Monsieur Lecoq — Volume2: L'honneur du nom
XXXIII
Eh bien!... il y eut une femme, une jeune fille, que n'émurent ni ne touchèrent les lamentables scènes dont Montaignac était le théâtre.
Mlle Blanche de Courtomieu demeura souriante comme de coutume, au milieu d'une population en deuil; ses yeux si beaux restèrent secs pendant que coulaient tant de pleurs.
Fille d'un homme qui, durant une semaine, exerça une véritable dictature, elle n'essaya pas d'arracher au bourreau un seul des malheureux qui furent jetés à la commission militaire.
On avait arrêté sa voiture sur le grand chemin!... Voilà le crime que Mlle de Courtomieu ne pouvait oublier...
Elle n'avait dû qu'à l'intercession de Marie-Anne, de n'être pas retenue prisonnière. Voilà ce qu'il était au-dessus de ses forces de pardonner.
Aussi, est-ce avec l'exagération du ressentiment que le lendemain, en arrivant à Montaignac, elle avait raconté à son père ce qu'elle appelait «ses humiliations,» l'incroyable arrogance de la fille de Lacheneur et l'épouvantable brutalité des paysans.
Et quand le marquis de Courtomieu lui demanda si elle consentirait à déposer contre le baron d'Escorval, elle répondit froidement:
—Je crois que c'est mon devoir, et je le remplirai, quoiqu'il soit pénible.
Elle ne pouvait ignorer, on ne lui laissa pas ignorer que sa déposition serait un arrêt de mort, elle persista, parant sa haine et son insensibilité des noms de vertu et de sacrifice à la bonne cause.
Au moins faut-il lui rendre cette justice que son témoignage fut sincère.
Elle croyait réellement, en son âme et conscience, que c'était le baron d'Escorval qui se trouvait parmi les conjurés sur la route de Sairmeuse, et dont Chanlouineau avait invoqué l'opinion.
Cette erreur de Mlle Blanche, qui fut celle de beaucoup de gens, venait de l'habitude où on était dans le pays de ne jamais désigner Maurice que par son prénom.
En parlant de lui, on disait: M. Maurice. Quand on disait M. d'Escorval, c'est qu'il s'agissait du baron.
Du reste, une fois cette accablante déposition écrite et signée de sa jolie et petite écriture aristocratique, bien fine et bien sèche, Mlle de Courtomieu affecta pour les événements la plus profonde indifférence.
Elle voulait qu'il fût bien dit que rien de ce qui touchait des gens de rien, comme ces pauvres paysans, n'était capable de troubler la sérénité de son orgueil.
On ne l'entendit pas adresser une seule question.
Mais cette superbe indifférence était jouée. En réalité, au fond de son âme, Mlle de Courtomieu bénissait cette conspiration avortée qui faisait verser tant de larmes et tant de sang.
Marie-Anne n'était-elle pas, la pauvre jeune fille, emportée par le tourbillon des événements!...
—Maintenant, pensait-elle, le marquis me reviendra, et je lui aurai vite fait oublier cette effrontée qui l'avait ensorcelé.
Chimères!... Le charme s'était évanoui qui avait fait flotter indécise la passion de Martial entre Mlle de Courtomieu et la fille de Lacheneur.
Surpris d'abord par les grâces pénétrantes de Mlle Blanche, il avait fini par distinguer l'expérience cruelle et la profondeur de calcul dissimulées sous les apparences d'une adorable candeur.
Mis en garde, il découvrit vite la froide ambitieuse sous la pensionnaire naïve, il comprit la sécheresse de son âme, ses vanités féroces, son égoïsme, et la comparant à la noble et généreuse Marie-Anne, il ne ressentit pour elle qu'éloignement.
Il lui revint cependant, ou du moins il parut lui revenir, mais uniquement par suite de cette légèreté qui était le fond de son caractère, poussé par cet inexplicable sentiment qui parfois nous détermine aux actions qui nous sont le plus désagréables, et aussi par désœuvrement, par découragement, par désespoir, parce qu'il sentait bien que Marie-Anne était perdue pour lui.
Enfin, il se disait qu'il y avait eu parole échangée entre le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu, que lui-même avait promis, que Mlle Blanche était sa fiancée...
Était-ce la peine de rompre des engagements publics?... Ne faudrait-il pas finir par se marier un jour?... Pourquoi ne se pas marier ainsi qu'il était convenu! Autant épouser Mlle de Courtomieu que toute autre, puisqu'il était sûr que la seule femme qu'il eût aimée, la seule qu'il pût aimer, ne serait jamais sienne.
Froid et maître de lui près d'elle, et certain qu'il resterait de même, il lui fut aisé de jouer la comédie merveilleuse de l'amour, avec cette perfection et ce charme que n'atteint jamais, cela est triste à dire, un sentiment vrai.
Son amour-propre, bien qu'il ne fût point fat, y trouvait son compte, et aussi cet instinct de duplicité qui perpétuellement mettait en contradiction ses actes et ses pensées.
Mais pendant qu'il paraissait ne s'occuper que de son mariage, tandis qu'il berçait Mlle Blanche, enivrée, de rêves décevants et des plus doux projets d'avenir, il ne s'inquiétait que du baron d'Escorval.
Qu'étaient devenus, après leur évasion, le baron et le caporal Bavois?... Qu'étaient devenus tous ceux qui étaient allés les attendre,—Martial le savait,—au bas du rocher, Mme d'Escorval et Marie-Anne, l'abbé Midon et Maurice, et aussi quatre officiers à la demi-solde?...
C'était donc dix personnes en tout qui s'étaient enfuies.
Et il en était à se demander comment tant de gens avaient pu disparaître comme cela, tout à coup, sans laisser de traces, sans seulement avoir été aperçues...
—Ah! il n'y a pas à dire, pensait Martial, cela dénote une habileté supérieure... je reconnais la main du prêtre...
L'habileté en effet était grande, car les recherches ordonnées par M. de Courtomieu et par M. de Sairmeuse se poursuivaient avec une fiévreuse activité.
Cette activité même désolait le duc et le marquis, mais qu'y pouvaient-ils?...
Il leur arrivait, ce qui le plus souvent advient aux chefs qui se passionnent tout d'abord. Ils avaient imprudemment excité le zèle de leurs subalternes, et maintenant que ce zèle allait à l'encontre de leurs intérêts et de leurs désirs, ils ne pouvaient ni le modérer, ni même se dispenser de le louer.
Ils ne songeaient cependant pas sans terreur à ce qui se passerait si le baron d'Escorval et Bavois étaient repris.
Tairaient-ils la connivence qui leur avait valu la liberté? Évidemment, non. Ils n'étaient certains que de la complicité de Martial, puisque Martial seul avait parlé au vieux caporal, mais c'était assez pour tout perdre.
Heureusement, les perquisitions les plus minutieuses restaient vaines.
Un seul témoin déclarait que, le matin de l'évasion, au petit jour, il avait rencontré, non loin de la citadelle, un groupe d'une dizaine de personnes, hommes et femmes, qui lui avaient paru porter un cadavre.
Rapproché des circonstances des cordes et du sang, ce témoignage faisait frémir Martial.
Il avait noté un autre indice encore, révélé par la suite de l'enquête.
Tous les soldats de service la nuit de l'évasion ayant été interrogés, voici ce que l'un d'eux avait déclaré:
—«J'étais de faction dans le corridor de la tour plate, quand, vers deux heures et demie, après qu'on eût écroué Lacheneur, je vis venir à moi un officier. Il me donna le mot d'ordre, naturellement je le laissai passer. Il a traversé le corridor et est entré dans la chambre voisine de celle où était enfermé M. d'Escorval et en est ressorti au bout de cinq minutes...»
—«Reconnaîtriez-vous cet officier?» avait-on demandé à ce factionnaire.
Et il avait répondu:
—«Non, parce qu'il avait un manteau dont le collet était relevé jusqu'à ses yeux.»
Quel pouvait être ce mystérieux officier? qu'était-il allé faire dans la chambre où les cordes avaient été déposées?...
Martial se mettait l'esprit à la torture sans trouver une réponse à ces deux questions.
Le marquis de Courtomieu, lui, semblait moins inquiet.
—Ignorez-vous donc, disait-il, que le complot avait dans la garnison des adhérents assez nombreux? Tenez pour certain que ce visiteur qui se cachait si exactement était un complice qui, prévenu par Bavois, venait savoir si on avait besoin d'un coup de main.
C'était une explication et plausible même: cependant elle ne pouvait satisfaire Martial. Il entrevoyait, il pressentait au fond de cette affaire un secret qui irritait sa curiosité.
—Il est inconcevable, pensait-il avec dépit, que M. d'Escorval n'ait pas daigné me faire savoir qu'il est en sûreté!... Le service que je lui ai rendu valait bien cette attention.
Si obsédante devint son inquiétude, qu'il résolut de recourir à l'adresse de Chupin, encore que ce traître lui inspirât une répugnance extrême.
Mais n'obtenait plus qui voulait les offices du vieux maraudeur.
Ayant touché le prix du sang de Lacheneur, ces vingt mille francs qui l'avaient fasciné, Chupin avait déserté la maison du duc de Sairmeuse.
Retiré dans une auberge des faubourgs, il passait ses journées tout seul, dans une grande chambre du premier étage.
La nuit, il se barricadait et buvait... Et jusqu'au jour, le plus souvent, on l'entendait crier et chanter ou lutter contre des ennemis imaginaires.
Cependant il n'osa pas résister à l'ordre que lui porta un soldat de planton, d'avoir à se rendre sur-le-champ à l'hôtel de Sairmeuse.
—Je veux savoir ce qu'est devenu le baron d'Escorval, lui demanda Martial à brûle-pourpoint.
Le vieux maraudeur tressaillit, lui qui était de bronze autrefois, et une fugitive rougeur courut sous le hâle de ses joues.
—La police de Montaignac est là, répondit-il d'un ton bourru, pour contenter la curiosité de monsieur le marquis... Moi je ne suis pas de la police...
Était-ce sérieux?... N'attendait-il pas plutôt qu'on eût intéressé sa cupidité? Martial le pensa.
—Tu n'auras pas à te plaindre de ma générosité, lui dit-il, je te paierai bien...
Mais voilà qu'à ce mot payer, qui huit jours plus tôt eût allumé dans son œil l'éclair de la convoitise, Chupin parut transporté de fureur.
—Si c'est pour me tenter encore que vous m'avez fait venir, s'écria-t-il, mieux valait me laisser tranquille à mon auberge.
—Qu'est-ce à dire, drôle!...
Cette interruption, le vieux maraudeur ne l'entendit même pas; il poursuivait avec une violence croissante:
—On m'avait dit que livrer Lacheneur ce serait servir le roi et la bonne cause... je l'ai livré et on me traite comme si j'avais commis le plus grand des crimes... Autrefois, quand je vivais de braconnage et de maraude, on me méprisait peut-être, mais on ne me fuyait pas... On m'appelait coquin, pillard, vieux filou et le reste, mais on trinquait tout de même avec moi!... Aujourd'hui que j'ai deux mille pistoles, on se sauve de moi comme d'une bête venimeuse. Si j'approche, on recule; quand j'entre quelque part, on sort...
