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Monsieur Lecoq — Volume2: L'honneur du nom

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XLIII

C'était le surlendemain du jour où, sur l'ordre formel de l'abbé Midon, Marie-Anne était allée s'établir à la Borderie.

On ne s'entretenait que de cette prise de possession dans le pays, et le testament de Chanlouineau était le texte de commentaires infinis.

—Voilà la fille de M. Lacheneur avec plus de deux cents pistoles de rentes, faisaient les vieux d'un air grave, sans compter encore la maison...

—Une honnête fille n'aurait pas tant de chance que ça! murmuraient quelques filles laides qui ne trouvaient pas de mari.

Jusqu'alors on n'était pas parfaitement sûr que Marie-Anne eût été la «bonne amie» de Chanlouineau. Même après la chute de M. Lacheneur on apercevait entre eux une distance difficile à franchir. La donation leva tous les doutes. Comment expliquer autrement cette magnificence posthume?

Voilà cependant quelles grandes nouvelles Chupin apportait à Mme Blanche et pourquoi, lui, toujours sombre, il paraissait si joyeux.

Elle l'écoutait, frémissante de colère, les poings si convulsivement serrés que les ongles lui entraient dans les chairs.

—Quelle audace!... répétait-elle d'une voix étranglée, quelle impudence!...

Le vieux maraudeur semblait de cet avis.

—Le fait est, grommela-t-il d'un air de dégoût, qu'elle eût pu attendre que le lit de Chanlouineau fût refroidi, avant de s'en emparer.

Il branla la tête, et comme en à-parte:

—Que chacun de ses amants lui en donne autant, et elle sera plus riche qu'une reine, elle aura de quoi acheter Sairmeuse et Courtomieu.

Si Chupin avait eu l'intention de tisonner la rage de Mme Blanche, il dut être satisfait.

—Et c'est une telle femme qui m'a enlevé le cœur de Martial!... s'écria-t-elle. C'est pour cette misérable qu'il m'abandonne!... Quels philtres ces créatures font-elles donc boire à leurs dupes!...

L'indignité prétendue de cette infortunée, en qui sa jalousie lui montrait une rivale, transportait Mme Blanche à ce point qu'elle oubliait la présence de Chupin; elle cessait de se contraindre, elle livrait sans restrictions le secret de ses souffrances.

—Au moins, reprit-elle, êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites, père Chupin?

—Comme je suis sûr que vous êtes là.

—Qui vous a dit tout cela?

—Personne... on a des yeux. J'ai poussé hier jusqu'à la Borderie, et j'ai vu tous les volets ouverts. Marie-Anne se carrait à une fenêtre. Elle n'est seulement pas en deuil, la gueuse!...

C'est qu'en effet, jusqu'à ce jour, la pauvre Marie-Anne en avait été réduite à la robe que Mme d'Escorval lui avait prêtée le soir du soulèvement, pour qu'elle pût quitter ses habits d'homme.

Le vieux maraudeur voulait continuer à scarifier Mme Blanche de ses observations méchantes, elle l'interrompit d'un geste.

—Ainsi, demanda-t-elle, vous connaissez la Borderie?

—Pardienne!

—Où est-ce?

—Juste en face des moulins de l'Oiselle, de ce côté de la rivière, à une lieue et demie d'ici, à peu près...

—C'est juste. Je me rappelle maintenant. Y êtes-vous entré quelquefois?...

—Plus de cent fois, du vivant de Chanlouineau.

—Alors il faut me donner la topographie de l'habitation.

Les yeux de Chupin s'écarquillèrent prodigieusement.

—Vous dites?... interrogea-t-il, ne comprenant pas.

—Je veux dire: expliquez-moi comment la maison est bâtie.

—Ah!... comme cela, j'entends... Pour lors, elle est construite en plein champ, à une demi-portée de fusil de la grande route. Devant, il y a une manière de jardin, et derrière un grand verger qui n'est pas clos de murs, mais seulement entouré d'une petite haie vive. Tout autour sont des vignes, excepté à gauche, où se trouve un bocage qui ombrage un cours d'eau.

Il s'arrêta tout à coup, et clignant de l'œil.

—Mais à quoi peuvent vous servir tous ces renseignements? demanda-t-il.

—Que vous importe!... Comment est l'intérieur?

—Comme partout: trois grandes chambres carrelées qui se commandent, une cuisine, une autre petite pièce noire...

—Voilà pour le rez-de-chaussée. Passons à l'étage supérieur.

—C'est que... dame!... je n'y suis jamais monté.

—Tant pis. Comment sont meublées les pièces que vous avez visitées?...

—Comme celles de tous les paysans d'ici.

Personne, assurément, ne soupçonnait l'existence de cette chambre magnifique du premier étage, que Chanlouineau, dans sa folie, destinait à Marie-Anne. Jamais il n'en avait parlé, même il avait pris les plus grandes précautions pour qu'on ne vît pas apporter les meubles.

—Combien de portes à la maison? poursuivit madame Blanche.

—Trois: une sur le jardin, une sur le verger; la troisième communique avec l'écurie. L'escalier qui mène au premier étage se trouve dans la pièce du milieu.

—Et Marie-Anne est seule à la Borderie?...

—Toute seule pour le moment. Mais je suppose que son brigand de frère ne tardera pas à aller demeurer avec elle...

Au lieu de répondre, Mme Blanche s'absorba dans une sorte de rêverie si profonde et si prolongée, que le vieux maraudeur, à la fin, s'en impatienta.

Il osa lui toucher le bras, et de cette voix étouffée de complices méditant un mauvais coup:

—Eh bien! fit-il, que décidons-nous?...

La jeune femme tressaillit et frissonna, comme le malade qui tout à coup, dans l'engourdissement de la douleur, entend le cliquetis des terribles instruments du chirurgien...

—Mon parti n'est pas encore pris, répondit-elle, je réfléchirai, je verrai...

Et remarquant la mine décontenancée du vieux maraudeur:

—Je ne veux pas m'aventurer à la légère, ajouta-t-elle vivement. Ne perdez plus Martial de vue... S'il va à la Borderie, et il ira, j'en dois être informée... S'il écrit, et il écrira, tâchez de vous procurer une de ses lettres... Désormais je veux vous voir tous les deux jours... Ne vous endormez pas!... Songez à gagner la bonne place que je vous réserve à Courtomieu... Allez!...

Il s'éloigna, sans souffler mot, mais aussi sans prendre la peine de dissimuler son désappointement et son mécontentement.

—Fiez-vous donc à toutes ces mijaurées! grommela-t-il. Celle-là jetait les hauts cris, elle voulait tout tuer, tout brûler, tout détruire, elle ne demandait qu'une occasion... L'occasion se présente, le cœur lui manque, elle recule... elle a peur!...

Le vieux maraudeur jugeait mal Mme Blanche.

Le mouvement d'horreur qu'elle venait de laisser voir était une instinctive révolte de la chair et non pas une défaillance de son inflexible volonté.

Ses réflexions n'étaient pas de nature à désarmer sa haine.

Quoi que lui eût dit Chupin, lequel, avec tout Sairmeuse, était persuadé que la fille à Lacheneur revenait du Piémont, Mme Blanche s'entêtait à considérer ce voyage comme une fable ridicule.

Dans son opinion, Marie-Anne sortait tout simplement de la retraite où Martial avait jugé prudent de la cacher jusqu'à ce jour.

Or, pourquoi cette brusque apparition?

La vindicative jeune femme était prête à jurer que c'était une insulte et une bravade à son adresse.

—Et je me résignerais!... s'écria-t-elle. Ah! j'arracherais mon cœur s'il était capable d'une si indigne lâcheté.

La voix de sa conscience ne domina jamais le tumulte de sa passion. Ses souffrances lui semblaient tout autoriser, et l'attentat de Jean Lacheneur lui paraissait justifier d'avance les pires représailles.

Elle ne reculait donc pas, mais une difficulté imprévue l'arrêtait:

Elle avait rêvé une de ces vengeances raffinées, telles qu'on en cite dans les histoires, elle voulait une de ces revanches éclatantes et soudaines, comme il s'en rencontre dans les romans, et elle ne trouvait au service de ses rancunes qu'un crime vulgaire, absolument indigne d'elle.

—Mieux vaut patienter encore, se disait-elle.

Et sa haine, alors, s'égarant en conceptions insensées, elle imaginait des combinaisons impossibles, ou rêvait des revirements inouïs...

Au surplus, elle était libre désormais de s'abandonner sans contrainte ni contrôle à toutes ses inspirations.

Il n'y avait plus de soins à donner au marquis de Courtomieu.

Aux crises violentes de la démence, aux frénésies de son premier délire, l'anéantissement avait succédé, puis peu après était venue la morne stupeur de l'idiotisme.

Puis, un matin, le médecin avait déclaré son malade guéri.

Guéri!... Le corps était sauf, en effet, mais la raison avait succombé.

Toute trace d'intelligence avait disparu de cette physionomie si mobile autrefois, et qui se prêtait si bien à toutes les transformations de l'hypocrisie la plus consommée.

Plus une étincelle dans l'œil, où jadis pétillaient l'esprit et la ruse. Les lèvres, naguère si fines, pendaient avec une désolante expression d'hébétement.

Et nul espoir de guérison.

Une seule et unique passion: la table, remplaçait toutes les passions qui avaient agité la vie de ce froid ambitieux.

Sobre autrefois, le marquis de Courtomieu mangeait maintenant avec la plus dégoûtante voracité. Chaque repas était une lutte où il fallait employer la force pour lui arracher les plats.

Il est vrai qu'il engraissait. Maigre au point d'être diaphane, disaient jadis ses amis, il prenait du ventre et ses joues se bouffissaient de mauvaise graisse.

Levé de grand matin, il errait, corps sans âme, dans le château ou aux environs, sans intentions, sans projet, sans but.

Conscience de soi, idée de dignité, notion du bien et du mal, pensée, mémoire, il avait tout perdu. L'instinct de la conservation même, le dernier qui meure en nous, l'abandonnait, il fallait le surveiller comme un enfant.

Souvent, lorsque le marquis vaguait dans les jardins immenses du château, Mme Blanche, accoudée à sa fenêtre, le suivait des yeux, le cœur serré par un mystérieux effroi.

Mais cet avertissement de la Providence, loin de la faire rentrer en soi-même, exaltait encore ses désirs et ses espérances de représailles.

—Qui ne préférerait la mort à cet épouvantable malheur!... murmurait-elle. Ah! Jean Lacheneur est plus cruellement vengé que si sa balle eût porté. C'est une vengeance comme celle-là que je veux, il me la faut, elle m'est due, je l'aurai!...

Ses indécisions ne l'empêchaient pas de voir Chupin tous les deux ou trois jours comme elle se l'était promis, tantôt seule, le plus souvent accompagnée de tante Médie qui faisait le guet.

Le vieux maraudeur venait exactement, encore qu'il commençât à avoir plein le dos de ce métier d'espion.

—C'est que je risque gros, moi, à ce jeu-là, grognait-il. J'espérais que Jean Lacheneur irait habiter la Borderie avec sa sœur; il y serait très-bien... pas du tout! Le brigand continue à vagabonder son fusil sous le bras et à coucher à la belle étoile dans les bois. Quel gibier chasse-t-il? Le père Chupin naturellement. D'un autre côté, je sais que mon scélérat d'aubergiste de là-bas a abandonné son auberge et qu'il a disparu. Où est-il? Peut-être derrière un de ces arbres, en train de choisir l'endroit de ma peau où il va planter son couteau... On ne vit pas tranquille avec deux gredins comme ceux-là après ses chausses, et les promenades surtout ne valent rien...

Ce qui irritait particulièrement le vieux maraudeur, c'est qu'après deux mois de la surveillance la plus attentive, il était arrivé à cette conviction que si Martial et Marie-Anne avaient eu des relations autrefois, tout était fini entre eux.

C'était ce dont Mme Blanche ne voulait pas convenir.

—Dites qu'ils sont plus fins que vous, père Chupin! répondait-elle.

—Fins!... et comment?... Depuis que j'épie M. Martial, il n'a pas dépassé une seule fois les fortifications de Montaignac. D'un autre côté, le facteur de Sairmeuse, adroitement interrogé par ma femme, a déclaré qu'il n'avait pas porté une seule lettre à la Borderie...

Il est sûr que sans l'espoir d'une douce et sûre retraite à Courtomieu, Chupin eût brusquement abandonné la partie...

Et même, en dépit de cette perspective, et malgré des promesses sans cesse renouvelées, dès le milieu du mois d'août, il avait presque entièrement cessé toute surveillance.

S'il venait encore aux rendez-vous, c'est qu'il avait pris la douce habitude de réclamer à chaque fois quelque argent pour ses frais.

Et quand Mme Blanche lui demandait, comme toujours, l'emploi du temps de Martial, il racontait effrontément tout ce qui lui passait par la tête.

Mme Blanche s'en aperçut. C'était au commencement de septembre. Un jour, elle l'interrompit dès les premiers mots, et le regardant fixement:

—Ou vous me trahissez, dit-elle, ou vous n'êtes qu'un imbécile... choisissez. Hier, Martial et Marie-Anne se sont promenés ensemble un quart d'heure au carrefour de la Croix-d'Arcy.

XLIV

C'était un honnête homme, ce vieux médecin de Vigano, qui avait tout quitté pour voler au secours de Marie-Anne. Son intelligence était supérieure, comme son cœur, il connaissait la vie pour avoir aimé et souffert, et il devait à l'expérience deux vertus sublimes: l'indulgence et la charité.

À un tel homme, une soirée de causerie suffisait pour pénétrer Marie-Anne. Aussi, pendant les quinze jours qu'il resta caché à la Borderie, mit-il tout en œuvre pour rassurer cette infortunée qui se confiait à lui, pour la rassurer, pour la réhabiliter en quelque sorte à ses propres yeux.

Réussit-il? Assurément il l'espéra.

Mais dès qu'il se fut éloigné, Marie-Anne, livrée aux inspirations de la solitude, ne sut plus réagir contre la tristesse qui de plus en plus l'envahissait.

Beaucoup, cependant, à sa place, eussent repris leur sérénité et même se fussent réjouies.

N'avait-elle pas réussi à dissimuler une de ces fautes qui, d'ordinaire, à la campagne surtout, ne se cèlent jamais!

Qui donc la soupçonnait, excepté peut-être l'abbé Midon? Personne, elle en était convaincue, et c'était vrai.

Chupin lui-même, son ennemi, ne se doutait de rien. Préoccupé de surveiller les démarches de Martial à Montaignac, il n'était pas venu une seule fois rôder autour de la Borderie pendant le séjour du docteur.

Donc Marie-Anne n'avait plus rien à craindre et elle avait tout à espérer.

Mais cette conviction même ne pouvait lui rendre le calme.

C'est qu'elle était de ces âmes hautes et fières, plus sensibles au murmure de la conscience qu'aux clameurs de l'opinion.

Dans le public, on lui attribuait trois amants: Chanlouineau, Martial et Maurice, on les lui avait jetés au visage, mais cette calomnie ne l'avait pas émue. Ce qui la torturait, c'était ce qu'on ne savait pas: la vérité.

Cette amère pensée: j'ai failli, ne la quittait pas, et pareille à un ver logé au cœur d'un bon fruit, la minait sourdement et la tuait.

Et ce n'était pas tout!

L'instinct sublime de la maternité s'était éveillé en elle le soir du départ du médecin. Quand elle l'entendit s'éloigner, emportant son enfant, elle sentit au dedans d'elle-même comme un horrible déchirement. Ne le reverrait-elle donc plus, ce petit être qui lui était deux fois cher par la douleur et par les angoisses? Les larmes jaillirent de ses yeux, à cette idée que son premier sourire ne serait pas pour elle.

Ah!... sans le souvenir de Maurice, comme elle eût fièrement bravé l'opinion et gardé son enfant!...

Sa nature sincère et vaillante eût moins souffert des humiliations que de cet abandon si douloureux et du continuel mensonge de sa vie.

Mais elle avait promis: Maurice était son mari, en définitive, le maître, et la raison lui disait qu'elle devait conserver pour lui, non son honneur, hélas!... mais les apparences de l'honneur...

Enfin, et pour comble, son sang se figeait dans ses veines, quand elle pensait à son frère.

Ayant appris que Jean rôdait dans le pays, elle avait envoyé à sa recherche, et après bien des tergiversations, un soir, il se décida à paraître à la Borderie.

Rien qu'à le voir, son fusil double à l'épaule, maintenu par la bretelle, on s'expliquait les terreurs de Chupin.

Ce malheureux, dont la physionomie cauteleuse écartait les amis au temps de sa prospérité, avait en sa misère l'expression farouche du désespoir prêt à tout. Sa maigreur, son teint hâlé et tanné par les intempéries faisaient paraître plus profonds et plus noirs ses yeux où la haine flambait, furibonde, ardente, permanente...

Littéralement ses habits s'en allaient en lambeaux.

Quand il entra, Marie-Anne recula épouvantée; elle ne le reconnaissait pas; elle ne le remit qu'à la voix quand il dit:

—C'est moi, ma sœur!...

—Toi!... balbutia-t-elle, mon pauvre Jean!... toi!

Il s'examina de la tête aux pieds, et d'un air d'atroce raillerie:

—Le fait est, prononça-t-il, que je ne voudrais pas me rencontrer à la brune au coin d'un bois...

Marie-Anne frissonna. Il lui semblait sous cette phrase ironique, à travers cette moquerie de soi, deviner une menace.

—Mais aussi, mon pauvre frère, reprit-elle très-vite, quelle vie est la tienne!... Pourquoi n'es-tu pas venu plus tôt?... Heureusement te voici!... Nous ne nous quitterons plus, n'est-ce pas, tu ne m'abandonneras pas, j'ai tant besoin d'affection et de protection!... Tu vas demeurer avec moi...

—C'est impossible, Marie-Anne.

—Et pourquoi, mon Dieu!

Une fugitive rougeur empourpra les pommettes saillantes de Jean Lacheneur, il parut indécis, puis prenant son parti:

—Parce que, répondit-il, j'ai le droit de disposer de ma vie, mais non de la tienne... Nous ne devons plus nous connaître. Je te renie aujourd'hui pour que tu puisses me renier un jour. Oui, je te renie, toi qui es ma seule, mon unique affection... Tes plus cruels ennemis ne t'ont jamais calomniée autant que moi...

Il s'arrêta, hésita une seconde et ajouta:

—J'ai été jusqu'à dire tout haut, dans un cabaret où il y avait bien quinze personnes, que jamais je ne mettrais les pieds dans une maison qui t'avait été donnée par Chanlouineau, parce que...

—Jean!... malheureux! tu as dit cela, toi, mon frère!...

—Je l'ai dit. Il faut qu'on nous sache mortellement brouillés, pour que jamais, quoi que je fasse, on ne vous accuse de complicité, toi ou Maurice d'Escorval.

Marie-Anne était comme pétrifiée.

—Il est fou!... murmura-t-elle.

—En ai-je véritablement l'air?...

Elle secoua la stupeur qui la paralysait, et saisissant les poignets de son frère qu'elle serrait à les briser:

—Que veux-tu faire?... répéta-t-elle. Que veux-tu donc faire?...

—Rien!... laisse-moi, tu me fais mal.

—Jean!...

—Ah! laisse-moi! fit-il en se dégageant.

Un pressentiment horrible, douloureux comme une blessure, traversa l'esprit de Marie-Anne...

Elle recula, et avec un accent prophétique:

—Prends garde, prononça-t-elle, prends bien garde, mon frère!... C'est attirer le malheur sur soi que d'empiéter sur la justice de Dieu!

Mais rien, désormais, ne pouvait émouvoir ou seulement toucher Jean Lacheneur. Il eut un éclat de rire strident, et faisant sonner de la paume de la main la batterie de son fusil:

—Voici ma justice, à moi!... s'écria-t-il.

Accablée de douleur, Marie-Anne s'affaissa sur une chaise.

Elle reconnaissait en son frère, cette idée fixe, fatale, qui un jour s'était emparée du cerveau de leur père, à laquelle il avait tout sacrifié, famille, amis, fortune, le présent et l'avenir, l'honneur même de sa fille, qui avait fait verser des flots de sang, qui avait coûté la vie à des innocents, et qui enfin l'avait conduit lui-même à l'échafaud.

—Jean, murmura-t-elle, souviens-toi de notre père.

Le fils de Lacheneur devint livide, ses poings se crispèrent, mais il eut la force de refouler sa colère près d'éclater.

Il s'avança vers sa sœur, et froidement, d'un ton posé, qui ajoutait à l'effroyable violence de ses menaces:

—C'est parce que je me souviens du père, dit-il, que justice sera faite. Ah! les coquins n'auraient pas tant d'audace, si tous les fils avaient ma résolution. Un scélérat hésiterait à s'attaquer à un homme de bien, s'il avait à se dire: «Je puis frapper cet honnête homme, mais j'aurai ensuite à compter avec ses enfants. Ils s'acharneront après moi et après les miens, et ils nous poursuivront sans paix ni trêve, sans cesse, partout, impitoyablement. Leur haine, toujours armée et éveillée, nous escortera, nous entourera, ce sera une guerre de sauvages, implacable, sans merci. Je ne sortirai plus sans craindre un coup de fusil, je ne porterai plus une bouchée de pain à ma bouche sans redouter le poison... Et jusqu'à ce que nous ayons succombé tous, moi et les miens, nous aurons, rôdant autour de notre maison, guettant pour s'y glisser, une porte entrebâillée, la mort, le déshonneur, la ruine, l'infamie, la misère!...»

Il s'interrompit, riant d'un rire nerveux, et plus lentement encore:

—Voilà, poursuivit-il, ce que les Sairmeuse et les Courtomieu ont à attendre de moi.

Il n'y avait pas à se méprendre sur la portée des menaces de Jean Lacheneur.

Ce n'était pas là les vaines imprécations de la colère. Son air grave, son ton posé, son geste automatique, trahissaient une de ces rages froides qui durent la vie d'un homme.

Lui-même prit soin de le faire bien entendre, car il ajouta entre ses dents:

—Sans doute, les Sairmeuse et les Courtomieu sont bien haut et moi je suis bien bas; mais quand le ver blanc, qui est gros comme mon pouce, se met aux racines d'un chêne l'arbre immense meurt...

Marie-Anne ne comprenait que trop l'inanité de ses larmes et de ses prières...

Et cependant elle ne pouvait pas, elle ne devait pas laisser son frère s'éloigner ainsi.

Elle se laissa glisser à genoux, et les mains jointes, d'une voix suppliante:

—Jean, dit-elle, je t'en conjure, renonce à tes projets impies... Au nom de notre mère, reviens à toi; ce sont des crimes que tu médites!...

Il l'écrasa d'un regard plein de mépris pour ce qu'il jugeait une faiblesse indigne; mais, presqu'aussitôt, haussant les épaules:

—Laissons cela, fit-il, j'ai eu tort de te confier mes espérances... Ne me fais pas regretter d'être venu!...

Alors Marie-Anne essaya autre chose, elle se redressa, contraignant ses lèvres à sourire, et, comme si rien ne se fût passé, elle pria Jean de lui donner au moins la soirée et de partager son modeste souper.

—Reste, lui disait-elle, qu'est-ce que cela peut te faire?... rien, n'est-ce pas? Tu me rendras si heureuse! Puisque c'est la dernière fois que nous nous voyons d'ici des années, accorde-moi quelques heures, tu seras libre après. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus, j'ai tant souffert, j'ai tant de choses à te dire! Jean, mon frère aîné, ne m'aimes-tu donc plus!...

Il eût fallu être de bronze pour rester insensible à de telles prières; le cœur de Jean Lacheneur se gonflait d'attendrissement; ses traits contractés se détendaient, une larme tremblait entre ses cils...

