle-là en est très reconnaissante, mais il me semble que dom Pedro doit bien aussi quelque chose au roi. Tout cela n'est pas bien, mais je n'en fais pas moins des vœux bien sincères pour le succès de la cause de la petite reine.
»A revoir bientôt, mon cher prince...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE
«Londres, le 19 septembre 1833.
»... En m'entretenant ce matin avec lord Palmerston de la nouvelle de Constantinople dont vous avez bien voulu me faire part, nous nous sommes occupés de la conduite qu'il y aurait à tenir envers le cabinet russe, à l'égard du traité du 8 juillet qu'il a fait avec la Porte. Nous pensons l'un et l'autre qu'il y aurait une démarche à faire à Pétersbourg après la déclaration remise à La Porte, par les ambassadeurs de France et d'Angleterre. Il s'agit de savoir si cette démarche devrait consister dans une simple notification de ce qui a été fait à Constantinople, ou dans une déclaration à peu près du même genre que celle adressée à la Porte. Mon opinion serait pour ce dernier moyen, qui me paraît plus net, plus franc, et qui, en même temps, donnerait un caractère plus élevé à notre politique. Il serait, dans tous les cas, certainement convenable et utile, après la réunion des trois souverains du Nord, de présenter un témoignage bien marqué de l'union de la France et de l'Angleterre. Je vous engage à vous concerter avec lord Granville et à déterminer avec lui le parti à prendre dans cette circonstance par les deux gouvernements. »
»Nous sommes toujours sans nouvelles du Portugal...»
«Le 23 septembre 1833.
»... Lord Palmerston m'a chargé de vous offrir tous ses remerciements pour le bon accueil que vous avez bien voulu faire à M. Georges Villiers. Il s'est montré aussi très satisfait des dernières instructions que vous avez adressées à M. de Rayneval, et il croit qu'elles doivent produire un très bon effet sur le cabinet de Madrid. Je compte toujours aller coucher demain à Douvres, et m'embarquer après-demain matin.»
Je quittai en effet Londres le 24 septembre, et j'arrivai à Paris le 26.
FIN DE LA ONZIÈME PARTIE.
DOUZIÈME PARTIE
RÉVOLUTION DE 1830 (Suite)
(1833-1834)
RÉVOLUTION DE 1830 (Suite)
(1833-1834)
En quittant Londres au mois de septembre, j'étais à peu près décidé à ne plus y retourner. Je croyais y avoir laissé les affaires dans une situation telle, que ma présence n'y était plus nécessaire, et, d'autre part, mon grand âge, mes infirmités et l'état de mes affaires personnelles, fort dérangées par mes longues absences, me faisaient penser qu'il était temps de rentrer dans la retraite. J'aurais probablement persévéré dans cette résolution, si des sollicitations pressantes n'étaient venues me rappeler à Paris. Ces sollicitations avaient commencé dès les premiers jours du mois de novembre. Je résistai d'abord, en faisant valoir les raisons exposées plus haut; mais le roi et le ministère insistèrent avec vivacité, et je dus me rendre à Paris au commencement du mois de décembre, pour apprendre quels étaient les motifs qui faisaient désirer si vivement que je retournasse à mon poste de Londres.
Il ne s'agissait pas seulement des négociations relatives aux affaires de Belgique, qu'on se flattait de l'espoir de voir bientôt reprises à la suite des démarches que le roi des Pays-Bas avait faites auprès de la diète de Francfort et des agnats de sa maison afin d'obtenir leur assentiment aux conditions imposées par la conférence de Londres[145]. Le roi et son gouvernement étaient inquiets de la réunion qui avait eu lieu pendant l'automne, en Bohême, entre les souverains de Prusse et d'Autriche, et, au moins autant, des événements qui se passaient en Espagne et en Portugal, et qui faisaient craindre, soit un soulèvement révolutionnaire, soit la prolongation d'une guerre civile, incommode et peut-être dangereuse pour notre frontière des Pyrénées.
Aussitôt après mon arrivée à Paris, j'eus de longues conversations avec le roi et ses ministres, et on me communiqua toutes les correspondances relatives à ces trois questions, qui devaient me mettre au fait de ce qui s'était passé en mon absence.
Sur le premier point, je ne partageai pas trop les espérances qu'on avait conçues d'une reprise sérieuse des négociations de Londres pour les affaires belges, et j'avoue que, s'il ne s'était agi que de cette question, je n'aurais pas pensé qu'il fût urgent, pour moi, de retourner en Angleterre. Les deux autres questions me parurent plus graves. Je veux parler d'abord de la réunion des souverains de Russie, d'Autriche et de Prusse, et de l'impression qui m'en resta.
Cette réunion, paraît-il, avait été provoquée primitivement par le prince de Metternich. Le chancelier d'Autriche, préoccupé des souvenirs de l'expédition d'Ancône, et redoutant, pour la liberté d'action de l'Autriche en Italie, les conséquences des doctrines professées par la France et par l'Angleterre au sujet du droit d'intervention, avait proposé au gouvernement russe de s'entendre avec lui à cet égard, et de préparer en commun l'énoncé des principes d'après lesquels les deux cours entendaient régler l'exercice de ce droit.
Le désir de se fixer sur ce point donna lieu à l'idée de se réunir, soit en Silésie, soit en Bohême. Cette idée, mise en avant par le cabinet de Pétersbourg, fut accueillie à Vienne avec empressement. On croyait être assuré du concours de la Prusse, et l'empereur Nicolas, qui devait traverser les États de son beau-père[146] pour se rendre au lieu désigné pour l'entrevue, ne doutait pas d'emporter son accession.
Cependant, il n'y réussit pas entièrement. A Schwedt, où se tint une réunion préparatoire, les ouvertures de l'empereur échouèrent en partie. Le roi de Prusse déclina de prendre des engagements solennels qui pouvaient compromettre son gouvernement dans l'esprit de l'Allemagne, dont les tendances libérales lui étaient connues. L'empereur Nicolas dut s'acheminer seul vers la Bohême, et se rencontrer à Munchengrætz avec l'empereur d'Autriche. Là, on examina en commun d'abord les questions de politique générale qui intéressaient les deux pays, celles d'Orient et de Pologne. Le cabinet autrichien, dominé par les craintes que lui inspiraient les dispositions de l'Allemagne et la situation précaire de l'Italie, et abandonnant ses traditions constantes, aurait consenti à admettre en principe la suprématie à peu près exclusive de la Russie à Constantinople. Il aurait également donné son approbation aux mesures adoptées par le gouvernement russe pour enlever à la Pologne les restes d'une existence nationale et indépendante.
D'accord sur ces deux points, ce serait alors que M. de Metternich aurait proposé de conclure une convention qui arrêtât, sur les bases recommandées précédemment par l'Autriche, le principe d'un nouveau droit d'intervention, en vertu duquel il ne serait permis à aucune puissance d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre État, si elle n'y est formellement appelée par ce même État; mais assurant en même temps à la puissance dont le secours aurait été invoqué le droit exclusif d'intervention, sans qu'aucun autre cabinet ait celui d'y prendre part ou de s'y opposer.
Le cabinet russe, qui voyait dans cette convention l'assurance de pouvoir intervenir à son gré à Constantinople, comme le lui permet le traité du 8 juillet dernier avec la Porte, n'aurait pas hésité à la conclure.
M. de Metternich, non content d'avoir obtenu de son côté le droit d'intervenir en Italie et la certitude d'être appuyé en ce cas par la Russie, aurait proposé, en outre, de convoquer à Vienne les chefs des cabinets des différents États de la Confédération germanique, et de les amener, par un acte arrêté en commun, à annuler toutes les concessions faites, depuis 1815, par plusieurs États constitutionnels de l'Allemagne, et qui gênaient les mesures répressives qu'on voulait employer contre la propagation des idées révolutionnaires. L'empereur Nicolas se serait empressé de donner son approbation à ce projet.
Tous ces points convenus et arrêtés entre les souverains de Russie et d'Autriche, on aurait envoyé MM. de Nesselrode et de Ficquelmont[147] à Berlin, pour déterminer le gouvernement prussien à entrer dans les vues de ses deux alliés. Après une résistance assez prolongée et beaucoup d'hésitation, le roi de Prusse aurait fini par se rendre aux instances qui lui étaient faites, et aurait signé la convention; mais, sous la condition formelle qu'elle resterait secrète.
Tel est à peu près le résumé des informations contenues dans les correspondances de nos agents diplomatiques, qui me furent communiquées. Je n'oserais pas garantir leur exactitude parfaite; mais ce qui restait exact et vrai, c'était d'abord le traité du 8 juillet 1833, imposé par la Russie à la Porte ottomane, puis une démarche collective, faite à Paris, dans les derniers jours du mois d'octobre par les ministres d'Autriche, de Prusse et de Russie. Ils s'étaient présentés successivement chez le duc de Broglie pour lui lire une dépêche de leur cour, qui en substance renfermait ceci: je cite la dépêche autrichienne:
M. de Metternich commençait par exposer, dans cette dépêche, que les trois souverains réunis en Bohême on trouvé, dans les explications qu'ils ont eues ensemble, les preuves les moins équivoques de la solidité des liens d'amitié qui les unissent, et des dispositions bienveillantes dont ils sont également animés à l'égard des autres puissances.
Après ce préambule, le chancelier d'Autriche passait au développement des principes que les souverains se sont accordés à reconnaître comme pouvant seuls garantir le repos de l'Europe.
Suivant M. de Metternich, ou plutôt, suivant les cabinets dont il se présente ici comme l'organe, chaque gouvernement est naturellement porté à désirer et à favoriser la diffusion des doctrines sur lesquelles repose son existence. Ce prosélytisme est trop naturel pour qu'on puisse penser à le condamner tant qu'il s'exerce par des voies pacifiques, par les seules influences morales. Mais il n'en est pas de même de ce système de propagande qui, étendant son action sur l'Europe entière, cherche à bouleverser partout les institutions en vigueur pour y substituer violemment de dangereuses innovations. Un pareil système, également hostile à tous les gouvernements réguliers, doit nécessairement être combattu par leurs efforts communs. Dans le cas où le gouvernement français, qui a si bien su se défendre lui-même des agressions des révolutionnaires, ne réussirait pas désormais à déjouer également les machinations auxquelles ils se livrent sur son territoire contre les États étrangers, il pourrait en résulter, pour quelques-uns de ces États, des agitations et des désordres intérieurs qui les mettraient dans l'obligation de réclamer l'appui de leurs alliés. Cet appui ne leur serait pas refusé, et toute tentative qui aurait pour but de s'y opposer serait envisagée, par les trois cours, comme une hostilité dirigée contre chacune d'elles.
Les communications faites par les ministres de Russie et de Prusse différaient par quelques nuances dans l'exposé des doctrines, mais s'accordaient toutes les deux dans la conclusion et constataient ainsi qu'il y avait une solidarité véritable entre les trois cabinets dans la démarche qu'ils venaient de faire.
Le duc de Broglie répondit avec autant de tact que de fermeté à ces communications[148]. Il dit aux trois ministres étrangers que, s'il ne devait voir, dans les documents qu'ils venaient de lui dire, qu'une profession de foi plus ou moins contestable, il croirait superflu de la discuter; mais que, devant présumer que cette communication était autre chose qu'une inutile manifestation de principes, il était conduit à chercher quel en était le but.
Avait-on voulu, dit-il, insinuer que le gouvernement français favorisait la propagande révolutionnaire? Il ne le pensait pas; mais, s'il avait, à cet égard, la moindre incertitude, il repousserait par le démenti le plus formel l'apparence d'une imputation dans laquelle le gouvernement du roi verrait une injure gratuite qu'il était décidé à ne pas tolérer. On apprendrait bientôt que l'envoyé de France près de la cour de Stockholm avait quitté cette capitale d'après les ordres qu'il lui avait transmis, et sans prendre congé du roi Charles-Jean, parce que ce prince avait cru pouvoir lui exprimer sur la politique du gouvernement du roi des allusions analogues à celles auxquelles il venait de l'aire allusion[149].
Quant à l'espèce d'intervention que semblait annoncer la conclusion des trois dépêches, voici la réponse qu'il y fit: «Il est des pays où, comme nous l'avons déclaré pour la Belgique, pour la Suisse, pour le Piémont, la France ne souffrirait à aucun prix une intervention de forces étrangères. Il en est d'autres à l'égard desquels, sans approuver cette intervention, elle peut ne pas s'y opposer, dans une circonstance donnée, d'une manière aussi absolue qu'elle le ferait dans d'autres conjonctures. C'est ce qu'on a pu voir lorsque l'armée autrichienne est entrée en Romagne. Ce qu'il faut en conclure, c'est que, chaque fois qu'une puissance étrangère occupera le territoire d'un État indépendant, nous nous croirons en droit de suivre la ligne de conduite que nos intérêts exigeront. Ce sont là de ces occasions où les règles du droit commun n'étant plus applicables, chacun agit de part et d'autre à ses risques et périls.»
Cette réponse, transmise aux trois cabinets, avait été reçue par eux sans qu'ils y répliquassent[150]. C'était sur ce terrain qu'on se trouvait, au moment où je revenais à Paris, c'est-à-dire plus d'un mois après la réponse faite par le duc de Broglie.
Je ne dois pas omettre non plus de dire que pendant mon absence de Londres, les gouvernements de France et d'Angleterre avaient adressé, par leurs agents à Pétersbourg, une protestation formelle et identique contre le traité dit d'Unkiar-Skelessi, signé le 8 juillet 1833 entre la Russie et la Porte ottomane, protestation qui se terminait par la déclaration que, pour les cabinets de Paris et de Londres, ce traité restait comme non avenu.
Il était évident que les trois cours d'Autriche, de Russie et de Prusse, blessées de ce que la France et l'Angleterre, en se séparant d'elles dans la question hollando-belge, étaient parvenues par leur action commune à dompter l'obstination du roi des Pays-Bas; il était évident, dis-je, que ces trois cours avaient voulu faire une démonstration qui couvrît la défaite de leur politique. N'était-ce qu'une démonstration, ou y avait-il eu réellement une résolution prise d'agir en commun activement, dans tel cas donné qui pouvait se présenter? J'en doute, mais cependant on ne devait pas négliger un pareil symptôme, et il fallait ou répondre à des menaces par des menaces, ce qui eût été puéril et n'eût servi à rien, ou s'arrêter à quelque mesure qui pût empêcher les trois cours de s'avancer davantage dans une voie périlleuse pour le maintien de la paix, et indiquer en même temps la volonté de résister à tout acte offensif de leur part.
Après avoir mûrement réfléchi sur cette question, je proposai au roi et au duc de Broglie d'essayer d'amener le gouvernement anglais à conclure avec nous un traité d'alliance, conçu dans des termes assez généraux pour ne pas lier d'une manière gênante les deux gouvernements, mais duquel on pourrait, au besoin, tirer les conséquences qu'on voudrait, selon les circonstances. Et je citai, à ce sujet, la situation précaire de l'empire ottoman et l'état de la péninsule qui, en ce moment, causait, comme je l'ai dit plus haut, les plus vives inquiétudes par suite des troubles qu'y provoquaient la lutte en Espagne entre l'infant don Carlos et la reine Isabelle et celle en Portugal, entre dom Pedro et son frère dom Miguel. On ne pouvait pas se dissimuler, si ces troubles se prolongeaient comme tout semblait le présager, que le moment viendrait où les intérêts français engagés en Espagne, et les intérêts anglais engagés en Portugal, obligeraient les gouvernements de France et d'Angleterre à exercer une action quelconque dans la péninsule pour y mettre fin à la guerre civile. Dans mon opinion, cette action devait être combinée entre les deux gouvernements, et je pensais qu'il eût été utile de la rattacher à un traité préalable, qui eût en même temps l'avantage de constater aux yeux de tous l'union intime de la France et de l'Angleterre. C'était, à mon sens, la meilleure réponse à faire au traité russe du 8 juillet et aux communications insolites des trois cours du Nord.
Je parvins à faire partager mon opinion au roi et à son gouvernement, qui insistèrent plus fortement alors pour que je retournasse en Angleterre. Je dus consentir à céder à leurs sollicitations tout en leur déclarant que j'étais bien éloigné de croire que j'arriverais à faire adopter mon idée par le gouvernement anglais. Je pensais cependant que le résultat eût été assez important pour valoir la peine de tenter de l'obtenir.
Je partis donc pour Londres, après être convenu avec le duc de Broglie qu'il me transmettrait un exposé détaillé de ses vues au sujet du traité dont je désirais proposer la conclusion au gouvernement anglais. C'est dans ce but qu'il m'adressa la lettre suivante que je veux citer intégralement, toute longue qu'elle est, parce qu'elle résume admirablement tous les arguments en faveur de l'acte politique qu'il me semblait si important pour mon pays de faire adopter par l'Angleterre.—La suite de ma correspondance viendra après.