Le souvenir des injures qu'il avait subies lui était si cruel qu'il paraissait véritablement hors de soi.
—Est-ce donc, poursuivait-il, une action infâme que j'ai commise, ignoble et abominable?... Alors pourquoi M. le duc me l'a-t-il proposée?... Toute la honte doit en retomber sur lui. On ne tente pas, comme cela, le pauvre monde avec de l'argent. Ai-je bien agi, au contraire?... Alors qu'on fasse des lois pour me protéger...
C'était un esprit troublé qu'il fallait rassurer, Martial le comprit.
—Chupin, mon garçon, dit-il, je ne te demande pas de chercher M. d'Escorval pour le dénoncer, loin de là... Je désire seulement que tu te mettes en campagne pour découvrir si on a eu connaissance de son passage à Saint-Pavin ou à Saint-Jean-de-Coche...
À ce dernier nom le vieux maraudeur devint blême.
—Vous voulez donc me faire assassiner! s'écria-t-il en pensant à Balstain, je tiens à ma peau, moi, maintenant que je suis riche!...
Et pris d'une sorte de panique, il s'enfuit. Martial était stupéfait.
—On dirait, pensait-il, que le misérable se repent de ce qu'il a fait.
Il n'eût pas été le seul en tout cas.
Déjà M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse en étaient à se reprocher mutuellement les exagérations de leurs premiers rapports, et les proportions mensongères données au soulèvement.
L'ivresse d'ambition qui les avait saisis au premier moment s'étant dissipée, ils mesuraient avec effroi les conséquences de leurs odieux calculs.
Ils s'accusaient réciproquement de la précipitation fatale des juges, de l'oubli de toute procédure, de l'injustice de l'arrêt rendu.
Chacun prétendait rejeter sur l'autre et le sang versé et l'exécration publique.
Du moins, espéraient-ils obtenir la grâce des six condamnés dont ils avaient suspendu l'exécution.
Ils ne l'obtinrent pas.
Une nuit, un courrier arriva à Montaignac, qui apportait de Paris cette laconique dépêche:
«Les vingt-et-un condamnés doivent être exécutés.»
Quoi qu'eût pu dire le duc de Richelieu, le conseil des ministres entraîné par M. Decazes, ministre de la police, avait décidé que les grâces devaient être rejetées...
Cette dépêche devait atterrer le duc de Sairmeuse et M. de Courtomieu. Ils savaient mieux que personne combien peu méritaient la mort ces pauvres gens dont ils avaient voulu, trop tard, sauver la vie. Ils savaient, cela était prouvé et public, que de ces six condamnés deux n'avaient pris aucune part au complot.
Que faire?
Martial voulait que son père résignât son autorité, le duc n'eut pas ce courage.
M. de Courtomieu l'emporta. Il disait que tout cela était bien fâcheux, mais que le vin étant tiré il fallait le boire, qu'on ne pouvait se déjuger sans s'attirer une disgrâce éclatante.
C'est pourquoi, le lendemain, les funèbres roulements du tambour se firent encore une fois entendre, et les six condamnés—dont deux reconnus innocents—furent conduits sous les murs de la citadelle et fusillés à la place même où, sept jours auparavant, étaient tombés les quatorze malheureux qui les avaient précédés dans la mort...
Et cependant l'organisateur du complot n'était pas jugé encore.
Enfermé dans un cachot voisin de celui de Chanlouineau, Lacheneur était tombé dans un morne engourdissement qui dura autant que sa détention. Âme et corps, il était brisé.
Une seule fois, on vit remonter un peu de sang à son visage pâli, le matin où le duc de Sairmeuse entra dans sa prison pour l'interroger.
—C'est vous qui m'avez amené là où je suis, dit-il, Dieu nous voit et nous juge!...
Malheureux homme!... ses fautes avaient été grandes, son châtiment fut terrible.
Il avait sacrifié ses enfants aux rancunes de son orgueil blessé; il n'eut pas cette consolation suprême de les serrer sur son cœur et d'obtenir leur pardon avant de mourir...
Seul en son cachot, il ne pouvait distraire sa pensée de son fils et de sa fille, et telle était l'horreur de la situation qu'il avait faite, qu'il n'osait demander ce qu'ils étaient devenus.
À la seule pitié d'un geôlier, il dut d'apprendre qu'on était sans nouvelles aucunes de Jean et qu'on croyait Marie-Anne passée à l'étranger avec la famille d'Escorval.
Renvoyé devant la Cour prévôtale, Lacheneur fut calme et digne pendant les débats. Loin de marchander sa vie, il répondit avec la plus entière franchise. Il n'accusa que lui et ne nomma pas un seul de ses complices.
Condamné à avoir la tête tranchée, il fut conduit à la mort le lendemain qui était le jour du marché de Montaignac.
Malgré la pluie, il voulut faire le trajet à pied. Arrivé à l'échafaud, il gravit les degrés d'un pas ferme, et de lui-même s'étendit sur la planche fatale....
Quelques secondes après, le soulèvement du 4 mars comptait sa vingt-et-unième victime.
Et le soir même, des officiers à la demi-solde s'en allaient racontant partout que des récompenses magnifiques venaient d'être accordées au marquis de Courtomieu et au duc de Sairmeuse, et qu'ils allaient marier leurs enfants à la fin de la semaine.
XXXIV
Que Martial de Sairmeuse épousât Mlle Blanche de Courtomieu, il n'y avait rien là qui dût surprendre les habitants de Montaignac.
Mais en répandant, comme toute fraîche, cette vieille nouvelle, le soir même de l'exécution de Lacheneur, les officiers à la demi-solde savaient bien tout ce qu'il en rejaillirait d'odieux sur deux hommes qui étaient devenus le point de mire de leur haine.
Ils prévoyaient l'irritant rapprochement qui de lui-même naîtrait dans les cervelles les plus bornées.
Dieu sait pourtant que M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse s'efforçaient alors d'atténuer, autant qu'il était en eux, l'horreur de leur conduite.
Des cent et quelques révoltés détenus à la citadelle, dix-huit ou vingt au plus furent mis en jugement et frappés de peines légères. Les autres furent relâchés.
Le major Carini lui-même, le chef des conjurés de la ville, qui avait fait le sacrifice de sa vie, s'entendit avec surprise condamner à deux ans de prison.
Mais il est de ces crimes que rien n'efface ni n'atténue. L'opinion attribua à la peur la soudaine indulgence du duc et du marquis...
On les exécrait pour leurs cruautés, on les méprisa pour ce qu'on appelait leur lâcheté.
Eux ne savaient rien de tout cela, et ils pressaient le mariage de leurs enfants, sans se douter qu'on le considérait comme un odieux défi.
La cérémonie avait été fixée au 17 avril, et il avait été décidé que la noce aurait lieu au château de Sairmeuse, transformé à grands frais en un palais féerique.
C'est dans l'église du petit village de Sairmeuse, par la plus belle journée du monde, que ce mariage fut béni par le curé qui avait remplacé le pauvre abbé Midon.
À la fin de l'allocution emphatique qu'il adressa aux «jeunes époux,» il prononça ces paroles qu'il croyait prophétiques:
—Vous serez, vous devez être heureux!...
Qui n'eût cru comme lui? Ne réunissaient-ils pas, ces beaux jeunes gens, si nobles et si riches, toutes les conditions qui semblent devoir faire le bonheur!...
Et cependant, si une joie dissimulée éclatait dans les yeux de la nouvelle marquise de Sairmeuse, les observateurs remarquèrent la préoccupation du mari. On eût dit qu'il faisait effort pour écarter des pensées sinistres.
C'est qu'en ce moment, où sa jeune femme se suspendait radieuse et fière à son bras, le souvenir de Marie-Anne lui revenait, plus palpitant, plus obstiné que jamais.
Qu'était-elle devenue, qu'on ne l'avait pas vue lors de l'exécution de Lacheneur? Courageuse comme il la savait, il se disait que si elle n'avait pas paru, c'est qu'elle n'avait rien su...
Ah!... s'il eût été aimé d'elle, oui, véritablement il se fût cru heureux... Tandis que maintenant, il était lié pour la vie à une femme qu'il n'aimait point...
Au dîner, cependant, il réussit à secouer la tristesse qui l'avait envahi, et quand les convives se levèrent de table pour se répandre dans les salons, il avait presque oublié ses noirs pressentiments.
Il se levait, à son tour, quand un domestique mystérieusement s'approcha de lui.
—On demande M. le marquis en bas, dit ce valet à voix basse.
—Qui?...
—Un jeune paysan qui n'a pas voulu se nommer.
—Un jour de mariage, il faut donner audience à tout le monde, fit Martial.
Et souriant et gai, il descendit.
Dans le vestibule, encombré de plantes rares et d'arbustes, un jeune homme était debout, fort pâle, dont les yeux avaient l'éclat de la fièvre.
En le reconnaissant, Martial ne put retenir une exclamation de stupeur.
—Jean Lacheneur!... fit-il... imprudent!...
Le jeune homme s'avança.
—Vous vous étiez cru délivré de moi, prononça-t-il d'un ton amer. Dans le fait, je suis revenu de loin... mais vous pouvez encore me faire prendre par vos gens...
La figure de Martial s'empourpra sous l'insulte, mais il resta calme.
—Que me voulez-vous? demanda-t-il froidement.
Jean tira de sa veste un pli cacheté.
—Vous remettre ceci, répondit-il, de la part de Maurice d'Escorval.
D'une main fiévreuse, Martial rompit le cachet. Il lut la lettre d'un coup d'œil, pâlit comme pour mourir, chancela et ne dit qu'un mot:
—Infamie!...
—Que dois-je dire à Maurice? insista Jean. Que comptez-vous faire?
Grâce à un prodige d'énergie, Martial avait dompté sa défaillance. Il parut réfléchir dix secondes, puis tout à coup saisissant le bras de Jean, il l'entraîna vers l'escalier en disant:
—Venez... je le veux... vous allez voir...
En trois minutes d'absence, les traits de Martial s'étaient à ce point décomposés qu'il n'y eut qu'un cri, quand il reparut au salon, une lettre ouverte d'une main, traînant de l'autre un jeune paysan que personne ne reconnaissait.
—Où est mon père?... demanda-t-il d'une voix affreusement altérée, où est le marquis de Courtomieu?...
Le duc et le marquis étaient près de Mme Blanche, dans un petit salon, au bout de la grande galerie.
Martial y courut, suivi par un tourbillon d'invités qui, pressentant quelque scène très-grave, tenaient à n'en pas perdre une syllabe.
Il alla droit à M. de Courtomieu, debout près de la cheminée, et lui tendant la lettre de Maurice:
—Lisez!... dit-il d'un ton terrible.
M. de Courtomieu obéit, et aussitôt il devint livide, le papier trembla dans sa main, ses yeux se voilèrent, et il fut obligé de s'appuyer au marbre pour ne pas tomber.
—Je ne comprends pas, bégayait-il, non, je ne vois pas...