Cette larme, Marie-Anne la vit, elle crut qu'elle l'emportait, et battant des mains:

—Ah!... tu restes, s'écria-t-elle, tu restes, c'est dit!...

Non. Jean se roidit, en un effort suprême, contre l'émotion qui le pénétrait, et d'une voix rauque:

—Impossible, répéta-t-il, impossible.

Puis, comme sa sœur s'attachait à lui, comme elle le retenait par ses vêtements, il l'attira entre ses bras et la serrant contre sa poitrine:

—Pauvre sœur, prononça-t-il, pauvre Marie-Anne, tu ne sauras jamais tout ce qu'il m'en coûte de te refuser, de me séparer de toi... Mais il le faut. Déjà, en venant ici, j'ai commis une imprudence. C'est que tu ne peux savoir à quels périls tu serais exposée si on soupçonnait une entente entre nous. Je veux le calme et le bonheur, pour Maurice et pour toi, vous mêler à mes luttes enragées serait un crime. Quand vous serez mariés, pensez à moi quelquefois, mais ne cherchez pas à me revoir, ni même à savoir ce que je deviens. Un homme comme moi rompt avec la famille, il combat, triomphe ou périt seul.

Il embrassait Marie-Anne avec une sorte d'égarement, et comme elle se débattait, comme elle ne le lâchait toujours pas, il la souleva, la porta jusqu'à une chaise et brusquement s'arracha à ses étreintes.

—Adieu!... cria-t-il, quand tu me reverras, le père sera vengé.

Elle se dressa pour se jeter sur lui, pour le retenir encore; trop tard.

Il avait ouvert la porte et s'était enfui.

—C'est fini, murmura l'infortunée, mon frère est perdu. Rien ne l'arrêtera plus maintenant.

Une crainte vague et cependant terrifiante, inexplicable et qui avait l'horreur de la réalité, étreignait son cœur jusqu'au spasme.

Elle se sentait comme entraînée dans un tourbillon de passions, de haines, de vengeances et de crimes, et une voix lui disait qu'elle y serait misérablement brisée.

Le cercle fatal du malheur qui l'entourait allait se rétrécissant autour d'elle de jour en jour.

Mais d'autres soucis devaient la distraire de ces pressentiments funèbres.

Un soir, pendant qu'elle dressait sa petite table dans la première pièce de la Borderie, elle entendit à la porte, qui était fermée au verrou, comme le bruissement d'une feuille de papier qu'on froisse.

Elle regarda. On venait de glisser une lettre sous la porte.

Bravement, sans hésiter, elle courut ouvrir... personne!

Il faisait nuit, elle ne distingua rien dans les ténèbres, elle prêta l'oreille, pas un bruit ne troubla le silence.

Toute agitée d'un tremblement nerveux, elle ramassa la lettre, s'approcha de la lumière et regarda l'adresse:

—Le marquis de Sairmeuse! balbutia-t-elle, stupéfiée.

Elle venait de reconnaître l'écriture de Martial.

Ainsi il lui écrivait, il osait lui écrire!...

Le premier mouvement de Marie-Anne fut de brûler cette lettre, et déjà elle l'approchait de la flamme, quand le souvenir de ses amis cachés à la ferme du père Poignot l'arrêta.

—Pour eux, pensa-t-elle, il faut que je la lise...

Elle brisa le cachet aux armes de Sairmeuse et lut:

«Ma chère Marie-Anne,

«Peut-être avez-vous deviné l'homme qui a su imprimer aux événements une direction toute nouvelle et certainement surprenante.

«Peut-être avez-vous compris les inspirations qui le guident.

«S'il en est ainsi, je suis récompensé de mes efforts, car vous ne pouvez plus me refuser votre amitié et votre estime...

«Cependant, mon œuvre de réparation n'est pas achevée. J'ai tout préparé pour la révision du jugement qui a condamné à mort le baron d'Escorval, ou pour son recours en grâce.

«Vous devez savoir où se cache M. d'Escorval, faites-lui connaître mes desseins, sachez de lui ce qu'il préfère ou de la révision ou de sa grâce pure et simple.

«S'il se décide pour un nouveau jugement, j'aurai pour lui un sauf-conduit de Sa Majesté.

«J'attends une réponse pour agir.

«Martial de Sairmeuse

Marie-Anne eut comme un éblouissement.

C'était la seconde fois que Martial l'étonnait par la grandeur de sa passion.

Voilà donc de quoi étaient capables deux hommes qui l'avaient aimée et qu'elle avait repoussés!

L'un, Chanlouineau, après être mort pour elle, la protégeait encore...

L'autre, le marquis de Sairmeuse, lui sacrifiait les convictions de sa vie et les préjugés de sa race, et jouait, pour elle, avec une magnifique imprudence, la fortune politique de sa maison...

Et cependant, celui qu'elle avait choisi, l'élu de son âme, le père de son enfant, Maurice d'Escorval, depuis cinq mois qu'il l'avait quittée, n'avait pas donné signe de vie.

Mais toutes ces pensées confuses s'effacèrent devant un doute terrible qui lui vint:

—Si la lettre de Martial cachait un piège!

Le soupçon ne se discute ni se s'explique: il est ou il n'est pas.

Tout à coup, brusquement, sans raison, Marie-Anne passa de la plus vive admiration à la plus extrême défiance.

—Eh! s'écria-t-elle, le marquis de Sairmeuse serait un héros, s'il était sincère!...

Or, elle ne voulait pas qu'il fût un héros.

Déjà elle en était à s'en vouloir comme d'une vilaine action, d'avoir pu, d'avoir osé comparer Maurice d'Escorval et le marquis de Sairmeuse.

Le résultat de ses soupçons fut qu'elle hésita cinq jours à se rendre à l'endroit où d'ordinaire l'attendait le père Poignot.

Elle n'y trouva pas l'honnête fermier, mais l'abbé Midon, fort inquiet de son absence.

C'était la nuit, mais Marie-Anne, heureusement, savait la lettre de Martial par cœur.

L'abbé la lui fit réciter à deux reprises, très-lentement la seconde fois, et quand elle eut terminé:

—Ce jeune homme, dit le prêtre, a les vices et les préjugés de sa naissance et de son éducation, mais son cœur est noble et généreux.

Et comme Marie-Anne exposait ses soupçons:

—Vous vous trompez, mon enfant, interrompit-il, le marquis est certainement sincère. Ne pas profiter de sa générosité, serait une faute.... à mon avis, du moins. Confiez-moi cette lettre, nous nous consulterons, le baron et moi, et demain je vous dirai notre décision...

Marie-Anne s'éloigna, toute agitée, et s'indignant de son agitation.

L'abbé, cet homme de tant d'expérience, et si froid, avait été ému des procédés de Martial et les avait admirés. Il l'avait loué avec une sorte d'enthousiasme, et il était allé jusqu'à dire que ce jeune marquis de Sairmeuse, comblé déjà de tous les avantages de la naissance et de la fortune, cachait peut-être, sous son insouciance affectée, un génie supérieur...

Elle s'arrêtait complaisamment à ces éloges de l'abbé, puis, tout à coup, s'en irritant:

—Eh! que m'importe!... répétait-elle, que m'importe!...

L'abbé Midon l'attendait avec une impatience fébrile, quand elle le rejoignit, vingt-quatre heures plus tard.

—M. d'Escorval est entièrement de mon avis, lui dit-il, nous devons nous abandonner au marquis de Sairmeuse. Seulement, le baron, qui est innocent, ne peut pas, ne veut pas accepter de grâce. Il demande la révision de l'inique jugement qui l'a condamné.

Encore qu'elle dût pressentir cette détermination, Marie-Anne parut stupéfiée.

—Quoi!... dit-elle, M. d'Escorval se livrera à ses ennemis, il se constituera prisonnier!...

—Le marquis de Sairmeuse ne promet-il pas un sauf conduit du roi?

—Oui.

—Eh bien!...

Elle ne trouva pas d'objection, et d'un ton soumis:

—Puisqu'il en est ainsi, monsieur le curé, dit-elle, je vous demanderai le brouillon de la lettre que je dois écrire à M. Martial.

Le prêtre fut un moment sans répondre. Il était évident qu'il reculait devant ce qu'il avait à dire. Enfin, se décidant:

—Il ne faut pas écrire, fit-il.

—Cependant...

—Ce n'est pas que je me défie, je le répète, mais une lettre est indiscrète, elle n'arrive pas toujours à son adresse, ou elle s'égare... Il faut que vous voyez M. de Sairmeuse...

Marie-Anne recula, plus épouvantée que si un spectre eût jailli de terre sous ses pieds.

—Jamais! monsieur le curé, s'écria-t-elle, jamais!...

L'abbé Midon ne parut pas s'étonner.

—Je comprends votre résistance, mon enfant, prononça-t-il doucement; votre réputation n'a que trop souffert des assiduités du marquis de Sairmeuse...

—Oh! monsieur, je vous en prie...

—Il n'y a pas à hésiter, mon enfant, le devoir parle... Vous devez ce sacrifice au salut d'un innocent perdu par votre père...

Et aussitôt, sûr de l'empire de ce grand mot, devoir, sur cette infortunée, il lui expliqua tout ce qu'elle aurait à dire, et il ne la quitta qu'après qu'elle lui eût promis d'obéir...

Elle avait promis, l'idée ne lui vint pas de manquer à sa promesse, et elle fit prier Martial de se trouver au carrefour de la Croix-d'Arcy... Mais jamais sacrifice ne lui avait été si douloureux.

Cependant, la cause de sa répugnance n'était pas celle que croyait l'abbé Midon. Sa réputation!... hélas! elle la savait à jamais perdue. Non, ce n'était pas cela!...

Quinze jours plus tôt, elle ne se fût pas seulement inquiétée de cette entrevue. Alors elle ne haïssait plus Martial, il est vrai, mais il lui était absolument indifférent, tandis que maintenant...

Peut-être, en choisissant pour le rencontrer le carrefour de la Croix-d'Arcy, peut-être espérait-elle que cet endroit, qui lui rappelait tant de cruels souvenirs, lui rendrait quelque chose de ses sentiments d'autrefois...

Tout en suivant le chemin qui conduisait au rendez-vous, elle se disait que sans doute Martial la blesserait par ce ton de galanterie légère qui lui était habituel, et elle s'en réjouissait...

En cela elle se trompait.

Martial était extrêmement ému, elle le remarqua, si troublée qu'elle fût elle-même, mais il ne lui adressa pas une parole qui n'eût trait à l'affaire du baron.

Seulement, quand elle eut terminé, lorsqu'il eut souscrit à toutes les conditions:

—Nous sommes amis, n'est-ce pas? demanda-t-il tristement.

D'une voix expirante elle répondit:

—Oui.

Et ce fut tout. Il remonta sur son cheval que tenait un domestique et reprit à fond de train la route de Montaignac.

Clouée sur place, haletante, la joue en feu, remuée jusqu'au plus profond d'elle-même, Marie-Anne le suivit un moment des yeux, et alors une clarté fulgurante se fit dans son âme.

—Mon Dieu! s'écria-t-elle, quelle indigne créature suis-je donc!... Est-ce que je n'aime pas, est-ce que je n'aurais jamais aimé Maurice, mon mari, le père de mon enfant?

Sa voix tremblait encore d'une affreuse émotion quand elle raconta à l'abbé Midon les détails de l'entrevue. Mais il ne s'en aperçut pas. Il ne songeait qu'au salut de M. d'Escorval.

—Je savais bien, prononça-t-il, que Martial dirait Amen à tout. Je le savais si bien que toutes les mesures sont prises pour que le baron quitte la ferme... Il attendra, caché chez vous, le sauf-conduit de Sa Majesté...

Et comme Marie-Anne s'étonnait de la rapidité de cette décision:

—L'étroitesse du grenier et la chaleur compromettent la convalescence du baron, poursuivit l'abbé. Ainsi, apprêtez tout chez vous pour demain soir... La nuit venue, un des fils Poignot vous portera, en deux voyages, tout ce que nous avons ici. Vers onze heures, nous installerons M. d'Escorval sur une charrette, et, ma foi!... nous souperons tous à la Borderie...

Tout en regagnant son logis:

—Le ciel vient à notre secours, pensait Marie-Anne.

Elle songeait qu'elle ne serait plus seule, qu'elle aurait près d'elle Mme d'Escorval, qui lui parlerait de Maurice, et que tous ces amis qui l'entoureraient l'aideraient à chasser cette pensée de Martial qui l'obsédait.

Aussi, le lendemain était-elle plus gaie qu'elle ne l'avait été depuis bien des mois, et une fois, tout en arrangeant son petit ménage, elle se surprit à chanter.

Huit heures sonnaient, quand elle entendit un coup de sifflet...

C'était le signal du fils Poignot, qui apportait un fauteuil de malade, qu'on avait eu bien de la peine à se procurer, la trousse et la boîte de médicaments de l'abbé Midon, et un sac plein de livres...

Tous ces objets, Marie-Anne les disposa dans cette chambre du premier étage, que Chanlouineau avait voulu si magnifique pour elle, et qu'elle destinait au baron...

Elle sortit ensuite pour aller au devant du fils Poignot, qui avait annoncé qu'il allait revenir...

La nuit était noire, Marie-Anne se hâtait... elle n'aperçut pas dans son petit jardin, près d'un massif de lilas, deux ombres immobiles...

XLV

Pris par Mme Blanche en flagrant délit de mensonge ou tout au moins de négligence, Chupin demeura un moment interloqué.

Il voyait s'évanouir cette perspective tant caressée d'une retraite à Courtomieu; il voyait se tarir brusquement une source de faciles bénéfices qui lui permettaient d'épargner son trésor et même de le grossir.

Néanmoins il reprit son assurance, et d'un beau ton de franchise:

—Il se peut bien que je ne sois qu'une bête, dit-il à la jeune femme, mais je ne tromperais pas un enfant. On vous aura fait un faux rapport.

Mme Blanche haussa les épaules.

—Je tiens, dit-elle, mes renseignements de deux personnes qui, certes, ignoraient l'intérêt qu'ils avaient pour moi, et qui n'ont pu s'entendre...

—Aussi vrai que le soleil nous éclaire, je vous jure...

—Ne jurez pas... Avouez tout simplement avoir manqué de zèle.

L'accent de la jeune femme trahissait une certitude si forte, que Chupin cessa de nier et changea de tactique.

Se grimant d'humilité, il confessa que la veille, en effet, il s'était relâché de sa surveillance; il avait eu des affaires, un de ses gars, le cadet, s'était foulé le pied, puis il avait rencontré des amis, on l'avait entraîné au cabaret, on l'avait régalé, il avait bu plus que de coutume, de sorte que...

Il parlait de ce ton pleurnicheur et patelin qui est la ressource suprême de tout paysan serré de près, et à chaque moment il s'interrompait pour affirmer sur sa grande foi son repentir, ou pour se bourrer de coups de poing en s'adressant des injures.

—Vieil ivrogne! disait-il, cela t'apprendra... Maudite boisson!...

Mais ce luxe de protestations, loin de rassurer Mme Blanche, ne faisait que fortifier le soupçon qui lui était venu.

—Tout cela est bel et bien, père Chupin, interrompit-elle d'un ton fort sec, qu'allez-vous faire maintenant pour réparer votre maladresse?...

Une fois encore la physionomie du vieux maraudeur changea, et, feignant la plus violente colère:

—Ce que je compte faire!... s'écria-t-il; oh! on le verra bien. Je prouverai qu'on ne se moque pas de moi impunément. D'abord, je plante là le marquis de Sairmeuse pour ne m'occuper que de cette gueuse de Marie-Anne. Tout près de la Borderie, il y a un petit bocage; dès ce soir je m'y installe, et je veux que le diable me brûle s'il entre un chat dans la maison sans que je le voie.

—Peut-être votre idée est-elle bonne.

—Oh! j'en réponds.

Mme Blanche n'insista pas, mais sortant sa bourse de sa poche, elle en tira trois louis qu'elle tendit à Chupin, en lui disant:

—Prenez, et surtout ne vous enivrez plus. Encore une faute comme celle-ci, et je me verrais forcée de m'adresser à un autre.

Le vieux maraudeur s'en alla sifflotant et tout tranquillisé.

On l'employait encore, donc il pouvait toujours compter sur ses invalides...

Il avait tort de se rassurer ainsi. La générosité de Mme Blanche n'était qu'une ruse destinée à masquer ses défiances.

—Je ne dois rien en laisser paraître, pensait-elle, tant que je n'aurai pas une preuve.

Et dans le fait, pourquoi ne l'eût-il pas trahie, ce misérable, dont le métier était de trahir!... Quelle raison avait-elle d'ajouter foi à ses rapports? Elle le payait!... La belle affaire! D'autres, en le payant mieux devaient certainement avoir la préférence!

Qui assurait Mme Blanche que, tandis qu'elle pensait faire surveiller, elle n'était pas surveillée elle-même!... Elle eût reconnu à ce trait la duplicité du marquis de Sairmeuse, de son mari.

Mais comment savoir et savoir vite surtout? Ah! elle n'apercevait qu'un moyen, désagréable sans doute, mais sûr: épier elle-même son espion.

Cette idée l'obséda si bien, que le dîner terminé, et comme la nuit tombait, elle appela tante Médie.

—Prends ta mante, bien vite, tante, commanda-t-elle, j'ai une course à faire et tu m'accompagnes.

La parente pauvre étendit la main vers un cordon de sonnette, sa nièce l'arrêta.

—Tu te passeras de femme de chambre, lui dit-elle, je ne veux pas qu'on sache au château que nous sortons.

—Nous irons donc seules?

—Seules.

—Comme cela, à pied, la nuit...

—Je suis pressée, tante, interrompit durement Mme Blanche, et je t'attends.

En un clin d'œil la parente pauvre fut prête.

On venait de coucher le marquis de Courtomieu, les domestiques dînaient, Mme Blanche et tante Médie purent gagner, sans être vues, une petite porte du jardin qui donnait sur la campagne.

—Où allons-nous, mon Dieu!... gémissait tante Médie.

—Que t'importe!... viens...

Mme Blanche allait à la Borderie.

Elle eût pu prendre la route qui borde l'Oiselle, mais elle préféra couper à travers champs, jugeant que de cette façon elle était sûre de ne rencontrer personne.

La nuit était magnifique mais très-obscure, et à chaque instant les deux femmes étaient arrêtées par quelque obstacle, haie vive ou fossé. Deux fois Mme Blanche perdit sa direction. La pauvre tante Médie se heurtait à toutes les mottes de terre, trébuchait à tous les sillons, elle geignait, elle pleurait presque, mais sa terrible nièce était impitoyable.

—Marche, lui disait-elle, ou je te laisse, tu retrouveras ton chemin comme tu pourras.

Et la parente pauvre marchait.

Enfin, après une course de plus d'une heure, Mme Blanche respira. Elle reconnaissait la maison de Chanlouineau. Elle s'arrêta dans le petit bois que Chupin appelait «le bocage.»

—Sommes-nous donc arrivées? demanda tante Médie.

—Oui, mais tais-toi, reste là, je veux voir quelque chose.

—Quoi! tu me laisses seule?... Blanche, je t'en prie, que veux-tu faire?... Mon Dieu, tu m'épouvantes... j'ai peur, Blanche!...

Déjà la jeune femme s'était éloignée. Elle parcourait en tous sens le petit bois, cherchant Chupin. Elle ne le trouva pas.

—J'avais deviné, pensait-elle, les dents serrées par la colère, le misérable me jouait. Qui sait si Martial et Marie-Anne ne sont pas là, dans cette maison, se moquant de moi, riant de ma crédulité!...

Elle rejoignit tante Médie à demi-morte de frayeur, et toutes deux s'avancèrent jusqu'à la lisière du «bocage,» à un endroit d'où l'on découvrait la façade de la Borderie.

Deux fenêtres au premier étage étaient éclairées de lueurs rougeâtres et mobiles... Évidemment il y avait du feu dans la pièce.

—C'est juste, murmura Mme Blanche, Martial est si frileux!

Elle songeait à s'avancer encore, quand un coup de sifflet la cloua sur place.

Elle regarda de tous côtés, et malgré l'obscurité, elle aperçut au milieu du sentier qui allait de la Borderie à la grande route, un homme chargé d'objets qu'elle ne distinguait pas...

Presque aussitôt, une femme, Marie-Anne, certainement, sortit de la maison et marcha à la rencontre de l'homme.

Ils ne se dirent que deux mots, et rentrèrent ensemble à la Borderie. Puis, l'homme ressortit, sans son fardeau, et s'éloigna.

—Qu'est-ce que cela signifie!... murmurait Mme Blanche.

Patiemment, pendant plus d'une demi-heure, elle attendit, et comme rien ne bougeait:

—Approchons, dit-elle à tante Médie, je veux regarder par les fenêtres.

Elles approchèrent, en effet, mais au moment où elles arrivaient dans le petit jardin, la porte de la maison s'ouvrit si brusquement qu'elles n'eurent que le temps de se blottir contre un massif de lilas...

Marie-Anne sortait sans fermer sa porte à clef, l'imprudente. Elle descendit le petit sentier, gagna la grande route et disparut...

Mme Blanche, alors, saisit le bras de tante Médie, et le serrant à la faire crier:

—Attends-moi ici, lui dit-elle d'une voix rauque et brève, et quoi qu'il arrive, quoi que tu entendes, si tu veux finir tes jours à Courtomieu, pas un mot, ne bouge pas, je reviens...

Et elle entra dans la Borderie...

Marie-Anne, en s'éloignant, avait déposé un flambeau sur la table de la première pièce, Mme Blanche s'en empara, et hardiment elle se mit à parcourir tout le rez-de-chaussée.

Elle s'était fait tant de fois expliquer la distribution de la Borderie, que les êtres lui étaient familiers, elle se reconnaissait pour ainsi dire.

Et elle allait, poussée par une volonté plus forte que sa raison, tranquillement, comme si elle eût fait la chose du monde la plus naturelle, examinant chaque chose...

Malgré les descriptions de Chupin, la pauvreté de ce logis de paysan l'étonnait. Pas d'autre plancher que le sol raboteux, les murs étaient à peine passés à la chaux, et aux solives, toutes sortes de graines et de paquets d'herbes pendaient; de lourdes tables à peine équarries, quelques chaises grossières, des escabeaux et des bancs de bois constituaient tout le mobilier.

Marie-Anne, évidemment, habitait la pièce du fond. C'était la seule où il y eût un lit, un de ces immenses lits de campagne, larges et hauts, à baldaquin avec des colonnes torses, drapés de rideaux de serge verte glissant sur des tringles de fer.

À la tête du lit, accroché au mur, pendait un bénitier dont la croix retenait un rameau de buis desséché. Mme Blanche trempa son doigt dans le bénitier, il était plein d'eau bénite.

Devant la fenêtre, une tablette de bois blanc retenue par un crochet mobile, supportait un pot à eau et une cuvette de la faïence la plus commune.

—Il faut avouer, se dit Mme Blanche, que mon mari loge mal ses amours!...

Réellement, elle en était presque à se demander si la jalousie ne l'avait pas égarée.

Elle se rappelait les habitudes délicates de Martial, les recherches de son existence fastueuse, et elle ne savait pas comment les concilier avec ce dénûment. Puis, il y avait cette eau bénite!...

Ses doutes lui revinrent dans la cuisine.

Il y avait sur le fourneau un pot-au-feu qui «embaumait,» et sur des cendres chaudes, plusieurs casseroles où mijotaient des ragoûts.

—Tout cela ne peut être pour elle, murmura Mme Blanche.

Et le souvenir lui revenant de ces deux fenêtres du premier étage qu'elle avait vues illuminées par les clartés tremblantes de la flamme.