LE DUC DE BROGLlE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 16 décembre 1833.
Mon prince,
»L'idée d'une alliance défensive entre la France et la Grande-Bretagne vous appartient. Elle vous appartient doublement. C'est vous qui m'en avez entretenu le premier, il y a deux mois, lors de votre passage à Paris. C'est vous qui, le premier, en avez dit quelques mots à lord Granville. Je n'ai fait depuis que méditer et développer vos propres raisonnements. Vous désirez néanmoins que je résume dans une lettre purement confidentielle ceux que j'ai fait valoir en votre absence. Vous n'y apprendrez rien de bien nouveau, mais c'est le moins que je vous doive de déférer à ce désir.
»Il s'agit d'une alliance défensive.
»Il s'agit d'un traité par lequel les ennemis de l'un des deux pays deviendraient ceux de l'autre, en cas d'agression gratuite et non provoquée contre l'un ou l'autre. Il ne peut être question, dans aucun cas, de faire courir à l'Angleterre, par exemple, les dangers que pourrait entraîner une attaque juste ou injuste dirigée par la France contre tel ou tel pays, ni de lui faire supporter les conséquences d'une représaille que la France se serait attirée.
»Dans l'hypothèse d'une alliance purement défensive, on peut se demander au premier aspect si l'Angleterre a, pour y souscrire, les mêmes motifs que la France pour la désirer. On peut se demander s'il y a égalité d'avantages pour les deux pays, c'est-à-dire s'il y a parité de dangers, si l'Angleterre est aussi menacée que la France. Sous ce point de vue, la réponse ne serait pas favorable. Évidemment, la sûreté de la France est plus menacée que celle de l'Angleterre. Bien que les deux gouvernements aient au fond la même origine, je veux dire une révolution juste dans son principe et modérée dans ses conséquences; bien qu'il y ait entre les institutions des deux pays une analogie qui va souvent jusqu'à l'identité, la France court des dangers que ne court pas la Grande-Bretagne. Notre gouvernement est nouveau; le gouvernement anglais remonte à cent cinquante ans. Nous avons un prétendant à combattre; il n'est plus de prétendant au trône d'Angleterre. Nous sommes un pays continental, par conséquent, vulnérable sur beaucoup de points; l'Angleterre est une île et les Anglais sont maîtres de la mer. On pourrait pousser plus loin l'énumération des différences.
»Mais, ou je m'abuse, ou ce point de vue est tout à fait superficiel.
»Pour que deux pays s'associent par un traité d'alliance, il n'est pas nécessaire qu'ils y trouvent des avantages égaux; il n'est pas nécessaire qu'ils y trouvent les mêmes avantages. Ce qu'il faut simplement, c'est que chacun y trouve son compte. Les avantages peuvent être plus grands pour l'un que pour l'autre, ils peuvent être différents, non seulement en degré, mais en nature, peu importe. Pourvu qu'ils existent, pourvu qu'ils soient suffisants, il serait puéril et déraisonnable d'insister sur la différence et de s'en faire un titre pour refuser. Ce serait se faire du mal à soi-même, de peur de faire du bien à autrui.
»Que la France ait intérêt au traité dont il s'agit, cela est trop évident pour que je m'arrête à le démontrer.
»Que l'Angleterre y ait intérêt, grand et véritable intérêt, plus j'y réfléchis, plus j'en demeure convaincu, et voici quels sont mes motifs.
»Je pose en fait, d'abord, que l'alliance existe, n'importe qu'on l'écrive ou qu'on ne l'écrive pas. Je pose en fait, qu'involontairement, par instinct, si la France devenait l'objet d'une agresison gratuite et non provoquée, si la France était attaquée par le nord de l'Europe, comme l'Espagne le fut par la France en 1823, l'Angleterre défendrait la France, et prendrait fait et cause pour elle. Son gouvernement ne pourrait l'en détourner, lors même qu'il le voudrait; il ne le voudrait pas lors même qu'il le pourrait.
»La révolution de 1830 a été populaire en Angleterre, dès les premiers moments; populaire, à tel point que, représentée par lord Stuart, certainement sous les couleurs les moins favorables, à lord Aberdeen et au duc de Wellington qui ne devaient guère la voir de meilleur œil, ni lord Aberdeen, ni le duc de Wellington n'ont osé la blâmer, ni la désavouer. Et non seulement la révolution de 1830 a été populaire en Angleterre, la popularité est chose éphémère, mais elle y a été nationale; je veux dire par là qu'elle y a trouvé les esprits dans une disposition conforme aux idées et aux sentiments sur lesquels elle se fondait; elle y a trouvé les esprits mûrs pour un grand changement politique; préparés à en courir les chances, résolus en même temps à n'y procéder qu'avec justice et précaution, à ne rien donner, soit aux passions, soit au hasard. Ce que la France se voyait forcée de conquérir, à travers les périls d'une révolution, l'Angleterre le voulait aussi; mais, plus heureuse, elle pouvait l'obtenir sans sortir de l'ordre légal. Le but était le même, et les deux pays l'ont également atteint. La révolution de 1830 n'a pas été la cause de la révolution parlementaire; elle en a été le signal, et ce signal une fois donné, les deux nations ont marché du même pied, dans les mêmes voies; il y a eu entre elles identité de vœux, identité d'intérêts, identité de conduite; les ennemis de l'une, au dedans comme au dehors, sont devenus ceux de l'autre; et devant cette solidarité profonde ont disparu toutes les vieilles inimitiés, toutes les anciennes jalousies, tous les préjugés invétérés. Ceci n'est l'œuvre de personne en particulier; aucun homme, aucun cabinet ne peut s'en attribuer le mérite. La France et l'Angleterre ont naturellement pris position en face des autres puissances de l'Europe, l'une à côté de l'autre, non seulement parce que ce sont les deux seules grandes nations qui jouissent de la liberté politique, mais surtout, parce qu'elles ont fait simultanément un grand pas dans la carrière de la liberté politique, un grand pas de plus et ensemble; parce que ce double événement a éveillé au même degré, contre l'une et contre l'autre, la défiance et l'inimitié des gouvernements absolus, parce qu'il a créé à ces gouvernements, dans le sein des deux pays, des auxiliaires qu'il nous importe également de contenir: en France, les carlistes vaincus, en Angleterre, les tories dépossédés du pouvoir.
»Je tiens donc pour certain, je le répète, qu'il est impossible que la France, telle que la révolution de 1830 l'a faite, soit attaquée dans son honneur et dans sa sûreté, sans que l'Angleterre, telle que la réforme parlementaire l'a faite, ne se sente attaquée dans son honneur et jusqu'à un certain point dans sa sûreté. Je tiens pour certain que tout ministère quelconque serait entraîné à défendre la France, en pareil cas, et que si, ce qu'à Dieu ne plaise, lord Aberdeen se trouvait alors à la tête du département des affaires étrangères en Angleterre, il ne s'y trouverait qu'à des conditions qui l'obligeraient d'en passer par là, bon gré mal gré, et qu'il serait contraint de défendre la révolution de 1830, plus nécessairement encore qu'il n'a été contraint de la reconnaître.
»J'ajoute maintenant que ce que le mouvement des esprits, l'impulsion nationale obligeraient en pareil cas, tout ministère quelconque à faire, le bon sens le plus vulgaire, l'intérêt bien entendu le plus évident le lui conseilleraient.
»L'intérêt de l'Angleterre, c'est le maintien du statu quo européen.
»L'Angleterre s'est fait sa part en 1815; elle l'a faite large; ce n'était que justice. Tous les pays de l'Europe avaient passé sous le joug de Napoléon; elle seule avait résisté. Sa résistance avait préservé l'Europe du fléau de la monarchie universelle et de la tyrannie. Mais enfin, je le répète, l'Angleterre s'est fait largement sa part; la position qu'elle s'est créée en l'Europe est relativement grande et forte. Tous les changements de quelque importance qui pourraient désormais survenir en Europe, surtout s'ils s'opéraient sans son concours, lui seraient très désavantageux et tourneraient nécessairement contre elle.
»Or, supposant la France attaquée par le reste de l'Europe, il arriverait de deux choses l'une: ou nous serions vainqueurs ou nous serions vaincus.
»Nous serions vainqueurs, j'en ai la ferme espérance; mais pour vaincre, nous serions forcés de mettre en mouvement de terribles passions au dedans et au dehors de la France. Nous serions réduits à de rudes sacrifices; nous courrions de grandes chances. Il faudrait satisfaire à ces passions; il nous faudrait des dédommagements de nos sacrifices et de nos périls. Nous rentrerions forcément dans la voie des conquêtes, et l'Angleterre, qui, dans cette hypothèse, n'aurait rien fait pour nous, n'aurait ni le droit ni le pouvoir de s'y opposer.
»Que si, au contraire, nous étions vaincus, le résultat serait précisément le même, mais en sens opposé. La France serait mutilée, démembrée, occupée militairement, en tout ce qui ne lui serait pas enlevé.
»Se figure-t-on l'Angleterre assistant immobile à un tel spectacle? Se la figure-t-on venant demander sa part des dépouilles de la révolution de Juillet, décimée et anéantie?
»Ce grand fait admis que, au fond, et en réalité, l'alliance subsiste, qu'un traité d'alliance défensive entre la France et l'Angleterre ne ferait courir aucun danger à l'Angleterre qu'elle ne court déjà nécessairement et par la force même des choses; ne l'engage à rien, à quoi elle ne soit pas déjà engagée nécessairement et par la force même des choses, reste à savoir quelle est pour elle la voie la plus sûre d'échapper à ces dangers éventuels, de prévenir les chances qu'elle ne peut éviter complètement.
»Je dis moi que ce moyen, c'est le traité lui-même.
»Je dis que ce moyen, ce n'est pas d'attendre les événements, mais de les devancer.
»Aussi longtemps que l'union existe entre la France et l'Angleterre, aussi longtemps qu'elle existe, non seulement au fond et en réalité, mais extérieurement et en apparence, toute démonstration hostile de la part des puissances du Nord est impossible. Les six cent mille hommes dont la France dispose, joints aux armées de l'Angleterre, la marine de la France, jointe à la marine de l'Angleterre, le crédit de la France, joint au crédit de l'Angleterre; les moyens d'action des deux gouvernements sur l'Italie, l'Allemagne, la Pologne, sont des choses que les puissances du Nord ne braveront pas. Mais l'union réelle, et, au fond, indestructible de l'Angleterre et de la France, peut être altérée de mille manières sous un point de vue purement apparent. Rien ne sera négligé, au dedans de chaque pays, par les partis violents, quelle que soit leur direction, au dehors, par les gouvernements étrangers, pour provoquer, pour cultiver, pour exploiter toutes les causes de refroidissement. Dans les pays libres, la politique est plus ou moins mobile; durant le cours de la dernière session, le cabinet de Londres et celui de Paris plusieurs fois ont été sur le point de se dissoudre et de faire place à d'autres hommes. Autres hommes, autre système on le croira du moins; toutes les apparences de refroidissement seront grossies, exagérées par le langage violent de la presse; mille événements insignifiants peuvent en faire naître: des questions de douane, l'affaire d'Alger, que sais-je? peuvent fournir des prétextes, et les prétextes, pour peu qu'ils acquièrent la moindre consistance, seront travestis en véritable brouillerie. Tout ceci ne sera rien en réalité, je le répète; vienne le moment d'agir, et toutes ces misères s'évanouiront devant une solidarité inévitable, devant une communauté d'intérêts évidente. Mais, en attendant, le moment d'agir sera venu; les puissances du Nord auront repris courage; elles se seront lancées dans une carrière qui leur deviendra funeste, mais qui ne fera pas moins peser sur la France et sur l'Angleterre, le fléau de la guerre générale.
»Qu'un traité d'alliance, au contraire, soit conclu, pour cinq, huit, dix ans, plus ou moins, n'importe, toute fantaisie de ce genre passera à la Sainte-Alliance de Münchengrætz; toute espérance sera enlevée aux ennemis secrets ou publics des deux gouvernements, soit au dedans, soit au dehors; toutes les difficultés accidentelles que les événements peuvent faire naître seront réduites à leur juste valeur; leur solution sera prévue par tout le monde, et les esprits seront en plein repos.
»Mais, ce n'est pas tout.
»Une attaque à main armée contre la France n'est pas le seul danger que coure en ce moment le statu quo européen. Il est plus d'un moyen d'y porter atteinte. On peut y préparer, en pleine paix, des changements qu'il ne faudra plus qu'un souffle pour achever.
»Je m'explique.
»Il existe entre les trois puissances du Nord une solidarité d'intérêts pareille à celle qui existe entre la France et la Grande-Bretagne, bien que fondée sur des principes directement opposés. Cette solidarité les tient unis, et nous avons chaque jour des preuves de cette union. L'année qui vient de s'écouler en fournit avec abondance.
»Cette situation peut amener deux résultats:
»Le premier serait l'abandon momentané de toute idée d'agrandissement, de tout accroissement de territoire ou de prépondérance; le sacrifice de toute politique purement prussienne, autrichienne ou russe, à une politique de conservation européenne; c'est ce qui est arrivé en 1830, en 1831, quand le péril des révolutions était grand et imminent.
»Le second c'est une sorte de compromis entre les ambitions et les prétentions des trois puissances, c'est un marché par lequel elles s'abandonnent mutuellement telle ou telle partie de l'Europe, à charge de revanche de part et d'autre.
»C'est ce qui arrive aujourd'hui où les inquiétudes sont moindres, et où les espérances de s'agrandir peuvent reprendre un peu le dessus.
»La Russie dit à l'Autriche: au nom du ciel, ne nous brouillons pas, restons unies contre l'ennemi commun; mais, en attendant, laissez-moi disposer de la Turquie à ma fantaisie. L'Autriche répond: d'accord, ne nous brouillons pas; mais, si je vous laisse disposer de la Turquie, secondez-moi dans la domination que je veux établir en Italie; et le marché se conclut.
»La Prusse, à son tour, dit à l'Autriche: je veux bien vous prêter main forte dans vos projets sur l'Italie; mais laissez-moi établir mon système de douanes[151]; laissez-moi établir mes frontières de douane jusque sur les bords du lac de Constance, imposer mes tarifs à toute la Confédération, subjuguer les résistances de tous les États récalcitrants et jeter les fondements d'une unité allemande, qui portera ses fruits un peu plus tard.
»Et l'Autriche laisse faire la Prusse.
»On n'en est encore en Turquie, en Italie, en Allemagne, qu'à des accroissements de prépondérance, qu'à des protectorats, des tutelles, des actes de prépotence; mais quiconque a lu l'histoire, quiconque a quelque peu d'intelligence du progrès des événements sait où cela mène, et ce que deviennent les protectorats.
»Maintenant, de deux choses l'une:
»Ou la France et l'Angleterre contempleront tranquillement cette grande altération de l'équilibre de l'Europe, cet anéantissement successif de l'indépendance des États de second ordre, ou bien elles saisiront les occasions de s'y opposer. Dans le premier cas, elles en seraient considérablement amoindries, il ne faut pas s'y arrêter. Dans le second, les voilà obligées d'agir en commun, et nous voyons déjà, en effet, que dans l'affaire de la Turquie, les deux gouvernements en sont au point de se concerter pour mettre ordre aux entreprises sur Constantinople. Si les deux gouvernements agissent en commun, ils seront obligés de se garantir mutuellement les conséquences éventuelles de cette action commune. Voilà le traité d'alliance défensive qui reparaît de toute nécessité; mais, cette fois encore, il n'arrive que pour régler les conséquences de la guerre, tandis que, conclu et publié, dès à présent, il aurait la vertu de la prévenir.
»Supposons, en effet, qu'un traité d'alliance défensive existe entre la France et l'Angleterre, aujourd'hui, à présent même; il n'est pas besoin qu'il stipule autre chose que l'engagement de se soutenir mutuellement et dans les cas qui seront jugés par les deux parties rentrer dans la lettre du traité. Derrière cette stipulation générale, chaque puissance placera, par la pensée, toute espèce d'article secret destiné à prévenir les empiétements qu'elle médite. Chaque fois que l'Angleterre élèvera la voix, on apercevra derrière les six cent mille hommes dont la France dispose. Chaque fois que la France élèvera la voix, on apercevra derrière la puissance et l'ascendant de l'Angleterre. Il leur suffira de parler pour déconcerter les projets qu'en adoptant une autre ligne de conduite elles se verraient peut-être obligées de combattre.
