Monsieur Lecoq — Volume2: L'honneur du nom
XIV
Si Martial eût rapporté fidèlement à Mlle Blanche tout ce qu'il entendit dans le cabinet du marquis de Courtomieu, il l'eût probablement un peu étonnée.
Il l'eût, à coup sûr, stupéfiée, s'il lui eût confessé en toute sincérité ses impressions et ses réflexions.
C'est qu'il n'avait pas la foi, ce malheureux à qui on devait, plus tard, reprocher les excès du plus sombre fanatisme. Sa vie se passa à combattre pour des préjugés que réprouvait sa raison.
Tombant, de par la volonté de Mlle Blanche, au milieu d'une discussion enragée, ses impressions furent celles d'un homme à jeun arrivant au dessert d'un déjeuner d'ivrognes. L'échauffement des autres redoubla son sang-froid.
Il fut révolté, sans en être surpris outre mesure, des prétentions grotesques et des âpres convoitises des nobles hôtes de M. de Courtomieu.
Grades, cordons, fortune, honneurs, pouvoir... ils voulaient tout.
Il n'en était pas un dont le pur dévouement n'exigeât impérieusement les récompenses les plus inouïes. C'est à peine si les modestes déclaraient se contenter d'une recette générale, d'une préfecture ou des épaulettes de lieutenant-général.
De là des récriminations bouffonnes, des mots piquants, des reproches amers. Tous les visages étaient courroucés, on se mesurait de l'œil, les voix s'enrouaient, et le marquis, qu'on avait nommé président, s'épuisait à répéter:
—Du calme, messieurs, du calme!... Un peu de modération, de grâce!...
—Tous ces gens-ci sont fous, pensait Martial, comprimant à grand'peine une violente envie de rire; fous à lier!...
Mais il n'eut pas à rendre compte de cette séance, qu'interrompit par bonheur l'annonce du dîner.
Mlle Blanche, quand le jeune marquis de Sairmeuse la rejoignit, ne songeait plus à interroger.
Et dans le fait, que lui importaient les espoirs ou les déceptions de ces personnages!
Elle les tenait en médiocre estime, par cette raison que pas un n'était d'aussi bonne noblesse que M. de Courtomieu, et qu'à eux tous ils étaient à peine aussi riches.
Un souci plus grand, immense, le souci de son avenir et de son bonheur absorbait despotiquement toutes ses facultés.
Pendant les quelques moments où elle était restée seule, après le départ de Marie-Anne, Mlle Blanche avait réfléchi.
L'esprit et la personne de Martial lui plaisaient, elle lui devait les premières émotions fortes de sa vie, il réunissait toutes les conditions que devait souhaiter une ambitieuse... elle décida qu'il serait son mari.
Elle eût eu quelques jours d'irrésolution, vraisemblablement, sans le mouvement de jalousie qui l'avait agitée. Mais, du moment où elle put croire, soupçonner, à tort ou à raison, qu'une autre femme lui disputerait Martial, elle le voulut...
De cet instant, elle ne devait plus, elle ne pouvait plus agir que sous l'inspiration d'un de ces amours étranges où le cœur n'est pour rien, qui se fixent dans la tête et qui, tout en laissant une sorte de sang-froid, peuvent conduire aux pires folies.
Que la femme dont l'ombre d'une réalité n'a jamais fait battre le pouls plus vite lui jette la première pierre.
Qu'elle fût vaincue dans cette lutte qu'elle allait entreprendre, si toutefois il y avait lutte, ce dont elle n'était pas sûre, c'est une idée qui ne pouvait venir à Mlle Blanche de Courtomieu.
On lui avait tant dit, tant répété, qu'il s'estimerait heureux entre tous l'homme qu'elle daignerait choisir!
Elle avait vu tant de prétendants assiéger son père!...
—D'ailleurs, pensait-elle en se souriant orgueilleusement dans les glaces du salon, ne suis-je pas aussi jolie que Marie-Anne?
«—Plus jolie!... murmurait la voix de la vanité; et tu as, toi, ce que n'a pas cette rivale: la naissance, l'esprit, le génie de la coquetterie!...»
Elle se sentait, en effet, assez d'habileté et de patience pour prendre et soutenir le caractère qui lui semblait le plus propre à éblouir, à fasciner Martial!...
Quant à garder ce caractère, s'il lui déplaisait, après le mariage, c'était une autre affaire!...
Le résultat de ces honnêtes dispositions fut que pendant le dîner Mlle Blanche déploya pour le jeune marquis de Sairmeuse tout son génie.
Elle cherchait si évidemment à lui plaire, que plusieurs convives en furent frappés.
D'une autre, cela eût choqué comme une haute inconvenance. Mais Blanche de Courtomieu pouvait tout se permettre, elle le savait bien. N'était-elle pas la plus riche héritière que l'on sût à dix lieues à la ronde? Il n'est pas de médisance capable d'entamer le prestige d'une dot d'un million comptant.
—Savez-vous, chevalier, disait à son voisin un vieux vicomte, que ces deux beaux enfants réuniraient à eux deux quelque chose comme sept à huit cent mille livres de rentes.
Martial, lui, s'abandonnait sans défiance au charme de cette situation.
Comment soupçonner de calcul cette jeune fille aux yeux si purs, dont les petits rires avaient la sonorité cristalline du rire de l'enfant!...
Involontairement il la comparait à la sérieuse Marie-Anne, et son imagination flottant de l'une à l'autre s'enflammait de l'étrangeté du contraste.
Mlle Blanche l'avait fait placer près d'elle à table, et ils causaient gaiement, se moquant un peu de leurs voisins, pendant que la discussion du tantôt se rallumait entre les autres convives, et s'enflammait à mesure que se succédaient les services.
Mais au dessert, ils furent interrompus. Les domestiques servaient du vin de Champagne, et on buvait aux alliés, dont les triomphantes baïonnettes avaient ramené le roi; on buvait aux Anglais, aux Prussiens, aux Russes, dont les chevaux mangeaient nos moissons sur pied...
Le nom de d'Escorval, éclatant tout à coup au milieu du choc des verres, devait arracher brusquement Martial à son enchantement.
Un vieux gentilhomme, dont le chef était couvert d'une petite calotte de soie noire, venait de se lever, et il proposait qu'on fît les plus actives démarches pour obtenir l'exil du baron d'Escorval.
—La présence d'un tel homme déshonore notre contrée, disait-il; c'est un jacobin frénétique, et même il a été jugé si dangereux, que M. Fouché l'a couché sur ses listes, et qu'il est ici sous la surveillance de la haute police.
Ce discoureur avait dû au baron d'Escorval de ne pas tomber dans la plus abjecte misère; aussi roulait-il des yeux féroces et semblait-il ivre de rancune.
On l'écoutait, mais on se taisait, l'hésitation se lisait dans tous les yeux.
Martial, lui, était devenu si pâle que Mlle Blanche remarqua sa pâleur et crut qu'il allait se trouver mal.
—Pourquoi cette émotion si violente? se demanda-t-elle, soupçonneuse.
C'est qu'un combat terrible se livrait dans l'âme du jeune marquis de Sairmeuse, entre son honneur et sa passion.
Ne souhaitait-il pas, la veille, l'éloignement de Maurice?
Eh bien!... une occasion se présentait, telle qu'il était impossible d'en imaginer une meilleure!... Que la démarche proposée eût lieu, et certainement le baron et sa famille allaient être forcés de s'expatrier peut-être pour toujours...
On hésitait, Martial le voyait, et il sentait qu'un mot de lui, un seul, pour ou contre, entraînerait tous les assistants.
Il eut dix secondes d'angoisses affreuses... Mais l'honneur l'emporta.
Il se leva et déclara que la mesure était mauvaise, impolitique...
—M. d'Escorval, dit-il, est un de ces hommes qui répandent autour d'eux comme un parfum d'honnêteté et de justice... Ayons le bon sens de respecter la considération qui l'environne.
Ainsi qu'il l'avait prévu, Martial décida les hôtes de M. de Courtomieu. L'air froid et hautain qu'il savait si bien prendre, sa parole brève et tranchante produisirent un grand effet.
—Évidemment, ce serait une faute! fut le cri général.
Martial s'était rassis, Mlle Blanche se pencha vers lui.
—C'est bien!... ce que vous avez fait là, monsieur le marquis, murmura-t-elle, vous savez défendre vos amis.
Pris à l'improviste, la voix de Martial se ressentit de son agitation:
—M. d'Escorval n'est pas de mes amis, dit-il, l'injustice m'a révolté, voilà tout.
Mlle de Courtomieu ne pouvait être dupe de cette explication. Un pressentiment lui disait qu'il y avait là quelque chose. Cependant elle ajouta:
—Votre conduite n'en est que plus belle.
Mais ce n'était pas là l'avis du duc de Sairmeuse, et tout en regagnant son château quelques heures plus tard, il reprochait amèrement à son fils son intervention.
—Pourquoi, diable! vous mêler de cette histoire! disait le duc. Je n'eusse point voulu prendre sur moi l'odieux de cette proposition, mais puisqu'elle était lancée...
—J'ai tenu à empêcher une sottise inutile!
—Sottise... inutile!... Jarnibieu! marquis, vous avez tôt fait de trancher. Pensez-vous que ce damné baron nous adore?... Que répondriez-vous, si on vous disait qu'il trame quelque chose contre nous?...
—Je hausserais les épaules.
—Oui-dà!... Eh bien!... marquis, faites-moi le plaisir d'interroger Chupin.
XV
Il n'y avait pas deux semaines que le duc de Sairmeuse était rentré en France, il n'avait pas encore eu le temps de secouer de ses souliers la poussière de l'exil, et déjà son imagination, troublée par la passion, lui montrait des ennemis partout.
Il n'était à Sairmeuse que depuis deux jours, et déjà il en était à accueillir sans discernement et de si bas qu'ils vinssent, les rapports envenimés qui caressaient ses rancunes.
Les soupçons qu'il eût voulu faire partager à Martial étaient cruellement et ridiculement injustes.
À l'heure même où il accusait le baron d'Escorval de «tramer quelque chose,» cet homme malheureux pleurait au chevet de son fils, qu'il croyait, qu'il voyait mourant...
Maurice était au moins en grand danger.
Son organisation nerveuse et impressionnable à l'excès, n'avait pu résister aux rudes assauts de la destinée, à ces brusques alternatives de bonheur sublimé et de désespoir qui se succédaient sans répit.
Quand, sur l'ordre si pressant de M. Lacheneur, il s'était éloigné précipitamment des bois de la Rèche, il avait comme perdu la faculté de réfléchir et de délibérer.
L'inexplicable résistance de Marie-Anne, les insultes du marquis de Sairmeuse, la feinte colère de Lacheneur, tout cela, pour lui, se confondait en un seul malheur, immense, irréparable, dont le poids écrasait sa pensée...
Les paysans qui le rencontrèrent, errant au hasard à travers les champs, furent frappés de sa démarche insolite, et pensèrent que sans doute une grande catastrophe venait de frapper la maison d'Escorval.
Quelques-uns le saluèrent... il ne les vit pas.
Il souffrait atrocement. Il lui semblait que quelque chose venait de se briser en lui, et il faisait à son énergie un appel désespéré. Il essayait de s'accoutumer au coup terrible.
L'habitude—cette mémoire du corps qui veille alors que l'esprit s'égare—l'habitude seule le ramena à Escorval pour le dîner.
Ses traits étaient si affreusement décomposés que Mme d'Escorval, en le voyant, fut saisie d'un pressentiment sinistre, et n'osa l'interroger.
Il parla le premier.
—Tout est fini! prononça-t-il d'une voix rauque. Mais ne t'inquiète pas, mère, j'ai du courage, tu verras...
Il se mit à table, en effet, d'un air assez résolu, il mangea presque autant que de coutume, et son père remarqua, sans mot dire, qu'il buvait son vin pur.
Tout en lui était si extraordinaire, qu'on l'eût dit animé par une volonté autre que la sienne, effet étrange et saisissant dont peuvent seuls donner l'idée, les mouvements inconscients d'une somnambule.
Il était fort pâle, ses yeux secs brillaient d'un éclat effrayant, son geste était saccadé, sa voix brève. Il parlait beaucoup, et même il plaisantait... Cherchait-il à s'étourdir?...
—Que ne pleure-t-il! pensait Mme d'Escorval épouvantée, je ne craindrais pas tant, et je le consolerais...
Ce fut le dernier effort de Maurice, il regagna sa chambre, et quand sa mère, qui était venue à diverses reprises écouter à sa porte, se décida à entrer vers minuit, elle le trouva couché, balbutiant des phrases incohérentes...
Elle s'approcha... Il ne parut pas la reconnaître ni seulement la voir. Elle lui parla... Il ne sembla pas l'entendre. Il avait la face congestionnée, les lèvres sèches, et par moments il sortait de sa gorge comme un râle. Elle lui prit la main... Cette main était brûlante. Et cependant il grelottait, ses dents claquaient...
Un nuage passa devant les yeux de la pauvre femme, elle crut qu'elle allait se trouver mal; mais elle dompta cette faiblesse et se traîna jusque sur le palier, où elle cria:
—Au secours!... mon fils se meurt!
D'un bond, M. d'Escorval fut à la chambre de Maurice. Il regarda, comprit et se précipita dehors en appelant son domestique d'une voix terrible.
—Attèle le cabriolet, lui ordonna-t-il, galope jusqu'à Montaignac et ramène un médecin... crève le cheval plutôt que de perdre une minute!...
Il y avait bien un «docteur» à Sairmeuse, mais c'était le plus borné des hommes. C'était un ancien chirurgien militaire, renvoyé de l'armée pour son incurable incapacité; on le nommait Rublot. Il se soûlait, et quand il était ivre, il aimait à montrer une immense trousse pleine d'instruments effrayants, avec lesquels autrefois, sur les champs de bataille, il coupait, disait-il, les jambes comme des raves.
Les paysans le fuyaient comme la peste. Quand ils étaient malades, ils envoyaient quérir le curé. M. d'Escorval fit comme les paysans, après avoir calculé que le médecin ne pouvait arriver avant le jour.
L'abbé Midon n'avait jamais fréquenté les écoles de médecine; mais au temps où il n'était que vicaire, les pauvres venaient si souvent lui demander conseil, qu'il s'était mis courageusement à l'étude, et que l'expérience aidant, il avait acquis un savoir que ne donne pas toujours le diplôme de la Faculté.
Quelle que fût l'heure à laquelle on vînt le chercher pour un malade, de jour ou de nuit, par tous les temps, on le trouvait prêt. Il ne répondait qu'un mot: «Partons!»
Et quand les gens des environs le rencontraient le long des chemins, avec son large chapeau et son grand bâton, sa boîte de médicaments pendue à l'épaule par une courroie, ils se découvraient respectueusement. Ceux qui n'aimaient pas le prêtre estimaient l'homme.
Pour M. d'Escorval, plus que pour tous les autres, l'abbé Midon devait se hâter. Le baron était son ami. C'est dire quelle appréhension le fit trembler, quand il aperçut, devant la grille, Mme d'Escorval guettant son arrivée. À la façon dont elle se précipita à sa rencontre, il crut qu'elle allait lui annoncer un malheur irréparable. Mais non. Elle lui prit la main, et sans prononcer une parole, elle l'entraîna jusqu'à la chambre de Maurice.
La situation de ce malheureux enfant était des plus graves, il ne fallut à l'abbé qu'un coup d'œil pour le reconnaître, mais elle n'était pas désespérée.
—Nous le tirerons de là, dit-il avec un sourire qui ramenait l'espérance.
Et aussitôt, avec le sang-froid d'un vieux guérisseur, il pratiqua une large saignée et ordonna des applications de glace sur la tête et des sinapismes.
En un moment toute la maison fut en mouvement, pour accomplir ces prescriptions de salut. Le prêtre en profita pour attirer le baron dans l'embrasure d'une fenêtre.
—Qu'arrive-t-il donc?... demanda-t-il.
M. d'Escorval eut un geste désolé.
—Un désespoir d'amour... répondit-il. M. Lacheneur m'a refusé la main de sa fille que je lui demandais pour mon fils... Maurice a dû voir aujourd'hui Marie-Anne... Que s'est-il passé entre eux?... je l'ignore, vous voyez le résultat...
La baronne rentrait, les deux hommes se turent, et le silence vraiment funèbre de la chambre ne fut plus troublé que par les plaintes de Maurice.
Son agitation, loin de se calmer, redoublait. Le délire peuplait son cerveau de fantômes, et à tout moment les noms de Marie-Anne, de Martial de Sairmeuse et de Chanlouineau revenaient dans ses phrases, trop incohérentes pour qu'il fût possible de suivre sa pensée.
Ce que cette nuit-là parut longue à M. d'Escorval et à sa femme, ceux-là seuls le savent qui ont compté les secondes d'une minute près du lit d'un malade aimé...
Certes, leur confiance en l'abbé Midon, leur compagnon de veille, était grande; mais enfin, il n'était pas médecin, tandis que l'autre, celui qu'ils attendaient...
Enfin, comme l'aube faisait pâlir les bougies, on entendit au dehors le galop furieux d'un cheval, et peu après le docteur de Montaignac parut.
Il examina attentivement Maurice, et, après une courte conférence à voix basse avec le prêtre:
—Je n'aperçois aucun danger immédiat, déclara-t-il. Tout ce qu'il y avait à faire a été fait... il faut laisser le mal suivre son cours... je reviendrai.
Il revint en effet le lendemain et aussi les jours d'après, car ce ne fut qu'à la fin de la semaine suivante que Maurice fut déclaré hors de danger.
Ses parents remerciaient Dieu, lui s'affligeait.
—Hélas! se disait-il, je souffrais moins quand je ne pensais pas.
Ce jour-là même, il raconta à son père toute la scène du bois de la Rèche, dont les moindres détails étaient restés profondément gravés dans sa mémoire. Lorsqu'il eut terminé:
—Tu es bien sûr, lui demanda son père, de la réponse de Marie-Anne? Elle t'a bien dit que si son père donnait son consentement à votre mariage, elle refuserait le sien?...
—Elle me l'a dit.
—Et elle t'aime?
—J'en suis sûr.
—Tu ne t'es pas mépris au ton de M. Lacheneur, quand il t'a dit: Mais va-t-en donc, petit malheureux!...
—Non.
M. d'Escorval demeura un moment pensif.
—C'est à confondre la raison, murmura-t-il.
Et, si bas que son fils ne put l'entendre, il ajouta:
—Je verrai Lacheneur demain, et il faudra bien que ce mystère s'explique.
XVI
La maison où s'était réfugié M. Lacheneur était située tout au haut des landes de la Rèche.
C'était bien, ainsi qu'il l'avait dit, une masure étroite et basse; mais elle n'était guère plus misérable que le logis de beaucoup de paysans de la commune.
Elle se composait d'un rez-de-chaussée divisé en trois chambres et était couverte en chaume.
Devant était un petit jardin d'une vingtaine de mètres, où végétaient quelques arbres fruitiers, des choux jaunis et une vigne dont les brins couraient le long de la toiture.
Ce n'était rien, ce jardinet. Eh bien! sa conquête sur un sol frappé de stérilité, avait exigé de la défunte tante de Lacheneur des prodiges de courage et de ténacité.
Pendant les vingt dernières années de sa vie, cette vieille paysanne n'avait jamais failli un seul jour à apporter là deux ou trois hottées de terre végétale qu'elle allait prendre à plus d'une demi-lieue.
Il y avait près d'un an qu'elle était morte, et le petit routin qu'elle avait tracé à travers la lande, pour sa tâche quotidienne, était parfaitement net encore, tant son pied, à la longue, l'avait profondément battu.
C'est dans ce sentier que s'engagea M. d'Escorval, qui, fidèle à ses résolutions, venait avec l'espoir d'arracher au père de Marie-Anne le secret de son inexplicable conduite.
Il était si vivement préoccupé de cette tentative suprême, qu'il gravissait, en plein midi, la rude côte, sans s'apercevoir de la chaleur, qui était accablante.
Arrivé au sommet, cependant, il s'arrêta pour reprendre haleine, et tout en s'essuyant le front, il se retourna pour donner un coup d'œil au chemin qu'il venait de parcourir.
C'était la première fois qu'il venait jusqu'à cet endroit; il fut surpris de l'étendue du paysage qu'il découvrait.
De ce point, le plus élevé de la contrée, on domine toute la vallée de l'Oiselle. On aperçoit surtout, avec une netteté extraordinaire, en raison de la distance, la redoutable citadelle de Montaignac, bâtie sur un rocher presque inaccessible.
Cette dernière circonstance, que le baron devait se rappeler au milieu des plus effroyables angoisses, ne le frappa pas sur le moment. La maison de Lacheneur absorbait toute son attention.
Son imagination lui représentait vivement les souffrances de ce malheureux, qui, du jour au lendemain, sans transition, passait des splendeurs du château de Sairmeuse aux misères de cette triste demeure.
—Hélas! pensait-il, combien en a-t-on vu dont la raison n'a pas résisté à de moindres épreuves...
Mais il avait hâte d'être fixé, il alla frapper à la porte de la maison.
—Entrez!... dit une voix.
Par un trou pratiqué à la vrille, dans la porte, passait une petite ficelle destinée à soulever le loquet intérieur; le baron tira cette ficelle et entra.
La pièce où il pénétrait était petite, blanchie à la chaux, et n'avait d'autre plancher que le sol, d'autre plafond que le chaume du toit.
Un lit, une table et deux grossiers bancs de bois composaient tout le mobilier.
Assise sur un escabeau, près d'une fenêtre à petits carreaux verdâtres, Marie-Anne travaillait à un ouvrage de broderie.
Elle avait abandonné ses jolies robes de «demoiselle,» et son costume était presque celui des ouvrières de la campagne.
Quand parut M. d'Escorval, elle se leva, et pendant un moment, ils demeurèrent debout, en face l'un de l'autre, silencieux, elle calme en apparence, lui visiblement agité.
Il examinait Marie-Anne, et il la trouvait comme transfigurée. Elle était très-visiblement pâlie et maigrie, mais sa beauté avait une expression étrange et touchante, rayonnement sublime du devoir accompli et de la résignation au sacrifice.
Cependant, songeant à son fils, il s'étonna de voir cette tranquillité.
—Vous ne me demandez pas de nouvelles de Maurice?... fit-il d'un ton de reproche.
—On m'en a apporté ce matin, monsieur, comme tous les jours. Je n'ai pas vécu tant que j'ai su sa vie en péril. Je sais qu'il va mieux, et que même depuis hier on lui a permis de manger un peu...
—Vous pensiez à lui?...
Elle frissonna. Des rougeurs fugitives coururent de son cou à son front, mais c'est d'une voix presque assurée qu'elle répondit:
—Maurice sait bien qu'il ne serait pas en mon pouvoir de l'oublier, alors même que je le voudrais...
—Et cependant, vous lui avez dit que vous approuvez le refus de votre père!...
—Je l'ai dit, oui, monsieur le baron, et j'aurai le courage de le répéter.
—Mais vous avez désespéré Maurice, malheureuse enfant; mais il a failli mourir!...
Elle redressa fièrement la tête, chercha le regard de M. d'Escorval, et quand elle l'eut rencontré:
—Regardez-moi, monsieur, prononça-t-elle. Pensez-vous que je ne souffre pas, moi?
M. d'Escorval resta un instant abasourdi, mais se remettant, il prit la main de Marie-Anne, et la serrant affectueusement entre les siennes:
—Ainsi, dit-il, Maurice vous aime, vous l'aimez, vous souffrez, il a failli mourir, et vous le repoussez!...
—Il le faut, monsieur.
