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Monsieur Lecoq — Volume2: L'honneur du nom

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L'abbé Midon espérant que sa robe lèverait la consigne, s'approcha et se nomma. Il fut repoussé comme les autres.

—M. le duc travaille et ne peut recevoir, répondirent les domestiques, M. le duc rédige ses rapports pour Sa Majesté.

Et à l'appui de leurs dires, ils montraient dans la cour les chevaux tout sellés des courriers qui devaient porter les dépêches.

Le prêtre rejoignit tristement son compagnon.

—Attendons! lui dit-il.

Volontairement ou non, les domestiques trompaient tous ces pauvres gens. M. de Sairmeuse, en ce moment, s'inquiétait peu de ses rapports. Une scène de la dernière violence éclatait entre M. de Courtomieu et lui.

Chacun de ces deux nobles personnages prétendant s'attribuer le premier rôle,—celui qui serait le plus chèrement payé, sans doute,—il y avait conflit d'ambitions et de pouvoirs.

Ils avaient commencé par échanger quelques récriminations, et ils en étaient vite venus aux mots piquants, aux allusions amères et enfin aux menaces.

Le marquis prétendait déployer les plus effroyables—il disait les plus salutaires—rigueurs; M. de Sairmeuse, au contraire, inclinait à l'indulgence.

L'un soutenait que du moment où Lacheneur, le chef de la conspiration, et son fils s'étaient dérobés aux poursuites, il était urgent d'arrêter Marie-Anne.

L'autre déclarait que saisir et emprisonner cette jeune fille serait un acte impolitique, une faute qui rendrait l'autorité plus odieuse et les conjurés plus intéressants.

Et, entêtés chacun dans son opinion, ils discutaient sans se convaincre.

—Il faut décourager les rebelles en les frappant d'épouvante! criait M. de Courtomieu.

—Je ne veux pas exaspérer l'opinion, disait le duc.

—Eh!... qu'importe l'opinion!...

—Soit!... mais alors donnez-moi des soldats dont je sois sûr. Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé cette nuit? Il s'est brûlé de la poudre de quoi gagner une bataille, et il n'est pas resté quinze paysans sur le carreau. Nos hommes ont tiré en l'air. Vous ne savez donc pas que la légion de Montaignac est composée, pour plus de moitié, d'anciens soldats de Buonaparte qui brûlent de tourner leurs armes contre nous!...

Ni l'un ni l'autre n'osait dire la raison vraie de son obstination.

Mlle Blanche était arrivée le matin à Montaignac, elle avait confié à son père ses angoisses et ses souffrances et elle avait fait jurer qu'il profiterait de cette occasion pour la débarrasser de Marie-Anne.

De son côté, le duc de Sairmeuse, persuadé que Marie-Anne était la maîtresse de son fils, ne voulait à aucun prix qu'elle parût devant le tribunal. À la fin, le marquis céda.

Le duc lui avait dit: «Eh bien! vidons cette querelle...» en regardant si amoureusement une paire de pistolets, qu'il avait senti un frisson taquin courir le long de sa maigre échine...

Ils sortiront donc ensemble pour se rendre près des prisonniers, précédés de soldats qui écartaient les solliciteurs, et on attendit vainement le retour du duc de Sairmeuse.

Et tant que dura le jour, Maurice ne put détacher ses yeux du télégraphe aérien établi sur la citadelle, et dont les bras noirs s'agitaient incessamment.

—Quels ordres traversent l'espace?... disait-il à l'abbé Midon; est-ce la vie? est-ce la mort?...

XXVI

—«Surtout, hâtez-vous!» avait dit Maurice au messager qu'il chargeait de porter une lettre à sa mère.

Cet homme n'arriva pourtant à Escorval qu'à la nuit tombante.

Troublé par la peur, il s'était égaré à chercher des chemins de traverse, et il avait fait dix lieues pour éviter tous les gens qu'il apercevait, paysans ou soldats.

Mme d'Escorval lui arracha la lettre des mains, plutôt qu'elle ne la prit. Elle l'ouvrit, la lut à haute voix à Marie-Anne et n'ajouta qu'un seul mot:

—Partons!

C'était plus aisé à dire qu'à exécuter.

Il n'y avait jamais eu que trois chevaux à Escorval; l'un était aux trois quarts mort de sa course furibonde de la veille; les deux autres étaient à Montaignac.

Comment faire?... Recourir à l'obligeance des voisins était l'unique ressource.

Mais ces voisins, de braves gens d'ailleurs, qui avaient appris l'arrestation du baron, refusèrent bravement de prêter leurs bêtes. Ils estimaient que ce serait se compromettre gravement que de rendre un service, si léger qu'il pût paraître, à la femme d'un homme sous le poids de la plus terrible des accusations.

Mme d'Escorval et Marie-Anne parlaient déjà de se mettre en route à pied, quand le caporal Bavois, indigné de tant de lâcheté, jura par le sacré nom d'un tonnerre que cela ne se passerait pas ainsi.

—Minute! dit-il, je me charge de la chose!...

Il s'éloigna, et un quart d'heure après reparut, traînant par le licol une vieille jument de labour, bien lente, bien lourde, qu'on harnacha tant bien que mal et qu'on attela au cabriolet... On irait au pas, mais on irait.

À cela ne devait pas se borner la complaisance du vieux troupier.

Sa mission était terminée, puisque M. d'Escorval était arrêté, et il n'avait plus qu'à rejoindre son régiment.

Il déclara donc qu'il ne laisserait pas des «dames» voyager seules, de nuit, sur une route où elles seraient exposées à de fâcheuses rencontres, et qu'il les escorterait avec ses deux grenadiers...

—Et tant pis pour qui s'y frotterait, disait-il en faisant sonner la crosse de son fusil sous sa main nerveuse, pékin ou militaire, on s'en moque! pas vrai, vous autres?

Comme toujours, les deux hommes approuvèrent par un juron.

Et en effet, tout le long de la route, Mme d'Escorval et Marie-Anne les aperçurent précédant ou suivant la voiture, marchant à côté le plus souvent.

Aux portes de Montaignac seulement, le vieux soldat quitta ses «protégées,» non sans les avoir respectueusement saluées, tant en son nom qu'en celui de ses deux hommes, non sans s'être mis à leur disposition si elles avaient jamais besoin de lui, Bavois, caporal de grenadiers, 1ère compagnie, caserné à la citadelle...

Dix heures sonnaient, quand Mme d'Escorval et Marie-Anne mirent pied à terre dans la cour de l'Hôtel de France.

Elles trouvèrent Maurice désespéré et l'abbé Midon perdant courage.

C'est que, depuis l'instant où Maurice avait écrit, les événements avaient marché, et avec quelle épouvantable rapidité!...

On connaissait maintenant les ordres arrivés par le télégraphe; ils avaient été imprimés et affichés...

Le télégraphe avait dit:

«Montaignac doit être regardé comme en état de siège. Les autorités militaires ont un pouvoir discrétionnaire. Une commission militaire fonctionnera aux lieu et place de la Cour prévôtale. Que les citoyens paisibles se rassurent, que les mauvais tremblent! Quant aux rebelles, le glaive de la loi va les frapper!...»

Six lignes en tout... mais chaque mot était une menace.

Ce qui surtout faisait frémir l'abbé Midon, c'était la substitution d'une commission à la Cour prévôtale.

Cela renversait tous ses plans, stérilisait toutes ses précautions, enlevait les dernières chances de salut.

La Cour prévôtale était certes expéditive et passionnée, mais du moins elle se piquait d'observer les formes, elle gardait quelque chose encore de la solennité de la justice régulière qui, avant de frapper, veut être éclairée.

Une commission militaire devait infailliblement négliger toute procédure, et juger les accusés sommairement, comme en temps de guerre on juge un espion.

—Quoi!... s'écriait Maurice, on oserait condamner sans enquête, sans audition de témoins, sans confrontation, sans laisser aux accusés le temps de rassembler les éléments de leur défense!...

L'abbé Midon se tut... Ses plus sinistres prévisions étaient dépassées... Désormais, il croyait tout possible...

Maurice parlait d'enquête... Elle avait commencé dans la journée, et elle se poursuivait, en ce moment même, à la lueur des lanternes des geôliers.

C'est-à-dire que le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu, relégué au second plan par la mise en état du siège, passaient la revue des prisonniers...

Ils en avaient trois cents, et ils avaient décidé qu'ils choisiraient dans ce nombre, pour les livrer à la commission, les trente plus coupables.

Comment les choisirent-ils, à quoi reconnurent-ils le degré de culpabilité de chacun de ces malheureux?... Ils eussent été bien embarrassés de le dire.

Ils allaient de l'un à l'autre, posaient quelques questions au hasard, et, d'après ce que l'homme terrifié répondait, selon qu'ils lui trouvaient une bonne ou une mauvaise figure, ils disaient au greffier qui les accompagnait:—«Pour demain, celui-là...» ou «pour plus tard, cet autre.»

Au jour, il y avait trente noms sur une feuille de papier, et les deux premiers étaient ceux du baron d'Escorval et de Chanlouineau.

Aucun des infortunés réunis à l'Hôtel de France ne pouvait soupçonner cela, et cependant ils suèrent leur agonie pendant cette nuit, qui leur parut éternelle...

Enfin l'aube fit pâlir la lampe, on entendit battre la diane à la citadelle; l'heure où il était possible de commencer de nouvelles démarches arriva...

L'abbé Midon annonça qu'il allait se rendre seul chez le duc de Sairmeuse, et qu'il saurait bien forcer les consignes...

Il avait baigné d'eau fraîche ses yeux rougis et gonflés, et il se disposait à sortir, quand on frappa discrètement à la porte de la chambre.

Maurice cria: «entrez,» et tout aussitôt M. Langeron se présenta.

Sa physionomie seule annonçait un grand malheur, et en réalité, le digne homme était consterné.

Il venait d'apprendre que la «commission militaire» était constituée.

Au mépris de toutes les lois humaines et des règles les plus vulgaires de la justice, la présidence de ce tribunal de vengeance et de haine avait été attribuée au duc de Sairmeuse...

Et il l'avait acceptée, lui que son rôle pendant les événements allait rendre tout à la fois acteur, témoin et juge...

Les autres membres étaient tous militaires.

—Et quand la commission entre-t-elle en fonctions? demanda l'abbé Midon...

—Aujourd'hui même, répondit l'hôtelier d'une voix hésitante, ce matin... dans une heure... peut-être plus tôt!...

L'abbé Midon comprit bien que M. Langeron voulait et n'osait dire: «La commission s'assemble, hâtez-vous.»

—Venez! dit-il à Maurice, je veux être présent quand on interrogera votre père...

Ah! que n'eût pas donné la baronne pour suivre le prêtre et son fils! Elle ne le pouvait, elle le comprit et se résigna...

Ils partirent donc, et une fois dans la rue, ils aperçurent un soldat qui de loin leur faisait un signe amical.

Ils reconnurent le caporal Bavois et s'arrêtèrent.

Mais, lui, passa près d'eux, de l'air le plus indifférent, comme s'il ne les eût pas connus; seulement, en passant, il leur jeta cette phrase:

—J'ai vu Chanlouineau... bon espoir... il promet de sauver M. d'Escorval!...

XXVII

Il y avait à la citadelle de Montaignac, engagée au milieu des fortifications de la seconde enceinte, une vieille construction qu'on appelait «la chapelle.»

Consacrée jadis au culte, «la chapelle» restait sans destination. Elle était humide à ce point qu'elle ne pouvait même servir de magasin au régiment d'artillerie; les affûts des pièces y pourrissaient plus vite qu'en plein air. Une mousse noirâtre y couvrait les murs jusqu'à hauteur d'homme.

C'est cet endroit que le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu avaient choisi pour les séances de la commission militaire.

Tout d'abord, en y pénétrant, Maurice et l'abbé Midon sentirent comme un suaire de glace qui leur tombait sur les épaules. Une anxiété indéfinissable paralysa un instant toutes leurs facultés.

Mais la commission ne siégeait pas encore, ils purent se remettre et regarder...

Les dispositions prises pour transformer en tribunal cette salle lugubre attestaient la précipitation des juges et la volonté d'en finir promptement et brutalement.

On devinait le mépris absolu de toute forme et l'effrayante certitude du résultat.

Un vaste lit de camp, arraché à quelque corps de garde et apporté pendant la nuit par des soldats de corvée, figurait l'estrade. Il avait fallu le caller d'un côté pour faire disparaître l'inclinaison.

Sur cette estrade étaient placées trois tables grossières empruntées à la caserne, drapées de couvertes à cheval en guise de tapis. Des chaises de bois blanc attendaient les juges; mais au milieu étincelait le siège du président, un superbe fauteuil sculpté et doré, envoyé par M. le duc de Sairmeuse.

Plusieurs bancs de chêne disposés bout à bout, sur deux rangs, étaient destinés aux accusés.

Enfin, des cordes à fourrage tendues d'un mur à l'autre et fixées par des crampons, divisaient en deux la chapelle. C'était une précaution contre le public.

Précaution superflue, hélas!...

L'abbé Midon et Maurice s'étaient attendus à trouver une foule trop grande pour la salle, si vaste qu'elle fût, et ils trouvaient presque la solitude.

C'est qu'ils avaient compté sans la lâcheté humaine. La peur, infâme conseillère, retenait au fond de leur logis les gens de Montaignac.

Il n'y avait pas vingt personnes en tout dans la chapelle.

Contre le mur du fond, dans l'ombre, une douzaine d'hommes se tenaient debout, pâles et roides, les yeux brillant d'un feu sombre, les dents serrées par la colère... c'étaient des officiers à la demi-solde. Trois autres hommes vêtus de noir causaient à voix basse près de la porte. Dans un angle, des femmes de la campagne, leur tablier relevé sur leur tête, pleuraient, et leurs sanglots rompaient seuls le silence... Celles-là étaient les mères, les femmes ou les filles des accusés...

Neuf heures sonnèrent. Un roulement de tambour fit trembler les vitres de l'unique fenêtre... Une voix forte au dehors cria: «Présentez... armes!» La commission militaire entra, suivie du marquis de Courtomieu et de divers fonctionnaires civils.

Le duc de Sairmeuse était en grand uniforme, un peu rouge peut-être, mais plus hautain encore que de coutume. De tous les autres juges, un seul, un jeune lieutenant paraissait ému.

—La séance est ouverte!... prononça le duc de Sairmeuse, président.

Et d'une voix rude, il ajouta:

—Qu'on introduise les coupables.

Il n'avait même pas cette pudeur vulgaire de dire: les accusés.

Ils parurent, et un à un, jusqu'à trente, ils prirent place sur les bancs, au pied de l'estrade.

Chanlouineau portait haut la tête et promenait de tous côtés des regards assurés. Le baron d'Escorval était calme et grave, mais non plus que lorsqu'il était, jadis, appelé à donner son avis dans les conseils de l'Empereur.

Tous deux aperçurent Maurice, réduit à s'appuyer sur l'abbé pour ne pas tomber. Mais pendant que le baron adressait à son fils un simple signe de tête, Chanlouineau faisait un geste qui clairement signifiait:

—Ayez confiance en moi... ne craignez rien.

L'attitude des autres conjurés annonçait plutôt la surprise que la crainte. Peut-être n'avaient-ils conscience ni de ce qu'ils avaient osé, ni du danger qui les menaçait...

Les accusés placés, ce qui demanda un peu de temps, le capitaine rapporteur se leva.

Son réquisitoire, d'une violence inouïe, ne dura pas cinq minutes. Il exposa brièvement les faits, exalta les mérites du gouvernement de la Restauration et conclut à la peine de mort contre les trente accusés.

Lorsqu'il eut cessé de parler, le duc de Sairmeuse interpella le premier conjuré du premier banc:

—Levez-vous...

Il se leva.

—Votre nom? vos prénoms? votre âge?...

—Chanlouineau (Eugène-Michel), âgé de vingt-neuf ans, cultivateur-propriétaire.

—Propriétaire de biens nationaux...

—Propriétaire de biens qui, ayant été payés en bon argent, gagné à force de travail, sont à moi légitimement.

Le duc de Sairmeuse ne voulut pas relever le défi, car c'en était un, par le fait.

—Vous avez fait partie de la rébellion? poursuivit-il.

—Oui.

—Vous avez raison d'avouer, car on va introduire des témoins qui vous reconnaîtront.

Cinq grenadiers entrèrent; qui étaient de ceux que Chanlouineau avait tenus en respect pendant que Maurice, l'abbé Midon et Marie-Anne montaient en voiture.

Ces militaires affirmèrent qu'ils remettaient très-bien l'accusé, et même, l'un d'eux entama de lui un éloge intempestif, déclarant que c'était un solide gaillard, d'une bravoure admirable.

L'œil de Chanlouineau, pendant cette déposition, dut révéler quelque chose de ses angoisses. Les soldats parleraient-ils de cette circonstance de la voiture? Non, ils n'en parlèrent pas.

—Il suffît!... interrompit le président. Et se tournant vers Chanlouineau:

—Quels étaient vos projets? interrogea-t-il.

—Nous espérions nous débarrasser d'un gouvernement imposé par l'étranger, nous voulions nous affranchir de l'insolence des nobles et garder nos terres...

—Assez!... Vous étiez un des chefs de la révolte?

—Un des quatre chefs, oui...

—Quels étaient les autres?

Un sourire inaperçu glissa sur les lèvres du robuste gars, il parut se recueillir et dit:

—Les autres étaient M. Lacheneur, son fils Jean et le marquis de Sairmeuse.

M. le duc de Sairmeuse bondit sur son fauteuil doré.

—Misérable!... s'écria-t-il, coquin!... vil scélérat!... Il avait empoigné une lourde écritoire de plomb placée devant lui, et on put croire qu'il allait la lancer à la tête de l'accusé...

Chanlouineau demeurait seul impassible au milieu de cette assemblée, extraordinairement émue de son étrange déclaration.

—Vous m'interrogez, reprit-il, je réponds. Faites-moi mettre un bâillon, si mes réponses vous gênent... S'il y avait ici des témoins pour moi, comme il y en a contre, ils vous diraient si je ments... Mais tous les accusés qui sont là peuvent vous assurer que je dis la vérité... N'est-ce pas, vous autres?...

À l'exception du baron d'Escorval, il n'était pas un accusé capable de comprendre la portée des audacieuses allégations de Chanlouineau; tous cependant approuvèrent d'un signe de tête.

—Le marquis de Sairmeuse était si bien notre chef, poursuivit le hardi paysan, qu'il a été blessé d'un coup de sabre en se battant bravement à mes côtés...

Le duc de Sairmeuse était plus cramoisi qu'un homme frappé d'un coup de sang, et la fureur lui enlevait presque l'usage de la parole.

—Tu ments, coquin, bégayait-il, tu ments!

—Qu'on fasse venir le marquis, dit tranquillement Chanlouineau, on verra bien s'il est ou non blessé.

Il est sûr que l'attitude du duc eût donné à penser à un observateur. C'est qu'il doutait en ce moment, plus encore que la veille en apercevant la blessure de Martial. On l'avait cachée, il était impossible de l'avouer maintenant.

Heureusement pour M. de Sairmeuse, un des juges le tira d'embarras.

—J'espère, monsieur le président, dit-il, que vous ne donnerez pas satisfaction à cet arrogant rebelle, la commission s'y opposerait...

Chanlouineau éclata de rire.

—Naturellement, fit-il... Demain j'aurai le cou coupé, une blessure est vite cicatrisée, rien ne restera donc de la preuve que je dis. J'en ai une autre par bonheur, matérielle, indestructible, hors de votre puissance, et qui parlera quand mon corps sera à six pieds sous terre.

—Quelle est cette preuve? demanda un autre juge, que le duc regarda de travers.

L'accusé hocha la tête.

—Je ne vous la donnerais pas, répondit-il, quand vous m'offririez ma vie en échange... Elle est entre des mains sûres qui la feront valoir... On ira au roi, s'il le faut... Nous voulons savoir le rôle du marquis de Sairmeuse en cette affaire... s'il était vraiment des nôtres ou s'il n'était qu'un agent provocateur.

Un tribunal soucieux des règles immuables de la justice, ou simplement préoccupé de son honneur, eût exigé, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires, la comparution immédiate du marquis de Sairmeuse.

Et alors, tout s'éclaircissait, la vérité se dégageait des ténèbres, l'étonnante calomnie de Chanlouineau se trouvait confondue.

Mais la commission militaire ne devait point agir ainsi.

Ces hommes, qui siégeaient en grand uniforme, n'étaient pas des juges chargés d'appliquer une loi cruelle, mais enfin une loi!... C'étaient des instruments commis par les vainqueurs pour frapper les vaincus au nom de ce code sauvage que deux mots résument: vae victis!...

Le président, le noble duc de Sairmeuse, n'eût consenti à aucun prix à mander Martial. Les officiers, ses conseillers, ne le voulaient pas davantage.

Chanlouineau avait-il prévu cela?... On est autorisé à le supposer. Eût-il, sans une sorte d'intuition des faits, risqué un coup si hasardeux!...

Quoi qu'il en soit, le tribunal, après une courte délibération, décida qu'on ne prendrait pas en considération cet incident qui avait remué l'auditoire et stupéfié Maurice et l'abbé Midon.

L'interrogatoire se poursuivit donc avec une âpreté nouvelle.

—Au lieu de désigner des chefs imaginaires, reprit le duc de Sairmeuse, vous eussiez mieux fait de nommer le véritable instigateur du mouvement, qui n'est pas Lacheneur, mais bien un individu assis à l'autre extrémité de ce banc où vous êtes, le sieur Escorval.

—M. le baron d'Escorval ignorait absolument le complot, je le jure sur tout ce qu'il y a de plus sacré, et même...

—Taisez-vous!... interrompit le capitaine rapporteur, songez, plutôt que d'abuser la commission par des fables ridicules, songez à mériter son indulgence!...

Chanlouineau eut un geste et un regard empreints d'un tel dédain, que son interrupteur en fut décontenancé.

—Je ne veux pas d'indulgence, prononça-t-il... J'ai joué, j'ai perdu, voici ma tête... payez-vous... Mais si vous n'êtes pas plus cruels que les bêtes féroces, vous aurez pitié de ces malheureux qui m'entourent... J'en aperçois dix, pour le moins, parmi eux, qui jamais n'ont été nos complices et qui certainement n'ont pas pris les armes... Les autres ne savaient ce qu'ils faisaient... Non, ils ne le savaient pas!...

Ayant dit, il se rassit, indifférent et fier, sans paraître remarquer le frémissement qui, à sa voix vibrante, avait couru dans l'auditoire, parmi les soldats de garde et jusque sur l'estrade.

La douleur des pauvres paysannes en était ravivée, et leurs sanglots et leurs gémissements emplissaient la salle immense.

Les officiers à la demi-solde étaient devenus plus sombres et plus pâles, et sur les joues ridées de plusieurs d'entre eux, de grosses larmes roulaient.

—Celui-là, pensaient-ils, est un homme!

L'abbé Midon s'était penché vers Maurice.

—Évidemment, murmurait-il, Chanlouineau joue un rôle... Il prétend sauver votre père... Comment?... Je ne comprends pas.

Les juges, cependant, s'étaient retournés à demi, et tous inclinés vers le président, ils délibéraient à voix basse, avec animation.

C'est qu'une difficulté se présentait.

Les accusés, pour la plupart, ignorant leur mise en accusation immédiate, n'avaient pas pensé à se pourvoir d'un défenseur.

Et cette circonstance, amère dérision! effrayait et arrêtait ce tribunal inique, qui n'avait pas craint de fouler aux pieds les plus saintes lois de l'équité, qui s'était affranchi de toutes les entraves de la procédure.