Le duc de Sairmeuse et Mme Blanche s'avancèrent vivement.
—Qu'est-ce?... demandèrent-ils ensemble, qu'arrive-t-il?
D'un geste rapide, Martial arracha la lettre des mains du marquis de Courtomieu, et s'adressant à son père:
—Écoutez ce qu'on m'écrit, fit-il.
Il y avait là trois cents personnes, et cependant le silence s'établit, si profond et si solennel, que la voix du jeune marquis de Sairmeuse s'entendit jusqu'à l'extrémité de la galerie pendant qu'il lisait:
«Monsieur le marquis,
«En échange de dix lignes qui pouvaient vous perdre, vous nous aviez promis sur l'honneur de votre nom, la vie du baron d'Escorval.
«Vous lui avez, en effet, porté des cordes pour qu'il puisse s'évader, mais d'avance, sans qu'il y parût rien, elles avaient été coupées, et mon père a été précipité du haut des roches de la citadelle.
«Vous avez forfait à l'honneur, Monsieur, et souillé votre nom d'un opprobre ineffaçable. Tant qu'une goutte de sang me restera dans les veines, par tous moyens, je poursuivrai la vengeance de votre lâche et vile trahison.
En me tuant, vous échapperiez il est vrai à la flétrissure que je vous réserve... Consentez à vous battre avec moi... Dois-je vous attendre demain sur les landes de la Rèche?... À quelle heure? Avec quelles armes?...
«Si vous êtes le dernier des hommes, vous pouvez me donner rendez-vous et envoyer des gendarmes qui m'arrêteront. C'est un moyen.
«Maurice d'Escorval.»
Le duc de Sairmeuse était désespéré. Il voyait le secret de l'évasion du baron livré... c'était sa fortune politique renversée.
—Malheureux, disait-il à son fils, malheureux!... tu nous perds!...
Martial n'avait pas seulement paru l'entendre. Quand il eut terminé:
—Eh bien?... demanda-t-il au marquis de Courtomieu.
—Je continue à ne pas comprendre... dit froidement le vieux gentilhomme, qui avait eu le temps de se remettre.
Martial eut un si terrible mouvement, que tout le monde crut qu'il allait frapper cet homme qui était son beau-père depuis quelques heures.
—Eh bien!... moi, je comprends!... s'écria-t-il. Je sais maintenant qui était cet officier qui s'est introduit dans la chambre où j'avais déposé les cordes... et je sais ce qu'il y allait faire!
Il avait froissé la lettre de Maurice entre ses mains, il la lança au visage de M. de Courtomieu, en disant:
—Voilà votre salaire... lâche!
Ainsi atteint, le baron s'affaissa sur un fauteuil, et déjà Martial sortait entraînant Jean Lacheneur, quand sa jeune femme éperdue lui barra le passage.
—Vous ne sortirez pas, s'écria-t-elle exaspérée, je ne le veux pas!... Où allez-vous?... Rejoindre la sœur de ce jeune homme, que je reconnais maintenant!... Vous courez retrouver votre maîtresse...
Hors de soi, Martial repoussa sa femme...
—Malheureuse, fit-il, vous osez insulter la plus noble et la plus pure des femmes... Eh bien!... oui, je vais retrouver Marie-Anne... Adieu!...
Et il passa...
XXXV
Étroite était la saillie de rocher où avaient dû prendre pied en fuyant le baron d'Escorval et le caporal Bavois.
À son point le plus large, elle ne mesurait pas plus d'un mètre et demi.
Elle était extrêmement inégale, en outre, glissante, toute rugueuse, et coupée de fissures et de crevasses.
S'y tenir debout, en plein jour, avec le mur de la tour plate derrière soi, et devant un précipice, eût été considéré comme une grave imprudence.
À plus forte raison était-il périlleux de laisser glisser de là, en pleine nuit, un homme attaché à l'extrémité d'une longue corde.
Aussi, avant de hasarder la descente du baron, l'honnête Bavois avait-il pris toutes les précautions possibles pour n'être pas entraîné par le poids qu'il aurait à soutenir.
Sa pince de fer logée solidement dans une fente, servit à son pied de point d'appui, il s'assit solidement sur ses jarrets, le buste bien en arrière, et c'est seulement quand il fut bien sûr de sa position qu'il dit au baron:
—J'y suis, et ferme... laissez-vous couler, bourgeois!...
La corde rompant tout à coup, le baron tombant, l'effort devenant inutile, le brave caporal fut lancé violemment contre le mur de la tour, et rejeté en avant par le contre-coup.
Sans son inaltérable sang-froid, c'en était fait de lui...
Pendant plus d'une minute, tout le haut de son corps fut suspendu au-dessus de l'abîme où venait de rouler M. d'Escorval, et ses bras se crispèrent dans le vide.
Un mouvement brusque, et il était précipité.
Mais il eut cette puissance de volonté merveilleuse de ne tenter aucun effort violent. Prudemment, mais avec une énergie obstinée, il s'accrocha des genoux et du bout des pieds aux aspérités du roc, ses mains cherchèrent un point d'appui, il obliqua doucement, et enfin reprit plante...
Il était temps, car une crampe lui vint, si violente qu'il fut contraint de s'asseoir.
Que le baron se fut tué sur le coup, c'est ce dont il ne doutait pas... Mais cette catastrophe ne pouvait troubler l'intelligence de ce vieux soldat, qui, aux jours de bataille, avait eu tant de camarades emportés à ses côtés par le brutal.
Ce qui le confondait, c'était que la corde se fût rompue au raz de sa main... une corde si grosse, qu'on eût jugée, à la voir, solide assez pour supporter dix fois le poids du corps du baron.
Comme il ne pouvait, à cause de l'obscurité, voir le point de rupture, Bavois promena son doigt dessus, et à son inexprimable étonnement, il le trouva lisse...
Point de filaments, point de brins de chanvre, comme après un arrachement... la section était nette.
Le caporal comprit, comme Maurice avait compris en bas, et il lâcha son plus effroyable juron.
—Cent millions de tonnerres!... Les canailles ont coupé la corde!...
Et un souvenir qui ne remontait pas à quatre heures lui revenant:
—Voilà donc, pensa-t-il, la cause du bruit qu'avait entendu ce pauvre baron dans la chambre à côté!... Et moi qui lui disais: «Bast! c'est les rats!»
Cependant il songea qu'il avait un moyen simple de vérifier l'exactitude de ses conjectures. Il passa la corde sur la pince et tira dessus de toutes ses forces et par saccades... Elle se rompit en trois endroits.
Cette découverte consterna le vieux soldat.
—Vous voici dans de beaux draps, caporal, grommela-t-il.
Une partie de la corde était tombée avec le malheureux baron, et il était clair que tous les morceaux réunis ne suffiraient pas pour atteindre le bas du rocher.
De cette saillie isolée, il était impossible de gagner le terre-plein de la citadelle.
Avec ce rapide coup d'œil des gens d'exécution, l'honnête Bavois envisagea la situation sous toutes ses faces, et il la vit désespérée.
—Allons, murmura-t-il, vous êtes f...lambé, caporal, il n'y a pas à dire mon bel ami! Au jour, on arrive et on trouve vide la prison du baron... On met le nez à la fenêtre, et on vous aperçoit ici, comme un saint de pierre sur son piédestal... Naturellement, on vous repêche, on vous juge, on vous condamne, et on vous mène faire un tour dans les fossés de la citadelle... Portez armes!... Apprêtez armes!... Joue!... Feu!... Et voilà l'histoire.
Il s'arrêta court... Une idée lui venait vague encore, indécise, qu'il sentait devoir être une idée de salut.
Elle lui venait en regardant et en touchant la corde qui lui avait servi à descendre de la prison sur la saillie, et qui, solidement attachée aux barreaux, pendait le long du mur.
—Si vous aviez cette corde, qui pend là, inutile, caporal, reprit-il, vous l'ajouteriez aux morceaux de celle-ci, et vous vous laisseriez glisser jusqu'au bas du rocher... Monter la chercher est possible... mais comment redescendre sans qu'elle soit accrochée solidement là haut?...
Il chercha et trouva, et il poursuivit, se parlant à soi-même, comme s'il y eût eu deux Bavois en un seul; l'un prompt à la conception, l'autre un peu borné, à qui il était indispensable de tout expliquer par le menu.
—Attention au commandement, caporal, disait-il... Vous allez me raboutir les cinq morceaux de la corde coupée que voici, vous les attachez à votre ceinture et vous remontez à la prison à la force du poignet... Hein! que dites-vous?... Que l'ascension est raide et qu'un escalier avec tapis vaudrait mieux que cette ficelle qui pend! Vous n'êtes pas dégoûté, caporal!... Donc, vous grimpez, et vous voici dans la chambre. Qu'y faites-vous? Presque rien. Vous détachez la corde fixée à la fenêtre, vous la nouez à celle-ci, et le tout vous donne quatre-vingts bons pieds de chanvre tordu... Alors, au lieu d'assujettir cette longue corde à demeure, vous la passez à cheval autour d'un barreau intact, elle se trouve ainsi doublée, et une fois de retour ici, vous n'avez qu'à tirer un des bouts pour la dépasser là haut... Est-ce compris?
C'était si bien compris que vingt minutes plus tard le caporal était revenu sur l'étroite corniche, ayant accompli la difficile et audacieuse opération qu'il avait imaginée...
Non sans efforts inouïs, par exemple, non sans s'être mis les mains et les genoux en sang.
Mais il avait réussi à dépasser la corde, mais il était certain maintenant de s'échapper.
Il riait, oui, il riait de bon cœur, de ce rire muet qui lui était habituel.
L'anxiété, puis la joie lui avaient fait oublier M. d'Escorval; le souvenir qui lui en revint, lui fut douloureux comme un remords.
—Pauvre homme, murmura-t-il.... Je sauverai ma vieille peau qui n'intéresse personne, je n'ai pas pu sauver sa vie... Sans doute à cette heure, ses amis l'ont emporté...
Il s'était penché au-dessus de l'abîme, en disant ces mots... il se demanda s'il n'était pas pris d'un éblouissement.
Tout au fond, il lui semblait distinguer une petite lumière qui allait et venait...
Qu'était-il donc arrivé?
Bien évidemment il avait fallu quelque raison d'une gravité extraordinaire, impossible à concevoir pour décider les amis du baron d'Escorval, des hommes intelligents, à allumer une lumière qui, vue des fenêtres de la citadelle, trahissait leur présence et les perdait.
Mais les minutes étaient trop précieuses pour que le caporal Bavois les gaspillât en stériles conjectures.
—Mieux vaut descendre en deux temps, prononça-t-il à haute voix, comme pour fouetter son courage... Allons, caporal, mon ami, crachez dans vos mains, et en avant... en route!...
Tout en parlant ainsi, le vieux soldat s'était couché à plat ventre sur l'étroite corniche, et il reculait lentement vers l'abîme, assurant de toutes ses forces, après la corde, ses mains et ses genoux.
L'âme était forte, mais la chair frissonnait... Marcher sur une batterie avait toujours paru une plaisanterie au digne caporal; mais affronter un péril inconnu, mais suspendre sa vie à une corde... diable!...