—Vous le dites, du moins, chère et malheureuse enfant; vous le dites et vous le croyez. Mais moi qui cherche les raisons de ce sacrifice immense, je ne les découvre pas. Il faut me les avouer, Marie-Anne, il le faut... Qui sait si vous ne vous épouvantez pas de chimères que mon expérience dissiperait d'un souffle?... N'avez-vous pas confiance en moi, ne suis-je plus votre vieil ami?... Il se peut que votre père, sous le coup de son désespoir, ait pris quelques résolutions extrêmes... Parlez, nous les combattrons ensemble. Lacheneur sait combien mon amitié lui est dévouée, je lui parlerai, il m'écoutera...
—Je n'ai rien à vous apprendre, monsieur!...
—Quoi!... Vous aurez l'affreux courage de rester inflexible, car c'est un père qui vous prie à genoux, un père qui vous dit: Marie-Anne, vous tenez entre vos mains le bonheur, la vie, la raison de mon fils...
Les larmes, à ces mots, jaillirent des yeux de Marie-Anne, et elle dégagea vivement sa main.
—Ah! vous êtes cruel, monsieur, s'écria-t-elle, vous êtes sans pitié!... Vous ne voyez donc pas tout ce que j'endure, et que vous me torturez comme il n'est pas possible!... Non, je n'ai rien à vous dire; non, il n'y a rien à dire à mon père!... Pourquoi venir ébranler mon courage, quand je n'ai pas trop de toute mon énergie pour combattre le désespoir!... Que Maurice m'oublie, et que jamais il ne cherche à me revoir... Il est de ces destinées contre lesquelles on ne lutte pas, ce serait folie, nous sommes séparés pour toujours. Suppliez Maurice de quitter ce pays, et s'il refuse, vous êtes son père, commandez. Et vous-même, monsieur, au nom du ciel, fuyez-nous, nous portons malheur... Gardez-vous de jamais revenir ici, notre maison est maudite, la fatalité qui pesa sur nous vous atteindrait...
Elle parlait avec une sorte d'égarement, et si haut que sa voix devait arriver à la pièce voisine.
La porte de communication s'ouvrit, et M. Lacheneur se montra sur le seuil.
À la vue de M. d'Escorval, il ne put retenir un blasphème. Mais il y avait plus de douleur et d'anxiété que de colère, dans la façon dont il dit:
—Vous, monsieur le baron, vous ici!...
Le trouble où Marie-Anne avait jeté M. d'Escorval était si grand qu'il eut toutes les peines du monde à balbutier une apparence de réponse:
—Vous nous abandonniez, j'étais inquiet; avez-vous oublié notre vieille amitié, je viens à vous...
Les sourcils de l'ancien maître de Sairmeuse restaient toujours froncés.
—Pourquoi ne m'avoir pas prévenu de l'honneur que me fait M. le baron, Marie-Anne? dit-il sévèrement à sa fille...
Elle voulut parler, elle ne le put, et ce fut le baron, dont le sang-froid revenait, qui répondit:
—Mais j'arrive à l'instant, mon cher ami.
M. Lacheneur enveloppait d'un même regard soupçonneux sa fille et le baron.
—Que se sont-ils dit, pensait-il évidemment, pendant qu'ils étaient seuls?
Mais si grandes que fussent ses inquiétudes, il parvint à en maîtriser l'expression, et c'est presque de sa bonne voix d'autrefois, sa voix des temps heureux, qu'il engagea M. d'Escorval à le suivre dans la chambre voisine.
—C'est le salon de réception et mon cabinet de travail, dit-il en souriant.
Cette pièce, beaucoup plus grande que la première, était tout aussi sommairement meublée, mais elle était encombrée de petits volumes et d'une quantité infinie de menus paquets.
Deux hommes étaient occupés à ranger ces paquets et ces livres.
L'un était Chanlouineau.
M. d'Escorval ne se rappelait pas avoir jamais vu l'autre, qui était tout jeune.
—C'est mon fils Jean, monsieur le baron, dit Lacheneur... Dame!... il a changé depuis tantôt dix ans que vous ne l'avez vu.
C'était vrai... Il y avait bien dix bonnes années au moins que le baron d'Escorval n'avait en l'occasion de voir le fils de Lacheneur.
Comme le temps passe!... Il l'avait quitté enfant, il le retrouvait homme.
Jean venait d'avoir vingt ans, mais des traits fatigués et une barbe précoce le faisaient paraître plus vieux.
Il était grand, très-bien de sa personne, et sa physionomie annonçait une vive intelligence.
Malgré cela, il ne plaisait pas à première vue. Il y avait en lui un certain «on ne sait quoi» qui effarouchait la sympathie. Son regard mobile fuyait le regard de l'interlocuteur, son sourire offrait le caractère de l'astuce et de la méchanceté.
—Ce garçon, pensa M. d'Escorval, doit être faux comme un jeton.
Présenté par son père, il s'était incliné devant le baron, profondément, mais avec une mauvaise grâce très-appréciable.
M. Lacheneur, lui, poursuivait:
—N'ayant plus les moyens d'entretenir Jean à Paris, j'ai dû le faire revenir... Ma ruine sera peut-être un bonheur pour lui!... L'air des grandes villes ne vaut rien pour les fils des paysans. Nous les y envoyons, vaniteux que nous sommes, pour qu'ils y apprennent à s'élever au-dessus de leur père, et pas du tout, ils n'aspirent qu'à descendre...
—Mon père, interrompit le jeune homme, mon père!... Attendez au moins que nous soyons seuls!...
—M. d'Escorval n'est pas un étranger!...
Chanlouineau était évidemment du parti du fils; il multipliait les signes pour engager M. Lacheneur à se taire.
Il ne les vit pas ou il ne lui plut pas d'en tenir compte, car il continua:
—J'ai dû vous ennuyer, monsieur le baron, à force de vous répéter: «Je suis content de mon fils, je lui vois une ambition honorable, il travaille, il arrivera...» Je le croyais sur la foi de ses lettres. Ah! j'étais un père naïf! L'ami chargé de porter à Jean l'ordre de revenir m'a appris la vérité. Ce jeune homme modèle ne sortait des tripots que pour courir les bals publics... Il s'était amouraché d'une mauvaise petite sauteuse de je ne sais quel théâtre infime, et pour plaire à cette créature, il montait sur les planches et se montrait à ses côtés, la face barbouillée de blanc et de rouge...
—Monter sur un théâtre n'est pas un crime!
—Non, mais c'en est un que de tromper son père, c'en est un que de se draper d'une fausse vertu!... T'ai-je jamais refusé de l'argent? non. Mais plutôt que de m'en demander, tu faisais des dettes partout, et tu dois au moins vingt mille francs!
Jean baissait la tête; son irritation était visible, mais il craignait son père.
—Vingt mille francs!... répétait M. Lacheneur, je les avais il y a quinze jours... je n'ai plus rien. Je ne puis espérer cette somme que de la générosité des Messieurs de Sairmeuse...
Cette phrase, dans sa bouche, dépassait tellement tout ce que pouvait imaginer le baron, qu'il ne fut pas maître d'un mouvement de stupeur.
Ce geste, Lacheneur le surprit, et c'est avec toutes les apparences de la sincérité et de la plus entière bonne foi, qu'il reprit:
—Ce que je dis là vous étonne, monsieur? Je le comprends. La colère du premier moment m'a arraché tant de propos ridicules!... Mais je me suis calmé et j'ai reconnu mon injustice. Que vouliez-vous que fît le duc? Devait-il me faire cadeau de Sairmeuse? Il a été un peu brusque, je l'avoue, mais c'est son genre; au fond il est le meilleur des hommes...
—Vous l'avez donc revu?...
—Lui, non; mais j'ai revu son fils, M. le marquis. Même, je suis allé avec lui au château pour y désigner les objets que je désire garder... Oh! il n'y a pas à dire non, on a tout mis à ma disposition, tout. J'ai choisi ce que j'ai voulu, meubles, vêtements, linge... On m'apportera tout cela ici, et j'y serai comme un seigneur...
—Pourquoi ne pas chercher une autre maison? celle-ci...
—Celle-ci me plaît, monsieur le baron; sa situation surtout me convient.
Au fait, pourquoi les Sairmeuse n'auraient-ils pas regretté l'odieux de leur conduite? Était-il impossible que les rancunes de Lacheneur eussent cédé devant les plus honorables réparations? Ainsi pensa M. d'Escorval.
—Dire que M. le marquis a été bon, continuait Lacheneur, serait trop peu dire. Il a eu pour nous les plus délicates attentions. Par exemple, ayant vu combien Marie-Anne regrette ses fleurs, il a déclaré qu'il allait lui en envoyer de quoi remplir notre petit jardin, et qu'il les ferait renouveler tous les mois...
Comme tous les gens passionnés, M. Lacheneur outrait le rôle qu'il s'était imposé. Ce dernier exemple était de trop; il éclaira d'une sinistre lueur l'esprit de M. d'Escorval.
—Grand Dieu!... pensa-t-il, ce malheureux méditerait-il un crime!...
Il regarda Chanlouineau et son inquiétude augmenta. Aux noms du marquis et de Marie-Anne, le robuste gars était devenu blême.
—Il est entendu, disait Lacheneur de l'air le plus satisfait, qu'on me donnera les dix mille francs que m'avait légués Mlle Armande. En outre, j'aurai à fixer le chiffre de l'indemnité qu'on reconnaît me devoir. Et ce n'est pas tout: on m'a offert de gérer Sairmeuse, moyennant de bons appointements... Je serais allé loger avec ma fille au pavillon de garde, que j'ai habité si longtemps... Toutes réflexions faites, j'ai refusé. Après avoir joui longtemps d'une fortune qui ne m'appartenait pas, je veux en amasser une qui sera bien à moi...
—Serait-il indiscret de vous demander ce que vous comptez faire?...
—Pas le moins du monde... Je m'établis colporteur.
M. d'Escorval n'en pouvait croire ses oreilles.
—Colporteur?... répéta-t-il.
—Oui, monsieur. Tenez, voici ma balle, là-bas, dans ce coin...
—Mais c'est insensé! s'écria M. d'Escorval, c'est à peine si les gens qui font ce métier gagnent leur vie de chaque jour!...
—Erreur, monsieur le baron. Mes calculs sont faits, le bénéfice est de trente pour cent. Et notez que nous serons trois à vendre, car je confierai une balle à mon fils et une autre à Chanlouineau, qui feront des tournées de leur côté.
—Quoi!... Chanlouineau...
—Devient mon associé.
—Et ses terres, qui en prendra soin?
—Il aura des journaliers...
Et là-dessus, voulant sans doute faire entendre à M. d'Escorval que sa visite avait assez duré, Lacheneur se mit aussi, lui, à arranger les petits paquets qui devaient emplir la balle du marchand ambulant.
Mais le baron ne pouvait s'éloigner ainsi, maintenant surtout que ses soupçons devenaient presque une certitude.
—Il faut que je vous parle!... dit-il brusquement.
M. Lacheneur se retourna.
—C'est que je suis bien occupé, répondit-il avec une visible hésitation.
—Je ne vous demande que cinq minutes. Cependant, si vous ne les avez pas aujourd'hui, je reviendrai demain... après-demain... tous les jours, jusqu'à ce que je puisse me trouver seul avec vous.
Ainsi pressé, Lacheneur comprit qu'il n'éviterait pas cet entretien; il eut le geste de l'homme qui se résigne, et, s'adressant à son fils et à Chanlouineau:
—Allez donc voir un moment de l'autre côté, si j'y suis... dit-il.
Ils sortirent, et dès que la porte fut refermée:
—Je sais, monsieur le baron, commença-t-il, très-vite, quelles raisons vous amènent. Vous venez me demander encore Marie-Anne... Je sais que mon refus a failli tuer Maurice; croyez que j'ai cruellement souffert... Mais mon refus n'en reste pas moins définitif, irrévocable. Il n'est pas au monde de puissance capable de me faire revenir sur ma résolution. Ne me demandez pas les motifs de ma décision, je ne vous les dirais pas... croyez qu'ils sont graves...
—Nous ne sommes donc pas vos amis!...
—Vous!... monsieur, s'écria Lacheneur, avec l'accent de la plus vive affection, vous!... Ah! vous le savez bien, vous êtes les meilleurs, les seuls amis que j'aie ici-bas!... Je serais le dernier et le plus misérable des hommes, si jusqu'à mon dernier soupir je ne gardais le souvenir précieux de vos bontés. Oui, vous êtes mes amis, oui je vous suis dévoué... et c'est pour cela même que je vous réponds; non, non, jamais!...
Il n'y avait plus à douter. M. d'Escorval saisit les poignets de Lacheneur, et les serrant à les briser:
—Malheureux!... dit-il d'une voix sourde, que voulez-vous faire! quelle vengeance terrible rêvez-vous!...
—Je vous jure...
—Oh! ne jurez pas. On ne trompe pas un homme de mon âge et de mon expérience. Vos projets, je les devine... vous haïssez les Sairmeuse plus mortellement que jamais.
—Moi!...
—Oui, vous... et si vous semblez oublier, c'est afin qu'ils oublient, eux aussi... Ces gens-là vous ont trop cruellement offensé pour ne pas vous craindre, vous le comprenez bien, et vous faites tout au monde pour les rassurer... Vous allez au devant de leurs avances, vous vous agenouillez devant eux... pourquoi?... Parce que vous êtes sûr qu'ils seront à vous quand vous aurez endormi leurs défiances, et que vous pourrez les frapper plus sûrement...
Il s'arrêta, on ouvrait la porte de communication. Marie-Anne parut:
—Mon père, dit-elle, voici M. le marquis de Sairmeuse.
Ce nom, que Marie-Anne jetait d'une voix effrayante de calme, au milieu d'une explication brûlante, ce nom de Sairmeuse empruntait aux circonstances une telle signification, que M. d'Escorval fut comme pétrifié.
—Il ose venir ici, pensa-t-il. Comment ne craint-il pas que les murs ne s'écroulent sur lui!...
M. Lacheneur avait foudroyé sa fille du regard. Il la soupçonnait d'une ruse qui pouvait le forcer à se découvrir. En une seconde, les plus furieuses passions contractèrent ses traits.
Mais il se remit, par un prodige de volonté. Il courut à la porte, repoussa Marie-Anne, et s'appuyant à l'huisserie, il se pencha dans la première pièce, en disant:
—Daignez m'excuser, monsieur le marquis, si je prends la liberté de vous prier d'attendre; je termine une affaire et je suis à vous à l'instant...
Il n'y avait dans son accent ni trouble ni colère, mais bien une respectueuse déférence et comme un sentiment profond de gratitude.
Ayant dit, il attira la porte à lui et se retourna vers M. d'Escorval.
Le baron, debout, les bras croisés, avait assisté à cette scène de l'air d'un homme qui doute du témoignage de ses sens; et cependant il en comprenait la portée.
—Ainsi, dit-il à Lacheneur, ce jeune homme vient ici, chez vous?...
—Presque tous les jours... non à cette heure, mais un peu plus tard.
—Et vous le recevez, vous l'accueillez!...
—De mon mieux, oui, monsieur le baron. Comment ne serais-je pas sensible à l'honneur qu'il me fait!... D'ailleurs, nous avons à débattre des intérêts sérieux... Nous nous occupons de régulariser la restitution de Sairmeuse... J'ai à lui donner des détails infinis pour l'exploitation des propriétés...
—Et c'est à moi, interrompit le baron, à moi, votre ami, que vous espérez faire entendre que vous, un homme d'une intelligence supérieure, vous êtes dupe des prétextes dont se pare M. le marquis de Sairmeuse pour hanter votre maison!... Regardez-moi dans les yeux... oui, comme cela!... Et maintenant osez me soutenir que véritablement, dans votre conscience, vous croyez que les visites de ce jeune homme s'adressent à vous!...
L'œil de Lacheneur ne vacilla pas.
—À qui donc s'adresseraient-elles? dit-il.
Cette opiniâtre sérénité trompait toutes les prévisions du baron. Il n'avait plus qu'à frapper un grand coup.
—Prenez garde, Lacheneur!... prononça-t-il sévèrement. Songez à la situation que vous faites à votre fille, entre Chanlouineau qui la voudrait pour femme, et M. de Sairmeuse qui la veut...
—Qui la veut pour maîtresse, n'est-ce pas?... Oh! dites le mot. Mais que m'importe!... Je suis sûr de Marie-Anne et je méprise les propos des imbéciles.
M. d'Escorval frémit.
—En d'autres termes, dit-il d'un ton indigné, vous faites de l'honneur et de la réputation de votre fille les enjeux de la partie que vous engagez!...
C'en était trop. Toutes les passions furieuses que Lacheneur comprimait éclatèrent à la fois; il ne songea plus à se contenir.
—Eh bien! oui!... s'écria-t-il avec un affreux blasphème, oui, vous l'avez dit: Marie-Anne doit être et sera l'instrument de mes projets... Ah! c'est ainsi. L'homme qui est où j'en suis ne s'arrête plus aux considérations qui retiennent les autres hommes. Fortune, amis, famille, la vie, l'honneur, j'ai d'avance tout sacrifié. Périsse la vertu de ma fille, périsse ma fille même, que m'importe! pourvu que je réussisse...
Il était effrayant d'énergie et de fanatisme, ses poings crispés menaçaient d'invisibles ennemis, ses yeux s'injectaient de sang.
Le baron le saisit par le revers de sa redingote comme s'il eût craint qu'il ne lui échappât...
—Vous l'avouez donc, lui dit-il... Vous voulez vous venger des Sairmeuse et vous avez fait Chanlouineau votre complice.
Mais Lacheneur, d'un mouvement brusque, se dégagea.
—Je n'avoue rien, répliqua-t-il... Et cependant je veux vous rassurer...
Il leva la main comme pour prêter serment, et d'une voix solennelle:
—Devant Dieu qui m'entend, prononça-t-il; sur tout ce que j'ai de sacré au monde, par la mémoire de ma sainte femme qui est en terre, je jure que je ne médite rien contre les Sairmeuse, que je n'ai jamais eu l'idée de toucher seulement un cheveu de leur tête... Je les ménage parce que j'ai absolument besoin d'eux. Ils m'aideront sans s'en douter.
Lacheneur disait vrai, cette fois; on le sentait; la vérité trouve à son service d'irrésistibles accents. Cependant M. d'Escorval feignit de douter. Il pensa qui si lui, de sang-froid, il attisait la colère de ce malheureux, il lui arracherait toute sa pensée. C'est donc d'un air de défiance insultante qu'il dit:
—Comment croire à vos serments, après vos aveux!... Calcul inutile!... Éclairé par une dernière lueur de raison, Lacheneur vit le piège; tout son calme lui revint comme par magie.
—Soit, monsieur le baron, dit-il, ne me croyez pas. Mais vous n'obtiendrez plus un mot de moi sur ce sujet; je n'en ai que trop dit. Je sais que votre seule amitié vous guide, ma reconnaissance est grande, mais je ne puis vous répondre. Les événements ont creusé un abîme entre nous, n'essayons pas de le franchir. Pourquoi nous revoir encore?... Il me faut vous répéter ce que je disais hier à M. l'abbé Midon. Si vous êtes mon ami, ne revenez plus ici, jamais, ni de nuit ni de jour, sous aucun prétexte... On irait vous dire que je suis à la mort, n'importe! ne venez pas, la maison est fatale. Et si vous me rencontrez, détournez-vous, évitez-moi comme un pestiféré dont le contact peut être mortel!... Le baron se taisait. C'était là, sous une forme nouvelle et bien autrement saisissante, ce que déjà lui avait dit Marie-Anne. Et son esprit s'épuisait à chercher le mot de cette effrayante énigme.
—Mais il y a mieux, poursuivait Lacheneur. Tout en ce pays est fait pour éterniser le désespoir de Maurice. Il n'est pas un sentier, pas un arbre, pas une fleur qui ne lui rappelle cruellement le rêve de ses amours perdues... Partez, emmenez-le, loin, bien loin...
—Eh!... le puis-je!... Ce misérable Fouché ne m'a-t-il pas emprisonné ici!...
—Raison de plus pour écouter mes conseils. Vous avez été l'ami de l'Empereur, donc vous êtes suspect. Vous êtes environné d'espions. Vos ennemis guettent dans l'ombre une occasion de vous perdre. Que leur faut-il pour vous jeter en prison?... Une démarche mal interprétée, une lettre, un mot... La frontière est proche, allez attendre à l'étranger des temps plus heureux...
—C'est ce que je ne ferai pas, dit fièrement M. d'Escorval.
Son accent n'admettait pas de discussion, Lacheneur ne le comprit que trop, et il parut désespéré.
—Ah!... vous êtes comme l'abbé Midon, fit-il d'une voix sourde, vous ne voulez pas croire... Qui sait cependant ce qui peut vous en coûter d'être venu ici ce matin? Enfin, il est dit que nul ne peut fuir sa destinée. Mais si quelque jour la main du bourreau s'abattait sur votre épaule, rappelez-vous que je vous ai prévenu, et ne me maudissez pas...
Il dit... et voyant que cette sinistre prophétie n'ébranlait pas le baron, il lui serra la main comme pour un suprême adieu, et alla ouvrir la porte au marquis de Sairmeuse.
Martial était peut-être dépite de rencontrer M. d'Escorval; il ne l'en salua pas moins avec une politesse étudiée, et tout aussitôt il se mit à raconter gaiement à M. Lacheneur que les objets choisis par lui au château venaient d'être chargés sur des charrettes qui allaient arriver...
M. d'Escorval n'avait plus rien à faire dans cette maison. Parler à Marie-Anne était impossible; Chanlouineau et Jean la gardaient à vue.
Il se retira donc... et lentement, poigné par les plus cruelles angoisses, il redescendit cette côte de la Rèche que deux heures plus tôt il gravissait le cœur plein d'espoir.
Qu'allait-il dire au pauvre Maurice?...
Il arrivait au petit bois de pins, quand un pas jeune et leste, sur le sentier, le fit se retourner.
Le marquis de Sairmeuse arrivait, lui faisant signe. Il s'arrêta, très-surpris. Martial l'aborda avec cet air de juvénile franchise qu'il savait si bien prendre, et d'un ton brusque:
—J'espère, monsieur, dit-il, que vous m'excuserez de vous avoir poursuivi quand vous m'aurez entendu. Je ne suis pas de votre bord, j'exècre ce que vous adorez, mais je n'ai ni la passion ni les rancunes de vos ennemis. C'est pourquoi je vous dis: à votre place, je voyagerais... La frontière est à deux pas, un bon cheval et un temps de galop, et on est à l'abri... À bon entendeur salut!
Et sans attendre une réponse, il s'éloigna.
M. d'Escorval était confondu.
—On dirait une conspiration pour me chasser, murmura-t-il. Mais j'ai de fortes raisons de suspecter la bonne foi de ce beau fils.
Martial était déjà loin.
Moins préoccupé, il eût aperçu deux ombres le long du bois: Mlle Blanche de Courtomieu, suivie de l'inévitable tante Médie, était venue l'épier.
XVII
M. le marquis de Courtomieu idolâtrait sa fille; c'était un fait admis, notoire dans le pays, incontestable et incontesté.
Venait-on à lui parler de Mlle Blanche, on ne manquait jamais de lui dire:
—Vous qui adorez votre fille...
Et si lui-même en parlait, il disait:
—Moi qui adore Blanche...
La vérité est qu'il eût donné bonne chose, le tiers de sa fortune, pour en être débarrassé.
Cette jeune fille toute souriante, qui semblait encore une enfant, avait su prendre sur lui un empire absolu dont elle abusait; et, selon son expression en ses jours de mauvaise humeur, «elle le menait comme un tambour.»
Or, le marquis était excédé du despotisme de sa fille. Il était las de plier comme une baguette de vime au souffle de tous ses caprices... et Dieu sait si elle en avait!
Il lui avait bien jeté tante Médie, mais en trois mois la parente pauvre avait été rompue, brisée, assouplie, au point de ne compter plus.
Souvent le marquis se révoltait, mais neuf fois sur dix il payait cher ses tentatives de rébellion. Quand Mlle Blanche arrêtait sur lui, d'une certaine façon, ses yeux froids et durs comme l'acier, tout son courage s'envolait. Avec lui, d'ailleurs, elle maniait l'ironie comme un poignard empoisonné, et connaissant les endroits sensibles, elle frappait avec une admirable précision.