Le parti de ces juges était pris, leur verdict était comme rendu à l'avance, et cependant ils voulaient qu'une voix s'élevât pour défendre ceux qui ne pouvaient plus être défendus.

Mais par une sorte de hasard, trois avocats choisis par la famille de plusieurs accusés se trouvaient dans la salle.

C'était ces trois hommes que Maurice en entrant avait remarqués, causant près de la porte de la chapelle...

Cela fut dit à M. de Sairmeuse; il se retourna vers eux en leur faisant signe d'approcher; puis, leur montrant Chanlouineau:

—Voulez vous, demanda-t-il, vous charger de la défense de ce coupable?

Les avocats furent un instant sans répondre. Cette séance monstrueuse les impressionnait vivement, et ils se consultaient du regard.

—Nous sommes tout disposés à défendre le prévenu, répondit enfin le plus âgé, mais nous le voyons pour la première fois, nous ignorons ses moyens de défense, un délai nous est indispensable pour conférer avec lui...

—Le conseil ne peut vous accorder aucun délai, interrompit M. de Sairmeuse, voulez-vous, oui on non, accepter la défense?...

L'avocat hésitait, non qu'il eût peur, c'était un vaillant homme, mais parce qu'il cherchait quelque argument assez fort pour troubler la conscience de ces juges.

—Et si nous refusions?... interrogea-t-il.

Le duc de Sairmeuse laissa voir un mouvement d'impatience.

—Si vous refusez, dit-il, je donnerai pour défenseur d'office à ce scélérat, le premier tambour qui me tombera sous la main.

—Je parlerai donc, dit l'avocat, mais non sans protester de toutes mes forces contre cette façon inouïe de procéder...

—Oh!... faites-nous grâce de vos homélies... et soyez bref.

Après l'interrogatoire de Chanlouineau, improviser là, sur-le-champ, une plaidoirie, était difficile. Pourtant le courageux défenseur puisa dans son indignation des considérations qui eussent fait réfléchir un autre tribunal.

Pendant qu'il parlait, le duc de Sairmeuse s'agitait sur son fauteuil doré, avec toutes les marques de la plus impertinente impatience...

—C'est bien long, prononça-t-il, dès que l'avocat eut fini, c'est terriblement long!... Nous n'en finirons jamais, si chacun des accusés doit nous tenir autant!...

Il se retournait déjà vers ses collègues pour recueillir leur opinion, quand se ravisant tout à coup il proposa au conseil de réunir toutes les causes, à l'exception de celle du sieur d'Escorval.

—Ainsi, objectait-il, on abrégerait singulièrement «la besogne,» puisqu'on n'aurait que deux jugements à prononcer... Ce qui n'empêchera pas la défense d'être individuelle, ajouta-t-il.

Les avocats se récrièrent. Un jugement «en bloc,» comme disait le duc, leur enlevait l'espoir d'arracher au bourreau un seul des malheureux prévenus.

—Quelle défense prononcerons-nous, disaient-ils, lorsque nous ne savons rien de la situation particulière de chacun des accusés! Nous ignorons jusqu'à leurs noms!... Il nous faudra les désigner par la forme de leurs vêtements et la couleur de leurs cheveux...

Ils suppliaient le tribunal de leur accorder huit jours de délai, quatre jours, vingt-quatre heures!... Efforts inutiles! La proposition du président avait été adoptée, il fut passé outre.

En conséquence, chacun des prévenus fut appelé d'après le rang qu'il occupait sur le banc. Il s'approchait du bureau, donnait son nom, ses prénoms, son âge, indiquait son domicile et sa profession... et il recevait l'ordre de retourner à sa place.

À peine laissa-t-on à six ou sept accusés le temps de dire qu'ils étaient absolument étrangers à la conspiration, qu'on leur avait mis la main au collet le 5, en plein jour, pendant qu'ils s'entretenaient paisiblement sur la grande route... Ils demandaient à fournir la preuve matérielle de ce qu'ils avançaient... ils invoquaient le témoignage des soldats qui les avaient arrêtés...

M. d'Escorval, dont la cause se trouvait disjointe, ne fut pas appelé. Il devait être interrogé le dernier.

—Maintenant la parole est aux défenseurs, dit le duc de Sairmeuse, mais abrégeons, abrégeons!... Il est déjà midi.

Alors commença une scène inouïe, honteuse, révoltante. À chaque moment, le duc interrompait les avocats, leur ordonnait de se taire, les interpellait ou les raillait...

—C'est chose incroyable, disait-il, de voir défendre de pareils scélérats...

Ou encore:

—Allez, vous devriez rougir de vous constituer les défenseurs de ces misérables!

Les avocats tinrent ferme, encore qu'ils sentissent l'inanité de leurs efforts. Mais que pouvaient-ils?... La défense de ces vingt-neuf accusés ne dura pas une heure et demie...

Enfin la dernière parole fut prononcée, le duc de Sairmeuse respira bruyamment, et d'un ton qui trahissait la joie la plus cruelle:

—Accusé Escorval, levez-vous.

Interpellé, le baron se leva, digne, impassible...

Des sensations qui l'agitaient, et elles devaient être terribles, rien ne paraissait sur son noble visage.

Il avait réprimé jusqu'au sourire de dédain que faisait monter à ses lèvres la misérable affectation du duc à ne lui point donner le titre qui lui appartenait.

Mais en même temps que lui, Chanlouineau s'était dressé, vibrant d'indignation, rouge comme si la colère eût charrié à sa face tout le sang généreux de ses veines.

—Restez assis!... commanda le duc, ou je vous fais expulser...

Lui déclara qu'il voulait parler: il avait quelque chose à dire, des observations à ajouter à la plaidoirie des avocats...

Alors, sur un signe, deux grenadiers approchèrent, qui appuyèrent leurs mains sur les épaules du robuste paysan. Il se laissa retomber sur son banc, comme s'il eût cédé à une force supérieure, lui qui eût étouffé aisément ces deux soldats, rien qu'en les serrant entre ses bras de fer.

On l'eût dit furieux; intérieurement il était ravi. Le but qu'il se proposait, il l'avait atteint. Ses yeux avaient rencontré les yeux de l'abbé Midon, et dans un rapide regard, inaperçu de tous, il avait pu lui dire:

—Quoi qu'il advienne, veillez sur Maurice, contenez-le... qu'il ne compromette pas, par quelque éclat, le dessein que je poursuis!...

La recommandation n'était pas inutile.

La figure de Maurice était bouleversée comme son âme; il étouffait, il n'y voyait plus, il sentait s'égarer sa raison.

—Où donc est le sang-froid que vous m'avez promis!... murmura le prêtre.

Cela ne fut pas remarqué. L'attention, dans cette grande salle lugubre, était intense, palpitante... Si profond était le silence qu'on entendait le pas monotone des sentinelles de faction autour de la chapelle.

Chacun sentait instinctivement que le moment décisif était venu, pour lequel le tribunal avait ménagé et réservé tous ses efforts.

Condamner de pauvres paysans dont nul ne prendrait souci... la belle affaire!... Mais frapper un homme illustre, qui avait été le conseiller et l'ami fidèle de l'Empereur... Quelle gloire et quel espoir pour des ambitions ardentes, altérées de récompenses.

L'instinct de l'auditoire avait raison. S'ils jugeaient sans enquête préalable des conjurés obscurs, les commissaires avaient poursuivi contre M. d'Escorval une information relativement complète.

Grâce à l'activité du marquis de Courtomieu, on avait réuni sept chefs d'accusation, dont le moins grave entraînait la peine de mort.

—Lequel de vous, demanda M. de Sairmeuse aux avocats, consentira à détendre ce grand coupable?...

—Moi!... répondirent ensemble ces trois hommes.

—Prenez garde, fit le duc avec un mauvais sourire, la tâche est... lourde.

Lourde!... Il eût mieux fait de dire dangereuse. Il eût pu dire que le défenseur risquait sa carrière, à coup sûr... le repos de sa vie et sa liberté, vraisemblablement... sa tête, peut-être...

Mais il le donnait à entendre, et tout le monde le savait.

—Notre profession a ses exigences, dit noblement le plus âgé des avocats.

Et tous trois, courageusement, ils allèrent prendre place près du baron d'Escorval, vengeant ainsi l'honneur de leur robe, qui venait d'être misérablement compromis dans une ville de cent mille âmes, où deux pures et innocentes victimes de réactions furieuses, n'avaient pu, ô honte! trouver un défenseur.

—Accusé, reprit M. de Sairmeuse, dites-nous votre nom, vos prénoms, votre profession?

—Louis-Guillaume, baron d'Escorval, commandeur de l'ordre de la Légion d'honneur, ancien conseiller d'État du gouvernement de l'empereur.

—Ainsi, vous avouez de honteux services, vous confessez...

—Pardon, monsieur!... Je me fais gloire d'avoir servi mon pays et de lui avoir été utile dans la mesure de mes forces...

D'un geste furibond le duc l'interrompit:

—C'est bien!... fit-il, messieurs les commissaires apprécieront... C'est sans doute pour reconquérir ce poste de conseiller d'État que vous avez conspiré contre un prince magnanime avec ce vil ramassis de misérables!...

—Ces paysans ne sont pas des misérables, monsieur, mais bien des hommes égarés. Ensuite, vous savez, oui, vous savez aussi bien que moi que je n'ai pas conspiré.

—On vous a arrêté les armes à la main dans les rangs des rebelles!...

—Je n'avais pas d'armes, monsieur, vous ne l'ignorez pas... et si j'étais parmi les révoltés, c'est que j'espérais les décider à abandonner une entreprise insensée!...

—Vous mentez!...

Le baron d'Escorval pâlit sous l'insulte et ne répondit pas.

Mais il y eut un homme dans l'auditoire, qui ne put supporter l'horrible, l'abominable injustice, qui fut emporté hors de soi... Et celui-là, ce fut l'abbé Midon, qui, l'instant d'avant, recommandait le calme à Maurice.

Il quitta brusquement sa place, se courba pour passer sous les cordes à fourrage qui barraient l'enceinte réservée, et s'avança au pied de l'estrade.

—M. le baron d'Escorval dit vrai, prononça-t-il d'une voix éclatante, les trois cents prisonniers de la citadelle l'attesteront, les accusés en feront serment la tête sur le billot... Et moi qui l'accompagnais, qui marchais à ses côtés, moi prêtre, je jure devant Dieu qui vous jugera l'un et l'autre, monsieur de Sairmeuse, je jure que tout ce qu'il était humainement possible de faire pour arrêter le mouvement, nous l'avons fait!...

Le duc écoutait d'un air à la fois ironique et méchant.

—On ne me trompait donc pas, dit-il, quand on m'affirmait que la rébellion avait un aumônier!... Allez, monsieur le curé, vous devriez rentrer sous terre de honte. Vous, un prêtre, mêlé à ces coquins, à ces ennemis de notre bon roi et de notre sainte religion!... Et ne niez pas... Vos traits contractés, vos yeux rougis, le désordre de vos vêtements souillés de poussière et de boue, tout trahit votre conduite coupable!... Faut-il donc que ce soit moi, un soldat, qui vous rappelle à la pudeur, au respect de votre caractère sacré!... Taisez-vous, monsieur, éloignez-vous!...

Les avocats se levèrent vivement.

—Nous demandons, s'écrièrent-ils, que ce témoin soit entendu, il doit l'être... Les commissions militaires ne sont pas au-dessus des lois qui régissent les tribunaux ordinaires.

—Si je ne dis pas la vérité, reprit l'abbé Midon, avec une animation extraordinaire, je suis donc un faux témoin, pis encore, un complice... Votre devoir en ce cas est de me faire arrêter...

La physionomie du duc de Sairmeuse exprimait une hypocrite compassion.

—Non, monsieur le curé, dit-il; non, je ne vous ferai pas arrêter... Je saurai éviter le scandale que vous recherchez... Nous aurons pour l'habit les égards que l'homme ne mérite pas... Une dernière fois, retirez-vous, sinon je me verrai contraint d'employer la force!...

À quoi eût abouti une résistance plus longue?... À rien. L'abbé, plus blanc que le plâtre des murs, désespéré, les yeux pleins de larmes, regagna sa place près de Maurice.

Les avocats, pendant ce temps, protestaient avec une énergie croissante... Mais le duc, à grand renfort de coups de poing sur la table, finit par les réduire au silence.

—Ah! vous voulez des dépositions! s'écria-t-il. Eh bien! vous en aurez. Soldats, introduisez le premier témoin.

Un mouvement se fit parmi les grenadiers de garde, et presque aussitôt parut Chupin, qui s'avança d'un air délibéré.

Mais sa contenance mentait; un observateur l'eût vu à ses yeux, dont l'inquiète mobilité trahissait ses terreurs.

Même, il eut dans la voix un tremblement très-appréciable, quand, la main levée, il jura sur son âme et conscience de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

—Que savez-vous de l'accusé Escorval? demanda le duc.

—Il faisait partie du complot qui a éclaté dans la nuit du 4 au 5.

—En êtes-vous bien sûr?

—J'ai des preuves.

—Soumettez-les à l'appréciation de la commission.

Le vieux maraudeur se rassurait.

—D'abord, répondit-il, c'est chez M. d'Escorval que M. Lacheneur a couru après qu'il a eu restitué, bien malgré lui, à M. le duc, le château des ancêtres de M. le duc... M. Lacheneur y a rencontré Chanlouineau, et de ce jour-là date le plan de la conjuration.

—J'étais l'ami de Lacheneur, il était naturel qu'il vînt me demander des consolations après un grand malheur.

M. de Sairmeuse se retourna vers ses collègues.

—Vous entendez! fit-il. Le sieur Escorval appelle un grand malheur la restitution d'un dépôt!... Continuez, témoin.

—En second lieu, reprit Chupin, l'accusé était toujours fourré chez M. Lacheneur...

—C'est faux, interrompit le baron, je n'y suis allé qu'une fois, et encore, ce jour-là, l'ai-je conjuré de renoncer...

Il s'arrêta, comprenant trop tard la terrible portée de ce qu'il disait. Mais ayant commencé, il ne voulut pas reculer, et il ajouta:

—Je l'ai conjuré de renoncer à ses projets de soulèvement.

—Ah!... vous les connaissiez donc, ces projets impies?

—Je les soupçonnais...

La non révélation d'un complot, c'était l'échafaud... Le baron d'Escorval venait, pour ainsi dire, de signer son arrêt de mort.

Étrange caprice de la destinée!... Il était innocent, et cependant, en l'état de la procédure, il était le seul de tous les accusés qu'un tribunal régulier eût pu condamner légalement, un texte sous les yeux.

Maurice et l'abbé Midon étaient atterrés de cet abandon de soi, mais Chanlouineau, qui s'était retourné vers eux, avait encore aux lèvres son sourire de confiance.

Qu'espérait-il donc, alors que tout espoir paraissait absolument perdu?...

Mais la commission, elle, triomphait sans vergogne, et M. de Sairmeuse laissait éclater une joie indécente.

—Eh bien! Messieurs!... dit-il aux avocats d'un ton goguenard.

Les défenseurs dissimulaient mal leur découragement, mais ils n'en essayaient pas moins de contester la valeur de la déclaration de leur client. Il avait dit qu'il soupçonnait le complot, et non qu'il le connaissait... Ce n'était pas la même chose...

—Dites tout de suite que vous voulez des charges plus accablantes encore, interrompit le duc de Sairmeuse. Soit!... On va vous en produire. Continuez votre déposition, témoin...

Le vieux maraudeur hocha la tête d'un air capable.

—L'accusé, reprit-il, assistait à tous les conciliabules qui se tenaient chez Lacheneur, et la preuve en est plus claire que le jour... Ayant à traverser l'Oiselle pour se rendre à la Rèche, et craignant que le passeur ne remarquât ses voyages nocturnes, le baron a fait, juste à cette époque, raccommoder un vieux canot dont il ne se servait pas depuis des années...

—En effet!... voilà une circonstance frappante! Accusé Escorval, reconnaissez-vous avoir fait réparer votre bateau?...

—Oui!... mais non avec le dessein que dit cet homme.

—Dans quel but alors?...

Le baron garda le silence. N'était-ce pas sur les instances de Maurice que le canot avait été remis en état!

—Enfin, continua Chupin, quand Lacheneur a mis le feu à sa maison pour donner le signal du soulèvement, l'accusé était près de lui...

—Pour le coup, s'écria le duc, voilà qui est concluant...

—J'étais à la Rèche, en effet, interrompit le baron, mais c'était, je vous l'ai déjà dit, avec la ferme volonté d'empêcher le mouvement.

M. de Sairmeuse eut un petit ricanement dédaigneux.

—Messieurs les commissaires, prononça-t-il avec emphase, peuvent voir que l'accusé n'a même pas le courage de sa scélératesse... Mais je vais le confondre. Qu'avez-vous fait, accusé, quand les insurgés ont quitté la lande de la Rèche?

—Je suis rentré chez moi en toute hâte, j'ai pris un cheval et je me suis rendu au carrefour de la Croix-d'Arcy.

—Vous saviez donc que c'était l'endroit désigné pour le rendez-vous général?

—Lacheneur venait de me l'apprendre.

—Si j'admettais votre version, je vous dirais que votre devoir était d'accourir à Montaignac prévenir l'autorité... Mais vous n'avez pas agi comme vous dites... Vous n'avez pas quitté Lacheneur, vous l'avez accompagné.

—Non, monsieur, non!...

—Et si je vous le prouvais d'une façon indiscutable?...

—Impossible, monsieur, puisque cela n'est pas.

À la sinistre satisfaction qui éclairait le visage de M. de Sairmeuse, l'abbé Midon comprit que ce juge inique devait avoir entre les mains une arme inattendue et terrible, et que le baron d'Escorval allait être écrasé sous quelqu'une de ces coïncidences fatales qui expliquent sans les justifier toutes les erreurs judiciaires...

Sur un signe du commissaire rapporteur, le marquis de Courtomieu avait quitté sa place et s'était avancé jusqu'à l'estrade.

—Je vous prie, monsieur le marquis, lui dit le duc, de vouloir bien donner à la commission lecture de la déposition écrite et signée de Mlle votre fille.

Cet effet d'audience devait avoir été préparé. M. de Courtomieu chaussa ses lunettes, tira de sa poche un papier qu'il déplia, et au milieu d'un silence de mort, il lut:

«Moi, Blanche de Courtomieu, soussignée, après avoir juré sur mon âme et conscience de dire la vérité, je déclare:

«Dans la soirée du 4 février dernier, entre dix et onze heures, suivant en voiture la route qui conduit de Sairmeuse à Montaignac, j'ai été assaillie par une horde de brigands armés. Pendant qu'ils délibéraient pour savoir s'ils devaient s'emparer de ma personne et piller ma voiture, j'ai entendu l'un d'eux s'écrier en parlant de moi: «Il faut qu'elle descende, n'est-ce pas M. d'Escorval?» Je crois que le brigand qui a prononcé ces paroles est un homme du pays nommé Chanlouineau, mais je n'oserais l'affirmer.»

Un cri terrible, suivi de gémissements inarticulés, interrompit le marquis.

Le supplice enduré par Maurice était trop grand pour ses forces et pour sa raison. Il venait de s'élancer vers le tribunal pour crier: «C'est à moi que s'adressait Chanlouineau, seul je suis coupable, mon père est innocent!...»

L'abbé Midon, par bonheur, eut la présence d'esprit de se jeter devant lui et d'appliquer sa main sur sa bouche...

Mais le prêtre n'eût pu contenir ce malheureux jeune homme sans les officiers à demi-solde placés près de lui.

Devinant tout peut-être, ils entourèrent Maurice, l'enlevèrent et le portèrent dehors, bien qu'il se débattit avec une énergie extraordinaire.

Tout cela ne prit pas dix secondes.

—Qu'est-ce? fit le duc, en promenant sur l'auditoire un regard irrité.

Personne ne souffla mot.

—Au moindre bruit je fais évacuer la salle, ajouta M. de Sairmeuse. Et vous, accusé, qu'avez-vous à dire pour votre justification, après l'accablant témoignage de Mlle de Courtomieu?

—Rien! murmura le baron.

—Ainsi, vous avouez?...

Une fois dehors, l'abbé Midon avait confié Maurice à trois officiers à demi-solde qui s'étaient engagés, sur l'honneur, à le conduire, à le porter au besoin à l'hôtel, et à l'y retenir de gré ou de force.

Rassuré de ce côté, le prêtre rentra dans la salle juste à temps pour voir le baron se rasseoir sans répondre, indiquant ainsi qu'il renonçait à disputer plus longtemps sa tête.

Que dire, en effet!... se défendre, n'était-ce pas risquer de trahir son fils, le livrer quand déjà lui-même, quoi qu'il advint, ne pouvait plus être sauvé...

Jusqu'alors, il n'était personne dans l'auditoire qui ne crût à l'innocence absolue du baron. Était-il donc coupable?... Sa résignation devait le faire croire; quelques-uns le crurent.

Mais les membres de la commission, qui avaient aperçu le mouvement de Maurice, ne pouvaient pas ne pas soupçonner la vérité. Ils se turent cependant.

Toutes les affaires de ce genre ont des côtés sombres et mystérieux que n'éclairent jamais les débats publics.

Si les accusés se tiennent bien, les accusateurs semblent redouter d'aller jusqu'au fond des choses, ne sachant ce qu'ils y trouveront.

Conseillé par le marquis de Courtomieu, inquiet du rôle de son fils, le duc de Sairmeuse devait tenir à circonscrire l'accusation. Il n'avait pas fait arrêter l'abbé Midon, il était bien résolu à ne pas inquiéter Maurice tant qu'il n'y serait pas contraint.

Le baron d'Escorval semblait se reconnaître coupable; n'était-ce pas une assez belle victoire pour le duc de Sairmeuse!...

Il se retourna vers les avocats, et d'un air dédaigneux et ennuyé:

—Maintenant, leur dit-il, parlez, puisqu'il le faut absolument, mais pas de phrases!... Nous devrions avoir fini depuis une heure.

Le plus âgé des avocats se leva, frémissant d'indignation, prêt à tout braver pour dire sa pensée; mais le baron l'arrêta.

—N'essayez pas de me défendre, monsieur, prononça-t-il froidement... ce serait inutile!... Je n'ai qu'un mot à dire à mes juges: qu'ils se souviennent de ce qu'écrivait au roi le noble et généreux maréchal Moncey: l'échafaud ne fait pas d'amis!

Ce souvenir n'était pas de nature à émouvoir beaucoup la commission. Le maréchal, pour cette phrase, avait été «destitué» et condamné à trois mois de prison...

Cependant, les avocats ne prenant pas la parole, le duc de Sairmeuse résuma les débats et la commission se retira pour délibérer.

M. d'Escorval restait pour ainsi dire avec ses défenseurs. Il leur serra affectueusement la main, et en termes qui attestaient la liberté de son esprit, il les remercia de leur dévouement et de leur courage.

Ces hommes de cœur pleuraient...

Alors, le baron attira vers lui le plus âgé, et rapidement, tout bas, d'une voix émue:

—J'ai, monsieur, lui dit-il, un dernier service à vous demander... Tout à l'heure, quand la sentence de mort aura été prononcée, rendez-vous près de mon fils... Vous lui direz que son père mourant lui ordonne de vivre... il vous comprendra. Dites-lui bien que c'est ma dernière volonté: Qu'il vive... pour sa mère!...

Il se tut, la commission rentrait...

Des trente accusés, neuf, déclarés non coupables, étaient relâchés...