—C'est là-haut qu'il faut voir, pensa-t-elle.

L'escalier était dans la pièce du milieu, elle le savait; elle monta vivement, poussa une porte et ne put retenir un cri de surprise et de rage.

Elle se trouvait dans cette chambre dont Chanlouineau avait fait le sanctuaire de son grand amour, qu'il avait ornée avec le fanatisme de la passion, où il avait accumulé tout ce qu'on lui avait dit être le luxe des plus grands et des plus riches.

—Voilà donc la vérité!... se disait Mme Blanche, anéantie de stupeur, et moi qui tout à l'heure, en bas, doutais encore, qui me disais que c'était trop pauvre et trop froid pour l'adultère. Misérable dupe que je suis! En bas, ils ont tout disposé pour le monde, pour les allants et venants, pour les imbéciles... Ici, tout est arrangé pour eux. Le rez-de-chaussée, c'est l'apparence de l'austère sagesse, le premier étage, c'est la réalité de la débauche. Maintenant, je reconnais bien l'étonnante dissimulation de Martial. Il l'aime tant, cette vile créature qui est sa maîtresse, qu'il s'inquiète même de sa réputation... il se cache pour venir la voir, et voici le paradis mystérieux de leurs amours. C'est ici qu'ils se rient de moi, pauvre délaissée, dont le mariage n'a pas même eu de première nuit...

Elle avait souhaité la certitude; elle l'avait, croyait-elle, et foudroyante.

Eh bien! elle préférait encore cette horrible blessure de la vérité aux incessants coups d'épingle du soupçon.

Et comme si elle eût goûté une âpre jouissance à se prouver l'étendue de l'amour de Martial pour une rivale exécrée, elle inventoriait, en quelque sorte, les magnificences de la chambre, maniant la lourde étoffe de soie brochée des rideaux, sondant du bout du pied l'épaisseur des tapis.

Tout d'ailleurs attestait que Marie-Anne attendait quelqu'un: le feu clair, le grand fauteuil roulé près de l'âtre, les pantoufles brodées placées devant le fauteuil.

Et qui pouvait-elle attendre, sinon Martial? Sans doute, cet individu qui avait sifflé venait lui annoncer l'arrivée de son amant, et elle était sortie pour courir au-devant de lui.

Même, une circonstance futile prouvait que ce messager n'était pas attendu.

Sur la cheminée se trouvait un bol plein de bouillon encore fumant.

Il était clair que Marie-Anne s'apprêtait à le boire, quand elle avait été surprise par le signal...

Mais qu'importait ce détail à Mme Blanche!...

Elle se demandait quel profit tirer pour sa vengeance de sa découverte, lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur une grande boîte de chêne, ouverte sur une table, près de la porte vitrée du cabinet de toilette, et toute remplie de fioles et de petits pots.

Machinalement, elle s'approcha, et parmi les flacons, elle en distingua deux, de verre bleus, bouchés à l'émeri, sur lesquels le mot: poison, était écrit au-dessus de caractères indéchiffrables.

Poison!... Mme Blanche fut plus d'une minute sans pouvoir détourner les yeux de ce mot qui la fascinait.

Une diabolique inspiration associait dans son esprit le contenu de ces flacons et le bol resté sur la cheminée.

—Et pourquoi pas!... murmura-t-elle, je m'esquiverais après...

Une réflexion terrible l'arrêta.

Martial allait rentrer avec Marie-Anne, qui pouvait dire que ce ne serait pas lui qui boirait le contenu du bol!...

—Dieu décidera!... murmura la jeune femme. Mieux vaut d'ailleurs savoir son mari mort qu'appartenant à une autre femme!...

Et d'une main ferme, elle prit au hasard un des flacons...

Depuis son entrée à la Borderie, Mme Blanche n'avait pas, on peut le dire, conscience de ses actes. La haine a des égarements qui troublent le cerveau comme les vapeurs de l'alcool.

Mais l'impression terrible qu'elle ressentit au contact du verre dissipa son ivresse; elle rentra en pleine possession de soi, la faculté de délibérer lui revint...

Et la preuve, c'est que sa première pensée fut celle-ci:

—J'ignore jusqu'au nom de ce poison que je tiens... Quelle dose en dois-je mettre? En faut-il beaucoup ou très-peu?...

Elle déboucha le flacon non sans peine, et versa quelque peu de son contenu dans le creux de sa main.

C'était une poudre blanche, très-fine, scintillante comme s'il s'y fût trouvé de la poussière de verre, et ressemblant beaucoup à du sucre pilé.

—Serait-ce vraiment du sucre? pensa Mme Blanche.

Résolue à s'en assurer, elle mouilla légèrement le bout de son doigt et prit quelques atomes de cette poudre blanche, qu'elle posa sur sa langue et qu'elle cracha aussitôt.

Sa sensation fut celle que lui eût donné un morceau de pomme très-sûre.

—L'étiquette ne ment sans doute pas, murmura-t-elle, avec un terrible sourire.

Et, sans hésiter, sans pâlir, sans remords, elle laissa tomber dans la tasse tout ce que contenait le flacon...

Elle avait si bien tout son sang-froid, qu'elle songea que cette poudre serait peut-être lente à se dissoudre, et qu'elle eut la sinistre prévoyance de l'agiter avec une cuiller pendant plus d'une minute.

Cela fait,—elle pensait à tout,—elle goûta le bouillon. Il avait une saveur légèrement âpre, mais trop peu sensible pour éveiller des défiances...

Alors, Mme Blanche respira. Qu'elle réussît à s'esquiver maintenant, et elle était vengée, et elle était assurée de l'impunité...

Déjà elle se dirigeait vers la porte, quand un bruit de pas dans l'escalier la terrifia.

Deux personnes montaient... Où fuir, où se cacher?...

Elle se sentait si bien prise et perdue, qu'elle eut l'idée de jeter le bol au feu, d'attendre et de payer d'audace...

Mais non!... une ressource restait... le cabinet de toilette... Elle s'y précipita.

Elle avait si bien attendu à la dernière seconde, qu'elle n'osa pas refermer la porte: le seul claquement du pêne dans sa gâche l'eût trahie.

Elle devait s'en applaudir, l'entre-bâillure lui permettant de mieux voir et de tout entendre.

Marie-Anne rentrait, suivie d'un jeune paysan qui portait un gros paquet.

—Ah! voici ma lumière, s'écria-t-elle dès le seuil, le contentement me fait perdre l'esprit; j'aurais juré que je l'avais descendue et posée sur la table, en bas.

Mme Blanche frémit. Elle n'avait pas songé à cette circonstance!

—Où faut-il mettre ces hardes? demanda le jeune gars.

—Ici, répondit Marie-Anne, je les rangerai dans le placard.

Le brave paysan déposa son paquet et respira bruyamment.

—Voilà donc le déménagement fini, s'écria-t-il. Ç'a été fait lestement, j'espère, et personne ne nous a vus. Maintenant, notre monsieur peut venir...

—À quelle heure se mettra-t-il en route?

—On attellera à onze heures, comme c'était convenu... Ah! il lui tarde joliment d'être ici; il y sera vers minuit...

Marie-Anne consulta de l'œil la magnifique pendule de la cheminée.

—J'ai donc encore trois heures devant moi, dit-elle... c'est plus qu'il ne faut. Le souper est prêt, je vais dresser la table, là, devant le feu... Dites-lui qu'il m'apporte un bon appétit.

—On lui dira... Et vous savez, mademoiselle, bien des remercîments d'être venue à ma rencontre et de m'avoir aidé au second voyage. Ce que j'apportais n'était pas lourd, mais c'était si embarrassant!...

—Peut-être accepteriez-vous un verre de vin?...

—Non, merci, sans compliment, il faut que je rentre... Au revoir, mademoiselle Lacheneur.

—Au revoir, Poignot.

Ce nom de Poignot n'apprenait rien à Mme Blanche...

Ah! si elle eût entendu prononcer le nom de M. d'Escorval, de la baronne ou de l'abbé Midon, ses certitudes eussent été troublées, sa résolution eût chancelé, et qui sait alors!

Mais non, rien!... Le fils Poignot, pour désigner le baron, avait dit: «le monsieur,» Marie-Anne disait: «Il...»

«Il...» n'est-ce pas toujours celui qui emplit et obsède notre pensée, ami ou ennemi, le mari qu'on hait ou l'amant qu'on adore.

«Le monsieur!... Il!...» Mme Blanche traduisait Martial.

Oui, pour elle c'était le marquis de Sairmeuse qui devait arriver à minuit, elle l'eût juré, elle en était sûre.

C'était lui qui s'était fait précéder de ce commissionnaire chargé de paquets.

Que faisait-il apporter ainsi? Des objets sans doute qu'il avait l'habitude de trouver sous la main et qui lui manquaient. Il envoyait des hardes... Mme Blanche l'avait bien entendu: des hardes!...

C'est-à-dire qu'il se trouvait si bien à la Borderie, qu'il y complétait son installation, il s'y établissait, il y voulait être chez lui. Peut-être était-il las du mystère, et se proposait-il d'y vivre ouvertement, au mépris de son rang, de sa dignité, de ses devoirs, sans souci des préjugés et des idées reçues...

Voilà quelles conjectures, pareilles à de l'huile sur un brasier, enflammaient la haine de Mme Blanche.

Comment, après cela, eût-elle hésité ou tremblé!...

Elle ne tremblait, en vérité, que d'être découverte dans sa cachette...

Tante Médie était, il est vrai, dans le jardin, mais après la menace qui lui avait été faite, la parente pauvre était femme à rester la nuit entière, immobile comme une pierre, derrière le massif de lilas.

Donc, rien à craindre, et Mme Blanche se voyait deux heures et demie à rester seule avec Marie-Anne à la Borderie.

N'était-ce pas plus de temps qu'il ne fallait pour assurer le crime, sa vengeance et l'impunité.

Quand on découvrirait l'empoisonnement, elle serait bien loin, ses mesures étaient prises pour qu'on ne sût pas qu'elle était sortie de Courtomieu, nul ne l'avait aperçue, la tante Médie serait muette.

Et, d'ailleurs, qui oserait seulement songer à elle, marquise de Sairmeuse, née Blanche de Courtomieu!...

—Mais cette créature ne boit pas, pensait-elle.

Marie-Anne, en effet, avait oublié le bouillon, de même que l'instant d'avant elle ne s'était plus souvenue de l'endroit où elle avait déposé son flambeau.

Elle avait dénoué le paquet, et, montée sur une chaise, elle arrangeait les hardes, dans un grand placard, près du lit...

Qu'on parle donc encore de pressentiments!... Elle avait presque sa gaieté et sa vivacité des jours heureux, et tout en allant et venant par la chambre, elle fredonnait une vieille romance que Maurice chantait autrefois.

Elle oubliait, elle entrevoyait le terme de ses misères, ses amis allaient l'entourer...

Cependant le paquet était rangé, le placard refermé, elle se préoccupa de souper et roula devant la cheminée une petite table.

C'est alors qu'elle aperçut le bol sur la tablette.

—Étourdie!... fit-elle tout haut en riant.

Et prenant la tasse, elle la porta à ses lèvres.

De sa cachette, Mme Blanche avait entendu l'exclamation de Marie-Anne, elle vit le mouvement, et cependant pas un remords ne tressaillit au fond de son âme.

Mais Marie-Anne ne but qu'une gorgée, et avec un visible dégoût elle éloigna le bol de ses lèvres.

Une épouvantable angoisse serra le cœur de madame Blanche.

—La coquine, pensa-t-elle, trouverait-elle donc au bouillon une saveur suspecte?...

Nullement, mais il s'était refroidi et il s'était formé à la surface une gelée qui répugnait à Marie-Anne.

Elle prit donc la cuillère, écréma le bouillon et ensuite l'agita assez longtemps pour bien diviser les parties grasses.

Cela fait, elle but, reposa la tasse sur la cheminée et reprit sa besogne.

C'était fini!... Le dénoûment, désormais, ne dépendait plus de la volonté de Mme Blanche; quoi qu'il advînt, elle était une empoisonneuse.

Mais si elle avait la conscience très-nette de son crime, l'excès de sa haine l'empêchait encore d'en comprendre l'horreur et la lâcheté.

Elle se répétait même que c'était un acte de justice qu'elle accomplissait, qu'elle ne faisait que se défendre! que la vengeance était encore bien au-dessous de l'outrage, et que rien n'était capable de payer les tortures qu'elle avait endurées...

Au bout d'un moment, pourtant, une appréhension sinistre l'agita.

Ses notions sur les effets des poisons étaient des plus incertaines. Elle s'était imaginée que Marie-Anne tomberait comme foudroyée, et qu'elle serait libre de s'enfuir après lui avoir toutefois jeté son nom pour ajouter aux angoisses de son agonie.

Et pas du tout. Le temps passait et Marie-Anne continuait à s'occuper des apprêts du souper comme si de rien n'était.

Elle avait étendu une nappe bien blanche sur la table, elle la lissait avec ses mains, elle disposait dessus un couvert....

—Comme c'est long, pensait Mme Blanche, si on allait venir!

Elle se sentait pâlir à l'idée d'être surprise. C'était miracle qu'elle ne l'eût pas été déjà, c'était un hasard prodigieux que Marie-Anne n'eût eu besoin de rien dans le cabinet de toilette...

Tout à l'heure, peu lui eût importé en somme. En renversant la tasse elle eût anéanti les preuves du crime, tandis que maintenant!...

L'effroi du châtiment, qui précède le remords, faisait battre son cœur avec une telle violence, qu'elle ne comprenait pas qu'on n'en entendît pas les battements de l'autre côté, dans la chambre.

Son épouvante redoubla quand elle vit Marie-Anne prendre la lumière, se diriger vers la porte et descendre.

Mme Blanche était seule. La pensée d'essayer de s'échapper lui vint... mais par où? mais comment, sans être vue?

—Il faut, se disait-elle avec rage, que l'étiquette ait menti!...

Hélas! non. Elle en fut bien sûre lorsque reparut Marie-Anne.

En moins de cinq minutes qu'elle était restée au rez-de-chaussée, un changement s'était opéré en elle, comme après une maladie de six mois.

Son visage affreusement décomposé était livide et tout marbré de taches violacées, ses yeux comme agrandis brillaient d'un éclat étrange, ses dents claquaient...

Elle laissa tomber plutôt qu'elle ne posa sur la table les assiettes qu'elle montait.

—Le poison!... pensa Mme Blanche, cela commence...

Marie-Anne restait debout devant la cheminée, promenant autour d'elle un regard éperdu, comme si elle eût cherché une cause visible à d'incompréhensibles douleurs. Machinalement, elle passait et repassait la main sur son front qui se couvrait d'une sueur froide et visqueuse; elle remuait ses mâchoires dans le vide et faisait claquer sa langue comme si la salive lui eût manqué; sa respiration haletait...

Puis, tout à coup, une nausée lui vint, elle chancela, porta violemment les mains à sa poitrine et s'affaissa sur un fauteuil en s'écriant:

—Oh! mon Dieu! comme je souffre!...

XLVI

Agenouillée à l'entre-bâillure de la porte, le cou tendu, toute vibrante d'anxiété, Mme Blanche épiait les effets du poison qu'elle avait versé.

Elle était si près de sa victime, qu'elle distinguait jusqu'au battement de ses tempes et que par instants il lui semblait sentir son haleine brûlante comme la flamme...

À la crise qui avait brisé Marie-Anne, une invincible prostration succédait. On l'eût crue morte, à la voir dans son fauteuil, sans le mouvement continuel de ses mâchoires, sans le râle profond et sourd qui déchirait sa gorge.

Mais bientôt un soubresaut la redressa toute frémissante, ses nerfs se crispèrent et on entendit ses dents grincer... De nouveau les nausées revinrent, puis elle fut prise de vomissements.

Et à chaque effort qu'elle faisait pour vomir, tout son corps était ébranlé et secoué des talons à la nuque, sa poitrine se soulevait à éclater, et de brusques secousses disloquaient ses épaules. Peu à peu une teinte terreuse, de même qu'une couche de bistre, s'étendait sur son visage, les marbrures de ses joues devenaient plus foncées, les yeux s'injectaient, et la sueur à grosses gouttes coulait de son front.

Ses douleurs devaient être intolérables... Elle gémissait faiblement, par moments, et d'autres fois elle poussait de véritables hurlements.

Puis, elle balbutiait des lambeaux de phrases: elle demandait à boire ou suppliait Dieu d'abréger ses tortures.

—Ah!... c'est atroce!... Je souffre trop! La mort, mon Dieu! la mort!...

Tous les gens qu'elle avait connus, elle les invoquait, criant à l'aide, d'une voix déchirante.

Elle appelait Mme d'Escorval, l'abbé Midon, Maurice, son frère, Chanlouineau, Martial!...

Martial! ce nom seul, ainsi prononcé, eût suffi pour éteindre toute pitié dans le cœur de Mme Blanche.

—Va!... pensait-elle, appelle ton amant, appelle!... Il arrivera trop tard.

Et Marie-Anne répétant encore ce nom:

—Souffre!... poursuivait Mme Blanche, toi qui as inspiré à Martial l'odieux courage de m'abandonner, moi, sa femme, moi la marquise de Sairmeuse, comme un laquais ivre n'oserait pas abandonner la dernière des créatures perdues... Meurs; et mon mari me reviendra repentant.

Non, elle n'avait pas pitié. Si elle était oppressée à ne pouvoir respirer, cela venait simplement de l'instinctive horreur qu'inspiré la souffrance d'autrui, impression toute physique, qu'on décore du beau nom de sensibilité, et qui n'est qu'une manifestation du plus grossier égoïsme.

Et cependant Marie-Anne allait s'affaiblissant à vue d'œil.

Les spasmes devenaient moins fréquents, les périodes de rémission de plus en plus longues; les nausées faisaient encore haleter ses flancs, mais elle ne vomissait plus, et après chaque crise l'anéantissement augmentait, pareil à une syncope.

Bientôt elle n'eut même plus la force de se plaindre, ses yeux s'éteignirent, et après un grand effort qui amena à ses lèvres une bave sanglante, sa tête se renversa en arrière et elle ne bougea plus.

—Serait-ce fini! murmura Mme Blanche.

Elle se releva, mais ses jambes tremblaient et la soutenaient à peine; elle fut obligée de s'accoter contre la cloison.

Le cœur était resté ferme, implacable; la chair défaillait.

C'est que jamais son imagination n'avait pu concevoir un spectacle tel que celui qu'elle venait de voir.

Elle savait que le poison donne la mort; elle ne soupçonnait pas ce qu'est l'agonie du poison.

Maintenant elle ne songeait plus à augmenter les angoisses de Marie-Anne, en lui jetant son nom comme une suprême vengeance... Elle ne songeait qu'à se retirer sans être aperçue de sa victime.

Fuir, s'éloigner bien vite, quitter cette maison, dont les planchers lui brûlaient les pieds, elle ne voulait que cela.

Toutes ses idées vacillaient, une sensation étrange, mystérieuse, inexplicable l'envahissait; ce n'était pas encore l'effroi, c'était la stupeur qui suit le crime, l'hébétement du meurtre...

Cependant elle se contraignit à attendre quelques minutes, et enfin, voyant que Marie-Anne demeurait toujours immobile, les paupières closes, elle se hasarda à ouvrir doucement la porte du cabinet et elle s'avança dans la chambre.

Elle n'y avait pas fait trois pas que Marie-Anne tout à coup, brusquement, comme si elle eût été galvanisée par une commotion électrique, se dressa tout d'une pièce, les bras en croix pour barrer le passage.

Le mouvement fut si terrible, que Mme Blanche recula jusqu'à une des fenêtres.

—La marquise de Sairmeuse!... balbutia Marie-Anne, Blanche... ici.

Et s'expliquant ses souffrances par la présence de cette jeune femme qui avait été son amie, elle s'écria:

—Empoisonneuse!...

Mais Mme Blanche avait un de ces caractères de fer que les événements brisent et ne font pas ployer.

Pour rien au monde, puisqu'elle était découverte, elle n'eût consenti à nier.

Elle s'avança résolument, et d'une voix ferme:

—Eh bien, oui!... dit-elle; c'est moi qui prends ma revanche.

Et tutoyant, comme autrefois, son ancienne amie:

—Penses-tu donc que je n'ai pas souffert le soir où tu as envoyé ton frère m'arracher mon mari, que je n'ai plus revu!...

—Votre mari!... moi.... Je ne vous comprends pas.

—Oserais-tu donc soutenir que tu n'es pas la maîtresse de Martial...

—Le marquis de Sairmeuse!... je l'ai revu hier pour la première fois, depuis l'évasion du baron d'Escorval...

L'effort qu'elle avait fait pour se dresser, pour se tenir debout, pour parler, l'avait épuisée; elle retomba sur le fauteuil.

Mais Mme Blanche devait être impitoyable.

—Vraiment!... fit-elle, tu n'as pas revu Martial... Dis-moi donc alors qui t'a donné ces beaux meubles, ces tentures de soie, ces tapis, tout ce luxe qui t'entoure?...

—Chanlouineau.

Mme Blanche haussa les épaules.

—Soit, fit-elle avec un sourire ironique; mais est-ce aussi Chanlouineau que tu attends ce soir?... Est-ce pour Chanlouineau que tu as mis chauffer ces pantoufles brodées et que tu dressais la table?... Est-ce Chanlouineau qui t'a envoyé des vêtements par un paysan nommé Poignot?... Tu vois bien que je sais tout...

Et comme sa victime se taisait:

—Qui donc attends-tu? insista-t-elle; voyons, réponds!...

—Je ne puis...

—Tu vois donc bien, malheureuse, que c'est ton amant, mon mari, Martial!...

Marie-Anne réfléchissait autant que le lui permettaient ses souffrances intolérables et le trouble de son intelligence.

Pouvait-elle dire quels hôtes elle attendait?...

Nommer le baron d'Escorval à Mme Blanche, n'était-ce pas le perdre, le livrer!... On espérait sa grâce, un sauf-conduit, la révision de son jugement; il n'en était pas moins sous le coup d'une condamnation à mort, exécutoire dans les vingt-quatre heures...

—Ainsi, c'est bien décidé, insista Mme Blanche, tu refuses de me dire qui doit venir ici, dans une heure, à minuit!...

—Je refuse.

Mais une idée était venue à Marie-Anne.

Bien que le moindre mouvement lui causât une douleur aiguë, elle eut assez d'énergie pour dégrafer sa robe, et déchirant son corset, elle en retira un papier plié menu.

—Je ne suis pas la maîtresse du marquis de Sairmeuse, prononça-t-elle d'une voix défaillante, je suis la femme de Maurice d'Escorval; en voici la preuve, lisez...

Mme Blanche n'eut pas plus tôt lu que ses traits subitement se décomposèrent; elle devint pâle autant que sa victime, sa vue se troublait, les oreilles lui tintaient, elle se sentait trempée d'une sueur froide.

Ce papier, c'était le certificat du mariage religieux de Maurice et de Marie-Anne, signé par le curé de Vigano, par le vieux médecin et par le caporal Bavois, daté et scellé du sceau de la paroisse...

La preuve était indiscutable.

Une lueur foudroyante se fit dans l'esprit de Mme Blanche.

Elle avait commis un crime inutile, elle venait d'assassiner une innocente...

Le premier bon mouvement de sa vie fit battre son cœur plus vite, elle ne calcula rien, elle oublia à quels périls elle s'exposait, et d'une voix vibrante:

—À moi!... s'écria-t-elle, à l'aide!... au secours!...

Onze heures sonnaient, tout dormait; la ferme la plus voisine de la Borderie en était distante d'un quart de lieue.

La voix de Mme Blanche devait se perdre dans l'immense solitude de la nuit.