»J'ajouterai que cette alliance deviendra le point d'appui naturel de tous les souverains qui se sentiront une velléité de résistance; du roi de Naples, en Italie, contre la domination autrichienne; du duché de Bade, de la ville de Francfort, du duché de Nassau, contre les douanes prussiennes; de tous les petits princes allemands, contre la prépotence de la diète. Elle deviendra le noyau d'un nouveau groupe d'intérêts; elle est, à mon avis, le seul contre-poids efficace à l'union des trois grandes monarchies du Nord.
»Il est, enfin, une dernière considération, qui n'est que secondaire, mais qui a cependant aussi son importance.
»Aussi longtemps que l'union de la France et de l'Angleterre n'existera qu'en fait, et sera susceptible en apparence de variation et d'éventualité, d'une part, chaque gouvernement sera forcé de se tenir en mesure à tout événement, comme s'il devait supporter seul tout le poids des chances de l'avenir; d'une autre part, le commerce, l'industrie de chaque pays ne se livreront à leur cours naturel qu'avec précaution et timidité. Si l'on suppose, au contraire, l'union publique, indissoluble, fondée sur un traité, la puissance de chacun des deux gouvernements doublera par ce fait seul, et ils pourront, sans aucun inconvénient, réduire leur état militaire et maritime. Or, dans la politique intérieure de chaque gouvernement, la possibilité de telles réductions est, à elle seule, un fait qu'il ne faut pas dédaigner. En même temps, tous les esprits se calmeront, la confiance dans l'avenir s'accroîtra presque sans mesure, et la richesse publique augmentera, tandis que les dépenses diminueront. Il n'est pas de ministère, sous un gouvernement représentatif, qui ne sache de quel prix serait un tel résultat.
»Telles sont, mon prince, les considérations que j'ai présentées à lord Granville. Soit amitié pour moi, soit intérêt pour la France, et je ne sais duquel de ces sentiments je suis le plus touché, il a paru les trouver dignes d'être pesées mûrement. L'obstacle qui l'a frappé le plus, c'est la difficulté de les faire pénétrer dans le public anglais et prévaloir dès à présent dans le parlement. C'est un obstacle dont il ne m'appartient point de mesurer la puissance; il m'appartient bien moins encore d'indiquer les moyens d'en triompher. Vous êtes sur les lieux, mon prince, c'est à vous d'éclairer sur ce point le gouvernement français. Tant que vous ne m'aurez pas donné l'espérance de voir mes idées accueillies par le cabinet britannique, je m'abstiendrai d'en entretenir mes collègues et de faire aucune démarche officielle. Ce sera un secret entre vous et moi. Agréez...»
Je suis bien aise d'avoir placé ici ce témoignage de la haute capacité politique du duc de Broglie. Si les souvenirs que je retrace ici voient jamais le jour, on rendra justice à la clarté et à la fermeté des vues qui ont inspiré cette lettre, et je me persuade qu'on y trouvera aussi la véritable base d'une alliance intime entre la France et l'Angleterre, qui a été au début et à la fin de ma carrière politique mon vœu le plus cher, convaincu, comme je le suis, que la paix du monde, l'affermissement des idées libérales et les progrès de la vraie civilisation ne peuvent reposer que sur cette base.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 24 décembre 1833.
Monsieur le duc,
»J'ai beaucoup réfléchi pendant mon voyage, et depuis mon arrivée ici, à la question qui a fait le principal objet des derniers entretiens que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous avant mon départ de Paris. Je n'ai pas varié dans mon opinion sur l'importance et l'utilité qu'il y aurait pour le gouvernement du roi de conclure avec l'Angleterre un traité d'alliance défensive. Je me suis attaché à rechercher le principe d'après lequel un tel traité pourrait être le plus avantageusement motivé, qui offrirait le plus de chances de succès auprès du gouvernement anglais et qui, en même temps, se rapprocherait assez des vues de quelques-uns des cabinets du continent pour espérer les y faire entrer un jour.
»Après avoir mûrement pesé toutes les considérations dont vous avez bien voulu me faire dernièrement l'exposé et les avoir rapprochées des faits que ma propre expérience m'a indiqués comme pouvant le mieux me guider dans une affaire de cette gravité, je me suis arrêté à l'idée que le statu quo, tel qu'il existe aujourd'hui en Europe, devait être notre point de départ, et que son maintien était le meilleur principe à choisir pour un traité d'alliance défensive entre la France et la Grande-Bretagne.
»Pour la France, le statu quo ne présente rien qui ne soit reconnu et admis par elle; il ne blesse sur aucun point nos intérêts véritables, et il a, d'ailleurs, toujours fait partie du système soutenu depuis son origine par le gouvernement français actuel.
»Quant à l'Angleterre, il est incontestable qu'elle doit désirer de voir maintenir en Europe l'état de choses présent; il lui garantit tous les avantages des traités de 1815, et, comme vous l'avez très bien remarqué, ces avantages ont été immenses. Il n'est pas besoin de dire qu'ils n'ont rien perdu de leur force depuis 1830. Il est possible que je me trompe, mais je ne vois pas quelles sont les difficultés qui pourraient s'élever dans le parlement, si le gouvernement anglais entrait avec nous dans un traité d'alliance défensive qui serait fondé sur le maintien du statu quo européen. Il me paraît que ce traité serait justifiable dans tous ces rapports et je dois attendre pour changer d'opinion à cet égard qu'on ait fait valoir des objections que je ne pressens pas en ce moment.
»En portant les yeux sur les différents cabinets du continent, on ne peut s'empêcher de reconnaître que le traité dont je parle n'aurait rien qui pût les effrayer; mais que, même, il rentrerait dans les idées des plus raisonnables d'entre eux. Le statu quo n'est-il pas l'idée fixe, pour ainsi dire, de M. de Metternich? Le cabinet prussien n'a-t-il pas témoigné sans cesse de son désir de voir la paix générale garantie par la stabilité de ce qui existe? La Russie elle-même n'annonce-t-elle pas avec emphase que le traité du 8 juillet avec la Porte est la preuve la plus évidente de ses intentions favorables pour la conservation de l'empire ottoman? Quelle est celle de ces puissances qui oserait, avec la moindre apparence de raison, se montrer hostile à l'union de la France et de l'Angleterre, proclamée dans le soutien du statu quo européen? S'il reste encore quelque espoir de ramener les cabinets dont la politique plus modérée offre des moyens de rapprochement, je ne balance pas à croire qu'un traité conçu d'après le principe que j'indique ici ne pourrait que hâter leur retour vers nous.
»C'est donc sur ce terrain que j'ai cru devoir me placer pour faire valoir, près de lord Grey et de lord Palmerston, le projet de traité dont j'ai eu l'honneur de m'entretenir avec vous. Ces deux ministres ont écouté fort attentivement les observations que je leur ai développées à ce sujet, et il m'a paru qu'elles leur faisaient impression. Cependant, comme je m'y étais attendu, ils n'ont pu que me promettre de s'occuper de ce projet, de le discuter avec leurs collègues et de me faire connaître ensuite la résolution que prendrait le gouvernement britannique.
»J'ai insisté près des deux ministres anglais pour que cette résolution répondît à la situation des choses, c'est-à-dire qu'elle fût grande et élevée. «Un simple expédient, leur ai-je dit, serait fort dangereux; il paraîtrait n'être que le résultat d'une intrigue ou que l'expression détournée de notre humeur et c'est ce que nous devons éviter avant tout. Le vrai moyen de réussir, pour nous, est dans une action franche, énergique, sans menaces, sans arrière-pensées.»
»Je ne crois pas être en état de vous transmettre quelque chose de positif sur les vues du cabinet anglais, dans cette question, avant quelque temps. Lord Grey et lord Palmerston repartent tous deux aujourd'hui ou demain pour la campagne et les autres ministres ne seront à Londres que dans les premiers jours du mois de janvier. C'est alors seulement que l'affaire pourra être traitée en conseil de cabinet...»
J'ajoutais dans une lettre particulière du même jour que cette dépêche:
«Je suis arrivé ici en même temps que votre lettre du 16. Je l'ai lue avec la plus grande attention, et ce n'est qu'après m'en être bien pénétré que je me suis rendu chez lord Grey, et plus tard chez lord Palmerston. Ma dépêche vous rend compte de l'impression que ces deux ministres m'ont paru recevoir des ouvertures que je leur ai faites. Elles m'ont paru avoir sur eux le petit mérite de l'inattendu, du moins quant à la forme, si ce n'est quant à l'idée du traité en lui-même...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 30 décembre 1833.
Mon prince,
»D'après votre désir, je vous adresse un projet de traité[152]. C'est une simple ébauche sur laquelle le roi vous demande votre avis. Je me suis efforcé de rédiger d'après vos propres idées; c'est pour lui donner la plus grande généralité possible et laisser soupçonner derrière tout ce qu'on voudra que je l'ai réduit à un préambule et à un article, l'article n'énonçant autre chose que le simple fait de l'alliance défensive, et renvoyant, par conséquent, tous les moyens d'exécution à une convention spéciale à conclure, le cas échéant. Il m'a paru, d'autre part, qu'il serait impossible que cet article unique n'eût pas pour résultat sur les imaginations de leur faire supposer un grand nombre d'articles secrets, et d'une autre part, il m'a paru que ne liant le gouvernement anglais qu'au fond même de la mesure, et lui laissant pleine liberté sur tout le reste, il devait faciliter l'admission du principe. En réduisant le traité à son effet moral, il écarte, en grande partie, les objections qu'on peut nous opposer.
»J'ai fondé le préambule, comme vous le désiriez, sur le statu quo; mais j'ai pensé que ce statu quo devait avoir pour nom de baptême la foi des traités. Il serait très impopulaire, en France, de s'engager ostensiblement à renoncer aux départements que nous avons perdus; mais il n'y a personne assez hardi pour venir dire qu'il faut violer, voire même qu'il ne faut pas respecter la foi des traités. Le reste du préambule est, ce me semble, d'un ton conciliant et irréprochable de la part des puissances étrangères.
»L'article séparé n'est qu'un moyen de négociation avec le gouvernement anglais. Nous ne désirons point qu'il soit inséré dans le traité; mais, dans le cas où le gouvernement anglais désirerait nous engager un peu sur la question d'Orient, dans le cas où il mettrait son consentement au prix d'un engagement éventuel, en cas que les Russes revinssent à Constantinople, nous ne verrions pas d'inconvénient à l'article ainsi rédigé qui ménage une grande liberté aux deux parties, et qui, pour le ton, rentre dans le caractère même du traité défensif. Au demeurant, je vous le répète, ceci n'est qu'une ébauche sur laquelle nous vous demandons conseil...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 3 janvier 1834.
Mon cher duc,
»Je vous remercie de votre lettre et du projet de traité qui l'accompagnait et que je trouve excellent. J'espère bien qu'il nous sera utile dans quelque temps et que nous parviendrons à en faire comprendre l'avantage au gouvernement anglais. Pour le moment, je crois qu'il faut le laisser dormir. C'est du moins l'impression qui me reste des conversations fréquentes que j'ai eues dans ces derniers jours avec lord Grey et lord Holland, les deux seuls membres du cabinet qui soient à Londres. Vous connaissez la répugnance qu'ont toujours montrée les ministres anglais à se gêner par des liens qui n'ont pas un but spécial et déterminé.
»A part des difficultés parlementaires qui vont être très importantes ici dans les questions de politique étrangère, le gouvernement anglais est encouragé dans son désir de ne rien précipiter par les dernières dépêches qu'il a reçues de Vienne et de Berlin.
»On mande de Vienne que M. de Metternich est fort embarrassé de son congrès auquel il ne sait que proposer pour sujets de délibération[153]. Lord Grey conclut de là, et, ce me semble, avec raison, que si nous faisions paraître en ce moment un acte, de quelque nature qu'il soit, entre la France et l'Angleterre, nous donnerions matière à Vienne pour qu'on y fît quelque chose, et pour tirer M. de Metternich de son embarras. Cette objection, qui me paraît être très plausible, serait encore bien plus forte si, comme l'écrit de Berlin lord Minto, la Prusse se montre disposée à se séparer des cours d'Autriche et de Russie, dans le cas où celles-ci lui proposeraient un accord quelconque sur les affaires d'Orient, qui pourrait déplaire à la France et à la Grande-Bretagne.
»Je crois donc, mon cher duc, que le moment n'est pas opportun pour presser le gouvernement anglais. Vous devez être convaincu que je suivrai avec soin toutes ses dispositions, et que je saisirai avec empressement l'occasion lorsque je la jugerai favorable.
»La réunion du parlement dans le mois prochain donnera nécessairement lieu à des discussions sur les affaires d'Orient, car il est probable que le discours de la couronne devra en faire mention. Il serait possible que cette circonstance obligeât le ministère à prendre une résolution définitive, et d'ailleurs, à cette époque, le congrès de M. de Metternich sera fini, et nous n'aurions plus à nous inquiéter de ses délibérations...»
«Le 7 janvier 1834.
»... Lord Palmerston n'est à Londres que depuis ce matin, et je n'ai pu le voir encore; mais je sors de chez lord Grey avec lequel j'ai eu un assez long entretien sur la question d'Orient et particulièrement sur les rapports de l'Autriche et de l'Angleterre à l'égard de cette question. Ce dernier point est celui que vous aviez bien voulu m'indiquer spécialement par votre dépêche du 2 de ce mois.
»Lord Grey m'a dit qu'effectivement le prince Esterhazy était venu plusieurs fois dans ces derniers temps, et notamment il y a dix jours, pour l'entretenir au nom de sa cour de l'importante affaire qui occupe si vivement tous les cabinets de l'Europe en ce moment, et lui avait tenu, à ce sujet, un langage très satisfaisant, en l'assurant que M. de Metternich n'avait pas d'autre but que celui de l'Angleterre, c'est-à-dire le maintien de l'empire ottoman.
»Le prince Esterhazy, ayant ajouté qu'il était à craindre que, dans cette occasion, le cabinet anglais ne se montrât trop soupçonneux envers la Russie, lord Grey lui aurait répondu qu'il était peut-être aussi à craindre que l'Autriche, de son côté, ne se montrât trop confiante; que, d'ailleurs, le gouvernement anglais pourrait être incessamment questionné au parlement sur les affaires d'Orient, et que l'opinion publique s'était prononcée d'une manière tellement violente en Angleterre contre les projets ambitieux de la Russie, que lui, lord Grey, aurait besoin de témoignages bien évidents de la modération de cette puissance pour calmer une irritation dont il reconnaissait que la cause n'était pas sans fondement.
»Sur cette réponse, le prince Esterhazy ayant demandé quels seraient les témoignages qui pourraient donner de la valeur aux assurances répétées du cabinet de Pétersbourg, lord Grey, sans vouloir les déterminer tous spécialement, aurait indiqué, m'a-t-il dit, l'évacuation immédiate et complète de la Moldavie et de la Valachie, et l'abandon, de la part de la Russie, de ce qui lui reste dû par la Turquie, par suite du traité d'Andrinople.
»Le prince Esterhazy a promis de faire connaître à M. de Metternich les détails de cette conversation, et a même ajouté qu'il espérait que son gouvernement entrerait dans des idées qui lui paraissaient si raisonnables. Le courrier du prince Esterhazy, qui portait ces informations à Vienne, est parti il y a plusieurs jours.
»On a reçu depuis des dépêches de sir F. Lamb, qui, d'après ce qui m'a été dit, sont entièrement conformes au langage tenu par cet ambassadeur à M. le comte de Sainte-Aulaire[154]. D'après ces dépêches, il annonçait que, dans une conversation qu'il avait eue avec M. de Metternich, celui-ci, tout en lui répétant les assurances de modération tant de fois renouvelées par la Russie, lui aurait cependant déclaré que l'Autriche était irrévocablement décidée à ne pas consentir à la cession d'un simple village, qui pourrait être faite par la Turquie à la Russie. Cette déclaration me paraît, monsieur le duc, avoir beaucoup de valeur dans la bouche de M. de Metternich, si surtout, comme l'aurait écrit sir F. Lamb, elle a été faite du ton le plus positif.
»Je dois ajouter que dans tout ceci, m'a-t-on dit, il n'y a pas eu la moindre pensée de séparer la France de l'Angleterre, et que, s'il a été fait moins souvent mention du gouvernement du roi, c'est parce que le cabinet de Vienne a paru assuré de son concours pour tout ce qui tendrait au maintien d'une paix honorable, et qu'enfin, c'était à Londres que, dans ces derniers temps, l'irritation sur les affaires d'Orient s'était montrée d'une manière plus marquée. Et, je le répète, on n'a pas exprimé une seule fois la pensée de nous séparer de l'Angleterre.