Quelques gouttes de sueur perlèrent à la racine de ses cheveux, quand il sentit que la moitié de son corps avait dépassé le bord du rocher, qu'il se trouvait absolument en équilibre et que le plus faible mouvement le lançait dans l'espace...
Ce mouvement il le fit, en murmurant:
—S'il y a un Dieu pour les honnêtes gens, qu'il ouvre l'œil, c'est l'instant!...
Le Dieu des honnêtes gens veillait.
Bavois arriva en bas trop vite, les mains et les genoux affreusement déchirés, mais sain et sauf.
Il tomba comme une masse, et le choc, lorsqu'il toucha terre, fut si rude qu'il lui arracha une plainte rauque, comme un mugissement de bête assommée.
Durant plus d'une minute, il demeura à terre, ahuri, étourdi.
Quand il se releva, deux hommes qu'il reconnut pour des officiers à demi-solde, le saisirent par les poignets, les serrant à les briser...
—Eh!... doucement, fit-il, pas de bêtises, c'est moi, Bavois!...
Ceux qui le tenaient ne le lâchèrent pas.
—Comment se fait-il, demanda l'un d'eux, d'un ton de menace, que le baron d'Escorval ait été précipité et que vous ayez réussi à descendre ensuite?...
Le vieux soldat avait trop d'expérience pour ne pas comprendre toute la portée de cette humiliante question.
La douleur et l'indignation qu'il en ressentit, lui donnèrent la force de se dégager.
—Mille tonnerres!... s'écria-t-il, je passerais pour un traître, moi!... Non, ce n'est pas possible... écoutez-moi.
Et aussitôt, rapidement et avec une surprenante précision, il raconta tous les détails de l'évasion, sa douleur, ses angoisses, et quels obstacles en apparence insurmontables il avait su vaincre.
Il n'avait pas besoin de tant se débattre. L'entendre c'était le croire...
Les officiers lui tendirent la main, sincèrement affligés d'avoir froissé un tel homme, si digne d'estime et si dévoué.
—Vous nous excuserez, caporal, dirent-ils tristement, le malheur rend défiant et injuste, et nous sommes malheureux...
—Il n'y a pas d'offense, mes officiers, grogna-t-il... Si je m'étais défié, moi, le pauvre M. d'Escorval... un ami de «l'autre,» mille tonnerres!... serait encore de ce monde!
—Le baron respire encore, caporal, dit un des officiers.
Cela tenait si bien du prodige, que Bavois parut un moment confondu.
—Ah!... s'il ne fallait que donner un de mes bras pour le sauver!... s'écria-t-il enfin.
—S'il peut être sauvé, il le sera, mon ami... Ce brave prêtre que vous voyez là, est, parait-il, un fameux médecin... Il examine, en ce moment, les blessures affreuses de M. d'Escorval... C'est sur son ordre que nous nous sommes procuré et que nous avons allumé cette bougie qui, d'un instant à l'autre, peut nous mettre tous nos ennemis sur les bras... mais il n'y avait pas à balancer...
Bavois regardait de tous ses yeux, mais vainement. De sa place, il ne distinguait qu'un groupe confus, à quelques pas.
—Je voudrais bien voir le pauvre homme?... demanda-t-il tristement.
—Approchez, mon brave, ne craignez rien, avancez!...
Il s'avança, et à la lueur tremblante d'une bougie que tenait Marie-Anne, il vit un spectacle qui le remua, lui qui pourtant, plus d'une fois, avait fait la «corvée du champ de bataille.»
Le baron était étendu à terre, tout de son long, sur le dos, la tête appuyée sur les genoux de Mme d'Escorval...
Il n'était pas défiguré; la tête n'avait point porté dans la chute, mais il était pâle comme la mort même, et ses yeux étaient fermés...
Par intervalles, une convulsion le secouait, il râlait, et alors une gorgée de sang sortait de sa bouche, glissait le long de ses lèvres et coulait jusque sur sa poitrine...
Ses vêtements avaient été hachés, littéralement, et on voyait que tout son corps n'était pour ainsi dire qu'une effroyable plaie.
Agenouillé près du blessé, l'abbé Midon, avec une dextérité admirable, étanchait le sang et fixait des bandes qui provenaient du linge de toutes les personnes présentes.
Maurice et un officier à la demi-solde l'aidaient.
—Ah! si je tenais le gredin qui a coupé la corde, murmurait le caporal violemment ému; mais patience, je le retrouverai...
—Vous le connaissez?...
—Que trop!
Il se tut; l'abbé Midon venait déterminer tout ce qu'il était possible de faire là, et il haussait un peu le blessé sur les genoux de Mme d'Escorval.
Ce mouvement arracha au malheureux un gémissement qui trahissait des souffrances atroces. Il ouvrit les yeux et balbutia quelques paroles... c'étaient les premières.
—Firmin!... murmura-t-il, Firmin!...
C'était le nom d'un secrétaire qu'avait eu le baron autrefois, qui lui avait été absolument dévoué, mais qui était mort depuis plusieurs années.
Le baron n'avait donc pas sa raison, qu'il appelait ce mort!...
Il avait du moins un sentiment vague de son horrible situation, car il ajouta d'une voix étouffée, à peine distincte:
—Ah!... que je souffre!... Firmin, je ne veux pas tomber vivant entre les mains du marquis de Courtomieu... Tu m'achèveras plutôt... tu entends, je te l'ordonne...
Et ce fut tout: ses yeux se refermèrent, et sa tête qu'il avait soulevée retomba inerte. On put croire qu'il venait de rendre le dernier soupir.
Les officiers le crurent, et c'est avec une poignante anxiété qu'ils entraînèrent l'abbé Midon à quelques pas de Mme d'Escorval.
—Est-ce fini, monsieur le curé? demandèrent-ils; espérez-vous encore?...
Le prêtre hocha tristement la tête, et du doigt montrant le ciel:
—J'espère en Dieu!... prononça-t-il.
L'heure, le lieu, l'émotion de l'horrible catastrophe, le danger présent, les menaces de l'avenir, tout se réunissait pour donner aux paroles du prêtre une saisissante solennité.
Si vive fut l'impression, que pendant plus d'une minute les officiers à demi-solde demeurèrent silencieux, remués profondément, eux, de vieux soldats, dont tant de scènes sanglantes avaient dû émousser la sensibilité.
Maurice qui s'approcha, suivi du caporal Bavois, les rendit au sentiment de l'implacable réalité.
—Ne devons-nous pas nous hâter d'emporter mon père, monsieur l'abbé? demanda-t-il. Ne faut-il pas qu'avant ce soir nous soyons en Piémont?...
—Oui!... s'écrièrent les officiers, partons!
Mais le prêtre ne bougea pas, et d'une voix triste:
—Essayer de transporter M. d'Escorval de l'autre côté de la frontière, serait le tuer, prononça-t-il.
Cela semblait si bien un arrêt de mort que tous frémirent.
—Que faire, mon Dieu!... balbutia Maurice, quel parti prendre!
Pas une voix ne s'éleva. Il était clair que du prêtre seul on attendait une idée de salut.
Lui réfléchissait, et ce n'est qu'au bout d'un moment qu'il reprit:
—À une heure et demie d'ici, au-delà de la Croix-d'Arcy, habite un paysan dont je puis répondre, un nommé Poignot, qui a été autrefois le métayer de M. Lacheneur. Il exploite maintenant, avec l'aide de ses trois fils, une ferme assez vaste. Nous allons nous procurer un brancard et porter M. d'Escorval chez cet honnête homme.
—Quoi!... monsieur le curé, interrompit un des officiers, vous voulez que nous cherchions un brancard à cette heure aux environs!
—Il le faut.
—Mais cela ne va pas manquer d'éveiller des soupçons.
—Assurément.
—La police de Montaignac nous suivra à la piste.
—J'y compte bien.
—Le baron sera repris...
—Non.
L'abbé s'exprimait de ce ton bref et impérieux de l'homme qui assumant toute la responsabilité d'une situation, veut être obéi sans discussion.
—Une fois le baron déposé chez Poignot, reprit-il, l'un de vous, messieurs, prendra sur le brancard la place du blessé, les autres le porteront, et tous ensemble vous tâcherez de gagner le territoire piémontais. Seulement, entendons-nous bien. Arrivés à la frontière, mettez toute votre adresse à être maladroits, cachez-vous, mais de telle façon qu'on vous voie partout...
Tout le monde, maintenant, comprenait le plan si simple du prêtre.
De quoi s'agissait-il?... simplement de créer une fausse piste destinée à égarer les agents que lanceraient M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse.
Du moment où il paraîtrait bien prouvé que le baron avait été aperçu dans les montagnes, il serait en sûreté chez Poignot...
—Encore un mot, messieurs, ajouta l'abbé. Il importe de donner au cortège du faux blessé toutes les apparences de la suite qui eût accompagné M. d'Escorval... Mlle Lacheneur vous suivra donc, et aussi Maurice. On sait que je ne quitterais pas le baron, qui est mon ami, et ma robe me désigne à l'attention; l'un de vous revêtira ma robe... Dieu nous pardonnera ce travestissement en faveur du motif...
Il ne s'agissait plus que de se procurer le brancard, et les officiers délibéraient pour décider à quelle porte prochaine ils iraient frapper, quand le caporal Bavois les interrompit.
—Pardon, excuse, fit-il; ne vous dérangez pas, je connais, à dix enjambées d'ici, un coquin d'aubergiste qui aura mon affaire...
Il dit, partit en courant, et moins de cinq minutes plus tard, reparut, portant une manière de civière, un mince matelas et une couverture. Il avait pensé à tout...
Mais il s'agissait de soulever le blessé et de le placer sur le matelas.
Ce fut une difficile opération, fort longue, et qui, en dépit de précautions extrêmes, arracha au baron deux ou trois cris déchirants.
Enfin tout fut prêt, les officiers prirent chacun un bras de la civière et on se mit en route.
Le jour se levait... Le brouillard qui se balançait au-dessus des collines lointaines se teintait de lueurs pourpres et violettes; les objets insensiblement émergeaient des ténèbres...
Le triste cortège, guidé par l'abbé Midon, avait pris à travers champs et à chaque instant quelque obstacle se présentait, haie ou fossé qu'il fallait franchir.
Que d'attentions alors pour éviter au brancard des oscillations dont la moindre devait causer au blessé des tortures inouïes... Que de soins!... mais aussi que de temps perdu!
Appuyée au bras de Marie-Anne, la baronne d'Escorval marchait près de la civière, et aux passages difficiles elle pressait la main de son mari... Le sentait-il?... Rien en lui ne trahissait la vie qu'un râle sourd par intervalles, et quelquefois un de ces vomissements de sang qui épouvantaient si fort l'abbé Midon.
On avançait cependant, et la campagne s'éveillait et s'animait.
C'était tantôt quelque paysanne revenant de l'herbe qu'on rencontrait, tantôt quelque gars, l'aiguillon sur l'épaule, qui conduisait ses bœufs au labour.