En bas, dans le jardin, tante Médie entendait sans doute, mais elle se fût laissée hacher en morceaux plutôt que d'entrer.

Et cependant, il se trouva quelqu'un pour recueillir ces cris de détresse.

Moins éperdues de douleur et d'épouvante, les deux jeunes femmes eussent remarqué le bruit de l'escalier, craquant sous le poids d'un homme qui montait à pas muets...

Ce n'était pas un sauveur, car il ne se montra pas.

Mais fût-on venu aux appels désespérés de Mme Blanche, il était trop tard.

Marie-Anne comprenait bien qu'il n'était plus d'espoir pour elle, et que c'était le froid de la mort qui peu à peu gagnait son cœur. Elle sentait que la vie lui échappait.

Aussi, quand Mme Blanche parut prête à s'élancer dehors pour courir chercher des secours, elle la retint d'un geste doux, et d'une voix éteinte:

—Blanche!... murmura-t-elle.

L'empoisonneuse s'arrêta.

—N'appelle plus, poursuivit Marie-Anne, reprenant, elle aussi, le tutoiement d'autrefois, à quoi bon! Reste, tiens-toi tranquille, que du moins je puisse finir en paix... va, ce ne sera pas long!...

—Tais-toi! ne parle pas ainsi! Il ne faut pas, je ne veux pas que tu meures!... Si tu mourais, grand Dieu!... quelle serait ma vie, après!

Marie-Anne ne répondit pas... Le poison poursuivait son œuvre de dissolution. Sa respiration sifflait dans sa gorge enflammée; sa langue, lorsqu'elle la remuait, lui causait dans la bouche l'affreuse sensation d'un fer rouge; ses lèvres se tuméfiaient, et ses mains paralysées, inertes, n'obéissaient plus à sa volonté.

Mais l'horreur même de la situation rendit à Mme Blanche une lueur de raison.

—Rien n'est perdu, s'écria-t-elle. C'est dans cette grande boîte-là, sur la table, que j'ai trouvé, que j'ai pris,—elle n'osa pas prononcer le mot: poison,—la poudre que j'ai versée dans la tasse. Tu sais quelle est cette poudre, tu dois connaître le remède...

Marie-Anne secoua tristement la tête.

—Rien ne peut plus me sauver, murmura-t-elle d'une voix à peine distincte, et entrecoupée de hoquets sinistres; mais je ne me plains pas. Qui sait de quelles chutes la mort me préserve peut-être. Je ne regrette pas la vie. J'ai tant souffert depuis un an, j'ai subi tant d'humiliations, j'ai tant pleuré... La fatalité était sur moi!...

Elle eut, en ce moment, cet éclair de seconde vue qui illumine les agonisants. Le sens des événements éclata. Elle comprit qu'elle-même avait fait sa destinée, et qu'en acceptant le rôle de perfidie et de mensonge composé par son père, elle avait rendu possibles et comme préparé les mensonges, les perfidies, les crimes, les erreurs et les trompeuses apparences dont enfin elle était victime.

Sa parole allait s'éteignant comme celle d'une personne qui s'assoupit, ses atroces douleurs faisaient trêve, tout s'apaisait en elle après tant d'agitations; elle s'endormait, pour ainsi dire, dans les bras de la mort...

Elle s'abandonnait, quand une pensée jaillit de ses ténèbres, si terrible qu'elle lui arracha un cri:

—Mon enfant!...

Rassemblant en un effort surhumain tout ce que le poison lui laissait de volonté, d'énergie et de forces, elle s'était redressée sur son fauteuil, le visage contracté par une indicible angoisse...

—Blanche!... prononça-t-elle d'un accent bref dont on l'eût crue incapable, écoute-moi: c'est le secret de ma vie qu'il faut que je te dise... personne ne le soupçonne... J'ai un fils de Maurice... Hélas! voici des mois que Maurice a disparu... S'il était mort, que deviendrait notre fils!... Blanche, tu vas me jurer, toi qui me tues, que tu me remplaceras près de mon enfant...

Mme Blanche était comme frappée de vertige.

—Je jure!... dit-elle, je jure!...

—Eh bien! à ce prix, mais à ce prix seulement, je te pardonne! Mais prends garde! N'oublie pas que tu as juré!... Blanche, Dieu permet parfois que les morts se vengent!... Tu as juré, souviens-toi! Mon fantôme ne t'accordera le sommeil qu'après que tu auras tenu ton serment.

—Je me souviendrai, balbutia Mme Blanche, je me souviendrai. Mais... ton enfant...

—Ah!... j'ai eu peur... Lâche créature que je suis, j'ai reculé devant la honte... puis, Maurice commandait... Je me suis séparée de mon enfant... ta jalousie et ma mort sont le châtiment... Pauvre être... je l'ai livré à des étrangers... Malheureuse que je suis... malheureuse... Ah! c'est trop souffrir... Blanche, souviens-toi!...

Elle bégaya quelques mots encore, mais indistincts, incompréhensibles...

Mme Blanche, hors de soi, eut la force de lui prendre le bras, et de le secouer...

—À qui as-tu confié ton enfant, répéta-t-elle, à qui?... où?... Marie-Anne... un mot encore, un seul, un nom, Marie-Anne!

Les lèvres de l'infortunée s'agitèrent, mais sa gorge ne rendit qu'un râle sourd...

Elle s'était affaissée sur son fauteuil; une convulsion suprême la tordit comme un lien de fagot; elle glissa sur le tapis et tomba tout de son long, sur le dos...

Marie-Anne était morte... morte sans avoir pu prononcer le nom du vieux médecin de Vigano...

Elle était morte, et l'empoisonneuse terrifiée demeurait au milieu de la chambre, livide et plus raide qu'une statue, l'œil démesurément agrandi, le front moite d'une sueur glacée...

Toutes ses pensées tourbillonnaient comme des feuilles au souffle furieux de l'ouragan; il lui semblait que la folie—une folie comme celle de son père—envahissait son cerveau. Elle oubliait tout, elle s'oubliait elle-même, elle ne se rappelait plus qu'un hôte devait arriver à minuit, que l'heure volait, qu'elle allait être surprise si elle ne fuyait pas.

Mais l'homme qui était venu quand elle avait crié au secours, veillait sur elle. Quand il vit que Marie-Anne avait rendu le dernier soupir, il fit un peu de bruit contre la porte et allongea sa figure grimaçante.

—Chupin!... balbutia Mme Blanche, rappelée au sentiment de la réalité.

—En personne naturelle, répondit le vieux maraudeur. C'est une fière chance que vous avez!... Eh! eh!... ça vous a trifouillé l'estomac, toute cette affaire... Bast! ça passera. Mais il s'agit de ne pas moisir ici, on peut venir... Allons, arrivez!...

Machinalement, l'empoisonneuse avança, mais le cadavre de Marie-Anne était en travers de la porte, barrant le passage; pour sortir, il fallait le franchir, elle n'eut pas ce courage et recula toute chancelante...

—Hein!... qu'est-ce, fit Chupin, vous êtes incommodée...

Et comme il n'avait pas ces scrupules, il enjamba le corps, enleva Mme Blanche comme un enfant et l'emporta...

Le vieux maraudeur était tout en joie. L'avenir ne l'inquiétait plus, maintenant que Mme Blanche était rivée à lui, par cette chaîne plus solide que celle des forçats, la complicité d'un crime.

Il se sentait sur la planche, ainsi qu'il se le disait, une vie de seigneur, des années de bombances et de ribotes. Les remords de sa délation, si terribles au commencement, ne le troublaient plus guère. Il se voyait nourri, logé, renté, vêtu, bien gardé surtout par une armée de domestiques.

Cependant, Mme Blanche, qui s'était trouvée mal, fut ranimée par le grand air.

—Je veux marcher, dit-elle.

Chupin la déposa à terre, à vingt pas de la maison. Alors, elle se souvint.

—Et tante Médie!... s'écria-t-elle.

La parente pauvre était là; pareille à ces chiens que leurs maîtres laissent à la porte des maisons où ils entrent, elle avait vu sortir sa nièce, portée par le vieux maraudeur, et instinctivement elle avait suivi.

—Il ne s'agit pas de causer, dit Chupin aux deux femmes, rentrez, je vais vous conduire.

Et prenant le bras de Mme Blanche, il se dirigea du côté du «bocage.»

—Ah! Marie-Anne avait un enfant, disait-il tout en hâtant le pas. Elle qui faisait tant sa Sainte-n'y-touche. Mais où diable a-t-elle mis le petit en nourrice?...

—Je chercherai...

—Hum!... c'est facile à dire...

Un rire strident, qui retentit dans l'obscurité, l'interrompit. Il lâcha le bras de Mme Blanche et tomba en garde...

Précaution vaine. Un homme caché derrière un tronc d'arbre bondit jusqu'à lui, et par quatre fois le frappa d'un couteau, en criant:

—Bonne Sainte Vierge, voilà mon vœu rempli! Je ne mangerai plus avec mes doigts.

—L'aubergiste!... murmura le traître en s'affaissant.

Pour une fois tante Médie eut de l'énergie.

—Viens! dit-elle, folle de peur, en entraînant sa nièce, viens, il est mort!

Pas tout à fait, car le traître eut la force de se traîner jusqu'à sa maison et d'y frapper.

Sa femme et son fils cadet dormaient. Son fils aîné qui rentrait du cabaret vint lui ouvrir.

Voyant son père à terre, ce garçon le crut ivre et voulut le relever; le vieux maraudeur le repoussa.

—Laisse-moi, dit-il, mon compte est réglé; écoute-moi plutôt... La fille à Lacheneur vient d'être empoisonnée par Mme Blanche... C'est pour t'apprendre ça que je suis venu crever ici... Ça vaut une fortune, mon gars... si tu n'es pas une bête...

Et il expira, sans avoir pu dire aux siens où il avait enfoui le prix du sang de Lacheneur.

XLVII

De tous les gens qui avaient été témoins de l'épouvantable chute du baron d'Escorval, l'abbé Midon avait été le seul à ne pas désespérer...

Il n'était pas médecin, de par le diplôme; mais il avait en sa vie, toute de dévouement, raccommodé tant de bras et «rebouté» tant de jambes, que les blessures, ainsi qu'il le disait, le connaissaient.

Ce que plus d'un savant docteur n'eût pas osé, il l'osa.

Il était prêtre, il avait la foi, il se souvint de la réponse sublime de modestie d'Ambroise Paré: «Je le pansai, Dieu le guérit.»

Le baron devait être guéri.

Après six mois passés à la ferme du père Poignot, M. d'Escorval se levait et s'essayait à marcher en s'aidant de béquilles.

C'est alors, surtout, qu'il souffrit du défaut d'espace, dans le grenier où la prudence le confinait, et c'est avec un véritable transport de joie qu'il accueillit l'idée de se réfugier à la Borderie, près de Marie-Anne.

Le jour du départ fixé, c'est avec l'impatience d'un écolier attendant les vacances qu'il compta pour ainsi dire les minutes. Il y a toujours de l'enfant, chez le convalescent qui se reprend à aimer la vie.

—J'étouffe, ici, répétait-il à sa femme, j'étouffe!... Comme le temps est long!... Quand donc arrivera le jour béni!...

Il arriva. Dès le matin, tous les objets que les proscrits avaient réussi à se procurer, pendant leur séjour à la ferme, furent réunis et empaquetés. Enfin, la nuit venue, le fils Poignot commença le déménagement.

—Tout est à la Borderie, dit ce brave garçon, au retour de son dernier voyage, Mlle Lacheneur ne demande à M. le baron qu'un bon appétit.

—Et j'en aurai, morbleu! répondit gaiement le baron. Nous en aurons tous!...

Dans la cour de la ferme, le père Poignot attelait lui-même son meilleur cheval à la charrette qui devait transporter M. d'Escorval.

Le brave homme était tout triste du départ de ces hôtes pour lesquels il s'était exposé à de si grands périls. Il sentait qu'ils lui manqueraient, qu'il trouverait la maison vide, qu'il regretterait peut-être jusqu'à ses soucis.

Il ne voulut laisser à personne le soin de disposer bien commodément dans la charrette un bon matelas.

—Allons!... voilà qu'il est temps de partir!... soupira-t-il quand il eut terminé.

Et lentement, il gravit l'étroit escalier du petit grenier.

M. d'Escorval n'avait pas prévu ce moment.

À la vue de l'honnête fermier qui s'avançait, rouge d'émotion, pour lui faire ses adieux, il oublia tout le bien-être qu'il se promettait à la Borderie, pour ne se souvenir que de la loyale et courageuse hospitalité de cette maison qu'il allait quitter. Son cœur se serra, et une larme roula dans ses yeux.

—Vous m'avez rendu un de ces services dont on ne s'acquitte pas, père Poignot, prononça-t-il, avec une gravité solennelle, vous m'avez sauvé la vie...

—Oh! ne parlons pas de ça, monsieur le baron. À ma place, vous eussiez fait comme moi, n'est-ce pas, ni plus ni moins...

—Soit!... je ne vous dirai même pas merci. J'espère maintenant vivre assez pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat.

L'escalier était si raide et si étroit qu'on eut toutes les peines du monde à descendre le baron. On l'étendit sur le matelas, et en cas de fâcheuse rencontre, on étendit sur lui quelques brassées de paille qui le cachaient entièrement....

—Adieu donc!... dit le vieux fermier, ou plutôt au revoir, monsieur le baron, madame la baronne, et vous aussi monsieur le curé...

Puis, quand la dernière poignée de main eut été échangée:

—Y sommes-nous? demanda le fils Poignot.

—Oui, répondit le baron.

—Alors en route!... hue! le gris!...

La charrette roula, conduite avec les plus extrêmes précautions par le jeune paysan, à qui son père avait bien recommandé d'éviter les cahots.

À une vingtaine de pas en arrière, marchait Mme d'Escorval donnant le bras à l'abbé Midon.

La nuit était noire, mais eût-il fait grand jour, l'ancien curé de Sairmeuse pouvait, sans courir le risque d'être reconnu, défier l'œil de tous ses paroissiens.

Il avait laisse croître ses cheveux et sa barbe, sa tonsure avait depuis longtemps disparu, et le manque d'exercice avait épaissi sa taille. Il était vêtu comme tous les paysans aisés des environs, d'une veste et d'un pantalon de ratine, et il était coiffé d'un immense chapeau de feutre qui lui tombait jusque sur le nez.

Il y avait bien des mois qu'il ne s'était senti l'esprit si libre. Les obstacles qui lui avaient paru le plus insurmontables ne s'aplanissaient-ils pas comme d'eux-mêmes?

Il se représentait dans un avenir prochain le baron rétabli, déclaré innocent par des juges impartiaux, reprenant son ancienne existence à Escorval. Il se voyait lui-même, comme autrefois, dans son presbytère de Sairmeuse...

Seul, le souvenir de Maurice troublait cette sécurité. Comment ne donnait-il pas signe de vie?...

—Mais s'il lui était arrivé malheur, nous le saurions, pensait le prêtre; il a avec lui un brave homme, ce vieux soldat, qui braverait tout pour venir nous prévenir...

Ces pensées le préoccupaient tellement qu'il ne s'apercevait pas que Mme d'Escorval s'appuyait de plus en plus lourdement à son bras.

—J'ai honte de l'avouer, dit-elle enfin; mais je n'en puis plus, il y a si longtemps que je ne suis sortie, que j'ai comme désappris de marcher...

—Heureusement, nous approchons, madame, répondit l'abbé.

Bientôt, en effet, le fils Poignot arrêta sa charrette sur la grande route, devant le petit sentier qui conduit à la Borderie.

—Voilà le voyage fini!... dit-il au baron.

Et aussitôt, il donna un coup de sifflet, comme il l'avait fait quelques heures plus tôt, pour avertir de son arrivée.

Personne ne paraissant, il siffla de nouveau, plus fort, puis de toutes ses forces... rien encore.

Mme d'Escorval et l'abbé Midon le rejoignaient à ce moment.

—C'est singulier, leur dit-il, que Marie-Anne ne m'entende pas... Nous ne pouvons descendre M. le baron sans l'avoir vue, et elle le sait bien... Si je courais l'avertir?

—Elle se sera endormie, répondit l'abbé, veillez sur votre cheval, mon garçon, je vais aller la réveiller...

Il quitta le bras de Mme d'Escorval sur ces mots, et gagna le sentier.

Certes, il n'avait pas l'ombre d'une inquiétude. Tout était calme et silence autour de la Borderie; une lumière brillait aux fenêtres du premier étage.

Cependant, lorsqu'il vit la porte ouverte, un pressentiment vague tressaillit en lui.

—Qu'est-ce que cela veut dire? pensa-t-il.

Au rez-de-chaussée il n'y avait pas de lumière, et l'abbé qui ne connaissait pas les êtres de la maison, fut obligé de chercher l'escalier à tâtons.

Enfin, il le trouva et monta...

Mais sur le seuil de la chambre, il s'arrêta, pétrifié par l'horreur du spectacle qui s'offrit à lui...

La pauvre Marie-Anne gisait à terre, étendue sur le dos... Ses yeux, grands ouverts, étaient comme noyés dans un liquide blanchâtre; sa langue noire et tuméfiée, sortait à demi de sa bouche.

—Morte!... balbutia le prêtre. Morte!...

Cependant, elle pouvait ne l'être pas... Il se roidit contre sa défaillance, et se penchant vers la malheureuse, il lui prit la main. Cette main était glacée et le bras avait la rigidité d'une barre de fer.

C'était plus d'indications qu'il n'en fallait pour éclairer l'expérience de l'abbé Midon.

—Empoisonnée!... murmura-t-il, avec de l'arsenic...

Il s'était relevé, perdu de stupeur, et son regard errait autour de la chambre, quand il aperçut son coffre de médicaments ouvert sur une table.

Vivement il s'avança, prit sans hésiter un flacon, le déboucha et le retourna dans le creux de sa main... il était vide.

—Je ne m'étais pas trompé! fit-il.

Mais il n'avait pas de temps à perdre en conjectures.

L'important, avant tout, était de décider le baron à retourner à la ferme, sans pourtant lui apprendre un malheur qui l'eût fortement impressionné.

Imaginer un prétexte était assez facile.

Faisant sur soi-même un violent effort, le prêtre recouvra presque les apparences du sang-froid, et courant à la route, il expliqua au baron que le séjour de la Borderie était devenu impossible, qu'on avait vu rôder des hommes suspects, qu'on devait être plus prudent que jamais, maintenant qu'on connaissait les bonnes intentions de Martial de Sairmeuse...

Non sans résistance, le baron céda.

—Vous le voulez, curé, soupira-t-il, j'obéis... Allons, Poignot, mon garçon, ramène-moi chez ton père...

Mme d'Escorval était montée sur la charrette près de son mari, le prêtre les regarda s'éloigner, et lorsqu'il n'entendit plus le bruit des roues il regagna la Borderie...

Il atteignait le corridor, quand des gémissements qu'il entendit, et qui partaient de la chambre de la morte, firent affluer tout son sang à son cœur... Il avança rapidement.

Près du corps de Marie-Anne, un homme agenouillé pleurait.

C'était un tout jeune homme, vêtu de haillons, et l'expression de son visage, son attitude, ses sanglots, trahissaient un immense désespoir.

Même, sa douleur profonde absorbait si complètement toutes les facultés de son âme, qu'il ne s'aperçut ni de l'arrivée ni de la présence de l'abbé Midon.

Qui était ce malheureux, qui avait osé s'introduire ainsi dans la maison?

Après un premier moment de stupeur, l'abbé le devina plutôt qu'il ne le reconnut.

—Jean!... cria-t-il d'une voix forte et à deux reprises, Jean Lacheneur!...

D'un bond, le jeune homme fut debout, pâle, menaçant; la flamme de la colère séchait les larmes dans ses yeux.

—Qui êtes-vous? demanda-t-il d'un ton terrible, que faites-vous ici?... Que me voulez-vous?...

Sous ses habits de paysan, avec sa longue barbe, l'ancien curé de Sairmeuse était à ce point méconnaissable qu'il fut obligé de se nommer.

Mais, dès qu'il eut prononcé son nom, Jean eut un cri de joie.

—C'est le bon Dieu qui vous envoie, monsieur l'abbé, s'écria-t-il... Marie-Anne ne peut pas être morte!... Vous allez la sauver, vous qui en avez sauvé tant d'autres...

À un geste du prêtre qui lui montrait le ciel, il s'arrêta, devenant plus blême encore. Il comprenait qu'il n'était plus d'espérance.

—Allons!... reprit-il avec un accent d'affreux découragement, la destinée ne s'est pas lassée... Je veillais sur Marie-Anne, cependant, dans l'ombre, de loin... Et ce soir, je venais lui dire: «Défie-toi, sœur, prends garde!...»

—Quoi! vous saviez...

—Je savais qu'elle était en grand danger, oui, monsieur l'abbé... Il y a de cela une heure, je soupais, dans un cabaret de Sairmeuse, quand le gars à Grollet est entré. «Te voilà, Jean? me dit-il; je viens de voir le père Chupin en embuscade près de la maison à la Marie-Anne; quand il m'a aperçu, le vieux gueux, il a filé.» Aussitôt, j'ai ressenti comme un coup terrible. Je suis sorti comme un fou, je suis venu ici en courant de toutes mes forces... Mais quand la fatalité est sur un homme, vous savez! Je suis arrivé trop tard.

L'abbé Midon réfléchissait.

—Ainsi, fit-il, vous supposez que c'est Chupin...

—Je ne suppose pas, monsieur le curé, j'affirme que c'est lui, le misérable traître, qui a commis cet abominable forfait.

—Encore faudrait-il qu'il y eût eu un intérêt quelconque...

Jean eut un de ces éclats de rire stridents qui sont peut-être l'expression la plus saisissante du désespoir.

—Soyez tranquille, monsieur le curé, interrompit-il, le sang de la fille lui sera payé et plus cher, sans doute, que le sang du père. Chupin a été le vil instrument du crime, mais ce n'est pas lui qui l'a conçu. C'est plus haut qu'il faut chercher le vrai coupable, bien plus haut, dans le plus beau château du pays, au milieu d'une armée de valets, à Sairmeuse enfin!...

—Malheureux, que voulez-vous dire!...

—Ce que je dis!

Et froidement il ajouta:

—L'assassin est Martial de Sairmeuse.

Le prêtre recula, véritablement effrayé des regards de ce malheureux jeune homme.

—Vous devenez fou!... dit-il sévèrement.

Mais Jean hocha gravement la tête.

—Si je vous parais tel, monsieur l'abbé, répondit-il, c'est que vous ignorez la passion furieuse de Martial pour Marie-Anne... Il en voulait faire sa maîtresse... Elle a eu l'audace de refuser cet honneur, c'est un crime qu'on châtie, cela... Le jour où il a été prouvé à M. le marquis de Sairmeuse que jamais la fille de Lacheneur ne serait à lui, il l'a fait empoisonner pour qu'elle ne fut pas à un autre...

Tout ce qu'on eût dit à Jean en ce moment, pour lui démontrer la folie de ses accusations, eût été inutile; des preuves ne l'eussent pas convaincu; il eût fermé les yeux à l'évidence. Il voulait que cela fût ainsi, parce que sa haine s'en arrangeait...

—Demain, pensait l'abbé, quand il sera plus calme, je le raisonnerai...

Et comme Jean se taisait:

—Nous ne pouvons, dit-il, laisser ainsi à terre le corps de cette infortunée, aidez-moi, nous allons le placer sur le lit.

Jean tressaillit de la tête aux pieds, et durant dix secondes hésita.

—Soit!... dit-il enfin...

Personne jamais n'avait couché dans ce lit que le pauvre Chanlouineau, au temps des illusions de son amour, avait destiné à Marie-Anne.