Les vingt-et-un autres, et M. d'Escorval et Chanlouineau étaient de ce nombre, étaient condamnés à mort!...

Chanlouineau souriait toujours!...

XXVIII

L'abbé Midon avait eu raison de se reposer sur la parole des officiers à demi-solde.

Voyant que toutes leurs instances ne décideraient pas Maurice à s'éloigner de la citadelle, ces hommes de cœur le saisirent chacun sous un bras, et littéralement l'emportèrent.

Bien leur en prit d'être robustes, car Maurice fit, pour leur échapper, les efforts les plus désespérés... Chaque pas en avant fut le résultat d'une lutte.

—Laissez-moi! criait-il en se débattant, laissez-moi aller où le devoir m'appelle!... vous me déshonorez en prétendant me sauver!...

Et au bruit de ce qui leur paraissait être un rêve, les gens de Montaignac entre-bâillaient leurs volets et jetaient dans la rue un regard inquiet.

—C'est, disaient-ils, le fils de cet honnête homme, qu'on va condamner... Pauvre garçon! comme il doit souffrir!...

Oui, il souffrait, et comme on ne souffre pas dans les convulsions de l'agonie! Voilà donc où l'avait conduit son amour pour Marie-Anne, ce radieux amour à qui tout jadis avait semblé sourire...

Misérable fou!... Il s'était jeté à corps perdu dans une entreprise insensée, et on faisait remonter à son père la responsabilité de ses actes!... Il vivrait, lui, coupable, et son père innocent serait jeté au bourreau!

Mais la faculté de souffrir a ses limites...

Une fois dans la chambre de l'hôtel, entre sa mère et Marie-Anne, Maurice se laissa tomber sur une chaise, anéanti par cette invincible torpeur qui suit les douleurs trop lourdes pour les forces humaines.

—Rien n'est décidé encore, répondirent les officiers aux questions de Mme d'Escorval, M. le curé de Sairmeuse doit accourir dès que le verdict sera rendu...

Puis, comme ils avaient juré de ne pas perdre Maurice de vue, ils s'assirent, sombres et silencieux.

Au dehors, tout se taisait; on eût cru l'hôtel désert. Les gens de la maison s'entendaient pour ne pas troubler cette grande et noble infortune; ils la respectaient comme on respecte le sommeil du condamné à mort la nuit qui précède l'exécution.

Enfin, un peu avant quatre heures, l'abbé Midon arriva, suivi de l'avocat, auquel le baron avait confié ses volontés dernières...

—Mon mari!... s'écria Mme d'Escorval en se dressant tout d'un bloc.

Le prêtre baissa la tête... elle comprit.

—Mort!... balbutia-t-elle. Ils l'ont condamné!...

Et plus assommée que par un coup de maillet sur la tête, elle s'affaissa sur son fauteuil, inerte, les bras pendants...

Mais cet anéantissement dura peu; elle se releva:

—À nous donc de le sauver!... s'écria-t-elle, l'œil brillant de la flamme des résolutions héroïques, à nous de l'arracher à l'échafaud!... Debout, Maurice... Marie-Anne, debout!... Assez de lâches lamentations, à l'œuvre!... Vous aussi, Messieurs, vous m'aiderez!... Je peux compter sur vous, monsieur le curé!... Qu'allons-nous faire?... Je l'ignore. Mais il doit y avoir quelque chose à faire... La mort de ce juste serait un trop grand crime, Dieu ne le permettra pas...

Elle s'arrêta, brusquement, les mains jointes, les yeux levés au ciel, comme si une inspiration divine lui fût venue...

—Et le roi!... reprit-elle, le roi souffrira-t-il qu'un tel forfait s'accomplisse!... Non! Un roi peut refuser de faire grâce, il ne saurait refuser de faire justice!... Je veux aller à lui, je lui dirai tout!... Comment cette idée de salut ne m'est-elle pus venue plus tôt!... Il faut partir à l'instant pour Paris, sans perdre une seconde... Maurice, tu m'accompagnes!... Que l'un de vous, messieurs, m'aille commander des chevaux à la poste...

Elle pensa qu'on lui obéissait, et précipitamment elle passa dans la pièce voisine pour faire ses préparatifs de voyage.

—Pauvre femme!... murmura l'avocat à l'oreille de l'abbé Midon, elle ignore que les arrêts des commissions militaires sont exécutoires dans les vingt-quatre heures.

—Eh bien?...

—Il faut quatre jours pour aller à Paris.

Il réfléchit et ajouta:

—Après cela, la laisser partir serait peut-être un acte d'humanité... Ney, au matin de son exécution, ne parla-t-il pas du roi pour éloigner la maréchale qui sanglotait à demi évanouie au milieu de son cachot?...

L'abbé Midon hocha la tête.

—Non, dit-il, Mme d'Escorval ne nous pardonnerait pas de l'avoir empêchée de recueillir la dernière pensée de son mari...

Elle reparut en ce moment, et le prêtre rassemblait son courage pour lui apprendre la vérité cruelle, quand on frappa à la porte à coups précipités.

Un des officiers à demi-solde ouvrit, et Bavois, le caporal des grenadiers, entra, la main droite à son bonnet de police, respectueusement; comme s'il eût été en présence d'un supérieur.

—Mlle Lacheneur? demanda-t-il.

Marie-Anne s'avança:

—C'est moi, monsieur, répondit-elle, que me voulez-vous?

—J'ai ordre, mademoiselle, de vous conduire à la citadelle...

—Ah!... fit Maurice d'un ton farouche, on arrête les femmes aussi!...

Le digne caporal se donna sur le front un énorme coup de poing.

—Je ne suis qu'une vieille bête!... prononça-t-il, et je m'explique mal. Je veux dire que je viens chercher mademoiselle de la part d'un des condamnés, le nommé Chanlouineau, qui voudrait lui parler...

—Impossible, mon brave, dit un des officiers, on ne laissera pas mademoiselle pénétrer près d'un condamné sans une permission spéciale...

—Eh!... on l'a, cette permission! fit le vieux soldat.

Il s'assura, d'un regard, qu'il n'avait rien à redouter d'aucun de ces visiteurs, et plus bas il ajouta:

—Même, ce Chanlouineau m'a glissé dans le tuyau de l'oreille qu'il s'agit d'une affaire que sait bien M. le curé.

Le hardi paysan avait-il donc réellement trouvé quelque expédient de salut?... L'abbé Midon commençait presque à le croire.

—Il faut suivre ce vieux brave, Marie-Anne, dit-il.

À la seule pensée qu'elle allait revoir Chanlouineau, la pauvre jeune fille frissonna. Mais l'idée ne lui vint même pas de se soustraire à une démarche qui lui semblait le comble du malheur...

—Partons, monsieur, dit-elle au vieux soldat.

Mais le caporal restait à la même place, clignant de l'œil selon son habitude quand il voulait bien fixer l'attention de ses interlocuteurs.

—Minute!... fit-il. Ce Chanlouineau, qui me parait un lapin, m'a dit de vous dire comme cela que tout va bien!... Si je vois pourquoi, je veux être pendu!... Enfin, c'est son opinion! Il m'a bien prié aussi de vous commander de ne pas bouger, de ne rien tenter avant le retour de mademoiselle, qui sera revenue avant une heure. Il vous jure qu'il tiendra ses promesses, il vous demande votre parole de lui obéir...

—Nous ne tenterons rien avant une heure, dit l'abbé Midon, je le promets...

—Alors, c'est tout... Salut la compagnie... Et nous, mademoiselle, au pas accéléré, marche!... le pauvre diable là-bas, doit être sur le gril...

Qu'on permît à un condamné de recevoir la fille du chef de la conjuration, de ce Lacheneur qui avait su se dérober à toutes les poursuites, il y avait là de quoi surprendre...

Mais Chanlouineau, à qui cette autorisation était indispensable, s'était ingénié à chercher le moyen de se la procurer...

C'est pourquoi, dès que fut prononcé le jugement qui le condamnait à mort, il parut saisi de terreur et se mit à pleurer lamentablement.

Les soldats ne revenaient pas de voir ce robuste gars, hardi tout à l'heure jusqu'à l'insolence, si défaillant qu'on dut le porter jusqu'à son cachot.

Là, ses lamentations redoublèrent, et il supplia ses gardiens d'aller lui chercher quelqu'un à qui parler, le duc de Sairmeuse ou le marquis de Courtomieu, affirmant qu'il avait à faire des révélations de la plus haute importance...

Ce gros mot, révélations, fit accourir M. de Courtomieu au cachot de Chanlouineau.

Il y trouva un homme à genoux, les traits décomposés, suant en apparence l'agonie de la peur, qui se traîna jusqu'à lui, qui lui prit les mains et les baisa, criant grâce et pardon, jurant que pour conserver la vie il était prêt à tout, oui, à tout, même à livrer M. Lacheneur...

Prendre Lacheneur!... Cette perspective devait enflammer le zèle du marquis de Courtomieu.

—Vous savez donc où se cache ce brigand?... lui demanda-t-il.

Chanlouineau déclara qu'il l'ignorait, mais il affirma que Marie-Anne, la fille de Lacheneur, le savait. Elle avait en lui, jurait-il, la plus entière confiance, et si on voulait lui permettre de l'envoyer chercher, et le laisser seul avec elle seulement dix minutes, il se faisait fort de lui arracher le secret de la retraite de son père... Ainsi posé, le marché devait être vite conclu.

La vie fut promise au condamné en échange de la vie de Lacheneur...

Un soldat, qui se trouva être le caporal Bavois, fut expédié à Marie-Anne...

Et Chanlouineau attendit, dévoré d'anxiété.

L'énergie déployée par le robuste gars jusqu'au moment de sa soudaine et incompréhensible défaillance, l'avait fait traiter en prisonnier dangereux et lui avait valu, ni plus ni moins qu'au baron d'Escorval, l'honneur des plus minutieuses précautions et la faveur de la solitude.

On l'avait séparé de ses compagnons pour l'enfermer dans le cachot réputé le plus sûr de la citadelle, qui jusqu'alors n'avait eu pour hôtes que les soldats condamnés à mort.

Ce cachot, situé au rez-de-chaussée, au fond d'un corridor obscur, était long et étroit, et à demi conquis sur le roc.

Un abat-jour placé à l'extérieur, devant la fenêtre, mesurait si parcimonieusement la lumière, qu'à peine on y voyait assez pour déchiffrer les exclamations désespérées et les noms charbonnés sur le mur.

Une botte de paille avec une mauvaise couverture, un escabeau, une cruche et un baquet infect, ajoutaient encore à l'aspect sinistre de ce séjour, bien fait pour porter le désespoir dans les âmes les plus solidement trempées. Mais qu'importait à Chanlouineau l'horreur de son cachot!... Il était dans une de ces crises où les circonstances extérieures cessent d'exister.

Les geôliers ne gardaient que son corps... son âme libre se jouant des verroux et des grilles, s'élançait vers les sphères supérieures, loin, bien loin des misères, des passions, des bassesses et des rancunes humaines.

Ah!... M. de Courtomieu revenant tout à coup n'eût plus reconnu le lâche qui l'instant d'avant se traînait à ses pieds, tremblant et blême. Ou plutôt il eût constaté qu'il avait été dupe d'une habile et audacieuse comédie.

Cet héroïque paysan, qui ne devait pas voir se coucher le soleil du lendemain, était comme transfiguré par la joie qu'il ressentait du succès de sa ruse.

Jusqu'à ce moment, il avait pu craindre une de ces circonstances futiles qui, pareilles au grain de sable brisant une machine parfaite, disloquent les plans les mieux connus.

Maintenant la fortune, évidemment, se déclarait pour lui, il venait d'en avoir la preuve.

Ce soldat, qu'on avait mis à sa disposition, ne s'était-il pas trouvé un de ces vieux, comme à cette époque on en comptait tant, qui portaient à leur shako la cocarde blanche de la Restauration, mais qui gardaient dans leur poche la cocarde aux trois couleurs et au fond de leur cœur le souvenir de «l'autre.»

Il avait donc pu se confier relativement à ce soldat, et il ne doutait pas qu'il ne lui ramenât Marie-Anne.

Non, il n'en doutait pas. Nul ne l'avait informé de ce qui s'était passé à Escorval, mais il le devinait, éclairé par cette merveilleuse prescience qui précède les ténèbres éternelles.

Il était certain que Mme d'Escorval était à Montaignac, il était sûr que Marie-Anne y était avec elle, il savait qu'elle viendrait...

Et il attendait, comptant les secondes aux palpitations de son cœur.

Il attendait; s'expliquant toutes les rumeurs du dehors, recueillant avec l'étonnante acuité des sens surexcités par la passion, des bruits qui eussent été insaisissables pour un autre...

Enfin, tout à l'extrémité du corridor, il entendit le frôlement d'une robe contre les murs.

—Elle!... murmura-t-il.

Des pas se rapprochaient, les lourds verrous grincèrent, la porte s'ouvrit et Marie-Anne entra, soutenue par l'honnête caporal Bavois.

—M. de Courtomieu m'a promis qu'on nous laisserait seuls! s'écria Chanlouineau.

—Aussi, je décampe, répondit le vieux soldat... Mais j'ai l'ordre de revenir chercher Mademoiselle dans une demi-heure.

La porte refermée, Chanlouineau prit la main de Marie-Anne, et avec une violence contenue, il l'attira tout près de la fenêtre, à l'endroit où l'abat-jour dispensait le plus de lumière.

—Merci d'être venue, disait-il, merci!... Je vous revois et il m'est permis de parler... À présent que je suis un mourant dont les minutes sont comptées, je puis laisser monter à mes lèvres le secret de mon âme et de ma vie... Maintenant, j'oserai vous dire de quel ardent amour je vous ai aimée, je vous dirai combien je vous aime...

Instinctivement Marie-Anne dégagea sa main, et se rejeta en arrière.

L'explosion de cette passion, en ce moment, en ce lieu, avait quelque chose de lamentable et d'effrayant tout ensemble.

—Vous ai-je donc offensée?... fit tristement Chanlouineau. Pardonnez à qui va mourir!... Vous ne sauriez refuser d'entendre ma voix qui demain sera éteinte pour toujours et qui si longtemps s'est tue!...

C'est qu'il y a bien longtemps que je vous aime, Marie-Anne, il y a plus de six ans!... Avant de vous avoir vue, je n'avais aimé que la terre... Engranger de belles récoltes et amasser de l'argent me paraissait, ici-bas, le plus sublime bonheur.

Pourquoi vous ai-je rencontrée!... Mais j'étais si loin de vous, en ce temps, vous étiez si haut et moi si bas, que mon espoir ne montait pas jusqu'à vous. J'allais à l'église le dimanche; tant que durait la messe, je vous regardais, tout en extase, comme les paysannes devant la bonne Vierge; je rentrais chez moi les yeux et le cœur pleins de vous... et c'était tout.

C'est le malheur qui nous a rapprochés et c'est votre père qui m'a rendu fou, oui, fou comme il l'était lui-même...

Après les insultes des Sairmeuse, résolu à se venger de ces nobles si orgueilleux et si durs, votre père vit en moi un complice, il m'avait deviné. C'est en sortant de chez le baron d'Escorval, il doit vous en souvenir, un dimanche soir, que fut conclu le pacte qui me liait aux projets de votre père.

«Tu aimes ma fille, mon garçon, me dit-il, eh bien! aide-moi, et je te promets que le lendemain du succès, elle sera ta femme... Seulement, ajouta-t-il, je dois te prévenir que tu joues ta tête?»

Mais qu'était la vie comparée à l'espérance dont il venait de m'éblouir! De ce soir-là, je me donnai corps, âme et biens à la conspiration. D'autres s'y sont jetés par haine, pour satisfaire d'anciennes rancunes, ou par ambition, pour reconquérir des positions perdues: moi je n'avais ni ambitions ni haines!

Que m'importaient les querelles des grands, à moi, ouvrier de la terre!... Je savais bien qu'il était hors du pouvoir du plus puissant de tous, de donner à mes récoltes une goutte d'eau pendant la sécheresse, un rayon de soleil pendant les pluies...

J'ai conspiré parce que je vous aimais...

—Ah! vous êtes cruel!... s'écria Marie-Anne, vous êtes impitoyable!...

Pauvre fille! ses yeux, qui avaient tant pleuré, avaient encore des larmes qui roulaient brûlantes le long de ses joues.

Il lui était donné de juger par le dénoûment l'horreur du rôle que son père lui avait imposé et qu'elle n'avait pas eu l'énergie de repousser.

Mais Chanlouineau n'entendit seulement pas l'exclamation de Marie-Anne. Toutes les amertumes du passé montant à son cerveau comme les fumées de l'alcool, il perdait conscience de ses paroles.

—Le jour vint vite, cependant, poursuivit-il, où toutes les illusions de ma folie s'envolèrent... Vous ne pouviez plus être à moi puisque vous étiez à un autre!... Je devais rompre le pacte!... J'en eus l'idée, non le courage. J'avais l'enfer en moi, mais vous voir, entendre votre voix, être votre commensal, c'était encore une joie!... Je vous voulais heureuse et honorée, j'ai combattu pour le triomphe de l'autre, de celui que vous aviez choisi!...

Un sanglot qui montait à sa gorge l'interrompit, il voila sa figure de ses mains, pour dérober le spectacle de ses larmes, et pendant un moment il parut anéanti.

Mais il ne tarda pas à se redresser, il secoua la torpeur qui l'envahissait, et d'une voix ferme:

—C'est assez s'attarder au passé, prononça-t-il, l'heure vole... l'avenir menace!...

Cela dit, il alla jusqu'à la porte, et appliquant alternativement son œil et son oreille au guichet, il chercha à découvrir si on l'épiait.

Personne dans le corridor, pas un mouvement suspect; il était sûr de la solitude autant qu'on peut l'être au fond d'un cachot.

Il revint près de Marie-Anne, et, déchirant avec ses dents la manche de sa veste, il en tira deux lettres cachées entre la doublure et le drap.

—Voici, dit-il à voix basse, voici la vie d'un homme!...

Marie-Anne ne savait rien des espérances de Chanlouineau, et son esprit en détresse n'avait pas sa lucidité accoutumée; elle ne comprit pas tout d'abord.

—Ceci, s'écria-t-elle, la vie d'un homme!...

—Plus bas!... interrompit Chanlouineau, parlez plus bas!... Oui, une de ces lettres peut être le salut d'un condamné...

—Malheureux!... Qu'attendez-vous alors pour l'utiliser!...

Le robuste gars secoua tristement la tête.

—Est-il possible que vous m'aimiez jamais? fit-il simplement. Non, n'est-ce pas?... Je ne souhaite donc point vivre. Le repos, dans la terre, est plus enviable que mes angoisses. D'ailleurs j'ai été condamné justement. Je savais ce que je faisais quand j'ai quitté la Rèche, un fusil double sur l'épaule, un sabre passé dans ma ceinture. Je n'ai pas le droit de me plaindre. Mais les juges ineptes ou iniques ont frappé un innocent...

—Le baron d'Escorval.

—Oui, le père de... Maurice...

Sa voix s'altéra en prononçant le nom de cet autre, dont il eût payé le bonheur du prix de dix existences, s'il les eût eues.

—Je veux le sauver, ajouta-t-il, je le puis.

—Oh! si vous disiez vrai!... Mais vous vous abusez, sans doute.

—Je sais ce que je dis.

Il tremblait d'être épié et entendu du dehors, il se rapprocha encore de Marie-Anne, et d'une voix rapide:

—Je n'ai jamais cru au succès de la conspiration, reprit-il... Quand je me demandais où trouver une arme en cas de malheur, le marquis de Sairmeuse me l'a fournie... Il s'agissait d'adresser à nos complices une lettre qui fixât le jour du soulèvement; j'eus l'idée de prier M. Martial d'en écrire le modèle... Il était sans défiances; je lui disais que c'était pour une noce; il fit ce que je lui demandais. Et le papier que je tiens est le brouillon de la circulaire qui a décidé le mouvement, écrit de la main du marquis de Sairmeuse... Et impossible de nier, il y a une rature à chaque ligne; on croirait reconnaître le manuscrit d'un homme qui a cherché et trié ses expressions pour bien rendre sa pensée...

Chanlouineau ouvrit l'enveloppe et montra, en effet, la fameuse lettre qu'il avait dictée, et où la date du soulèvement était restée en blanc:

«Mon cher ami, nous sommes enfin d'accord et le mariage est décidé, etc...»

La flamme qui s'était allumée dans l'œil de Marie-Anne s'éteignit.

—Et vous croyez, fit-elle d'un ton découragé, que cette lettre peut servir à quelque chose?...

—Je ne crois pas, je suis sûr.

—Cependant...

D'un geste il l'interrompit:

—Ne discutons pas, fit-il vivement,—écoutez-moi plutôt. Arrivant seul, ce brouillon serait sans importance... mais j'ai préparé l'effet qu'il produira. J'ai déclaré devant la commission militaire que le marquis de Sairmeuse était un des chefs du complot... On a ri et j'ai lu l'incrédulité sur la figure de tous les juges... Mais une bonne calomnie n'est jamais perdue... Vienne pour le duc de Sairmeuse l'heure des récompenses, il lui sortira de terre des ennemis qui se souviendront de mes paroles... Il a si bien senti cela que pendant que les autres riaient il était bouleversé...

—Calomnier ses ennemis est un crime, murmura l'honnête Marie-Anne.

—Oui, mais je voulais sauver mes amis, et je n'avais pas le choix des moyens. Mon assurance était d'autant plus grande, que je savais Martial blessé... J'ai affirmé qu'il s'était battu à mes côtés contre la troupe, j'ai demandé qu'on le fit comparaître, j'ai annoncé des preuves irrécusables de sa complicité...

—Le marquis de Sairmeuse s'est donc battu?...

Le plus vif étonnement se peignit sur la physionomie de Chanlouineau.

—Quoi!... commença-t-il, vous ne savez pas...

Mais se ravisant:

—Bête que je suis!... reprit-il, qui donc eût pu vous conter ce qui s'est passé!... Vous rappelez-vous ce que nous avons fait sur la route de Sairmeuse, à la Croix-d'Arcy, après que votre père nous a eu quittés pour courir en avant?... Maurice s'est mis à la tête de la colonne et vous avez marché près de lui; votre frère Jean et moi sommes restés en arrière pour pousser et ramasser les traînards.

Nous faisions notre besogne en conscience, quand tout à coup nous entendons le galop d'un cheval.

—«Il faut savoir qui vient, me dit Jean.»

Nous nous arrêtons. Un cheval arrive sur nous à fond de train; nous nous jetons à la bride et nous le maintenons. Savez-vous qui était le cavalier?... Martial de Sairmeuse!

Vous dire la fureur de votre frère en reconnaissant le marquis est impossible.

—«Enfin, je te trouve, noble de malheur!... s'écria-t-il, et nous allons régler notre compte! Après avoir réduit au désespoir mon père qui venait de te rendre une fortune, tu as prétendu faire de ma sœur ta maîtresse... cela se paie, marquis!... Allons, en bas, il faut se battre...»

À voir Marie-Anne, on eût dit qu'elle doutait si elle rêvait ou si elle veillait...

—Mon frère, murmurait-elle, provoquer le marquis!... Est-ce possible!

Chanlouineau poursuivait:

—Dame!... si audacieux que soit M. Martial, il restait tout pantois. Il balbutiait comme cela: «Vous êtes fou!... vous plaisantez!... n'étions-nous pas amis, qu'est-ce que cela signifie?...»

Jean grinçait des dents de rage.

—«Cela signifie, répondit-il, que j'ai assez longtemps enduré les outrages de ta familiarité, et que si tu ne descends pas de cheval pour te battre en duel avec moi, je te casse la tête!...»