—Ce n'est pas une fille que j'ai, pensait parfois le marquis avec une sorte de désespoir, c'est une seconde conscience, bien autrement cruelle que l'autre...
Pour comble, Mlle Blanche faisait frémir son père.
Il savait de quoi sont capables ou plutôt il se demandait de quoi ne sont pas capables ces filles blondes, dont le cœur est un glaçon et la tête un brasier, qui rien n'émeut et que tout passionne, qu'une incessante inquiétude d'esprit agite, et que la vanité mène.
—Qu'elle s'amourache du premier faquin venu, pensait-il, et elle me plante là sans hésiter... Quel scandale, alors, dans le pays!...
C'est dire de quels vœux il appelait le bon, l'honnête jeune homme qui, en épousant Mlle Blanche, le délivrerait de tous ses soucis.
Mais où le prendre, ce libérateur?...
Le marquis avait annoncé partout, et à son de trompe, qu'il donnait à sa fille un million de dot. Comme de raison, ce mot magique avait mis sur pied le ban et l'arrière-ban des épouseurs, non-seulement de l'arrondissement, mais encore des départements voisins.
On eût rempli les cadres d'un escadron sur le pied de guerre, rien qu'avec les ambitieux qui avaient tenté l'aventure.
Malheureusement, si dans le nombre quelques-uns convenaient assez à M. de Courtomieu, nul n'avait eu l'heur de plaire à Mlle Blanche.
Son père lui présentait-il quelque prétendant, elle l'accueillait gracieusement, elle se parait pour lui de toutes ses séductions; mais dès qu'il avait tourné les talons, d'un seul mot qu'elle laissait tomber de la hauteur de ses dédains, elle l'écartait.
—Il est trop petit, disait-elle, ou trop gros... il n'est pas assez noble... Je le crois fat... Il est sot... son nez est mal fait!...
Et à ces jugements sommaires, pas d'appel. On eût vainement insisté ou discuté. L'homme condamné n'existait plus.
Cependant, la revue des prétendants l'amusant, elle ne cessait d'encourager son père à des présentations, et le pauvre homme battait le pays avec un acharnement qui lui eût valu des quolibets s'il eût été moins riche.
Il désespérait presque, quand la fortune ramena à Sairmeuse le duc et son fils. Ayant vu Martial, il eut le pressentiment de la libération prochaine.
—Celui-là sera mon gendre, pensa-t-il.
Le marquis professait ce principe qu'il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Aussi, dès le lendemain, laissait-il entrevoir ses vues au duc de Sairmeuse.
L'ouverture venait à propos.
Arrivant avec l'idée de se créer à Sairmeuse une petite souveraineté, le duc ne pouvait qu'être ravi de s'allier à la maison la plus ancienne et la plus riche du pays après la sienne.
La conférence de ces deux vieux gentilshommes fut courte.
—Martial, mon fils, dit le duc, a de son chef cent mille écus de rentes...
—J'irai, pour ma fille, jusqu'à... oui, jusqu'à quinze cent mille francs, prononça le marquis.
—Sa Majesté a des bontés pour moi... j'obtiendrai pour Martial un poste diplomatique important...
—Moi, j'ai, en cas de malheur, beaucoup d'amis dans l'opposition...
Le traité était conclu, mais M. de Courtomieu se garda bien d'en parler à sa fille. Lui dire combien il souhaitait cette alliance, eût été lui donner l'idée de la repousser. Laisser aller les choses lui parut le plus sûr...
La justesse de ses calculs lui fut démontrée, un matin que Mlle Blanche fit irruption dans son cabinet.
—Ta capricieuse fille est décidée, père, lui dit-elle péremptoirement... elle serait heureuse de devenir la marquise de Sairmeuse.
Il fallut à M. de Courtomieu beaucoup de volonté pour dissimuler la joie qu'il ressentait; mais il songea qu'en en laissant apercevoir quelque chose, il perdrait peut-être tout.
Il présenta quelques objections, elles furent vivement combattues, et enfin, il osa dire:
—Voici donc un mariage à moitié fait. Déjà une des parties consent. Reste à savoir si l'autre...
—L'autre consentira, déclara l'orgueilleuse héritière.
Et dans le fait, depuis plusieurs jours déjà, Mlle Blanche appliquait toutes ses facultés à l'œuvre de séduction qui devait faire tomber Martial à ses genoux.
Après s'être avancée, avec une inconséquence calculée, sûre de l'impression produite, elle battait en retraite, manœuvre trop simple pour ne pas réussir toujours.
Autant elle s'était montrée vive, spirituelle, coquette, rieuse, autant peu à peu elle devint timide et réservée. La pensionnaire étourdie parut s'effacer sous la vierge.
Elle joua pour Martial, et avec quelle perfection! cette comédie divine du premier amour. Il put observer les naïves pudeurs et les chastes appréhensions de ce cœur qui semblait s'éveiller pour lui. Paraissait-il, Mlle Blanche rougissait et se taisait. Pour un mot elle devenait confuse. On ne vit plus ses beaux yeux qu'à travers les franges soyeuses de ses sourcils.
Qui lui avait enseigné cette politique de la coquetterie la plus raffinée?... On dit que le couvent est un grand maître.
Mais ce qu'on ne lui avait pas appris, ce qu'elle ignorait, c'est que les plus habiles deviennent dupes de leurs mensonges; c'est que les grandes comédiennes unissent toujours par verser de vraies larmes.
Elle le comprit un soir où une plaisanterie du duc de Sairmeuse lui révéla que Martial allait tous les jours chez Lacheneur.
Ce qu'elle ressentit alors ne pouvait se comparer au frémissement de jalousie, de colère plutôt, qui déjà l'avait agitée.
Ce fut une douleur aiguë, âpre, intolérable, la sensation d'une lame rougie déchirant ses chairs.
La première fois, tout en rêvant une vengeance, elle avait pu garder son sang-froid; cette fois, non.
Pour ne pas se trahir, elle dut quitter le salon précipitamment. Elle courut s'enfermer dans sa chambre, et là éclata en sanglots.
—Ne m'aimerait-il donc pas! murmurait-elle:
Cette pensée la glaçait, et elle, l'orgueilleuse héritière, pour la première fois elle douta de soi.
Elle songea que Martial était assez noble pour se moquer de la noblesse, trop riche pour ne pas mépriser l'argent, et qu'elle-même n'était sans doute ni si jolie ni si séduisante qu'elle le croyait et que le disaient ses flatteurs.
Elle pouvait n'être pas aimée... elle tremblait de ne l'être pas.
Tout cependant, dans la conduite de Martial, et Dieu sait avec quelle fidélité sa mémoire la lui rappelait depuis une semaine, tout était fait pour lui rendre quelque assurance.
Il ne s'était pas déclaré formellement, mais il était parfaitement clair qu'il lui faisait la cour. Ses façons avec elle étaient celles du plus respectueux et en même temps du plus épris des amants. À certains moments, elle l'avait troublé, elle en était sûre. Il lui semblait entendre encore le tremblement de sa voix, à quelques phrases qu'il avait murmurées à son oreille...
Mlle Blanche se rassurait à demi, quand le souvenir soudain d'une conversation surprise entre deux de ses parentes illumina les ténèbres où elle se débattait.
L'une de ces deux jeunes femmes racontait en pleurant que son mari, qu'elle adorait, avait une liaison avant son mariage, et qu'il ne l'avait pas rompue.
Épouse légitime, elle était entourée de soins et de respects; on lui faisait la charité des apparences, mais l'autre avait la réalité, l'amour.
Cette pauvre femme ajoutait encore que cette situation la rendait la plus misérable des créatures, qu'elle se taisait pourtant et dévorait ses larmes en secret, redoutant, au premier mot de reproche, de voir son mari l'abandonner ou cesser de se contraindre...
Cette confidence, autrefois, avait fait rire Mlle Blanche, et l'avait indignée en même temps.
—Peut-on être lâche à ce point!... s'était-elle dit.
Maintenant, il lui fallait bien reconnaître qu'elle avait raisonné la passion comme un aveugle-né la lumière. Et elle se disait:
—Qui me garantit que Martial ne songe pas à se conduire comme le mari de ma parente?...
Mais comme jadis, tout lui paraissait préférable à l'ignominie d'un partage.
—Il faudrait écarter Marie-Anne, pensait-elle, la supprimer... mais comment?...
Il faisait jour depuis longtemps que Mlle Blanche délibérait encore, hésitant entre mille projets contradictoires et plus impraticables les uns que les autres.
Pour la rappeler à la réalité, il ne fallut rien moins que l'entrée de sa camériste, qui lui apportait un énorme bouquet de roses envoyé par Martial...
—Comment, mademoiselle ne s'est pas couchée!... fit cette fille surprise.
—Non!... je me suis endormie sur ce fauteuil et je m'éveille à l'instant. Il est inutile de parler de cela.
Elle avait pris les roses, et tout en les disposant dans un grand vase du Japon, elle baignait d'eau froide ses paupières gonflées par les premières larmes sincères qu'elle eût répandues depuis qu'elle était au monde.
À quoi bon!... Cette nuit d'angoisses et de rages solitaires avait pesé plus qu'une année sur le front de l'orgueilleuse héritière.
Elle était si pâle et si triste, si différente d'elle-même, lorsqu'elle parut à l'heure du déjeuner, que tante Médie s'inquiéta.
Mlle Blanche avait préparé une excuse, elle la donna d'un ton si doux que la parente pauvre en fut saisie, comme d'un miracle.
M. de Courtomieu n'était guère moins intrigué.
—De quelle nouvelle lubie cette contenance était-elle la préface?... pensait-il.
Il devint inquiet pour tout de bon, quand, au moment où il se levait de table, sa fille lui demanda un instant d'entretien.
Il la précéda dans son cabinet, et dès qu'ils y furent seuls, sans laisser à son père le temps de s'asseoir, Mlle Blanche le supplia de lui apprendre sans réticences tout ce qui avait dû se passer et se dire entre le duc de Sairmeuse et lui, si les conditions d'une alliance étaient arrêtées, où en étaient les choses, et enfin si Martial avait été prévenu et ce qu'il avait répondu.
Sa voix était humble, son regard humide, tout en elle trahissait la plus affreuse anxiété.
Le marquis était ravi.
—Mon imprudente a voulu jouer avec le feu... se disait-il en caressant son menton glabre, et, par ma foi! elle s'est brûlée.
Ce moment le vengeait délicieusement de quantité de coups d'épingles qui lui cuisaient encore.
Même, la tentation d'abuser de son avantage traversa son esprit. Il n'osa, craignant un retour.
—Hier, mon enfant, répondit-il, le duc de Sairmeuse m'a formellement demandé ta main, et on n'attend que ta décision pour les démarches officielles... Ainsi, rassurez-vous, belle amoureuse, vous serez un jour duchesse.
Elle cacha son visage entre ses mains, pour dissimuler la rougeur que ce mot «amoureuse» faisait monter à son front. Ce mot jusqu'alors lui paraissait qualifier une monstrueuse faiblesse, indigne et inavouable.
—Tu sais bien ma décision, père, balbutia-t-elle d'une voix à peine distincte, il faut nous hâter...
Il recula, croyant avoir mal entendu.
—Nous hâter? répéta-t-il.
—Oui, père, j'ai des craintes.
—Et lesquelles, bon Dieu?...
—Je te les dirai quand je serai sûre, répondit-elle en s'échappant.
Certes, elle ne doutait pas, mais elle voulait voir de ses yeux, étant de ces âmes qui goûtent une âpre et affreuse jouissance à descendre tout au fond de leur malheur.
Aussi, dès qu'elle eut quitté son père, elle força tante Médie à s'habiller en toute hâte, et, sans un mot d'explication, elle la traîna au bois de la Rèche, à un endroit d'où elle apercevait la maison de Lacheneur.
C'était le jour où M. d'Escorval était venu demander une explication à son ancien ami. Elle le vit arriver d'abord, puis, peu après, arriva Martial...
On ne l'avait pas trompée... elle pouvait se retirer.
Mais non. Elle se condamnait à compter les secondes que Martial passerait près de Marie-Anne...
M. d'Escorval ne tarda pas à sortir, elle vit Martial s'élancer après lui et lui parler.
Elle respira... Sa visite n'avait pas duré une demi-heure, et sans doute il allait s'éloigner. Point. Après avoir salué le baron, il remonta la côte et rentra chez Lacheneur.
—Que faisons-nous ici? demandait tante Médie.
—Ah! laisse-moi!... répondit durement Mlle Blanche; tais-toi!
Elle entendait au haut de la lande comme un bruit de roues, des piétinements de chevaux, des coups de fouet et des jurons.
Les charrettes annoncées par Martial, et qui portaient le mobilier et les effets de M. Lacheneur, arrivaient.
Ce bruit, Martial l'entendit de la maison, car il sortit, et après lui parurent M. Lacheneur, son fils, Chanlouineau et Marie-Anne.
Tout ce monde aussitôt s'employa à débarrasser les charrettes, et positivement, aux mouvements du jeune marquis de Sairmeuse, on eût juré qu'il commandait la besogne; il allait, venait, s'empressait, parlait à tout le monde, et même par moments ne dédaignait pas de donner un coup de main.
—Il est dans cette maison comme chez lui, se disait Mlle Blanche... quelle horreur! un gentilhomme... Ah! cette dangereuse créature lui ferait faire tout ce qu'elle voudrait...
Ce n'était rien... une troisième charrette apparaissait, traînée par un seul cheval, et chargée de pots de fleurs et d'arbustes.
Cette vue arracha à Mlle de Courtomieu un cri de rage qui devait porter l'épouvante dans le cœur de tante Médie.
—Des fleurs!... dit-elle d'une voix sourde, comme à moi!... Seulement, il m'envoie un bouquet, et pour elle, il dépouille les massifs de Sairmeuse.
—Que parles-tu donc de fleurs? interrogea la parente pauvre.
Mlle Blanche eût voulu répondre qu'elle ne l'eût pu. Elle étouffait... Et cependant elle se contraignit à rester là trois longues heures, tout le temps qu'il fallut pour tout rentrer...
Les charrettes étaient parties depuis un bon moment déjà, quand enfin Martial reparut sur le seuil de la maison.
Marie-Anne l'avait accompagné et ils causaient... Il semblait ne pouvoir se décider à partir...
Il se décida cependant, et s'éloigna doucement, comme à regret... Marie-Anne, restée sur la porte, lui adressait un geste amical.
—Je veux parler à cette créature! s'écria Mlle Blanche... Viens, tante Médie... il le faut...
Il n'y a pas à en douter: si Marie-Anne se fût trouvée en ce moment à portée de la voix, Mlle de Courtomieu laissait échapper le secret des souffrances qu'elle venait d'endurer.
Mais de l'endroit du bois où s'était établie Mlle Blanche, jusqu'à la pauvre maison de Lacheneur, il y avait bien cent mètres d'un terrain très en pente, sablonneux, malaisé, et tout entrecoupé de bruyères et d'ajoncs.
Il fallait à Mlle Blanche une minute pour traverser cet espace, et c'était assez de cette minute pour changer toutes ses idées.
Elle n'avait pas franchi le quart du chemin, que déjà elle regrettait amèrement de s'être montrée. Mais il n'y avait plus à reculer, Marie-Anne, debout sur le seuil de sa porte, devait l'avoir vue.
Il ne lui restait qu'à profiter du reste de la route, pour se remettre, pour composer son visage... elle en profita.
Elle avait aux lèvres son meilleur, son plus doux sourire, quand elle aborda Marie-Anne. Pourtant elle était embarrassée, elle ne savait trop de quel prétexte colorer sa visite, et pour gagner du temps elle feignait d'être très-essoufflée, presque autant que tante Médie.
—Ah!... on n'arrive pas aisément chez vous, chère Marie-Anne, dit-elle enfin, vous demeurez sur une montagne...
Mlle Lacheneur ne disait mot. Elle était extrêmement surprise et ne savait pas le cacher.
—Tante Médie prétendait connaître le chemin, continua Mlle Blanche, mais elle m'a égarée... n'est-ce pas, tante?
Comme toujours, la parente pauvre approuva, et sa nièce poursuivit:
—Mais, enfin, nous voici... Je n'ai pu, ma chérie, me résigner à rester sans nouvelles de vous, surtout après votre malheur. Que devenez-vous? Ma recommandation vous a-t-elle procuré le travail que vous espériez?
Sans défiances aucunes, Marie-Anne devait être prise au ton d'intérêt touchant de son ancienne amie. C'est donc avec la plus entière franchise, sans faste de douleur comme sans fausse honte, qu'elle avoua l'inanité de presque toutes ses démarches. Même, il lui avait semblé que plusieurs personnes avaient pris plaisir à la mal recevoir...
Mais Mlle Blanche n'écoutait pas. À deux pas d'elle étaient les caisses d'arbustes apportées de Sairmeuse, et leurs parfums rallumaient sa colère.
—Du moins, interrompit-elle, vous avez ici de quoi vous faire presque oublier les jardins de Sairmeuse... Qui donc vous a envoyé ces belles fleurs?
Marie-Anne devint pourpre, resta un moment interdite, et enfin répondit ou plutôt balbutia:
—C'est... une attention de M. le marquis de Sairmeuse.
—Ainsi, elle avoue!... pensa Mlle de Courtomieu, stupéfaite de ce qu'elle jugeait une insigne impudence.
Mais elle réussit à cacher sa rage sous un grand éclat de rire, et c'est sur le ton de la plaisanterie qu'elle dit:
—Prenez garde, chère amie, je vais vous en vouloir; c'est de mon fiancé que vous avez accepté ces fleurs...
—Comment, le marquis de Sairmeuse...
—...a demandé la main de votre amie, oui, ma belle mignonne, et mon père la lui a accordée. C'est encore un grand secret, mais je ne vois nul danger à le confier à votre amitié.
Elle croyait ainsi percer le cœur de Marie-Anne, mais elle eut beau l'observer, elle ne surprit pas sur son visage le plus léger tressaillement.
—Quel héroïsme de dissimulation! pensa-t-elle.
Puis, tout haut, avec un effort de gaieté, elle reprit:
—Et le pays verra deux noces en même temps, car vous allez vous marier aussi, ma chérie?...
—Moi!...
—Oui, vous... vilaine cachottière! Tout le monde sait bien que vous épousez un jeune homme des environs, qui se nomme... attendez... je sais... Chanlouineau!
Ainsi ce bruit qui désolait Marie-Anne lui revenait de tous les côtés, ironique, persistant.
—Tout le monde se trompe, dit-elle avec trop d'énergie, jamais je ne serai la femme de ce jeune homme.
—Tiens!... pourquoi donc? On le dit très-bien de sa personne et assez riche...
—Parce que... balbutia Marie-Anne, parce que...
Le nom de Maurice d'Escorval montait à ses lèvres, malheureusement elle ne le prononça pas, arrêtée qu'elle fut par un regard étrange de son ancienne amie. Que de destinées ont tenu à une circonstance tout aussi futile en apparence!
—Coquine!... pensait Mlle Blanche, impudente!... il lui faudrait un marquis de Sairmeuse.
Et comme Marie-Anne s'embarrassait à chercher une excuse plausible, elle reprit d'un ton froid et railleur qui laissait à la fin deviner toutes ses rancunes.
—Vous avez tort, ma chère, croyez-moi, de refuser ce parti. Ce Chanlouineau vous éviterait, en tout cas, la pénible obligation de travailler de vos mains et d'aller de porte en porte quêter de l'ouvrage qu'on vous refuse. Mais n'importe, je serai, moi—elle appuyait sur ce mot—plus généreuse que vos anciennes connaissances... J'ai des bandes de jupons à broder, je vous les enverrai par ma femme de chambre, vous vous entendrez ensemble pour le prix... Allons, adieu, ma chère!... Viens-tu, tante Médie?
Elle partit en ricanant, laissant Marie-Anne pétrifiée de surprise, de douleur et d'indignation.
Sans avoir l'expérience de Mlle Blanche, elle comprenait bien que cette visite étrange cachait quelque mystère, mais lequel?
Après plus d'une minute, elle était encore immobile à la même place, au milieu du jardin, regardant s'éloigner cette amie de sa prospérité, quand une main s'appuya légèrement sur son bras.
Elle tressaillit, se retourna vivement... et se trouva en face de son père.
Lacheneur était plus blanc que le col de sa chemise, et ses yeux brillaient d'un sinistre éclat.
—J'étais là, dit-il en montrant la porte de sa maison, j'ai tout entendu...
—Mon père...
—Quoi!... voudrais-tu par hasard la défendre, après qu'elle a eu l'infamie de venir ici, chez toi, t'écraser de son insolent bonheur, après qu'elle t'a accablée de son ironique pitié et de ses mépris!... Va! je te l'avais dit, elles sont toutes ainsi, ces filles à qui la vanité a tourné la tête, et qui se croient dans les veines un autre sang que le nôtre... Mais patience!... Le jour de notre revanche luira...
Ils eussent frémi, ceux qu'il menaçait, s'ils l'eussent entendu et vu en ce moment, tant il y avait de rage dans son accent, tant il paraissait formidable.
—Et toi, reprit-il, ma fille bien-aimée, ma pauvre Marie-Anne; toi, tu n'as rien compris aux outrages de cette noble héritière... Tu te demandes, n'est-ce pas, dans ton innocence, quelles raisons elle a de t'en vouloir?... Eh bien! je vais te les dire: elle s'imagine que le marquis de Sairmeuse est ton amant.
Marie-Anne chancela sous ce coup terrible et un spasme nerveux la secoua de la nuque aux talons.
—Est-ce possible!... balbutia-t-elle, grand Dieu... quelle honte!... quelle humiliation!...
—Eh bien! reprit froidement Lacheneur, qu'y a-t-il là qui t'étonne?... Ne t'attendais-tu pas à cela, le jour où, fille dévouée, tu t'es résignée, pour servir mes desseins, à subir les fades et écœurants hommages de ce marquis du Sairmeuse que tu exècres et que je méprise?...
—Mais Maurice! Maurice me méprisera... Je puis tout accepter, oui, tout, excepté cela...
M. Lacheneur ne répondit pas, le désespoir de Marie-Anne était déchirant; il sentit qu'il s'attendrissait et rentra.
Mais sa pénétration avait deviné juste. En attendant de trouver une vengeance digne d'elle, Mlle Blanche résolut de se servir d'une arme que la jalousie et la haine trouvent toujours à leur service: la calomnie.
Cependant, deux ou trois histoires abominables, par elle imaginées, et qu'elle forçait tante Médie de répéter partout, ne produisirent pas l'effet qu'elle espérait.
La réputation de Marie-Anne fut perdue, mais Martial, loin de cesser ses visites chez Lacheneur, les fit plus longues et plus fréquentes. Même, craignant d'être pris pour dupe, il surveilla...
Et c'est ainsi qu'un soir où il était sûr que Lacheneur, son fils et Chanlouineau étaient absents, Martial aperçut un homme qui s'échappait de la maison et traversait en courant la lande.
Il s'élança à la poursuite de cet homme, mais il lui échappa...
Il avait cru reconnaître Maurice d'Escorval.
XVIII
Les chances favorables qu'il entrevoyait encore, après les confidences de son fils, le baron d'Escorval avait eu la prudence de les taire.
—Mon pauvre Maurice, pensait-il, est désolé mais résigné; mieux vaut lui laisser la certitude du malheur que l'exposer à un mécompte...
Mais la passion a parfois les éclairs de la double vue.
Ce que le baron taisait, Maurice le devina, et il se raccrocha à ce chétif espoir avec l'âpre ténacité du noyé, qui, au fond de l'eau, serre encore entre ses mains crispées la planche qui n'a pu le sauver.
S'il n'interrogea pas, c'est qu'il était bien persuadé qu'on ne lui dirait pas la vérité.