—Il sera pour elle, disait-il, ou il ne sera pour personne.

Et ce fût elle, en effet, qui y coucha la première, mais morte.

La douloureuse et pénible tâche remplie, Jean se laissa tomber dans le grand fauteuil où avait expiré Marie-Anne, et la tête entre les mains, les coudes aux genoux, il demeura silencieux, aussi immobile que ces statues de la douleur qu'on place sur les tombeaux.

L'abbé Midon, lui, s'était mis à genoux à la tête du lit, et il récitait les prières des morts, demandant à Dieu paix et miséricorde au ciel pour celle qui avait tant souffert sur la terre...

Mais il ne priait que des lèvres... Sa pensée, en dépit de sa volonté et de ses efforts d'attention, lui échappait.

Il se demandait comment était morte Marie-Anne...

Était-ce un crime?... Était-ce un suicide?

Car l'idée du suicide lui vint. Mais il ne pouvait l'admettre, lui qui jadis avait surpris le secret de la grossesse de cette infortunée, et qui savait qu'elle était mère, bien qu'il ne sût pas ce qu'était devenu son enfant.

D'un autre côté, comment expliquer un crime?...

Le prêtre avait scrupuleusement examiné la chambre, et il n'y avait rien découvert qui trahit la présence d'une personne étrangère.

Tout ce qu'il avait constaté, c'est que son flacon d'arsenic était vide, et que Marie-Anne avait été empoisonnée avec le bouillon dont il restait quelques gouttes dans la tasse, laissée sur la cheminée.

—Quand il fera jour, pensa l'abbé Midon, je verrai dehors...

Dès que le jour parut, en effet, il descendit dans le jardin et se mit à décrire autour de la maison des cercles de plus en plus étendus, à la façon des chiens qui quêtent.

Il n'aperçut rien, d'abord, qui pût le mettre sur la voie, ni traces de pas ni empreintes.

Il allait abandonner ces inutiles investigations quand, étant entré dans le petit bois, il aperçut de loin comme une grande tache noire sur l'herbe. Il s'approcha... c'était du sang.

Fortement impressionné, il courut appeler le frère de Marie-Anne pour lui montrer sa découverte.

—On a assassiné quelqu'un à cette place, prononça Jean, et cela cette nuit même, car le sang n'a pas eu le temps de sécher.

D'un coup d'œil l'abbé Midon avait exploré le terrain aux alentours.

—La victime perdait beaucoup de sang, dit-il, on arriverait peut-être à la connaître en suivant ses traces.

—Je vais toujours essayer, répondit Jean. Remontez, monsieur le curé, je serai bientôt de retour.

Un enfant eût reconnu le chemin suivi par le blessé, tant les marques de son passage étaient claires et distinctes. Il s'était traîné presque à plat ventre, on le reconnaissait à l'herbe foulée et aux endroits où il y avait de la poussière, et en outre, de place en place, on retrouvait des taches de sang.

Cette piste si visible s'arrêtait à la maison de Chupin. La porte était fermée. Jean frappa sans hésiter.

L'aîné des fils du vieux maraudeur vint lui ouvrir, et il vit un spectacle étrange.

Le cadavre du traître avait été jeté à terre, dans un coin; le lit était bouleversé et brisé, toute la paille de la paillasse était éparpillée, et les fils et la femme du défunt, armés de pelles et de pioches, retournaient avec acharnement le sol battu de la masure. Ils cherchaient le trésor...

—Qu'est-ce que vous voulez?... demanda rudement la veuve.

—Le père Chupin...

—Tu vois bien qu'on l'a assassiné, répondit un des fils. Et brandissant son pic à deux pouces de la tête de Jean:

—Et l'assassin est peut-être dans ta chemise, canaille!... ajouta-t-il. Mais c'est l'affaire de la justice... Allons, décampe, ou sinon!...

S'il n'eût écouté que les inspirations de sa colère, Jean Lacheneur eût certes essayé de faire repentir les Chupin de leurs provocations et de leurs menaces...

Mais une rixe, en ce moment, était-elle admissible?

Il s'éloigna donc sans mot dire, et rapidement reprit la route de la Borderie.

Que Chupin eût été tué, cela renversait toutes ses idées et en même temps l'irritait.

—J'avais juré, murmurait-il, que le traître qui a vendu mon père ne périrait que de ma main, et voici que ma vengeance m'échappe, on me l'a volée!...

Puis, il se demandait quel pouvait bien être le meurtrier du vieux maraudeur.

—Serait-ce Martial, pensait-il, qui l'a assassiné après qu'il a eu empoisonné Marie-Anne?... Tuer un complice, c'est un moyen sûr de s'assurer de son silence!...

Il était arrivé à la Borderie, et déjà il prenait la rampe pour monter au premier étage, quand il crut entendre comme le murmure d'une conversation dans la pièce du fond.

—C'est étrange, se dit-il, qui donc serait là!...

Et, poussé par un mouvement instinctif de curiosité, il alla frapper à la porte de communication...

À l'instant même, l'abbé Midon parut, et retira brusquement la porte à lui. Il était plus pâle que de coutume, et visiblement agité.

—Qu'y a-t-il? monsieur le curé, demanda Jean vivement.

—Il y a... il y a... Devinez qui est là, de l'autre côté...

—Eh! comment deviner?...

—Maurice d'Escorval et le caporal Bavois.

Jean eut un geste de stupeur.

—Mon Dieu!... balbutia-t-il.

—Et c'est miracle qu'il ne soit pas monté.

—Mais d'où vient-il, comment n'avait-il pas donné de ses nouvelles!...

—Je l'ignore... Il n'y a pas cinq minutes qu'il est là... Pauvre garçon!... Après que je lui ai eu dit que son père est sauvé, son premier mot a été: «Et Marie-Anne?» Il l'aime plus que jamais... il arrive le cœur tout rempli d'elle, confiant, radieux d'espoir, et moi je tremble, j'ai peur de lui annoncer la vérité...

—Oh! le malheureux! le malheureux!...

—Vous voici prévenu, soyez prudent... et maintenant, venez.

Ils entrèrent ensemble, et c'est avec toutes les effusions de l'amitié la plus vive, que Maurice et le vieux soldat serrèrent les mains de Jean Lacheneur.

Ils ne s'étaient pas vus depuis le duel dans les landes de la Rèche, interrompu par l'arrivée des soldats, et quand ils s'étaient séparés ce jour-là, ils ne savaient pas s'ils se reverraient jamais...

—Et cependant nous voici réunis, répétait Maurice, et nous n'avons plus rien à craindre.

Jamais cet infortuné n'avait été si gai, et c'est de l'air le plus enjoué qu'il se mit à expliquer les raisons de son long silence.

—Trois jours après avoir passé la frontière, racontait-il, le caporal Bavois et moi arrivions à Turin. Franchement il était temps, nous étions épuisés de fatigue. J'avais tenu à descendre dans une assez piteuse auberge, et on nous avait donné une chambre à deux lits...

Je me rappelle que le soir, en nous couchant, le caporal me disait: «Je suis capable de dormir deux jours sans débrider.» Moi, je me promettais bien un somme de plus de douze heures... Nous comptions sans notre hôte, comme vous l'allez voir...

Il faisait à peine jour, le lendemain, quand nous sommes éveillés par un grand tumulte... Une douzaine de messieurs de mauvaise mine envahissent notre chambre, et nous commandent brutalement, en italien, de nous habiller... Nous n'étions pas les plus forts, nous obéissons. Et une heure plus tard, nous étions bel et bien en prison, enfermés dans la même cellule. Nos idées, j'en conviens, n'étaient pas couleur de rose...

Il me souvient parfaitement que le caporal ne cessait de me dire du plus beau sang-froid: «Pour obtenir notre extradition, il faut quatre jours, trois jours pour nous ramener à Montaignac, ça fait sept; mettons qu'on me laissera là-bas vingt-quatre heures pour me reconnaître, c'est en tout huit jours que j'ai encore à vivre.»

—C'est que, ma foi!... je le pensais, approuva le vieux soldat.

—Pendant plus de cinq mois, poursuivit Maurice, nous nous sommes dit, en guise de bonsoir: «C'est demain qu'on viendra nous chercher.» Et on ne venait pas.

Nous étions, d'ailleurs, convenablement traités; on m'avait laissé mon argent et on nous vendait volontiers certaines petites douceurs; on nous accordait, chaque jour, deux heures de promenade dans une cour aussi large qu'un puits; on nous prêtait même quelques livres...

Bref, je ne me serais pas trouvé extraordinairement à plaindre, si j'avais pu recevoir des nouvelles de mon père et de Marie-Anne et leur donner des miennes... Mais nous étions au secret, sans communications avec les autres prisonniers...

Enfin, à la longue, notre détention nous parut si étrange et nous devint si insupportable, que nous résolûmes, le caporal et moi, d'obtenir, quoi qu'il dût nous en coûter, des éclaircissements.

Nous changeâmes de tactique. Nous nous étions jusqu'alors montrés résignés et soumis, nous devînmes tout à coup indisciplinés et furieux. Nous remplissions la prison de nos protestations et de nos cris, nous demandions sans cesse le directeur; nous réclamions l'intervention de l'ambassadeur français.

Ah! le résultat ne se fit pas attendre.

Par une belle après-dîner, le directeur nous mit poliment dehors, non sans nous avoir exprimé le regret qu'il éprouvait de se séparer de pensionnaires de notre importance, si aimables et si charmants.

Notre premier soin, vous le comprenez, fut de courir à l'ambassade. Nous n'arrivâmes pas à l'ambassadeur, mais le premier secrétaire nous reçut. Il fronça le sourcil, dès que je lui eus exposé notre affaire, et sa mine devint excessivement grave.

Je me rappelle mot pour mot sa réponse:

«Monsieur, me dit-il, je puis vous affirmer que les poursuites dont vous avez été l'objet en France, ne sont pour rien dans votre détention ici.»

Et comme je m'étonnais:

«Tenez, ajouta-t-il, je vais vous exprimer franchement mon opinion. Un de vos ennemis, cherchez lequel, doit avoir à Turin des influences très-puissantes... Vous le gêniez, sans doute, il vous a fait enfermer administrativement par la police piémontaise...»

D'un formidable coup de poing, Jean Lacheneur ébranla la table placée près de lui.

—Ah!... le secrétaire d'ambassade avait raison, s'écria-t-il... Maurice, c'est Martial de Sairmeuse qui t'a fait arrêter là-bas.

—Ou le marquis de Courtomieu, interrompit vivement l'abbé, en jetant à Jean un regard qui arrêta sa pensée sur ses lèvres.

La flamme de la colère avait brillé dans les yeux de Maurice, mais presque aussitôt il haussa les épaules.

—Bast!... prononça-t-il, je ne veux plus me souvenir du passé... Mon père est rétabli, voilà l'important. Nous trouverons bien, monsieur le curé aidant, quelque moyen de lui faire franchir la frontière sans danger... Entre Marie-Anne et moi, il oubliera que mes imprudences ont failli lui coûter la vie... Il est si bon, mon père! Nous nous établirons en Italie ou en Suisse. Vous nous accompagnerez, monsieur l'abbé, et toi aussi, Jean... Vous, caporal, c'est entendu, vous êtes de la maison...

Rien d'horrible comme de voir joyeux et plein de sécurité, tout rayonnant d'espoir, l'homme que l'on sait frappé d'une catastrophe qui doit briser sa vie...

Si désolante était l'impression de l'abbé Midon et de Jean, qu'il en parut sur leur visage quelque chose que Maurice remarqua.

—Qu'avez-vous? demanda-t-il tout surpris.

Les autres tressaillirent, baissèrent la tête et se turent.

Alors, l'étonnement de l'infortuné se changea en une vague et indicible épouvante.

D'un seul effort de réflexion, il s'énuméra tous les malheurs qui pouvaient l'atteindre.

—Qu'est-il donc arrivé? fit-il d'une voix étouffée; mon père est sauvé, n'est-ce pas?... Ma mère n'aurait rien à souhaiter, m'avez-vous dit, si j'étais près d'elle... C'est donc Marie-Anne!...

Il hésitait.

—Du courage, Maurice, murmura l'abbé Midon, du courage!

Le malheureux chancela, plus blanc que le mur de plâtre contre lequel il s'appuya.

—Marie-Anne est morte! s'écria-t-il.

Jean Lacheneur et le prêtre gardèrent le silence.

—Morte! répéta-t-il, et pas une voix au dedans de moi-même ne m'a prévenu... Morte!... quand?

—Cette nuit même, répondit Jean.

Maurice se redressa, tout frémissant d'un espoir suprême.

—Cette nuit même, fit-il... mais alors... elle est ici, encore! Où?... là haut...

Et sans attendre une réponse, il s'élança vers l'escalier, si rapidement que ni Jean ni l'abbé Midon n'eurent le temps de le retenir.

En trois bonds il fut à la chambre, il marcha droit au lit et, d'une main ferme, il écarta le drap qui recouvrait le visage de la morte.

Mais il recula en jetant un cri terrible...

Était-ce là, vraiment, cette belle, cette radieuse Marie-Anne, qui l'avait aimé jusqu'à l'abandon de soi-même!... Il ne la reconnaissait pas.

Il ne pouvait reconnaître ces traits, dévastés et crispés par l'agonie, ce visage gonflé et bleui par le poison; ces yeux, qui disparaissaient presque sous une bouffissure sanguinolente...

Quand Jean Lacheneur et le prêtre arrivèrent près de lui, ils le trouvèrent debout, le buste rejeté en arrière, la pupille dilatée par la terreur, la bouche entr'ouverte, les bras roidis dans la direction du cadavre.

—Maurice, fit doucement l'abbé, revenez à vous, du courage...

Il se retourna, et avec une navrante expression d'hébétement:

—Oui, bégaya-t-il, c'est cela... du courage!...

Il s'affaissait, il fallut le soutenir jusqu'à un fauteuil.

—Soyez homme, poursuivait le prêtre; où donc est votre énergie? vivre, c'est souffrir...

Il écoutait, mais il ne semblait pas comprendre.

—Vivre!... balbutia-t-il, à quoi bon, puisqu'elle est morte!...

Ses yeux secs avaient l'éclat sinistre de la démence. L'abbé eut peur.

—S'il ne pleure pas, il est perdu! pensa-t-il.

Et d'une voix impérieuse:

—Vous n'avez pas le droit de vous abandonner ainsi... prononça-t-il, vous vous devez à votre enfant!...

L'inspiration du prêtre le servit bien.

Le souvenir qui avait donné à Marie-Anne la force de maîtriser un instant la mort, arracha Maurice à sa dangereuse torpeur. Il tressaillit, comme s'il eût été touché par une étincelle électrique, et se dressant tout d'une pièce:

—C'est vrai, dit-il, je dois vivre. Notre enfant, c'est encore elle... conduisez-moi près de lui...

—Pas en ce moment, Maurice, plus tard.

—Où est-il?... Dites-moi où il est?...

—Je ne puis, je ne sais pas...

Une indicible angoisse se peignit sur la figure de Maurice, et d'une voix étranglée:

—Comment! vous ne savez pas, fit-il, elle ne s'était donc pas confiée à vous?

—Non... J'avais surpris le secret de sa grossesse, et j'ai été, j'en suis sûr, le seul à le surprendre...

—Le seul!... mais alors notre enfant est mort, peut-être, et s'il vit qui me dira où il est!

—Nous trouverons, sans doute, quelque note qui nous mettra sur la voie...

Le malheureux pressait son front entre ses mains, comme s'il eut espéré en faire jaillir une idée...

—Vous avez raison, balbutia-t-il. Marie-Anne, quand elle s'est vue en danger, ne peut avoir oublié son enfant... Ceux qui la soignaient à ses derniers moments ont dû recueillir les indications qui m'étaient destinées... Je veux interroger les gens qui l'ont veillée... Quels sont-ils?

Le prêtre détourna la tête.

—Je vous demande qui était près d'elle quand elle est morte, insista Maurice, avec une sorte d'égarement.

Et comme l'abbé se taisait encore, une épouvantable lueur se fit dans son esprit. Il s'expliqua le visage décomposé de Marie-Anne.

—Elle a péri victime d'un crime!... s'écria-t-il. Un monstre existait qui la haïssait à ce point de la tuer... la haïr, elle!

Il se recueillit un moment, et d'une voix déchirante:

—Mais si elle est morte ainsi, reprit-il, foudroyée, notre enfant est peut-être perdu à tout jamais! Et moi qui lui avais recommandé, ordonné les plus savantes précautions! Ah! c'est une malédiction!...

Il retomba sur le fauteuil, abîmé de douleur, l'éclat de ses yeux pâlit et des larmes silencieuses roulèrent le long de ses joues.

—Il est sauvé!... pensa l'abbé Midon.

Et il restait là, tout ému de ce désespoir immense, insondable, quand il se sentit tirer par la manche.

Jean Lacheneur, dont les yeux flamboyaient, l'entraîna dans l'embrasure d'une croisée.

—Qu'est-ce que cet enfant? demanda-t-il d'un ton rauque.

Une fugitive rougeur empourpra les pommettes du prêtre.

—Vous avez entendu, répondit-il.

—J'ai compris que Marie-Anne était la maîtresse de Maurice, et qu'elle a eu un enfant de lui. C'est donc vrai?... Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire!... Elle que je vénérais à l'égal d'une sainte!... Son front si pur et ses chastes regards mentaient. Et lui, Maurice, qui était mon ami, qui était comme le fils de notre maison!... Son amitié n'était qu'un masque qu'il prenait pour nous voler plus sûrement notre honneur!...

Il parlait, les dents serrées par la colère, si bas, que Maurice ne pouvait l'entendre.

—Mais comment a-t-elle donc fait, poursuivait-il, pour cacher sa grossesse... Personne dans le pays ne l'a soupçonnée, personne absolument. Et après? qu'a-t-elle fait de l'enfant?... Aurait-elle été prise de l'effroi de la honte, de ce vertige qui pousse au crime les pauvres filles séduites et abandonnées... Aurait-elle tué son enfant?...

Un sourire sinistre effleurait ses lèvres minces.

—Si l'enfant vit, ajouta-t-il, comme en à parte, je saurai bien le découvrir où qu'il soit, et Maurice sera puni de son infamie...

Il s'interrompit; le galop de deux chevaux, sur la grande route, attirait son attention et celle de l'abbé Midon.

Ils regardèrent à la fenêtre et virent un cavalier s'arrêter devant le petit sentier, descendre de cheval, jeter la bride à son domestique, à cheval comme lui, et s'avancer vers la Borderie...

À cette vue, Jean Lacheneur eut un véritable rugissement de bête fauve.

—Le marquis de Sairmeuse, hurla-t-il, ici!...

Il bondit jusqu'à Maurice, et le secouant avec une sorte de frénésie:

—Debout!... lui cria-t-il, voilà Martial, l'assassin de Marie-Anne! debout, il vient, il est à nous!...

Maurice se dressa, ivre de colère, mais l'abbé Midon leur barra le passage.

—Pas un mot, jeunes gens, prononça-t-il, pas une menace, je vous le défends... respectez au moins cette pauvre morte qui est là!...

Son accent et ses regards avaient une autorité si irrésistible, que Jean et Maurice furent comme changés en statues.

Le prêtre n'eut que le temps de se retourner, Martial arrivait...

Il ne dépassa pas le cadre de la porte, son coup d'œil si pénétrant embrassa la scène, il pâlit extrêmement, mais il n'eut ni un geste, ni une exclamation...

Si grande cependant que fût son étonnante puissance sur soi, il ne put articuler une syllabe, et c'est du doigt qu'il interrogea, montrant Marie-Anne, dont il distinguait la figure convulsée dans l'ombre des rideaux.

—Elle a été lâchement empoisonnée hier soir, prononça l'abbé Midon.

Maurice, oubliant les ordres du prêtre, s'avança...

—Elle était seule, dit-il, et sans défense, je ne suis en liberté que depuis deux jours. Mais je sais le nom de celui qui m'a fait arrêter à Turin et jeter en prison, on me l'a dit!

Instinctivement Martial recula.

—C'est donc toi, misérable!... s'écria Maurice, tu avoues donc ton crime, infâme...

Une fois encore l'abbé intervint; il se jeta entre ces deux ennemis, persuadé que Martial allait se précipiter sur Maurice.

Point. Le marquis de Sairmeuse avait repris cet air ironique et hautain qui lui était habituel. Il sortit de sa poche une volumineuse enveloppe et la lançant sur la table:

—Voici, dit-il froidement, ce que j'apportais à Mlle Lacheneur. C'est d'abord un sauf-conduit de Sa Majesté pour M. le baron d'Escorval. De ce moment, il peut quitter la ferme de Poignot et rentrer à Escorval, il est libre, il est sauvé; sa condamnation sera réformée. C'est ensuite un arrêt de non-lieu rendu en faveur de M. l'abbé Midon, et une décision de l'évêque qui le réinstalle à sa cure de Sairmeuse. C'est, enfin, un congé en bonne forme et un brevet de pension au nom du caporal Bavois.

Il s'arrêta, et comme la stupeur clouait tout le monde sur place, il s'approcha du lit de Marie-Anne.

Il étendit la main au-dessus de la morte, et d'une voix qui eût fait frémir la coupable jusqu'au plus profond de ses entrailles, si elle l'eût entendue:

—À vous, Marie-Anne, prononça-t-il, je jure que je vous vengerai!...

Il demeura dix secondes immobile, perdu de douleur, puis tout à coup, vivement, il se pencha, mit un baiser au front de la morte, et sortit...

—Et cet homme serait coupable!... s'écria l'abbé Midon, vous voyez bien, Jean, que vous êtes fou!...

Jean eut un geste terrible.

—C'est juste!... fit-il, et cette dernière insulte à ma sœur morte, c'est bien de l'honneur, n'est-ce pas?...

—Et le misérable me lie les mains, en sauvant mon père! s'écria Maurice.

Placé près de la fenêtre, l'abbé put voir Martial remonter à cheval...

Mais le marquis de Sairmeuse ne reprit pas la route de Montaignac, c'est vers le château de Courtomieu qu'il galopa...

XLVIII

La raison de Mme Blanche était déjà affreusement troublée quand Chupin l'emporta hors de la chambre de Marie-Anne.

Elle perdit toute conscience d'elle lorsqu'elle vit tomber le vieux maraudeur.

Mais il était dit que cette nuit-là tante Médie prendrait sa revanche de toutes ses défaillances passées.

À grand'peine tolérée jusqu'alors à Courtomieu, et à quel prix! elle conquit le droit d'y vivre désormais respectée et même redoutée.

Elle qui s'évanouissait d'ordinaire si un chat du château s'écrasait la patte, elle ne jeta pas un cri.

L'extrême épouvante lui communiqua ce courage désespéré qui enflamme les poltrons poussés à bout. Sa nature moutonnière se révoltant, elle devint comme enragée.

Elle saisit le bras de sa nièce éperdue, et moitié de gré, moitié de force, la traînant, la poussant, la portant parfois, elle la ramena au château de Courtomieu en moins de temps qu'il n'en avait fallu pour aller à la Borderie.

La demie de une heure sonnait comme elles arrivaient à la petite porte du jardin par où elles étaient sorties...

Personne, au château, ne s'était aperçu de leur longue absence... personne absolument.

Cela tenait à diverses circonstances. Aux précautions prises par Mme Blanche, d'abord. Avant de sortir, elle avait défendu qu'on pénétrât chez elle, sous n'importe quel prétexte, tant qu'elle ne sonnerait pas.

En outre, c'était la fête du valet de chambre du marquis; les domestiques avaient dîné mieux que de coutume; ils avaient chanté au dessert, et à la fin il s'étaient mis à danser.