»Lord Grey m'a fait part aussi des dépêches qu'il a reçues il y a quelques jours de M. Bligh[155], ministre d'Angleterre à Pétersbourg. Il paraît que ce ministre a été fort recherché dans ces derniers temps par l'empereur, par M. de Nesselrode, et par les principaux personnages influents; qu'on l'a prié d'exprimer à Londres les assurances du désintéressement absolu de l'empereur dans la question d'Orient. On a répété, à cette occasion, les déclarations précédemment faites au sujet du traité du 8 juillet, qui n'aurait jamais été sollicité que par la Turquie, et que toutes les pensées de l'empereur avaient pour but le maintien de l'existence de l'empire ottoman.
»M. le prince de Lieven, que j'ai vu fréquemment pendant le séjour que je viens de faire à Brighton, m'a tenu absolument le même langage, et j'ai pu remarquer que la cour de Russie attachait beaucoup d'intérêt en ce moment à rassurer la France et la Grande-Bretagne sur les projets d'envahissement qu'on lui attribue.
»Il me semble qu'on peut conclure de tous ces faits que, sans partager la confiance aveugle de M. de Metternich dans la Russie, il serait convenable de ne pas repousser les avances que cette puissance essaye de faire.
»Du reste, M. de Lieven ne m'a pas caché qu'il redoutait beaucoup l'effet que produiraient à Pétersbourg les articles récemment publiés dans les journaux anglais et français contre la Russie. Il m'a dit, à ce sujet: «L'empereur est jeune et peu accoutumé à supporter des injures de ce genre. Il se sera peut-être trouvé à Moscou quand ces journaux lui seront parvenus, et comme c'est dans cette ville qu'existe le foyer le plus puissant du parti qui pousse à la guerre, il est à craindre que les injures de ces journaux n'aient créé de grandes difficultés au parti raisonnable à la tête duquel se trouve le comte de Nesselrode, qui s'efforce toujours de ramener à la modération.»
»Je n'ai pu que regretter avec M. de Lieven, qu'en Russie, on comprît si mal la liberté de la presse, sur laquelle on devrait voir, si l'on était juste, que les gouvernements constitutionnels ont bien peu d'influence...»
«Le 10 janvier 1834.
»J'ai lu avec un grand intérêt la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous le numéro 2, ainsi que la copie de celle de M. de Sainte-Aulaire, qui y était jointe[156]. Cette dernière renferme des détails curieux et de précieuses indications. J'ai fait usage avec discrétion de quelques-unes d'entre elles dans les entretiens que j'ai eus depuis hier avec lord Palmerston et avec lord Grey. En insistant près de ces deux ministres pour connaître d'une manière plus précise encore l'état des relations de ce gouvernement-ci avec celui d'Autriche sur les affaires d'Orient, j'ai provoqué des explications qui me paraissent satisfaisantes.
»Il résulte pour moi de ces explications la conviction entière que, depuis trois mois, il y a eu beaucoup de pourparlers, de tentatives de rapprochement entre le cabinet de Londres et celui de Vienne, et que la question d'Orient en a fait le principal objet[157]; mais que, jusqu'à la dernière conversation entre lord Grey et le prince Esterhazy, dont j'ai eu l'honneur de vous rendre compte par ma dernière dépêche, on n'a pas cherché à donner une forme aux vues qui sont partagées par les deux gouvernements.
»En indiquant assez légèrement à lord Palmerston que j'avais connaissance des relations plus intimes qui avaient eu lieu récemment entre sir F. Lamb et le prince de Metternich, je l'ai amené à me communiquer les dernières dépêches de cet ambassadeur, et il a, après notre conversation, et devant moi, donné l'ordre que des copies de ces dépêches fussent envoyées à lord Granville qui vous les montrera. Vous y retrouverez des récits analogues à ceux de M. de Sainte-Aulaire.
»Cette démonstration pleine de franchise a été accompagnée de l'assurance réitérée que tout, dans cette affaire, se ferait complètement de concert avec la France; j'ai reçu à cet égard, et séparément, la parole de lord Grey aussi bien que celle de lord Palmerston. Il me paraît assez probable que la pièce mentionnée par M. de Sainte-Aulaire comme ayant été portée par sir F. Lamb à l'empereur d'Autriche doit être la copie des instructions envoyées à lord Ponsonby. On aura voulu par là convaincre l'empereur que les vues de l'Angleterre sur l'Orient se rapprochaient de celles de l'Autriche.
»Du reste, je serais assez porté à croire que les premières démarches dans cette affaire ont pu venir de Londres; et ce qui me le fait supposer, ce sont les plaintes qui m'ont été exprimées contre M. de Metternich et contre la froideur qu'il a longtemps témoignée sur la question d'Orient, dont il paraissait vouloir abandonner toute la direction à la Russie. Il ne serait pas impossible non plus que lord Palmerston, à qui les cabinets reprochent d'avoir eu, dans quelques circonstances, un langage un peu hautain, eût jugé convenable de se rapprocher du cabinet de Vienne, qui n'avait pas été un des moins irrités contre le ton de ses communications. Je crois, d'autre part, que le cabinet anglais reconnaît la justesse des reproches qui lui sont adressés aujourd'hui sur sa conduite de l'année dernière dans les affaires de Turquie. Il sent que, s'il avait adopté le plan que nous lui avions proposé avant l'arrivée des Russes à Constantinople, il aurait empêché beaucoup de mal. Ce plan, vous le savez, faisait entrer l'Autriche dans nos efforts communs, pour arrêter les malheurs qui menaçaient alors le sultan; vous en trouverez les traces dans mes dépêches des 8, 28 et 31 janvier 1833[158].
»J'aime à croire que maintenant le gouvernement anglais, animé par le sentiment de cette faute politique, suivra avec plus de zèle et de persévérance la ligne qu'il a adoptée en Orient...
»Les ouvertures faites par lord Grey, en réponse aux communications du prince Esterhazy, devront nécessairement amener M. de Metternich à s'expliquer nettement sur ses propres intentions. Il appréciera sans doute la valeur de la démarche de l'Angleterre, qui a été dictée par une parfaite convenance, car lord Grey a dit franchement à l'ambassadeur d'Autriche que l'Angleterre désirait faire passer par le cabinet de Vienne la demande des garanties qu'elle réclame de la Russie, parce que cette voie indirecte ôtait à cette demande toute apparence offensante pour l'amour-propre russe.
»Il me paraît, monsieur le duc, que nous aurions à nous féliciter si à Pétersbourg on se déterminait à céder sur quelques-uns des points mis en avant par lord Grey, tels que le licenciement de l'armée de Valachie et de Moldavie, et la dislocation de celle de Crimée. Le gouvernement du roi trouverait devant les Chambres, aussi bien que le cabinet anglais devant le parlement, des moyens de défense dans ces faits, s'il était attaqué, et d'ailleurs, ils nous offriraient un temps de repos pour mieux concerter les mesures que l'état incertain de l'Orient rendra inévitablement nécessaires dans un temps donné.
»Dès aujourd'hui, je pense que nous ne devons négliger aucune occasion de convaincre la cour d'Autriche de notre intention d'agir avec elle et avec la Grande-Bretagne dans cette affaire, et ne pas laisser supposer que nous croyons qu'il y a eu quelques propositions faites à notre insu. La dépêche de M. de Sainte-Aulaire présente M. de Metternich comme disposé à entrer dans un concert commun des quatre cours. Peut-être que plus tard, le refus de la Russie, s'il a lieu, de céder sur les garanties qui lui sont demandées en ce moment, amènerait le chancelier d'État à consentir à une triple alliance. Nous sommes dans une très bonne voie, qui ne peut que s'améliorer...»
«Le 12 janvier 1834.
»En lisant les journaux français du 9 de ce mois, j'y ai remarqué un article tiré de la Gazette d'Augsbourg du 5, qui ne vous aura pas échappé et qui a été répété par tous les journaux d'Angleterre. Le correspondant de la Gazette d'Augsbourg, en faisant mention d'un traité conclu entre la Russie et l'Autriche pour garantir l'existence de l'empire ottoman, même dans le cas où la dynastie régnante viendrait à s'éteindre, mais avec l'exclusion de Méhémet-Ali, ajoute que le prince de Metternich a communiqué les dispositions de ce traité à sir Frédéric Lamb, qui les a approuvées dans les termes les plus positifs[159].
»Quelque rassuré que je dusse être par les déclarations des ministres anglais, dont j'ai eu l'honneur de vous rendre compte par mes dernières dépêches, la condition de l'exclusion de Méhémet-Ali, que je savais être de nature à toucher le cabinet anglais, a élevé quelque doute dans mon esprit, et j'ai cru devoir réclamer encore de nouvelles explications de lord Palmerston et de lord Grey. En conséquence, je les ai revus hier, et je dois vous répéter que leur langage est aussi précis et aussi explicite que dans nos entretiens précédents. Sans qu'il ait été question récemment entre nous du pacha d'Égypte, je ne puis cependant pas négliger de vous dire que le gouvernement du roi ne saurait apporter assez de ménagements pour ôter tout soupçon au gouvernement anglais sur la nature des relations qu'il peut entretenir avec ce pacha. Je suis à peu près certain qu'ici on nous suppose toujours des arrière-pensées sur ce point.
»Lord Palmerston m'a dit qu'il avait expédié à Paris les dépêches de sir Frédéric Lamb, qui doivent vous être montrées; mais il m'en a donné à lire une nouvelle qui était arrivée le matin et dans laquelle cet ambassadeur annonce que, d'après les conversations qu'il a eues, ainsi que M. de Sainte-Aulaire, avec le prince de Metternich, il a acquis la conviction que le chancelier d'État ne cherchait qu'à détacher les cours de France et d'Angleterre l'une de l'autre. Je ne sais point jusqu'à quel point cette observation de sir Frédéric Lamb est fondée, mais elle me paraît être une indication qui peut n'être pas inutile.
»Vous trouverez dans the Globe d'hier soir un long article qui par tout son ensemble offre un nouveau témoignage de la sincérité des assurances que j'ai reçues depuis trois jours. Ce journal ministériel insiste avec une force vraiment remarquable sur la nécessité de l'union de l'Angleterre et de la France...»
[Confidentielle.]
«Londres, le 13 janvier 1834.
Mon cher duc,
»Les journaux vous disent malade. Le Temps va même jusqu'à parler de démission. Rassurez-moi sur votre santé; je ne crois pas à la démission; je n'en veux pas. Écrivez-moi quelques lignes que je puisse montrer à lord Grey, car il paraît un peu surpris de ce qui s'est passé à la tribune entre vous et M. Bignon[160]. Le cabinet anglais craint d'être parlementairement gêné par un langage qui ne serait pas identiquement le même à Paris et à Londres sur la question d'Orient. Il est donc tout à fait nécessaire que je puisse satisfaire lord Grey par quelque explication qui vaudrait mieux que celle du Journal des Débats, et qu'il vous serait plus commode de faire passer par moi, que de donner à la tribune...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
»Paris, le 16 janvier 1834.
Mon prince,
»Voici les faits, je les soumets à votre sagesse:
»Mercredi dernier, 8 janvier, on est venu à la discussion du paragraphe 16 de l'adresse. Ce paragraphe nous était annoncé comme dirigé spécialement contre le ministère. Dans mon opinion, au contraire, rien n'était plus aisé que de montrer qu'il contenait l'approbation la plus éclatante de notre système depuis trois ans. M. Bignon est venu, au nom de la commission, expliquer ce paragraphe dans un sens parfaitement raisonnable, parfaitement conforme à mon opinion; puis ensuite, il a fait un long discours sur l'état général de l'Europe, discours qui contenait, comme vous l'avez pu voir, beaucoup de choses raisonnables, et beaucoup d'autres follement exagérées.
»Je suis monté à la tribune après lui, et j'ai pris acte, en y adhérant, de ce qu'il avait dit, au nom de la commission, me proposant d'en tirer parti le lendemain et de prouver que notre système prévalait d'un commun accord sur celui de nos adversaires habituels. Quant au discours même de M. Bignon, je n'en ai rien dit, sinon que ne contenant aucune attaque contre le gouvernement, il ne provoquait de ma part aucune réponse. J'ai terminé en remerciant M. Bignon de la modération de son langage envers nous.
»Le lendemain, j'étais gravement indisposé, tellement même, que j'ai longtemps hésité si j'irais à la Chambre, j'ai fait cependant effort sur moi-même. A mon arrivée, j'ai trouvé toute la Chambre en rumeur. On avait étendu l'adhésion que j'avais donnée aux explications de la commission, on l'avait étendue, dis-je, au discours de M. Bignon, sur lequel je n'avais rien dit du tout. Les imaginations avaient pris feu, tout le monde était convaincu que nous allions dans huit jours être en guerre avec toute l'Europe. Attaqué violemment par M. Mauguin, je me suis vu obligé de rectifier l'erreur universelle, de faire remarquer à quoi j'avais adhéré et de rassurer les esprits. Malheureusement, je vous le répète, j'étais trop malade pour avoir possession du mien. Au moment où je pris la parole, je fus saisi d'un éblouissement tel, que je fus obligé de me cramponner à la tribune et que je faillis me trouver mal. Dans cette disposition, j'allai au plus pressé; je répondis sans trop savoir ce que je disais; j'expliquai le traité du 8 juillet en particulier, sur lequel on avait dit cent sottises; mais en montrant qu'on n'en saisissait ni le sens, ni la portée; je ne pus pas montrer suffisamment quels étaient ses vrais dangers, quel en était le vrai caractère. Je fus obligé, je vous le répète, de couper court, et de finir volontairement, sous peine d'être interrompu par un étourdissement complet. En descendant de la tribune, je me mis au lit, et on me saigna abondamment.
»Le résultat de tout ceci, je ne me le dissimule point, est très fâcheux pour moi et très fâcheux pour les affaires. Bien que je n'aie rien fait ni dit de précisément répréhensible, il vaudrait mieux, je crois, que le roi eût sous la main un autre ministre des affaires étrangères. Mais cela n'est pas, et ma retraite décomposant le ministère tout entier, j'ai consenti à rester. Si vous voulez vous faire mettre sous les yeux le Moniteur du 9 et celui du 10, vous saisirez maintenant parfaitement ce qui s'est passé. J'aurais mieux fait de ne pas m'emparer des explications données par M. Bignon au nom de la commission, puisque je me sentais déjà indisposé le 8. J'aurais mieux fait d'éviter toute discussion. Voilà ma faute. Je ne prétends point l'excuser. Tout le reste a été fatal et inévitable. Si j'avais été maître de moi-même le lendemain, au lieu de finir par un échec pour moi, la discussion aurait fini par la défaite la plus signalée que nos adversaires eussent essuyée depuis longtemps.
»Vous pouvez faire, mon prince, de tous ces détails, tel usage que vous voudrez. Je n'ai rien à cacher, rien à dissimuler, rien à justifier. J'ai eu tort, me sentant indisposé déjà, de jouer gros jeu; j'ai eu tort de perdre. Voilà tout ce que je puis dire...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 20 janvier 1834.
Mon cher duc,
»Il y a une certaine candeur, qui, pour être parfaitement vraie, n'en est pas moins habile. Votre excellente lettre du 16 en est la meilleure preuve. Vous trouverez l'effet qu'elle a produit sur lord Grey dans le billet qu'il vient de m'écrire et que je vous envoie.
»Je suis fondé à croire que nous aurons une très bonne phrase sur la France, dans le discours du roi d'Angleterre du 4 février; j'y ai mis tous mes soins. Je ne puis assez vous prier d'agir sur tous les journaux qui dépendent de vous, pour qu'ils ne reviennent pas sans cesse sur l'incident de l'adresse; il faut qu'il soit dorénavant dans l'oubli...»
(Billet joint à la lettre précédente.)
LORD GREY AU PRINCE DE TALLEYRAND.
[Traduction.]
«Downing-Street, le 20 janvier 1834.
Mon cher prince,
»Je vous renvoie avec bien des remerciements la lettre de M. le duc de Broglie que vous avez bien voulu me confier hier soir.
»Je trouve dans son explication de nouvelles preuves de sa candeur, et de son caractère probe et honorable. L'affaire a sans doute été fâcheuse, et je craignais qu'elle ne donnât quelque avantage à la Russie dans ses futures discussions avec nous; mais il est impossible d'imputer au duc aucune faute, excepté celle dont il convient lui-même. Mais cela sera de peu de conséquence tant que les deux gouvernements continuent à maintenir l'union intime qui a été si heureusement établie entre eux.
»Je me réjouis fort de ce que M. de Broglie ne pense plus à donner sa démission; elle aurait occasionné une perte irréparable pour la France comme pour nous, qui nous fions entièrement à sa loyauté et à son honneur.
»Je vous prie d'agréer...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 20 janvier 1834.