Votre frère, en disant cela, maniait un pistolet si terriblement que le marquis est descendu et s'est adressé à moi.

—«Voyons, Chanlouineau, me dit-il, est-ce un duel ou un assassinat? Si Jean me tue, tout est dit... mais si je le tue, qu'arrivera-t-il?»

Je lui jurai qu'il serait libre de s'éloigner, après toutefois qu'il m'aurait donné sa parole de ne pas rentrer à Montaignac avant deux heures.

—«Alors, fit-il, j'accepte le combat, donnez-moi une arme!...»

Je lui donnai mon sabre, votre frère avait le sien, et ils tombèrent en garde au milieu de la grande route...

Le robuste paysan s'arrêta pour reprendre haleine, et plus lentement il dit:

—Marie-Anne, votre père, vous et moi nous avons mal jugé votre frère. Il a une chose terrible contre lui, ce pauvre Jean: sa figure. Il a l'air faux comme un jeton, il a le sourire bas et l'œil fuyant des lâches... Nous nous sommes défiés de lui, nous avons à lui en demander pardon... Un homme qui se bat comme je l'ai vu se battre a le cœur haut et bien placé, on peut lui donner sa confiance... Car c'était terrible, ce combat sur cette route, dans la nuit!... Ils s'attaquaient furieusement, sans un mot, on n'entendait que leur respiration haletante de plus en plus, et des sabres qui se choquaient il jaillissait des gerbes d'étincelles... À la fin, Jean tomba...

—Ah! mon frère est mort! s'écria Marie-Anne.

—Non, répondit Chanlouineau... on peut espérer que non. Les soins en tout cas ne lui auront pas manqué. Ce duel avait un autre témoin, un homme que vous devez connaître, nommé Poignot, qui a été le métayer de votre père... Il a emporté Jean en me promettant de le garder dans sa maison...

Pour ce qui est du marquis, il m'a montré qu'il était blessé et il est remonté à cheval en me disant: «C'est lui qui l'a voulu.»

Marie-Anne maintenant comprenait:

—Donnez-moi la lettre, dit-elle à Chanlouineau... J'irai trouver le duc de Sairmeuse, j'arriverai à tout prix jusqu'à lui, et Dieu m'inspirera...

L'héroïque paysan tendit à la jeune fille cette fragile feuille de papier qui eût pu être son salut à lui.

—Et surtout, prononça-t-il, ne laissez pas soupçonner au duc que vous avez apporté avec vous la preuve dont vous le menacez... Qui sait ce dont il serait capable... Il vous répondra d'abord qu'il ne peut rien, qu'il ne voit nul moyen de sauver le baron d'Escorval... Vous lui répondrez que c'est cependant à lui de trouver un moyen, s'il ne veut pas que la lettre soit envoyée à Paris, à un de ses ennemis...

Il s'arrêta, les verroux grinçaient... Le caporal Bavois reparut.

—La demi-heure est passée depuis dix minutes, fit-il tristement... j'ai ma consigne.

—Allons!... murmura Chanlouineau, tout est fini!...

Et remettant à Marie-Anne la seconde lettre:

—Celle-ci est pour vous... ajouta-t-il. Vous la lirez quand je ne serai plus... De grâce... ne pleurez pas ainsi!... Il faut du courage!... Vous serez bientôt la femme de Maurice... Et quand vous serez heureuse, pensez quelquefois à ce pauvre paysan qui vous a tant aimée!...

Quand il se fût agi de sa vie et de celle de tous les siens, Marie-Anne n'eût pu prononcer une parole... Mais elle avança son visage vers celui de Chanlouineau...

—Ah! je n'osais vous le demander, s'écria-t-il.

Et pour la première fois il serra Marie-Anne entre ses bras, et de ses lèvres effleura ses joues pâlies...

—Allons, adieu, dit-il encore... ne perdez plus une minute. Adieu!...

XXIX

La perspective de s'emparer de Lacheneur, le chef du mouvement, émoustillait si fort M. le marquis de Courtomieu, qu'il n'avait pas quitté la citadelle, encore que l'heure de son dîner eût sonné.

Posté à l'entrée de l'obscur corridor qui conduisait au cachot de Chanlouineau, il guettait la sortie de Marie-Anne. En la voyant passer aux dernières clartés du jour, rapide et toute vibrante d'énergie, il douta de la sincérité du soi-disant révélateur.

—Ce misérable paysan se serait-il joué de moi!... pensa-t-il.

Si aigu fut le soupçon, qu'il s'élança sur les traces de la jeune fille, résolu à l'interroger, à lui arracher la vérité, à la faire arrêter au besoin.

Mais il n'avait plus son agilité de vingt ans. Quand il arriva au poste de la citadelle, le factionnaire lui répondit que Mlle Lacheneur venait de passer le pont-levis. Il le franchit lui-même, regarda de tous côtés, n'aperçut personne et rentra furieux.

—Allons toujours visiter Chanlouineau, se dit-il; demain, il fera jour pour mander cette péronnelle et la questionner.

Cette «péronnelle,» ainsi que le disait le noble marquis, remontait alors la longue rue mal pavée qui mène à l'Hôtel de France.

Insoucieuse de soi et de la curiosité des rares passants, uniquement préoccupée d'abréger des angoisses mortelles.

Avec quelles palpitations devaient attendre son retour Mme d'Escorval et Maurice, l'abbé Midon et les officiers à demi-solde eux-mêmes!...

—Tout n'est peut-être pas perdu!... s'écria-t-elle en entrant.

—Mon Dieu! murmura la baronne, vous avez donc entendu mes prières!...

Mais saisie aussitôt d'une appréhension terrible, elle ajouta:

—Ne me trompez-vous pas?... Ne cherchez-vous pas à m'abuser d'irréalisables espérances?... Ce serait une pitié cruelle!...

—Je ne vous trompe pas, madame!... Chanlouineau vient de me confier une arme qui, je l'espère, mettra M. de Sairmeuse à notre absolue discrétion... Il est tout-puissant à Montaignac; le seul homme qui pourrait traverser ses desseins, M. de Courtomieu, est son ami... Je crois que M. d'Escorval peut être sauvé.

—Parlez!... s'écria Maurice. Que faut-il faire?...

—Prier et attendre, Maurice. Je dois agir seule. Mais soyez sûr que tout ce qui est humainement possible je le ferai, moi, la cause unique de vos malheurs, moi que vous devriez maudire...

Tout entière à la tâche qu'elle s'était imposée, Marie-Anne ne remarquait pas un étranger survenu pendant son absence, un vieux paysan à cheveux blancs.

L'abbé Midon le lui montra.

—Voici un courageux ami, lui dit-il, qui depuis ce matin vous demande et vous cherche partout, pour vous donner des nouvelles de votre père.

Le saisissement de Marie-Anne fut tel qu'à peine on distingua les remercîments qu'elle balbutia.

—Oh! il n'y a pas à me remercier, fit le brave paysan. Je me suis dit comme ça: «Elle doit être terriblement inquiète, la pauvre fille, il s'agit de la tirer de peine,» et je suis venu. C'est pour vous dire que M. Lacheneur se porte bien, sauf une blessure à la jambe qui le fait beaucoup souffrir, mais qui sera guérie en moins de trois semaines. Mon gendre qui chassait hier, dans la montagne, l'a rencontré près de la frontière en compagnie de deux des conjurés... Maintenant ils doivent être en Piémont, à l'abri des gendarmes...

—Espérons, fit l'abbé Midon, que nous saurons bientôt ce qu'est devenu Jean.

—Je le sais, monsieur le curé, répondit Marie-Anne, mon frère a été grièvement blessé et de braves gens l'ont recueilli.

Elle baissa la tête, près de défaillir sous le fardeau de ses tristesses; mais bientôt, se redressant:

—Que fais-je!... s'écria-t-elle. Ai-je le droit de penser aux miens quand de ma promptitude et de mon courage dépend la vie d'un innocent follement compromis par eux!...

Maurice, l'abbé Midon et les officiers à demi-solde, entouraient la vaillante jeune fille.

Encore voulaient-ils savoir ce qu'elle allait tenter, et si elle ne courait pas au-devant d'un danger inutile.

Elle refusa de répondre aux plus pressantes questions. On voulait au moins l'accompagner ou la suivre de loin, elle déclara qu'elle irait seule...

—Avant deux heures je serai revenue et nous serons fixés, dit-elle en s'élançant dehors...

Obtenir une audience de M. le duc de Sairmeuse était certes difficile; Maurice et l'abbé Midon ne l'avaient que trop éprouvé l'avant-veille. Assiégé par des familles éplorées, il se scélait, craignant peut-être de faiblir.

Marie-Anne savait cela, mais elle ne s'en inquiétait pas. Chanlouineau lui avait donné un mot—celui dont il s'était servi—qui, aux époques néfastes, ouvre les portes les plus sévèrement et les plus obstinément fermées.

Dans le vestibule de la maison du duc de Sairmeuse, trois ou quatre valets flânaient et causaient.

—Je suis la fille de M. Lacheneur, leur dit Marie-Anne, il faut que je parle à M. le duc, à l'instant même, au sujet de la conspiration...

—M. le duc est absent.

—Je viens pour des révélations.

L'attitude des domestiques changea brusquement.

—En ce cas, suivez-moi, mademoiselle, dit un valet de pied.

Elle le suivit le long de l'escalier et à travers deux ou trois pièces. Enfin, il ouvrit la porte d'un salon, en disant: «Entrez.» Elle entra...

Ce n'était pas le duc de Sairmeuse qui était dans le salon, mais son fils, Martial.

Étendu sur un canapé, il lisait un journal, à la lueur des six bougies d'un candélabre.

À la vue de Marie-Anne, il se dressa tout d'une pièce, plus pâle et plus troublé que si la porte eût livré passage à un spectre.

—Vous!... bégaya-t-il.

Mais il maîtrisa vite son émotion, et en une seconde son esprit alerte eut parcouru tous les possibles.

—Lacheneur est arrêté! s'écria-t-il. Et vous, sachant quel sort lui réserve la commission militaire, vous vous êtes souvenue de moi. Merci, chère Marie-Anne, merci de votre confiance... je ne la tromperai pas. Que votre cœur se rassure. Nous sauverons votre père, je vous le promets, je vous le jure... Comment? je ne le sais pas encore... Qu'importe!... Il faudra bien que je le sauve, je le veux!...

Il s'exprimait avec l'accent de la passion la plus vive, laissant déborder la joie qu'il ressentait, sans songer à ce qu'elle avait d'insultant et de cruel.

—Mon père n'est pas arrêté, dit froidement Marie-Anne...

—Alors, fit Martial, d'une voix hésitante, c'est donc... Jean qui est... prisonnier?

—Mon frère est en sûreté, et il échappera à toutes les recherches s'il survit à ses blessures...

De blême qu'il était, le marquis de Sairmeuse devint rouge comme le feu. Au ton de Marie-Anne, il comprit qu'elle connaissait le duel. Il n'essaya pas de nier, il voulut se disculper:

—C'est Jean qui m'a provoqué, dit-il. Je ne voulais pas... je n'ai fait que défendre ma vie, dans un combat loyal, à armes égales...

Marie-Anne l'interrompit.

—Je ne vous reproche rien, monsieur le marquis, prononça-t-elle.

—Eh bien!... moi, je suis plus sévère que vous... Jean a eu raison de me provoquer, il avait deviné mes espérances... Oui, je m'étais dit que vous seriez ma maîtresse... C'est que je ne vous connaissais pas, Marie-Anne... Je vous croyais comme toutes les autres, vous si chaste et si pure!...

Il cherchait à lui prendre les mains, elle le repoussa avec horreur et éclata en sanglots.

Après tant de coups qui la frappaient sans relâche, celui-ci, le dernier, était le plus terrible et le plus douloureux.

Quelle épouvantable humiliation que cette louange passionnée, et quelle honte! Ah! maintenant la mesure était comble. «Chaste et pure,» disait-il. Amère dérision!... Le matin même, elle avait cru sentir son enfant tressaillir dans son sein.

Mais Martial devait se méprendre à la signification du geste de cette infortunée.

—Oh! je comprends votre indignation, reprit-il, avec une exaltation croissante. Mais si je vous ai dit l'injure, c'est que je veux vous offrir la réparation... J'ai été un fou, un misérable vaniteux, car je vous aime, je n'aime et je ne puis aimer que vous. Je suis marquis de Sairmeuse, j'ai des millions. Marie-Anne, voulez-vous être ma femme?...

Marie-Anne écoutait, éperdue de stupeur...

Le vertige, à la fin, s'emparait d'elle, et il lui semblait que sa raison vacillait au souffle furieux de toutes ces passions.

Tout à l'heure, c'était Chanlouineau qui, du fond de son cachot, lui criait qu'il mourait pour elle... C'était Martial, maintenant, qui prétendait lui sacrifier ses ambitions et son avenir.

Et le pauvre paysan condamné à mort et le fils du tout-puissant duc de Sairmeuse, enflammés d'un délire semblable, arrivaient pour le traduire, à des expressions pareilles.

Martial, cependant, s'était arrêté. Tout enfiévré d'espérances, il attendait une réponse, un mot, un signe... Mais Marie-Anne demeurait muette, immobile et glacée...

—Vous vous taisez! reprit-il avec une véhémence nouvelle. Douteriez-vous de ma sincérité? Non, c'est impossible! Pourquoi donc ce silence?... Auriez-vous peur de l'opposition de mon père?... Je saurai lui arracher son consentement. Que nous importe d'ailleurs sa volonté! Ai-je besoin de lui?... Ne suis-je pas mon maître? ne suis-je pas riche, immensément riche!... Je ne serais qu'un misérable sot, si j'hésitais entre des préjugés stupides et le bonheur de ma vie...

Il s'efforçait, évidemment, de prévoir toutes les objections, afin de les combattre et de les détruire...

—Est-ce votre famille, qui vous inquiète? continuait-il. Votre père et votre frère sont poursuivis et la France leur est fermée... Eh bien! nous quitterons la France et ils viendront vivre près de nous. Jean ne m'en voudra plus, quand vous serez ma femme... Nous nous fixerons en Angleterre ou en Italie... Maintenant, oui, je bénis ma fortune, qui me permettra de vous créer une existence enchantée. Je vous aime... je saurai bien, à force de tendresses, vous faire oublier toutes les amertumes du passé!...

Marie-Anne connaissait assez le marquis de Sairmeuse pour bien comprendre tout ce que révélaient de passion ses propositions inouïes...

Mais pour cela, précisément, elle hésitait à lui dire qu'il avait inutilement dompté les révoltes de son orgueil.

Elle se demandait avec épouvante à quelles extrémités le porteraient les rages de son amour-propre offensé et si elle n'allait pas trouver en lui un ennemi qui ferait échouer toutes ses tentatives.

—Vous ne répondez pas?... interrogea Martial dont l'anxiété était visible.

Elle sentait bien qu'il fallait répondre, en effet, parler, dire quelque chose, mais elle ne pouvait desserrer les lèvres...

—Je ne suis qu'une pauvre fille, monsieur le marquis, murmura-t-elle enfin... Je vous préparerais, si j'acceptais, des regrets éternels!...

—Jamais!...

—D'ailleurs, vous avez perdu le droit de disposer de vous-même. Vous avez donné votre parole. Mlle Blanche de Courtomieu est votre fiancée...

—Ah!... dites un mot, un seul, et ces engagements que je déteste sont rompus.

Elle se tut. Il était clair que son parti était pris irrévocablement et qu'elle refusait.

—Vous me haïssez donc? fit tristement Martial.

S'il lui eût été permis de dire toute la vérité, Marie-Anne eût répondu: «Oui.» Le marquis de Sairmeuse lui inspirait une aversion presque insurmontable.

—Je ne m'appartiens pas plus que vous ne vous appartenez, monsieur, prononça-t-elle.

Un éclair de haine, aussitôt éteint, brilla dans l'œil de Martial.

—Toujours Maurice!... dit-il.

—Toujours.

Elle s'attendait à une explosion de colère, il resta calme.

—Allons, reprit-il avec un sourire contraint, il faut que je me rende à l'évidence!... Il faut que je reconnaisse et que j'avoue que vous m'avez fait jouer, à la Rèche, un personnage affreusement ridicule... Jusqu'ici je doutais.

La pauvre fille baissa la tête, rouge de honte jusqu'à la racine des cheveux, mais elle n'essaya pas de nier.

—Je n'étais pas maîtresse de ma volonté, balbutia-t-elle, mon père commandait et menaçait, j'obéissais...

—Peu importe, interrompit-il, votre rôle n'a pas été celui d'une jeune fille...

Ce fut son seul reproche, et encore il le regretta; soit qu'il crût de sa dignité de ne pas laisser deviner la blessure saignante de son orgueil, soit que véritablement—ainsi qu'il le déclarait plus tard—il ne put prendre sur lui d'en vouloir à Marie-Anne.

—Maintenant, reprit-il, je m'explique votre présence ici. Vous venez demander la grâce de M. d'Escorval.

—Grâce! non; mais justice? Le baron est innocent...

Martial se rapprocha de Marie-Anne, et baissant la voix:

—Si le père est innocent, murmura-t-il, c'est donc le fils qui est coupable!...

Elle recula terrifiée. Il tenait le secret que les juges n'avaient pas su ou n'avaient pas voulu pénétrer. Mais lui, voyant son angoisse, en eut pitié.

—Raison de plus, dit-il, pour essayer de sauver le baron!... Son sang versé sur l'échafaud creuserait entre Maurice et vous un abîme que rien ne comblerait... Je joindrai mes efforts aux vôtres...

Rouge, embarrassée, Marie-Anne n'osa pas remercier Martial. Comment allait-elle reconnaître sa générosité? En le calomniant odieusement. Ah! mille fois, elle eût préférer affronter sa colère.

Sans nul doute, il allait donner d'utiles indications, quand un valet ouvrit la porte du salon, et M. le duc de Sairmeuse, toujours en grand uniforme, entra.

—Par ma foi!... s'écria-t-il dès le seuil, il faut avouer que ce Chupin est un limier incomparable, grâce à lui...

Il s'interrompit brusquement, il venait de reconnaître Marie-Anne.

—La fille de ce coquin de Lacheneur!... fit-il, de l'air le plus surpris, que veut-elle?

Le moment décisif était arrivé. La vie du baron allait dépendre de l'adresse et du courage de Marie-Anne. La conscience de sa terrible responsabilité lui rendit comme par magie tout son sang-froid et même quelque chose de plus.

—On m'a chargée de vous vendre une révélation, monsieur, dit-elle résolument.

Le duc l'examina curieusement, et c'est en riant du meilleur cœur qu'il se laissa tomber et s'étendit sur un canapé.

—Vendez, la belle, répondit-il, vendez!...

—Je ne puis traiter que si je suis seule avec vous, monsieur.

Sur un signe de son père, Martial se retira.

—Vous pouvez parler, maintenant... mam'selle, dit le duc.

Elle n'eut pas une seconde d'hésitation.

—Vous devez avoir lu, monsieur, commença-t-elle, la circulaire qui convoquait tous les conjurés!

—Certes!... j'en ai une douzaine d'exemplaires dans ma poche.

—Par qui pensez-vous qu'elle a été rédigée?

—Par le sieur Escorval, évidemment, ou par votre père...

—Vous vous trompez, monsieur, cette lettre est l'œuvre du marquis de Sairmeuse, votre fils...

Le duc de Sairmeuse se dressa, l'œil flamboyant, plus rouge que son pantalon garance.

—Jarnibieu!... s'écria-t-il, je vous engage, la fille, à brider votre langue!...

—La preuve existe de ce que j'avance!...

—Silence, coquine! sinon...

—La personne qui m'envoie, monsieur le duc, possède le brouillon de cette circulaire, écrit en entier de la main de M. Martial, et je dois vous dire...

Elle n'acheva pas. Le duc bondit jusqu'à la porte et d'une voix de tonnerre appela son fils.

Dès que Martial rentra.

—Répétez, dit le duc à Marie-Anne, répétez devant mon fils ce que vous venez de me dire.

Audacieusement, le front haut, d'une voix ferme, Marie-Anne répéta.

Elle s'attendait, de la part du marquis, à des dénégations indignées, à des reproches cruels, à des explications violentes. Point. Il écoutait d'un air nonchalant et même elle croyait lire dans ses yeux comme un encouragement à poursuivre et des promesses de protection.

Dès que Marie-Anne eut achevé:

—Eh bien!... demanda violemment M. de Sairmeuse à son fils.

—Avant tout, répondit Martial d'un ton léger, je voudrais voir un peu cette fameuse circulaire.

Le duc lui en tendit un exemplaire.

—Tenez!... lisez!...

Martial n'y jeta qu'un regard, il éclata de rire et s'écria:

—Bien joué!...

—Que dites-vous?...

—Je dis que Chanlouineau est un rusé compère... Qui diable! jamais se serait attendu à tant d'astuce, en voyant la face honnête de ce gros gars... Fiez-vous donc après à la mine des gens!...

De sa vie, le duc de Sairmeuse n'avait été soumis à une épreuve si rude.

—Chanlouineau ne mentait donc pas, dit-il à son fils d'une voix étranglée, vous étiez donc un des instigateurs de la rébellion...

La physionomie de Martial s'assombrit, et d'un ton de dédaigneuse hauteur:

—Voici quatre fois déjà, monsieur, fit-il, que vous m'adressez cette question, et quatre fois que je vous réponds: non. Cela devrait suffire. Si la fantaisie m'eût pris de me mêler de ce mouvement, je vous l'avouerais le plus ingénument du monde. Quelles raisons ai-je de me cacher de vous?...

—Au fait!... interrompit furieusement le duc, au fait!...

—Eh bien!... répondit Martial, reprenant son ton léger, le fait est qu'un brouillon de cette circulaire existe, écrit de ma plus belle écriture sur une grande feuille de mauvais papier... Je me rappelle que cherchant l'expression juste j'ai raturé et surchargé plusieurs mots... Ai-je daté ce brouillon? Je crois que oui, mais je n'en jurerais pas...

—Conciliez donc cela avec vos dénégations? s'écria M. de Sairmeuse.

—Parfaitement!... Ne viens-je pas de vous dire que Chanlouineau s'était moqué de moi!...

Le duc ne savait plus que croire. Mais ce qui l'exaspérait plus que tout, c'était l'imperturbable tranquillité de son fils.

—Avouez donc plutôt, dit-il en montrant le poing à Marie-Anne, que vous vous êtes laissé engluer par votre maîtresse...

Mais cette injure, Martial ne voulut pas la tolérer.

—Mlle Lacheneur n'est pas ma maîtresse, déclara-t-il d'un ton impérieux jusqu'à la menace. Il est vrai qu'il ne tient qu'à elle d'être demain la marquise de Sairmeuse!... Laissons les récriminations, elles n'avanceront en rien nos affaires.

Une lueur de raison qui éclairait encore le cerveau de M. de Sairmeuse arrêta sur ses lèvres la plus outrageante réplique.

Tout frémissant de rage contenue, il arpenta trois ou quatre fois le salon; puis revenant à Marie-Anne, qui restait à la même place, roide comme une statue:

—Voyons, la belle, commanda-t-il, donnez-moi ce brouillon.

—Je ne l'ai pas, monsieur.

—Où est-il?

—Entre les mains d'une personne qui ne vous le rendra que sous certaines conditions.

—Quelle est cette personne?

—C'est ce qu'il m'est défendu de vous dire.

Il y avait de l'admiration et de la jalousie, dans le regard que Martial attachait sur Marie-Anne.