Ils dansaient encore à une heure et demie, toutes les portes étaient ouvertes, et ainsi les deux femmes purent se glisser, sans être vues, jusqu'à la chambre de Mme Blanche.

Alors, quand les portes de l'appartement furent bien fermées, lorsqu'il n'y eut plus d'indiscrets à craindre, tante Médie s'avança près de sa nièce.

—M'expliqueras-tu, interrogea-t-elle, ce qui s'est passé à la Borderie, ce que tu as fait?...

Mme Blanche frissonna.

—Eh!... répondit-elle; que t'importe!

—C'est que j'ai cruellement souffert, pendant plus de trois heures que je t'ai attendue. Qu'est-ce que ces cris déchirants que j'entendais? Pourquoi appelais-tu au secours?... Je distinguais comme un râle qui me faisait dresser les cheveux sur la tête... D'où vient que Chupin t'a emportée entre ses bras?...

Tante Médie eût peut-être fait ses malles le soir même, et quitté Courtomieu, si elle eût vu de quels regards l'enveloppait sa nièce.

En ce moment, Mme Blanche souhaitait la puissance de Dieu pour foudroyer, pour anéantir cette parente pauvre, irrécusable témoin qui d'un mot pouvait la perdre, et qu'elle aurait toujours près d'elle, vivant reproche de son crime.

—Tu ne me réponds pas?... insista la pauvre tante.

C'est que la jeune femme en était à se demander si elle devait dire la vérité, si horrible qu'elle fût, ou inventer quelque explication à peu près plausible.

Tout avouer! C'était intolérable, c'était renoncer à soi, c'était se mettre corps et âme à l'absolue discrétion de tante Médie.

D'un autre côté, mentir, n'était-ce pas s'exposer à ce que tante Médie la trahit par quelque exclamation involontaire quand elle viendrait, ce qui ne pouvait manquer, à apprendre le crime de la Borderie?

—Car elle est stupide! pensait Mme Blanche.

Le plus sage était encore, elle le comprit, d'être entièrement franche, de bien faire la leçon à la parente pauvre et de a'efforcer de lui communiquer quelque chose de sa fermeté.

Et cela résolu, la jeune femme dédaigna tous les ménagements...

—Eh bien!... répondit-elle, j'étais jalouse de Marie-Anne, je croyais qu'elle était la maîtresse de Martial, j'étais folle, je l'ai tuée!...

Elle s'attendait à des cris lamentables, à des évanouissements; pas du tout. Si bornée que fût la tante Médie, elle avait à peu près deviné. Puis, les ignominies qu'elle avait endurées depuis des années avaient éteint en elle tout sentiment généreux, tari les sources de la sensibilité, et détruit tout sens moral.

—Ah! mon Dieu!... fit-elle d'un ton dolent, c'est terrible... Si on venait à savoir!...

Et elle se mit à pleurer, mais non beaucoup plus que tous les jours pour la moindre des choses.

Mme Blanche respira un peu plus librement. Certes, elle se croyait bien assurée du silence et de l'absolue soumission de la parente pauvre.

C'est pourquoi, tout aussitôt, elle se mit à raconter tous les détails de ce drame effroyable de la Borderie.

Sans doute, elle cédait à ce besoin d'épanchement plus fort que la volonté, qui délie la langue des pires scélérats et qui les force, qui les contraint de parler de leur crime, alors même qu'ils se défient de leur confident.

Mais quand l'empoisonneuse en vint aux preuves qui lui avaient été données que sa haine s'était égarée, elle s'arrêta brusquement.

Ce certificat de mariage, signé du curé de Vigano, qu'en avait-elle fait, qu'était-il devenu? Elle se rappelait bien qu'elle l'avait tenu entre les mains.

Elle se dressa tout d'une pièce, fouilla dans sa poche et poussa un cri de joie. Elle le tenait, ce certificat! Elle le jeta dans un tiroir qu'elle ferma à clef.

Il y avait longtemps que tante Médie demandait à gagner sa chambre, mais Mme Blanche la conjura de ne pas s'éloigner. Elle ne voulait pas rester seule, elle n'osait pas, elle avait peur...

Et comme si elle eût espéré étouffer les voix qui s'élevaient en elle et l'épouvantaient, elle parlait avec une extrême volubilité, ne cessant de répéter qu'elle était prête à tout pour expier, et qu'elle allait tenter l'impossible pour retrouver l'enfant de Marie-Anne...

Et certes, la tâche était difficile et périlleuse.

Faire chercher cet enfant ouvertement, n'était-ce pas s'avouer coupable?... Elle serait donc obligée d'agir secrètement, avec beaucoup de circonspection, et en s'entourant des plus minutieuses précautions.

—Mais je réussirai, disait-elle, je prodiguerai l'argent...

Et se rappelant et son serment, et les menaces de Marie-Anne mourante, elle ajoutait d'une voix étouffée:

—Il faut que je réussisse, d'ailleurs... le pardon est à ce prix... j'ai juré!...

L'étonnement suspendait presque les larmes faciles de tante Médie.

Que sa nièce, les mains chaudes encore du meurtre, pût se posséder ainsi, raisonner, délibérer, faire des projets, cela dépassait son entendement.

—Quel caractère de fer! pensait-elle.

C'est que, dans son aveuglement imbécile, elle ne remarquait rien de ce qui eût éclairé le plus médiocre observateur.

Mme Blanche était assise sur son lit, les cheveux dénoués, les pommettes enflammées, l'œil brillant de l'éclat du délire, «tremblant la fièvre,» selon l'expression vulgaire.

Et sa parole saccadée, ses gestes désordonnés, décelaient, quoi qu'elle fit, l'égarement de sa pensée et le trouble affreux de son âme...

Et elle discourait, elle discourait, d'une voix tour à tour sourde et stridente, s'exclamant, interrogeant, forçant tante Médie à répondre, essayant enfin de s'étourdir et d'échapper en quelque sorte à elle-même!

Le jour était venu depuis longtemps, et le château s'emplissait du mouvement des domestiques, que la jeune femme, insensible aux circonstances extérieures, expliquait encore comment elle était sûre d'arriver, avant un an, à rendre à Maurice d'Escorval l'enfant de Marie-Anne...

Tout à coup, cependant, elle s'interrompit au milieu d'une phrase...

L'instinct l'avertissait du danger qu'elle courait à changer quelque chose à ses habitudes.

Elle renvoya donc tante Médie, en lui recommandant bien de défaire son lit, et comme tous les jours elle sonna...

Il était près de onze heures, et elle venait d'achever sa toilette, quand la cloche du château tinta, annonçant une visite.

Presque aussitôt, une femme de chambre parut, tout effarée.

—Qu'y a-t-il? demanda vivement Mme Blanche; qui est là?

—Ah! madame!... c'est-à-dire, mademoiselle, si vous saviez...

—Parlerez-vous!...

—Eh bien! M. le marquis de Sairmeuse est en bas, dans le petit salon bleu, et il prie mademoiselle de lui accorder quelques minutes...

La foudre tombant aux pieds de l'empoisonneuse l'eût moins terriblement impressionnée que ce nom qui éclatait là, tout à coup.

Sa première pensée fut que tout était découvert... Cela seul pouvait amener Martial.

Elle avait presque envie de faire répondre qu'elle était absente, partie pour longtemps, ou dangereusement malade, mais une lueur de raison lui montra qu'elle s'alarmait peut-être à tort, que son mari finirait toujours par arriver jusqu'à elle, et que, d'ailleurs, tout était préférable à l'incertitude.

—Dites à M. le marquis que je suis à lui dans un instant, répondit-elle.

C'est qu'elle voulait rester seule un peu, pour se remettre, pour composer son visage, pour rentrer en possession d'elle-même, s'il était possible, pour laisser au tremblement nerveux qui la secouait comme la feuille, le temps de se calmer.

Mais au moment où elle s'inquiétait le plus de l'état où elle était, une inspiration qu'elle jugea divine lui arracha un sourire méchant.

—Eh!... pensa-t-elle, mon trouble ne s'explique-t-il pas tout naturellement... Il peut même me servir...

Et tout en descendant le grand escalier:

—N'importe!... se disait-elle, la présence de Martial est incompréhensible.

Bien extraordinaire, du moins! Aussi, n'est-ce pas sans de longues hésitations qu'il s'était résigné à cette démarche pénible.

Mais c'était l'unique moyen de se procurer plusieurs pièces importantes, indispensables pour la révision du jugement de M. d'Escorval.

Ces pièces, après la condamnation du baron, étaient restées entre les mains du marquis de Courtomieu. On ne pouvait les lui redemander maintenant qu'il était frappé d'imbécillité. Force était de s'adresser à sa fille pour obtenir d'elle la permission de chercher parmi les papiers de son père.

C'est pourquoi, le matin, Martial s'était dit:

—Ma foi!... arrive qui plante, je vais porter à Marie-Anne le sauf-conduit du baron, je pousserai ensuite jusqu'à Courtomieu.

Il arrivait tout en joie à la Borderie, palpitant, le cœur gonflé d'espérances... Hélas! Marie-Anne était morte.

Nul ne soupçonna l'effroyable coup qui atteignait Martial. Sa douleur devait être d'autant plus poignante que l'avant-veille, à la Croix-d'Arcy, il avait lu dans le cœur de la pauvre fille...

Ce fut donc bien son cœur, frémissant de rage, qui lui dicta son serment de vengeance. Sa conscience ne lui criait-elle pas qu'il était pour quelque chose dans ce crime, qu'il en avait à tout le moins facilité l'exécution.

C'est que c'était bien lui qui, abusant des grandes relations de sa famille, avait obtenu l'arrestation de Maurice à Turin.

Mais s'il était capable des pires perfidies dès que sa passion était en jeu, il était incapable d'une basse rancune.

Marie-Anne morte, il dépendait uniquement de lui d'anéantir les grâces qu'il avait obtenues; l'idée ne lui en vint même pas. Insulté, il mit une affectation dédaigneuse à écraser ceux qui l'insultaient par sa magnanimité.

Et lorsqu'il sortit de la Borderie, plus pâle qu'un spectre, les lèvres encore glacées du baiser donné à la morte, il se disait:

—Pour elle, j'irai à Courtomieu... En mémoire d'elle, le baron doit être sauvé.

À la seule physionomie des valets quand il descendit de cheval dans la cour du château et qu'il demanda Mme Blanche, le marquis de Sairmeuse fut averti de l'impression qu'il allait produire.

Mais que lui importait! Il était dans une de ces crises de douleur où l'âme devient indifférente à tout, n'apercevant plus de malheur possible.

Il tressaillit pourtant, lorsqu'on l'introduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée, tendu de soie bleu.

Ce petit salon, il le reconnaissait. C'était là que d'ordinaire se tenait Mme Blanche, autrefois, dans les premiers temps qu'il la connaissait, lorsque son cœur hésitait encore entre Marie-Anne et elle, et qu'il lui faisait la cour...

Que d'heures heureuses ils y avaient passé ensemble. Il lui semblait la revoir, telle qu'elle était alors, radieuse de jeunesse, insoucieuse et rieuse... sa naïveté était peut-être cherchée et voulue, en était-elle moins adorable.

Cependant, Mme Blanche entrait...

Elle était si défaite et si changée, que c'était à ne la pas reconnaître, on eût dit qu'elle se mourait. Martial fut épouvanté.

—Vous avez donc bien souffert, Blanche, murmura-t-il sans trop savoir ce qu'il disait.

Elle eut besoin d'un effort pour garder le secret de sa joie. Elle comprenait qu'il ne savait rien. Elle voyait son émotion et tout le parti qu'elle en pouvait tirer.

—Je n'ai pas su me consoler de vous avoir déplu, répondit-elle d'une voix navrante de résignation, je ne m'en consolerai jamais.

Du premier coup, elle touchait la place vulnérable chez tous les hommes.

Car il n'est pas de sceptique, si fort, si froid ou si blasé qu'on le suppose, dont la vanité ne s'épanouisse délicieusement à l'idée qu'une femme meurt de son abandon.

Il n'en est pas qui ne soit touché de cette divine flatterie, et qui ne soit bien près de la payer au moins d'une tendre pitié.

—Me pardonneriez-vous donc? balbutia Martial ému.

L'admirable comédienne détourna la tête, comme pour empêcher de lire dans ses yeux l'aveu d'une faiblesse dont elle avait honte. C'était la plus éloquente des réponses.

Martial, cependant, n'insista pas. Il présenta sa requête qui lui fut accordée, et craignant peut-être de trop s'engager:

—Puisque vous le permettez, Blanche, dit-il, je reviendrai... demain... un autre jour.

Tout en courant sur la route de Montaignac, Martial réfléchissait.

—Elle m'aime vraiment, pensait-il, on ne feint ni cette pâleur, ni cet affaissement. Pauvre fille!... C'est ma femme, après tout. Les raisons qui ont déterminé notre rupture n'existent plus... On peut considérer le marquis de Courtomieu comme mort...

Tout le village de Sairmeuse était sur la place, quand Martial le traversa. On venait d'apprendre le crime de la Borderie, et l'abbé Midon était chez le juge de paix pour l'informer des circonstances de l'empoisonnement.

Une instruction fut ouverte, mais la mort du vieux maraudeur devait égarer la justice.

Après plus d'un mois d'efforts, l'enquête aboutit à cette conclusion: que «le nommé Chupin, homme mal famé, était entré chez Marie-Anne, avait profité de son absence momentanée, pour mêler à ses aliments du poison qui s'était trouvé sous sa main.»

Le rapport ajoutait: que «Chupin avait été lui-même assassiné peu après son crime, par un certain Balstain demeuré introuvable...»

Mais, dans le pays, on s'occupait infiniment moins de cette affaire que des visites de Martial à Mme Blanche.

Bientôt il fut avéré que le marquis et la marquise de Sairmeuse étaient réconciliés, et peu après on apprit leur départ pour Paris.

C'est le surlendemain même de ce départ que l'aîné des Chupin annonça que, lui aussi, il voulait habiter la grande ville.

Et comme on lui disait qu'il y crèverait sans doute de misère:

—Bast! répondit-il avec une assurance singulière, qui sait?... J'ai idée, au contraire, que l'argent ne me manquera pas, là-bas!...

XLIX

Ainsi, moins d'un an après ce terrible ouragan de passions qui avait bouleversé la paisible vallée de l'Oiselle, c'est à peine si on en retrouvait des vestiges qui allaient s'effaçant de jour en jour, sous les tombées de neige du temps.

Que restait-il pour attester la réalité de tous ces événements si récents et cependant déjà presque du domaine de la légende?...

Des ruines noircies par l'incendie, sur les landes de la Rèche.

Une tombe, au cimetière, où on lisait:

Marie-Anne Lacheneur, morte à vingt ans.
Priez pour elle!...

Seuls, quelques vieux politiques de village, en dépit des soucis des récoltes et des semailles, se souvenaient...

Souvent, les longs soirs d'hiver, à Sairmeuse, quand ils se réunissaient au Bœuf couronné pour faire la partie, ils posaient leurs cartes grasses et gravement s'entretenaient des choses de l'an passé.

Pouvaient-ils ne pas remarquer que presque tous les acteurs de ce drame sanglant de Montaignac avaient eu «une mauvaise fin?»

Vainqueurs et vaincus semblaient poursuivis par une même fatalité inexorable.

Et que de noms déjà sur la liste funèbre!...

Lacheneur, mort sur l'échafaud.

Chanlouineau, fusillé.

Marie-Anne empoisonnée.

Chupin, le traître, assassiné.

Le marquis de Courtomieu, lui, vivait, ou plutôt se survivait. Mais la mort devait paraître un bienfait, comparée à cet anéantissement de toute intelligence. Il était tombé bien au-dessous de la brute, qui, du moins, a ses instincts. Depuis le départ de sa fille, il restait confié aux soins de deux valets qui, avec lui, en prenaient à leur aise. Ils l'enfermaient, quand ils avaient envie de sortir, non dans sa chambre, mais à la cave, pour qu'on n'entendit pas ses hurlements du dehors.

Un moment, on crut que les Sairmeuse éviteraient la destinée commune; on se trompait. Ils ne devaient pas tarder à payer leur dette au malheur.

Par une belle matinée du mois de décembre, le duc de Sairmeuse partit, à cheval, pour courre un loup signalé aux environs.

À la nuit tombante, le cheval rentra seul, renâclant et soufflant, tremblant d'épouvanté, les étriers battant ses flancs haletants et ruisselants de sueur...

Qu'était donc devenu le maître?

On se mit en quête aussitôt, et toute la nuit vingt domestiques armés de torches battirent les bois en appelant de toutes leurs forces.

Mais ce n'est qu'au bout de cinq jours, et quand on renonçait presque aux recherches, qu'un petit pâtre, tout pâle de saisissement, vint annoncer au château qu'il avait découvert, au fond d'un précipice, le cadavre fracassé et sanglant du duc de Sairmeuse.

Comment avait-il roulé là, lui, si excellent cavalier? Cet accident eût paru louche, sans l'explication que donnèrent les palfreniers.

—M. le duc montait une bête très-ombrageuse, dirent ces hommes, elle aura eu peur, elle aura fait un écart... il n'en faut pas davantage.

Ce n'est que la semaine suivante que Jean Lacheneur abandonna définitivement le pays.

La conduite de ce singulier garçon avait donné lieu à bien des conjectures.

Marie-Anne morte, il avait commencé par refuser son héritage.

—Je ne veux rien de ce qui lui vient de Chanlouineau, répétait-il partout, calomniant ainsi la mémoire de sa sœur comme il avait calomnié sa vie.

Puis, à quelques jours de là, après une courte absence, sans raison apparente, ses résolutions changèrent brusquement.

Non-seulement il accepta la succession, mais il fit tout pour hâter les formalités.

On eût dit qu'il méditait quelque méchante action et qu'il s'efforçait d'écarter les soupçons, tant il mettait d'insistance à justifier sa conduite et à donner, à tout propos, les explications les plus embrouillées.

À l'entendre, il n'agissait pas pour lui, il ne faisait que se conformer aux volontés de Marie-Anne mourante; on verrait bien que pas un sou de cet héritage n'entrerait dans sa poche.

Ce qui est sûr, c'est que, dès qu'il fut envoyé en possession, il vendit tout, s'inquiétant peu du prix pourvu qu'on payât comptant.

Il ne s'était réservé que les meubles qui garnissaient la belle chambre de la Borderie, et il les brûla.

On connut cette particularité, et ce fut le comble.

—Ce pauvre garçon est fou! devint l'opinion généralement admise.

Et ceux qui doutaient n'eurent plus de doutes, quand on sut que Jean Lacheneur s'était engagé dans une troupe de comédiens de passage à Montaignac.

Les bons conseils, cependant, ne lui avaient pas manqué.

Pour déterminer ce malheureux jeune homme à retourner à Paris terminer ses études, M. d'Escorval et l'abbé Midon avaient mis en œuvre toute leur éloquence...

C'est que ni le prêtre, ni le baron n'avaient besoin de se cacher désormais. Grâce à Martial de Sairmeuse, ils vivaient au grand jour, comme autrefois, l'un à son presbytère, l'autre à Escorval.

Acquitté par un nouveau tribunal, rentré en possession de ses biens, ne gardant de son effroyable chute qu'une légère claudication, le baron se fût estimé heureux, après tant d'épreuves imméritées, si son fils ne lui eût causé les plus poignantes inquiétudes.

Pauvre Maurice!... son cœur s'était brisé au bruit sourd des pelletées de terre tombant sur le cercueil de Marie-Anne; et sa vie, depuis lors, semblait ne tenir qu'à l'espérance qu'il gardait encore de retrouver son enfant.

Du moins avait-il des raisons sérieuses d'espérer.

Sûr déjà du puissant concours de l'abbé Midon, il avait tout avoué à son père, il s'était confié au caporal Bavois devenu le commensal d'Escorval, et ces amis si dévoués lui avaient promis de tenter l'impossible.

La tâche était difficile cependant, et les volontés de Maurice diminuaient encore les chances de succès.

Au contraire de Jean, il mettait son honneur à garder l'honneur de la morte, et il avait exigé que le nom de Marie-Anne ne fût jamais prononcé.

—Nous réussirons quand même, disait l'abbé; avec du temps et de la patience, on vient à bout de tout...

Il avait divisé le pays en un certain nombre de zones, et chacun, chaque jour, en parcourait une, allant de porte en porte, interrogeant, questionnant, non sans précautions toutefois, de peur d'éveiller des défiances, car le paysan qui se défie devient intraitable.

Mais le temps passait, les recherches restaient vaines et le découragement s'emparait de Maurice.

—Mon enfant est mort en naissant... répétait-il.

Mais l'abbé le rassurait.

—Je suis moralement sûr du contraire, répondait-il. Je sais exactement, par une absence de Marie-Anne, à quelle époque est né son enfant. Je l'ai revue dès qu'elle a été relevée, elle était relativement gaie et souriante... tirez la conclusion.

—Et cependant il n'est bientôt plus, aux environs, un coin que nous n'ayons fouillé.

—Eh bien!... nous étendrons le cercle de nos investigations...

Le prêtre, en ce moment, cherchait surtout à gagner du temps, sachant bien que le temps est le guérisseur souverain de toutes les douleurs.

Sa confiance, très-grande au commencement, avait été singulièrement altérée par la réponse d'une bonne femme qui passait pour une des meilleures langues de l'arrondissement.

Adroitement mise sur la sellette, cette vieille répondit qu'elle n'avait aucune connaissance d'un bâtard mis en nourrice dans les environs, mais qu'il fallait qu'il s'en trouvât quelqu'un, puisque c'était la troisième fois qu'on la questionnait à ce sujet...

Si grande que fut sa surprise, l'abbé sut la dissimuler.

Il fit encore causer la bonne femme, et d'une conversation de deux heures résulta pour lui une conviction étrange.

Deux personnes, outre Maurice, cherchaient l'enfant de Marie-Anne.

Pourquoi, dans quel but, quelles étaient ces personnes? voilà ce que toute la pénétration de l'abbé ne pouvait lui apprendre.

—Ah!... les coquins sont parfois nécessaires, pensait-il, ah! si nous avions sous la main des gens tels que les Chupin autrefois?

Mais le vieux maraudeur était mort, et son fils aîné, celui qui savait le secret de Mme Blanche était à Paris.

Il n'y avait plus à Sairmeuse que la veuve Chupin et son second fils.

Ils n'avaient pas su mettre la main sur les vingt mille francs de la trahison, et la fièvre de l'or les travaillant, ils s'obstinaient à chercher. Et, du matin au soir, on les voyait, la mère et le fils, la sueur au front, bêcher, piocher, creuser, retourner la terre jusqu'à six pieds de profondeur autour de leur masure.

Cependant il suffit d'un mot d'un paysan au cadet Chupin pour arrêter ces fouilles.

—Vrai, mon gars, lui dit-il, je ne te croyais pas si benêt que de t'obstiner à dénicher des oiseaux envolés depuis longtemps... ton frère qui est à Paris te dirait sans doute où était le trésor.

Chupin cadet eut un rugissement de bête fauve...

—Saint-bon Dieu!... s'écria-t-il, vous avez raison... Mais, laissez faire, je vais gagner de quoi faire le voyage, et on verra...

L

Plus encore que Mme Blanche, tante Médie avait été épouvantée de la visite si extraordinaire de Martial de Sairmeuse au château de Courtomieu.

En dix secondes, il lui passa par la cervelle plus d'idées qu'en dix ans.

Elle vit les gendarmes au château, sa nièce arrêtée, conduite à la prison de Montaignac et traduite en cour d'assises...

Il est vrai que si elle n'eût eu que cela à craindre!...