Monsieur le duc,
»Je vous ai écrit à la hâte avant-hier, et vous ai exprimé l'assurance que les bruits répandus dans le public sur la retraite du cabinet anglais étaient sans fondement. Je persiste dans mon opinion à cet égard. Mais s'il n'est pas question d'un changement dans le ministère, il n'est pas moins certain qu'il s'est élevé un dissentiment assez prononcé entre quelques-uns de ses membres, et il paraît que c'est une intervention anglaise en Portugal qui en a été la cause. Plusieurs ministres pensaient qu'une intervention immédiate était devenue urgente; mais, la majorité s'étant prononcée contre cette mesure, elle a été abandonnée pour le moment. Le dernier voyage de lord Grey à Brighton avait été motivé par cette circonstance, et on m'assure que le roi a partagé l'opinion de la majorité de son conseil. Vous trouverez, du reste, dans le Times de ce jour, un exposé, que je crois assez fidèle, des principes sur lesquels s'appuyent les partisans de l'intervention en Portugal... »
On a vu, par les extraits de ces dépêches que j'avais dû suspendre mes démarches près du cabinet anglais pour obtenir de lui la conclusion d'une alliance défensive entre la France et l'Angleterre. Les difficultés que je rencontrais étaient de plus d'une sorte. On m'avait d'abord opposé l'espoir d'un rapprochement avec l'Autriche, qu'un pareil traité n'aurait pas manqué d'effaroucher et de rejeter plus avant dans l'alliance russe. On m'avait fait à peu près la même objection pour ce qui concernait la Prusse. Mais, ce n'étaient pas là les seules entraves que je rencontrais. Il y en avait qui tenaient aux relations extérieures de l'Angleterre; d'autres, à la situation intérieure du cabinet. Ainsi, on redoutait, en s'engageant avec nous, de ne plus garder la même indépendance dans les affaires de Portugal, que l'Angleterre surveillait d'un œil jaloux et avec la ferme résolution d'agir sans nous sur ce point de la péninsule. On craignait aussi que si nous lui laissions pleine liberté à cet égard, elle ne se trouvât, par là, obligée un jour de nous laisser la même liberté d'action dans les affaires d'Espagne. Et on sait assez que, depuis la paix d'Utrecht, l'Angleterre a toujours cherché à combattre notre influence en Espagne. C'est une espèce d'axiome politique que je serais tenté de croire qu'on enseigne dans les universités d'Oxford et de Cambridge. Enfin, le cabinet anglais était ébranlé dans son existence; il y avait des divergences parmi ses membres sur plusieurs questions, et, pour ne rien cacher des motifs qui pouvaient l'empêcher de former l'alliance que je leur avais proposée, je dois dire aussi qu'il n'était pas bien rassuré sur la durée de l'existence du ministère français. L'incident survenu au duc de Broglie avait entretenu ses méfiances sur ce dernier point, et je vis bien qu'il fallait, sinon renoncer à mon projet d'alliance, du moins attendre que quelque événement, soit en Orient, soit dans la péninsule, fît comprendre en Angleterre l'importance de cette alliance.
Il y eut d'ailleurs, à cette époque, une série de complications dans la politique européenne, qui devaient être éclaircies avant que le cabinet anglais se sentît mieux disposé pour le plan que je lui avais présenté au nom de mon gouvernement.
La chute du ministère Zéa à Madrid[161] avait été considérée comme un succès pour l'Angleterre, qui attribuait à ce ministère une soumission entière à la France et qui se réjouit, par conséquent de le voir remplacé par M. Martinez de la Rosa[162], qu'elle espérait diriger.
D'un autre côté, le gouvernement russe essaya alors de se rapprocher de la France et surtout de l'Angleterre, ce qui devait détourner celle-ci de se lier trop intimement avec nous[163]. La suite des lettres qu'on va lire fera mieux saisir la portée de ce que je viens d'indiquer, ainsi que les événements qu'y s'y rattachent.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 25 janvier 1834.
Monsieur le duc,
»... Les ministres anglais partagent entièrement votre opinion sur les avances faites récemment au gouvernement du roi par l'empereur Nicolas et par le cabinet de Saint-Pétersbourg; ils reconnaissent avec vous que ces dispositions si nouvelles envers la France n'ont d'autre but que de séparer les cabinets de Paris et de Londres. On voit avec plaisir ici que nous ne sommes point dupes de ces démonstrations, et j'ai lieu de croire qu'on nous en tiendra compte dans l'occasion.
»Les démarches du gouvernement russe à Stockholm et les mesures de précaution qu'il a cru devoir prendre du côté de la Baltique indiquent des inquiétudes qu'on ne fera rien ici pour dissiper[164].
»Lord Grey m'a parlé ce matin de M. Martinez de la Rosa, comme de l'homme qui pouvait le mieux diriger les affaires d'Espagne. Je crois que le mécontentement du gouvernement anglais contre M. de Zéa entre pour beaucoup dans les éloges qui sont prodigués à M. Martinez. Ceci ne vous surprendra pas.
»Je vous remercie du mémoire que vous m'avez adressé sur la conspiration qui a éclaté dernièrement en Grèce[165]. Il me sera utile, lorsque nous serons appelés à nous occuper des affaires de ce pays, ce qui, dans notre intérêt, n'est pas pressant; mais ce qui sera sans doute le cas, lors de l'arrivée de M. Tricoupis[166] à Londres...»
«Le 28 janvier 1834.
»J'étais hier avec lord Grey et lord Palmerston lorsqu'ils ont appris l'entrée du général Saldanha à Leirya. On la considère ici comme une affaire dont tous les résultats sont importants, mais elle porte dans ses détails un caractère de férocité qui fait désirer vivement de voir finir la lutte dont le Portugal est le théâtre[167]. Il paraît certain que le général Saldanha ne s'arrêtera pas à ce succès, et qu'il doit immédiatement marcher sur Coimbre, afin de combiner ses mouvements avec le corps d'armée du duc de Terceire. Ces nouvelles sont du meilleur augure pour la solution d'une question dont, vous le savez, le cabinet britannique avait été fort préoccupé depuis quelque temps; elles répondent aux alarmes des partisans d'une intervention immédiate en Portugal, et elles ont produit, pour le moment, la renonciation, de la part du ministère anglais à toute idée d'action directe et matérielle sur les affaires de ce pays...»
«Le 1er février 1834.
»Hier au soir, à dix heures, j'ai été, comme j'avais eu l'honneur de vous le mander dans ma dépêche du matin, chez lord Palmerston. Il m'a donné à lire la dépêche que M. de Lieven avait reçue la veille, et dont il lui avait confié l'original. Je l'ai lue deux fois, et il m'a ensuite permis de prendre quelques notes...
»Cette dépêche parait être la réponse à celle qui avait été écrite de Londres par l'ambassadeur de Russie, le 27 décembre. M. de Lieven y annonçait que lord Palmerston lui avait exprimé le désir d'arriver à une explication franche entre la Russie et l'Angleterre. A cette ouverture toute de conciliation, la Russie répond par des protestations de son désir d'entretenir des relations de paix et de bonne amitié. Quelques lignes plus bas, se trouvent ces mots: l'Angleterre est l'alliée naturelle de la Russie. On observe ensuite que, dans ses rapports avec l'Angleterre, la Russie a toujours suivi et continuera à suivre les formes qu'elle a graduellement employées avec elle. On rappelle à cette occasion la note du 27 octobre[168], à laquelle la Russie avait fait la seule réponse que sa dignité, à ce qu'elle croit, lui permettait de faire; et là, on observe apologétiquement que les notes n'ont point été provoquées par elle. Cette observation faite, on se plaît à faire sentir que, dès qu'il a paru une communication du gouvernement anglais, modérée par le fond et conciliante dans les formes, on s'était empressé à faire une réponse qui portât le même caractère, et que, d'après le désir que l'Angleterre avait montré d'avoir des informations plus étendues, la Russie s'y prêtait avec plaisir pour écarter tout ce qui pourrait compliquer les rapports des deux États et nuire à leur bonne intelligence.
»Envisagée sous ce point de vue, la demande du gouvernement anglais ne présente aux yeux du gouvernement russe aucun inconvénient, et il y répond volontiers.
»M. de Nesselrode donne alors des notions précises sur quelques dispositions militaires. Il prétend que les renseignements qu'a reçus le gouvernement britannique ne sont pas exacts, et il cherche à en démontrer les erreurs. Les mesures militaires qu'on a signalées à l'Angleterre ne sauraient être en aucun cas l'indice d'un système offensif de la part de la Russie, et bien moins encore contre l'Angleterre que contre toute autre puissance.
»Là, viennent quelques développements. On assure:
»Premièrement, que dans la mer Noire la flotte russe se trouve dans le même état où elle était à son retour de Constantinople, et qu'aucun armement nouveau n'a eu lieu depuis cette époque.
»A cela, lord Palmerston m'a fait observer qu'on n'expliquait pas pourquoi, l'expédition terminée, on conservait des forces aussi considérables, et que cela devait naturellement faire croire qu'on avait quelques intentions ultérieures;
»Secondement, que la division cantonnée en Crimée n'est autre que celle qui est revenue de Constantinople l'été dernier à bord de l'escadre russe, qu'aucun renfort n'a été envoyé sur ce point, et que les troupes réunies dans les provinces méridionales de l'empire n'excèdent point le nombre de celles qui s'y trouvent cantonnées depuis quinze ans;
»Troisièmement. Le gouvernement russe n'hésite pas à donner l'assurance que les bruits répandus sur l'accroissement de ses forces maritimes dans la Baltique sont dénués de fondement. M. de Nesselrode porte le nombre des vaisseaux à vingt-sept. Ce nombre, observe-t-il, est loin d'approcher de celui dont disposait l'impératrice Catherine dans ces mêmes parages, et les ouvrages des îles d'Aland se bornent à une caserne fortifiée, propre à contenir deux bataillons. Aucun établissement maritime n'y a été formé. Ces îles n'ont, d'ailleurs, que des ports de refuge qui sont de secours à tout le monde et qui ne peuvent inquiéter la Suède, qui, seule, pourrait s'en alarmer;
»Quatrièmement, que les fortifications en Pologne n'ont pour objet que la propre sécurité de l'empire, qui, comme on l'a vu il y a deux ans, pouvait être menacée du côté où on les construit.
»Le gouvernement pourrait trouver des motifs d'appréhension très légitimes dans les paroles de lord Palmerston lui-même. Ces paroles sont, aux termes de la dépêche: »Qu'il serait dans les intérêts de l'Angleterre de préférer voir le trône du sultan occupé par Mehémet-Ali, changement qui substituerait la puissance arabe à l'empire ottoman.
»Il y a dans cette citation une grande inexactitude. Lord Palmerston a pu dire qu'il préférait voir le trône occupé par Méhémet-Ali à le voir occupé par l'empereur de Russie. C'est là certainement le sens des expressions employées par lord Palmerston, et ce sont, à ce qu'il m'a dit, les expressions elles-mêmes.
»M. de Nesselrode fait ensuite quelques réflexions au sujet des paroles prêtées à lord Palmerston, et dit que le système qu'elles renferment aurait pour but de remplacer une puissance alliée de la Russie par un pouvoir hostile et dangereux au maintien de la paix en Orient. Il convient cependant que l'Angleterre n'a point agi dans le sens qu'on lui a gratuitement attribué, mais que l'aveu qu'une semblable pensée ait pu subsister montre plus d'hostilité aux intérêts de la Russie que ne le sont les forts de la Vistule contre les intérêts de l'Angleterre.
»De là, on arrive à dire que le traité du 8 juillet doit paraître bien moins une arme offensive placée entre les mains de la Russie, qu'une garantie morale contre les projets d'envahissement et de conquête qu'une puissance arabe chercherait à étendre sur la Turquie d'Europe.
»A la suite de ces raisonnements, on donne l'assurance que l'acte séparé du 8 juillet n'établit point en faveur du pavillon de guerre russe un privilège exclusif au préjudice des autres puissances, et que, sous ce rapport, aucune altération n'a été apportée aux usages établis par la Porte: car la Russie, ajoute-t-on, est aussi éloignée de l'idée de vouloir les enfreindre elle-même, qu'elle est intéressée à ne pas les voir méconnus par aucune autre puissance.
»Viennent ensuite quelques explications sur le reproche du secret gardé vis-à-vis des autres cours, à l'occasion de ce traité. La raison qu'en donne M. de Nesselrode, c'est que le secret n'appartenait pas à la Russie; qu'il appartenait uniquement à la Porte ottomane; que c'est elle qui avait reconnu le besoin d'un traité, qui avait un intérêt direct à cette transaction, et qu'ainsi c'était à elle à juger quand il lui conviendrait de donner à ce document une publicité légale; la Russie, laissant au divan la liberté la plus absolue de le publier ou de le tenir secret. On cite ensuite (mais on n'est pas heureux dans les citations) la convention du 22 octobre 1832, relative aux mesures concertées entre la France et la Grande-Bretagne à l'égard de la Hollande. On ne s'est pas rappelé que, dans cette circonstance, les plénipotentiaires des cinq cours réunis, deux d'entre eux avaient demandé aux trois autres s'ils voulaient prendre part aux moyens coercitifs, et que, sur leur refus, la France et l'Angleterre avaient déclaré qu'elles se croyaient libres d'agir séparément. Ce n'était certainement pas là un secret.
»Ce qu'il y a de mieux dans cette note, c'est la fin, où il est question des pourparlers actuels, qui ont lieu à Pétersbourg entre les représentants de la Porte. En voici à peu près les termes:
»Le résultat de la mission de la Porte, que nous pouvons regarder comme prochain, prouvera hautement que la Russie, persévérant dans le système de conservation qu'elle a adopté envers l'empire ottoman, tient à cœur de respecter son intégrité comme son indépendance, et de fortifier l'autorité du sultan, au lieu d'y apporter la plus légère atteinte. Les arrangements dont nous nous occupons avec Achmet Pacha, et ce sont les dernières paroles de M. de Nesselrode, donneront un nouveau poids aux explications franches qui font l'objet de la présente dépêche.
»Voilà, monsieur le duc, une analyse bien longue de la dépêche de M. de Nesselrode au prince de Lieven, mais je n'ai pas voulu perdre l'occasion de vous faire connaître, si vous ne l'avez pas appris par M. le comte Pozzo, quelle est la réponse de la Russie aux reproches qui lui ont été faits sur le mouvement qu'elle a donné à sa politique dans le Levant.
»En résumé, il me paraît évident que cette longue pièce russe est essentiellement destinée à calmer les inquiétudes des cabinets de Londres et de Paris; elle témoigne même une certaine disposition à les satisfaire.—Mesurer le degré de confiance qu'il est convenable d'accorder à ces démonstrations serait difficile; mais, les révoquer absolument en doute me semblerait imprudent. Il y a de certains caractères, tels que paraît être celui de l'empereur Nicolas, qui se croient d'autant plus engagés qu'on leur témoigne plus de confiance...
»J'ai l'honneur de vous transmettre des dépêches de La Haye. Vous y verrez que le roi de Hollande n'a point épuisé ses ruses dilatoires et qu'il attribue à un des membres de la conférence un langage évidemment contraire aux engagements pris par tous les membres dans leurs dernières réunions. Il ne peut y avoir eu d'ambiguïté dans les explications de lord Palmerston à M. Dedel, et je ne puis pas croire que les plénipotentiaires représentant les trois cours du Nord aient montré autre chose que les dispositions conciliatrices qui leur sont ordinaires.
»La conférence, en se séparant, avait pris la résolution de ne se réunir de nouveau que lorsqu'elle aurait reçu de la part du roi de Hollande des ouvertures positives et acceptables d'arrangement final, ou lorsqu'un des plénipotentiaires en ferait la proposition. C'est cette voie qui a été adoptée pour reprendre la négociation; et nous aurons, sans doute, mercredi ou jeudi une séance. Elle sera, suivant toute apparence, sans aucun résultat...»