Il était ébahi de son sang-froid et de sa présence d'esprit. Où donc puisait-elle cette audace virile, elle autrefois si craintive et qui pour un rien rougissait... Ah! elle devait être bien puissante, la passion qui donnait à sa voix cette sonorité, cette flamme à ses yeux, tant de précision à ses réponses.

—Et si je n'acceptais pas les... conditions qu'on prétend m'imposer? interrogea M. de Sairmeuse.

—On utiliserait le brouillon de la circulaire...

—Qu'entendez-vous par là?...

—Je veux dire, monsieur, que demain, de bon matin, partirait pour Paris un homme de confiance, chargé de mettre ce document sous les yeux de divers personnages, connus pour n'être pas précisément de vos amis. Il le montrerait à M. Lainé, par exemple... ou à M. le duc de Richelieu, et, comme de juste, il leur en expliquerait la signification et la valeur... Cet écrit prouve-t-il, oui ou non, la complicité de M. le marquis de Sairmeuse?... Avez-vous, oui ou non, osé juger et condamner à mort des infortunés qui n'étaient que les soldats de votre fils?...

—Ah!... misérable!... interrompit le duc, scélérate, coquine, vipère...

Toutes les injures qui lui vinrent à la mémoire, il les égrena comme un chapelet. Il était hors de soi, il écumait, les yeux lui sortaient de la tête, il ne savait plus ce qu'il disait.

—Voilà, criait-il avec des gestes furibonds, voilà ce qu'il fallait craindre. Oui, j'ai des ennemis acharnés, oui, j'ai des envieux, qui donneraient leur petit doigt pour cette exécrable lettre... Ah! s'ils la tenaient!... Ils obtiendraient une enquête... Et alors, adieu les récompenses éclatantes dues à mes services...

Qu'on nous envoie de Paris quelque coquin intéressé à notre perte, et il saura vite, marquis, vos relations avec Lacheneur... Il criera sur les toits que Chanlouineau en plein tribunal vous déclarait son complice et son chef... Il vous fera déshabiller par des médecins qui, voyant une cicatrice fraîche, vous demanderont où vous avez reçu une blessure et pourquoi vous l'avez cachée...

Après cela, de quoi ne m'accuserait-on pas?... On dirait que j'ai brusqué la procédure pour étouffer les voix qui s'élevaient contre mon fils... Peut-être irait-on jusqu'à insinuer que je favorisais sous main le soulèvement... Je serais vilipendé dans tous les journaux!...

Et qui aurait, s'il vous plaît, renversé la fortune de notre maison quand j'allais la porter si haut?... Vous seul, marquis...

Mais c'est ainsi... On se targue de diplomatie, de profondeur, de pénétration, on joue au Talleyrand et on se laisse jouer par le premier paysan venu...

On ne croit à rien, on doute de tout, on est froid, sceptique, dédaigneux, frondeur, railleur, usé, blasé... Mais qu'un cotillon paraisse, bssst!... On s'enflamme comme un séminariste et on est prêt à toutes les sottises... C'est à vous que je m'adresse, marquis... entendez-vous?... parlez!... qu'avez-vous à dire?...

Martial avait écouté d'un air froidement railleur, sans même essayer d'interrompre.

Il répondit lentement:

—Je pense, monsieur, que si Mlle Lacheneur avait quelques doutes sur la valeur du document qu'elle possède... elle ne les a plus.

Cette réponse devait tomber comme un seau d'eau glacée sur la colère du duc de Sairmeuse. Il vit et comprit sa folie, et tout épouvanté de ce qu'il venait de dire, il demeura stupide d'étonnement, bouche béante, les yeux écarquillés.

Sans daigner ajouter un mot, le marquis se retourna vers Marie-Anne.

—Voulez-vous nous dire, mademoiselle, demanda-t-il, ce qu'on exige de mon père en échange de cette lettre?...

—La vie et la liberté du baron d'Escorval, monsieur.

Cela secoua le duc comme une décharge électrique.

—Ah!... s'écria-t-il, je savais bien qu'on me demanderait l'impossible!...

À son exaltation, un profond abattement succédait. Il se laissa tomber sur un fauteuil, et le front entre ses mains il se recueillit, cherchant évidemment un expédient.

—Pourquoi n'être pas venue me trouver avant le jugement, murmurait-il. Alors, je pouvais tout... Maintenant j'ai les mains liées. La commission a prononcé, il faut que le jugement s'exécute...

Il se leva, et du ton d'un homme résigné à tout:

—Décidément, fit-il, je risquerais à essayer seulement de sauver le baron—il lui rendait son titre, tant il était troublé—mille fois plus que je n'ai à craindre de mes ennemis. Ainsi, mademoiselle—il ne disait plus: «la belle»—vous pouvez utiliser votre... document.

Le duc se disposait à quitter le salon, Martial le retint d'un signe.

—Réfléchissons encore, dit-il, avant de jeter le manche après la cognée... Notre situation n'est pas sans précédents. Il y a quatre mois de cela, le comte de Lavalette venait d'être condamné à mort. Le roi souhaitait vivement faire grâce, mais son entourage, des ministres, les gens de la cour s'y opposaient de toutes leurs forces... Que fit le roi, qui était le maître, cependant?... Il parut rester sourd à toutes les supplications, on dressa l'échafaud... et cependant Lavalette fut sauvé!... Et il n'y eut personne de compromis. Pourtant... un geôlier perdit sa place... il vit de ses rentes maintenant.

Marie-Anne devait saisir avidement l'idée si habilement présentée par Martial.

—Oui, s'écria-t-elle, le comte de Lavalette, protégé par une royale connivence, réussit à s'échapper...

La simplicité de l'expédient, l'autorité de l'exemple surtout, devaient frapper vivement le duc de Sairmeuse.

Il garda un moment le silence, et Marie-Anne qui l'observait crut voir peu à peu s'effacer les plis de son front.

—Une évasion, murmurait-il, c'est encore bien chanceux... Cependant, avec un peu d'adresse, si on était sûr du secret...

—Oh! le secret sera religieusement gardé, monsieur le duc... interrompit Marie-Anne...

D'un coup d'œil, Martial lui recommanda le silence.

—On peut toujours, reprit-il, étudier l'expédient et calculer ses conséquences... cela n'engage à rien. Quand doit être exécuté le jugement?

M. de Sairmeuse répondit:

—Demain.

Cette terrible réponse n'arracha pas un tressaillement à Marie-Anne. Les angoisses du duc lui avaient donné la mesure de ce qu'elle pouvait espérer et elle voyait que Martial embrassait franchement sa cause.

—Nous n'avons donc que la nuit devant nous, reprit le jeune marquis... Par bonheur il n'est que sept heures et demie, et jusqu'à dix heures mon père peut se montrer à la citadelle sans éveiller le moindre soupçon...

Il s'interrompit. Ses yeux, où éclatait la plus absolue confiance, se voilaient.

Il venait d'apercevoir une difficulté imprévue, et dans sa pensée presque insurmontable.

—Avons-nous des intelligences dans la citadelle? murmura-t-il. Le concours d'un subalterne, d'un geôlier ou d'un soldat nous est indispensable.

Il se retourna vers son père, et brusquement:

—Avez-vous, lui demanda-t-il, un homme sur qui on puisse compter absolument?

—J'ai trois ou quatre espions... on pourrait les tâter...

—Jamais! le misérable qui trahit ses camarades pour quelques sous, nous trahirait pour quelques louis... Il nous faut un honnête homme, partageant les idées du baron d'Escorval... un ancien soldat de Napoléon, s'il est possible.

Il tomba dans une rêverie profonde, en proie évidemment aux pires perplexités...

—Qui veut agir doit se confier à quelqu'un, murmurait-il, et ici une indiscrétion perd tout!...

De même que Martial, Marie-Anne se torturait l'esprit, quand une inspiration qu'elle jugea divine lui vint.

—Je connais l'homme que vous demandez! s'écria-t-elle.

—Vous!

—Oui, moi!... À la citadelle!...

—Prenez garde!... Songez bien qu'il nous faut un brave capable de se dévouer et de risquer beaucoup... Il est clair que l'évasion venant à être découverte, les instruments seraient sacrifiés.

—Celui dont je vous parle est tel que vous le voulez... Je réponds de lui.

—Et c'est un soldat?...

—C'est un humble caporal... Mais par la noblesse de son cœur il est digne des plus hauts grades... Croyez-moi, monsieur le marquis, nous pouvons nous confier à lui sans crainte.

Si elle parlait ainsi, elle qui eût donné sa vie pour le salut du baron, c'est que sa certitude était complète, absolue.

Ainsi pensa Martial.

—Je m'adresserai donc à cet homme, fit-il, comment le nommez-vous?

—Il s'appelle Bavois et il est caporal à la 1re compagnie des grenadiers de la légion de Montaignac.

—Bavois!... répéta Martial, comme pour se bien fixer ce nom dans la mémoire, Bavois!... Mon père trouvera bien quelque prétexte pour le faire appeler.

—Oh! le prétexte est tout trouvé, monsieur le marquis. C'est ce brave soldat qui avait été laissé en observation à Escorval, après la visite domiciliaire...

—Tout va donc bien de ce côté, fit Martial, poursuivons...

Il s'était levé et il était allé s'adosser à la cheminée, se rapprochant ainsi de son père.

—Je suppose, monsieur, commença-t-il, que le baron d'Escorval a été séparé des autres condamnés...

—En effet... il est seul dans une chambre spacieuse et fort convenable.

—Où est-elle située, je vous prie?

—Au second étage de la tour plate.

Mais Martial n'était pas aussi bien que son père au fait des êtres de la citadelle de Montaignac; il fut un moment à chercher dans ses souvenirs.

—La tour plate, fit-il, n'est-ce pas cette tour si grosse qu'on aperçoit de si loin, et qui est construite à un endroit où le rocher est presque à pic?

—Précisément.

À l'empressement que M. de Sairmeuse mettait à répondre, empressement bien loin de son caractère si fier, il était aisé de comprendre qu'il était prêt à tenter beaucoup pour la délivrance du condamné à mort.

—Comment est la fenêtre de la chambre du baron? continua Martial.

—Assez grande... haute surtout... elle n'a pas d'abat-jour comme les fenêtres des cachots, mais elle est garnie de deux rangs de barres de fer croisées et scellées profondément dans le mur.

—Bast!... on vient aisément à bout d'une barre de fer avec une bonne lime... de quel côté ouvre cette fenêtre?

—Elle donne sur la campagne.

—C'est-à-dire sur le précipice... Diable!... c'est une difficulté cela... il est vrai que d'un autre côté c'est un avantage. Place-t-on des factionnaires au pied de cette tour?...

—Jamais... À quoi bon... Entre la maçonnerie et le rocher à pic, il n'y a pas la place de trois hommes de front... Les soldats, même en plein jour, ne se hasardent pas sur cette banquette qui n'a ni parapet, ni garde-fou.

Martial s'arrêta, cherchant s'il n'oubliait rien.

—Encore une question importante, reprit-il. À quelle hauteur est la fenêtre de la chambre de M. d'Escorval?

—Elle est à quarante pieds environ de l'entablement...

—Bon!... Et de cet entablement au bas du rocher, combien y a-t-il?

—Ma foi!... je ne sais pas trop... Une soixantaine de pieds au moins.

—Ah!... c'est haut!... c'est terriblement haut!... Le baron, par bonheur, est encore leste et vigoureux... puis il n'y a pas d'autre moyen.

Il était temps que l'interrogatoire finît, M. de Sairmeuse commençait à s'impatienter.

—Maintenant, dit-il à son fils, me ferez-vous l'honneur de m'expliquer votre plan.

Après avoir mis, en commençant, une certaine âpreté à ses questions, Martial, insensiblement, était revenu à ce ton railleur et léger qui avait le don d'exaspérer si fort M. de Sairmeuse.

—Il est sûr du succès, pensa Marie-Anne.

—Mon plan, disait Martial, est la simplicité même... Soixante et quarante font cent... Il s'agit de se procurer cent pieds de bonne corde... Cela fera un volume énorme, je le sais bien, mais peu importe!... Je roule tout ce chanvre autour de moi, je m'enveloppe d'un large manteau et je vous accompagne à la citadelle... Vous demandez le caporal Bavois, vous me laissez seul avec lui dans un endroit obscur, je lui expose nos intentions...

M. de Sairmeuse haussait les épaules.

—Et comment vous procurerez-vous cent pieds de corde, dit-il, à cette heure, à Montaignac?... Allez-vous courir de boutique en boutique? Autant publier votre projet à son de trompe.

—Ce que je ne puis faire, monsieur, les amis de la famille d'Escorval le feront...

Le duc allait élever de nouvelles objections, il l'interrompit.

—De grâce, monsieur, fit-il avec vivacité, n'oubliez pas quel danger nous menace et combien peu de temps nous avons... J'ai commis la faute, laissez-moi la réparer...

Et se retournant vers Marie-Anne:

—Vous pouvez considérer le baron comme sauvé, poursuivit-il, mais il faut que je m'entende avec un de vos amis... Retournez vite à l'hôtel de France et envoyez le curé de Sairmeuse me rejoindre sur la place d'Armes, où je vais l'attendre...

XXX

Arrêté des premiers au moment de la panique des conjurés devant Montaignac, le baron d'Escorval n'avait pas eu une seconde d'illusions...

—Je suis un homme perdu!... pensa-t-il.

Et envisageant d'une âme sereine la mort toute proche, il ne songea plus qu'aux périls qui menaçaient son fils.

Son attitude devant ses juges fut le résultat de cette préoccupation.

Il ne respira vraiment qu'après avoir vu Maurice traîné hors de la salle par l'abbé Midon et les officiers à demi-solde... Il avait compris que son fils voulait se livrer...

C'est donc le front haut, le maintien assuré, le regard droit et clair que le baron écouta la sentence fatale. D'avance son sacrifice était fait.

Mais bien lui en prit d'avoir déjà confié à son courageux défenseur l'expression de ses volontés dernières... Les soldats chargés de reconduire les condamnés à leur prison envahirent la salle.

La sortie devait prendre du temps... Tous ces pauvres paysans qui venaient d'être frappés en étaient encore à comprendre les événements dont la vertigineuse rapidité les conduisait à l'échafaud.

Et stupides d'étonnement plus que d'effroi, ils se pressaient à la porte trop étroite de la chapelle, comme des bœufs ahuris qui se serrent les uns contre les autres à la porte de l'abattoir.

Si grande fut la confusion, que M. d'Escorval se trouva refoulé près de Chanlouineau, qui commença la comédie de sa défaillance.

—Du courage donc!... lui dit-il, indigné de cet accès de lâcheté.

—Ah!... c'est facile à dire!... geignit le robuste gars.

Et personne ne l'observant, il se pencha vers le baron, et tout bas, d'une voix brève:

—C'est pour vous que je travaille, fit-il, rassemblez vos forces pour cette nuit.

Le regard flamboyant de Chanlouineau surprit M. d'Escorval, mais il attribua ses paroles au délire de la peur.

Ramené à sa chambre, il se jeta sur sa maigre couchette, et il eut cette vision terrible et sublime de la dernière heure qui est l'espérance ou le désespoir de qui va mourir...

Il savait quelles lois terribles régissent les tribunaux d'exception... Le lendemain, dans quelques heures, au point du jour, peut-être, on viendrait, on le tirerait de sa prison, on le conduirait devant un peloton de soldats, un officier lèverait son épée... et tout serait fini, il tomberait sous les balles...

Alors, que deviendraient sa femme et son fils?...

Ah! son cœur se brisait en songeant à ces êtres chers et adorés!... Il était seul, il pleura...

Mais, soudain, il se dressa, épouvanté de son attendrissement... Si son âme allait s'amollir à ces désolantes pensées!... s'il allait être trahi par son énergie!... Manquerait-il de courage, tout à coup!... Le verrait-on donc, lui, pâlir et défaillir devant le peloton d'exécution!...

Il voulut secouer cette torpeur douloureuse qui l'envahissait, et il se mit à marcher dans sa prison, s'efforçant d'occuper son esprit aux choses extérieures...

La chambre qu'on lui avait donnée était très-vaste, carrelée et extrêmement haute d'étage. Jadis elle communiquait avec la pièce voisine, mais la porte de communication avait été murée depuis longtemps, même le ciment qui reliait entre elles les pierres larges et peu épaisses était tombé, et il en résultait des jours par où on pouvait, avec un peu d'application, voir d'une pièce dans l'autre.

Machinalement, M. d'Escorval colla son œil à un de ces interstices... Peut-être avait-il pour voisin quelque condamné?... Il ne vit personne. Il appela, tout bas d'abord, puis plus haut... aucune voix ne répondit à la sienne.

—Si j'abattais cette mince cloison?... pensa-t-il.

Il tressaillit, puis haussa les épaules. Et après?... Cette cloison renversée, il se trouverait dans une chambre pareille à la sienne, ouvrant comme la sienne sur un corridor plein de factionnaires dont il entendait le pas monotone.

Cependant, c'était une pensée d'évasion qui lui était venue. Quelle folie!... Il devait bien savoir que toutes les précautions étaient prises.

Oui, il le savait, et pourtant il ne put s'empêcher d'aller examiner la fenêtre... Deux rangs de barres de fer la défendaient. Elles étaient scellées de telle sorte qu'il était impossible d'avancer la tête et de se rendre compte de la hauteur à laquelle on se trouvait du sol.

Cette hauteur devait être considérable, à en juger par l'étendue de la vue.

Le soleil se couchait, et dans les brumes violettes du lointain, le baron découvrait une ligne onduleuse de collines dont le point culminant ne pouvait être que la lande de la Rèche... Les grandes masses sombres qu'il apercevait sur la droite étaient probablement les hautes futaies de Sairmeuse... Enfin, sur la gauche, dans le pli de coteau, il devinait la vallée de l'Oiselle et Escorval...

Son âme s'envolait vers cette retraite riante, où il avait été si heureux, où il avait été aimé, où il espérait mourir de la mort calme et sereine du juste...

Et au souvenir des félicités passées, en songeant aux rêves évanouis, ses yeux, encore une fois, s'emplissaient de larmes...

Mais il les sécha vite, ces larmes, on ouvrait la porte de sa prison.

Deux soldats parurent.

L'un d'eux avait à la main un flambeau allumé, l'autre tenait un de ces longs paniers à compartiments qui servent à porter le repas des officiers de garde.

Ces hommes étaient visiblement très-émus, et cependant, obéissant à un sentiment de délicatesse instinctive, ils affectaient une sorte de gaieté.

—C'est votre dîner, monsieur, que nous vous apportons, dit l'un d'eux, il doit être très-bon, car il vient de la cuisine du commandant de la citadelle.

M. d'Escorval sourit tristement... Certaines attentions des geôliers ont une signification sinistre.

Cependant, lorsqu'il s'assit devant la petite table qu'on venait de lui préparer, il se trouva qu'il avait réellement faim.

Il mangea de bon appétit, et causa presque gaiement avec les soldats.

—Il faut toujours espérer, monsieur, lui disaient ces braves garçons... Qui sait!... On en a vu revenir de plus loin.

Ayant fini, le baron demanda qu'on lui laissât la lumière et qu'on lui apportât du papier, de l'encre et des plumes... Il fut fait selon ses désirs.

Il se trouvait seul de nouveau, mais la conversation des soldats lui avait été utile... La défaillance de son esprit était passée, le sang-froid lui était revenu, il pouvait réfléchir.

Alors il s'étonna d'être sans nouvelles de Mme d'Escorval et de Maurice.

Leur aurait-on donc refusé l'accès de sa prison?... Non, il ne pouvait le croire, il ne pouvait imaginer qu'il existât des hommes assez cruels pour empêcher un malheureux de presser contre son cœur, dans une suprême étreinte, avant de mourir, sa femme et son fils...

C'était donc que ni la baronne ni Maurice n'avaient essayé d'arriver jusqu'à lui. Comment cela se faisait-il?... Certainement, il était survenu quelque chose!... Quoi?

Son imagination lui représentait les pires malheurs... Il voyait sa femme agonisante, morte peut-être... Il voyait Maurice fou de douleur à genoux devant le lit de sa mère...

Mais ils pouvaient encore venir... Il consulta sa montre, elle marquait sept heures...

Mais il attendit vainement... Les tambours battirent la retraite, puis une demi-heure plus tard l'appel du soir... rien... personne!...

—Ah!... mourir ainsi, pensait cet homme si malheureux, c'est mourir deux fois!...

Il se disposait pourtant à écrire, quand des pas retentirent dans le corridor, nombreux, bruyants... Des éperons sonnaient sur les dalles, on entendait le bruit sec du fusil des factionnaires présentant les armes...

Tout palpitant, le baron se dressa en disant:

—C'est eux!...

Il se trompait, les pas s'éloignèrent...

—Une ronde!... murmura-t-il.

Mais au même moment, deux objets lancés par le judas de la porte roulèrent au milieu de la chambre...

M. d'Escorval se précipita...

On venait de lui jeter deux limes.

Son premier sentiment fut tout de défiance. Il savait qu'il est des geôliers qui mettent leur amour-propre à déshonorer leurs prisonniers avant de les livrer à l'exécuteur!...

Qui lui assurait qu'on n'espérait pas l'embarquer dans quelque aventure au bout de laquelle ne serait pas le salut, mais où il laisserait, sinon l'honneur, au moins la renommée de l'honneur.

Était-elle amie ou ennemie, la main qui lui faisait parvenir ces instruments de délivrance et de liberté?

Les paroles de Chanlouineau et les regards dont elles étaient accompagnées se représentaient bien à sa mémoire, mais il n'en était que plus perplexe.

Il restait donc debout, le front plissé par l'effort de sa pensée, tournant et retournant ces limes fines et bien trempées, lorsqu'il aperçut à terre, plié menu, un papier qu'il n'avait pas remarqué tout d'abord.

Il le ramassa vivement, le déplia et lut:

«Vos amis veillent... Tout est prêt pour votre évasion... Hâtez-vous de scier les barreaux de votre fenêtre... Maurice et sa mère vous embrassent... Espoir, courage!»

Au-dessous de ces quelques lignes, pas de signature, un M.

Mais le baron n'avait pas besoin de cette initiale pour être rassuré. Il avait reconnu l'écriture de l'abbé Midon.

—Ah! celui-là est un véritable ami, murmura-t-il.

Puis, le souvenir des déchirements de son âme lui revenant:

—Voilà donc, pensa-t-il, pourquoi ni ma femme ni mon fils ne venaient veiller ma dernière veille!... Et je doutais de leur énergie, et je me plaignais de leur abandon!...

Une joie immense le pénétrait, il porta à ses lèvres cette lettre qui lui annonçait la vie, la liberté, et résolument il se dit:

—À l'œuvre!... à l'œuvre!...

Il avait choisi la plus fine des deux limes et il allait attaquer les énormes barreaux quand il lui sembla qu'on ouvrait la porte de la chambre voisine.

On l'ouvrait, positivement... On la referma, mais non à la clef... Puis on marcha avec une certaine précaution. Qu'est-ce que cela voulait dire? Était-ce quelque nouvel accusé qu'on emprisonnait, ou mettait-on là un espion?

Prêtant l'oreille, le baron entendait un bruit absolument inconnu et dont il lui était absolument impossible d'expliquer la cause.

Inquiet, il s'avança à pas muets jusqu'à l'ancienne porte de communication, s'agenouilla et appliqua son œil à l'un des interstices de la légère maçonnerie...

Ce qu'il vit, dans l'autre chambre, faillit lui arracher un cri de stupeur.

Dans un des angles, un homme était debout, éclairé par une grosse lanterne d'écurie placée à ses pieds.