Hommes et femmes s'arrêtaient, et bien après qu'on les avait dépassés, on les apercevait encore, plantés à la même place, suivant d'un œil étonné ces gens qui leur semblaient porter un mort...
Le prêtre paraissait se soucier peu de ces rencontres. Il ne faisait rien pour les éviter.
Mais il s'inquiéta visiblement et devint circonspect, quand après trois heures de marche on aperçut la ferme de Poignot.
Heureusement, il y avait à une portée de fusil de la maison un petit bois. L'abbé Midon y fit entrer tout son monde, recommandant la plus stricte prudence, pendant qu'il allait, lui, courir en avant s'entendre avec l'homme sur qui reposaient toutes ses espérances.
Comme il arrivait dans la cour de la ferme un petit homme, à cheveux gris, très-maigre, au teint basané, sortait de l'écurie.
C'était le père Poignot.
—Comment! vous, monsieur le curé, s'écria-t-il tout joyeux... Dieu! ma femme va-t-elle être contente!... Nous avons un fier service à vous demander.
Et aussitôt, sans laisser à l'abbé Midon le temps d'ouvrir la bouche, il se mit à raconter son embarras... La nuit du soulèvement, il avait ramassé un malheureux qui avait reçu un coup de sabre; ni sa femme ni lui, ne savaient comment panser cette blessure, et il n'osait aller quérir un médecin.
—Et ce blessé, ajouta-t-il, c'est Jean Lacheneur, le fils de mon ancien maître.
Une affreuse anxiété serrait le cœur du prêtre.
Ce fermier, qui avait déjà donné asile à un blessé, consentirait-il à en recevoir un autre?
La voix de l'abbé Midon tremblait en présentant sa requête...
Dès les premiers mots, le fermier devint fort pâle, et tant que parla le prêtre, il hocha gravement la tête. Quand ce fut fini:
—Savez-vous, monsieur le curé, dit-il froidement, que je risque gros à faire de ma maison un hôpital pour les révoltés?
L'abbé Midon n'osa pas répondre...
—On m'a dit comme ça, poursuivit le père Poignot, que j'étais un lâche, parce que je ne voulais pas me mêler du complot... ça n'était pas mon idée, j'ai laissé dire. Maintenant il me convient de ramasser les éclopés... je les ramasse. M'est avis que c'est aussi courageux que d'aller tirer des coups de fusil...
—Ah!... vous êtes un brave homme!... s'écria l'abbé.
—Pardienne!... je le sais bien. Allez chercher M. d'Escorval... Il n'y a ici que ma femme et mes trois garçons, personne ne le trahira!...
Une demi-heure après, le baron était couché dans un petit grenier où déjà on avait installé Jean Lacheneur.
De la fenêtre, l'abbé Midon et Mme d'Escorval purent voir s'éloigner rapidement le cortège destiné à donner le change aux espions.
Le caporal Bavois, la tête entortillée de linges ensanglantés, avait remplacé le baron sur le brancard.
C'est aux époques troublées de l'histoire qu'il faut chercher l'homme. Alors l'hypocrisie fait trêve, et il apparaît tel qu'il est, avec ses bassesses et ses grandeurs.
Certes, de grandes lâchetés furent commises aux premiers jours de la seconde Restauration, mais aussi que de dévouements sublimes!
Ces officiers à demi-solde qui entourèrent Mme d'Escorval et Maurice, qui prêtèrent ensuite leur concours à l'abbé Midon, ne connaissaient le baron que de nom et de réputation.
Il leur suffit de savoir qu'il avait été ami de «l'autre,» de celui qui avait été leur idole, pour se donner entièrement, sans hésitation comme sans forfanterie.
Ils triomphèrent, quand ils virent M. d'Escorval couché dans le grenier du père Poignet, en sûreté relativement.
Après cela, le reste de leur tâche, qui consistait à créer une fausse piste jusqu'à la frontière, leur paraissait un véritable jeu d'enfants.
Ils ne songeaient en vérité qu'au bon tour qu'il jouaient au duc de Sairmeuse et au marquis de Courtomieu.
Et ils riaient à l'idée de la besogne et de la déception qu'ils préparaient à la police de Montaignac.
Mais toutes ces précautions étaient bien inutiles. En cette occasion éclatèrent les sentiments véritables de la contrée, et on put voir que les espérances de Lacheneur n'étaient pas sans quelque fondement.
La police ne découvrit rien; elle ne connut pas un détail de l'évasion; elle n'apprit pas une circonstance de ce voyage de plus de trois lieues, en plein jour, de six personnes portant un blessé sur un brancard.
Parmi les deux mille paysans qui crurent bien que c'était le baron d'Escorval qu'on portait ainsi, il ne se trouva pas un délateur, il ne se rencontra pas même un indiscret.
Cependant, en approchant de la frontière qu'ils savaient strictement surveillée, les fugitifs devinrent circonspects.
Ils attendirent que la nuit fût venue, avant de se présenter à une auberge isolée qu'ils avaient aperçue, et où ils espéraient trouver un guide pour franchir les défilés des montagnes.
Une affreuse nouvelle les y avait devancés.
L'aubergiste qui leur ouvrit leur apprit les sanglantes représailles de Montaignac.
De grosses larmes coulaient de ses yeux, pendant qu'il racontait les détails de l'exécution, qu'il tenait d'un paysan qui y avait assisté.
Heureusement ou malheureusement, cet aubergiste ignorait l'évasion de M. d'Escorval et l'arrestation de M. Lacheneur...
Mais il avait connu particulièrement Chanlouineau, et il était consterné de la mort de ce «beau gars, le plus solide du pays.»
Les officiers qui avaient laissé le brancard dehors, jugèrent alors que cet homme était bien celui qu'ils souhaitaient, et qu'ils pouvaient lui confier une partie de leur secret.
—Nous portons, lui dirent-ils, un de nos amis blessé... Pouvez-vous nous faire franchir la frontière cette nuit même?...
L'aubergiste répondit qu'il le ferait volontiers, qu'il se chargeait même d'éviter tous les postes; mais qu'il ne fallait pas songer à s'engager dans la montagne avant le lever de la lune.
À minuit les fugitifs se mirent en route: au jour ils foulaient le territoire du Piémont.
Depuis assez longtemps déjà ils avaient congédié leur guide. Ils brisèrent le brancard, et poignée par poignée ils jetèrent au vent la laine du matelas.
—Notre tâche est remplie, monsieur, dirent alors les officiers à Maurice... Nous allons rentrer en France... Dieu nous protège!... Adieu!...
C'est les yeux pleins de larmes que Maurice regarda s'éloigner ces braves gens qui, sans doute, venaient de sauver la vie à son père. Maintenant il était le seul protecteur de Marie-Anne, qui, pâle, anéantie, brisée de fatigue et d'émotion, tremblait à son bras...
Non, cependant... Près de lui se tenait encore le caporal Bavois.
—Et vous, mon ami, lui demanda-t-il d'un ton triste, qu'allez-vous faire?...
—Vous suivre, donc!... répondit le vieux soldat. J'ai droit au feu et à la chandelle chez vous, c'est convenu avec votre père!... Ainsi, pas accéléré, la jeune demoiselle n'a pas l'air bien du tout, et je vois là-bas le clocher de l'étape.
XXXVI
Femme par la grâce et par la beauté, femme par le dévouement et la tendresse, Marie-Anne savait trouver en elle-même une vaillance virile. Son énergie et son sang-froid, en ces jours désolés, furent l'admiration et l'étonnement de tous ceux qui l'approchèrent.
Mais les forces humaines sont bornées... Toujours, après des efforts exorbitants, un moment arrive où la chair défaillante trahit la plus ferme volonté.
Quand Marie-Anne voulut se remettre en route, elle sentit qu'elle était à bout: ses pieds gonflés ne la soutenaient plus, ses jambes se dérobaient sous elle, la tête lui tournait, des nausées soulevaient son estomac, et un froid glacial, intense, lui montait jusqu'au cœur.
Maurice et le vieux soldat durent la soutenir, la porter presque.
Heureusement il n'était pas fort éloigné ce village dont les fugitifs apercevaient le clocher à travers la brume matinale.
Déjà ces infortunés distinguaient les premières maisons quand le caporal s'arrêta brusquement en jurant.
—Milliard de tonnerres!... s'écria-t-il, et mon uniforme!... Entrer avec ce fourniment dans ce méchant village, ce serait se jeter dans la gueule du loup!... Le temps de nous asseoir et nous serions ramassés par les gendarmes piémontais... Faut attendre!...
Il réfléchit, tortillant furieusement sa moustache, puis d'un ton qui eût fait frémir et fuir un passant:
—À la guerre comme à la guerre!... fit-il. Faut acheter un équipement à «la foire d'empoigne!» Le premier pékin qui passe...
—Mais j'ai de l'argent, interrompit Maurice, en débouclant une ceinture pleine d'or qu'il avait placée sous ses habits le soir du soulèvement.
—Eh!... que ne le disiez-vous!... Nous sommes des bons, cela étant... Donnez, j'aurai vite trouvé quelque bicoque aux environs...
Il s'éloigna, et ne tarda pas à reparaître affublé d'un costume de paysan qu'on eût dit fait pour lui. Sa figure maigre disparaissait sous un immense chapeau...
—Maintenant, pas accéléré, en avant, marche!... dit-il à Maurice et à Marie-Anne qui le reconnaissaient à peine.
Le village où ils arrivaient, le premier après la frontière, s'appelait Saliente. Ils lurent ce nom sur un poteau.
La quatrième maison était une hôtellerie, «Au Repos des Voyageurs.» Ils y entrèrent, et d'un ton bref commandèrent à la maîtresse de conduire la jeune dame à une chambre et de l'aider à se coucher.
On obéit, et Maurice et le vieux soldat passant dans la salle commune, demandèrent quelque chose à manger.
On les servit, mais les regards qu'on arrêtait sur eux n'étaient rien moins que bienveillants. Évidemment, on les tenait pour très-suspects.
Un gros homme, qui semblait le patron de l'hôtellerie, rôda autour d'eux un bon moment, les examinant du coin de l'œil, et finalement il leur demanda leurs noms.
—Je me nomme Dubois, répondit Maurice sans hésiter, je voyage pour mon commerce, avec ma femme qui est là-haut et mon fermier que voici...
Cette vivacité heureuse décida un peu l'hôtelier, et atteignant un petit registre crasseux il se mit à y consigner les réponses.
—Et quel commerce faites-vous? interrogea-t-il encore.
—Je viens dans votre sacré pays de curieux pour acheter des mulets, répondit Maurice en frappant sur sa ceinture.
Au son de l'or, le gros homme souleva son bonnet de laine. L'élève des mulets était la richesse de la contrée, le bourgeois était bien jeune, mais il avait le gousset garni: cela ne suffisait-il pas?
—Vous m'excuserez, reprit l'hôte d'un tout autre ton; c'est que, voyez-vous, nous sommes très-surveillés; il y a du tapage, à ce qu'il parait, vers Montaignac...
L'imminence du péril et le sentiment de la responsabilité donnaient à Maurice un aplomb qu'il ne se connaissait pas. C'est de l'air le plus dégagé qu'il débita une histoire passablement plausible, pour expliquer son arrivée matinale, à pied, avec une jeune femme malade.