J'ai dû donner ce long extrait de la dépêche du cabinet de Saint-Pétersbourg, parce qu'elle produisit plus tard un effet assez sérieux et qui révèle ce trait du caractère de lord Palmerston, que j'ai déjà indiqué dans une autre circonstance; je veux parler de la passion personnelle qu'il mettait trop souvent dans le maniement des affaires. Ainsi, cette dépêche russe lui causa une extrême irritation et le poussa à prendre une mesure que je trouvai au moins maladroite, pour ne rien dire de plus. La cour d'Angleterre avait à cette époque à nommer un ambassadeur à Pétersbourg, en remplacement de lord Durham[169], qui avait demandé son rappel pour cause de santé. Lord Palmerston désigna pour le remplacer sir Stratford Canning, sachant bien que ce choix était le plus désagréable qu'il pût faire pour la cour de Russie. En effet, lorsqu'il eut été annoncé à M. de Nesselrode, celui-ci ne tarda pas à faire savoir à Londres que l'empereur verrait avec beaucoup de déplaisir qu'on envoyât sir Stratford Canning à Pétersbourg, par la raison que ce diplomate, lorsqu'il était ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, s'y était montré animé des sentiments les plus hostiles contre la Russie, et qu'ainsi, il le croyait peu propre à entretenir les bonnes relations qu'il souhaitait voir établies entre les deux cours. Lord Palmerston répondit, avec sa raideur ordinaire, qu'il était possible qu'un ambassadeur d'Angleterre ait déplu à l'empereur en remplissant consciencieusement ses devoirs et les instructions de son gouvernement, mais qu'il ne lui paraissait pas que ce fût un motif suffisant pour ne pas lui donner une mission à laquelle il était appelé par ses bons services, et que, si ce choix n'était pas agréé, le gouvernement anglais laisserait vacant le poste d'ambassadeur à Pétersbourg. L'empereur Nicolas, à son tour, se montra fort blessé du procédé et se décida à rappeler son ambassadeur, le prince de Lieven, qui était accrédité à Londres depuis l'année 1812. Les deux ambassades restèrent vacantes pendant longtemps, et les relations des deux cours s'en ressentirent naturellement.
Je ne partageai pas la manière de voir, ou plutôt la passion de lord Palmerston; je pensais qu'il fallait accepter les explications de la Russie pour ce qu'elles valaient, la surveiller, mais ne point se brouiller avec elle, tant qu'on n'était pas sérieusement résolu à lui faire la guerre. Aussi, j'écrivis.
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 3 février 1834.
Monsieur le duc,
»J'ai reçu votre dépêche sous le numéro 8. Je vous remercie de m'avoir communiqué la pièce qui y était jointe. Sa lecture a ajouté un degré de conviction à l'opinion que je m'étais faite sur la conduite que le gouvernement du roi doit tenir à l'égard de la Russie, dans un moment où cette puissance semble être dans une voie de rapprochement. Notre position est bonne; nous devons croire à la sincérité des protestations du gouvernement russe. Le langage uniforme que tiennent à Londres et à Paris les ambassadeurs, et à Pétersbourg les ministres russes, prouve le désir et presque le besoin de nous persuader: éclairés comme nous le sommes, que risquons-nous de paraître convaincus?
»Le fait est que les mouvements de la Russie sont arrêtés en ce moment: il faudra qu'elle cherche longtemps un nouveau prétexte pour amener une occasion de s'ingérer d'une manière directe dans les affaires de l'empire ottoman; c'est sur cela que nous devons porter notre surveillance. Le gouvernement anglais paraît être dans la même voie, si, comme j'ai lieu de le penser, le discours de la couronne s'exprime ainsi à l'égard de la Turquie:
»La paix de la Turquie, depuis l'arrangement qui a été fait avec Méhémet-Ali, n'a pas été interrompue, et ne sera menacée par aucun autre danger; le gouvernement portera son attention à prévenir tout changement dans les relations de cet empire avec les puissances que peuvent intéresser sa stabilité future et son indépendance.
»Je suis également fondé à croire que dans ce discours il se trouve une phrase qui nous regarde seuls et qui est conçue à peu près dans les termes suivants:
»Le but constant de ma politique a été d'assurer à mon peuple la jouissance continue du bienfait de la paix; en cela j'ai été assisté par la bonne intelligence qui a été heureusement établie entre mon gouvernement et celui de France; les assurances que je continue de recevoir des dispositions amicales des autres puissances du continent me donnent confiance dans le succès de mes efforts...»
«Le 4 février.
»Je reviens de la séance royale; elle a été fort brillante. Je m'empresse de vous adresser le discours que le roi d'Angleterre a prononcé. La France y est nommée séparément des autres puissances; le roi a voulu que cela fût senti, par la manière dont il a prononcé le passage qui nous concerne spécialement; il a même fait une pause avant de prononcer ces mots: les assurances que j'ai reçues[170]...»
«Le 7 février.
»Notre conférence sur les affaires de Hollande a eu lieu à la suite d'une convocation de lord Palmerston; elle a été longue parce que, dans la discussion des différentes opinions, on a été amené à revenir longuement sur le passé.
»Les plénipotentiaires autrichiens ont pris l'initiative et ont déclaré que leur cour, ne voulant rien négliger pour conduire à une prompte conclusion l'affaire hollando-belge, les avait chargés d'exprimer aux plénipotentiaires des autres cours le désir que la négociation trop longtemps interrompue fût reprise; ils ont motivé leur demande sur ce que le roi des Pays-Bas avait fait, comme il s'y était engagé, les démarches convenues pour obtenir l'assentiment des parties intéressées aux arrangements territoriaux, et qu'il avait, de plus, envoyé de nouvelles instructions au plénipotentiaire néerlandais pour renouer la négociation sur les objets restés en litige.
»Lord Palmerston a pris alors la parole et, plaçant la question où elle était restée au 30 août, lorsque la conférence s'était séparée, a établi que rien n'était changé depuis cette époque; que la Confédération germanique n'avait pas acquiescé à la demande du roi des Pays-Bas[171]; que les ministres d'Autriche et de Prusse, confiants dans leur influence, nous avaient disposés à croire au succès de cette démarche, mais que s'étant trompés eux-mêmes, l'importante difficulté des limites n'était pas levée, et qu'ainsi, cette première garantie, sans laquelle on ne peut prévoir d'issue à la négociation, n'était pas encore donnée, et paraissait loin de devoir l'être;—qu'il en était de même sur la question des pouvoirs du plénipotentiaire néerlandais; qu'il avait vu M. Dedel, et qu'après lui avoir fait remarquer que les délais de la diète privaient la conférence de la garantie qu'elle avait demandée pour arriver à la conclusion des arrangements territoriaux, il lui avait dit qu'après les difficultés qui se sont toujours succédé depuis trois ans, il devait lui demander s'il avait enfin une garantie à nous donner: par exemple, s'il avait des pouvoirs qui l'autorisassent à signer les articles paraphés par M. Verstolck lui-même, entre autres, l'article IX et les paragraphes qu'il contient;—que M. Dedel lui avait répondu qu'il n'y était pas autorisé et qu'il ne pouvait prendre sur lui de signer. Lord Palmerston a ajouté qu'il avait été obligé de conclure que des conférences nouvelles ne mèneraient à rien, et qu'aujourd'hui la négociation était juste au point où elle était restée il y a cinq mois.
»Le ministre de Prusse, M. de Bülow, a essayé de répondre et a insisté sur la réunion de la conférence, en donnant pour raison déterminante que le roi des Pays-Bas se servirait de notre refus auprès des Hollandais et auprès des différents cabinets de l'Europe comme le motif qui empêchait la négociation de se terminer.
»J'ai pu alors établir, en reprenant plusieurs des arguments très bien développés par lord Palmerston, que négocier encore, sans avoir l'espérance d'arriver à une conclusion définitive, était une manière inconvenable de placer la conférence; que nous devions toujours nous mettre d'accord avec nous-mêmes; que la séparation des territoires, base première du royaume de Belgique, avait été arrêtée sans aucune réserve des puissances; qu'ainsi, nous étions liés à cet égard...; que si M. Dedel n'avait pas de pouvoirs pour signer avec nous ce que nous nous étions engagés à faire, il n'y avait pas de négociation utile à suivre; qu'ainsi, mon opinion était, comme celle de lord Palmerston, qu'il fallait, pour le moment, laisser les choses dans l'état où elles étaient; que l'action ne nous ayant pas réussi, il fallait avoir confiance dans la puissance de l'inaction.
»Après quelques moments de silence, on s'est séparé, et cette conférence, comme je l'avais prévu et comme je vous l'avais mandé, n'a mené à rien. Les plénipotentiaires autrichien et prussien ont exécuté exactement les ordres de leurs gouvernements; ils ne pouvaient pas paraître se rendre aux observations que nous leur faisions, mais leur silence a dû nous faire croire qu'ils trouvent nos raisons sans réplique. Nous nous sommes séparés, sans ajournement, comme on le ferait après une chose abandonnée...»
«Le 14 février 1834.
»Sur la demande du chargé d'affaires de Grèce, M. Skinas, la conférence s'est réunie aujourd'hui pour examiner la proposition qu'il était chargé de nous faire, de donner notre garantie à la troisième série de l'emprunt grec. M. Skinas nous a exposé l'état embarrassé des finances de la Grèce, et est entré dans de grands détails à ce sujet... Nous savions, lord Palmerston et moi, que le prince de Lieven avait reçu des ordres qui l'empêchaient de consentir à ce que la garantie sollicitée fût donnée... Nous l'avons donc laissé faire valoir les difficultés que son gouvernement faisait à l'obtention de cette garantie. Ces difficultés sont de forme. La Russie veut qu'on exige des comptes détaillés de l'état véritable des finances grecques; et M. Skinas ayant promis de nous les fournir dans un temps très court, nous nous sommes rendus aux observations de M. de Lieven, qui ne nous engageaient qu'à un délai.
»Je n'ai pas besoin de vous faire remarquer que ce qui se montre dans l'opinion de M. le prince de Lieven n'est pas le véritable motif sur lequel elle est fondée. La Russie ne veut pas perdre un moyen d'action qui lui reste encore sur les affaires de la Grèce. Peut-être a-t-elle des projets particuliers dont les difficultés présentes rendraient l'exécution plus facile. Les renseignements que vous devez avoir vous feront juger mieux que personne de la valeur des conjectures que nous formons ici, et vous expliqueront probablement ce qui fait que la Russie, qui était la première, il y a un an, à demander la garantie des trois puissances, se montre aujourd'hui difficultueuse sur ce point...»
«Londres, le 23 février 1834.
»... Je vous remercie de m'avoir donné communication de la dépêche de M. le maréchal Maison, par laquelle il vous rend compte de la nouvelle convention conclue le 29 janvier, à Saint-Pétersbourg, entre la Porte ottomane et la Russie[172]. Cette convention adoucit, à certains égards, les conditions qui avaient été imposées à la Turquie, par le traité d'Andrinople; mais il est difficile aussi de ne pas reconnaître que les renonciations de la Russie ne sont pas aussi étendues qu'elles en ont l'apparence. La Turquie est pour elle un créancier insolvable; si elle lui fait une remise de fonds, le sacrifice n'est pas grand. L'évacuation des principautés est une mesure incomplète, car l'occupation de Silistrie et la route militaire conservée à travers les provinces qui doivent être évacuées sont des garanties presque équivalentes à celles dont la Russie a fait l'abandon par le traité du 29 janvier. Il n'y a pas dans tout ceci beaucoup de générosité ni d'abnégation. Ce qui est surtout à regretter, c'est que le plénipotentiaire ottoman n'ait pas stipulé dans la convention le nombre des troupes qui devront former la garnison de Silistrie. C'est là un point important que la Porte ottomane et l'Autriche n'auraient pas dû négliger de faire régler selon leur intérêt commun. Vous savez ce que c'est qu'une occupation de huit ans. L'Autriche paraît avoir oublié qu'il y a deux mois, elle disait qu'elle ne permettrait jamais que la Russie s'emparât d'un village turc; elle aurait bien de la peine à trouver dans ses archives qu'une occupation de huit années ne soit pas devenue une propriété. Il serait, dans mon opinion, utile et grand pour la politique française et anglaise réunies de s'entendre pour faire faire à la Porte ottomane, un emprunt qui la libérât immédiatement, et fît rentrer les principautés et la Porte elle-même dans leurs droits de souveraineté. Jamais le crédit de notre pays et de l'Angleterre n'aurait été plus noblement et plus politiquement employé...»
«Le 24 février.
»En relisant aujourd'hui ce que j'ai eu l'honneur de vous écrire dans ma dépêche d'hier sur l'utilité dont serait pour la Porte ottomane d'être libérée, par un emprunt, des obligations qu'elle a dernièrement contractées envers la Russie, j'ai trouvé que, pour compléter cette idée, il fallait essayer d'associer l'Autriche au plan que je vous ai proposé: la sûreté de ses frontières de l'est, la liberté de la navigation du Danube, qui se trouve commandée par Silistrie, et aussi, ses intérêts germaniques, lui font, à ce qu'il me semble, un devoir de faire tous ses efforts pour enlever à la Russie la position que cette puissance cherche à conserver dans les principautés. Je croirais donc que le moment est favorable pour lui faire cette proposition, et, si elle l'acceptait, nous trouverions pour notre compte l'immense avantage de rompre l'unité de politique suivie par les trois puissances du nord depuis trois ans. Cette affaire me paraît digne de toute votre sollicitude.
»Le ministre de Suède m'a parlé hier d'une démarche faite près de son gouvernement par le général Suchtelen[173], ambassadeur de Russie à Stockholm dans le dessein de connaître quelle serait la conduite de la Suède si la guerre venait à éclater entre la France, l'Angleterre et la Russie. Le gouvernement suédois a répondu par une note qu'il garderait la neutralité, et il a chargé son ministre à Péterbourg de le notifier au cabinet russe... J'ai dû vous instruire de ce fait, quoique je croie qu'il n'aura pas de suite...»
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Tuileries, le 27 février 1834.
»... Marseille, Lyon, Saint-Étienne et ce que nous venons d'avoir à Paris, était une même chose, un coup monté par les mêmes factions, par les républicains, par les associations et les sociétés secrètes[174]. Les ouvriers de Lyon et de Saint-Étienne n'ont heureusement voulu prendre aucune part à l'émeute, et tout est maintenant rentré dans l'ordre dans ces trois villes. Ici, la population n'a non seulement pris aucune part aux coupables tentatives de désordre, mais elle en a été indignée; la garde nationale en est exaspérée, ainsi que la troupe de ligne et, de fait, cela n'a été qu'une poignée de misérables qui ne pouvaient donner d'inquiétudes sérieuses. En résultat, cela a été un mal pour un bien, en faisant sentir généralement la nécessité d'une loi pour réprimer ces associations et les sociétés secrètes et la faisant désirer à tout le monde. On ne doute pas que cette loi passera à la Chambre[175]...
»Le roi pense comme vous que le nouveau traité russo-turc est une grande amélioration, mais que cela ne peut pas changer matériellement la position relative de la Russie et de la Turquie, qui est celle de la force et de la nullité. Ainsi, ce que le roi croit le plus essentiel, c'est le désarmement de la flotte de la mer Noire, parce que tant qu'elle est armée, elle peut transporter les Russes à Constantinople en trois jours. Une fois cette flotte désarmée, le mouvement rapide n'est plus possible. Quant à l'évacuation des principautés, c'est une très bonne chose, sans doute; mais avec une route militaire et Silistrie, elle est plus apparente que réelle.
»Le point essentiel, le nœud gordien de cette affaire, c'est la politique de l'Autriche. La Russie ne bougera pas si elle n'a pas l'assentiment de l'Autriche; et j'appelle assentiment, la certitude de son inaction. La question est de savoir ce qui est fait à cet égard. L'Angleterre est de toute manière mieux placée que nous, pour le découvrir, et c'est à elle à nous le dire. Tâchez donc qu'elle le fasse...»
LE COMTE DE RAYNEVAL AU PRINCE DE TALLEYRAND.
»Madrid, le 21 février 1834.
Mon prince,
»J'ai respecté le repos dont j'ai pensé que vous vouliez jouir pendant votre voyage en France. J'ai pensé que vous ne m'en voudriez pas de vous laisser un peu oublier les affaires de la péninsule. Mais l'occasion que m'offre aujourd'hui pour vous les rappeler le départ de M. de Florida-Blanca[176] est trop tentante, et je n'y puis résister.
»C'est hier que nous avons officiellement connu ici la réponse de lord Palmerston à la demande de secours que dom Pedro avait adressée au gouvernement anglais. Le sentiment qu'a fait éprouver au nouveau cabinet espagnol la certitude que l'Angleterre ne voulait pas sortir de son système d'inaction est une sorte de consternation. L'Espagne est et sera encore longtemps hors d'état d'intervenir efficacement en Portugal, et tant que dom Miguel et don Carlos se soutiendront, il n'y a pour le gouvernement de la reine ni tranquillité ni sécurité.
»M. de Florida-Blanca est chargé de commenter ce texte et de tâcher de faire changer la détermination de l'Angleterre. On a eu ici l'idée que si le gouvernement anglais ne pouvait décidément pas devenir l'auxiliaire de son alliée doña Maria, il pourrait au moins la servir indirectement en donnant des subsides à l'Espagne. Mais je crois que le temps des subsides est passé.
»On songe sérieusement à la convocation des cortès. C'est une dangereuse expérience. Il n'est donné à personne d'en prévoir le résultat; mais il est devenu impossible de ne pas la faire. Quand on réfléchit à la tâche qu'ont à remplir ceux qui gouvernent ce pays-ci, on est réellement près de désespérer. Voici l'énumération d'une partie des travaux qui leur sont imposés: altérer l'ordre de succession,—changer la forme du gouvernement,—réformer les finances et l'administration,—étouffer la guerre civile,—pacifier un pays voisin. Et tout cela, il faut le faire pendant une régence; et une régence confiée à une femme!