Seulement, dès ce moment, il guetta tout ce qui se passait dans la maison, servi par cette prodigieuse subtilité de sens que communique la fièvre.
Il était dans son lit, assoupi en apparence, mais pas un des mouvements du baron ne lui échappait.
Ainsi, il l'entendit passer ses bottes, demander son chapeau, et trier une canne parmi celles qui se trouvaient dans le vestibule. Il distingua le grincement des ferrures de la grille extérieure.
—Mon père sort, se dit-il.
Et si extrême que fût sa faiblesse, il réussit à se traîner jusqu'à la fenêtre, assez à temps pour reconnaître la justesse de ses conjectures.
—Si mon père sort, pensa-t-il encore, ce ne peut être que pour se rendre chez M. Lacheneur... donc il ne désespère pas tout à fait...
Un fauteuil était près de lui, il s'y laissa tomber, songeant qu'en guettant à la fenêtre le retour de son père, il connaîtrait sa destinée quelques secondes plus tôt.
Il la connut au bout de trois mortelles heures.
À la seule attitude de M. d'Escorval, il vit bien que tout, cette fois, était irrémissiblement perdu; il en fut sûr, comme l'accusé qui a lu sur le visage morne des jurés le verdict fatal qu'ils vont prononcer.
Il eut besoin de toute son énergie pour regagner son lit, il se sentait mourir.
Mais bientôt il eut honte de cette faiblesse qu'il jugeait indigne. Il voulut savoir ce qui s'était passé, demander des détails.
Il sonna et dit au domestique qu'il souhaitait parler à son père. M. d'Escorval ne tarda pas à paraître.
—Eh bien?... cria Maurice.
Rien qu'à l'accent de cette question, M. d'Escorval se sentit deviné.
Dès lors, à quoi bon nier?...
—Lacheneur a été sourd à mes remontrances et à mes prières, répondit-il d'un ton grave... Il ne te reste plus qu'à te soumettre, mon fils, sans arrière-pensée. Je ne te dirai pas que le temps emportera jusqu'au souvenir d'une douleur qui te semble en ce moment devoir être éternelle... tu ne me croirais pas. Mieux vaut te dire: tu es homme, montre-le par ton courage. Je te dirai encore: défends-toi de penser à Marie-Anne, comme le voyageur côtoyant un précipice se défend de songer au vertige...
—Vous avez vu Marie-Anne, mon père, vous lui avez parlé?...
—Je l'ai trouvée plus inflexible que Lacheneur.
—Inflexibles!... ils me repoussent, et ils reçoivent peut-être Chanlouineau.
—Chanlouineau est devenu leur commensal...
—Mon Dieu!... Et Martial de Sairmeuse?...
—Il vient chez eux familièrement, je l'y ai trouvé...
Chacune de ses réponses tombait comme un coup d'assommoir sur le front de Maurice, ce n'était que trop évident.
Mais M. d'Escorval s'était armé de l'impassible courage du chirurgien qui, ayant entrepris une périlleuse opération, ne lâche pas ses bistouris parce que le patient hurle et se tord sous le fer.
M. d'Escorval voulait éteindre dans le cœur de son fils la dernière lueur d'espoir.
—C'en est fait, répétait Maurice, M. Lacheneur a perdu la raison...
Le baron hocha la tête d'un air découragé.
—C'est ce que je pensais d'abord, murmura-t-il.
—Mais que dit-il, pour justifier sa conduite; il doit dire quelque chose?...
—Rien... il a su esquiver toute explication.
—Et vous, mon père, vous qui avez la pratique des hommes, avec toute votre expérience, vous n'avez pu pénétrer ses intentions!
Entre le moment où Martial de Sairmeuse l'avait quitté au milieu de la lande, et l'instant présent, M. d'Escorval avait eu le temps de réfléchir:
—J'ai des soupçons, répondit-il, mais seulement des soupçons... Il se peut que Lacheneur, obéissant aux inspirations de sa haine, rêve quelque vengeance terrible... Qui sait s'il ne songe pas à organiser quelque complot dont il serait le chef?... Ces suppositions expliquent tout. Chanlouineau serait comme un autre lui-même, il ménagerait le marquis de Sairmeuse pour avoir par lui des informations indispensables...
Le sang revenait aux joues pâlies de Maurice.
—Un complot, fit-il, n'explique pas l'obstination de M. Lacheneur à me repousser...
—Hélas!... si, mon pauvre enfant. C'est par Marie-Anne qu'il tient Chanlouineau et le marquis de Sairmeuse. Qu'elle devienne ta femme demain, ils lui échappent aussitôt... Puis, précisément parce qu'il nous aime, il ne voudrait à aucun prix nous mêler à une aventure dont le succès lui parait au moins incertain... Mais ce ne sont là que des conjectures.
—En effet, balbutia Maurice, en effet, je reconnais bien qu'il faut se soumettre, se résigner... oublier, s'il se peut.
Il disait cela, parce qu'il voulait rassurer son père, mais il pensait précisément le contraire.
Une idée venait d'éclore en son cerveau, vague encore, indéterminée, obscure, à peine distincte, mais qu'il pressentait devoir être une idée de salut. Et, en effet, dès qu'il fut seul, elle se dégagea, elle grandit, elle se précisa:
—Si Lacheneur organise une conspiration, se disait-il, des complices lui sont nécessaires; il doit même en chercher... Pourquoi n'irais-je pas m'offrir à lui? Du jour où je serai de moitié dans ses préparatifs, où je partagerai ses dangers et ses espérances, il lui sera impossible de me refuser encore sa fille. Quoi qu'il veuille entreprendre, je vaux bien Chanlouineau...
De là à prendre la résolution d'aller offrir ses services à Lacheneur, il n'y avait qu'un pas, Maurice le franchit, et de ce moment il ne songea plus qu'à tout faire pour hâter sa convalescence.
Elle fut prompte, l'espoir a des vertus merveilleuses, rapide à étonner l'abbé Midon qui remplaçait le docteur de Montaignac.
—Jamais je n'aurais cru que Maurice pût se consoler ainsi, disait Mme d'Escorval, toute heureuse de voir son fils se reprendre à aimer la vie.
Mais le baron ne répondait pas. Il tenait pour suspect ce rétablissement presque miraculeux, il était assailli de défiances...
Inquiet, il interrogea son fils, mais si habilement qu'il s'y prit, il n'en put rien tirer.
Maurice, que la seule tentation d'un mensonge faisait rougir jusqu'aux oreilles, trouva au service de ses projets l'imperturbable dissimulation d'un vieux diplomate.
Il avait décidé qu'il ne dirait rien à ses parents. À quoi bon les inquiéter!... D'un autre côté, il redoutait des remontrances, sentant bien que plutôt que de subir des empêchements il déserterait la maison paternelle...
Enfin, vers la seconde semaine de septembre, l'abbé Midon déclara que Maurice pouvait reprendre sa vie habituelle, et que même, le temps se maintenant au beau, quelques exercices violents lui seraient favorables.
Volontiers, Maurice eût embrassé le digne prêtre.
—Quel bonheur!... s'écria-t-il, je vais donc pouvoir chasser!
La chasse, jusqu'alors, lui avait médiocrement plu, mais il jugeait utile d'afficher cette passion qui pouvait lui fournir de perpétuels prétextes d'absence.
Jamais il ne s'était senti si heureux que le matin où sur les sept heures, le fusil sur l'épaule, il passa L'Oiselle pour gagner la maison de M. Lacheneur.
Ayant réfléchi aux conjectures de son père, il les tenait pour des certitudes, et il ne doutait aucunement du succès de sa démarche.
Cependant, en arrivant au bois de la Rèche, il s'arrêta un moment à l'endroit d'où on découvrait la maison. Bien lui en prit, car il vit sortir successivement Jean et Chanlouineau. Ils portaient, l'un et l'autre, une balle de colporteur.
Maintenant, Maurice était sûr que M. Lacheneur et sa fille étaient seuls à la maison.
Il y courut, et sans frapper il entra.
Dans la première pièce, Marie-Anne et son père étaient accroupis devant la cheminée où flambait un grand feu...
Au bruit de la porte, ils s'étaient retournés; à la vue de Maurice, ils se dressèrent aussi rouges et aussi émus l'un que l'autre.
—Que venez-vous faire ici?... s'écrièrent-ils en même temps.
En toute autre circonstance, Maurice d'Escorval eût été bouleversé par cet accueil ouvertement hostile.
En ce moment, non-seulement il n'en fut pas troublé, mais c'est à peine s'il le remarqua.
—C'est trop d'obstination que de revenir ici contre ma volonté et après ce que je vous ai dit, monsieur d'Escorval, reprit Lacheneur d'une voix rude.
Maurice sourit. Il avait la plénitude de son sang-froid, et même quelque chose de plus, l'étrange lucidité des grandes crises.
D'un seul regard, il avait saisi tous les détails de la pièce où il pénétrait, et s'il eût conservé un doute, il se fut envolé.
Il avait bien vu, sur le feu, une grande marmite pleine de plomb en fusion, et deux moules à balles près des chenets.
—Si j'ose me présenter chez vous, monsieur, prononça-t-il d'un ton ferme et grave, c'est que je sais tout... Vos projets de vengeance, je les ai pénétrés. Vous cherchez des hommes pour vous seconder, n'est-ce pas? Eh bien!... regardez-moi en face, dans les yeux, et dites-moi si je ne suis pas de ceux qu'un chef s'estime heureux d'enrôler...
Ce fut M. Lacheneur qui perdit contenance.
—Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia-t-il, oubliant sa feinte colère; je n'ai pas de projets...
—En feriez-vous serment?... Alors pourquoi ces balles que vous êtes occupés à fondre?... Conspirateurs maladroits!... Il fallait au moins fermer votre porte, un autre que moi pouvait entrer...
Il dit, et joignant l'exemple au précepte, il se retourna et alla pousser le verrou.
—Ceci n'est qu'une imprudence, poursuivit-il... Mais répondre: «Arrière!» au soldat qui vient à vous librement serait une faute dont vos complices auraient le droit de vous demander compte. Je ne prétends pas, entendez-moi bien, forcer votre confiance... Non. C'est les yeux fermés que je me donne, corps et âme. Quelle que soit votre cause, je la déclare mienne... Ce que vous voulez, je le veux; j'adopte vos plans, vos ennemis sont les miens... Commandez, j'obéirai... Je ne réclame qu'une grâce, celle de combattre, de triompher ou de me faire tuer à vos côtés!
—Oh! refusez, mon père!... s'écria Marie-Anne, refusez... Accepter serait un crime que vous ne commettrez pas!...
—Un crime!... Et pourquoi, s'il vous plaît?...
—Parce que, malheureux, notre cause n'est pas la vôtre, parce que le but est incertain, le succès improbable... parce que le danger est partout, de tous côtés!...
Une exclamation dédaigneuse et ironique de Maurice l'interrompit.
—Et c'est vous, prononça-t-il, vous, qui pensez m'arrêter en me montrant les dangers que vous bravez...
—Maurice!...
—Ainsi donc, si un péril me menaçait, imminent, immense, au lieu de me prêter secours, vous m'abandonneriez?... Vous vous cacheriez lâchement, en vous disant: «Qu'il périsse, pourvu que je sois sauvé!» Parlez!... est-ce là véritablement ce que vous feriez?...
Elle détourna la tête et ne répondit pas. Elle ne se sentait pas la force de mentir, et elle ne voulait pas dire: «J'agirais comme vous.»
Maintenant, elle s'en remettait à la décision de son père.
—Si je me rendais à vos prières, Maurice, dit M. Lacheneur, avant trois jours vous me maudiriez et vous nous perdriez par quelque éclat. Vous aimez Marie-Anne... saurez-vous voir d'un œil impassible sa position affreuse? Songez qu'elle ne doit décourager absolument ni Chanlouineau, ni le marquis de Sairmeuse. Vous me regardez... Oh! je le sais aussi bien que vous, c'est un rôle indigne que je lui impose, un rôle odieux où elle laissera ce qu'une jeune fille a de plus précieux en ce monde... sa réputation.
Maurice ne sourcilla pas.
—Soit! prononça-t-il froidement. Le sort de Marie-Anne sera celui de toutes les femmes qui se sont dévouées aux passions politiques de l'homme qu'elles aimaient, père, frère ou amant... elle sera injuriée, outragée, calomniée. Qu'importe! Elle peut poursuivre sa tâche, je souffrirai, mais je ne douterai jamais d'elle et je me tairai. Si nous triomphons, elle sera ma femme, si nous subissons une défaite!...
Un geste compléta sa pensée, disant plus énergiquement que toutes les affirmations, qu'il s'attendait, qu'il se résignait à tout.
M. Lacheneur fut visiblement ébranlé.
—Au moins, laissez-moi le temps de réfléchir, dit-il.
—Il n'y a plus à réfléchir, monsieur.
—Mais vous êtes un enfant, Maurice, mais votre père est mon ami...
—Qu'importe!...
—Malheureux!... Vous ne comprenez donc pas qu'en vous engageant, vous engagez fatalement le baron d'Escorval... Vous croyez ne risquer que votre tête, vous jouez la vie de votre père...
Mais Maurice l'interrompit violemment.
—C'est trop d'hésitations!... s'écria-t-il, c'est assez de remontrances!... Répondez-moi d'un mot!... Seulement, sachez-le bien, si vous me repoussez, je rentre chez mon père, et avec ce fusil que je tiens, je me fais sauter la cervelle...
Ce ne pouvait être une menace vaine. On comprenait à son accent que ce qu'il disait, il le ferait. On le sentait si bien que Marie-Anne s'inclina vers son père, les mains jointes, le regard suppliant.
—Soyez donc des nôtres! prononça durement M. Lacheneur. Mais n'oubliez jamais la menace qui m'arrache mon consentement. Quoi qu'il arrive à vous ou aux vôtres, rappelez-vous que vous l'aurez voulu!...
Mais ces sinistres paroles ne pouvaient toucher Maurice, il délirait, il était ivre de joie.
—Maintenant, continua M. Lacheneur, il me reste à vous dire mes espérances et à vous apprendre pour quelle cause...
—Eh!... qu'est-ce que cela me fait! dit insoucieusement Maurice.
Il s'avança vers Marie-Anne, lui prit la main qu'il porta à ses lèvres, et, riant de ce bon rire de la jeunesse, il s'écria:
—Ma cause... la voilà!...
Lacheneur se détourna. Peut-être songeait-il qu'il suffisait d'un mouvement de sa volonté, d'un sacrifice de son orgueil pour assurer le bonheur de ces deux pauvres enfants...
Mais si une pensée de rémission traversa son cerveau, il la repoussa, et c'est de l'air le plus sombre qu'il reprit:
—Encore faut-il, monsieur d'Escorval, arrêter nos conventions...
—Dictez vos conditions, monsieur.
—D'abord, vos visites ici, après certains bruits répandus par moi, éveilleraient des défiances. Vous ne viendrez nous voir que de nuit, à des heures convenues d'avance, jamais à l'improviste...
L'attitude seule de Maurice affirmait son consentement.
—Ensuite, comment traverserez-vous l'Oiselle sans avoir recours au passeur, qui est un dangereux bavard?...
—Nous avons un vieux canot, je prierai mon père de le faire réparer.
—Bien. Me promettez-vous aussi d'éviter le marquis de Sairmeuse?
—Je le fuirai...
—Attendez... il faut tout prévoir. Il se peut que le hasard, en dépit de nos précautions, vous mette en présence ici. M. de Sairmeuse est l'arrogance même, et il vous déteste... Vous le haïssez et vous êtes violent... Jurez-moi que s'il venait à vous provoquer, vous mépriseriez ses provocations...
—Mais je passerais pour un lâche, monsieur!...
—Probablement!... Jurez-vous?...
Maurice hésitait, un regard de Marie-Anne le décida.
—Je jure!... prononça-t-il.
—Pour ce qui est de Chanlouineau, il sera bon de ne lui pas laisser trop voir notre intelligence... mais c'est mon affaire...
M. Lacheneur s'arrêta, réfléchissant, cherchant dans sa mémoire s'il n'oubliait rien.
—Il ne me reste plus, Maurice, reprit-il, qu'à vous adresser une dernière et bien importante recommandation... Vous connaissez mon fils?
—Certes!... nous étions camarades quand il venait en vacances...
—Eh bien! quand vous serez maître de mon secret, car à vous je dirai toute ma pensée... défiez-vous de Jean.
—Oh!... monsieur.
—Restez sur vos gardes, vous dis-je...
Il rougit extrêmement, le malheureux homme, et ajouta:
—Ah! c'est pour un père un pénible aveu: je n'ai pas confiance en mon fils. Il ne sait de mes projets que ce que je lui en ai dit le jour de son arrivée... Maintenant, je le trompe comme s'il devait trahir... Peut-être serait-il sage de l'éloigner; mais que penserait-on? Sans doute on dirait que je suis bien avare du sang des miens, quand je risque froidement la vie de tant de braves gens. Après cela, je m'abuse peut-être...
Il soupira et dit encore:
—Défiez-vous!...
XIX
Ainsi, c'était bien Maurice d'Escorval que le marquis de Sairmeuse avait surpris s'échappant de la maison de M. Lacheneur.
Martial n'avait aucune certitude, il se pouvait que l'obscurité l'eût trompé, mais le doute seul suffisait à gonfler son cœur de colère.
—Quel personnage fais-je donc! s'écriait-il. Un personnage ridicule, assurément.
Si épais était le bandeau noué sur ses yeux par la passion, qu'il n'apercevait rien des circonstances les plus frappantes.
L'amitié cérémonieuse de Lacheneur, il la tenait pour sincère. Il croyait aux respects étudiés de Jean. Les empressements presque serviles de Chanlouineau ne l'étonnaient pas.
Enfin, de ce que Marie-Anne le recevait sans colère, il concluait qu'il s'avançait dans son esprit et dans son cœur.
Ayant oublié, il s'imaginait que les autres ne se souvenaient pas.
Après cela, il se figurait s'être montré assez généreux pour avoir des droits à une certaine reconnaissance.
M. Lacheneur, outre tous les objets choisis au château, avait reçu le montant du legs de Mlle Armande et une indemnité. Le tout allait à une soixantaine de mille francs.
—Il serait, jarnibieu! bien dégoûté s'il n'était pas content! maugréait le duc, furieux d'une prodigalité qui cependant ne lui coûtait rien.
Encore entretenu dans ses illusions par l'opinion de son père, Martial se croyait un peu chez lui dans la maison de M. Lacheneur.
Le soupçon des visites de Maurice faillit l'éclairer...
—Serais-je donc dupe d'une rouée?... pensa-t-il.
Son dépit fut tel que, pendant plus d'une semaine, il prit sur lui de ne se point montrer à la Rèche.
Cette bouderie, le duc de Sairmeuse la devina, et l'exploitant avec l'adresse de l'intérêt en éveil, il en sut tirer le consentement de son fils à l'alliance avec les Courtomieu.
Livré jusqu'alors aux plus cruelles indécisions, Martial avait esquivé toute réponse catégorique. Habilement agacé, il s'écria enfin:
—Soit!... j'épouse Mlle Blanche.
Le duc n'était pas homme à laisser refroidir ces bonnes dispositions.
En moins de quarante-huit heures, les démarches officielles furent faites; on rédigea un projet de contrat, les paroles furent échangées et on décida que le mariage serait célébré au printemps.
C'est à Sairmeuse qu'eut lieu le dîner des fiançailles, dîner d'autant plus gai qu'où y célébrait deux petites victoires.
Le duc de Sairmeuse venait de recevoir, avec son brevet de lieutenant-général, une commission qui lui attribuait un commandement militaire à Montaignac.
Le marquis de Courtomieu, qui avait à faire oublier les adulations prodiguées à l'empereur, venait d'obtenir la présidence de la Cour prévôtale, instituée à Montaignac, pour y servir les haines et les terreurs de la Restauration...
Mlle Blanche triomphait. Après cette fête, déclaration publique, Martial se trouvait lié.
En effet, pendant une quinzaine, il ne la quitta pour ainsi dire pas. Elle le pénétrait d'un charme dont la douceur infinie lui faisait presque oublier la violence de ses sensations près de Marie-Anne.
Malheureusement, l'orgueilleuse héritière ne sut pas résister au plaisir de risquer une allusion assez obscure, du reste, à ce qu'elle appelait la «bassesse des anciennes inclinations du marquis.» Elle trouva l'occasion de dire qu'elle faisait travailler Marie-Anne pour l'aider à vivre.
Martial se contraignit à sourire, mais l'indignité du procédé le forçait de plaindre Marie-Anne...
Et le lendemain même, il courait chez M. Lacheneur.
À la chaleur de l'accueil qui lui fut fait, toutes ses rancunes se fondirent, tous ses soupçons s'évaporèrent... La joie de le revoir éclatait même dans les yeux de Marie-Anne; il le remarqua bien...
—Oh!... je l'aurai!... pensa-t-il.
C'est qu'en réalité on était bien heureux de son retour. Fils du commandant des forces militaires de Montaignac, gendre ou autant dire du président de la Cour prévôtale, Martial devenait un instrument précieux.
—Par lui, avait dit Lacheneur, nous aurons l'œil et l'oreille dans le camp ennemi... Le marquis de Sairmeuse, le fat, sera notre espion...
Il le fut, car il eut vite repris l'habitude de ses visites quotidiennes. Le mois de décembre était venu, les chemins étaient défoncés, mais il n'était pluie, neige, ni boue capables d'arrêter Martial.
Il arrivait vers dix heures, s'asseyait sur un escabeau, contre l'âtre, sous le haut manteau de la cheminée, et il parlait...
Marie-Anne paraissait s'intéresser prodigieusement aux événements; il lui contait tout ce qu'il pouvait surprendre.
Parfois ils restaient seuls...
Lacheneur, Chanlouineau et Jean couraient la campagne pour le «commerce.» Les affaires allaient si bien que M. Lacheneur avait acheté un cheval afin d'étendre ses tournées.
Mais le plus souvent les causeries de Martial étaient interrompues... Il eût dû être surpris de la quantité de paysans qui se présentaient pour parler à M. Lacheneur. C'était une interminable procession. Et à tous ces clients, Marie-Anne avait quelque chose à dire en secret. Puis, elle offrait à boire... La maison était comme un cabaret...
Qui ne sait où l'âpreté des convoitises peut mener un homme amoureux!... Rien ne chassait Martial. Il plaisantait avec les allants et venants, il donnait une poignée de main, à l'occasion, il lui arrivait de trinquer...
Il eût accepté bien d'autres choses!... N'avait-il pas offert à Lacheneur de l'aider à mettre ses comptes au net?...
Et une fois, c'était vers le milieu de février, comme il voyait Chanlouineau très-embarrassé pour composer une lettre, il voulut absolument lui servir de secrétaire.
—C'est que ce n'est pas pour moi, cette damnée lettre, disait Chanlouineau, c'est pour un oncle à moi qui marie sa fille...
Bref, Martial se mit à table, et, sous la dictée de Chanlouineau, non sans mainte rature, il écrivit:
«Mon cher ami... Nous sommes enfin d'accord, et le mariage est décidé. Nous ne nous occupons plus que de la noce qui est fixée à... Nous vous invitons à nous faire le plaisir d'y venir. Nous comptons sur vous et vous devez être persuadé que plus vous amènerez de vos amis, plus nous serons contents.
«Comme la fête est sans façons et que nous serons très-nombreux, vous nous rendrez service en apportant quelques provisions.»
Si Martial eût pu voir quel sourire avait Chanlouineau en le priant de laisser en blanc la date de «la noce,» il eût, à coup sûr, reconnu qu'il venait de tomber dans un piège grossièrement tendu... Mais il était fasciné.
—Ah ça! marquis, lui disait son père, Chupin prétend que vous ne sortez plus de chez Lacheneur... Quand donc en aurez-vous fini avec cette petite?