Il s'applaudissait de son adresse, mais le vieux caporal était moins satisfait.
—Nous sommes trop près de la frontière pour bivaquer ici, grogna-t-il. Dès que la jeune dame sera sur pieds, faudra graisser nos escarpins.
Il croyait et Maurice espérait comme lui que vingt-quatre heures de repos absolu rétabliraient Marie-Anne.
Ils se trompaient, car elle avait été atteinte aux sources même de la vie.
À vrai dire, elle ne semblait pas souffrir, mais elle demeurait immobile et comme engourdie dans une torpeur glacée, dont rien n'était capable de la tirer. On lui parlait, elle ne répondait pas. Entendait-elle, comprenait-elle? c'était au moins douteux.
Par un rare bonheur, la mère de l'hôtelier se trouvait être une vieille brave femme, qui ne quittait pas le chevet de Marie-Anne... de Mme Dubois, comme on disait à l'hôtellerie du Repos des Voyageurs.
—Rassurez-vous, disait-elle à Maurice, qu'elle voyait dévoré d'inquiétude, je connais des herbes, cueillies dans la montagne, au clair de lune... vous verrez...
Connaissait-elle des herbes, en effet, la nature violentée reprit-elle seule son équilibre, toujours est-il que dans la soirée du troisième jour, on entendit Marie-Anne murmurer quelques paroles.
—Pauvre jeune fille!... disait-elle, pauvre malheureuse!...
C'était d'elle-même qu'elle parlait.
Par un phénomène fréquent, après les crises où a sombré l'intelligence, elle doutait de soi, ou pour mieux dire, elle se percevait double.
Il lui semblait que c'était une autre qui avait été victime de tous les malheurs dont le souvenir, peu à peu, lui revenait, trouble et confus comme les réminiscences d'un rêve pénible, au matin...
Toutes les scènes douloureuses et sanglantes qui avaient empli les derniers mois de sa vie, se déroulaient devant elle, comme les actes divers d'un drame sur un théâtre.
Que d'événements, depuis ce dimanche d'août, où, sortant de l'église avec son père, elle avait appris l'arrivée du duc de Sairmeuse.
Et tout cela avait tenu dans huit mois!...
Quelle différence entre ce temps où elle vivait heureuse, honorée et enviée, dans ce beau château de Sairmeuse dont elle se croyait la maîtresse, et l'heure présente, où elle gisait fugitive et abandonnée, dans une misérable chambre d'auberge, soignée par une vieille femme qu'elle ne connaissait pas, sans autre protection que celle d'un vieux soldat qui avait déserté, et celle de son amant proscrit... Car elle avait un amant!...
De ce grand naufrage de ses chères ambitions et de toutes ses espérances, de sa fortune, de son bonheur, et de son avenir, elle n'avait pas même sauvé son honneur de jeune fille!...
Mais était-elle responsable toute seule?
Qui donc lui avait imposé le rôle odieux qu'elle avait joué entre Maurice, Martial et Chanlouineau?
À ce dernier nom traversant sa pensée, toute la scène du cachot, soudainement, lui apparut comme aux lueurs d'un éclair.
Chanlouineau, condamné à mort, lui avait remis une lettre en lui disant:
—Vous la lirez quand je ne serai plus...
Elle pouvait la lire, maintenant qu'il était tombé sous les balles!... Mais qu'était-elle devenue?... Depuis le moment où elle l'avait reçue elle n'y avait pas pensé...
Elle se souleva, et d'une voix brève:
—Ma robe!... demanda-t-elle à la vieille assise près du lit, donnez-moi ma robe!...
La vieille obéit, et d'une main fiévreuse Marie-Anne palpa la poche.
Elle eut une exclamation de joie, elle sentait un froissement sous l'étoffe, elle tenait la lettre.
Elle l'ouvrit, la lut lentement à deux reprises et, se laissant retomber sur son oreiller, fondit en larmes...
Inquiet, Maurice s'approcha.
—Qu'avez-vous, mon Dieu!... demanda-t-il d'une voix émue.
Elle lui tendit la lettre en disant:
—Lisez.
Chanlouineau n'était qu'un pauvre paysan.
Toute son instruction lui venait d'un vieil instituteur de campagne, dont il avait fréquenté l'école pendant trois hivers, et qui s'inquiétait infiniment moins de l'application de ses élèves que de la grosseur de la bûche qu'ils apportaient chaque matin.
Sa lettre, écrite sur le papier le plus commun, avait été fermée avec un de ces maîtres pains à cacheter, larges et épais comme une pièce de deux sous, que l'épicier de Sairmeuse débitait au quarteron.
Pénible était l'écriture. Lourde et toute tremblée, elle trahissait la main roide de l'homme qui a manié la bêche plus que la plume.
Les lignes s'en allaient en zig-zag, vers le haut ou vers le bas de la page, et les fautes d'orthographes s'y enlaçaient...
Mais si l'écriture était d'un paysan vulgaire, la pensée était digne des plus nobles et des plus fiers, des plus hauts selon le monde.
Voici ce qu'avait écrit Chanlouineau, la veille, très-probablement, du soulèvement:
«Marie-Anne,
«Le complot va donc éclater. Qu'il réussisse ou qu'il échoue, j'y serai tué... Cela a été décidé par moi et arrêté le jour où j'ai su que vous ne pouviez plus ne pas épouser Maurice d'Escorval.
«Mais le complot ne réussira pas, et je connais assez votre père pour savoir qu'il ne voudra pas survivre à sa défaite.
«Si Maurice et votre frère Jean venaient à être frappés mortellement, que deviendriez-vous, ô mon Dieu?... En seriez-vous donc réduite à tendre la main aux portes?...
«Je ne fais que penser à cela en dedans de moi, continuellement. J'ai bien réfléchi et voici ma dernière volonté:
«Je vous donne et lègue en toute propriété, tout ce que je possède:
«Ma maison de la Borderie, avec le jardin et les vignes qui en dépendent, les taillis et les pâtures de Bérarde et cinq pièces de terre au Valrollier.
«Vous trouverez le détail de cela et de diverses choses encore dans mon testament en votre faveur, déposé chez le notaire de Sairmeuse...
«Vous pouvez accepter sans craindre, car n'ayant point de parents je suis maître de mon bien.
«Si vous ne voulez pas rester dans le pays, le notaire vous trouvera aisément du tout une quarantaine de mille-francs...
«Mais vous ferez bien, surtout en cas de malheur, de rester dans notre contrée. La maison de la Borderie est commode à habiter, depuis que j'ai fait diviser le bas en trois pièces, et que j'ai fait réparer le fourneau de la cuisine.
«Au premier est une chambre qui a été arrangée par le plus fameux tapissier de Montaignac... qu'elle devienne la vôtre.
«J'avais voulu qu'on y mit tout ce qu'on connaît de plus beau, dans un temps où j'étais fou, et où je me disais que peut-être cette chambre serait la nôtre. Les droits de «main-morte» seront chers, mais j'ai un peu de comptant. En soulevant la pierre du foyer de la belle chambre, vous trouverez dans une cachette trois cent vingt-sept louis d'or et cent quarante écus de six livres...
«Si vous refusiez cette donation, c'est que vous voudriez me désespérer jusque dans la terre... Acceptez, sinon pour vous, du moins pour... je n'ose pas écrire cela, mais vous ne me comprenez que trop.
«Si Maurice n'est pas tué, et je tâcherai d'être toujours entre les balles et lui, il vous épousera... Alors, il vous faudra peut-être son consentement pour accepter ma donation. J'espère qu'il ne le refusera pas. On n'est pas jaloux de ceux qui sont morts!
«Il sait bien d'ailleurs que jamais vous n'avez eu un regard pour le pauvre paysan qui vous a tant aimée...
«Ne vous offensez pas de tout ce que je vous marque; je suis comme si j'étais à l'agonie, n'est-ce pas, et je n'en réchapperai pas, bien sûr...
«Allons... adieu, Marie-Anne.
«Chanlouineau.»
Maurice, lui aussi, relut à deux reprises avant de la rendre, cette lettre où palpitait à chaque mot une passion sublime.
Il se recueillit un moment, et d'une voix étouffée:
—Vous ne pouvez refuser, prononça-t-il, ce serait mal!
Son émotion était telle, que se sentant impuissant à la dissimuler, il sortit.
Il était comme foudroyé par la grandeur d'âme de ce paysan qui, après lui avoir sauvé la vie à la Croix-d'Arcy, avait arraché le baron d'Escorval aux exécuteurs, qui mourait pour n'avoir pu être aimé, qui jamais n'avait laissé échapper une plainte ni un reproche, et dont la protection s'étendait par delà le tombeau sur la femme qu'il avait adorée.
Se comparant à ce héros obscur, Maurice se trouvait petit, médiocre, indigne...
Qu'adviendrait-il, grand Dieu! si cette comparaison se présentait jamais à l'esprit de Marie-Anne!... Comment lutter, comment écarter ce souvenir écrasant, on ne se mesure pas contre une ombre...
Chanlouineau s'était trompé: on peut être jaloux des morts!...
Mais cette poignante jalousie, ces pensées douloureuses, Maurice sut les ensevelir au plus profond de son âme, et les jours qui suivirent, il se montra avec un visage calme dans la chambre de Marie-Anne.
Car elle ne se rétablissait toujours pas, l'infortunée...
Elle avait repris la pleine possession de son intelligence, mais les forces ne lui revenaient pas. Il lui était impossible de se lever, et Maurice ne pouvait songer à quitter Saliente, encore qu'il sentît que le terrain y brûlait sous les pieds.
Même, cette faiblesse persistante commençait à étonner la vieille garde-malade. Sa foi en ses herbes cueillies au clair de la lune en était presque ébranlée.
L'honnête caporal Bavois parla le premier de consulter «un major», s'il s'en trouvait un, toutefois, ajoutait-il «dans ce pays de sauvages.»
Oui, il se trouvait un médecin aux environs, et même un homme d'une expérience supérieure. Attaché autrefois à la cour si brillante du prince Eugène, il avait tout à coup quitté Milan et était venu cacher, en cette contrée perdue, un désespoir d'amour, prétendaient les uns, les déceptions de son ambition, assuraient les autres.
C'est à ce médecin que Maurice eut recours, non sans de longues indécisions, après une conférence avec Marie-Anne.
Il vint un matin, monté sur un petit bidet, et avant de se faire conduire à la chambre de la malade, il s'entretint assez longtemps avec Maurice, dans la cour de l'hôtellerie, tout en marchant.
C'était un de ces hommes auxquels on ne saurait assigner d'âge, qui semblent vieillis plutôt que vieux.
Il était grand, maigre et un peu voûté. Son passé, quel qu'il fût, avait creusé sur son front des rides profondes, et ses regards, quand il fixait son interlocuteur, étaient plus aigus et plus tranchants que des bistouris.
Il resta près d'un quart d'heure enfermé avec Marie-Anne, et quand il sortit, il attira Maurice à part.
—Cette jeune dame est enceinte, prononça-t-il.