»M. de Florida-Blanca désire que Votre Altesse veuille bien l'honorer de sa bienveillance et le guider par ses conseils. Il en connaît tout le prix et est bien persuadé que c'est seulement en les suivant qu'il peut espérer quelque succès dans la mission difficile qui lui est confiée[177]...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 4 mars 1834.
Monsieur le duc,
»Le ministère anglais a reçu des nouvelles de Portugal, qui annoncent qu'un engagement sérieux a eu lieu près de Santarem, entre les troupes de dom Pedro, et celles de dom Miguel[178]. Les dépêches que M. le baron Mortier vous a écrites, et que je vous transmets aujourd'hui, vous donneront sans doute des détails plus circonstanciés que ceux que je pourrais vous mander. Mais je dois vous prévenir que les rapports qui sont parvenus au ministère britannique, et même les lettres des personnes attachées au parti de dom Pedro, s'accordent à dire que cette affaire, si vantée d'abord, n'était rien moins que décisive, car l'armée de dom Miguel, suivant les dernières nouvelles, était à quatre lieues en avant de Santarem.
»Quoique les partisans de dom Pedro considèrent ses forces militaires comme suffisantes pour le succès de la cause de la jeune reine, cependant, on fait encore à Londres beaucoup d'enrôlements, des achats d'armes et de munitions de guerre...»
«Londres, le 10 mars 1834.
»J'ai reçu votre dépêche numéro 19. Vous ne devez pas douter de l'empressement que je mettrai à prêter mon concours à M. de Florida-Blanca lorsqu'il sera arrivé à Londres. Je voudrais espérer que le gouvernement britannique, mieux éclairé sur les véritables intérêts de la péninsule et débarrassé des entraves que lui imposent les affaires intérieures de l'Angleterre, reconnaîtra enfin la nécessité de renoncer à la neutralité qu'il a conservée en Portugal. Je me suis toujours efforcé de le diriger dans cette voie, et je continuerai à le faire après l'arrivée de M. de Florida-Blanca; mais, j'avoue que, jusqu'à présent, j'ai peu d'espoir que nous atteignions le but tant désiré par le gouvernement actuel de l'Espagne...»
«Le 18 mars.
»Je crois devoir appeler votre attention toute particulière sur le récit de la séance de la nuit dernière à la Chambre des communes, qui se trouve dans les journaux anglais de ce jour. Une motion de M. Sheil[179], tendant à obtenir la remise à la Chambre de tous les documents relatifs aux affaires d'Orient a donné lieu à une discussion importante[180].
»Vous remarquerez sans doute avec plaisir les passages des discours de lord Palmerston et de M. Stanley[181], qui se rapportent plus spécialement aux relations politiques, si heureusement établies entre la France et la Grande-Bretagne[182]. Le gouvernement du roi ne pourra qu'être satisfait du langage des deux ministres anglais, qui est, non seulement fort honorable pour la France, mais qui constate d'une manière bien avantageuse pour nous, aux yeux de l'Europe, l'union des deux pays. Cette union devait être le but de nos efforts; sa réalisation nous a déjà procuré et nous promet encore, ce me semble, de bien utiles résultats...»
«Le 27 mars.
»... J'ai donné lecture à lord Palmerston de la lettre que vous avez écrite au chargé d'affaires de France à La Haye pour l'inviter à demander à M. le baron de Zuylen des explications sur les mouvements qui auraient eu lieu dans l'armée hollandaise[183]. Lord Palmerston a approuvé si complètement cette démarche, qu'il en fera faire une du même genre à La Haye et qu'il a déjà envoyé au chargé d'affaires d'Angleterre une note qu'il devra passer à M. de Zuylen. Cette note reproduit à peu près les termes de la lettre dont vous avez bien voulu m'adresser une copie.
»Je ne l'ai point détourné de donner à ses représentations à La Haye la forme qu'il a choisie, mais je pense que votre lettre à M. Drouyn de L'Huys[184] est préférable, et qu'il est souvent bon d'éviter l'emploi d'une note diplomatique, dont la gravité peut quelquefois blesser. Je suis porté à le croire, par l'exemple que je viens précisément d'en voir. Vous avez su que le cabinet de Vienne avait fait une réponse évasive, à peu près comme celle du cabinet de Berlin, à la note de l'ambassadeur d'Angleterre relative aux événements qui se sont passés dans le Luxembourg[185]. Mais, en même temps, M. de Metternich a chargé l'ambassade d'Autriche à Londres de donner des explications plus étendues au cabinet anglais. Ces explications portent sur les deux faits qui ont servi de prétexte à l'arrestation de M. Hanno, c'est-à-dire la levée de la milice et la vente de coupes de bois dans le rayon stratégique de la forteresse de Luxembourg. Sur le premier de ces points, M. de Metternich soutient que le gouvernement belge était dans son tort, parce que la levée de la milice est une question qui concerne l'autorité militaire, et qu'à ce titre le commandant de la forteresse pouvait mettre opposition aux mesures de l'administration belge. Quant à la vente des coupes de bois, le chancelier d'État croit que la Belgique avait droit d'en réclamer la jouissance, et ajoute assez ironiquement qu'à cet égard, il ne peut pas partager l'opinion de lord Palmerston, qui, dans le principe de la discussion, avait blâmé la réclamation des Belges. M. de Metternich fait valoir cette dernière circonstance pour montrer l'impartialité qu'il apporte dans l'appréciation des faits, et il termine en exprimant l'étonnement que lui a causé la démarche faite à Vienne par le cabinet anglais, démarche qui, dit-il, n'était motivée par rien, puisque l'Angleterre a un ministre à Francfort, et la Belgique, un ministre à Vienne; et que, dans l'ordre des convenances, c'eût été un de ces deux agents qui aurait dû être chargé d'agir, et non l'ambassade d'Angleterre en Autriche. Il règne en tout dans cette communication de M. de Metternich un ton qui décèle toujours ses dispositions peu bienveillantes soit pour le gouvernement anglais, soit peut-être pour lord Palmerston seulement, et on voit que le chancelier d'État a saisi avec empressement l'occasion de blâmer la note remise, peut-être un peu légèrement, au cabinet autrichien par sir F. Lamb[186].
»J'ai fait part à lord Palmerston des nouvelles de Madrid que vous aviez bien voulu me transmettre. Il ne m'a témoigné que de la satisfaction d'apprendre l'entrée en Portugal d'un corps de huit mille Espagnols, et je n'ai pas cru devoir provoquer d'autres explications[187]. Le cabinet anglais ne voit dans cette affaire que la question portugaise, et tout ce qui peut en amener la solution lui paraît avantageux. Nous sommes étonnés tous deux cependant que la régente d'Espagne pût, dans sa situation actuelle, disposer d'un corps de huit mille hommes; cela laisserait supposer que ses embarras sont moins grands, en effet, qu'ils ne le paraissent, si je ne trouvais pas, dans votre dépêche même, plus d'une raison de modifier cette opinion...»
«Le 31 mars.
»Dans la dernière entrevue que j'ai eue avec lord Palmerston et avec lord Grey avant le départ de ces deux ministres pour la campagne, ils m'ont parlé d'une dépêche qu'ils venaient de recevoir de Vienne, et dans laquelle sir Frédéric Lamb leur rendait compte d'une conversation qu'il avait eue avec M. le prince de Metternich. Il paraît que dans cette conversation, le chancelier d'État a jeté en avant une de ces thèses qu'il aime à soutenir et à développer: celle-ci était sur l'empire ottoman dont il annonçait la chute prochaine. Il en avait trouvé la cause, disait-il, dans la religion mahométane qui a placé la race turque sous le joug d'un absurde fanatisme, ennemi de tout progrès, au milieu des populations européennes qui tendent toutes à se modifier sans cesse. Appliquant cette opinion à la race arabe et sans se soucier de la contradiction qu'elle rencontre dans les entreprises hardies du pacha d'Égypte, M. de Metternich a déclaré cette dernière race également incapable, par la même raison, de succéder utilement à la puissance turque, et a ajouté qu'il fallait chercher une nouvelle combinaison pour arrêter la catastrophe qui se préparait en Orient, ou du moins pour tirer parti de ses conséquences.
»C'est là que se seraient bornées, ce jour-là du moins, les confidences du chancelier d'État; mais les deux ministres anglais, voulant pénétrer plus avant dans sa pensée, se sont efforcés de découvrir ce que le cabinet de Vienne proposerait de substituer à l'état actuel des choses en Turquie; et après avoir rejeté l'idée, qui leur a paru impraticable, de l'établissement d'un prince européen à Constantinople, ils se sont arrêtés à celle qu'un partage de l'empire ottoman devait être l'arrière-pensée dominante de M. de Metternich. Je n'ai pas essayé de combattre cette conviction dans l'esprit de lord Grey et de lord Palmerston, quoiqu'il me paraisse qu'ils se sont un peu trop laissés influencer parce que M. de Metternich a dit, peut-être avec cette légèreté qui lui est propre; mais j'ai cru devoir vous faire part de la conversation du chancelier d'État et de l'impression qu'elle avait produite sur le cabinet anglais.
»Les ministres, à l'occasion des fêtes de Pâques, seront absents de Londres jusqu'au 7 avril...»
Nous en étions là de nos affaires, lorsqu'un malheureux incident vint jeter une perturbation momentanée dans la confiance que le gouvernement anglais paraissait avoir enfin prise dans notre cabinet; je veux parler de la démission que le duc de Broglie se crut obligé de donner à la suite du vote de la Chambre des députés, qui rejetait le traité conclu entre la France et les États-Unis d'Amérique[188]. On sait que ce traité réglait les réclamations élevées depuis vingt ans par les États-Unis pour les déprédations qui auraient été commises par la marine française pendant les guerres de l'empire. La France s'était engagée à payer vingt-cinq millions de francs aux États-Unis, et c'est à cause de cette clause que le traité avait été soumis à la Chambre des députés. Il avait été signé par le général Sébastiani à l'époque où il était ministre des affaires étrangères; mais le duc de Broglie eut la générosité d'en assumer la responsabilité. Une intrigue avait été montée dans la Chambre pour faire avorter la proposition du gouvernement; l'intrigue réussit, et le duc de Broglie donna sa démission. Quelques lettres que je reçus de Paris à cette occasion offrent assez d'intérêt pour que je croie devoir leur faire trouver place ici.
MADAME ADÉLAÏDE D'ORLÉANS AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 2 avril 1834.
Mon cher prince,
»Je suis sûre que dans ce moment vous désirez une lettre de moi; aussi, quoique je ne sache encore rien de ce qui se décide probablement dans ce moment au conseil où notre roi est en séance depuis ce matin dix heures et demie, et il en est deux et demie, après en avoir eu hier soir jusqu'à minuit, je viens gémir avec vous du déplorable vote de la Chambre et de la séance d'hier. C'est bien grave et bien malheureux. Je comprends que le duc de Broglie et Sébastiani ne veulent pas rester, et quelles tristes conséquences va avoir ce rejet du traité américain. Quelle ignorance et quelle bêtise de la part de cette Chambre qui avait été si bien pour la loi des associations!...
»Trois heures.—Le roi est encore au conseil, mais le général Sébastiani, qui en sort, vient de me dire que c'est probablement M. de Rigny qui sera nommé ministre des affaires étrangères. J'ignore encore celui qui remplacera M. de Rigny à la marine. Du reste, le ministère reste le même, ce qui était à désirer dans la circonstance actuelle.
»On dit qu'il y a déjà réaction dans la Chambre sur le vote d'hier, et regret. Malheureusement, il n'est plus temps...»
«Le 4 avril.
»J'espérais avoir à vous mander hier que l'arrangement du ministère était terminé, comme je le pensais lorsque je vous ai écrit le 2, ce qui était le moins de changement possible et certainement, par cette seule raison et dans les circonstances présentes surtout, ce qu'il y avait de mieux. C'était bien aussi l'avis du maréchal Soult, de Sébastiani, et, dans le premier moment, de la grande majorité du conseil. La première pierre d'achoppement a été M. Molé, auquel il y a eu objection par égard pour vous et l'Angleterre. Effectivement, comme vous me le dites dans votre lettre, ce n'est que l'autorité, la longanimité et l'esprit conciliateur de notre cher roi qui sont parvenus, jusqu'à présent, à tenir ensemble son ministère. Les hommes se fatiguent d'être ensemble, et ce dont on était satisfait en commençant ne contente plus au bout d'un certain temps. Le métier le plus difficile est celui du roi qui doit accorder et tenir ensemble les têtes; mais il en a une qui, grâce au ciel et pour le bonheur de notre patrie, fait face à tout. Il faut sa patience, sa force d'âme et sa ferme volonté pour y résister. Il n'y a encore rien de fait pour le ministère. En attendant, chacun reste à son poste...»
«Le 5 avril.
»La grande affaire du ministère est enfin terminée d'hier soir; je joins ici le Moniteur qui vous donnera toute la nouvelle composition[189]. Ce sont des gens de talent, et j'espère que cela marchera bien. Je suis bien aise que cela soit fini, car notre roi a bien besoin de pouvoir se reposer un peu des fatigues de tout genre qu'il a eues ces jours-ci. Il y a eu un oubli dans le Moniteur que je vous envoie, mais qui sera réparé: c'est que Sébastiani est nommé à l'ambassade de Naples, où il fera certainement très bien.
»Une chose qui nous choque, c'est que beaucoup de journaux anglais, et d'autres aussi, veulent attribuer à d'autres causes et à d'autres qu'au roi et à vous le mérite de l'union de la France et de l'Angleterre et de la pensée de l'alliance, tandis que, comme dit notre roi, c'est lui qui en est le père et vous le parrain. Vous devez réclamer cet honneur, et pour vous et pour lui...»
LORD HOLLAND AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Holland House, le 4 avril 1834.
»Quelles fâcheuses nouvelles! Ne peut-on pas espérer que M. de Broglie reprenne son portefeuille? Pourquoi ne veut-on pas écouter le sage conseil de cet ancien moine qui disait:
In omnibus tuis cogitationibus sempre caveto de resignationibus.
»Dites-moi, je vous prie, ce que vous en savez.»
LORD BROUGHAM AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Le 4 avril 1834.
Mon cher prince,
»Mille condoléances de la démission de notre excellent ami à Paris. Rien de plus mal à propos dans ce moment. Mais il faut redoubler nos efforts pour que rien ne porte atteinte aux liaisons si heureusement établies entre nos deux pays. C'est là le point sur lequel toute ma politique extérieure tourne, à peu de chose près, et la vôtre aussi, je le sais bien...»
LE DUC DE BROGLIE AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 6 avril 1834.
Mon prince,
»Tant qu'a duré la crise dont nous sortons, j'ai différé de vous écrire. Je ne m'en sentais pas le courage. Quelque résolu que je fusse, quelle que fût ma conviction que le parti que je prenais était indispensable, en voyant le pouvoir prêt à passer aux mains de ceux qui devaient le livrer à nos ennemis, mon angoisse était grande. Je craignais de ne pouvoir vous la cacher. Grâce au Ciel, tout est terminé, et heureusement terminé. Le conseil s'est reformé: il est plus uni, plus fort, mieux assis que ne l'était le précédent; rien n'y sera changé, tout y sera conduit avec plus d'ensemble, de vigueur et de suite. L'impuissance de nos adversaires a été encore une fois constatée: ils sont très honteux et très déconcertés.
»Je n'ai donc qu'à m'applaudir de ce que j'ai fait; mais, lors même que les événements auraient tourné autrement, je ne pourrais m'en repentir.
»Un ministre des affaires étrangères est obligé d'engager tous les jours la parole de son gouvernement, de l'engager lui seul, le plus souvent, sans consulter ses collègues, sans prendre les ordres du roi. Chaque mot qu'il dit est recueilli sur-le-champ, et envoyé aux quatre coins de l'Europe; il faut non seulement que sa parole soit sincère, mais qu'elle soit sérieuse. Il faut qu'on puisse y compter non seulement comme franchise, mais comme réalité. Il faut qu'il ait non seulement la volonté, mais le pouvoir de tenir ce qu'il a promis. Or, du moment qu'il est solennellement constaté que le ministre des affaires étrangères n'est pas en position de faire respecter par les Chambres la parole donnée au nom du gouvernement, il doit se retirer; l'intérêt du pays l'exige, son propre honneur y est engagé. C'est précisément parce qu'une des raisons qui ont le plus concouru à faire rejeter le traité américain, c'était que le gouvernement serait bien aise, au fond, qu'on lui forçât la main, que, pour ma part, je ne pouvais pas hésiter à donner à cette infamie le plus éclatant démenti.