Martial ne répondit pas. Il se sentait à la discrétion de cette «petite.» Près d'elle, il perdait son libre arbitre, et chacun de ses regards le remuait comme une commotion électrique. Elle lui eût demandé de la prendre pour femme, qu'il n'eût pas dit: non...
Mais Marie-Anne n'avait pas cette ambition... Toutes ses pensées, tous ses vœux étaient pour le succès de son père...
Maurice et Marie-Anne devaient être les deux plus intrépides auxiliaires de M. Lacheneur. Ils entrevoyaient après le triomphe une si magnifique récompense!...
N'est-ce pas dire la fiévreuse activité que déploya Maurice!... Toute la journée, il courait les hameaux des environs, et le soir, aussitôt le dîner, il s'esquivait, traversant l'Oiselle dans son bateau, et volait à la Rèche.
M. d'Escorval ne pouvait pas ne pas remarquer à la longue les absences de son fils; il surveilla et acquit la certitude que Lacheneur l'avait «embauché;» ce fut son expression.
Saisi d'effroi, il résolut d'aller sur-le-champ, sans prévenir Maurice, trouver son ancien ami, et prévoyant un nouvel échec, il pria l'abbé Midon de l'accompagner.
C'est le 4 mars, vers quatre heures et demie, que M. d'Escorval et le curé de Sairmeuse prirent le chemin des landes de la Rèche. Si tristes ils étaient et si inquiets, qu'ils n'échangèrent pas dix paroles le long de la route.
Un spectacle étrange les attendait à la sortie du bois...
Le jour tombait, mais on distinguait encore les objets...
Devant la maison de Lacheneur se tenait un groupe d'une douzaine de personnes, et M. Lacheneur parlait...
Que disait-il?... Ni le baron, ni le prêtre ne pouvaient l'entendre, mais il y eut un moment où les plus vives acclamations accueillirent ses paroles...
Aussitôt une allumette brilla entre ses doigts... il alluma une torche de paille et la lança sur le toit de chaume de sa maison en criant d'une voix formidable:
—Le sort en est jeté!... Voilà qui vous prouve que je ne reculerai pas...
Cinq minutes après la maison était en flammes...
Dans le lointain on vit une des fenêtres de la citadelle de Montaignac s'éclairer comme un phare... et de tous côtés l'horizon s'empourpra de lueurs d'incendie.
On répondait au signal de Lacheneur...
XX
Ah! l'ambition est une belle chose!...
Déjà presque vieillards, éprouvés par tous les orages du siècle, riches à millions, possesseurs des plus somptueuses habitations de la province, le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu n'eussent plus dû, ce semble, aspirer qu'au repos du foyer domestique.
Il leur eût été si facile de se créer une vie heureuse, tout en répandant le bien autour d'eux, tout en préparant pour leur dernière heure un concert de bénédictions et de regrets.
Mais non!... Ils avaient voulu être pour quelque chose dans la manœuvre de ce «vaisseau de l'État,» où personne ne consent plus à rester simple passager.
Nommés, l'un commandant des forces militaires, l'autre président de la Cour prévôtale de Montaignac, ils avaient dû quitter leurs châteaux pour s'installer tant bien que mal à la ville.
Le duc de Sairmeuse habitait, sur la place d'Armes, une grande vieille maison toute délabrée, une ruine où, la nuit, la bise qui se glissait par les portes mal closes venait réveiller ses rhumatismes.
Le marquis de Courtomieu s'était établi en camp volant chez un de ses parents, rue de la Citadelle...
Leur vanité sénile était satisfaite... tout était donc pour le mieux.
Et cependant on traversait alors cette période douloureuse de la Restauration, restée dans toutes les mémoires sous le nom de Terreur Blanche.
Les représailles s'exerçaient librement; les vengeances s'assouvissaient en plein soleil; et les haines privées et d'effroyables cupidités s'abritaient sous le manteau des rancunes politiques. On menaçait même les acheteurs de biens nationaux...
Si bien que les petits, les humbles du peuple, dans les villes, et les paysans, dans les campagnes, épouvantés et intimidés, tournaient leurs pensées et leurs vœux vers «l'autre,» et il leur semblait que le vaisseau qui portait à Sainte-Hélène le vaincu de Waterloo emportait en même temps leurs dernières espérances.
Mais rien de tout cela ne montait jusqu'au duc de Sairmeuse, jusqu'au marquis de Courtomieu.
Louis XVIII régnait, leurs préjugés triomphaient, ils étaient heureux; quel faquin eût osé ne l'être pas!
Donc, nulle inquiétude ne troublait leur sereine satisfaction. Au pis aller, n'avaient-ils pas encore des centaines et des milliers d'Alliés sous la main!
Quelques esprits chagrins leur parlèrent de «mécontentements,» ils les traitèrent de visionnaires.
Cependant, ce jour du 4 mars 1816, le duc de Sairmeuse se mettait à table quand un grand bruit se fit dans le vestibule de la maison...
Il se leva... mais la porte au même moment s'ouvrit, et un homme hors d'haleine entra.
Cet homme, c'était Chupin, le vieux maraudeur, élevé par M. de Sairmeuse à la dignité de garde-chasse.
Évidemment il se passait quelque chose d'extraordinaire.
—Qu'est-ce? interrogea le duc.
—Ils viennent!... monseigneur, s'écria Chupin, ils sont en route!...
—Qui?... qui?...
Pour toute réponse, le vieux maraudeur tendit une copie de la lettre écrite par Martial sous la dictée de Chanlouineau.
M. de Sairmeuse lut à haute voix:
«Mon cher ami, nous sommes enfin d'accord, et le mariage est décidé. Nous ne nous occupons plus que de la noce, qui est fixée au 4 mars...»
La date n'était plus en blanc, cette fois, mais tel était l'aveuglement du duc qu'il s'obstinait à ne pas comprendre.
—Eh bien?... demanda-t-il.
Chupin s'arrachait les cheveux.
—Ils sont en route!... répéta-t-il... je parle des paysans... ils comptent s'emparer de Montaignac, chasser S.M. Louis XVIII, ramener «l'autre,» ou du moins le fils de «l'autre...» Gredins de paysans! Ils m'ont trompé... Je me doutais de la chose, mais je ne la croyais pas si proche...
Ce coup terrible, en pleine sécurité, frappait le duc de stupeur. Il demanda:
—Combien donc sont-ils?
—Eh!... le sais-je, monseigneur... deux mille peut-être... peut-être dix mille...
—Tous les gens de la ville sont pour nous.
—Non, monseigneur, non!... Ils ont des complices ici; tous les officiers à la demi-solde les attendent pour leur tendre la main.
—Quels sont les chefs?...
—Lacheneur, l'abbé Midon, Chanlouineau, le baron d'Escorval...
—Assez! cria le duc.
Le danger se précisant, le sang-froid lui revenait; sa taille herculéenne courbée par les ans se redressait.
Il sonna à briser la sonnette; un valet parut:
—Mon uniforme, commanda M. de Sairmeuse, mes ordres, mon épée, mes pistolets!... Faites vite!
Le domestique se retirait abasourdi...
—Attends!... cria-t-il encore. Qu'on monte à cheval et qu'on aille dire à mon fils d'accourir ici, bride abattue... Qu'on prenne mes meilleurs chevaux... On peut aller à Sairmeuse et en revenir en deux heures...
Chupin le tirait par le pan de sa redingote; il se retourna:
—Qu'est-ce encore?...
Le vieux maraudeur mit le doigt sur ses lèvres, commandant ainsi le silence; mais dès que le valet fut sorti:
—Inutile, monseigneur, dit-il, d'envoyer chercher M. le marquis?
—Et pourquoi, maître drôle?
—C'est que, monseigneur, c'est que, excusez-moi, je vous suis dévoué...
—Jarnibieu!... parleras-tu?...
Positivement, Chupin regrettait de s'être tant avancé...
—Alors donc, bégaya-t-il... monsieur le marquis...
—Eh bien?...
—Il en est!...
D'un formidable coup de poing, M. de Sairmeuse renversa la table.
—Tu mens, misérable!... hurla-t-il, en jurant à faire tomber le crépi du plafond, tu mens!...
Il était à ce point menaçant et terrible que le vieux maraudeur bondit jusqu'à la porte, dont il tourna le bouton, prêt à s'enfuir.
—Que j'aie le cou coupé si je ne dis pas vrai, insista-t-il... Ah! la fille à Lacheneur est une fière enjôleuse, tous ses galants en sont, Chanlouineau, le petit d'Escorval, le fils de Monseigneur et les autres...
M. de Sairmeuse commençait à vomir un torrent d'injures contre Marie-Anne quand son valet de chambre rentra...
Il se tut, endossa son uniforme, ordonna à Chupin de le suivre et s'élança dehors.
Il espérait encore que Chupin exagérait, mais quand il arriva sur la place d'Armes, d'où on découvrait une grande étendue de pays, ses dernières illusions s'envolèrent.
L'horizon flamboyait. Montaignac était comme entouré d'un cercle de flammes.
—C'est le signal!... murmura le vieux maraudeur, c'est l'ordre de se mettre en route pour la noce, comme ils disent dans la lettre. Ils seront aux portes de la ville vers deux heures du matin...
Le duc ne répondit pas. Il ne lui restait plus qu'à se concerter avec M. de Courtomieu.
Il se dirigeait à grands pas vers la maison du marquis, lorsqu'en tournant court la rue de la Citadelle, il distingua sous une porte deux hommes qui causaient, et qui, à la vue de ses épaulettes brillant dans la nuit, prirent la fuite...
Instinctivement il s'élança à leur poursuite et en atteignit un qu'il saisit au collet.
—Qui es-tu?... interrogea-t-il; ton nom?
Et l'homme se taisant, il le secoua si rudement que deux pistolets qu'il tenait cachés sous sa redingote tombèrent à terre.
—Ah! brigand!... s'écria M. de Sairmeuse, tu conspires!...
Aussitôt, sans un mot, il traîna cet homme au poste de la Citadelle, le jeta aux soldats stupéfiés et se précipita chez M. de Courtomieu.
Il pensait terrifier le marquis. Point. Lui avait été bouleversé, son ami sembla ravi.
—Enfin!... prononça-t-il, voici donc une occasion de faire éclater notre dévouement et notre zèle!... Et sans danger!... Nous avons de bonnes murailles, des portes solides, 3,000 hommes de troupes!... Ces paysans sont fous!... Mais bénissez leur folie, cher duc, et courez faire monter à cheval les chasseurs de Montaignac...
Mais une pensée soudaine l'assombrit, il se gratta le front et ajouta:
—Diable!... et moi qui attends Blanche ce soir!... Elle a dû quitter Courtomieu après dîner... Pourvu qu'il ne lui arrive pas malheur!...
XXI
Le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu avaient devant eux plus de temps qu'ils ne croyaient.
Les paysans s'avançaient, mais non si vite que l'avait dit Chupin.
Deux de ces circonstances qui, fatalement, échappent aux prévisions humaines, devaient disloquer le plan de Lacheneur...
Debout, au sommet de la lande, un peu en avant des siens, Lacheneur avait compté les feux qui répondaient à l'incendie qu'il venait d'allumer.
Leur nombre répondait à ses espérances, il eut une exclamation de joie.
—Tous nos amis, s'écria-t-il, nous tiennent parole... Ils sont prêts, ils se mettent en route!... Partons donc, nous qui devons être les premiers au rendez-vous!...
On lui amena son cheval, et déjà il avait le pied à l'étrier quand deux hommes s'élancèrent des genêts voisins et bondirent jusqu'à lui. L'un d'eux saisit le cheval par la bride.
—L'abbé Midon!... fit Lacheneur abasourdi; M. d'Escorval!...
Et prévoyant peut-être ce qui allait arriver, il ajouta d'un ton de fureur concentrée:
—Que me voulez-vous encore, tous deux?
—Nous voulons empêcher l'accomplissement d'une œuvre de délire!... s'écria M. d'Escorval. La haine vous égare, Lacheneur!
—Eh! monsieur, vous ne savez rien de mes projets!
—Pensez-vous donc que je ne les devine pas?... Vous espérez vous emparer de Montaignac...
—Que vous importe!... interrompit violemment Lacheneur...
Mais M. d'Escorval n'était pas homme à se laisser imposer silence.
Il saisit le bras de son ancien ami, et d'une voix forte, de façon à être entendu par tous les gens du groupe, il poursuivit:
—Insensé!... Vous oubliez donc que Montaignac est une place de guerre, défendue par de profonds fossés et de hautes murailles... Vous oubliez donc que derrière ces fortifications est une garnison nombreuse commandée par un homme à qui on ne saurait refuser une rare énergie et une indomptable bravoure: le duc de Sairmeuse.
Lacheneur se débattait, essayant de se dégager.
—Tout a été prévu, répondit-il, et on nous attend à Montaignac. Vous en seriez sûr si, comme moi, vous aviez vu briller une lumière aux fenêtres de la citadelle. Et, tenez... regardez, on l'aperçoit encore. Elle m'annonce, cette lumière, que deux à trois cents officiers en demi-solde viendront nous ouvrir les portes de la ville, dès que nous paraîtrons...
—Et après!... Je veux admettre l'impossible; vous prenez Montaignac. Que faites-vous ensuite? Pensez-vous que les Anglais vous rendront l'empereur? Napoléon II n'est-il pas prisonnier des Autrichiens? Ne vous souvient-il pas que les souverains coalisés ont laissé 130,000 soldats à une journée de marche de Paris?
De sourds murmures se faisaient entendre parmi les amis de Lacheneur.
—Cependant tout ceci n'est rien, continua le baron, vous ignorez ce que savent à cette heure les enfants, que toujours et quand même, dans une entreprise comme la vôtre, il y a autant de traîtres que de dupes...
—Qui appelez-vous dupes, monsieur?...
—Tous ceux qui, comme vous, prennent leurs illusions pour des réalités; tous ceux qui, parce qu'ils souhaitent fortement une chose, s'imaginent que cette chose est. Espérez-vous véritablement que ni le marquis de Courtomieu ni le duc de Sairmeuse n'ont été prévenus?...
Lacheneur haussa les épaules.
—Qui donc les aurait avertis? fit-il.
Mais sa tranquillité était feinte, le regard dont il enveloppa son fils Jean, le prouvait.
C'est cependant du ton le plus froid qu'il ajouta:
—Il est probable qu'à cette heure le duc et le marquis sont au pouvoir de nos amis...
Ainsi, rien ne pouvait ébranler la résolution de cet homme; il n'était force ni adresse capables de faire tomber le bandeau de ses yeux...
C'était au curé de Sairmeuse à joindre ses efforts à ceux du baron.
—Vous ne partirez pas, Lacheneur, prononça-t-il. Vous ne resterez pas sourd à la voix de la raison... Vous êtes un honnête homme, songez à l'épouvantable responsabilité que vous acceptez... Quoi! sur des chances imaginaires vous oserez jouer la vie de milliers de braves gens et l'existence de leurs familles... On vous l'a dit, malheureux, vous ne pouvez réussir, vous devez être trahis, je suis sûr que vous êtes trahis!...
Le lieu, l'instant, l'anxiété du péril, l'étrangeté de cette scène aux clartés de l'incendie, la robe noire de ce prêtre, son geste véhément, sa parole vibrante, tout était fait pour porter le trouble dans l'âme la plus ferme.
Une inexprimable horreur contracta pendant dix secondes les traits de Lacheneur. Il était visible pour tous qu'il était remué jusqu'au plus profond de ses entrailles.
Qui peut dire ce qui fût advenu sans l'intervention de Chanlouineau.
Le robuste gars s'avança, brandissant son fusil double:
—Par le saint nom de Dieu!... s'écria-t-il, voici bien du temps perdu en bavardages inutiles!...
Lacheneur bondit comme sous un coup de fouet. Il se dégagea brusquement et s'élança en selle:
—Partons!... commanda-t-il.
Mais le baron et l'abbé ne désespéraient pas encore, ils s'étaient jetés à la tête du cheval.
—Lacheneur, cria le prêtre, insensé, prenez garde!... Le sang que vous allez faire répandre retombera sur votre tête et sur la tête de vos enfants!...
Épouvantée de ces accents prophétiques, la petite troupe s'arrêta...
Alors sortit des rangs et s'avança un des complices, vêtu comme les paysans des environs de Sairmeuse...
—Marie-Anne!... s'écrièrent en même temps l'abbé et le baron stupéfaits...
—Oui, moi!... répondit la jeune fille, en retirant le large chapeau qui cachait en partie son visage, moi qui veux ma part des dangers de ceux qui me sont chers, ma part de la victoire ou de la défaite... Vos conseils viennent trop tard, messieurs. Vous voyez ces lueurs à l'horizon?... Elles nous annoncent que les gens de ces communes se rendent en armes au carrefour de la Croix-d'Arcy, à une lieue de Montaignac, où est le rendez-vous général... Avant deux heures, il y aura là quinze cents hommes dont mon père doit prendre le commandement... Et vous voudriez qu'il laissât sans chef ces soldats qu'il est allé arracher à leurs foyers?... C'est impossible!...
L'exaltation de son père et de son amant l'avait gagnée, elle partageait leur folie, si elle ne partageait pas toutes leurs espérances... Sa beauté avait quelque chose de fulgurant, les éclairs de ses yeux faisaient pâlir les flammes de l'incendie... Ah! c'est vraiment à cette heure, qu'elle méritait ce nom d'ange de l'insurrection que lui avait donné Martial.
—Non!... il n'y a plus à hésiter, reprit-elle, ni à réfléchir... C'est la prudence maintenant qui serait folie... C'est en arrière qu'est le plus grand danger. Laissez passer mon père, messieurs, chaque minute que vous nous faites perdre coûte peut-être la vie d'un homme... et nous, mes amis, en avant!
Une immense acclamation lui répondit et la petite troupe s'élança à travers la lande.
Il n'y avait plus à lutter. M. d'Escorval était consterné, mais il ne pouvait laisser s'éloigner ainsi son fils qu'il apercevait dans les rangs.
—Maurice!... cria-t-il.
Le jeune homme hésita, mais enfin s'approcha...
—Vous ne suivrez pas ces fous, Maurice, dit le baron.
—Il faut que je les suive, mon père...
—Je vous le défends.
—Hélas! mon père, je ne puis vous obéir... je suis engagé... j'ai juré... je commande après Lacheneur...
Sa voix était triste; mais elle annonçait une inébranlable détermination.
—Mon fils!... reprit M. d'Escorval, malheureux enfant!... C'est à la mort que tu marches... à une mort certaine.
—Raison de plus pour ne pas manquer à ma parole, mon père...
—Et ta mère, Maurice, ta mère que tu oublies!...
Une larme brilla dans les yeux du jeune homme.
—Ma mère, répondit-il, aimera mieux pleurer son fils mort, que le garder près d'elle, déshonoré, flétri des noms de lâche et de traître... Adieu, mon père!
M. d'Escorval était digne de comprendre la conduite de Maurice. Il étendit les bras et serra sur son cœur ce fils tant aimé, convulsivement, comme si c'eût été pour la dernière fois...
—Adieu!... balbutia-t-il, adieu!...
Maurice avait déjà rejoint les autres, dont les acclamations allaient se perdant dans le lointain, que le baron d'Escorval était encore à la même place, écrasé sous l'excès de sa douleur...
Tout à coup il se redressa.
—Un espoir nous reste, l'abbé, s'écria-t-il.
—Hélas!... murmura le prêtre.
—Oh!... je ne m'abuse pas. Marie-Anne ne vient-elle pas de nous dire où est le rendez-vous?... En courant à Escorval, en attelant en hâte un cabriolet, nous pouvons devancer les conjurés à la Croix-d'Arcy. Votre voix, qui avait ému Lacheneur, touchera ses complices. Nous déciderons ces pauvres égarés à rentrer chez eux... Venez, l'abbé, venez vite!...
Et ils partirent en courant...
XXII
Huit heures sonnaient au clocher de Sairmeuse quand M. Lacheneur et les siens quittèrent la lande de la Rèche.
Une heure plus tard, au château de Courtomieu, Mlle Blanche finissait de dîner et demandait sa voiture pour aller rejoindre son père à Montaignac.
L'étroitesse du logis mis à sa disposition avait forcé le marquis à le séparer de sa fille. Ils ne se voyaient que le dimanche, soit que Mlle Blanche se rendît à la ville, soit que le marquis vînt au château.
Ainsi, ce voyage qu'entreprenait la jeune fille sortait des habitudes établies; des circonstances graves l'expliquaient.
Il y avait six jours que Martial n'avait paru à Courtomieu, et Mlle Blanche était à moitié folle de douleur et de colère.
Ce qu'eut à endurer tante Médie pendant ce temps, ne peut être compris que de ceux qui ont observé dans certaines familles riches de ces pauvres parentes, réduites à tout attendre de la pitié, le vêtement, le pain, le sou même destiné à payer la chaise à l'église.
Durant les trois premiers jours, Mlle Blanche avait pu rester maîtresse de soi; le quatrième elle n'y tint plus, et malgré l'inconvenance de sa démarche, elle osa envoyer prendre des nouvelles de Martial. Était-il malade, absent?...
On répondit à son messager que M. le marquis se portait comme un charme, mais que chassant de l'aurore au crépuscule, il se couchait tous les soirs aussitôt souper.
Quelle horrible injure!... Mais du moins elle était persuadée que Martial, prévenu de sa démarche, se hâterait le lendemain d'accourir s'excuser. Illusion vaine de l'orgueil! Il ne parut pas, il ne daigna pas donner signe de vie.
—Ah! sans doute il est près de l'autre, disait-elle à tante Médie, il est aux genoux de cette misérable Marie-Anne... sa maîtresse.
Elle disait ainsi, ayant fini par croire—cela arrive—aux calomnies qu'elle même avait inventées.
En cette extrémité, elle se décida à se confier à son père, et elle lui écrivit pour lui annoncer son arrivée.
Laisser voir le déchirement de son âme, l'excès de son amour et de sa jalousie lui paraissait une atroce humiliation, mais ses souffrances étaient intolérables.
Elle voulait que son père contraignît Lacheneur à quitter le pays. Ce devait être un jeu pour lui, revêtu d'une autorité presque discrétionnaire, à une époque où une «attitude tiède» pouvait être un prétexte de proscription.
Le calme qui résulte du parti pris lui était revenu quand elle quitta Courtomieu, et ses espérances débordaient en phrases passionnées que la parente pauvre subissait avec son habituelle résignation.
—Enfin!... disait-elle, je serai donc débarrassée de cette coureuse, de cette effrontée!... Nous verrons bien s'il a l'audace de la suivre!... La suivrait-il?... Oh! non, il n'oserait!...
Quand la voiture traversa le village de Sairmeuse, Mlle Blanche y remarqua une animation inaccoutumée.
Il y avait encore de la lumière dans toutes les maisons, les cabarets paraissaient pleins de buveurs, on apercevait des groupes animés sur la place, enfin sur le pas des portes, des commères causaient.
Mais qu'importait à Mlle de Courtomieu! C'est seulement à une lieue de Sairmeuse qu'elle fut tirée de ses préoccupations.
—Écoute, tante Médie! dit-elle tout à coup. Entends-tu?...
La parente pauvre prêta l'oreille.
On entendait de lointaines clameurs qui, à chaque tour de roue, devenaient plus distinctes.
—Sachons ce que c'est, fit Mlle Blanche.
Et abaissant une des glaces de la voiture, elle interrogea le cocher.
—Il me semble, répondit cet homme, que je vois, tout au haut de la côte, une grosse troupe de paysans... ils ont des torches...
—Doux Jésus!... interrompit tante Médie épouvantée.
—Ce doit être quelque noce, ajouta le cocher en fouettant ses chevaux.
Ce n'était pas une noce, mais bien la troupe de Lacheneur grossie du contingent de quatre ou cinq communes. La petite colonne s'élevait à 500 hommes environ...
Depuis deux heures déjà, Lacheneur eût dû être à la Croix-d'Arcy.