Là était le secret des hésitations de Maurice. Il ne répondit pas, et alors le médecin ajouta:
—Cette jeune dame est-elle véritablement votre femme, monsieur... Dubois?
Il insistait d'une façon si étrange sur ce nom: Dubois; ses yeux avaient un éclat si insoutenable, que Maurice se sentit rougir jusqu'au blanc des yeux.
—Je ne m'explique pas votre question, monsieur!... dit-il avec un accent irrité.
Le médecin haussa légèrement les épaules.
—Je vous ferai des excuses, si vous le voulez, reprit-il... seulement, je vous ferai remarquer que vous êtes bien jeune pour un mari; que vous avez les mains bien douces pour un maquignon en tournée!... Quand on parle à la jeune dame de son mari, elle devient cramoisie!... L'homme qui vous accompagne a de terribles moustaches pour un fermier!... Après cela, vous me direz qu'il y a eu des troubles, de l'autre côté de la frontière, à Montaignac.
De pourpre qu'il était, Maurice était devenu blême.
Il se sentait découvert; il se voyait aux mains de ce médecin.
Que faire?... Nier! À quoi bon!
Il songea que s'abandonner est parfois la suprême prudence, que l'extrême confiance force souvent la discrétion... et d'une voix émue:
—Vous ne vous êtes pas trompé, monsieur, dit-il... L'homme qui m'accompagne et moi, sommes des réfugiés, sans doute condamnés à mort en France à cette heure.
Et sans laisser au docteur le temps de répondre, il lui dit quels terribles événements l'avaient amené à Saliente, et l'histoire navrante de ses amours. Il n'omit rien. Il ne cacha ni son nom, ni celui de Marie-Anne.
Le médecin, quand il eut terminé, lui serra la main...
—C'est bien quelque chose comme cela que je devinais, dit-il. Croyez-moi, monsieur... Dubois, ne vous attardez pas ici. Ce que j'ai vu, d'autres peuvent le voir. Et surtout ne prévenez pas votre hôtelier de votre départ. Il n'a pas été dupe de vos explications. L'intérêt seul lui a fermé la bouche. Il vous a vu de l'or, tant que vous en dépenserez chez lui, il se taira... s'il vous savait à la veille de lui échapper, il parlerait peut-être...
—Eh!... monsieur, comment partir?...
—Dans deux jours la jeune dame sera sur pied, interrompit le docteur.
Il parut se recueillir, ses yeux se voilèrent comme si la situation de Maurice lui eût rappelé de cruels souvenirs, et d'une voix profonde il ajouta:
—Et croyez-moi... Au prochain village arrêtez-vous et donnez votre nom à Mlle Lacheneur.
Une telle surprise se peignit sur les traits de Maurice, que le médecin dut supposer qu'il s'expliquait mal.
—Je veux dire, insista-t-il, avec une certaine amertume, qu'un honnête homme ne peut hésiter à épouser au plus tôt cette malheureuse jeune fille.
Le conseil avait paru presque ridicule à Maurice; la leçon l'irrita.
—Eh! monsieur, s'écria-t-il, avez-vous réfléchi à ce que vous me conseillez! Comment voulez-vous que moi, proscrit, condamné à mort peut-être, je me procure les pièces qu'on exige pour un mariage!...
Le médecin hochait la tête.
—Permettez!... Vous n'êtes plus en France, monsieur d'Escorval, vous êtes en Piémont...
—Raison de plus...
—Non, parce qu'en ce pays on se marie encore, on peut se marier du moins, sans toutes les formalités qui vous préoccupent.
Maurice était devenu attentif.
—Est-ce possible!... exclama-t-il.
—Oui!... qu'un prêtre se trouve, qui consente à votre union, à vous inscrire sur le registre de sa paroisse et à vous donner un certificat, et vous serez unis si indissolublement, Mlle Lacheneur et vous, que jamais la cour de Rome ne vous accorderait le divorce...
Suspecter la vérité de ces affirmations était difficile, et cependant Maurice doutait encore.
—Ainsi, monsieur, fit-il, tout hésitant, je trouverais un prêtre qui consentirait...
Le médecin se taisait, on eût dit qu'il se reprochait de s'être tant avancé, et de s'occuper ainsi d'une affaire qui n'était pas sienne.
Puis, tout à coup, d'un ton brusque, il reprit:
—Écoutez-moi bien, monsieur d'Escorval. Je vais me retirer; mais avant j'aurai soin de recommander à la malade beaucoup d'exercice... Je le lui ordonnerai devant vos hôtes. En conséquence, après-demain, mercredi, vous louerez des mules et vous partirez, Mlle Lacheneur, le vieux soldat et vous, comme pour vous promener... Vous pousserez jusqu'à Vigano, à trois lieues d'ici, c'est là que je demeure... Je vous conduirai à un prêtre qui est mon ami, et qui, sur ma recommandation, fera ce que vous lui demanderez... Réfléchissez. Dois-je vous attendre mercredi?...
—Oh! oui, monsieur, oui!... Et comment vous remercier?...
—En ne me remerciant pas!... Allons, voici l'hôtelier, redevenez M. Dubois.
Maurice était ivre de joie. Il comprenait fort bien toute l'irrégularité d'un tel mariage, mais il était persuadé qu'il rassurerait la conscience troublée de Marie-Anne. Pauvre fille!... Le sentiment de sa faute la tuait.
Il ne lui parla de rien; cependant redoutant un événement imprévu qui peut-être anéantirait ses projets.
—La bercer d'espérances qui ne se réaliseraient pas serait cruel, pensait-il.
Mais le vieux médecin ne s'était pas avancé à la légère, et tout devait se passer comme il l'avait promis.
Un prêtre de Vigano bénit le mariage de Maurice d'Escorval et de Marie-Anne Lacheneur, et après les avoir inscrits sur le registre de son église, leur délivra un certificat que signèrent comme témoins le médecin et le caporal Bavois...
Le soir même, les mules étaient renvoyées à Saliente, et les fugitifs qui avaient à redouter les bavardages de l'hôtelier se remettaient en route.
L'abbé Midon, au moment de quitter Maurice, lui avait expressément recommandé de gagner Turin le plus tôt possible.
—C'est une grande ville, lui avait-il dit, vous y serez perdu comme dans la foule. J'y ai de plus un ami, dont voici le nom et l'adresse; vous irez le voir, et j'espère, par lui, vous faire passer des nouvelles de votre père.
C'est donc vers Turin que Maurice, Marie-Anne et le caporal Bavois se dirigeaient.
Mais ils n'avançaient que lentement, obligés qu'ils étaient d'éviter les routes fréquentées et de renoncer aux moyens ordinaires de transport.
Selon le hasard des localités, ils louaient une mauvaise charrette, des chevaux le plus souvent, et du lever du soleil à la nuit, ils marchaient.
Ces fatigues qui, en apparence, eussent dû achever Marie-Anne, la remirent... Après cinq ou six jours, les forces lui revenaient et le sang remontait à ses joues pâlies.
—Le sort se lasserait-il donc? lui disait Maurice. Qui sait quelles récompenses nous garde l'avenir!...
Non, le sort ne se lassait pas, ce n'était qu'un répit de la destinée...
Par une belle matinée d'avril, les proscrits s'étaient arrêtés, pour déjeuner, dans une auberge à l'entrée d'un gros bourg...
Maurice, le repas fini, venait de quitter la table pour payer l'hôtesse, quand un cri déchirant le ramena...
Marie-Anne, pâle et les yeux égarés agitait un journal, et d'une voix rauque disait:
—La!... Maurice... Regarde!
C'était un journal français, vieux de quinze jours, oublié sans doute par quelque voyageur, et qui depuis traînait sur les tables...
Maurice le prit et lut:
«Hier, a été exécuté Lacheneur, le chef des révoltés de Montaignac. Ce misérable perturbateur a conservé jusque sur l'échafaud l'audace coupable dont il avait donné tant de preuves...»
Tout le reste de l'article, écrit sous l'empire des idées de M. de Sairmeuse et du marquis de Courtomieu, était sur ce ton.
—Mon père a été exécuté! reprit Marie-Anne d'un air sombre, et je n'étais pas là, moi, sa fille, pour recueillir sa volonté suprême et son dernier regard...
Elle se leva, et d'un ton bref et impérieux:
—Je n'irai pas plus loin, déclara-t-elle; il faut revenir sur nos pas, à l'instant, sans perdre une minute! je veux rentrer en France...
Rentrer en France... s'exposer à des périls mortels!... À quoi bon!... Le malheur affreux n'était-il pas irréparable?...
C'est ce que fit remarquer le caporal Bavois; bien timidement, par exemple!... Il tremblait, ce vieux soldat, qu'on ne le soupçonnât d'avoir peur...
Mais Maurice ne l'écouta pas.
Il frissonnait!... Il lui semblait que le baron d'Escorval avait dû être atteint et frappé en même temps que M. Lacheneur.
—Oui, partons, s'écria-t-il, rentrons!...
Et comme il ne devait plus être question de prudence, jusqu'au moment où ils fouleraient le sol français, ils se procurèrent une voiture pour les conduire, par la grande route, jusqu'au point le plus rapproché de la frontière.
Mais une grave question, terrible, contenant tout leur avenir, préoccupait Maurice et Marie-Anne pendant que les chevaux les emportaient.
Marie-Anne avouerait-elle sa grossesse?
Elle le voulait, disant que qui a commis la faute doit se résigner au châtiment et à l'humiliation...
Maurice frémissait à l'idée seule des mépris qui attendent une pauvre jeune fille séduite, la suppliait, la conjurait, les larmes aux yeux, de dissimuler, de se cacher...
—Notre certificat de mariage, disait-il, n'imposerait pas silence aux méchants... Que de misères alors!... Il faut cacher ce qui est, il le faut!... Nous ne rentrons en France que pour quelques jours, sans doute.
Malheureusement, Marie-Anne céda.
—Vous le voulez, dit-elle, j'obéirai, personne ne saura rien...
Le lendemain, qui était le 17 avril, à la tombée de la nuit, les fugitifs arrivaient à la ferme du père Poignet.
Maurice et le caporal Bavois étaient déguisés en paysans...
Le vieux soldat avait fait à la sûreté commune un sacrifice qui lui avait tiré une larme:
Il avait coupé sa moustache.
XXXVII
C'est entre l'abbé Midon et Martial de Sairmeuse, le soir, sur la place d'Armes de Montaignac, qu'avaient été discutées et arrêtées les conditions de l'évasion du baron d'Escorval.
Une difficulté tout d'abord s'était présentée qui avait failli rompre la négociation:
—Rendez-moi ma lettre, disait Martial, et je sauve le baron.
—Sauvez le baron, répondait l'abbé, et votre lettre vous sera rendue.
Mais Martial était de ces natures que l'ombre seule de la contrainte exaspère.
L'idée qu'il paraîtrait se rendre à des menaces, quand en réalité il ne se rendait qu'aux larmes de Marie-Anne, lui fit horreur.