»Un autre motif encore ne me laissait pas la liberté du choix. La Chambre ne voyait pas la portée de ce qu'elle faisait; elle croyait, quoi qu'on pût lui dire, que rejeter un traité, c'était une chose toute simple; qu'on pouvait disposer d'un traité comme d'un amendement sur une loi d'intérêt local; elle croyait qu'en l'avertissant des conséquences, je lui surfaisais, pour ainsi parler; qu'en annonçant que j'attachais à son vote mon existence ministérielle, et peut-être celle du cabinet tout entier, c'était une façon de parler; que j'étais une espèce de maréchal Soult, menaçant de m'en aller, et m'accommodant ensuite du sort qu'il lui plairait de me faire. Je ne pouvais pas hésiter à lui prouver le contraire, à lui faire savoir qu'il y a au monde des choses et des hommes qu'on ne peut traiter avec légèreté impunément. La leçon a été sévère et l'inquiétude bien grande dans la majorité pendant quelques jours. J'espère que cette inquiétude portera ses fruits. Toujours est-il qu'en ce moment la Chambre est fort humiliée de sa conduite, et que le traité passerait, en ce moment, aux quatre cinquièmes des voix.
»Vous avez été si bon pour moi, mon prince, en tout temps, et principalement depuis dix-huit mois, que je tiens à vous faire connaître les motifs qui m'ont dirigé. Quant à mon successeur, vous le connaissez aussi bien que moi; le roi et mes collègues ont, pour ainsi dire, exigé que je le nommasse moi-même. Je suis parfaitement certain qu'il continuera le plan de conduite que j'ai suivi jusqu'ici, sous vos auspices et d'après vos conseils. C'est sa ferme résolution. Il a beaucoup d'esprit et d'habileté. Je crois qu'il m'est sincèrement attaché; j'en suis même sûr; tout ce que je pouvais faire de bien, il le fera, et il le fera mieux que moi, parce que l'avènement au ministère du commerce de M. Duchâtel[190] lui en fournira le moyen. Je compte beaucoup sur les excellents principes et les dispositions de ce jeune homme, pour resserrer l'alliance entre la France et l'Angleterre. C'est un esprit très distingué. Mon seul et véritable chagrin est de voir s'interrompre les relations habituelles que j'entretenais avec vous et par vous avec le ministère anglais dans le sein duquel je compte des amis, qui, je l'espère, me conserveront quelque souvenir et trouveront que, soit en entrant au ministère, soit en y restant, soit en en sortant, je n'ai pas fait tort à l'idée qu'ils s'étaient formée de moi.
»Veuillez, mon prince, me rappeler au souvenir de madame de Dino, et compter à jamais sur mon sincère et inaltérable dévouement.»
L'AMIRAL COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 6 avril 1834.
Mon prince,
»Un orage politique vient de me lancer, bien malgré moi, sur une scène où je reconnais mon insuffisance. Je prévois ce qui m'y attend.
»Pour me faire triompher de ma répugnance, il a fallu qu'on me répétât bien souvent que je ne vous serais pas personnellement désagréable, et qu'autour de vous cela ne serait pas mal vu.
»Acculé dans un défilé, pressé par mes collègues et voyant que, sur mon refus, le roi n'avait qu'une ressource désespérée, j'ai accepté un fardeau que les prochaines et pressantes discussions me rendent effrayant.
»Permettez-moi de compter sur votre appui et vos conseils: en en recevant l'assurance, je me sentirai encouragé, et j'en ai besoin.
»Je ne puis vous donner aujourd'hui tous les petits détails de ces derniers jours, mais je n'ai pas voulu perdre un instant pour joindre à l'annonce officielle le nouvel hommage...»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU DUC DE BROGLIE.
«Londres, le 7 avril 1834.
Mon cher duc,
»Rien n'est si honorable que votre retraite; cette pensée ne saurait cependant être suffisante que pour vous; elle laisse chez nous grande place aux regrets, et ceux qu'éprouve le ministère anglais, en totalité, s'expriment ou se montrent de toutes manières. Vous ne sauriez douter des miens en particulier, ainsi que de mon amitié bien dévouée. Veuillez offrir mes tendres et respectueux hommages à madame de Broglie.
»Adieu...»
«Londres, le 10 avril 1834.
Mon cher duc,
»Si votre excellente lettre du 6 a encore augmenté le regret que me cause votre retraite actuelle des affaires, elle a cependant été pour moi l'occasion d'un grand plaisir, celui de la faire lire à lord Grey, à lord Brougham, à lord Holland, et de voir l'impression vive et profonde qu'elle leur a faite. Ils y ont tous trouvé de nouveaux motifs pour vous honorer et pour bien accueillir le nom de M. de Rigny, déjà fort considéré et fort apprécié ici. Ils ont vu avec plaisir ce que vous me mandez sur l'invariabilité du système, des sentiments et des principes de notre gouvernement. Voilà, mon cher duc, ce que, pour le bien général, comme pour votre satisfaction personnelle, vous serez aussi aise d'apprendre, que je le suis de vous en assurer. Ne cessez pas tout à fait de m'écrire, et en me donnant de vos nouvelles de me parler quelquefois de la France. Vos lettres peuvent m'être très utiles: je les demande à vos moments de loisir.
»Mille bien tendres amitiés.
»P.-S.—Gardez ce que je vais vous dire pour vous. Votre excellente et utile lettre a été à Windsor et y a produit, sous tous les rapports, un effet excellent.»
LE PRINCE DE TALLEYRAND AU COMTE DE RIGNY.
«Londres, le 7 avril 1834.
Monsieur le comte,
»Je viens d'apprendre, d'une manière indirecte, il est vrai, que le roi vous avait appelé à la direction du département des affaires étrangères, et je ne veux pas attendre la confirmation officielle de cette nouvelle pour vous exprimer le plaisir qu'elle me fait éprouver. Je ne doute pas qu'elle ne produise le même effet sur le gouvernement anglais et, d'après ce que j'ai recueilli dans différentes conversations avec Sa Majesté britannique de l'opinion qu'elle avait de vous, j'ai acquis la conviction que le choix du roi sera, dans les circonstances actuelles, personnellement très agréable au roi d'Angleterre.
»Les ministres anglais ne sont point encore rentrés en ville, et je ne pourrai par conséquent pas voir lord Palmerston aujourd'hui, pour l'entretenir des affaires que m'avait recommandées M. le duc de Broglie dans les dépêches qu'il m'a écrites sous les numéros 26 et 27[191]. Je ne manquerai pas de vous rendre compte successivement du résultat de mes démarches sur ce qui, dans ces dépêches, est relatif à l'Espagne, au Portugal et à la diète germanique; mais je ne perds pas de temps à appeler votre attention sur une question qui me paraît la mériter tout entière; je veux parler des affaires de Turquie et principalement de nos rapports avec l'Angleterre à ce sujet.
»Le commandement si honorable et si important que vous avez longtemps rempli dans l'archipel de la Grèce, la connaissance approfondie que vous avez acquise des intérêts et de la situation des diverses puissances en Orient, la position que vous occupez depuis plusieurs années dans le gouvernement, et au moyen de laquelle vous avez été tenu au courant de toutes les relations politiques de la France, me dispensent, monsieur le comte, de rappeler des faits et des événements qui sont parfaitement présents à votre mémoire. Je m'arrêterai donc seulement à ce qui s'est passé plus récemment.
»Si vous voulez bien vous faire représenter la dépêche que j'eus l'honneur d'adresser à M. le duc de Broglie, le 24 décembre dernier[192], vous y trouverez l'exposé d'un projet de traité d'alliance défensive que j'avais soumis au cabinet anglais. Ce traité entre la France et l'Angleterre, qui dans mon opinion devait être basé sur le maintien du statu quo européen, avait l'avantage de s'appliquer non seulement aux affaires d'Orient, mais encore à toutes les complications qui pouvaient surgir d'ailleurs. La dépêche que je viens d'indiquer en contient les développements. La proposition ne fut point accueillie par le gouvernement anglais, et si je ne dus pas insister alors pour la faire prévaloir, je ne restai pas moins convaincu de son utilité.
»Plus de trois mois se sont passés depuis cette époque, et les événements qui les ont remplis n'ont pu que me confirmer dans l'opinion qu'un traité d'alliance défensive, tel que nous l'avions conçu, était devenu, pour ainsi dire, une nécessité, aussi bien pour l'Angleterre que pour la France. »En effet, les discussions dans le parlement anglais et à la Chambre des députés ont révélé des inquiétudes que ni les explications de la Russie, ni celles de la Porte ottomane, n'ont été de nature à calmer complètement. Les efforts des gouvernements du Nord, d'une part, et ceux de la presse périodique, de l'autre, ont redoublé, pour arriver à rompre ou du moins à affaiblir l'union intime qui existe entre la France et la Grande-Bretagne, et on ne doit pas se dissimuler que ces tentatives n'ont pas laissé que de faire quelque impression dans ce pays-ci. La modification que vient de subir le cabinet français a déjà été interprétée dans le même sens, et c'est pour tous ces motifs réunis que je crois qu'il serait utile de renouveler en ce moment la tentative infructueuse du mois de décembre dernier, en proposant maintenant à l'Angleterre de faire avec nous un traité d'alliance défensive.
»Ce sera d'abord la meilleure réponse à faire à ceux qui nous accusent de nous être retirés de l'alliance anglaise pour nous rapprocher de la Russie; ce sera aussi le meilleur moyen de dissiper la méfiance du cabinet anglais, si, par hasard, il en avait conçu sur notre bonne foi.
»Dans le cas où le gouvernement anglais, mieux inspiré cette fois, entrerait dans nos vues, il est indubitable que nous en tirerions de grands avantages. Un traité d'alliance entre les deux gouvernements consoliderait notre situation en Europe. Il offrirait pour tous un gage de sécurité et du maintien de la paix, parce qu'il mettrait fin à toutes les intrigues des autres cabinets pour nous séparer.
»Vous devez être bien persuadé, monsieur le comte, qu'en plaçant le gouvernement du roi dans cette voie, je n'entends nullement l'isoler en Europe, ni lui faire épouser toutes les querelles bien ou mal fondées de l'Angleterre; un tel résultat serait tout l'opposé de ma pensée. Je suis intimement convaincu qu'un témoignage éclatant de l'union des deux pays ne tendrait qu'à rapprocher de nous les autres cabinets qui, obligés d'accepter un fait consommé, n'attacheraient que plus de prix à en atténuer les conséquences dans ce qui pourrait les atteindre.
»Si les considérations que je viens d'exposer vous frappaient autant que moi, et qu'elles eussent assez de valeur pour décider le gouvernement du roi à essayer une nouvelle tentative d'alliance avec le gouvernement britannique, il faudrait que vous ne tardassiez pas à en entretenir lord Granville et même lord Durham pendant son séjour à Paris. De mon côté, je ne négligerais rien pour faire prévaloir ici notre proposition, après que vous m'en auriez donné l'autorisation. Vous comprenez bien qu'alors il serait nécessaire aussi de m'adresser un plan général des conditions que vous voudriez faire entrer dans le traité.
»Quoi qu'il en soit, permettez-moi d'insister près de vous pour qu'on se hâte de choisir un successeur à l'amiral Roussin à Constantinople[193] et pour qu'on fasse porter ce choix sur un homme habile, prudent et consommé dans les affaires. On éviterait, par là, de mériter des reproches tels que ceux que le ministère anglais s'est attirés lors du départ retardé de lord Ponsonby pour Constantinople...»
«Le 9 avril 1834.
»J'ai reçu hier la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et j'ai pu faire immédiatement usage, dans mes conversations avec lord Palmerston et lord Grey, des explications qu'elle renfermait sur la modification qui vient d'être faite dans le ministère français. Ces explications ont été très bien accueillies par les deux ministres qui, comme je le prévoyais déjà dans ma dépêche d'avant-hier, ont jugé que votre entrée au département des affaires étrangères leur donnait l'assurance que le gouvernement du roi continuerait le même système de modération et de fermeté dont il a recueilli des résultats si avantageux.
»Dans l'entretien que j'ai eu avec lord Palmerston, il a été question des dernières notes de la Porte ottomane. Lord Palmerston, en m'annonçant qu'aucune détermination définitive n'avait été prise à cet égard par le gouvernement britannique, m'a dit qu'il avait cru utile de laisser reposer cette affaire pendant quelque temps encore, et de nous concerter plus tard sur les démarches qu'il pourrait être nécessaire de faire, soit à Constantinople, soit ailleurs. Je n'ai pas voulu insister sur ce point, avant de connaître votre réponse à ma dépêche d'avant-hier.
»... L'arrivée récente de M. le comte de Florida-Blanca, qui était en même temps que moi chez lord Palmerston, m'a fourni une occasion naturelle de parler à ce dernier de l'état de la péninsule. Il m'a donné des détails à peu près conformes à ceux de la dépêche numéro 26 de M. le duc de Broglie[194], sur ce qui s'est passé à Madrid après l'arrivée dans cette capitale du ministre de Portugal, M. de Sarmento. Il paraît que M. Villiers ne désespérait cependant pas encore d'obtenir de M. Martinez de la Rosa une déclaration franche et ouverte de la part du gouvernement espagnol contre dom Miguel[195]. Lord Palmerston se proposait de presser M. de Florida-Blanca d'écrire dans le même sens à sa cour. J'ai pu alors le questionner sur les communications qui ont été faites en dernier lieu par lord Howard de Walden[196] au gouvernement de dom Pedro. D'après les réponses de lord Palmerston, le projet de pacification du Portugal ne serait pas aussi avancé qu'on le présumait à Lisbonne, et les articles, qui ont été envoyés à notre département des affaires étrangères par M. Mortier, ne seraient que les indications des points sur lesquels le ministre anglais a été chargé de sonder le gouvernement de dom Pedro. Le cabinet anglais veut toujours se borner à des démarches officieuses près des ministres portugais, et il serait encore éloigné d'intervenir par un envoi de troupes dans la péninsule.
»Je ne sais jusqu'à quel point cette déclaration de lord Palmerston est vraie; je chercherai à en vérifier l'exactitude par d'autres moyens qui ne sont pas en ce moment à ma disposition, et j'aurai l'honneur de vous rendre compte du résultat de mes recherches...»
LE COMTE DE RIGNY AU PRINCE DE TALLEYRAND.
«Paris, le 10 avril 1834.
Mon prince,
»Je suis bien sensible à ce que vous me dites d'obligeant. Je comprends combien j'ai besoin de vos conseils et de votre appui, et je les réclamerai toujours.
»Les dépêches de Maison montrent une irritation croissante de la Russie contre l'Angleterre. Je ne sais si je me trompe, mais le cabinet anglais pourrait être amené par cette situation à mieux comprendre l'idée que vous avez eue à une certaine époque, et que le nouveau congrès de Vienne pourrait réchauffer.
»Nos affaires intérieures vont avoir un contre-coup de ce qui se passe à Lyon. Nous attendons ce matin des nouvelles. Celles d'hier soir annonçaient que les troupes avaient donné franchement et enlevé les barricades[197]. Il faut absolument que ce succès continue pour prévenir ce qui se tramait à Strasbourg, Dijon et Châlons. Après cela, l'exécution de la loi sur les associations sera plus facile ou moins nécessaire.
»Nous finirons promptement la session, vraisemblablement vers le 10 mai, et les élections auront lieu en juin. Dupin s'est ajourné à cette époque.
»Les scènes de Bruxelles recommenceraient si la présence des troupes n'arrêtait encore[198]. Latour-Maubourg pense que pour frapper un peu sur ces indifférents bourgeois de Bruxelles, il faudrait qu'il pût s'entendre avec sir Robert Adair pour telle ou telle démarche que de nouveaux troubles rendraient nécessaire; il sera autorisé à s'entendre pour cela avec le ministre d'Angleterre...»
Les difficultés que la retraite du duc de Broglie du cabinet avait créées pour le gouvernement français étaient à peine surmontées, qu'une formidable insurrection éclatait à Lyon et ensuite à Paris. On prit promptement tous les moyens pour la réprimer et je ne doutai pas qu'on y parviendrait; mais ce déplorable événement n'était pas de nature à faciliter mes négociations à Londres. J'ai eu déjà plus d'une fois l'occasion, dans ces souvenirs, de constater combien de pareils accidents sont peu faits pour inspirer la confiance à des gouvernements étrangers. J'en aurais probablement éprouvé de plus fâcheuses conséquences dans cette circonstance, si les affaires de la péninsule n'avaient pas placé le gouvernement anglais dans la nécessité de se rapprocher de nous. On va lire les correspondances qui justifieront, je pense, cette observation.