Mais elle-même, Médie, ne serait-elle pas compromise, soupçonnée de complicité, traînée devant les juges, et accusée, qui sait, d'être seule coupable!

Incapable de supporter une plus longue incertitude, elle s'échappa de sa chambre, et se glissant sur la pointe du pied dans le grand salon, elle alla coller son oreille à la porte du petit salon bleu, où elle entendait parler Blanche et Martial.

Dès les vingt premiers mots qu'elle recueillit, la parente pauvre reconnut l'inanité de ses terreurs.

Elle respira, comme si sa poitrine eût été soulagée d'un poids énorme, longuement et délicieusement. Mais une idée venait de germer dans sa cervelle, qui devait poindre, bientôt grandir, s'épanouir et porter des fruits.

Martial sorti, tante Médie ouvrit la porte de communication et entra dans le petit salon, avouant par ce seul fait qu'elle avait écouté...

Jamais, la veille seulement, elle n'eût osé une énormité pareille. Mais son audace, pour cette fois, fut absolument irréfléchie.

—Eh bien! Blanche, dit-elle, nous en sommes quittes pour la peur.

La jeune femme ne répondit pas.

Encore sous le coup de sa terrible émotion, toute saisie des façons de Martial, elle réfléchissait, s'efforçant de déterminer les conséquences probables de tous ces événements qui se succédaient avec une foudroyante rapidité.

—Peut-être l'heure de ma revanche va-t-elle sonner, murmura Mme Blanche, comme se parlant à soi-même.

—Hein! Tu dis? interrogea curieusement la parente pauvre.

—Je dis, tante, qu'avant un mois je serai marquise de Sairmeuse autrement que de nom. Mon mari me sera revenu, et alors... oh! alors...

—Dieu t'entende! fit hypocritement tante Médie.

Au fond elle croyait peu à la prédiction, et qu'elle se réalisât ou non, peu lui importait.

—Encore une preuve, reprit-elle tout bas de ce ton que prennent deux complices quand ils parlent de leur crime, encore une preuve que ta jalousie s'est trompée, là-bas, à la Borderie, et que... ce que tu as fait était inutile.

Tel avait été, tel n'était plus l'avis de Mme Blanche.

Elle hocha la tête, et de l'air le plus sombre:

—C'est, au contraire, ce qui s'est passé là-bas qui me ramène mon mari, répondit-elle. J'y vois clair, à cette heure... C'est vrai, Marie-Anne n'était pas la maîtresse de Martial, mais Martial l'aimait... Il l'aimait, et les résistances qu'il avait rencontrées avaient exalté sa passion jusqu'au délire. C'est bien pour cette créature qu'il m'avait abandonnée, et jamais, tant qu'elle eût vécu, il n'eût seulement pensé à moi... Son émotion en me voyant, c'était un reste de son émotion quand il a vu l'autre... Son attendrissement n'était qu'une expression de sa douleur... Quoi qu'il advienne, je n'aurai que les restes de cette créature, que ce qu'elle a dédaigné!...

Ses yeux flamboyaient, elle frappa du pied avec une indicible rage.

—Et je regretterais ce que j'ai fait, s'écria-t-elle... jamais!... non, jamais.

Ce jour-là, en ce moment, elle eût recommencé, elle eût tout bravé...

Mais des transes terribles l'assaillirent quand elle apprit que la justice venait de commencer une enquête.

Il était venu de Montaignac le procureur du roi et un juge qui interrogeaient quantité de témoins, et une douzaine d'hommes de la police se livraient aux plus minutieuses investigations. On parlait même de faire venir de Paris un de ces agents au flair subtil, rompus à déjouer toutes les ruses du crime.

Tante Médie en perdait la tête, et ses frayeurs à certains moments étaient si évidentes que Mme Blanche s'en inquiéta.

—Tu finiras par nous trahir, tante, lui dit-elle.

—Ah!... c'est plus fort que moi.

—Ne sors plus de ta chambre, en ce cas.

—Oui, ce serait plus prudent.

—Tu te diras un peu souffrante, on te servira chez toi.

Le visage de la parente pauvre s'épanouissait.

—C'est cela, approuvait-elle en battant des mains, c'est cela!

Véritablement, elle était ravie.

Être servie chez soi, dans sa chambre, dans son lit le matin, sur une petite table au coin du feu, le soir, cela avait été longtemps le rêve et l'ambition de la parente pauvre. Mais le moyen!... Deux ou trois fois, étant un peu indisposée, elle avait osé demander qu'on lui montât ses repas, mais elle avait été vertement repoussée.

—Si tante Médie a faim, elle descendra se mettre à table avec nous, avait répondu Mme Blanche. Qu'est-ce que ces fantaisies!...

Positivement, c'est ainsi qu'on la traitait, dans ce château où il y avait toujours dix domestiques à bayer aux corneilles.

Tandis que maintenant...

Tous les matins, sur l'ordre formel de Mme Blanche, le cuisinier montait prendre les ordres de tante Médie, et il ne tenait qu'à elle de dicter le menu de la journée, et de se commander les plats qu'elle aimait.

Et la tante Médie trouvait cela excellent d'être ainsi soignée, choyée, mignotée et dorlotée. Elle se délectait dans ce bien-être comme un pauvre diable dans des draps bien blancs, sans être resté des mois sans coucher dans un lit.

Et ces jouissances nouvelles faisaient naître en elle quantité de pensées étranges et lui enlevaient beaucoup des regrets qu'elle avait du crime de la Borderie...

L'enquête cependant était le sujet de toutes ses conversations avec sa nièce. Elles en avaient des nouvelles fort exactes par le sommelier de Courtomieu, grand amateur de choses judiciaires, qui avait trouvé, dans sa cave, le secret de se faufiler parmi les agents venus de Montaignac.

Par lui, elles surent que toutes les charges pesaient sur défunt Chupin. Ne l'avait-on pas aperçu, le soir du crime, rôdant autour de la Borderie? Le témoignage du jeune paysan qui avait prévenu Jean Lacheneur paraissait décisif.

Quant au mobile de Chupin, on le connaissait, pensait-on. Vingt personnes l'avaient entendu déclarer avec d'affreux jurons qu'il ne serait pas tranquille tant qu'il resterait un Lacheneur sur la terre.

Ainsi, tout ce qui eût dû perdre Mme Blanche la sauva, et la mort du vieux maraudeur lui parut véritablement providentielle.

Pouvait-elle soupçonner que Chupin avait eu le temps de révéler son secret avant de mourir?...

Le jour où le sommelier lui dit que juges et agents de police venaient de repartir pour Montaignac, elle eut grand peine à dissimuler sa joie.

—Plus rien à craindre, répétait-elle à tante Médie... plus rien!...

Elle échappait en effet à la justice des hommes...

Restait la justice de Dieu.

Quelques semaines plus tôt, cette idée de «la justice de Dieu» eût peut-être amené un sourire sur les lèvres de Mme Blanche.

Femme positive s'il en fut, un peu esprit fort même, à ce qu'elle prétendait, elle eût traité cette incompréhensible justice de lieu commun de morale ou encore d'épouvantail ingénieux imaginé pour contenir dans les limites du devoir les consciences timorées...

Le lendemain de son crime, elle haussait presque les épaules en songeant aux menaces de Marie-Anne mourante...

Elle se souvenait de son serment, mais elle n'était plus disposée à le tenir.

Elle avait réfléchi, et elle avait vu à quels périls elle s'exposerait en faisant rechercher l'enfant de Marie-Anne.

—Le père saura bien le retrouver, songeait-elle.

Ce que valaient les menaces de sa victime, elle devait l'éprouver le soir même...

Brisée de fatigue, elle s'était retirée dans sa chambre de fort bonne heure, et, au lieu de lire, comme elle en avait l'habitude, elle éteignit sa bougie dès qu'elle fut couchée, en se disant:

—Il faut dormir.

Mais c'en était fait du repos de ses nuits...

Son crime se représentait à sa pensée, et elle en jugeait l'horreur et l'atrocité... Elle se percevait double, pour ainsi dire; elle se sentait dans son lit, à Courtomieu, et cependant il lui semblait être là-bas, dans la maison de Chanlouineau, versant le poison, puis ensuite épiant ses effets, cachée dans le cabinet de toilette...

Elle luttait, elle dépensait toute la puissance de sa volonté pour écarter ces souvenirs odieux, quand elle crut entendre grincer une clef dans sa serrure. Brusquement elle se dressa sur ses oreillers.

Alors, aux lueurs pâles de sa veilleuse, elle crut voir sa porte s'ouvrir lentement, sans bruit... Marie-Anne entrait... Elle s'avançait, elle glissait plutôt comme une ombre. Arrivée à un fauteuil, en face du lit, elle s'assit... De grosses larmes roulaient le long de ses joues, et elle regardait d'un air triste et menaçant à la fois...

L'empoisonneuse, sous ses couvertures, était baignée d'une sueur glacée.

Pour elle, ce n'était pas une apparition vaine... c'était une effroyable réalité.

Mais elle n'était pas d'une nature à subir sans résistance une telle impression. Elle secoua la stupeur qui l'envahissait et elle se mit à se raisonner, tout haut, comme si le son de sa voix eût dû la rassurer.

—Je rêve! disait-elle... Est-ce que les morts reviennent!... Suis-je enfant de me laisser émouvoir ainsi par les fantômes ridicules de mon imagination!...

Elle disait cela, mais le fantôme ne se dissipait pas.

Elle fermait les yeux, mais elle le voyait à travers ses paupières... à travers ses draps, qu'elle relevait sur sa tête, elle le voyait encore...

Au petit jour seulement, Mme Blanche reposa.

Et ce fut ainsi le lendemain, et le surlendemain encore, et toujours, et toujours, et l'épouvante de chaque nuit s'augmentait des terreurs des nuits précédentes.

Le jour, aux clartés du soleil, elle retrouvait sa bravoure et les forfanteries du scepticisme. Alors elle se raillait elle-même.

—Avoir peur d'une chose qui n'existe pas, se disait-elle, est-ce stupide!... Ce soir je saurai bien triompher de mon absurde faiblesse...

Puis, le soir venu, toutes ces belles résolutions s'envolaient; la fièvre la reprenait, quand arrivaient les ténèbres avec leur cortège de spectres.

Il est vrai que toutes les tortures de ses nuits, Mme Blanche les attribuait aux inquiétudes de la journée.

Les gens de justice étaient encore à Sairmeuse, et elle tremblait. Que fallait-il pour que de Chupin on remontât jusqu'à elle? Un rien, une circonstance insignifiante. Qu'un paysan l'eût rencontrée avec Chupin, lors de leur rendez-vous, et les soupçons étaient éveillés et le juge d'instruction arrivait à Courtomieu.

—L'enquête terminée, pensait-elle, j'oublierai.

L'enquête finit, et elle n'oublia pas.

Darvin l'a dit: «C'est quand l'impunité leur est assurée que les grands coupables connaissent véritablement le remords.»

Mme Blanche devait justifier le dicton plus profond observateur du siècle.

Et cependant l'atroce supplice qu'elle endurait ne détournait pas sa volonté du but qu'elle s'était fixé le jour de la visite de Martial.

Elle joua pour lui une si merveilleuse comédie, que touché, presque repentant, il revint cinq ou six fois, et enfin un soir demanda à ne pas rentrer à Montaignac.

Mais ni la joie de ce triomphe, ni les premiers étonnements du mariage, n'avaient rendu la paix à Mme Blanche.

Entre ses lèvres et les lèvres de Martial, se dressait encore, implacable épouvantement, le visage convulsé de Marie-Anne.

Il est vrai de dire que ce retour de son mari lui apportait une cruelle déception. Elle reconnut que cet homme, dont le cœur avait été brisé, n'offrait aucune prise, et qu'elle n'aurait jamais sur lui la moindre influence.

Et pour comble, il avait ajouté à ses tortures déjà intolérables, une angoisse plus poignante encore que toutes les autres.

Parlant un soir de la mort de Marie-Anne, il s'oublia et avoua hautement ses serments de vengeance. Il regrettait que Chupin fût mort, car il eût éprouvé, disait-il, une indicible jouissance à tenailler, à faire mourir lentement au milieu d'affreuses souffrances, le misérable empoisonneur.

Il s'exprimait avec une violence inouïe, d'une voix où vibrait encore sa puissante passion...

Et Mme Blanche se demandait quel serait son sort, si jamais son mari venait à découvrir qu'elle était coupable... et il pouvait le découvrir...

C'est vers cette époque qu'elle commença à regretter de n'avoir pas tenu le serment fait à sa victime, et qu'elle résolut de faire rechercher l'enfant de Marie-Anne.

Mais, pour cela, il fallait à toute force qu'elle habitât une grande ville, Paris, par exemple, où, avec de l'argent, elle trouverait des agents habiles et discrets...

Il ne s'agissait que de décider Martial.

Le duc de Sairmeuse aidant, ce ne fût pas difficile, et, un matin, Mme Blanche rayonnante, put dire à tante Médie:

—Tante, nous partons d'aujourd'hui en huit.

LI

Dévorée d'angoisses, obsédée de soucis poignants, Mme Blanche n'avait pas remarqué que tante Médie n'était plus la même.

Le changement, à vrai dire, était peu sensible, il ne frappait pas les domestiques, mais il n'en était pas moins positif et réel, et se trahissait par quantité de petites circonstances inaperçues.

Par exemple, si la parente pauvre gardait encore son air humblement résigné, elle perdait petit à petit ses mouvements craintifs de bête maltraitée; elle ne tressaillait plus quand on lui adressait la parole, et il y avait par instants des velléités d'indépendance dans son accent.

Depuis la fameuse semaine où on l'avait servie dans sa chambre, elle hasardait toutes sortes de démarches insolites.

S'il venait des visites, au lieu de se tenir modestement à l'écart, elle avançait sa chaise et même se mêlait à la conversation. À table, elle laissait paraître ses dégoûts ou ses préférences. À deux ou trois reprises elle eut une opinion qui n'était pas celle de sa nièce, et il lui arriva de discuter des ordres.

Une fois, Mme Blanche qui sortait, l'ayant priée de l'accompagner, elle se déclara enrhumée et resta au château.

Et le dimanche suivant, Mme Blanche ne voulant pas aller aux vêpres, tante Médie déclara qu'elle irait, et comme il pleuvait, elle demanda qu'on lui attelât une voiture, ce qui fut fait.

Tout cela n'était rien en apparence; en réalité, c'était monstrueux, inimaginable.

Il était clair que la parente pauvre s'exerçait timidement à l'audace...

Jamais devant elle il n'avait été question de ce départ que sa nièce lui annonçait si gaiement; elle en parut toute saisie...

—Ah!... vous partez, répétait-elle, vous quittez Courtomieu...

—Et sans regrets...

—Pour où aller, mon Dieu!...

—À Paris... Nous nous y fixons, c'est décidé. Là est la place de mon mari. Son nom, sa fortune, son intelligence, la faveur du roi lui assurent une grande situation. Il va racheter l'hôtel de Sairmeuse et le meubler magnifiquement. Nous aurons un train princier...

Tous les tourments de l'envie se lisaient sur le visage de la parente pauvre.

—Et moi?... interrogea-t-elle d'un ton plaintif.

—Toi, tante, tu resteras ici; tu y seras dame et maîtresse. Ne faut-il pas une personne de confiance qui veille sur mon pauvre père!... Hein! te voilà heureuse et contente, j'espère.

Mais non; tante Médie ne paraissait point satisfaite.

—Jamais, pleurnicha-t-elle, jamais je n'aurai le courage de rester seule dans ce grand château.

—Eh! sotte, tu auras près de toi des domestiques, le concierge, les jardiniers...

—N'importe!... j'ai peur des fous... Quand le marquis se met à hurler le soir, il me semble que je deviens folle moi-même.

Mme Blanche haussait les épaules.

—Qu'espérais-tu donc? interrogea-t-elle, de l'air le plus ironique.

—Je pensais... je me disais... que tu m'emmènerais avec vous...

—À Paris! tu perds la tête, je crois. Qu'y ferais-tu? bon Dieu!

—Blanche, je t'en conjure, je t'en supplie.

—Impossible, tante, impossible!

Tante Médie semblait désespérée:

—Et si je te disais, insista-t-elle, que je ne puis rester ici, que je n'ose, que c'est plus fort que moi, que j'y mourrai!...

Le rouge de l'impatience commençait à empourprer le front de Mme Blanche.

—Ah! tu m'ennuies, à la fin, dit-elle rudement.

Et avec un geste qui ajoutait à la cruauté de sa phrase:

—Si Courtomieu te déplaît tant que cela, rien ne t'empêche de chercher un séjour plus à ton gré; tu es libre et majeure...

La parente pauvre était devenue excessivement pâle, et elle serrait à les faire saigner ses lèvres minces sur ses dents jaunies.

—C'est-à-dire, fit-elle, que tu me laisses le choix entre mourir de frayeur à Courtomieu, ou mourir de misère à l'hôpital. Merci, ma nièce, merci, je reconnais ton cœur; je n'attendais pas moins de toi, merci!

Elle relevait la tête et une méchanceté diabolique étincelait dans ses yeux.

Et c'est d'une voix qui avait quelque chose du sifflement de la vipère se redressant pour mordre, qu'elle poursuivit:

—Eh bien! cela me décide. Je suppliais, tu m'as brutalement repoussée, maintenant je commande et je dis: je veux! Oui, j'entends et je prétends aller avec vous à Paris... et j'irai. Ah! ah!... cela te surprend d'entendre parler ainsi cette pauvre bonne bête de tante Médie. C'est comme cela. Il y a si longtemps que je souffre, que je me révolte à la fin. Car j'ai souffert la passion chez vous. C'est vrai, vous m'avez recueillie, vous m'avez nourrie et logée, mais vous m'avez pris en échange ma vie entière, heure par heure. Quelle servante jamais endurerait tout ce que j'ai supporté... As-tu jamais, Blanche, traité une de tes femmes comme tu me traitais, moi qui porte votre nom! Et je n'avais pas de gages, moi; bien au contraire je vous devais de la reconnaissance, puisque je vivais à vos crochets. Ah! le crime d'être pauvre, vous me l'avez fait payer cher. M'avez-vous assez ravalée, assez abaissée, assez foulée aux pieds!... À une livre de pain par humiliation, vous êtes en reste avec moi!...

Elle s'arrêta.

Tout le fiel qui depuis des années, goutte à goutte, s'amassait en elle, lui remontait à la gorge et l'étouffait.

Mais ce fut l'affaire d'une seconde, et d'un ton d'amère ironie:

—Tu me demandes ce que je ferai à Paris, continua-t-elle. J'y prendrai du bon temps, donc! Qu'y feras-tu toi-même? Tu iras à la cour, n'est-ce pas, au bal, au spectacle. Eh bien! je t'y suivrai. Je serai de toutes tes fêtes. J'aurai enfin de belles toilettes, moi qui depuis que je me connais ne me suis jamais vue que de tristes robes de laine noire. Avez-vous jamais songé à me donner la joie d'une toilette? Oui, deux fois par an on m'achetait une robe de soie noire, en me recommandant de bien la ménager... Mais ce n'était pas pour moi que vous vous décidiez à cette dépense, c'était pour vous, et pour que la pauvresse fît honneur à votre générosité. Vous me mettiez ça sur le dos, comme vous cousiez du galon d'or aux habits de vos laquais, par vanité. Et moi, je me soumettais à tout, je me taisais petite, humble, tremblante, souffletée sur une joue, je tendais l'autre... il faut manger. Et toi Blanche, combien de fois, pour m'inspirer ta volonté m'as-tu pas dit: «Tu feras ceci ou cela, si tu tiens rester à Courtomieu.» Et j'obéissais, force m'était bien d'obéir, puisque je ne savais où aller... Ah! vous avez abusé de toutes les façons; mais mon tour est venu, et j'abuse...

Mme Blanche était à ce point stupéfiée qu'il lui eût été impossible d'articuler seulement une syllabe pour interrompre tante Médie.

À la fin, cependant, d'une voix à peine intelligible, elle balbutia:

—Je ne te comprends pas, tante, je ne te comprends pas.

Comme sa nièce, l'instant d'avant, la parente pauvre haussa les épaules.

—En ce cas, prononça-t-elle lentement, je te dirai que du moment où tu as fait de moi, bien malgré moi, ta complice, tout, entre nous, doit être commun. Je suis de moitié pour le danger, je veux être de moitié pour le plaisir. Si tout se découvrait!... Penses-tu à cela quelquefois? Oui, n'est-ce pas, et tu cherches à t'étourdir. Eh bien! je veux m'étourdir aussi... J'irai à Paris avec vous...

Faisant appel à toute son énergie, Mme Blanche avait un peu repris possession de soi.

—Et si je répondais non? fit-elle froidement.

—Tu ne répondras pas non.

—Et pourquoi, s'il te plaît?

—Parce que... parce que...

—Iras-tu donc me dénoncer à la justice?

Tante Médie hocha négativement la tête,

—Pas si bête, répondit-elle, ce serait me livrer moi-même... Non, je ne ferais pas cela, seulement, je raconterais à ton mari l'histoire de la Borderie.

La jeune femme frissonna. Nulle menace n'était capable de l'épouvanter autant que celle-là.

—Tu viendras avec nous, tante, lui dit-elle, je te le promets.

Et plus doucement:

—Mais il était inutile de me menacer. Tu as été cruelle, tante, et injuste en même temps. Il se peut que tu aies été fort malheureuse dans notre maison; c'est à toi seule que tu dois t'en prendre. Pourquoi ne nous rien dire?... J'attribuais toutes tes complaisances à ton amitié pour moi...

Elle eut un sourire contraint et ajouta encore:

—Quant à deviner que toi, une femme si simple et si modeste, tu souhaitais des toilettes tapageuses... avoue que c'était impossible. Ah! si j'avais su!... Mais tranquillise-toi, je réparerai ma sottise...

Et comme la parente pauvre, ayant obtenu ce qu'elle voulait, balbutiait quelques excuses:

—Bast! s'écria Mme Blanche, oublions cette vilaine querelle... Tu me pardonnes, n'est-ce pas?... Allons, viens, embrasse-moi comme autrefois.

La tante et la nièce s'embrassèrent en effet, avec de grandes effusions de tendresse, comme deux amies qu'un malentendu a failli séparer.

Mais les patelinages de cette réconciliation forcée ne trompaient pas plus l'inepte tante Médie que la perspicace Mme Blanche.

—Ah! je ferai sagement de rester sur le qui-vive, pensait la parente pauvre. Dieu sait avec quel bonheur ma chère nièce m'enverrait rejoindre Marie-Anne.

Peut-être, en effet, quelque pensée pareille traversa-t-elle l'esprit de Mme Blanche.

Sa sensation était celle du forçat qui verrait river à sa chaîne d'ignominie son ennemi le plus exécré, son dénonciateur, par exemple, l'agent de police qui l'a arrêté.

—Ainsi, pensait-elle, me voici maintenant et pour toujours liée à cette dangereuse et perfide créature. Je ne m'appartiens plus, je suis à elle. Qu'elle exige, je devrai obéir. Il me faudra adorer ses caprices... et elle a quarante ans d'humiliation et de servitude à venger.

Les perspectives de cette existence commune la faisaient frémir, et elle se torturait à chercher par quels moyens elle parviendrait à se débarrasser de cette complice.

Elle n'en apercevait aucun pour le présent, mais il lui semblait en entrevoir vaguement plusieurs dans l'avenir...

Serait-il donc impossible, avec beaucoup d'adresse, d'inspirer à tante Médie l'ambition de vivre indépendante dans une maison à soi, servie par des gens à soi!...

Était-il prouvé qu'on ne réussirait pas à pousser au mariage cette vieille folle, qui paraissait avoir encore des velléités de coquetterie et la passion de la toilette... L'appât d'une bonne dot attirerait toujours un mari.