Mais il lui était arrivé ce qui toujours arrive aux chefs populaires. Le branle donné, il n'avait plus été le maître.
Le baron d'Escorval lui avait fait perdre vingt minutes, il en avait perdu quatre fois autant à Sairmeuse.
Là, deux communes avaient opéré leur jonction, et les paysans s'étaient aussitôt répandus dans les cabarets du village pour boire au succès de l'entreprise.
Les arracher à leurs bouteilles avait été long et difficile...
Et pour comble, une fois qu'on les eut remis en marche, il fut impossible de les décider à éteindre des branches de pin qu'ils avaient allumées en guise de torches.
Prières, menaces, tout échoua contre une incompréhensible obstination. Ils voulaient y voir clair, disaient-ils...
Pauvres gens!... Ils n'avaient certes conscience ni des difficultés, ni des périls de l'entreprise.
On leur avait fait de si belles promesses, quand on les avait enrôlés, on les avait grisés de tant d'espérances!... Ils s'en allaient à la conquête d'une place de guerre, défendue par une nombreuse garnison, comme à une partie de plaisir...
Et gais, insouciants, animés de l'imperturbable confiance de l'enfant, ils marchaient bras dessus bras dessous, en chantant des chansons patriotiques.
À cheval, au milieu de la troupe, M. Lacheneur sentait ses cheveux blanchir d'angoisse.
Ce retard de deux heures n'allait-il pas tout perdre?... Que devaient penser les autres, à la Croix-d'Arcy?... Que faisaient-ils en ce moment?...
—Avançons!... répétait-il, avançons!...
Seuls les chefs, Maurice, Chalouineau, Jean, Marie-Anne et une vingtaine de vieux soldats de l'Empire, comprenaient et partageaient le désespoir de Lacheneur. Ils savaient, eux, ce qu'ils risquaient au terrible jeu qu'ils jouaient. Et eux aussi, ils répétaient:
—Plus vite, marchons plus vite!...
Exhortations stériles!... Il plaisait à ces gens de marcher ainsi, lentement.
Et même, tout à coup, la bande entière s'arrêta. Quelques-uns, en tournant la tête, avaient vu briller les lanternes de la voiture de Mlle de Courtomieu...
Elle arrivait au grand trot, elle rejoignit la colonne, on reconnut la livrée, une immense clameur la salua.
M. de Courtomieu, par son âpreté au gain, s'était fait plus d'ennemis que le duc de Sairmeuse. Tous ces paysans qui, plus ou moins, croyaient avoir à se plaindre de sa cupidité, étaient ravis de cette occasion qui se présentait de lui faire une peur épouvantable.
Car, en vérité, ils ne songeaient qu'à cette vengeance: le procès devait le prouver.
Grande fut donc la déception quand, la portière ouverte, on n'aperçut à l'intérieur que Mlle Blanche et tante Médie qui poussait des cris perçants.
Mlle de Courtomieu était brave.
—Qui êtes-vous? demanda-t-elle hardiment, et que voulez-vous?...
—Demain vous le saurez, répondit Chanlouineau qui s'était avancé. Pour ce soir, vous êtes notre prisonnière.
—Vous ignorez qui je suis, mon garçon, je le vois bien...
—Pardonnez-moi, et c'est pour cela que je vous prie de descendre... Il faut qu'elle descende, n'est-ce pas, M. d'Escorval?
—Eh bien!... Moi je déclare que je ne descendrai pas, dit Mlle Blanche; arrachez-moi d'ici, si vous l'osez!...
On eût osé, certainement, sans Marie-Anne qui arrêta plusieurs paysans prêts à s'élancer.
—Laissez passer librement Mlle de Courtomieu, dit-elle.
Mais cela pouvait avoir de telles conséquences, que Chanlouineau eut le courage de résister.
—Cela ne se peut, Marie-Anne, dit-il; elle irait prévenir son père... Il faut la garder en ôtage, sa vie peut répondre de la vie de nos amis.
Mlle Blanche n'avait pas plus reconnu le déguisement masculin de son ancienne amie qu'elle n'avait soupçonné le but de ce grand rassemblement d'hommes.
Le nom de Marie-Anne prononcé après celui de d'Escorval l'éclaira.
Elle comprit tout, et frémit de rage à cette pensée qu'elle était à la merci de sa rivale. Du moins ne voulut-elle pas subir de protection.
—C'est bien, fit-elle... nous descendons.
Son ancienne amie l'arrêta.
—Non, dit-elle, non!... Ce n'est pas ici la place d'une jeune fille.
—D'une jeune fille honnête, devriez-vous dire.
Chanlouineau était à deux pas, armé: si un homme eût tenu ce propos, il était mort. Marie-Anne ne daigna pas entendre.
—Mademoiselle va rebrousser chemin, ordonna-t-elle, et comme elle pourrait gagner Montaignac par la traverse, deux hommes vont l'accompagner jusqu'à Courtomieu...
Elle commandait, on obéit. La voiture, retournée, s'éloigna, mais non si vite que Marie-Anne ne pût entendre Mlle Blanche qui lui criait:
—Garde-toi bien, Marie-Anne!... Je te ferai payer cher l'insulte de ta générosité!...
Les heures volaient, cependant...
Cet incident venait de prendre dix minutes encore, dix siècles, et pour comble les dernières apparences d'ordre avaient disparu.
M. Lacheneur pleurait de rage; mais il comprit la nécessité d'un parti suprême; tout retard désormais devenait mortel.
Il appela Maurice et Chanlouineau.
—Je vous remets le commandement, leur dit-il, faites tout au monde pour hâter la marche de ces insensés... Moi, je cours à la Croix-d'Arcy... il y va de notre vie à tous.
Il partit, en effet, mais arrivé à moins de cinq cents mètres en avant de sa troupe, il distingua au loin, sur la route blanche, deux points noirs qui s'avançaient et grossissaient rapidement...
C'étaient deux hommes qui, les coudes au corps, le buste en avant, ménageant leur haleine, couraient...
L'un était vêtu comme les bourgeois aisés, l'autre portait un vieil uniforme de capitaine des guides de l'empereur.
Un nuage passa devant les yeux de Lacheneur, quand il reconnut deux de ces officiers à demi-solde qui devaient lui ouvrir une des portes de Montaignac, complices dévoués qui haïssaient la Restauration autant que lui-même, dont la voix devait troubler les soldats du duc de Sairmeuse, et qui avaient assez de courage pour en donner à tous les poltrons qu'on pourrait leur amener.
—Qu'arrive-t-il? leur cria-t-il d'une voix affreusement altérée.
—Tout est découvert!...
—Grand Dieu!...
—Le major Carini est arrêté.
—Par qui?... Comment?
—Ah! c'est une fatalité!... Au moment où nous convenions de nos dernières mesures pour surprendre chez lui le duc de Sairmeuse, le duc lui-même est survenu. Nous nous sommes enfuis, mais ce noble de malheur a poursuivi Carini, l'a atteint, l'a pris au collet, et l'a traîné à la citadelle.
Lacheneur était anéanti. La sinistre prophétie de l'abbé Midon bourdonnait à ses oreilles...
—Aussitôt, continua l'officier, j'ai averti les amis et j'accours vous prévenir... C'est un coup manqué!...
Il n'avait que trop raison, et Lacheneur le savait mieux que personne. Mais aveuglé par la haine et par la colère, il ne voulait pas avouer, il ne voulait pas s'avouer l'irréparable désastre.
Par un prodige de volonté, il parvint à affecter un calme bien éloigné de son âme.
—Vous êtes prompts à jeter le manche après la cognée, messieurs, dit-il d'un ton amer... Nous avons une chance de moins, et voilà tout.
—Diable!... Vous avez donc des ressources que nous ignorons?
—Peut-être... cela dépend. Vous venez de passer à la Croix-d'Arcy, avez-vous dit à quelqu'un quelque chose de ce que vous venez de m'apprendre?...
—Pas un mot... à personne.
—Combien avons-nous d'hommes au rendez-vous?
—Au moins deux mille.
—En quelles dispositions?
—Ils brûlent d'agir... Ils maudissent nos lenteurs. Ils nous ont recommandé de vous supplier de vous hâter.
Lacheneur eut un geste menaçant.
—En ce cas, fit-il, la partie n'est pas perdue. Attendez ici les gens que je précède, et dites-leur simplement que vous êtes envoyés pour les presser. Pressez-les surtout. Et comptez sur moi, je réponds du succès.
Il dit, et enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval, il reprit sa course.
Il venait de tromper ces deux hommes. De ressources, il n'en avait aucune, il ne conservait pas même la plus chétive espérance. C'était un abominable mensonge, mais il avait, en quelque sorte, perdu son libre arbitre. L'édifice si laborieusement élevé s'écroulait, il voulait être enseveli sous les ruines. On devait être vaincu, il en était sûr, n'importe, on se battrait, il chercherait la mort et il la trouverait... Et il pensait:
—Pourvu qu'on ne se lasse pas, là-bas!...
Là-bas, à la Croix-d'Arcy, on l'accusait...
Après le passage des deux officiers à demi-solde, les murmures s'étaient changés en imprécations.
Ces deux mille paysans, arrivés successivement au rendez-vous, s'indignaient de ne pas voir leur chef, celui qui était venu les débaucher à la charrue pour en faire les soldats de ses rancunes.
—Où est-il? se disaient-ils. Qui sait s'il n'a pas eu peur, au dernier moment? Peut-être se cache-t-il, pendant que nous sommes ici risquant notre peau et le pain de nos enfants?
Et déjà, ces terribles épithètes: traître, agent provocateur, circulaient de bouche en bouche, et gonflaient de colère toutes les poitrines.
Quelques-uns des conjurés étaient d'avis de se disperser; mais d'autres, et c'étaient les plus influents, voulaient au contraire qu'on marchât sur Montaignac sans Lacheneur, et cela, sur-le-champ, sans attendre seulement le moment fixé pour l'attaque.
Mais toutes les délibérations furent interrompues par le galop furieux d'un cheval.
Un cabriolet parut, qui s'arrêta au milieu du carrefour.
Deux hommes en descendirent: le baron d'Escorval et l'abbé Midon.
Ils avaient pris la traverse et devancé Lacheneur. Ils respirèrent... Ils pensèrent qu'ils arrivaient à temps.
Hélas! Ici comme là-bas, sur la lande de la Rèche, tous leurs efforts, leurs supplications et leurs menaces devaient se briser contre la plus aveugle obstination.
Ils étaient venus avec l'espoir d'arrêter le mouvement, ils le précipitèrent.
—Nous sommes trop avancés pour reculer, s'écria un propriétaire des environs, chef reconnu en l'absence de Lacheneur, si la mort est devant nous, elle est aussi derrière nous. Attaquer et vaincre... telle est notre unique chance de salut. Marchons donc, et à l'instant, c'est le seul moyen de déconcerter nos ennemis... Lâche qui hésite; en avant!...
Une seule et même acclamation lui répondit:
—En avant!...
Aussitôt, on tire de son étui un drapeau tricolore, ce drapeau tant regretté, qui rappelait tant de gloire et de si grands malheurs, un tambour bat la marche, et la colonne entière s'ébranle aux cris de: «Vive Napoléon II!»
Pâles, les vêtements en désordre, la voix brisée par la fatigue et l'émotion, M. d'Escorval et l'abbé Midon s'obstinent à suivre les conjurés.
Ils voient à quel précipice courent ces pauvres gens, et ils demandent à Dieu une inspiration pour les arrêter.
En cinquante minutes, la distance qui sépare la Croix-d'Arcy de Montaignac est franchie.
Bientôt on aperçoit la porte de la citadelle, qui est celle que doivent livrer les officiers à demi-solde.
Il est onze heures et cependant cette porte est ouverte.
Cette circonstance ne prouve-t-elle pas aux conjurés que leurs amis de l'intérieur sont maîtres de la ville et qu'ils les attendent en force?...
Ils avancent donc sans défiance, si certains du succès, que ceux qui ont des fusils ne prennent seulement pas la peine de les armer.
Seuls, M. d'Escorval et l'abbé Midon pressentent une catastrophe.
Le chef de l'expédition est près d'eux; ils le conjurent de ne pas négliger les plus vulgaires précautions; ils le pressent d'envoyer quelques hommes en reconnaissance, eux-mêmes s'offrent d'y aller, à condition qu'on attendra leur retour avant d'aller plus loin.
—Si un piège vous est tendu, lui disent-ils, n'y donnez pas tête baissée.
Mais on les repousse.
Déjà on a dépassé les ouvrages avancés; la tête de colonne touche au pont-levis.
L'enthousiasme est devenu du délire; c'est à qui le premier pénétrera dans la place.
Hélas!... à ce moment un coup de pistolet est tiré.
C'est un signal, car aussitôt, de tous côtés, éclate une fusillade terrible.
Trois ou quatre paysans tombent mortellement frappés... Tous les autres s'arrêtent, glacés de stupeur, cherchant d'où partent les coups...
L'indécision est affreuse; cependant un chef énergique électriserait ces paysans, il y a parmi eux d'anciens soldats de Napoléon; la lutte s'engagerait, épouvantable, dans l'obscurité!...
Mais ce n'est pas le cri de «en avant!» qui se fait entendre.
La voix d'un lâche jette le cri des paniques:
—Nous sommes vendus!... Sauve qui peut!...
Dès lors, c'en est fait de l'expédition.
La peur, une folle peur, s'empare de tous ces braves gens, et ils s'enfuient éperdus, balayés comme des feuilles sèches par la tempête.
XXIII
Les stupéfiantes révélations de Chupin, l'idée que Martial, l'héritier de son nom, conspirait peut-être avec des paysans, l'arrestation si imprévue d'un des conjurés de l'intérieur, toutes ces circonstances avaient bouleversé le duc de Sairmeuse.
Le sang-froid gouailleur du marquis de Courtomieu rendit à ses facultés leur équilibre.
Retrouvant l'énergie de sa jeunesse, il courut aux casernes, et moins d'une demi-heure plus tard, cinq cents fantassins et trois cents cavaliers des chasseurs de Montaignac étaient sous les armes, la giberne garnie de cartouches.
Avec ces forces seulement, faire avorter le mouvement sans effusion de sang n'était qu'un jeu. Il suffisait de fermer les portes de la ville. Ce n'était pas avec leurs fusils de chasse et leurs bâtons, que ces pauvres campagnards pouvaient forcer l'entrée d'une place de guerre.
Mais tant de modération ne devait pas convenir à un homme d'un tempérament violent, tel que M. de Sairmeuse, impatient de lutte et de bruit, et que stimulait encore l'ambition de montrer son zèle.
Il ordonna donc de laisser ouverte cette porte de la citadelle, qui devait être livrée, et fit cacher une partie de ses fantassins derrière les parapets des ouvrages avancés.
Quant à lui, il s'établit à une porte d'où, découvrant parfaitement la route, il pouvait choisir son moment pour donner le signal du feu.
Chose étrange, cependant. Sur quatre cents balles, tirées de moins de vingt mètres, sur une masse de quinze cents hommes, trois seulement avaient porté.
Plus humains que leur chef, presque tous les soldats avaient déchargé leur fusil en l'air.
Mais le duc de Sairmeuse n'avait pas de temps à perdre à ces considérations. Il enfourcha son cheval et, à la tête de 500 hommes environ, cavaliers et fantassins, il s'élança sur les traces des fuyards.
Les paysans avaient plus de vingt minutes d'avance.
Pauvres gens!... Il leur eût été bien facile de déjouer toutes les poursuites. Ils n'avaient qu'à se disperser, qu'à «s'égailler,» comme autrefois les gars de la Vendée.
Malheureusement bien peu eurent l'idée de se jeter isolément à travers champs. Les autres, éperdus, troublés, saisis de cet inconcevable vertige des déroutes, suivaient le grand chemin, comme les moutons d'un troupeau pris d'épouvante.
Ils allaient vite néanmoins, la peur leur donnait des ailes. N'entendaient-ils pas à chaque moment des coups de fusil tirés aux traînards!...
Mais il était un homme qui, à chacune de ces détonations recevait pour ainsi dire la mort... Lacheneur.
Penché sur le cou de son cheval, haletant, dévoré d'angoisses, il approchait ventre à terre de la Croix-d'Arcy, quand le fracas de la fusillade de Montaignac arriva jusqu'à lui.
Terrifié, il arrêta sa bête par une saccade si violente, qu'elle chancela sur ses jarrets.
Il prêta l'oreille et attendit... Rien. Nulle décharge ne répondait à cette décharge. Il pouvait y avoir eu boucherie, combat, non.
Lacheneur comprit tout; il devina la sanglante échauffourée; il vit tous ces paysans soulevés à sa voix, mitraillés à bout portant.
Ah! toutes ces balles, il eût voulu les avoir dans la poitrine.
De nouveau, il éperonna les flancs de son cheval, et sa course devint plus furieuse encore.
Il traversa comme le vent le carrefour de la Croix-d'Arcy; il était vide. À l'entrée d'un des chemins était arrêté le cabriolet qui avait amené M. d'Escorval et l'abbé Midon; personne ne s'en était inquiété.
Enfin, M. Lacheneur aperçut les fuyards.
Il poussa droit à eux, les chargeant des plus horribles malédictions et les accablant d'injures.
—Lâches!... vociférait-il, traîtres!... Vous fuyez et vous êtes dix contre un!... Où courez-vous ainsi?... Chez vous? Insensés! vous y trouverez les gendarmes qui vous attendent pour vous conduire à l'échafaud. Ne vaut-il pas mieux mourir les armes à la main! Allons... volte-face, suivez-moi! Nous pouvons vaincre encore. Je vous amène du renfort, deux mille hommes me suivent...
Il promettait deux mille hommes, il en eût promis dix mille, cent mille... Il eût promis aussi bien une armée et du canon...
Mais eût-il eu tout cela, à moins d'employer la force, il n'eût pas arrêté la déroute... Il fut entraîné comme la branche morte par le torrent.
Au carrefour de la Croix-d'Arcy seulement, à cet endroit d'où une heure auparavant ils parlaient pleins de confiance, les gens de cœur purent se reconnaître et se compter, pendant que les autres précipitaient leur course dans toutes les directions...
Une centaine de conjurés, les plus braves et les plus compromis, entouraient M. Lacheneur.
Parmi eux était l'abbé Midon, sombre, désespéré. Une poussée l'avait séparé de M. d'Escorval, et il ne l'avait plus revu. Qu'était devenu le baron? Avait-il été pris ou tué? Avait-il gagné les champs?
Et le digne prêtre n'osait s'éloigner, il attendait, heureux en son malheur d'avoir retrouvé la voiture et d'avoir réussi à la défendre contre une douzaine de paysans qui prétendaient s'en emparer.
Il écoutait la délibération de M. Lacheneur et de ses amis.
Devaient-ils tirer chacun de son côté? Devaient-ils, en s'obstinant à une résistance désespérée, laisser à tous les conjurés le temps de gagner leur maison?...
Ils hésitaient quand enfin arrivèrent au rendez-vous les débris de la colonne confiée à Maurice et à Chanlouineau.
De cinq cents hommes qui la composaient au départ de Sairmeuse, quinze restaient, en comptant les deux officiers à demi-solde.
Marie-Anne marchait au milieu de ce petit groupe.
La voix de Chanlouineau devait mettre fin aux hésitations.
—Je viens pour me battre, déclara-t-il, et je vendrai chèrement ma vie.
—Battons-nous donc! dirent les autres.
Mais Chanlouineau ne les suivit pas sur le terrain qui fut jugé le mieux disposé pour une longue défense; il avait tiré Maurice à l'écart.
—Vous, monsieur d'Escorval, lui dit-il brusquement, vous allez vous retirer.
—Moi!... je vais faire mon devoir, comme vous, Chanlouineau...
—Votre devoir, monsieur, est de sauver Marie-Anne, partez, emmenez-la.
—Je reste!... prononça Maurice.
Il allait rejoindre les derniers combattants, Chanlouineau l'arrêta.
—Vous n'avez pas le droit de vous faire tuer ici, dit-il d'une voix sourde, votre vie appartient à la femme qui s'est donnée à vous.
—Malheureux!... qu'osez-vous dire!...
Chanlouineau hocha tristement la tête.
—À quoi bon nier?... fit-il. Ce qui est arrivé devait arriver... Il est de ces tentations si grandes, qu'un ange n'y résisterait pas... Ce n'est ni votre faute, ni la sienne... Lacheneur a été un mauvais père. Il y a eu un jour... quand j'ai été sûr... où je voulais me tuer ou vous tuer, je ne savais lequel... Allez, vous n'aurez plus jamais la mort si près de vous qu'une fois... Je vous ai tenu au bout de mon fusil à cinq pas... C'est le bon Dieu qui a arrêté ma main, en me montrant son désespoir... Maintenant que je vais mourir ainsi que Lacheneur, il faut bien que quelqu'un reste à Marie-Anne... Jurez-moi que vous l'épouserez... On vous inquiétera peut-être pour l'affaire de cette nuit, mais j'ai ici de quoi vous sauver...
Un feu de peloton l'interrompit, les soldats du duc de Sairmeuse arrivaient...
—Saint bon Dieu!... s'écria Chanlouineau, et Marie-Anne!
Ils s'élancèrent, et Maurice le premier l'aperçut, debout au milieu du carrefour, appuyée sur le cou du cheval de son père. Il lui prit le bras en cherchant à l'entraîner:
—Venez, lui dit-il, venez!
Mais elle résista.
—De grâce, fit-elle, laissez-moi...
—Mais tout est perdu, mon amie!
—Oui, tout, je le sais... même l'honneur... Et c'est pour cela qu'il faut que je reste et que je meure, il le faut, je le veux...
Elle se pencha vers Maurice, et d'une voix à peine intelligible, elle ajouta:
—Il le faut, pour que le déshonneur ne devienne pas public...
La fusillade était d'une violence extraordinaire, ils restaient debout à l'endroit le plus périlleux, ils allaient certainement être atteints, quand Chanlouineau reparut.
Avait-il deviné le secret des résistances de Marie-Anne? Peut-être. Toujours est-il que, sans mot dire, il l'enleva comme un enfant entre ses bras robustes, et la porta jusqu'à la voiture que gardait l'abbé Midon.
—Montez, monsieur le curé, commanda-t-il, et retenez Mlle Lacheneur, bien!... merci. Maintenant, monsieur Maurice, à votre tour.
Mais déjà les soldats de M. de Sairmeuse étaient maîtres du carrefour. Apercevant un groupe, dans l'ombre, ils accoururent.
Alors, l'héroïque paysan saisit son fusil par le canon, et le manœuvrant comme une massue, il tint l'ennemi en échec et donna à Maurice le temps de s'élancer près de Marie-Anne, de prendre les guides et de fouetter le cheval qui partit au galop.
Ce que cette lamentable nuit cacha de lâchetés ou d'héroïsmes, d'inutiles cruautés ou de magnifiques dévouements, on ne l'a jamais su au juste...
Deux minutes après le départ de Marie-Anne et de Maurice, Chanlouineau luttait encore, barrant obstinément la route.
Il avait en face de lui une douzaine de soldats au moins... n'importe. Vingt coups de fusil lui avaient été tirés, pas une balle ne l'avait touché; on l'eût dit invulnérable.
—Rends-toi!... lui criaient les soldats, émus de tant de bravoure, rends-toi!...
—Jamais! jamais!...
Il était effrayant, il trouvait au service de son courage une vigueur et une agilité surhumaines. Malheur à qui se trouvait à portée de ses terribles moulinets.
C'est alors qu'un soldat, confiant son arme à un camarade, se jeta à plat ventre et rampant dans l'ombre alla saisir aux jambes, par derrière, ce héros obscur.
Il chancela comme un chêne sous la hache, se débattit furieusement et enfin, perdant plante, tomba en criant d'une voix formidable:
—À moi!... les amis, à moi!...
Nul ne répondit à son appel.
À l'autre extrémité du carrefour, les conjurés, après une lutte désespérée, combat d'hommes qui ont fait la sacrifice de leur vie, les conjurés cédaient...