Il tournait sur lui-même, très-vite, et par ce mouvement dévidait une longue corde roulée autour de son corps comme du fil sur une bobine...

M. d'Escorval se tâtait, pour s'assurer qu'il était bien éveillé, qu'il n'était pas le jouet d'un de ces rêves décevants, si cruels au réveil, qui bercent les prisonniers de promesses de liberté.

Évidemment cette corde lui était destinée. C'était elle qu'il attacherait à un des tronçons de ses barreaux brisés...

Mais comment cet homme se trouvait-il là, seul?...

De quelle autorité jouissait-il donc dans la citadelle qu'il avait pu, en dépit de la consigne des sentinelles et des rondes, s'introduire dans cette pièce?... Il n'était pas soldat, ou du moins il ne portait pas l'uniforme...

Malheureusement, la fente de la cloison était disposée de telle façon que le rayon visuel n'arrivait pas à hauteur d'homme, et quelques efforts que fit le baron, il lui était impossible d'apercevoir le visage de cet ami—il le jugeait tel—dont la bravoure touchait à la folie.

Cet homme, cependant, continuait son mouvement giratoire, et la corde, sur le carreau, près de lui, s'amoncelait en cercle... Il prenait, pour ne la point emmêler les plus grandes précautions.

Incapable de résister à la curiosité qui le peignait, M. d'Escorval était sur le point de frapper à la cloison pour interroger, quand la porte de la chambre où était celui qu'il appelait déjà son sauveur, s'ouvrit avec fracas...

Un homme y pénétra, dont la figure était également hors du champ de l'œil, et qui s'écria avec l'accent de la stupeur:

—Malheureux!... que faites-vous!...

Le baron, foudroyé, faillit tomber en arrière, à la renverse.

—Tout est découvert!... pensait-il.

Point. Celui que M. d'Escorval nommait déjà son ami, n'interrompit seulement pas son opération de dévidage, et c'est de la voix la plus tranquille qu'il répondit:

—Comme vous le voyez, je me débarrasse de tout ce chanvre, qui me gênait extraordinairement. Il y en a bien soixante livres, n'est-ce pas?... Et quel volume! Je tremblais qu'on ne le devinât sous mon manteau.

—Et pourquoi ces cordes?... interrogea le survenant.

—Je vais les faire passer à M. le baron d'Escorval, à qui j'ai déjà jeté une lime. Il faut qu'il s'évade cette nuit...

Si invraisemblable était cette scène, que le baron n'en voulait pas croire ses oreilles.

—«Il est clair que tout en me croyant fort éveillé, je rêve,» se disait-il.

Cependant le nouveau venu avait à demi étouffé un terrible juron, et d'un ton presque menaçant, il poursuivait:

—C'est ce qu'il faudra voir!... Si vous devenez fou, j'ai toute ma raison, Dieu merci!... Je ne permettrai pas...

—Pardon!... interrompit froidement l'homme à la corde, vous permettrez... Ceci est le résultat de votre... crédulité. C'est quand Chanlouineau vous demandait à recevoir la visite de Marie-Anne, qu'il fallait dire: «Je ne permets pas!» Savez-vous ce qu'il voulait, ce garçon? Simplement remettre à Mlle Lacheneur une lettre de moi, si compromettante que si jamais elle arrivait entre les mains de tel personnage que je sais, mon père et moi n'aurions plus qu'à retourner à Londres. Alors, adieu les projets d'union entre nos deux familles...

Le dernier venu eut un gros soupir accompagné d'une exclamation chagrine, mais déjà l'autre poursuivait:

—Vous-même, marquis, seriez sans doute compromis... N'avez-vous pas été quelque peu chambellan de Bonaparte, du vivant de votre seconde ou de votre troisième femme? Ah! marquis, comment un homme du votre expérience, pénétrant et subtil, a-t-il pu se laisser prendre aux simagrées d'un grossier paysan!...

Maintenant, M. d'Escorval comprenait...

Il ne dormait pas; c'était le marquis de Courtomieu et Martial de Sairmeuse qui causaient de l'autre côté du mur...

Même, ce pauvre M. de Courtomieu avait été si prestement et si habilement écrasé par Martial, qu'il ne discutait plus.

—Et cette terrible lettre?... soupira-t-il.

—Marie-Anne l'a remise à l'abbé Midon, qui est venu me trouver en disant: «Ou le duc s'évadera, ou cette lettre sera portée à M. le duc de Richelieu.» J'ai opté pour l'évasion. L'abbé s'est procuré tout ce qui était nécessaire, il m'a donné rendez-vous dans un endroit écarté sur le rempart, il m'a entortillé toute cette corde autour du corps, et me voici...

—Ainsi, vous pensez que si le baron s'échappe on vous rendra la lettre?...

—Parbleu!...

—Pauvre jeune homme!... détrompez-vous. Le baron sauvé, on vous demandera la vie d'un autre condamné avec les mêmes menaces...

—Point!

—Vous verrez!

—Je ne verrai rien, par une raison fort simple, c'est que j'ai cette lettre dans ma poche... L'abbé Midon me l'a restituée en échange de ma parole d'honneur...

Le cri de M. de Courtomieu prouva qu'il tenait le curé de Sairmeuse pour un peu plus simple qu'il ne convient.

—Quoi!... fit-il, vous tenez la preuve et... Mais c'est de la démence! Brûlez à la flamme de cette lanterne ce papier maudit, laissez le baron où il est et allez dormir un bon somme.

Le silence de Martial trahit une sorte de stupeur.

—Feriez-vous donc cela, vous, monsieur le marquis? demanda-t-il.

—Certes!... et sans hésiter...

—Eh bien! je ne vous en fais pas mon compliment.

L'impertinence était si forte, que M. de Courtomieu eut comme une velléité de colère et presque l'envie de se fâcher.

Mais ce n'était pas un homme de premier mouvement, cet ancien chambellan de l'empereur, devenu grand prévôt de la Restauration.

Il réfléchit... Devait-il, pour un mot piquant, se brouiller avec Martial, avec ce prétendant inespéré qu'avait agréé sa fille... Une rupture... plus de gendre! Le ciel lui en enverrait-il un autre? Et quelle ne serait pas la fureur de Mlle Blanche.

Il avala donc l'amère pilule, et c'est avec l'accent d'une indulgence toute paternelle qu'il dit:

—Vous êtes jeune, mon cher Martial...

Toujours agenouillé contre la porte murée, retenant son haleine, l'œil et l'oreille au guet, toutes les forces de son esprit tendues jusqu'à la souffrance, le baron d'Escorval respira...

—Vous n'avez que vingt ans, mon cher Martial, poursuivait M. de Courtomieu d'un ton paterne, vous avez l'ardente générosité de votre âge... Achevez donc votre entreprise, je n'y mettrai pas obstacle, seulement songez que tout peut être découvert, et alors...

—Rassurez-vous, monsieur, interrompit le jeune homme, toutes mes mesures sont bien prises... Avez-vous rencontré un soldat le long des corridors? Non. C'est que mon père, sur ma prière, a réuni tous les hommes de garde, même les factionnaires, sous prétexte de prescrire des précautions exceptionnelles... Il leur parle en ce moment. Voilà comment j'ai pu monter ici sans être aperçu... Nul ne me verra quand je sortirai... Qui donc après l'évasion oserait me soupçonner!...

—Si le baron s'évade, la justice se demandera qui l'a aidé...

Martial riait.

—Si la justice cherche, répondit-il, elle trouvera un coupable de ma façon... Allez, j'ai tout prévu... Je n'avais qu'une personne à craindre: vous. Un homme sûr vous a prié de ma part de me rejoindre ici, vous êtes venu, vous avez vu, vous me promettez de rester neutre... je suis tranquille. Le baron sera en Piémont, respirant l'air à pleins poumons, quand le soleil se lèvera.

Il avait fini d'arranger les cordes, il prit la lanterne et continua d'un ton léger:

—Mais sortons... mon père ne peut éternellement haranguer les soldats.

—Cependant, insista M. de Courtomieu, vous ne m'avez pas dit...

—Je vous dirai tout, mais ailleurs... venez, venez...

Ils sortirent, la serrure et les verroux grincèrent, et alors le baron se redressa.

Toutes sortes d'idées contradictoires, de suppositions bizarres, de doutes et de conjectures se pressaient dans son esprit.

Que contenait donc cette lettre?... Comment Chanlouineau ne s'en était-il pas servi pour son propre salut?... Qui jamais eût cru Martial si fidèle à une parole arrachée par des menaces?... Il s'inquiétait surtout de la façon dont lui parviendraient les cordes.

Mais c'était le moment d'agir, non de réfléchir... les barreaux étaient énormes et il y en avait deux rangées...

M. d'Escorval se mit à la besogne.

Il avait jugé sa tâche difficile!... Elle l'était mille fois plus qu'il ne l'avait soupçonné, il le reconnut tout d'abord.

C'était la première fois qu'il se servait d'une lime, et il ne savait comment la manœuvrer. Elle mordait, il est vrai, elle entamait le fer, mais avec une lenteur désespérante, et bien plus en surface qu'en profondeur.

Et ce n'était pas tout... Quelques précautions que prit le baron, chaque coup de lime rendait un son aigre, strident, qui glaçait son sang dans ses veines... Si on allait entendre ce bruit!... il lui paraissait impossible qu'on ne l'entendit pas, tant il lui semblait formidable!...

Il distinguait bien, par moments, le pas des factionnaires qui avaient repris leur poste dans le corridor...

Si faible, après vingt minutes, était le résultat, que le baron se sentit envahi par un affreux découragement.

Aurait-il seulement scié le premier rang de barreaux quand paraîtrait le jour? De toute évidence, non. Dès lors, à quoi bon s'épuiser à un travail inutile... Pourquoi ternir la dignité de sa mort par le ridicule d'une évasion manquée?...

Il hésitait, quand des pas nombreux s'arrêtèrent devant sa prison. Il courut s'asseoir devant sa table.

La porte s'ouvrit et un soldat entra, auquel un officier resté sur le seuil dit:

—Vous savez la consigne, caporal... défense de fermer l'œil... Si le prisonnier a besoin de quelque chose, appelez!...

Le cœur de M. d'Escorval battait à rompre sa poitrine... Qui arrivait là?...

Les conseils de M. de Courtomieu l'avaient-ils donc emporté... Martial, au contraire, lui envoyait un aide!...

—Il s'agit de ne pas moisir ici! prononça le caporal, dès que la porte fut refermée.

M. d'Escorval bondit sur sa chaise. Cet homme, c'était un ami, c'était un secours, c'était la vie!...

—Je suis Bavois, poursuivit-il, caporal des grenadiers... On m'a dit comme cela: «Il y a un ami de «l'autre» qui est dans une fichue situation, veux-tu lui donner un coup de main?...» J'ai répondu: «présent» et me voilà!...

Celui-là, à coup sûr, était un brave, le baron lui serra la main, et d'une voix émue:

—Merci, lui dit-il, merci à vous qui sans me connaître vous exposez, pour me sauver, au plus terrible danger...

Bavois haussa dédaigneusement les épaules.

—Positivement, fit-il, ma vieille peau ne vaut pas en ce moment plus cher que la vôtre... Si nous ne réussissons pas, on nous lavera la tête avec le même plomb... Mais nous réussirons... Là-dessus, assez causé!...

Ayant dit, il tira de dessous sa longue capote une forte pince de fer et un litre d'eau-de-vie qu'il déposa sur le lit.

Il prit ensuite la bougie; et à cinq ou six reprises il la fit passer rapidement devant la fenêtre.

—Que faites-vous?... demanda le baron surpris.

—Je préviens vos amis que tout va bien. Ils sont là-bas, à nous attendre, et tenez, voici qu'ils répondent...

Le baron regarda, et en effet, par trois fois il vit briller une petite flamme très-vive, comme celle que produit une pincée de poudre.

—Maintenant, reprit le caporal, nous sommes des bons!... reste à savoir où en sont les barreaux...

—Je n'ai guère avancé la besogne, murmura M. d'Escorval...

Le caporal s'approcha:

—Vous pouvez même dire que vous ne l'avez pas avancée du tout, fit-il, mais rassurez-vous... j'ai été armurier, et je sais manier une lime...

Le baron eût souhaité quelques éclaircissements; un laconique: «Silence dans le rang!» fut tout ce qu'il obtint de son compagnon.

Expansif en face d'une bouteille, l'honnête Bavois devenait dans les grandes occasions «fort ménager de sa salive»—c'était son expression.

S'il se taisait, c'est qu'il étudiait la situation, le fort et le faible de l'entreprise, en homme qui sait que tout dépend de son sang-froid.

—Il s'agit de n'être ni vu ni entendu des camarades, grommelait-il en tourmentant sa moustache grise.

C'était plus aisé à concevoir qu'à réaliser.

Et cependant, après un moment de réflexion, il ajouta:

—Cela se peut.

C'est qu'il avait plus d'un expédient dans son sac, le caporal.

Ayant retiré le bouchon du litre d'eau-de-vie qu'il avait apporté, il le fixa à l'extrémité d'une des limes et il enveloppa ensuite d'un linge mouillé le manche de l'outil.

—C'est ce qu'on appelle mettre une sourdine à son instrument!... fit-il.

Déjà il avait reconnu les barreaux; il se mit à les attaquer énergiquement.

Alors, on put reconnaître qu'il n'avait exagéré ni son savoir-faire ni l'efficacité de ses précautions pour assourdir l'opération.

Le fer, sous sa main habile et prompte, s'émiettait et s'entaillait à miracle, et la limaille pleuvait sur l'appui de la fenêtre.

Et nul bruit, aucun de ces aigres grincements qui avaient tant épouvanté le baron. À peine eût-on dit le frottement de deux morceaux de bois dur l'un contre l'autre...

N'ayant rien à redouter des plus habiles oreilles, Bavois avait songé à se mettre à l'abri des regards...

La porte de la chambre était percée d'un guichet et à tout moment quelque factionnaire pouvait y mettre l'œil.

Intercepter ce judas en accrochant au-dessus un vêtement eût éveillé des soupçons... le caporal avait trouvé mieux.

Déplaçant la petite table de la prison, il y avait posé la lumière de telle sorte que la fenêtre restait totalement dans l'ombre.

De plus, il avait commandé au baron de s'asseoir, et lui remettant un journal, il lui avait dit:

—Lisez, monsieur, à haute voix, sans interruption, lisez jusqu'à ce que vous me voyez cesser ma besogne...

Comme cela, on pouvait défier les factionnaires du corridor... Ils n'avaient qu'a venir!... Quelques-uns vinrent, qui ensuite dirent à leurs camarades:

—Nous avons vu le condamné à mort... il est très-pâle et ses yeux brillent terriblement... Il lit tout haut pour se distraire... Le caporal Bavois est accoudé à la fenêtre, il ne doit pas s'amuser...

La voix du baron avait encore cet avantage de masquer un grincement suspect, s'il y en eût eu un...

Et pendant que travaillait Bavois, M. d'Escorval lisait, lisait...

Déjà il avait lu entièrement le journal et il venait de le recommencer, quand le vieux soldat, quittant la fenêtre, lui fit signe de se reposer.

—La moitié de la besogne est faite!... prononça-t-il tout bas. Les barres de la première rangée sont coupées...

—Ah!... comment reconnaîtrai-je jamais tant de dévouement!... murmura le baron.

—Là-dessus, motus!... interrompit Bavois d'un ton fâché. Quand j'aurai filé avec vous, je serai condamné à mort et je ne saurai où aller, car le régiment, voyez-vous, c'est tout ce que j'ai de famille... Eh bien!... vous me donnerez chez vous place au feu et à la chandelle, et je serai très-content!...

Il dit, avala une large lampée d'eau-de-vie, et se remit à l'œuvre avec une ardeur nouvelle...

Déjà le caporal avait fortement entamé un des barreaux de la seconde rangée quand il fut interrompu par M. d'Escorval qui, sans discontinuer sa lecture à haute voix, s'était approché de lui et le tirait par un pan de sa longue capote.

Vivement il se retourna.

—Qu'y a-t-il?...

—J'ai entendu un bruit singulier.

—Où?

—Dans la pièce à côté; où sont les cordes.

Le digne Bavois n'étouffa qu'à demi un terrible juron.

—Nom d'un tonnerre!... fit-il, voudrait-on nous tricher! Je joue ma peau, on m'a promis de jouer franc jeu!...

Il appuya son oreille contre une fente de la cloison, et longuement il écouta... Rien, pas un mouvement.

—C'est quelque rat que vous avez entendu, dit-il au baron. Reprenez le journal...

Et lui-même reprit la lime...

Ce fut d'ailleurs la seule alerte. Un peu avant quatre heures, tout était prêt pour l'évasion: les barreaux étaient sciés et les cordes apportées par un trou pratiqué à la cloison étaient roulées au bas de la fenêtre.

L'instant décisif venu, Bavois avait placé la couverture du lit devant le guichet de la porte et «encloué la serrure.»

—Maintenant, dit-il au baron, du même ton qu'il prenait pour réciter la théorie à ses recrues, à l'ordre, monsieur, et attention au commandement.

Et aussitôt, avec une parfaite liberté d'esprit, en décomposant bien, comme il le disait, les temps et les mouvements, il expliqua comment l'évasion présentait deux opérations distinctes, consistant à gagner d'abord l'étroit entablement situé au bas de la tour plate, pour descendre de là jusqu'au pied du rocher à pic.

L'abbé Midon, qui avait fort bien prévu cette circonstance, avait remis à Martial deux cordes, dont l'une, celle qui devait servir pour le rocher, était bien plus longue que l'autre.

—Je vous attacherai donc sous les bras, monsieur, poursuivait Bavois, avec la plus courte des cordes, et je vous descendrai jusqu'à l'entablement... Quand vous y serez, je vous ferai passer la grosse corde et la pince... Et ne lâchez rien!... Si nous nous trouvions démunis sur ce bout de rocher, il faudrait nous rendre ou nous précipiter... Je ne serai pas long à vous aller rejoindre... Êtes-vous prêt?

M. d'Escorval leva les bras, la corde fut attachée et il se laissa glisser entre les barreaux...

D'où il était, la hauteur paraissait immense...

En bas, dans les terrains vagues qui entourent la citadelle, huit personnes qui avaient recueilli le signal de Bavois, attendaient, silencieuses, émues, toutes palpitantes...

C'était Mme d'Escorval et Maurice, Marie-Anne, l'abbé Midon et quatre officiers à demi-solde...

La nuit, bien que sans lune, était fort claire, et d'où ils étaient ils pouvaient voir quelque chose...

Donc, lorsque quatre heures sonnèrent, ils aperçurent fort bien une forme noire qui glissait lentement le long de la tour plate... C'était le baron. Peu après, une autre forme suivit très-rapidement: c'était Bavois...

La moitié du périlleux trajet était accomplie...

D'en bas, on voyait confusément deux ombres se mouvoir sur l'étroite plate-forme... Le caporal et le baron réunissaient leurs forces pour ficher solidement la pince dans une fente du rocher...

Mais au bout d'un moment, une des ombres émergea du saillant, et tout doucement, le long du rocher, glissa...

Ce ne pouvait être que M. d'Escorval... Transportée de bonheur, sa femme s'avançait les bras ouverts pour le recevoir...

Malheureuse!... Un cri effroyable déchira la nuit...

M. d'Escorval tombait d'une hauteur de cinquante pieds... il était précipité... il s'écrasait au bas de la citadelle... La corde s'était rompue...

S'était-elle naturellement rompue?...

Maurice qui en avait examiné le bout, s'écriait avec d'horribles imprécations de vengeance et de haine, qu'ils étaient trahis, qu'on s'était arrangé pour ne leur livrer qu'un cadavre... Que la corde enfin, avait été coupée.

XXXI

Chupin avait perdu le sommeil, presque le boire, depuis ce matin funeste où il avait vu flamboyer, sur les murs de Montaignac, l'arrêté de M. le duc de Sairmeuse, promettant à qui livrerait Lacheneur, mort ou vif, une gratification de 20,000 francs.

L'odieuse provocation s'adressait à de telles âmes.

—Vingt mille francs, répétait-il, d'un air sombre, vingt sacs de cent pistoles chaque, pleins à crever, de pièces de cent sous, où je puiserais à même comme un richard!... Ah! je découvrirai Lacheneur, fût-il à cent pieds sous terre, je le dénoncerai et la toucherai la récompense!...

L'infamie du crime, le nom de traître et d'infâme qui lui en reviendrait, la honte et la réprobation qui en résulteraient pour lui et les siens ne l'arrêtèrent pas un instant.

Il ne voyait, il ne pouvait voir qu'une seule chose... la prime, le prix du sang...

Le malheur est qu'il n'avait pour guider ses recherches, aucun indice, même vague.

Tout ce qu'on savait à Montaignac, c'était que le cheval de M. Lacheneur avait été tué à la Croix-d'Arcy, on l'avait reconnu en travers de la route.

Mais on ignorait si M. Lacheneur avait été blessé ou s'il s'était tiré sain et sauf de la mêlée. Avait-il gagné la frontière?... Était-il allé demander un asile à quelque fermier de ses amis?...

Donc Chupin se «mangeait le sang,» selon son expression, quand le jour même du jugement, sur les deux heures et demie, comme il sortait de la citadelle après sa déposition, étant entré dans un cabaret, son attention fut éveillée par le nom de Lacheneur prononcé à demi-voix près de lui.

Deux paysans vidaient une bouteille, et l'un d'eux, d'un certain âge, racontait qu'il avait fait le voyage de Montaignac pour donner à Mlle Lacheneur des nouvelles de son père.

Il disait comment son gendre avait rencontré le chef du soulèvement dans les montagnes qui séparent l'arrondissement de Montaignac de la Savoie. Il précisait l'endroit de la rencontre, c'était dans les environs de Saint-Pavin-des-Grottes, un petit hameau de quelques feux.

Certes, ce brave homme ne croyait pas commettre une dangereuse indiscrétion. À son avis, sans doute, Lacheneur, si près de la frontière, pouvait être considéré comme hors de tout danger.

En quoi il se trompait.

Du côté de la Savoie, la frontière était entourée d'un cordon de carabiniers royaux,—gendarmes du Piémont,—qui, ayant reçu des ordres, fermaient aux conjurés tous les défilés praticables.

Franchir la frontière présentait donc les plus grandes difficultés, et encore, de l'autre côté, on pouvait être recherché, arrêté et emprisonné, en attendant les brèves formalités de l'extradition.

Avec cette promptitude de coup d'œil, trop souvent départie à des scélérats, Chupin jugea ses avantages et comprit tout le parti qu'il pouvait tirer du renseignement.

Mais il n'y avait pas une seconde à perdre.

Il jeta une pièce blanche dans le tablier de la cabaretière, et sans attendre sa monnaie il courut jusqu'à la citadelle, entra au poste et demanda au sergent une plume et du papier...

Le vieux maraudeur, d'ordinaire, écrivait péniblement; ce jour-là, il ne lui fallut qu'un tour de main pour tracer ces quatre lignes:

«Je connais la retraite de Lacheneur, et prie Monseigneur d'ordonner que quelques soldats à cheval m'accompagnent pour le saisir.

«Chupin

Ce billet fut remis à un homme de garde avec prière de le porter au duc de Sairmeuse, qui présidait la commission militaire.

Cinq minutes après, le soldat reparut, rapportant le billet...

En marge, le duc de Sairmeuse avait écrit de mettre à la disposition de Chupin, un sous-officier et huit hommes, choisis parmi les chasseurs de Montaignac dont on était sûr, et qu'on ne soupçonnait pas, comme tout le reste de la garnison, d'avoir fait des vœux pour le succès du soulèvement...