Mais, dans un cas comme dans l'autre, il fallait à Mme Blanche de l'argent, beaucoup d'argent, dont elle pût disposer sans avoir à en rendre compte à personne.

Cette conviction la décida à détourner de la fortune de son père, une somme de deux cent cinquante mille francs environ, en billets et en or...

Cette somme représentait les économies du marquis de Courtomieu depuis trois ans, personne ne la lui connaissait, et maintenant qu'il était devenu imbécile, sa fille, qui connaissait la cachette, pouvait sans danger s'emparer du trésor.

—Avec cela, se disait la jeune femme, je puis, à un moment donné, enrichir tante Médie, sans avoir recours à Martial.

La tante et la nièce semblaient d'ailleurs, depuis la scène décisive, vivre mieux qu'en bonne intelligence. C'était, entre elles, un perpétuel échange d'attentions délicates et de soins touchants.

Et, du matin au soir, ce n'était que des «petite tante chérie,» ou des «chère nièce aimée,» à n'en plus finir.

Même, il était temps que le départ arrivât. Plusieurs femmes de hobereaux du voisinage, accoutumées aux façons d'autrefois, au ton impérieux de l'une et à l'humilité de l'autre, commençaient à trouver cela drôle.

Ces dames eussent eu un bien autre texte de conjectures, si on leur eût appris que Mme Blanche avait fait venir, pour que tante Médie n'eût pas froid en route, un manteau garni de précieuses fourrures, exactement pareil au sien.

Elles eussent été confondues, si on leur eût dit que tante Médie voyageait, non dans la grande berline des gens de service, mais dans la propre chaise de poste des maîtres, entre le marquis et la marquise de Sairmeuse.

C'était trop fort pour que Martial ne le remarquât pas, et à un moment où il se trouvait seul avec sa femme:

—Oh! chère marquise, dit-il, d'un ton de bienveillante ironie, que de petits soins! Nous finirons par la mettre dans du coton, cette chère tante.

Mme Blanche tressaillit imperceptiblement et rougit un peu.

—Je l'aime tant, cette bonne Médie! fit-elle. Jamais je ne reconnaîtrai assez les témoignages d'affection et de dévouement qu'elle m'a donnés quand j'étais malheureuse.

C'était une explication si plausible et si naturelle, que Martial ne s'était plus inquiété d'une circonstance toute futile en apparence.

Il avait, d'ailleurs, à ce préoccuper de bien d'autres choses.

L'homme d'affaires qu'il avait envoyé à Paris pour racheter, si faire se pouvait, l'hôtel de Sairmeuse, lui avait écrit d'accourir, se trouvant, marquait-il, en présence d'une de ces difficultés qu'un mandataire ne saurait résoudre. Il ne s'expliquait pas davantage.

—La peste étouffe le maladroit! répétait Martial. Il est capable de manquer une occasion que mon père attendait depuis dix ans. Je ne saurais me plaire à Paris, si je n'habite l'hôtel de ma famille.

Sa hâte d'arriver était si grande, que le second jour de voyage, le soir il déclara que s'il eût été seul il eût couru la poste toute la nuit.

—Qu'à cela ne tienne, dit gracieusement Mme Blanche, je ne me sens aucunement fatiguée, et une nuit en voiture est loin de me faire peur...

Ils marchèrent en conséquence toute la nuit, et le lendemain, qui était un samedi, sur les neuf heures du matin, ils descendaient à l'hôtel Meurice.

C'est à peine si Martial prit le temps de déjeuner.

—Il faut que je voie où nous en sommes, fit-il en se dépêchant de sortir, je serai bientôt de retour.

Il reparut, en effet, moins de deux heures après, tout joyeux, cette fois.

—Mon homme d'affaires, dit-il, n'est qu'un nigaud. Il n'osait pas m'écrire qu'un coquin, de qui dépend la conclusion de la vente, exige un pot-de-vin de cinquante mille francs; il les aura, pardieu!

Et d'un ton de galanterie affectée qu'il prenait toujours en s'adressant à sa femme:

—Je n'ai plus qu'à signer, ma chère amie, ajouta-t-il; mais je ne le ferai que si l'hôtel vous convient. Je vous demanderais, si vous n'êtes pas trop lasse, de venir le visiter. Le temps presse, nous avons des concurrents...

Cette visite, assurément, était de pure forme. Mais Mme Blanche eût été bien difficile si elle n'eût pas été satisfaite de cet hôtel de Sairmeuse, qui est un des plus magnifiques de Paris, dont l'entrée est rue de Grenelle et dont les jardins ombragés d'arbres séculaires s'étendent jusqu'à la rue de Varennes.

Cette belle demeure malheureusement avait été fort négligée depuis plusieurs années.

—Il faudra six mois pour tout restaurer, disait Martial d'un ton chagrin, un an peut-être... Il est vrai qu'on peut, avant trois mois, avoir ici un appartement provisoire très-habitable.

—On y serait chez soi, du moins, approuva Mme Blanche, devinant le désir de son mari.

—Ah!... c'est aussi votre avis!... En ce cas, comptez sur moi pour presser les ouvriers.

En dépit, ou plutôt en raison de son immense fortune, le marquis de Sairmeuse savait qu'on n'est guère bien servi, vite et selon ses désirs que par soi-même. Pressé, il résolut de s'occuper de tout. Il s'entendait avec les architectes, il voyait les entrepreneurs, il courait les fabricants.

Sitôt levé, il décampait, déjeunait dehors, le plus souvent, il ne rentrait que pour dîner.

Réduite par le mauvais temps à passer toutes ses journées dans son appartement de l'hôtel Meurice, Mme Blanche ne se trouvait pourtant pas à plaindre.

Le voyage, le mouvement, la vue d'objets inaccoutumés, le bruit de Paris sous ses fenêtres, un entourage étranger, toutes sortes de préoccupations enfin, l'arrachaient pour ainsi dire à soi-même. Les épouvantements de ses nuits faisaient trêve, une sorte de brume enveloppait l'horrible scène de la Borderie, les clameurs de sa conscience devenaient murmure...

Même, elle en arrivait à haïr moins tante Médie, qui, à la condition près de faire deux toilettes par jour, reprenait ses vieilles habitudes de servilité et lui tenait compagnie...

Le passé s'effaçait, croyait-elle, et elle s'abandonnait aux espérances d'une vie toute nouvelle et meilleure, quand un jour un des domestiques de l'hôtel parut, et dit:

—Il y a en bas un homme qui demande à parler à madame la marquise.

LII

À demi-couchée sur un canapé, le coude sur les coussins, le front dans la main, Mme Blanche écoutait la lecture d'un livre nouveau que lui faisait tante Médie.

L'entrée du domestique ne lui fit seulement pas lever la tête.

—Un homme? interrogea-t-elle, quel homme?

Elle n'attendait personne. Dans sa pensée, celui qui venait ainsi ne pouvait être qu'un des ouvriers employés par Martial.

—Je ne puis renseigner madame la marquise, répondit le domestique. Cet individu est tout jeune, il est vêtu comme les paysans, je supposais qu'il cherchait une place...

—C'est sans doute M. le marquis qu'il veut voir?

—Madame m'excusera, c'est bien à Madame qu'il veut parler, il me l'a dit.

—Alors, sachez comme il s'appelle et ce qu'il désire.

Et se retournant vers la parente pauvre:

—Continue, tante, dit Mme Blanche, on nous a interrompues au passage le plus intéressant.

Mais tante Médie n'avait pas eu le temps de finir la page, que déjà le domestique était de retour.

—L'homme, dit-il, prétend que madame la marquise comprendra ce dont il s'agit dès qu'elle saura son nom.

—Et ce nom?

—Chupin.

Ce fut comme un obus éclatant tout à coup dans le salon de l'hôtel Meurice.

Tante Médie eut un gémissement étouffé; elle laissa son livre et s'affaissa sur sa chaise, tout inerte, les bras pendants.

Mme Blanche, elle, se dressa tout d'une pièce, plus pâle que son peignoir de cachemire blanc, l'œil trouble, les lèvres tremblantes.

—Chupin! répétait-elle, comme si elle eût espéré qu'on allait lui dire qu'elle avait mal entendu, Chupin!...

Puis, avec une certaine violence:

—Répondez à cet homme que je ne veux ni le voir ni l'entendre. Il est inutile qu'il se représente. Jamais je ne le recevrai!...

Mais, dans le temps que mit le domestique à s'incliner respectueusement et à gagner la porte à reculons, la jeune femme se ravisa.

—Au fait, non, prononça-t-elle, j'ai réfléchi, faites monter cet homme.

—Oui, approuva tante Médie d'une voix défaillante, qu'il vienne, cela vaut mieux.

Le domestique sortit, et les deux femmes restèrent en face l'une de l'autre, immobiles, consternées, le cœur serré par les plus effroyables appréhensions, la gorge serrée au point de ne pouvoir qu'à grand peine articuler quelques paroles.

—C'est un des fils de ce vieux scélérat de Chupin, dit enfin Mme Blanche.

—En effet, je le crois, mais que veut-il?

—Quelque secours, probablement.

La parente pauvre leva les bras au ciel.

—Fasse Dieu qu'il ignore tes rendez-vous avec son père, Blanche, prononça-t-elle. Doux Jésus!... pourvu qu'il ne sache rien!

—Eh! que veux-tu qu'il sache. Ne vas-tu pas te désespérer à l'avance! Dans dix minutes, nous serons fixées. D'ici là, tante, du calme. Et même, crois-moi, tourne-nous le dos, regarde dans la rue pour qu'on ne voie pas ta figure... Mais pourquoi ce coquin tarde-t-il tant à paraître...

Mme Blanche ne se trompait pas.

C'était bien l'aîné des Chupin qui était là, celui à qui le vieux maraudeur mourant avait confié son secret.

Depuis son arrivée à Paris, il battait le pavé du matin au soir, demandant partout et à tous l'adresse du marquis de Sairmeuse. On venait de lui indiquer l'hôtel Meurice, et il accourait.

Ce n'est toutefois qu'après s'être bien assuré de l'absence de Martial qu'il avait demandé Mme la marquise.

Il attendait le résultat de sa démarche sous le porche, debout, les mains dans les poches de sa veste, sifflotant, lorsque le domestique revint en lui disant:

—On consent à vous recevoir, suivez-moi.

Chupin suivit; mais le domestique, extraordinairement intrigué et tout brûlant de curiosité, ne se hâtait pas, espérant tirer quelque éclaircissement de ce campagnard.

—Ce n'est pas pour vous flatter, mon garçon, dit-il, mais votre nom a produit un fier effet sur Mme la marquise!

Le prudent paysan dissimula sous un sourire niais la joie dont l'inonda cette nouvelle.

—Comme ça, poursuivit le domestique, elle vous connaît?

—Un petit peu.

—Vous êtes pays?

—Je suis son frère de lait.

Le domestique n'en crut pas un mot; il soupçonnait bien autre chose, vraiment! Cependant, comme il était arrivé à la porte de l'appartement du marquis de Sairmeuse, il ouvrit et poussa Chupin dans le salon.

Le mauvais gars avait d'avance préparé une petite histoire, mais il fut si bien ébloui de la magnificence du salon, qu'il resta court et béant. Ce qui l'interloquait surtout, c'était une grande glace, en face de la porte, où il se voyait en pied, et les belles fleurs du tapis qu'il craignait d'écraser sous ses gros souliers.

Après un moment, voyant qu'il demeurait stupide, un sourire idiot sur les lèvres, tortillant son chapeau de feutre, Mme Blanche se décida à rompre le silence.

—Vous désirez?... demanda-t-elle.

Le gars Chupin était intimidé, mais il n'avait point peur: ce n'est pas du tout la même chose. Il garda son masque de gaucherie, mais recouvrant son aplomb, il se mit à débiter avec, un accent traînard toutes les formules de respect qu'il savait.

—Au fait, insista la jeune femme impatientée.

Amener au fait un paysan n'est pas facile, et ce n'est qu'après beaucoup de vaines paroles encore, que Chupin expliqua longuement qu'il avait été obligé de quitter le pays à cause des ennemis qu'il y avait, qu'on n'avait pas retrouvé le trésor de son père, qu'il était, en conséquence, sans ressources...

—Oh! assez! interrompit Mme Blanche.

Puis, d'un ton qui n'était rien moins que bienveillant:

—Je ne vois pas, continua-t-elle, à quel titre vous vous adressez à moi. Vous aviez, comme toute votre famille, une réputation détestable à Sairmeuse. Enfin, n'importe, vous êtes de mon pays, je consens à vous accorder un secours, à la condition que vous n'y reviendrez pas.

C'est d'un air moitié humble et moitié goguenard que Chupin écouta cette semonce. À la fin, il releva la tête:

—Je ne demande pas l'aumône, articula-t-il fièrement.

—Que demandez-vous donc?

—Mon dû.

Mme Blanche reçut un coup dans le cœur, et cependant, elle eut le courage de toiser Chupin d'un air dédaigneux, en disant:

—Ah! je vous dois quelque chose!...

—Pas à moi personnellement, madame la marquise, mais à mon défunt père. Au service de qui donc a-t-il péri? Pauvre vieux! Il vous aimait bien, allez... tout comme moi, du reste. Sa dernière parole, avant de mourir, a été pour vous. «Vois-tu, gars, qu'il me dit, il vient de se passer des choses terribles à la Borderie. La jeune dame de M. le marquis en voulait à Marie-Anne, et elle lui a fait passer le goût du pain. Sans moi, elle était perdue. Quand je serai crevé, laisse-moi tout mettre sur le dos, la terre n'en sera pas plus froide et ça innocentera la jeune dame... Et après, elle te récompensera bien, et tant que tu te tairas tu ne manqueras de rien...»

Si grande que fût son impudence, il s'arrêta, stupéfait de la physionomie de Mme Blanche.

En présence de cette dissimulation supérieure, il douta presque du récit de son père.

C'est que véritablement la jeune femme fut héroïque en ce moment. Elle avait compris que céder une fois c'était se mettre à la discrétion de ce misérable, comme elle était déjà à la merci de tante Médie. Et avec une merveilleuse énergie, elle payait d'audace.

—En d'autres termes, fit-elle, vous m'accusez du meurtre de Mlle Lacheneur, et vous me menacez de me dénoncer si je ne vous accorde pas ce que vous allez exiger?

Le gars Chupin inclina affirmativement la tête.

—Eh bien!... reprit Mme Blanche, puisqu'il en est ainsi, sortez!...

Il est sûr qu'elle allait, à force d'audace, gagner cette partie périlleuse, dont le repos de sa vie était l'enjeu; Chupin était absolument déconcerté, lorsque tante Médie qui écoutait, debout devant la fenêtre, se retourna, tout effarée, en criant:

—Blanche!... ton mari... Martial!... Il entre... il monte.

La partie fut perdue... La jeune femme vit son mari arrivant, trouvant Chupin, le faisant parler, découvrant tout.

Sa tête s'égara, elle s'abandonna, elle se livra.

Brusquement elle mit sa bourse dans la main du misérable et l'entraîna, par une porte intérieure, jusqu'à l'escalier de service.

—Prenez toujours cela, disait-elle d'une voix sourde, ce n'est qu'un à-compte... Nous nous reverrons. Et pas un mot! Pas un mot à mon mari, surtout!...

Elle avait été bien inspirée de ne pas perdre une minute; lorsqu'elle rentra, elle trouva Martial dans le salon.

Il était assis, la tête inclinée sur la poitrine, et tenait à la main une lettre déployée.

Au bruit que fit sa femme, il se dressa, et elle put voir rouler dans ses yeux une larme furtive.

—Quel malheur nous frappe encore!... balbutia-t-elle d'une voix que l'excès de son émotion de tout à l'heure rendait à peine intelligible.

Martial ne remarqua pas ce mot «encore,» qui l'eût au moins étonné.

—Mon père est mort, Blanche, prononça-t-il.

—Le duc de Sairmeuse!... Mon Dieu!... Comment cela?...

—D'une chute de cheval, dans les bois de Courtomieu, près des roches de Sanguille...

—Ah!... c'est là que mon pauvre père a failli être assassiné.

—Oui... c'est au même endroit, en effet.

Un moment de silence suivit.

Martial n'aimait que très-médiocrement son père, et il n'en était pas aimé, il le savait; et il s'étonnait de l'amère tristesse qui l'envahissait en songeant qu'il n'était plus.

Puis, il y avait autre chose encore.

—D'après cette lettre, que m'apporte un exprès, poursuivit-il, tout le monde, à Sairmeuse, croit à un accident. Mais moi!... moi!...

—Eh bien!...

—Moi, je crois à un crime.

Une exclamation d'effroi échappa à tante Médie, et Mme Blanche pâlit.

—À un crime!... murmura-t-elle.

—Oui, Blanche, et je pourrais nommer le coupable. Oh! mes pressentiments ne me trompent pas. Le meurtrier de mon père est celui qui a tenté d'assassiner le marquis de Courtomieu...

—Jean Lacheneur!...

Martial baissa tristement la tête. C'était répondre.

—Et vous ne le dénoncez pas, s'écria la jeune femme, et vous ne courez pas demander vengeance à la justice!...

La physionomie de Martial devenait de plus en plus sombre.

—À quoi bon!... répondit-il. Je n'ai à donner que des preuves morales, et c'est des preuves matérielles qu'il faut à la justice.

Il eut un geste d'affreux découragement, et, d'une voix sourde, répondant à ses pensées plutôt que s'adressant à sa femme, il poursuivit:

—Le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu ont récolté ce qu'ils avaient semé. La terre ne boit jamais le sang répandu, et tôt ou tard le crime s'expie.

Mme Blanche frémissait. Chacune des paroles de son mari trouvait un écho en elle. Il eût parlé pour elle qu'il ne se fût pas exprimé autrement.

—Martial, fit-elle, essayant de le détourner de ses funèbres préoccupations, Martial!

Il ne parut pas l'entendre, et du même ton il continua:

—Ces Lacheneur vivaient heureux et honorés avant notre arrivée à Sairmeuse. Leur conduite a été au-dessus de tout éloge, ils ont poussé la probité jusqu'à l'héroïsme. D'un mot, nous pouvions nous les attacher et en faire nos amis les plus sûrs et les plus dévoués... C'était notre devoir avant notre intérêt. Nous ne l'avons pas compris. Nous les avons humiliés, ruinés, exaspérés, poussés à bout... De telles fautes se payent. Il est de ces gens qu'on doit respecter, si on n'est pas sûr de les anéantir d'un coup, eux et les leurs... Qui me dit qu'à la place de Jean Lacheneur, je n'agirais pas comme lui.

Il se tut un moment, puis, éclairé par un de ces rapides et éblouissants éclairs, qui parfois déchirent les ténèbres de l'avenir:

—Seul je connais bien Jean Lacheneur, reprit-il; seul j'ai pu mesurer sa haine, et je sais qu'il ne vit plus que par l'espoir de se venger de nous... Certes nous sommes bien haut et il est bien bas, n'importe! Nous avons tout à craindre. Nos millions sont comme un rempart autour de nous, c'est vrai, mais il saura s'ouvrir une brèche. Et les plus minutieuses précautions ne nous sauveront pas: un moment viendra quand même où nos défiances s'assoupiront, tandis que sa haine veillera toujours. Qu'entreprendra-t-il, je n'en sais rien, mais ce sera terrible. Souvenez-vous de mes paroles, Blanche, si le malheur entre dans notre maison, c'est que Jean Lacheneur lui aura ouvert la porte...

Tante Médie et sa nièce étaient trop bouleversées pour articuler seulement une parole, et pendant cinq minutes on n'entendit que le pas de Martial qui arpentait le salon.

Enfin il s'arrêta devant sa femme.

—Je viens d'envoyer chercher des chevaux de poste, dit-il... Vous m'excuserez de vous laisser seule ici... Il faut que je me rende à Sairmeuse... Je ne serai pas absent plus d'une semaine.

Il partit, en effet, quelques heures plus tard, et Mme Blanche se trouva abandonnée à elle-même et maîtresse d'elle pour plusieurs jours.

Ses angoisses étaient plus intolérables encore qu'au lendemain du crime. Ce n'était plus contre des fantômes qu'elle avait à se défendre maintenant; Chupin existait, et sa voix, si elle n'était pas plus terrible que celle de la conscience, pouvait être entendue.

Si Mme Blanche eût su où le prendre, le misérable, elle eût traité avec lui. Elle eût obtenu, pensait-elle, moyennant une grosse somme, qu'il quittât Paris, la France, qu'il s'en allât si loin qu'on n'entendit plus jamais parler de lui...

Naturellement Chupin était sorti de l'hôtel sans rien dire...

Les sinistres pressentiments exprimés par Martial, ajoutaient encore à l'épouvante de la jeune femme. Elle aussi, rien qu'au nom de Lacheneur, se sentait remuée jusqu'au plus profond de ses entrailles. Elle ne pouvait s'ôter l'idée qu'il soupçonnait quelque chose, et que, des bas fonds de la société où le retenait sa misère, il la guettait...

C'est alors que plus vivement que jamais elle désira retrouver l'enfant de Marie-Anne.

Outre qu'elle se débarrasserait ainsi des obsessions de son serment violé, il lui semblait que cet enfant la protégerait peut-être un jour et qu'il serait entre ses mains comme un otage.

Mais où rencontrer un homme à qui se confier?...

Se mettant l'esprit à la torture, elle se souvint d'avoir entendu autrefois son père parler d'un espion du nom de Chefteux, garçon prodigieusement adroit, disait-il, et capable de tout, même d'honnêteté, quand on y mettait le prix.

C'était un de ces misérables comme il en grouille dans les bourbiers de la politique, aux époques troublées, un jeune mouchard dressé par Fouché, qui avait toute honte bue, qui avait servi et trahi tour à tour tous les partis, qui avait trafiqué de tout, et qui, en dernier lieu, avait été condamné pour faux et s'était évadé du bagne.

En 1815, Chefteux avait quitté ostensiblement la police, pour fonder un «bureau de renseignements privés.»

Après quelques informations, Mme Blanche apprit que cet homme demeurait place Dauphine, et elle résolut de profiter de l'absence de son mari pour s'adresser à lui.

Un matin donc, elle s'habilla le plus simplement possible et, suivie de tante Médie, elle alla frapper à la porte de l'élève de Fouché.

Chefteux avait alors trente-quatre ans. C'était un petit homme de taille moyenne, de mine inoffensive, et qui affectait une continuelle bonne humeur.

Il fit entrer ses deux clientes dans un petit salon fort proprement meublé, et tout aussitôt Mme Blanche se mit à lui raconter qu'elle était mariée et établie rue Saint-Denis, et qu'une de ses sœurs, qui venait de mourir, avait fait une faute, et qu'elle était prête aux plus grands sacrifices pour retrouver l'enfant de cette sœur, etc., etc., enfin, tout une histoire, qu'elle avait préparée, et qui était assez vraisemblable.

L'espion n'en crut pourtant pas un mot, car, dès qu'elle eut achevé, il lui frappa familièrement sur l'épaule, en disant:

—Bref, la petite mère, nous avons fait nos farces avant le mariage...

Elle se rejeta en arrière, comme au contact d'un reptile, écrasant du regard l'homme des renseignements.

Être traitée ainsi, elle, une Courtomieu, duchesse de Sairmeuse!

—Je crois que vous vous méprenez! fit-elle d'un accent où vibrait tout l'orgueil de sa race.

Il se le tint pour dit, et se confondit en excuses.

Mais tout en écoutant et en notant les indispensables détails que lui donnait la jeune femme, il pensait:

—Quel œil! quel ton!... De la part d'une bourgeoise du quartier Saint-Denis, c'est louche...

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