Le gros de l'infanterie du duc de Sairmeuse accourait.
On entendait les tambours battant la charge, on apercevait les armes brillant dans la nuit.
Lacheneur, qui était resté à la même place, immobile sous les balles, sentit que ses derniers compagnons allaient être écrasés.
En ce moment suprême, le passé lui apparut fulgurant et rapide comme l'éclair. Il se vit et se jugea. La haine l'avait conduit au crime. Il se fit horreur, pour les hontes qu'il avait imposées à sa fille. Il se maudit pour les mensonges dont il avait abusé tous ces braves gens qui se faisaient tuer...
C'était assez de sang comme cela, ceux qui restaient, il fallait les sauver.
—Cessez le feu!... mes amis, commanda-t-il, retirez-vous...
On lui obéit... et il put voir comme des ombres qui s'éparpillaient dans toutes les directions.
Il pouvait fuir aussi, lui, ne montait-il pas un vaillant cheval qui l'emporterait vite loin de l'ennemi!...
Mais il s'était juré qu'il ne survivrait pas au désastre; déchiré de remords, désespéré, fou de douleur et de rage impuissante, il ne voyait d'autre refuge que la mort...
Il eût pu l'attendre, elle approchait; il aima mieux courir au-devant d'elle. Il rassembla son cheval, l'enleva de la bride et des éperons et le lança sur les soldats du duc de Sairmeuse.
Le choc fut rude, les rangs s'ouvrirent, et il y eut un instant de mêlée furieuse...
Mais bientôt le cheval de Lacheneur, le poitrail ouvert par les baïonnettes, se cabra; il battit l'air de ses sabots, puis ses jarrets plièrent, et il se renversa, entraînant son cavalier...
Et les soldats passèrent, ne pouvant se douter que sous le cadavre du cheval le maître se débattait sans blessures.
Il était une heure et demie du matin... le carrefour était désert.
Rien ne troublait le silence que les gémissements de quelques blessés appelant leurs compagnons et implorant des secours...
Les secours ne devaient pas venir encore.
Avant de penser aux blessés, M. de Sairmeuse songeait à tirer parti des événements pour sa fortune politique.
Maintenant que le soulèvement était comprimé, il importait de l'exagérer, les récompenses devant être proportionnées à l'importance du service rendu.
On avait ramassé, il le savait, un certain nombre de conjurés, quinze ou vingt; mais ce n'était pas assez pour l'éclat qu'il désirait, il voulait plus d'accusés que cela à jeter à la Cour prévôtale ou à une commission militaire.
Il divisa donc ses troupes en plusieurs détachements qu'il lança de tous côtés, avec l'ordre d'explorer les villages, de fouiller les maisons isolées, et d'arrêter tous les gens suspects...
Sa tâche, après cela, était terminée sur ce terrain, il recommanda une fois encore la plus implacable sévérité, et reprit au grand trot la route de Montaignac.
Il était ravi, assurément il bénissait, comme M. de Courtomieu, ces honnêtes et naïfs conspirateurs; mais une crainte, qu'il s'efforçait vainement d'écarter, empoisonnait en satisfaction.
Son fils, le marquis de Sairmeuse, faisait-il, oui ou non, partie du complot?
Il ne pouvait, il ne voulait pas le croire, et cependant le souvenir de l'assurance de Chupin le troublait.
D'un autre côté, qu'était donc devenu Martial?... Le domestique expédié pour le prévenir l'avait-il rencontré?... S'était-il mis en route?... Par où?... Peut-être était-il tombé aux mains des paysans?...
C'est dire le tressaillement de joie de M. de Sairmeuse, quand rentrant chez lui après une entrevue avec M. de Courtomieu, on lui apprit que Martial était arrivé depuis un quart d'heure.
—M. le marquis est monté précipitamment à sa chambre en descendant de cheval, ajouta le domestique.
—C'est bien!... fit le duc, je l'y rejoins.
Tout haut, devant ses gens, il disait: «C'est bien!» mais il se disait tout bas:
—Ceci, à la fin, frise l'impertinence! Quoi, je suis à cheval, en train de faire le coup de fusil, et monsieur mon fils se met au lit tranquillement, sans seulement s'informer de moi!...
Il était arrivé à la chambre de son fils, mais la porte était fermé en dedans. Il frappa.
—Qui est-là? demanda Martial.
—Moi! ouvrez!
Martial retira le verrou. M. de Sairmeuse entra, et ce qu'il vit le fit frémir.
Sur la table était une cuvette de sang, et Martial, le torse nu, lavait une large blessure qu'il avait un peu au-dessus du sein droit.
—Vous vous êtes battu!... exclama le duc d'une voix étranglée.
—Oui!...
—Ah!... vous en étiez donc!...
—J'en étais!... de quoi?
—De la conjuration de ces misérables paysans qui dans leur folie parricide ont osé rêver le renversement du meilleur des princes!...
Le visage de Martial trahit successivement une profonde surprise et la plus violente envie de rire.
—Je pense que vous plaisantez, monsieur, dit-il.
L'air et l'accent du jeune homme rassurèrent un peu le duc, sans toutefois dissiper entièrement ses soupçons.
—C'est donc ces vils coquins qui vous ont attaqué!... s'écria-t-il.
—Du tout!... J'ai simplement été obligé d'accepter un duel.
—Avec qui?... Nommez-moi le scélérat qui a osé vous provoquer.
Une fugitive rougeur colora les joues de Martial, mais c'est du ton léger qui lui était habituel qu'il répondit:
—Ma foi non, je ne vous le nommerai pas. Vous l'inquiéteriez peut-être, et je lui dois de la reconnaissance à ce garçon... C'était sur la grande route, il pouvait m'assassiner sans cérémonie, et il m'a offert un combat loyal... Il est d'ailleurs blessé plus grièvement que moi...
Tous les doutes de M. de Sairmeuse lui revinrent.
—Si c'est ainsi, dit-il, pourquoi, au lieu d'appeler un médecin, vous enfermer pour soigner cette blessure?...
—Parce qu'elle est insignifiante et que je veux tenir cette blessure secrète.
Le duc hochait la tête.
—Tout cela n'est guère plausible, prononça-t-il, surtout après les assurances qui m'ont été données de votre complicité.
Le jeune homme haussa les épaules de la façon la moins révérencieuse.
—Ah!... dit-il, et par qui? Par votre espion en chef, sans doute, ce drôle de Chupin. Il m'étonne, monsieur, qu'entre la parole de votre fils et les rapports de ce chenapan, vous hésitiez une seconde.
—Ne dites point de mal de Chupin, marquis, c'est un homme précieux... Sans lui nous eussions été surpris. C'est par lui que j'ai connu le vaste complot ourdi par Lacheneur...
—Quoi! c'est Lacheneur...
—... Qui était à la tête du mouvement?... oui, marquis. Ah! votre perspicacité a été outrageusement mystifiée. Quoi! vous êtes toujours fourré dans cette maison et vous ne vous doutez de rien!... Le père de votre maîtresse conspire, elle conspire elle-même, et vous n'y voyez que du feu!... Et je vous destinais à la diplomatie!... Mais il y a mieux. Vous savez à quoi ont été employés les fonds que vous avez si magnifiquement donnés à ces gens-là? Ils ont servi à acheter des fusils, de la poudre et des balles à notre intention...
Le duc goguenardait à l'aise, maintenant. Il était tout à fait rassuré désormais, et il cherchait à piquer son fils.
Tentative vaine. Martial reconnaissait bien qu'il avait été joué, mais il ne songeait pas à s'en indigner.
—Si Lacheneur était pris, pensait-il, s'il était condamné à mort, et si je le sauvais, Marie-Anne n'aurait rien à me refuser...
XXIV
Ayant pénétré le mystère des continuelles absences de Maurice, le baron d'Escorval avait su dissimuler à sa femme son chagrin et ses craintes.
C'était la première fois qu'il avait un secret pour cette fidèle et vaillante compagne de son existence.
C'est sans la prévenir qu'il alla prier l'abbé Midon de le suivre à la Rèche, chez M. Lacheneur.
Il se cacha d'elle pour courir à la Croix-d'Arcy.
Ce silence explique l'étonnement de Mme d'Escorval quand, l'heure du dîner venue, elle ne vit paraître ni son mari ni son fils.
Maurice, quelquefois, était en retard; mais le baron, comme tous les grands travailleurs, était l'exactitude même. Qu'était-il donc arrivé d'extraordinaire?...
Sa surprise devint inquiétude quand on lui apprit que son mari venait de partir avec l'abbé Midon. Ils avaient attelé eux-mêmes, précipitamment, sans mot dire, et au lieu de faire sortir la voiture par la cour, comme d'habitude, ils avaient passé par la porte de derrière de la remise qui donnait sur le chemin.
Qu'est-ce que cela voulait dire?... Pourquoi ces étranges précautions?...
Mme d'Escorval attendit, toute frissonnante de pressentiments inexpliqués!...
Les domestiques partageaient ses transes. Juste et d'un caractère toujours égal, le baron était adoré de ses gens; tous se fussent mis au feu pour lui.
Aussi, vers dix heures, s'empressèrent-ils de conduire à leur maîtresse un paysan qui revenait de Sairmeuse et qui semait partout la nouvelle du mouvement.
Cet homme, qui était un peu en ribote, racontait des choses étranges.
Il assurait que toute la campagne, à dix lieues à la ronde, avait pris les armes, et que M. le baron d'Escorval était à la tête du soulèvement.
Lui-même se fût joint volontiers aux conjurés, s'il n'eût eu une vache près de vêler...
Il ne doutait pas du succès, affirmant que Napoléon II, Marie-Louise et tous les maréchaux de l'Empire étaient cachés à Montaignac...
Hélas! il faut bien l'avouer, Lacheneur ne reculait pas devant des mensonges plus grossiers encore, dès qu'il s'agissait de gagner des complices à sa cause.
Mme d'Escorval ne devait pas s'arrêter à ces fables ridicules, mais elle put croire, elle crut que le baron était en effet le chef de ce vaste complot.
Ce qui eût absolument consterné tant de femmes à sa place, la rassurait.
Elle avait en son mari une foi entière, absolue, indiscutée. Elle le voyait bien supérieur à tous les autres hommes, impeccable, infaillible pour ainsi dire. Du moment où il disait «cela est,» elle croyait.
Donc, si son mari avait organisé une conspiration, c'était bien. S'il s'était aventuré, c'est qu'il espérait réussir. Donc, elle était sûre du succès.
Impatiente cependant de connaître les résultats, elle expédia le jardinier à Sairmeuse, avec ordre de s'informer adroitement et d'accourir dès qu'il aurait recueilli quelque chose de positif.
Il revint sur le coup de deux heures, blême, effaré, tout en larmes.
Le désastre était déjà connu et on le lui avait raconté avec les plus épouvantables exagérations. On lui avait dit que des centaines et des milliers d'hommes avaient été tués et que toute une armée se répandait dans la campagne, massacrant tout...
Pendant qu'il parlait, Mme d'Escorval se sentait devenir folle.
Elle voyait, oui, positivement elle voyait son fils et son mari morts... pis encore: mortellement blessés et agonisant sur le grand chemin... ils étaient étendus sur le dos, les bras en croix, livides, sanglants, les yeux démesurément ouverts, râlant, demandant de l'eau... une goutte d'eau...
—Je veux les voir!... s'écria-t-elle avec l'accent du plus affreux égarement... J'irai sur le champ de bataille, et je chercherai parmi les morts, jusqu'à ce que je les trouve... Allumez des torches, mes amis, et venez avec moi... car vous m'aiderez, n'est-ce pas?... Vous les aimiez, eux si bons!... Vous ne voudriez pas laisser leurs corps sans sépulture!... Oh! les misérables!... les misérables, qui me les ont tués...
Les domestiques s'étaient empressés d'obéir, quand retentit sur la route le galop saccadé et convulsif d'un cheval surmené, et le roulement d'une voiture.
—Les voilà!... s'écria le jardinier, les voilà!...
Mme d'Escorval, suivie de ses gens, se précipita dehors juste assez à temps pour voir un cabriolet entrer dans la cour, et le cheval fourbu, rendu, épuisé, manquer des quatre fers et s'abattre.
Déjà l'abbé Midon et Maurice avaient sauté à terre, et ils soulevaient, ils attiraient un corps inanimé, étendu en travers, sur les coussins...
L'énergie si grande de Marie-Anne n'avait pu résister à tant de chocs successifs; la dernière scène l'avait brisée. Une fois en voiture, tout danger immédiat ayant disparu, l'exaltation désespérée qui la soutenait tombant, elle s'était trouvée mal, et tous les efforts de Maurice et du prêtre pour la ranimer étaient demeurés inutiles.
Mais Mme d'Escorval ne pouvait reconnaître Mlle Lacheneur sous ses vêtements masculins...
Elle vit seulement que ce n'était pas son mari qui était là, et elle sentit comme un frisson mortel qui lui montait des pieds jusqu'au cœur...
—Ton père!... Maurice, dit-elle d'une voix étouffée, et ton père!...
L'impression fut terrible.
Jusqu'à ce moment, Maurice et le curé de Sairmeuse s'étaient bercés de cet espoir que M. d'Escorval serait rentré avant eux...
Maurice chancela à ce point qu'il faillit laisser échapper son précieux fardeau. L'abbé s'en aperçut, et sur un signe de lui, deux domestiques soulevèrent doucement Marie-Anne et l'emportèrent...
Alors il s'avança vers Mme d'Escorval.
—Monsieur le baron ne saurait tarder à arriver, madame, dit-il à tout hasard, il a dû fuir des premiers...
Ah! Maurice, sur la lande, avait bien jugé sa mère... Sur ce mot, elle se redressa.
—Le baron d'Escorval ne peut avoir fui, interrompit-elle... Un général ne déserte pas en face de l'ennemi... Si la déroute se met parmi ses soldats, il se jette au-devant d'eux, il les ramène au combat où il se fait tuer...
—Ma mère! balbutia Maurice, ma mère!...
—Oh!... ne cherchez pas à m'abuser!... Mon mari était le chef du complot... les conjurés battus et dispersés se sauvent lâchement... Dieu ait pitié de moi!... mon mari est mort!
Si perspicace que fût l'abbé, il ne pouvait comprendre, il pensa que la douleur égarait la raison de cette femme si éprouvée...
—Eh! madame! s'écria-t-il, M. le baron n'était pour rien dans ce mouvement, bien loin de là...
Il s'arrêta; ceci se passait dans une cour fermée seulement par une grille, à la lueur des flambeaux allumés par les gens; de la route on pouvait voir... il comprit l'imprudence.
—Venez, madame, fit-il en entraînant la baronne vers la maison, et vous aussi, Maurice, venez!...
C'est avec la docilité passive et muette des grandes douleurs que Mme d'Escorval suivit le curé de Sairmeuse...
Son corps seul agissait, machinalement; son âme et sa pensée s'envolaient à travers les espaces, vers l'homme qui avait été tout pour elle et dont l'âme et la pensée, sans doute, l'appelaient du fond de l'abîme où il avait roulé...
Mais quand elle eût passé le seuil du salon, elle tressaillit et quitta le bras du prêtre, brusquement ramenée au sentiment de la réalité présente...
Elle venait d'apercevoir Marie-Anne sur le canapé où les domestiques l'avaient déposée.
—Mlle Lacheneur!... balbutia-t-elle, ici, sous ce costume... morte!...
On devait la croire morte, en effet, la pauvre enfant, à la voir ainsi roide et glacée, livide, comme si on lui eût tiré des veines la dernière goutte de sang. Son visage si beau avait l'immobilité du marbre, ses lèvres blanches s'entr'ouvraient sur ses dents convulsivement serrées et un large cercle, d'un bleu intense, cernait ses paupières fermées.
Ses longs cheveux noirs, qu'elle avait roulés pour les glisser sous son chapeau de paysan, s'étaient détachés, ils s'éparpillaient opulents et splendides sur ses épaules et traînaient jusqu'à terre...
—Ce n'est qu'une syncope sans gravité, déclara l'abbé Midon, après avoir examiné Marie-Anne, elle ne tardera pas à reprendre ses sens...
Et aussitôt, rapidement et clairement, il indiqua ce qu'il y avait à faire, aux femmes de la baronne, aussi éperdues que leur maîtresse.
Mme d'Escorval regardait la pupille dilatée par la terreur, elle paraissait douter de sa raison, et incessamment elle passait la main sur son front mouillé d'une sueur froide...
—Quelle nuit! murmurait-elle, quelle nuit!...
—Il faut vous remettre, madame, prononça le prêtre d'un accent ému mais ferme; la religion, le devoir vous défendent de vous abandonner ainsi!... Épouse, où donc est votre énergie!... Chrétienne, qu'est devenue votre confiance en Dieu, juste et bon!...
—Oh!... j'ai du courage, monsieur, bégayait l'infortunée, j'ai du courage!...
L'abbé Midon la conduisit à un fauteuil où il la força de s'asseoir, pendant que les femmes de chambre s'empressaient autour de Marie-Anne, et d'un ton plus doux il reprit:
—Pourquoi désespérer, d'ailleurs, madame?... Votre fils est près de vous, en sûreté... Votre mari ne saurait être compromis, il n'a rien fait que je n'aie fait moi-même...
Et en peu de mots, avec une rare précision, il expliqua le rôle du baron et le sien pendant cette funeste soirée.
Mais ce récit, loin de rassurer la baronne, semblait augmenter son épouvante.
—Je vous entends, monsieur le curé, interrompit-elle, et je vous crois... Mais je sais aussi que tous les gens de la campagne sont persuadés que mon mari commande les paysans soulevés, ils le croient et ils le disent...
—Eh bien?
—S'il a été fait prisonnier, comme vous me le donnez à entendre, il sera traduit devant la Cour prévôtale... N'était il pas l'ami de l'empereur. C'est un crime cela, vous le savez bien! Il sera jugé et condamné à mort...
—Non, madame, non!... ne suis-je pas là? Je me présenterai devant le tribunal, et je dirai: «Me voici, j'ai vu, adsum qui vidi.»
—Et ils vous arrêteront vous aussi, monsieur l'abbé, parce que vous n'êtes pas un prêtre selon le cœur de ces hommes cruels; ils vous jetteront en prison, et ils vous enverront à l'échafaud!...
Depuis un moment, Maurice écoutait, pâle, anéanti, près de tomber...
Sur ces derniers mots, il s'affaissa par terre, sur le tapis, à genoux, cachant son visage entre ses mains...
—Ah!... j'ai tué mon père!... s'écria-t-il...
—Malheureux enfant!... Que dis-tu!...
Le prêtre lui faisait signe de se taire, il ne le vit pas et poursuivit:
—Mon père ignorait jusqu'à l'existence de cette conspiration, dont M. Lacheneur était l'âme, mais je la connaissais, moi!... Je voulais qu'elle réussît, parce que de son succès dépendait le bonheur de ma vie... Et alors, misérable que je suis, quand il s'agissait d'attirer dans nos rangs quelque complice timide et indécis, j'invoquais ce nom respecté et aimé d'Escorval... Ah! j'étais fou!... j'étais fou!...
Il eut un geste désespéré, et, avec une expression déchirante, il ajouta:
—Et en ce moment encore, je n'ai pas le courage de maudire ma folie!... Oh! ma mère, ma mère; si tu savais!...
Les sanglots lui coupèrent la parole, et alors on put entendre comme un faible gémissement...
Marie-Anne revenait à elle. Déjà elle s'était à demi redressée sur le canapé, et elle considérait cette scène navrante d'un air de profonde stupeur, comme si elle n'y eût rien compris.
D'un geste doux et lent, elle écartait ses cheveux de son front, et elle clignait des yeux, éblouie par l'éclat des bougies...
Elle voulait parler, interroger, elle s'efforçait de rassembler ses idées, elle cherchait des mots pour les traduire... L'abbé Midon lui commanda le silence.
Seul, au milieu de tous ces malheureux affolés, le prêtre conservait son sang-froid et la lucidité de son intelligence.
Éclairé par le témoignage de Mme d'Escorval et les aveux de Maurice, il comprenait tout et discernait nettement l'effroyable danger dont étaient menacés le baron et son fils.
Comment conjurer ce danger?... Qu'imaginer, que faire?...
Il n'y avait ni à s'expliquer ni à réfléchir; avec chaque minute s'envolait une chance de salut... Il s'agissait de prendre un parti sur-le-champ et d'agir.
L'abbé Midon eut ce courage. Il courut à la porte du salon et appela les gens groupés dans l'escalier.
Quand ils furent tous réunis autour de lui:
—Écoutez-moi bien, leur dit-il de cette voix impérieuse et brève que donne la certitude du péril prochain, et souvenez-vous que de votre discrétion dépend peut-être la vie de vos maîtres. On peut compter sur vous, n'est-ce pas?
Toutes les mains se levèrent comme pour prêter serment.
—Avant une heure, continua le prêtre, les soldats lancés sur les traces des fuyards seront ici. Pas un mot de ce qui s'est passé ce soir ne doit être prononcé. Pour tout le monde, je dois être parti avec M. le baron et revenu seul. Nul de vous ne doit avoir vu Mlle Lacheneur... Nous allons lui chercher une cachette... Rappelez-vous, mes amis, que le seul soupçon de sa présence ici perdrait tout... Si les soldats vous interrogent, efforcez-vous de leur persuader que M. Maurice n'est pas sorti ce soir...
Il s'arrêta, chercha s'il n'oubliait rien de ce que pouvait suggérer la prudence humaine, et ajouta:
—Un mot encore: Nous voir tous debout à l'heure qu'il est, paraîtra suspect... C'est ce que je souhaite... Nous alléguerons, pour nous justifier, l'inquiétude où nous mettent l'absence de M. le baron et aussi une indisposition très-grave de Mme la baronne... car Mme la baronne va se coucher; elle évitera ainsi un interrogatoire possible... Et vous, Maurice, courez changer de vêtements... et surtout, lavez-vous bien les mains, et répandez ensuite quelque parfum dessus...
Chacun sentait si bien l'imminence d'une catastrophe, qu'en moins de rien tout fut disposé comme l'avait ordonné l'abbé Midon.
Marie-Anne, bien qu'elle fût loin d'être remise, fut conduite à une petite logette sous les combles; Mme d'Escorval se retira dans sa chambre et les domestiques regagnèrent l'office...
Maurice et l'abbé Midon restèrent seuls au salon, silencieux, oppressés...
La figure si calme du curé de Sairmeuse trahissait d'affreuses anxiétés. Maintenant, oui, il croyait M. d'Escorval prisonnier, et toutes ses précautions n'avaient qu'un but, écarter de Maurice tout soupçon de complicité... c'était, pensait-il, le seul moyen qu'il y eût de sauver le baron. Ses combinaisons réussiraient-elles?...
Un violent coup de cloche à la grille l'interrompit...
On entendit les pas du jardinier qui allait ouvrir, le grincement de la grille, puis le piétinement d'une compagnie de soldats dans la cour.
Une voix forte commanda:
—Halte!... Reposez vos armes...
Le prêtre regarda Maurice, et il vit qu'il pâlissait comme s'il allait mourir.
—Du calme!... lui dit-il, ne vous troublez pas... Gardez votre sang-froid... Et n'oubliez pas mes instructions!...
—Ils peuvent venir, répondit Maurice, j'ai du courage!...
La porte du salon s'ouvrit, si brutalement poussée, que les deux battants cédèrent à la fois comme sous un coup d'épaule.
Un jeune homme entra, qui portait l'uniforme de capitaine des grenadiers de la légion de Montaignac.
Il paraissait vingt-cinq ans à peine; il était grand, mince, blond, avec des yeux bleus et de petites moustaches effilées. Toute sa personne trahissait des recherches d'élégance exagérées jusqu'au ridicule.
Sa physionomie, d'ordinaire, ne devait respirer que la satisfaction de soi, mais elle avait en ce moment une expression farouche.