Le vieux maraudeur avait demandé un cheval de troupe, on lui en accorda un... Il l'enfourcha d'une jambe nerveuse, et prenant la tête du petit peloton, il partit au galop, en cavalier qui sait avoir sa fortune sous les fers de sa bête...

De ce billet, venait l'air triomphant du duc de Sairmeuse, quand il entra brusquement dans le salon où Marie-Anne et Martial négociaient déjà l'évasion du baron d'Escorval.

C'est parce qu'il avait pris à la lettre les promesses en vérité fort hasardées de son espion, qu'il s'était écrié dès la porte:

—Par ma foi!... il faut convenir que ce Chupin est un limier incomparable!... Grâce à lui...

Alors, il avait aperçu Mlle Lacheneur et s'était arrêté court...

Ni Martial ni Marie-Anne, malheureusement, n'étaient dans une situation d'esprit à remarquer la phrase et l'interruption.

Questionné, M. le duc de Sairmeuse eût peut-être laissé échapper la vérité, et très-probablement M. Lacheneur eût été sauvé.

Mais il est de ces malheureux qui semblent poursuivis par une destinée fatale qu'ils ne sauraient fuir...

Renversé sous son cheval, après une mêlée furieuse, M. Lacheneur avait perdu connaissance...

Lorsqu'il revint à lui, ranimé par la fraîcheur de l'aube, le carrefour était désert et silencieux. Non loin de lui, il aperçut deux cadavres qu'on n'était pas encore venu relever.

Ce fut un moment affreux, et du plus profond de son âme, il maudit la mort qui avait trahi ses suprêmes désirs.

S'il eût eu une arme sous la main, sans nul doute il eût mis fin, par le suicide, aux plus cruelles tortures morales qu'il soit donné à un homme d'endurer... mais il était désarmé.

Force lui était donc d'accepter le châtiment de la vie qui lui était laissée...

Peut-être aussi, la voix de l'honneur lui cria-t-elle que se soustraire par la mort à la responsabilité de ses actes est une insigne lâcheté... Si irréparable que paraisse le mal qu'on a fait, il y a toujours à réparer.

Enfin ne se devait-il pas à sa fille, si misérablement sacrifiée!... Avant tout, il devait se retirer de dessous le cadavre de son cheval, et sans aide, ce n'était pas chose facile; outre que son pied était resté engagé dans l'étrier, tous ses membres étaient à ce point engourdis qu'à grand'peine il parvenait à se mouvoir.

Il se dégagea cependant, et, s'étant dressé, il s'examina et se palpa...

Lui qui eût dû être tué dix fois, il n'avait d'autre blessure qu'un coup de baïonnette à la jambe, une longue éraflure qui, partant du coup de pied, remontait jusqu'au genou.

Telle quelle, cette blessure le faisait beaucoup souffrir, et il se baissait pour la bander avec son mouchoir, lorsqu'il entendit sur la route un bruit de pas...

Il n'y avait pas à hésiter; il se jeta dans les bois qui sont sur la gauche de la Croix-d'Arcy...

C'étaient des soldats qui regagnaient Montaignac, après avoir poursuivi le gros des conjurés pendant plus de trois lieues, la baïonnette dans les reins.

Ils pouvaient être deux cents, et ramenaient des prisonniers, une vingtaine de pauvres paysans, attachés deux à deux par les poignets, avec des lanières de cuir coupées aux fourniments.

Blotti derrière un gros chêne, à moins de quinze pas de la route, Lacheneur reconnut, aux premières clartés du jour, quelques-uns de ces prisonniers...

Comment ne fut-il pas découvert lui-même?... Ce fut une grande chance.

Il échappa à ce danger, mais il comprit combien il lui serait difficile du gagner la frontière, sans tomber au milieu d'un de ces détachements qui sillonnaient le pays, observant les routes, battant les bois, fouillant les fermes et les villages.

Cependant, il ne désespéra pas.

Deux lieues à peine le séparaient des montagnes, et il croyait fermement qu'il serait à l'abri de toutes les poursuites aussitôt qu'il aurait atteint les premières gorges.

Il se mit donc courageusement en route...

Hélas, il avait compté sans les fatigues exorbitantes des jours précédents qui maintenant l'écrasaient, sans sa blessure dont il ne pouvait arrêter le sang...

Il avait arraché un échalas à une vigne, et s'en servant en guise de béquille, il se traînait plutôt qu'il ne marchait, restant sous bois tant qu'il pouvait, et rampant le long des haies et au fond des fossés quand il avait à traverser un espace découvert.

À tant de souffrances physiques, aux plus cruelles angoisses morales, un supplice venait se joindre, plus douloureux de moment en moment: la faim.

Il y avait trente heures qu'il n'avait rien pris et il se sentait défaillir de besoin.

Bientôt, la torture devint si intolérable, qu'il se sentit prêt à tout braver pour y mettre un terme.

À une portée de fusil, il apercevait les toits d'un petit hameau; il résolut de s'y rendre, projetant de pénétrer dans la première maison par le jardin...

Il approchait, il arrivait à un petit mur de clôture en pierres sèches, quand il entendit un roulement de tambour...

Instinctivement il s'aplatit derrière le petit mur.

Mais ce n'était qu'un de ces «bans» comme en battent les crieurs de village pour amasser le monde.

Aussitôt après une voix s'éleva, claire et perçante, qui arrivait très-distincte à M. Lacheneur.

Elle disait:

«C'est pour vous faire assavoir que les autorités de Montaignac promettent de donner une récompense de vingt mille livres—vous m'entendez bien, vous autres, je dis deux mille pistoles!—à qui livrera le nommé Lacheneur, mort ou vif. Vous comprenez, n'est-ce pas?... Il serait mort que la gratification serait la même: vingt mille francs!... On paiera comptant... en or.»

D'un bond, Lacheneur s'était dressé, fou d'épouvante et d'horreur...

Lui qui s'était cru à bout d'énergie, il trouva des forces surnaturelles pour courir, pour fuir...

Sa tête était mise à prix... Cette horrible pensée le transportait de cette frénésie, qui, à la fin, rend si redoutables les bêtes traquées.

De tous les villages, autour de lui, il lui semblait entendre monter des roulements de tambour et la voix du crieur publiant l'infâme récompense.

Où aller, maintenant, qu'il était comme un vivant appât offert à la trahison et à la cupidité!... À quelle créature humaine se confier!... À quel toit demander un abri!...

Et mort, il vaudrait encore une fortune.

Quand il serait tombé d'inanition et d'épuisement sous quelque buisson, quand il y serait crevé comme un chien après la lente agonie de la faim, son corps vaudrait toujours vingt mille francs.

Et celui qui trouverait son cadavre se garderait bien de lui donner la sépulture.

Il le chargerait sur une charrette et le porterait à Montaignac.

Il irait droit aux autorités et dirait:

«Voici le corps de Lacheneur... comptez l'argent de la prime!...»

Combien de temps et par quels chemins marcha ce malheureux, lui-même n'a pu le dire.

Mais sur les deux heures, comme il traversait les hautes futaies de Charves, ayant aperçu deux hommes qui s'étaient levés à son approche et qui fuyaient; il les appela d'une voix terrible:

—Eh! vous autres!... voulez-vous mille pistoles chacun?... Je suis Lacheneur.

Ils revinrent sur leurs pas en le reconnaissant, et lui-même reconnut deux des conjurés, des métayers dont les familles étaient aisées et qu'il avait eu bien de la peine à enrôler.

Ces hommes avaient un demi-pain dans un bissac et une gourde pleine d'eau-de-vie.

—Prenez... dirent-ils au pauvre affamé.

Ils s'étaient assis près de lui, sur l'herbe, et pendant qu'il mangeait, ils lui disaient leurs infortunes. Ils avaient été signalés, on les recherchait, leur maison était pleine de soldats. Mais ils espéraient gagner les États sardes, grâce à un guide qui les attendait à un endroit convenu...

Lacheneur leur tendit la main.

—Je suis donc sauvé, dit-il. Faible et blessé comme je le suis, je périssais si je restais seul...

Mais les deux métayers ne prirent pas la main qui leur était tendue.

—Nous devrions vous abandonner, dit le plus jeune d'un air sombre, car c'est vous qui nous perdez, qui nous ruinez... Vous nous avez trompés, monsieur Lacheneur!...

Il n'osa pas protester, tant le juste sentiment de ses fautes l'écrasait.

—Bast!... qu'il vienne tout de même, fit l'autre paysan, avec un regard étrange.

Ils partirent, et le soir même, après neuf heures de marche, dont cinq de nuit, à travers les montagnes, ils franchirent la frontière...

Mais cette longue route ne s'était pas faite sans d'amers reproches, sans les plus cruelles récriminations.

Pressé de questions par ses compagnons, l'esprit affaissé comme le corps, Lacheneur avait fini par reconnaître l'inanité des promesses dont il enflammait ses complices. Il reconnut qu'il avait dit que Marie-Louise, le roi de Rome et tous les maréchaux de l'Empire devaient se trouver à Montaignac, et c'était là un monstrueux mensonge. Il confessa qu'il avait donné le signal du soulèvement sans chance de succès, sans moyens d'action, en s'en remettant presque au hasard. Enfin, il avoua qu'il n'y avait de réel que sa haine, la haine implacable qu'il avait vouée aux Sairmeuse...

Dix fois pendant ces terribles aveux, les paysans qui soutenaient la marche de Lacheneur avaient été sur le point de le pousser dans un des précipices qu'ils côtoyaient.

—Ainsi, pensaient-ils, frémissants de rage, c'est pour ses haines à lui qu'il a fait battre et massacrer le monde, qu'il nous ruine et qu'il nous perd... on verra!

Les fugitifs arrivaient à la première maison qu'ils eussent vue sur le territoire sarde.

C'était une auberge isolée, bâtie à une lieue en avant du petit bourg de Saint-Jean-de-Coche, et tenue par un nommé Balstain.

Ils frappèrent, sans s'inquiéter de l'heure—il était plus de minuit. On leur ouvrit et ils demandèrent qu'on leur préparât à souper.

Mais Lacheneur, épuisé par la perte de son sang, brisé par l'effort d'une marche si pénible, déclara qu'il ne souperait pas.

Il se jeta sur un grabat, dans la seconde pièce de l'auberge, et s'endormit...

C'était, depuis qu'ils avaient rencontré Lacheneur, la première fois que les deux métayers se trouvaient seuls et pouvaient échanger leurs impressions.

La même idée leur était venue.

Ils avaient pensé qu'en livrant Lacheneur ils obtiendraient leur grâce.

Certes, ils n'eussent, pour rien au monde, consenti à accepter un sou de l'argent promis au traître, mais échanger leur liberté et leur vie contre la vie et la liberté de Lacheneur ne leur semblait pas une trahison...

—D'ailleurs, il nous a trompés, se disaient-ils.

Ils décidèrent donc que dès qu'ils auraient soupé ils iraient à Saint-Jean-de-Coche, prévenir les gendarmes piémontais.

Mais ils devaient être devancés.

Ils avaient parlé assez haut, et un homme les avait entendus, qui avait appris dans la journée quelle prime splendide était promise à la délation.

Cet homme était l'aubergiste Balstain.

En apprenant le nom de l'hôte qui dormait sans défiance sous son toit, le vertige de l'or le saisit. Il ne dit qu'un mot à sa femme et s'échappa par une fenêtre pour courir aux gendarmes.

Depuis une demi-heure il était parti, quand les métayers sortirent.

Pour monter leur courage jusqu'à l'abominable action qu'ils allaient commettre, les malheureux avaient beaucoup bu en soupant.

Ils fermèrent si violemment la porte, que Lacheneur, réveillé par la secousse, se leva.

La femme de l'aubergiste était seule dans la première pièce.

—Où sont mes amis?... demanda-t-il vivement, où est votre mari?...

Troublée, émue, cette femme essaya de balbutier quelques excuses... N'en trouvant pas, elle se laissa tomber à genoux, en criant:

—Sauvez-vous, monsieur, sauvez-vous... vous êtes trahi!...

Brusquement, Lacheneur se rejeta en arrière, cherchant de l'œil une arme pour se défendre, une issue pour fuir.

Il avait pu se croire abandonné; mais trahi... non, jamais.

—Qui donc m'a vendu?... fit-il d'une voix étranglée.

—Vos amis, ces deux hommes qui soupaient là, à cette table.

—Impossible, madame, impossible!...

C'est qu'il était à mille lieues de soupçonner les calculs et les espérances des deux métayers, et il ne pouvait pas, il ne voulait pas les croire capables de le livrer ignoblement pour de l'argent.

—Cependant, poursuivait la femme de l'aubergiste, toujours à genoux, ils viennent de partir pour Saint-Jean-de-Coche où ils vont vous dénoncer... Je les ai entendus dire comme cela que votre vie rachèterait la leur... Ils vont pour sûr ramener les gendarmes!... Pourquoi faut-il que j'aie encore cette honte d'avouer que mon mari, lui aussi, est allé vous vendre...

Lacheneur comprenait maintenant!... Et ce suprême malheur, après tant de misères, brisa les derniers ressorts de son énergie.

De grosses larmes jaillirent de ses yeux et il s'affaissa sur une chaise en murmurant:

—Qu'ils viennent donc, je les attends... Non, je ne bougerai pas d'ici!... C'est trop disputer une misérable existence.

Mais la femme du traître s'était relevée, et elle s'attachait obstinément aux vêtements du malheureux, elle le secouait, elle le tirait, elle l'eût porté si elle en eût eu la force.

—Vous ne resterez pas, disait-elle avec une véhémence extraordinaire... Partez, sauvez-vous!... Je ne veux pas que vous soyez pris ici, cela nous porterait malheur!

Ébranlé par ces adjurations violentes, l'instinct de la conservation reprenant le dessus, Lacheneur se leva et s'avança jusque sur le seuil de l'auberge.

La nuit était noire, et un brouillard glacé épaississait encore les ténèbres.

—Voyez, madame! fit doucement le pauvre fugitif. Comment me guider à travers ce pays de montagnes que je ne connais pas, où il n'y a point de routes, où les sentiers sont à peine frayés...

D'un geste rapide, la femme de Balstain poussa Lacheneur dehors, et le tournant comme un aveugle qu'on remet en son chemin:

—Marchez droit devant vous, dit-elle, toujours contre le vent... Dieu vous protège!... Adieu!

Il se retourna pour demander quelques explications encore, mais la femme était rentrée dans l'auberge et avait refermé la porte.

Il s'éloigna donc, soutenu par l'excitation d'une fièvre terrible, et durant de longues heures il marcha... Il n'avait pas tardé à perdre la direction, et il errait au hasard, à travers les montagnes de la frontière, transi de froid, buttant à chaque pas contre des roches, tombant parfois et se relevant meurtri...

Comment il ne roula pas au fond de quelque précipice, c'est ce qu'il est difficile d'expliquer.

Ce qui est sûr, c'est qu'il s'égara complètement, et le soleil était déjà bien haut sur l'horizon, quand enfin il aperçut au milieu de ces mornes solitudes un être humain à qui demander où il se trouvait.

C'était un petit berger qui s'en allait, chassant quatre chèvres, et qui, effrayé de l'aspect de cet étranger qui lui apparaissait, refusa d'abord d'approcher.

Une pièce de monnaie l'attira pourtant.

—Vous êtes, monsieur, dit-il en mauvais patois, tout au sommet de la chaîne, et juste sur la ligne de la frontière... Ici est la France, là c'est la Savoie...

—Et quel est le village le plus proche?...

—Du côté de la Savoie, Saint-Jean-de-Coche; du côté de la France, Saint-Pavin...

Ainsi, après tant de prodigieux efforts, Lacheneur ne s'était pas éloigné d'une lieue de l'auberge de Balstain...

Consterné par cette découverte, il demeura un moment indécis, délibérant...

À quoi bon!... Les infortunés voués à la mort choisissent-ils?... Toutes les routes ne les mènent-elles pas fatalement à l'abîme où ils doivent rouler!...

Il se souvint des carabiniers royaux dont l'avait menacé la femme de l'aubergiste, et lentement, avec des difficultés inouïes, il descendit les pentes roides qui le ramenaient en France.

Il venait d'entrer sur le territoire de Saint-Pavin, quand, devant une cabane isolée, il aperçut une jeune femme, fraîche et jolie, qui filait assise au soleil.

Péniblement il se traîna jusqu'à elle, et d'une voix expirante il lui demanda l'hospitalité.

À la vue de ce malheureux hâve et pâle, aux vêtements souillés de boue et de sang, la jolie paysanne s'était levée, plus surprise évidemment qu'effrayée.

Elle l'examinait et elle reconnaissait que son âge, sa taille et ses traits se rapportaient à un signalement publié au tambour et répandu à profusion sur toute cette frontière...

—Vous êtes, dit-elle, celui qui a conspiré, qu'on cherche partout et dont on promet deux mille pistoles!...

Lacheneur tressaillit.

—Eh bien! oui, répondit-il après un moment de silence, je suis Lacheneur... Livrez-moi si vous voulez... mais, par pitié, donnez-moi un morceau de pain et laissez-moi prendre un peu de repos...

À ce mot: livrez-moi, la jolie jeune femme avait eu un geste d'horreur et de dégoût.

—Nous, vous vendre, monsieur, dit-elle... Ah! vous ne connaissez pas les Antoine!... Entrez chez nous, monsieur, et jetez-vous sur notre lit, pendant que je préparerai des œufs au lard... Quand mon mari sera rentré, nous aviserons...

La journée était bien avancée, quand parut le maître de la maison, un robuste montagnard à l'œil ouvert et franc...

En apercevant cet étranger, assis devant son âtre, il pâlit affreusement.

—Malheureuse!... dit-il à sa femme, tu ne sais donc pas que l'homme chez qui celui-ci sera trouvé sera fusillé et que sa maison sera rasée!...

Lacheneur se leva frissonnant.

Il ne savait pas cela, lui! Il connaissait le chiffre de la prime promise à l'infamie, il ignorait de quelles terribles peines on menaçait les gens d'honneur.

—Je me retire, monsieur, prononça-t-il.

Mais le paysan, laissant retomber sa large main sur l'épaule de son hôte, le força à se rasseoir.

—Ce n'est point pour vous chasser que j'ai parlé, monsieur, dit-il. Vous êtes chez moi, vous y resterez jusqu'à ce que je trouve un moyen de pourvoir à votre sûreté...

La jolie paysanne sauta au cou de son mari, et avec l'accent de la passion la plus vive:

—Ah! tu es un brave homme, Antoine! s'écria-t-elle.

Il sourit, embrassa tendrement sa femme, puis lui montrant la porte restée ouverte:

—Veille, dit-il.

M. Lacheneur put croire que la destinée enfin se lassait.

—Je dois vous avouer, monsieur, reprit l'honnête montagnard, que vous sauver ne sera pas facile... Les promesses d'argent ont mis en mouvement tous les mauvais gueux du pays... On vous sait aux environs... Un gredin d'aubergiste a passé la frontière tout exprès pour vous dénoncer aux gendarmes français...

—Balstain.

—Oui, Balstain, et il vous cherche... Ce n'est pas tout. Comme je traversais Saint-Pavin, remontant ici, j'ai vu arriver huit soldats à cheval, guidés par un paysan à cheval comme eux... Ils ont déclaré qu'ils vous savaient caché dans le village et ils se sont mis à visiter toutes les maisons...

Ces soldats n'étaient autres que les chasseurs de Montaignac confiés à Chupin par le duc de Sairmeuse.

Et, en effet, ils faisaient bien ce que disait Antoine.

Cette besogne n'était certes pas de leur goût, mais ils étaient surveillés de près par le sous-officier qui les commandait.

Ce sous-officier n'était pas un méchant homme, mais il avait été, le long de la route, endoctriné par Chupin, lequel avait poussé l'impudence jusqu'à lui promettre l'épaulette, au nom de M. de Sairmeuse, si les investigations étaient couronnées de succès.

Antoine, cependant, exposait à M. Lacheneur ses espérances et ses craintes.

—Épuisé et blessé comme vous l'êtes, lui disait-il, vous ne serez pas en état d'entreprendre une longue marche avant quinze jours... Jusque-là il faut vous cacher... Je connais, par bonheur, une retraite sûre, à deux portées de fusil dans la montagne... Je vous y conduirai, de nuit, avec des provisions pour une semaine...

Un cri étouffé de sa femme l'interrompit.

Il se retourna, et l'aperçut toute défaillante, appuyée au montant de la porte, plus blanche que ses coiffes, le bras roidi vers le sentier qui de Saint-Pavin conduisait à la cabane.

Elle disait:

—Les soldats!... ils viennent!

Plus prompts que la pensée, Lacheneur et l'honnête montagnard se précipitèrent vers la porte, allongeant la tête pour voir sans se montrer.

La jeune femme n'avait dit que trop vrai.

Les chasseurs de Montaignac gravissaient le sentier lentement, embarrassés qu'ils étaient par leurs lourdes bottes éperonnées, mais obstinément.

En avant marchait Chupin, qui de l'exemple, de la voix et du geste les animait.

Une parole imprudente de ce petit berger qu'il avait questionné venait, il n'y avait pas vingt minutes, de décider du sort de M. Lacheneur.

Revenu à Saint-Pavin et apprenant que les soldats cherchaient le chef des conjurés, cet enfant avait dit au hasard:

—Je l'ai rencontré, moi, sur «les hauts,» il m'a demandé son chemin, et je l'ai vu descendre par le sentier qui passe devant la cabane des Antoine.

Et, à l'appui de son dire, il montrait fièrement la pièce blanche que «le monsieur» lui avait donnée.

—Du coup, s'était écrié Chupin transporté, nous tenons notre homme! En route, camarades!...

Et maintenant, le petit détachement n'était pas à plus de deux cents pas de la maison où le proscrit avait trouvé asile...

Antoine et sa femme se regardaient, et une angoisse pareille se lisait dans leurs yeux.

Ils voyaient leur hôte irrémissiblement perdu.

—Cependant, il faut le sauver, dit la jolie jeune femme, il le faut...

—Oui, il le faut!... répéta le mari d'un air sombre. On me tuera avant de porter la main sur mon hôte, dans ma maison!...

—S'il se cachait dans le grenier, derrière les bottes de paille...

—On le trouverait... Ces soldats sont pires que des tigres, et le vil gredin qui les mène doit avoir le flair d'un chien de chasse.

Il s'interrompit, pour prendre un parti, et vivement:

—Venez, monsieur!... dit-il, sautons par la fenêtre de derrière et gagnons la montagne... On nous verra... qu'importe!... Ces cavaliers à pied ne doivent pas être lestes... Si vous ne pouvez pas courir, je vous porterai... On nous tirera sans doute des coups de fusil, mais on nous manquera...

—Et votre femme?... fit Lacheneur.

L'honnête montagnard frissonna, mais il dit:

—Elle nous rejoindra.

Lacheneur lui prit la main qu'il serra avec un attendrissement dont il ne cherchait ni à se cacher ni à se défendre.

—Ah!... vous êtes de braves gens!... dit-il, et Dieu vous récompensera de votre pitié pour le pauvre proscrit... Mais vous avez trop fait déjà... Je serais le plus lâche des hommes si je vous exposais inutilement... Je ne puis plus, je ne veux plus être sauvé.

Il attira à lui la jeune femme qui sanglotait, et l'embrassant sur le front:

—J'ai une fille, murmura-t-il, belle comme vous, mon enfant, comme vous, généreuse et fière... Pauvre Marie-Anne!... Qu'est-elle devenue, elle que j'ai impitoyablement sacrifiée à mes rancunes?... Allez! il ne faut pas me plaindre, quoi qu'il m'arrive... je l'ai mérité.

Le bruit des bottes sur le sentier devenait de plus en plus distinct. Lacheneur se redressa, rassemblant pour l'heure décisive toute l'énergie dont son âme altière était capable...

—Restez!... commanda-t-il à Antoine et à sa femme. Moi, je sors, je ne veux pas qu'on m'arrête chez vous.

Il sortit, en disant cela, d'un pas ferme, le front haut, le regard calme et assuré.

Les soldats arrivaient.

—Holà!... leur cria-t-il d'une voix forte, c'est Lacheneur que vous cherchez, n'est-ce pas?... Me voici!... Je me rends.

Pas une acclamation ne répondit.

La mort qui planait au-dessus de sa tête imprimait à sa personne une si imposante majesté, que les soldats s'arrêtèrent frappés de respect.

Mais il y eut un homme que cette voix retentissante terrifia: Chupin.

Le remords, plus douloureux que le fer rouge, venait de traverser le cœur du misérable, et blême, tremblant, éperdu, il essayait de se dissimuler derrière les soldats.

Lacheneur marcha droit à lui.

—C'est donc toi qui me vends, Chupin, prononça-t-il. Tu n'as pas oublié, je le vois bien, que souvent, l'hiver, Marie-Anne a rempli ta huche vide... et tu te venges!...

Le vieux maraudeur était écrasé, on eût dit qu'il allait tomber à genoux.

Maintenant qu'il avait trahi, il comprenait ce qu'est la trahison...

—Va!... dit encore M. Lacheneur, tu toucheras le prix de mon sang, mais il ne te portera pas bonheur!... traître!...

Mais déjà Chupin, s'indignant de sa faiblesse, relevait la tête, s'efforçant de secouer la frayeur qui l'envahissait.

—Vous avez conspiré contre le roi, dit-il, je n'ai fait que mon devoir en vous dénonçant.

Et se retournant vers les soldats:

—Quant à vous, camarades, soyez sûr que monseigneur le duc de Sairmeuse vous témoignera sa satisfaction...

On avait lié les poignets de Lacheneur, et la petite troupe s'apprêtait à redescendre le sentier, quand un homme parut, ruisselant de sueur, hors d'haleine, la tête nue...

Il faisait presque nuit déjà, cependant M. Lacheneur reconnut Balstain.

Dès qu'il fut à portée de la voix:

—Ah!... vous le tenez!... s'écria-t-il en montrant le prisonnier... C'est à moi que revient la prime... C'est moi qui l'ai dénoncé le premier, de l'autre côté de la frontière, les carabiniers de Saint-Jean-de-Coche en témoigneront... Il devait être pris cette nuit, chez moi, mais il a profité de mon absence, le gueux, le scélérat!... pour séduire ma femme et s'évader... Quand je suis revenu avec les carabiniers, il était parti... Ma femme est au lit, de la correction que je lui ai administrée... Et moi, depuis seize heures, je suis les traces de ce bandit!...

Il s'exprimait avec une violence et une volubilité extraordinaires, la cupidité déçue le jetait hors de soi; il était comme fou, en songeant que de sa délation il ne recueillait que l'infamie.

—Si vous avez des droits, lui dit le sous-officier, vous les ferez valoir près des autorités...

—Comment, si j'ai des droits!... interrompit Balstain; qui donc me les conteste?

Il promenait autour de lui des regards menaçants; il reconnut Chupin.

—Serait-ce toi? demanda-t-il. Ose donc soutenir que c'est toi qui as découvert le brigand...

—Oui! c'est moi qui ai deviné sa retraite.

—Tu mens, imposteur!... vociférait l'aubergiste, tu mens!...

Les soldats ne bougeaient pas; cette scène les vengea des dégoûts de l'après-midi.

—Du reste, poursuivait Balstain, avec l'emphase des hommes de son pays, que peut-on attendre d'un vil coquin tel que Chupin!... Chacun ne sait-il pas que dix fois au moins il a été obligé de quitter la France pour ses crimes... Où te réfugiais-tu quand tu passais la frontière, Chupin?... Dans ma maison, dans l'auberge de l'honnête Balstain... On t'y cachait et on t'y nourrissait. Combien de fois t'ai-je sauvé de la potence et des galères?... Je n'ai pas compté. Et pour me récompenser, tu me voles mon bien, tu t'empares de cet homme qui était à moi!...

—Il est fou!... répétait le vieux maraudeur ahuri, il est fou!...

Alors l'aubergiste changea de tactique.

—Si du moins tu étais raisonnable, reprit-il... Voyons, Chupin, un bon mouvement, pour un vieil ami... Part à deux, hein! veux-tu?... Non... tu me réponds non... Que veux-tu donc me donner, compère?... Le tiers?... c'est trop!... Le quart alors?...

Chupin ne sentait que trop que tous les hommes du détachement étaient ravis de son horrible humiliation, ils riaient et l'instant d'avant il les avait vus éviter son contact avec une visible horreur.

Transporté de colère, il poussa violemment Balstain en criant aux soldats:

—Ah ça!... allons-nous coucher ici!...

Un éclair d'implacable haine flamboya dans l'œil du Piémontais.

Il tira très-ostensiblement son couteau de sa poche, et faisant avec le signe de la croix:

—Saint-Jean-de-Coche, prononça-t-il d'une voix éclatante, et vous, bonne Sainte-Vierge, recevez mon serment... Que je sois damné si jamais je me sers d'un couteau à mes repas avant d'avoir enfoncé celui que je tiens dans le ventre du scélérat qui me vole!

Ayant dit, il disparut, et le détachement se mit en marche.

Mais le vieux maraudeur n'était plus le même. Rien ne lui restait de son impudence accoutumée. Il marchait la tête basse, remué par toutes sortes de pensées comme jamais il n'en avait eues, assailli par les plus sinistres pressentiments.

Un serment comme celui de Balstain, et de la part d'un tel homme, c'était, il ne pouvait se le dissimuler, sinon un arrêt de mort, du moins la certitude d'une tentative prochaine d'assassinat...

Cela le tourmentait tellement, que jamais il ne voulut laisser le détachement coucher à Saint-Pavin, comme c'était convenu. Il lui tardait de s'éloigner.

Quand les soldats eurent soupé, et longuement, Chupin envoya chercher une charrette, où le prisonnier fut garrotté, et on partit.

Deux heures après minuit venaient de sonner quand Lacheneur fut écroué à la citadelle de Montaignac.

Nul ne semblait s'y douter qu'en ce moment même, M. d'Escorval et le caporal Bavois travaillaient à leur évasion.

XXXII

Seul dans son cachot, après le départ de Marie-Anne, Chanlouineau s'abandonnait au plus affreux désespoir.

Il venait de donner plus que sa vie à cette femme tant aimée.

N'avait-il pas risqué son honneur en simulant, pour obtenir une entrevue, les plus ignobles défaillances de la peur.

Tant qu'il l'avait attendue, tant qu'elle avait été là, il ne songeait qu'au succès de sa ruse... Mais maintenant il ne prévoyait que trop ce que diraient les gardiens.

—Ce Chanlouineau, raconteraient-ils sans doute, n'était après tout qu'un misérable fanfaron... Nous l'avons entendu implorer sa grâce à genoux, promettant de livrer et de faire prendre ses complices.

La pensée que sa mémoire pouvait être flétrie de ces imputations de lâcheté et de trahison, le rendait fou de douleur.

Il souhaitait la mort, qui allait, pensait-il, lui offrir un moyen de réhabilitation.

—On verra bien, disait-il avec rage; on verra bien demain, en face du peloton d'exécution, si je pâlis et si je tremble!...

Il était dans ces dispositions, quand sa porte s'ouvrit livrant passage au marquis de Courtomieu, qui, après avoir vu lui échapper Mlle Lacheneur, venait s'informer des résultats de sa visite.

—Eh bien! mon brave garçon, commença-t-il de son ton doucereux.

—Sortez! cria Chanlouineau exaspéré, sortez, sinon!...

Sans attendre la fin de la phrase, le marquis s'esquiva prestement, effrayé et surtout fort surpris du changement.

—Quel redoutable et féroce scélérat! dit-il au gardien, il serait peut-être prudent de lui mettre la camisole de force...

Ah!... il n'en était pas besoin. L'héroïque paysan venait de se laisser tomber sur la paille de son cachot, brisé par cette horrible fièvre de l'angoisse qui vieillit un homme en une nuit.

Marie-Anne saurait-elle du moins tirer parti de l'arme qu'il venait de mettre entre ses mains?...

S'il l'espérait, c'est qu'il songeait qu'elle aurait pour conseil et pour guide un homme dont l'expérience lui inspirait une confiance absolue: l'abbé Midon.

—Martial aura peur de la lettre, se répétait-il, certainement il aura peur...

En cela, Chanlouineau se trompait absolument. Son intelligence était certes au-dessus de sa condition, mais elle n'était pas assez raffinée pour pénétrer un caractère tel que celui du jeune marquis de Sairmeuse.

Ce brouillon, écrit par lui en un moment d'abandon et d'aveuglement, fut presque sans influence sur les déterminations de Martial.

Il parut s'en effrayer prodigieusement pour en épouvanter son père, mais au fond il considérait la menace comme puérile.

Marie-Anne, sans la lettre, eût obtenu de lui la même assistance.

D'autres causes eussent décidé Martial: la difficulté et le danger de l'entreprise, les risques à courir, les préjugés à braver.

Déjà, à cette époque, il n'y avait que l'impossible capable de tenter cet esprit aventureux et blasé, et cependant avide d'émotions.

Sauver la vie du baron d'Escorval, un ennemi, presque sur les marches de l'échafaud, lui sembla beau... Assurer en le sauvant le bonheur d'une femme qu'il adorait et qui lui préférait un autre homme, lui parut digne de lui...

Quelle occasion, d'ailleurs, pour l'exercice des facultés de son sang-froid, de diplomatie et de finesse qu'il s'accordait!...

Il fallait jouer son père, c'était aisé; il le joua.

Il fallait jouer le marquis de Courtomieu, c'était difficile; il crut l'avoir joué.

Mais le malheureux Chanlouineau ne pouvait concevoir de telles contradictions, et il se consumait d'anxiété.

C'est avec joie qu'il eût consenti à subir la torture avant de recevoir le coup de la mort, pour pouvoir suivre toutes les démarches de Marie-Anne.

Que faisait-elle?... Comment savoir?...

Dix fois, pendant la soirée, sous toutes sortes de prétextes, il appela ses gardiens et s'efforça de les faire causer. Sa raison lui disait bien que ces gens n'étaient pas plus instruits que lui-même, qu'on ne les mettrait pas dans la confidence quoi qu'on résolût... n'importe!...

La retraite battit... puis l'appel du soir... puis l'extinction des feux...

Après, rien, le silence...

L'oreille au guichet de sa prison, concentrant toute son âme en un effort surhumain d'attention, Chanlouineau écoutait.

Il lui semblait que si de façon ou d'autre le baron d'Escorval recouvrait sa liberté, il en serait averti par quelque signe... Ceux qu'il sauvait lui devaient bien, pensait-il, cette marque de reconnaissance...

Un peu après deux heures, il tressaillit... Il se faisait un grand mouvement dans les corridors, on courait, on s'appelait, on agitait des trousseaux de clefs, des portes s'ouvraient et se refermaient...

Le corridor s'éclairant, il regarda, et à la lueur douteuse des lanternes, il crut voir passer, comme une ombre pâle, Lacheneur, entraîné par des soldats.

Lacheneur!... Était-ce possible!... Il voulut douter de ses sens, il se disait que ce ne pouvait être là qu'une vision de la fièvre qui brûlait son cerveau.

Un peu plus tard il entendit un cri déchirant... Mais qu'avait de surprenant un cri dans une prison où vingt et un condamnés à mort suaient l'agonie de cette effroyable nuit qui précède l'exécution...

Enfin le jour glissa livide et morne le long de la hotte de la fenêtre. Chanlouineau désespéra.

—C'est fini, murmura-t-il, la lettre a été inutile!...

Pauvre généreux garçon... Son cœur eût bondi de joie s'il eût pu jeter un coup d'œil dans la cour de la citadelle...

Il y avait plus d'une heure qu'on avait sonné le réveil, les cavaliers achevaient le pansage du matin, quand deux femmes de la campagne, de celles qui apportent au marché leur beurre et leurs œufs, se présentèrent au poste.

Elles racontaient que passant le long des rochers à pic de la tour plate, elles venaient d'apercevoir une longue corde qui pendait.

Une corde!... Un des condamnés s'était donc évadé!...

On courut à la chambre du baron d'Escorval... elle était vide.

Le baron s'était enfui, entraînant l'homme qui lui avait été donné pour gardien, le caporal Bavois, des grenadiers.

La stupeur fut grande et aussi l'indignation... mais la frayeur fut plus grande encore...

Il n'était pas un des officiers de service qui ne frémit en songeant à sa responsabilité, qui ne vît presque sa carrière brisée.

Qu'allaient dire le terrible duc de Sairmeuse, et le marquis de Courtomieu, bien autrement redouté avec ses façons froides et polies? Il fallait les avertir cependant. Un sergent leur fut dépêché.

Bientôt ils parurent, accompagnés de Martial, enflammés, en apparence, d'une effroyable colère, tout à fait propre, en vérité, à écarter tout soupçon de connivence de leur part.

M. de Sairmeuse, surtout, semblait hors de soi.

Il jurait, injuriait, accusait, menaçait, et s'en prenait à tout le monde.

Il avait commencé par faire mettre en prison tous les factionnaires, jusqu'à plus ample informé, et il parlait de demander la destitution en masse de tous les officiers et de tous les sous-officiers.

—Quant à ce misérable Bavois, criait-il aux soldats, quant à ce lâche déserteur, il sera fusillé dès qu'on l'aura repris... et on le reprendra, comptez-y!...

On avait espéré calmer un peu M. de Sairmeuse en lui apprenant l'arrestation de Lacheneur, mais il la connaissait. Chupin avait osé l'éveiller au milieu de la nuit pour lui apprendre la grande nouvelle.

Ce lui fut seulement une occasion d'exalter les mérites du traître.

—Celui qui a découvert Lacheneur, dit-il, saura bien rattraper le sieur Escorval. Qu'on aille me chercher Chupin!...

Plus calme, M. de Courtomieu prenait ses mesures, afin de remettre, disait-il, le «grand coupable» sous la main de la justice.

Il expédiait des courriers dans toutes les directions, et faisait porter avis de l'événement dans les localités voisines.

Ses commandements étaient précis et brefs: surveiller la frontière, soumettre les voyageurs à un examen sévère, pratiquer de nombreuses visites domiciliaires, répandre à profusion le signalement du sieur Escorval.

Avant tout, il avait donné l'ordre de rechercher et d'arrêter le sieur Midon, ancien curé de Sairmeuse, et le sieur Escorval fils.

Mais parmi tous les officiers présents, il y en avait un, c'était un vieux lieutenant décoré, que le ton du duc de Sairmeuse avait profondément blessé.

Il s'avança, d'un air sombre, en disant que tout cela sans doute était bel et bien, mais que le plus pressé était de procéder à une enquête qui, en faisant connaître les moyens d'évasion, révélerait peut-être les complices.

À ce simple mot: enquête, ni le duc de Sairmeuse ni le marquis de Courtomieu n'avaient été maîtres d'un imperceptible tressaillement.

Pouvaient-ils ignorer à combien peu tient le secret des trames les mieux ourdies!

Que fallait-il, ici, pour dégager la vérité des apparences mensongères? Une précaution négligée, un puéril détail, un mot, un geste, un rien...

Ils tremblèrent que cet officier ne fût un homme d'une perspicacité supérieure, qui avait vu clair dans leur jeu, ou qui, tout au moins, avait des présomptions qu'il était impatient de vérifier.

Non, le vieux lieutenant n'avait aucun soupçon, il avait parlé ainsi au hasard, uniquement pour exhaler son mécontentement. Même son intelligence était si peu subtile qu'il ne remarqua pas le rapide coup d'œil qu'échangèrent le marquis et le duc.

Martial, lui, le surprit, ce regard, et tout aussitôt:

—Je suis de l'avis du lieutenant, prononça-t-il avec une politesse trop étudiée pour n'être pas une raillerie. Oui, il faut ouvrir une enquête... cela est aussi ingénieusement pensé que bien dit.

Le vieil officier décoré tourna le dos en mâchonnant un juron.

—Ce joli coco se fiche de moi, pensait-il, et lui et son père et cet autre pékin mériteraient... mais il faut vivre!...

À s'avancer comme il venait de le faire, Martial sentait fort bien qu'il ne courait pas le moindre risque.

À qui revenait le soin des investigations?... Au duc et au marquis. Ils étaient donc, en vérité, un peu naïfs de s'inquiéter. Ne resteraient-ils pas seuls juges de ce qu'il serait opportun de taire ou de révéler, et complètement maîtres de cacher ce qui serait de nature à trahir leur connivence?...

Ils se mirent donc à l'œuvre immédiatement, avec un empressement qui eût fait évanouir les doutes, s'il y en eût eu parmi les assistants.

Mais qui donc se fût avisé de concevoir des doutes!...

Le succès de la comédie était d'autant plus certain que la fuite du baron d'Escorval paraissait menacer sérieusement les intérêts de ceux qui l'avaient favorisée.

Les détails de l'évasion, Martial pensait les connaître aussi exactement que les évadés eux-mêmes... Il était l'auteur, s'ils avaient été les acteurs du drame de la nuit.

Il s'abusait, il ne tarda pas à se l'avouer.

L'enquête, dès les premiers pas, révéla des circonstances qui lui parurent inexplicables.

Il était clair, et la disposition des lieux le démontrait, que pour recouvrer leur liberté, le baron d'Escorval et le caporal Bavois avaient eu à accomplir deux descentes successives.

Ils avaient dû, d'abord, descendre de la fenêtre de la prison jusque sur la saillie qui se trouvait au pied de la tour plate. Il leur avait ensuite fallu se laisser glisser de cette saillie jusqu'au bas des rochers à pic.

Pour réaliser cette double opération, et les prisonniers l'avaient réalisée, puisqu'ils s'étaient échappés, deux cordes leur étaient indispensables. Martial les avait apportées, on eût dû les retrouver.

Eh bien! on n'en retrouvait qu'une, celle que les paysannes avaient aperçue, pendant de la saillie où elle était accrochée à une pince de fer.

De la fenêtre à la saillie, point de corde...

Ce fait sauta aux yeux de tout le monde.

—Voilà qui est extraordinaire! murmura Martial devenu pensif.

—Tout à fait bizarre!... approuva M. de Courtomieu.

—Comment diable s'y sont-ils pris pour arriver de la fenêtre du cachot à cette étroite corniche?...

—C'est ce qui ne se comprend pas...

Martial allait trouver une bien autre occasion de s'étonner.

Ayant examiné la corde restant, celle qui avait servi pour la seconde descente, il reconnut qu'elle n'était pas d'un seul morceau. On avait noué bout à bout les deux cordes qu'il avait apportées... La plus grosse évidemment ne s'était pas trouvée assez longue.

Comment cela se faisait-il?... Le duc avait-il donc mal évalué la hauteur du rocher?... l'abbé Midon avait-il mal pris ses mesures?...

Il aunait cette grosse corde de l'œil, et positivement il lui semblait qu'elle avait été raccourci... elle lui avait paru avoir un bon tiers en plus, pendant qu'on la lui roulait autour du corps pour l'entrer dans la citadelle.

—Il sera survenu quelque accident imprévu, disait-il à son père et au marquis de Courtomieu; mais lequel?...

—Eh!... que nous importe? répondait le marquis; vous avez la lettre compromettante, n'est-ce pas?...

Mais Martial était de ces esprits qui ne sauraient rester en repos tant qu'ils sont en face d'un problème à résoudre.

Il voulut, quoi que put lui dire M. de Courtomieu, aller inspecter le bas des rochers.

Juste sous la corde, se voyaient de larges taches de sang.

—Un des prisonniers est tombé, fit Martial vivement, et s'est dangereusement blessé!

—Par ma foi!... s'écria le duc de Sairmeuse, le sieur Escorval se serait brisé les os que j'en serais ravi.

Martial rougit, et regardant fixement son père:

—Je suppose, monsieur, prononça-t-il froidement, que vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites... Nous nous sommes engagés sur l'honneur de notre nom à sauver M. le baron d'Escorval, s'il s'était tué ce serait un malheur pour nous, monsieur, un très grand malheur!...

Quand son fils prenait ce ton hautain et glacé, le duc ne trouvait rien à répondre; il s'en indignait, mais c'était plus fort que lui.

—Bast!... fit M. de Courtomieu, si ce coquin-là s'était seulement blessé, nous le saurions...

Ce fut l'opinion de Chupin qui, mandé par le duc, venait d'arriver.

Mais le vieux maraudeur, si loquace d'ordinaire et si empressé, répondit brièvement, et, chose étrange, n'offrit point ses services.

De son imperturbable assurance, de son impudence familière, de son sourire obséquieux et bas, rien ne restait.

Son œil trouble, la contraction de ses traits, son air sombre, le tressaillement qui par intervalles le secouait, tout trahissait la détresse de son âme...

Si visible était le changement, que M. de Sairmeuse le remarqua.

—Quelle mésaventure t'est arrivée, maître Chupin? demanda-t-il.

—Il est arrivé, répondit d'une voix rauque l'ancien braconnier, que pendant que je me rendais ici, les enfants de la ville m'ont jeté de la boue et des pierres... Je courais, ils me poursuivaient en criant: Traître!... Infâme!...

Ses poings se crispaient dans le vide, comme s'il eût médité quelque vengeance, et il ajouta:

—Ils sont contents, les gens de Montaignac, ils savent l'évasion du baron et ils se réjouissent.

Hélas!... cette joie des habitants de Montaignac devait être de courte durée.

Ce jour était désigné pour l'exécution des condamnés à mort.

Jugés par un conseil de guerre, ils devaient être passés par les armes.

C'était un vendredi.

À midi, les portes furent fermées et les troupes prirent les armes.

L'impression fut profonde, terrible, quand les funèbres roulements des tambours annoncèrent les préparatifs de l'épouvantable holocauste.

La consternation et une sorte d'épouvante se répandirent dans la ville; un silence de mort se fit, qui de proche en proche gagna tous les quartiers; les rues devinrent désertes et bientôt on put voir chaque habitant fermer ses fenêtres et ses portes...

Enfin, comme trois heures sonnaient, les portes de la citadelle s'ouvrirent et donnèrent passage à quatorze condamnés, qui s'avancèrent lentement, accompagnés chacun d'un prêtre...

Quatorze!... Pris de remords et d'effroi au dernier moment, M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse avaient suspendu l'exécution de six condamnés, et en ce moment même, un courrier emportait vers Paris six demandes de grâce, signées par la commission militaire.

Chanlouineau n'était pas au nombre de ceux pour qui on sollicitait la clémence royale...

Tiré de son cachot, sans avoir appris si oui ou non sa lettre avait été inutile, il comptait avec une poignante anxiété les condamnés...

Il y eut un moment où ses regards eurent une telle expression d'angoisse, que le prêtre qui l'accompagnait se pencha vers lui en murmurant:

—Qui cherchez-vous des yeux, mon fils?...

—Le baron d'Escorval.

—Il s'est évadé cette nuit.

—Ah!... je mourrai donc content!... s'écria l'héroïque paysan.

Il mourut sans pâlir, comme il se l'était promis, calme et fier, le nom de Marie-Anne sur les lèvres...

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