Derrière lui, dans l'ombre du palier, on voyait étinceler les armes de plusieurs soldats.
Il promena autour du salon un regard défiant, puis d'une voix rude:
—Le maître de la maison? demanda-t-il.
—M. le baron d'Escorval, mon père, est absent, répondit Maurice.
—Où est-il?
L'abbé Midon, resté assis jusqu'alors se leva.
—Au bruit du désastreux soulèvement de ce soir, répondit-il, M. le baron et moi nous sommes rendus près des paysans pour les adjurer de renoncer à une tentative insensée... Ils n'ont pas voulu nous entendre. La déroute venue, j'ai été séparé de M. d'Escorval, je suis revenu seul ici, très-inquiet, et je l'attends...
Le capitaine tortillait sa moustache de l'air le plus goguenard.
—Pas mal imaginé!... fit-il. Seulement, je ne crois pas un mot de cette bourde.
Une flamme aussitôt éteinte brilla dans l'œil du prêtre, ses lèvres tremblèrent... mais il se tut.
—Mais, au fait, reprit l'officier, qui êtes-vous?
—Je suis le curé de Sairmeuse.
—Eh bien!... les curés honnêtes doivent être couchés à l'heure qu'il est... Ah! vous allez courir la prétentaine, la nuit, avec les paysans révoltés... Je ne sais, en vérité, ce qui me retient de vous arrêter...
Ce qui le retenait, c'était la robe du prêtre, toute-puissante sous la Restauration. Avec Maurice, il était plus à son aise.
—Combien y a-t-il de maîtres ici? demanda-t-il.
—Trois. Mon père, ma mère, malade en ce moment, et moi.
—Et de domestiques?
—Sept, quatre hommes et trois femmes.
—Vous n'avez reçu ni caché personne, ce soir?
—Personne.
—C'est ce qu'on va vérifier, dit le capitaine.
Et se tournant vers la porte:
—Caporal Bavois!... appela-t-il.
C'était un de ces vieux qui pendant quinze ans avaient suivi l'Empereur à travers l'Europe. Celui-ci était plus sec que la pierre de son fusil. Deux petits yeux gris terribles éclairaient sa face tannée, coupée en deux par un grand diable de nez très-mince, qui se recourbait en crochet sur ses grosses moustaches en broussaille.
—Bavois, commanda l'officier, vous allez prendre une demi-douzaine d'hommes et me fouiller cette maison du haut en bas... Vous êtes un vieux lapin qui connaissez le tour; s'il y a une cachette, vous la découvrirez, si quelqu'un y est caché, vous me l'amènerez... Demi-tour et ne traînons pas!
Le caporal, sorti, le capitaine reprit ses questions.
—À nous deux, maintenant, dit-il à Maurice; qu'avez-vous fait ce soir?
Le jeune homme eut une seconde d'hésitation; mais c'est avec une insouciance bien jouée qu'il répondit:
—Je n'ai pas mis le nez dehors.
—Hum! c'est ce qu'il faudrait prouver. Voyons les mains?...
Le ton de ce joli soldat, qui affectait des airs de soudard, était si offensant, que Maurice sentait monter à son front des bouffées de colère. Heureusement, un coup d'œil de l'abbé Midon lui commanda le calme.
Il tendit les mains et le capitaine les examina minutieusement, les tourna et les retourna, et finalement les flaira.
—Allons!... fit-il, ces mains sont trop blanches et sentent trop bon la pommade pour avoir tiré des coups de fusil.
Il était clair qu'il s'étonnait que le fils eût eu le courage de rester au coin du feu pendant que le père conduisait les paysans à la bataille.
—Autre chose, fit-il, vous devez avoir des armes, ici?
—Oui, des armes de chasse.
—Où sont-elles?
—Dans une petite pièce du rez-de-chaussée.
—Il faut m'y conduire.
On l'y mena, et en reconnaissant que pas un des fusils doubles n'avait fait feu depuis plusieurs jours, il sembla fort contrarié.
Il parut furieux, quand le caporal vint lui dire qu'ayant fureté partout, il n'avait rien rencontré de suspect.
—Qu'on fasse venir les gens, ordonna-t-il.
Mais tous les domestiques ne firent que répéter fidèlement la leçon de l'abbé.
Le capitaine comprit que s'il y avait quelque chose, comme il le soupçonnait, il ne le saurait pas.
Il se leva donc, en jurant que si on le trompait, on le payerait cher, et de nouveau il appela Bavois.
—Il faut que je continue ma tournée, lui dit-il, mais vous, caporal, vous allez rester ici avec deux hommes... Vous aurez à rendre compte de tout ce que vous verrez et entendrez... Si M. d'Escorval revient, empoignez-le-moi et ne le lâchez pas... et ouvrez l'œil, et le bon!...
Il ajouta encore diverses instructions à voix basse, puis il se retira, sans saluer, comme il était entré.
Le bruit des pas de la troupe ne tarda pas à se perdre dans la nuit, et alors le caporal laissa échapper un effroyable juron.
—Hein! dit-il à ses hommes, vous l'avez entendu, ce cadet-là!... Écoutez, surveillez, arrêtez, venez au rapport sans armes... Nom d'un tonnerre! il nous prend donc pour des mouchards!... Ah! si «l'autre» voyait ce qu'on fait de ses anciens!...
Les deux soldats répondirent par un grognement sourd.
—Quant à vous, poursuivit le vieux troupier en s'adressant à Maurice et à l'abbé Midon, moi, Bavois, caporal de grenadiers, je vous déclare, tant en mon nom qu'au nom de mes deux hommes, que vous êtes libres comme l'oiseau et que nous n'arrêterons personne... Même, s'il fallait un coup de main pour tirer du pétrin le père du jeune bourgeois, nous sommes des bons. Il croit, le joli coco qui nous commande, que nous nous sommes battus ce soir... Va-t-en voir s'ils viennent!... Regardez la platine de mon fusil... je n'ai pas brûlé une amorce. Quant aux camarades, ils retiraient le pruneau de la cartouche avant de la couler dans le canon.
Cet homme, assurément, devait être sincère, mais il pouvait ne l'être pas.
—Nous n'avons rien à cacher, répondit le circonspect abbé Midon.
Le vieux caporal cligna de l'œil d'un air d'intelligence.
—Connu!... fit-il, vous vous défiez de moi. Vous avez tort, et je vais vous le prouver, parce que, voyez-vous, s'il est aisé de faire le poil à ce blanc-bec qui sort d'ici, il est un peu plus difficile de raser le caporal Bavois. Ah!... c'est comme cela. Il ne fallait pas laisser traîner dans la cour un fusil qui n'a certes pas été chargé pour tirer des merles.
Le curé et Maurice échangèrent un regard de stupeur. Maurice, maintenant, se rappelait qu'en sautant du cabriolet pour soutenir Marie-Anne, il avait posé son fusil contre le mur. Il avait échappé aux regards des domestiques...
—Secondement, poursuivit Bavois, il y a quelqu'un de caché là-haut... j'ai l'oreille fine! Troisièmement je me suis arrangé pour que personne n'entrât dans la chambre de la dame malade.
Maurice n'y tint plus: il tendit la main au caporal, et d'une voix émue:
—Vous êtes un brave homme!... dit-il.
Quelques instants plus tard, Maurice, l'abbé Midon et Mme d'Escorval, réunis de nouveau au salon, délibéraient sur les mesures de salut qu'il y avait à prendre, quand Marie-Anne qu'on était allé prévenir parut.
Tant bien que mal elle avait réparé le désordre de son costume. Elle était affreusement pâle encore, mais sa démarche était ferme.
—Je vais me retirer, madame, dit-elle à la baronne. Maîtresse de moi-même, je n'eusse pas accepté une hospitalité qui pouvait attirer tant de malheurs sur votre maison... Hélas!... il ne vous en coûte déjà que trop de larmes et trop de deuils, de m'avoir connue... Comprenez-vous, maintenant, pourquoi je voulais vous fuir?... Un pressentiment me disait que ma famille serait fatale à la vôtre...
—Malheureuse enfant!... s'écria Mme d'Escorval, où voulez-vous aller!...
Marie-Anne leva ses beaux yeux vers le ciel, où elle plaçait toutes ses espérances.
—Je l'ignore, madame, répondit-elle; mais le devoir commande... Je dois savoir ce que sont devenus mon père et mon frère et partager leur sort...
—Quoi!... s'écria Maurice, toujours cette pensée de mort!... Vous savez bien, cependant, que vous n'avez plus le droit de disposer de votre vie!...
Il s'arrêta, il avait failli laisser échapper un secret qui n'était pas le sien... Mais une inspiration lui venant, il se jeta aux pieds de Mme d'Escorval:
—Ô ma mère, lui dit-il, mère chérie, la laisserons-nous s'éloigner?... Je puis périr en essayant de sauver mon père... Elle serait ta fille alors, elle que j'ai tant aimée, tu reporterais sur elle tes tendresses divines...
Marie-Anne resta.
XXV
Le secret que les approches de la mort avaient arraché à Marie-Anne au fort de la fusillade de la Croix-d'Arcy, Mme d'Escorval l'ignorait quand elle joignait sa voix aux prières de son fils pour retenir la malheureuse jeune fille.
Mais cette circonstance n'inquiétait pas Maurice.
Sa foi en sa mère était absolue, complète; il était sûr qu'elle pardonnerait quand elle apprendrait la vérité.
Les femmes aimantes, chastes épouses et mères sans reproche, gardent au fond du cœur des trésors d'indulgence pour les entraînements de la passion.
Elles peuvent mépriser et braver les préjugés hypocrites, celles dont la vertu immaculée n'eut jamais besoin des honteuses transactions du monde.
Et d'ailleurs, est-il une mère qui, secrètement, n'excuse la jeune fille qui n'a pu se défendre de l'amour de son fils, à elle, de ce fils que son imagination pare de séductions irrésistibles!...
Toutes ces réflexions avaient traversé l'esprit de Maurice, et plus tranquille sur le sort de Marie-Anne, il ne songea qu'à son père.
Le jour venait... Maurice déclara qu'il allait endosser un déguisement et se rendre à Montaignac.
À ces mots, Mme d'Escorval se détourna, cachant son visage dans les coussins du canapé pour y étouffer ses sanglots.
Elle tremblait pour la vie de son mari, et voici que son fils se précipitait au-devant du danger... Peut-être; avant le coucher de ce soleil qui se levait, n'aurait-elle ni mari ni fils.
Et pourtant elle ne dit pas: «Non, je ne veux pas!» Maurice ne remplissait-il pas un devoir sacré!... Elle l'eût aimé moins, si elle l'eût cru capable d'une lâche hésitation. Elle eût séché ses larmes s'il l'eût fallu, pour lui dire: «Pars!»
Tout d'ailleurs n'était-il pas préférable aux horreurs de cette incertitude où on se débattait depuis des heures!...
Maurice gagnait déjà la porte pour monter revêtir un travestissement, l'abbé Midon lui fit signe de rester.
—Il faut, en effet, courir à Montaignac, lui dit-il, mais vous déguiser serait une folie. Infailliblement vous seriez reconnu, et indubitablement on vous appliquerait l'axiome que vous savez: «Tu te caches, donc tu es coupable.» Vous devez marcher ouvertement, la tête haute, exagérant l'assurance de l'innocence... Allez droit au duc de Sairmeuse et au marquis de Courtomieu, criez à l'injustice!... Mais je veux vous accompagner, nous irons en voiture à deux chevaux.
Maurice paraissait indécis.
—Suis les conseils de M. le curé, mon fils, dit Mme d'Escorval, il sait mieux que nous ce que nous devons faire.
—J'obéirai, mère!
L'abbé n'avait pas attendu cet assentiment pour courir donner l'ordre d'atteler. Mme d'Escorval sortit pour écrire quelques lignes à une amie dont le mari jouissait d'une certaine influence à Montaignac. Maurice et son amie restèrent seuls.
C'était, depuis l'aveu de Marie-Anne, leur première minute de solitude et de liberté.
Ils étaient debout, à deux pas l'un de l'autre, les yeux encore brillants de pleurs répandus, et ils restèrent ainsi un instant, immobiles, pâles, oppressés, trop émus pour pouvoir traduire leur sensation.
À la fin, Maurice s'avança, entourant de son bras la taille de son amie.
—Marie-Anne, murmura-t-il, chère adorée, je ne savais pas qu'on pouvait aimer plus que je ne vous aimais hier... Et vous, vous avez souhaité la mort, quand de votre vie une autre vie précieuse dépend!...
Elle hocha tristement la tête.
—J'étais terrifiée, balbutia-t-elle... L'avenir de honte que je voyais, que je vois, hélas! se dresser devant moi m'épouvantait jusqu'à égarer ma raison... Maintenant, je suis résignée... j'accepterai sans révolte la punition de l'horrible faute... je m'humilierai sous les outrages qui m'attendent!...
—Des outrages, à vous!... Ah! malheur à qui oserait!... Mais ne serez-vous pas ma femme devant les hommes comme vous l'êtes devant Dieu!... Le malheur à la fin se lassera!...
—Non, Maurice, non!... il ne se lassera pas.
—Ah!... c'est toi qui es sans pitié!... Je ne le vois que trop, tu me maudis, tu maudis le jour où nos regards se sont rencontrés pour la première fois!... Avoue-le... dis-le...
Marie-Anne se redressa.
—Je mentirais, répondit-elle, si je disais cela... Mon lâche cœur n'a pas ce courage. Je souffre, je suis humiliée et brisée, mais je ne regrette rien, puisque...
Elle n'acheva pas; il l'attira à lui, leurs visages se rapprochèrent, et leurs lèvres et leurs larmes se confondirent en un baiser...
—Tu m'aimes, s'écria Maurice, tu m'aimes!... Nous triompherons, je saurai sauver mon père et le tien, je sauverai ton frère!
Dans la cour, les chevaux piaffaient. L'abbé Midon criait: «Eh bien! partons-nous?» Mme d'Escorval reparut avec une lettre, qu'elle remit à Maurice.
Longtemps elle tint embrassé dans une étreinte convulsive ce fils qu'elle tremblait de ne plus revoir, puis rassemblant toute son énergie, elle le repoussa en prononçant ce seul mot:
—Va!...
Il sortit... et lorsque s'éteignit, sur la route, le roulement de la voiture qui l'emportait, Mme d'Escorval et Marie-Anne se laissèrent tomber à genoux, implorant la miséricorde du Dieu des causes justes.
Elles ne pouvaient que prier. Le curé de Sairmeuse agissait, ou plutôt il poursuivait l'exécution du plan de salut qu'il avait conçu.
Ce plan, d'une simplicité terrible, comme la situation, il l'expliquait à Maurice pendant que galopaient les chevaux rudement menés.
—Si en vous livrant vous deviez sauver votre père, disait-il, je vous crierais: Livrez-vous, et confessez la vérité, c'est votre devoir strict... Mais ce sacrifice serait plus qu'inutile, il serait dangereux. Jamais l'accusation ne consentirait à vous séparer de votre père. On vous garderait, mais on ne le lâcherait pas, et vous seriez indubitablement condamnés tous les deux... Laissons donc—je ne dirai pas la justice, ce serait un blasphème—mais les hommes de sang qui s'intitulent juges, s'égarer sur son compte et lui attribuer tout ce que vous avez fait... Au moment du procès, nous arriverons avec les plus éclatants témoignages d'innocence, avec des alibi tellement indiscutables que force sera de l'acquitter... Et je connais assez les gens de notre pays pour être sûr que pas un des accusés ne révélera notre manœuvre...
—Et si nous ne réussissons pas! dit Maurice d'un air sombre, que me restera-t-il à faire?
C'était une question si terrible que le prêtre n'osa répondre. Tout le reste du chemin, Maurice et lui gardèrent le silence.
Ils arrivaient cependant, et Maurice reconnut combien avait été sage l'abbé Midon en l'empêchant de recourir à un déguisement.
Armés des pouvoirs les plus étendus, le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu avaient fait fermer toutes les portes de Montaignac, hormis une seule.
Par cette porte devaient passer ceux qui voulaient entrer ou sortir, et il s'y trouvait deux officiers qui examinaient les allants et venants, qui les interrogeaient, et qui, même, prenaient par écrit les noms et les signalements.
Au nom d'Escorval, ces deux officiers eurent un tressaillement trop visible pour échapper à Maurice.
—Ah!... vous savez ce qu'est devenu mon père!... s'écria-t-il.
—Le baron d'Escorval est prisonnier, monsieur, répondit un des officiers.
Si préparé que dût être Maurice à cette réponse, il pâlit.
—Est-il blessé? reprit-il vivement.
—Il n'a pas une égratignure!... mais entrez, monsieur, passez!...
Aux regards inquiets de ces officiers, on eût dit qu'ils craignaient de se compromettre en causant avec le fils d'un si grand coupable. Peut-être, en effet, se compromettaient-ils.
La voiture roula, et elle ne s'était pas avancée de cent mètres dans la Grand'Rue, que déjà l'abbé Midon et Maurice avaient remarqué plusieurs affiches blanches collées aux murs...
—Il faut savoir ce que c'est, dirent-ils ensemble.
Ils firent arrêter la voiture près d'une affiche devant laquelle stationnait déjà un lecteur, ils descendirent et lurent cet ARRÊTÉ:
ARTICLE 1er. Les habitants de la maison dans laquelle sera trouvé le sieur Lacheneur seront livrés à une commission militaire pour être passés par les armes.
ARTICLE II. Il est accordé à celui qui livrera mort ou vif ledit sieur Lacheneur, une somme de 20,000 francs pour gratification.
Cela était signé: duc de Sairmeuse.
—Dieu soit loué!... s'écria Maurice; le père de Marie-Anne est sauvé!... Il avait un bon cheval, et en deux heures...
Un coup de coude et un coup d'œil de l'abbé Midon l'arrêtèrent.
L'abbé lui montrait l'homme arrêté près d'eux... Cet homme n'était autre que Chupin.
Le vieux maraudeur les avait reconnus aussi, car il se découvrit devant le curé de Sairmeuse, et avec des regards où flamboyaient les plus ardentes convoitises, il dit:—Vingt mille francs!... c'est une somme cela! En la plaçant à fonds perdus, on vivrait des revenus sa vie durant!...
L'abbé Midon et Maurice frissonnaient en remontant en voiture. Il leur avait été impossible de se méprendre à l'accent de Chupin.
L'énormité de la somme promise avait ébloui le misérable et le fascinait jusqu'à ce point de lui arracher son masque de cautèle accoutumée.
Il s'était trahi. Il avait laissé entrevoir ses détestables projets et quelles espérances abominables s'agitaient dans les boues de son âme.
—Lacheneur est perdu si cet homme découvre sa retraite, murmura le curé de Sairmeuse.
—Par bonheur, répondit Maurice, il doit avoir franchi la frontière, il y a cent à parier contre un qu'il est désormais hors de toute atteinte.
—Et si vous vous trompiez?... Si, blessé et perdant son sang, Lacheneur n'avait eu que bien juste la force de se traîner jusqu'à la maison la plus proche pour y demander l'hospitalité?...
—Oh!... monsieur l'abbé, je connais nos paysans!... Il n'en est pas un qui soit capable de vendre lâchement un proscrit!...
Ce noble enthousiasme de la jeunesse arracha au prêtre le douloureux sourire de l'expérience.
—Vous oubliez, reprit-il, les menaces affichées à côté des provocations à la trahison et au meurtre. Tel qui ne voudrait pas souiller ses mains du prix du sang, peut être saisi du vertige de la peur.
Ils suivaient alors la grande rue, et ils étaient frappés de l'aspect morne de Montaignac, cette petite ville si vivante et si gaie d'ordinaire.
La consternation et l'épouvante y régnaient. Les boutiques étaient fermées, les volets des maisons restaient clos. Partout un silence lugubre. On eût dit un deuil général et que chaque famille avait perdu quelqu'un de ses membres.
La démarche des rares passants était inquiète et singulière. Ils se hâtaient, en jetant de tous côtés des regards défiants.
Deux ou trois qui étaient des connaissances du baron et qui croisèrent la voiture se détournèrent d'un air effrayé pour éviter de saluer...
L'abbé Midon et Maurice devaient trouver l'explication de ces terreurs à l'hôtel où ils avaient donné l'ordre à leur cocher de les conduire.
Ils lui avaient désigné l'Hôtel de France, où descendait le baron d'Escorval quand il venait à Montaignac, et dont le propriétaire n'était autre que Langeron, cet ami de Lacheneur, qui, le premier, avait donné avis de l'arrivée du duc de Sairmeuse.
Ce brave homme, en apprenant quels hôtes lui arrivaient, alla au-devant d'eux jusqu'au milieu de la cour, sa toque blanche à la main.
Ce jour-là, cette politesse était de l'héroïsme.
Était-il du complot? on l'a toujours cru.
Le fait est qu'il invita Maurice et l'abbé à se rafraîchir, de façon à leur donner à entendre qu'il avait à leur parler, et il les conduisit à une chambre où il savait être à l'abri de toute indiscrétion.
Grâce à un des valets de chambre du duc de Sairmeuse qui fréquentait son établissement, il en savait autant que l'autorité, il en savait plus, même, puisqu'il avait en même temps des informations par ceux des conjurés qui étaient restés en liberté.
Par lui, l'abbé Midon et Maurice eurent leurs premiers renseignements positifs.
D'abord on était sans nouvelles de Lacheneur, non plus que de son fils Jean; ils avaient échappé aux plus ardentes recherches.
En second lieu, il y avait jusqu'à ce moment deux cents prisonniers à la citadelle, et parmi eux le baron d'Escorval et Chanlouineau.
Enfin, depuis le matin, il n'y avait pas eu moins de soixante arrestations à Montaignac même.
On pensait généralement que ces arrestations étaient l'œuvre d'un traître, et la ville entière tremblait...
Mais M. Langeron connaissait leur véritable origine, qui lui avait été confiée, sous le sceau du secret, par son habitué le valet de chambre.
—C'est certes une histoire incroyable, messieurs, disait-il, et cependant elle est vraie. Deux officiers de la légion de Montaignac, qui revenaient de leur expédition ce matin, au petit jour, traversaient le carrefour de la Croix-d'Arcy, quand sur le revers d'un fossé, ils aperçurent, gisant mort, un homme revêtu de l'uniforme des anciens guides de l'empereur...
Maurice tressaillit.
Cet infortuné, il n'en pouvait douter, était ce brave officier à la demi-solde, qui était venu se joindre à sa colonne sur la route de Sairmeuse, après avoir parlé à M. Lacheneur.
—Naturellement, poursuivait M. Langeron, mes deux officiers s'approchent du cadavre. Ils l'examinent, et qu'est-ce qu'ils voient? Un papier qui dépassait les lèvres de ce pauvre mort. Comme bien vous pensez, ils s'emparent de ce papier, ils l'ouvrent, ils lisent... C'était la liste de tous les conjurés de la ville et de quelques autres encore, dont les noms n'avaient été placés là que pour servir d'appât... Se sentant blessé à mort, l'ancien guide aura voulu anéantir la liste fatale, les convulsions de l'agonie l'ont empêché de l'avaler...
Cependant, ni l'abbé ni Maurice n'avaient le temps d'écouter les commentaires dont le maître d'hôtel accompagnait son récit.
Ils se hâtèrent d'expédier à Mme d'Escorval et à Marie-Anne un exprès destiné à les rassurer, et sans perdre une minute, bien décidés à tout oser, ils se dirigèrent vers la maison occupée par le duc de Sairmeuse.
Lorsqu'ils y arrivèrent, une foule émue se pressait devant la porte.
Oui, il s'y trouvait bien une centaine de personnes, des hommes à la figure bouleversée, des femmes en larmes qui sollicitaient, qui imploraient une audience.
Ceux-là étaient les parents des malheureux qu'on avait arrêtés.
Deux valets de pied en superbe livrée, à l'air important, avaient toutes les peines du monde à retenir le flot grossissant des solliciteurs...