—Voici mon dernier mot, monsieur le curé, prononça-t-il. Remettez-moi à l'instant ce brouillon que m'a arraché une ruse de Chanlouineau, et je vous jure sur l'honneur de mon nom, que tout ce qu'il est humainement possible de faire pour sauver le baron, je le ferai... Sinon si vous vous défiez de ma parole, bonsoir.
La situation était désespérée, le danger pressant, le temps mesuré... Le ton de Martial annonçait une résolution inébranlable.
L'abbé pouvait-il hésiter?
Il tira la lettre de sa poche, et la tendant à Martial:
—Voici, monsieur! prononça-t-il d'une voix solennelle, souvenez-vous que vous venez d'engager l'honneur de votre nom.
—Je me souviendrai, monsieur le curé... Allez chercher les cordes.
C'est ainsi que les choses s'étaient passées.
C'est dire la douleur de l'abbé Midon quand eut lieu l'épouvantable chute du baron, et sa stupeur quand Maurice s'écria que la corde avait été coupée.
—C'est ma confiance qui tue le baron!... dit-il.
Et cependant il ne pouvait se résoudre à charger Martial de cette exécrable action. Elle trahissait une profondeur de scélératesse et d'hypocrisie qu'on ne rencontre guère chez les hommes de moins de vingt-cinq ans.
Mais il avait sur ses émotions la puissance du prêtre. Nul ne put soupçonner le secret de ses pensées. Il resta maître de soi, et c'est avec les apparences du plus inaltérable sang-froid qu'il donna sur place les premiers soins au baron et qu'il régla les détails de la fuite.
Quand il vit M. d'Escorval installé chez Poignot, quand il eût vu s'éloigner le cortège destiné à donner le change, il respira.
Ce seul fait que le baron avait pu supporter le transport, trahissait dans ce pauvre corps brisé une intensité de vie qu'on n'y eût pas soupçonnée.
L'important, à cette heure, était de se procurer les instruments de chirurgie et les médicaments qu'exigeait l'état du blessé.
Mais où, mais comment se les procurer?
La police du marquis de Courtomieu épiait les médecins et les pharmaciens de Montaignac, espérant arriver par eux, et à leur insu, jusqu'aux blessés du soulèvement.
Le passé de l'abbé Midon sauva le présent.
Lui qui s'était fait la Providence des malheureux de sa paroisse, lui qui, pendant dix ans, avait été le médecin et le chirurgien des pauvres, il avait à sa cure une trousse presque complète, et cette grande boîte de médicaments qu'il portait sur le dos dans ses tournées.
—Ce soir, dit-il à Mme d'Escorval, j'irai chercher tout cela.
L'obscurité venue, en effet, il passa une longue blouse bleue, rabattit sur son visage un large chapeau de feutre, et se dirigea vers le village de Sairmeuse.
Pas une lumière ne brillait aux fenêtres du presbytère. Bibiane, la vieille gouvernante, devait être à bavarder chez les voisins.
L'abbé pénétra dans cette maison, qui avait été la sienne, en forçant la porte du petit jardin; il trouva à tâtons ce qu'il voulait, et se retira sans avoir été aperçu...
Et cette nuit-là même, si quelque espion eût rôdé autour de la ferme du père Poignot, il eût entendu deux ou trois cris effrayants, sinistres comme ceux de la bête qu'on égorge.
L'abbé hasardait une cruelle, mais indispensable opération.
Son cœur tremblait, mais non la main qui tenait le bistouri, quoique jamais il n'eût rien tenté de si difficile.
—Ce n'est point sur ma faible science que je compte, avait-il dit, j'ai mis mon espoir plus haut.
Cet espoir ne fut pas déçu, car à trois jours de là, le blessé, après une nuit relativement paisible, parut reprendre connaissance.
Son premier regard fut pour sa vaillante femme, assise à son chevet, sa première parole fut pour son fils.
—Maurice?... demanda-t-il.
—En sûreté!... répondit l'abbé Midon. Il doit être sur la route de Turin.
Les lèvres de M. d'Escorval s'agitèrent comme s'il eût murmuré une prière, et d'une voix faible:
—Nous vous devrons tous la vie, curé, dit-il, car je crois bien que je m'en tirerai.
Tout faisait supposer qu'il s'en tirerait, en effet, non sans souffrances atroces cependant, non sans des complications qui parfois faisaient trembler ceux qui l'entouraient.
Plus heureux, Jean Lacheneur fut sur pied à la fin de la semaine.
En ces circonstances périlleuses, le père Poignot et ses fils, ces braves gens dont on avait mis le courage en doute, furent héroïques. Pour que personne ne soupçonnât la présence de leurs hôtes, ils surent déployer cette finesse de paysan près de laquelle la rouerie des plus subtils diplomates n'est que simplicité.
Ainsi s'étaient écoulés quarante jours, quand un soir, c'était le 17 avril, pendant que l'abbé Midon lisait un journal au baron d'Escorval, la porte du grenier s'entrebâilla doucement, et un des fils Poignot se montra et disparut aussitôt...
Sans affectation, le prêtre acheva sa phrase, posa son journal et sortit.
—Qu'est-ce? demanda-t-il au jeune gars.
—Eh! monsieur le curé, M. Maurice, Mlle Lacheneur et le vieux caporal viennent d'arriver; ils voudraient monter.
En trois bonds, l'abbé Midon descendit le roide escalier.
—Malheureux!... s'écria-t-il en marchant sur les trois imprudents, que voulez-vous?...
Et s'adressant à Maurice:
—C'est par vous et pour vous que votre père a failli mourir!... Craignez-vous donc qu'il en réchappe, que vous revenez, au risque de montrer aux délateurs le chemin de sa retraite!... Partez.
Le pauvre garçon, atterré, balbutiait des excuses inintelligibles. L'incertitude lui avait paru pire que la mort; il avait appris le supplice de M. Lacheneur; il n'avait pas réfléchi; il allait s'éloigner; il ne demandait qu'à voir son père; il voulait seulement embrasser sa mère...
Le prêtre fut inflexible.
—Une émotion peut tuer votre père, déclara-t-il; apprendre à votre mère votre retour et à quels dangers vous vous êtes follement exposé, serait lui enlever toute sécurité... Retirez-vous... Repassez la frontière cette nuit même.
Jean Lacheneur, témoin de cette scène, s'approcha.
—Je m'éloignerai aussi, monsieur le curé, dit-il, et je vous prierai de garder ma sœur... La place de Marie-Anne est ici et non sur les grands chemins...
L'abbé Midon se tut, évaluant les chances bonnes ou mauvaises, puis brusquement:
—Soit, dit-il, partez; je n'ai vu votre nom sur aucune liste; on ne vous poursuit pas...
Ainsi séparé tout à coup de celle qui était sa femme, après tout, Maurice eût voulu se concerter avec elle, lui adresser ses dernières recommandations, l'abbé ne le permit pas.
—Fuyez!... dit-il encore en entraînant Marie-Anne... Adieu!
Le prêtre s'était trop hâté.
Lorsque Maurice avait tant besoin des conseils de sa sagesse, il le livrait aux inspirations de la haine furieuse de Jean Lacheneur.
Dès qu'ils furent dehors:
—Voilà donc, s'écria Jean, l'œuvre des Sairmeuse et du marquis de Courtomieu!... Je ne sais, moi, où ils ont jeté le corps de mon père exécuté; vous ne pouvez, vous, embrasser votre père, lâchement, traîtreusement assassiné par eux!...
Il eut un éclat de rire nerveux, strident, terrible, et d'une voix rauque poursuivit:
—Et cependant, si nous gravissions cette éminence, nous apercevrions, dans le lointain, le château de Sairmeuse illuminé... Ce soir, on fête le mariage de Martial et de Mlle Blanche... Nous errons à l'aventure, nous, sans amis, sans asile; là-bas, ils tiennent table, ils rient, les verres se choquent.
Il n'en fallait pas tant pour rallumer toutes les colères de Maurice. Tout son sang afflua à son cerveau. Il oublia tout pour se dire que troubler cette fête de sa présence serait une vengeance digne de lui.
—Je vais aller provoquer Martial, s'écria-t-il, à l'instant, chez lui...
Mais Jean l'interrompit.
—Non, dit-il, pas cela!... Ils sont lâches, ils vous feraient arrêter. Il faut écrire, je porterai la lettre.
Le caporal Bavois les entendait, il eût pu s'opposer à leur folie...
Mais non... il trouvait toute naturelle et on ne peut plus logique leur fureur de vengeance, et jugeant qu'ils «n'avaient pas froid aux yeux» il les estimait davantage...
À tous risques, ils entrèrent donc dans le premier bouchon qu'ils rencontrèrent sur leur route, et la provocation fut écrite et confiée à Jean Lacheneur....
XXXVIII
Troubler la fête du château de Sairmeuse, changer en tristesse la joie d'un premier jour de mariage, épouvanter de sinistres présages l'union de Martial et de Mlle Blanche de Courtomieu...
Voilà, en vérité, tout ce qu'espérait Jean Lacheneur.
Quant à croire que Martial triomphant et heureux accepterait le cartel de Maurice, misérable et proscrit... il ne le croyait pas.
Même, tout en attendant Martial dans le vestibule du château, il s'armait contre les mépris et les railleries dont ne manquerait pas de l'accabler tout d'abord, présumait-il, ce froid et hautain gentilhomme qu'il venait défier.
L'accueil évidemment bienveillant de Martial le déconcerta un peu...
Il se remit, en voyant le prodigieux effet que produisait la provocation mortellement offensante de Maurice.
—Nous avons frappé juste!... pensait-il.
Martial lui ayant pris la main pour l'entraîner, il ne résista pas...
Et pendant qu'il traversait les salons ruisselants de lumière, tout en fendant les groupes d'invités surpris, Jean ne songeait ni à ses gros souliers ferrés ni a ses habits de paysan.
Tout palpitant d'anxiété, il se demandait;
—Que va-t-il se passer?...
Il le sut bientôt.
Appuyé au chambranle doré de la porte de la galerie, il assista à la terrible scène du petit salon.
Il vit Martial de Sairmeuse, ivre de colère, jeter à la face du marquis de Courtomieu la lettre de Maurice d'Escorval.
On eût cru que rien de tout cela ne le touchait, tant il restait froid et immobile, pâle, les lèvres pincées, les yeux baissés... Mais ces apparences mentaient. Son cœur se dilatait en une espèce de jouissance, et s'il baissait les yeux, c'est qu'il ne voulait pas qu'on pût voir quelle joie immense y éclatait.
Jamais il n'eût osé souhaiter une vengeance si prompte ni surtout si terrible.
Et cependant ce n'était rien encore...
Après avoir écarté brutalement Blanche, sa jeune femme, qui s'opposait à sa sortie, qui s'accrochait désespérément à ses vêtements, Martial reprit le bras de Jean Lacheneur.
—Arrivez!... lui dit-il d'une voix frémissante. Suivez-moi!...
Jean le suivit.
Ils traversèrent de nouveau la grande galerie, au milieu des invités pétrifiés; mais, au lieu de gagner le vestibule, Martial s'empara d'un candélabre allumé sur une console et ouvrit une petite porte qui donnait sur un escalier de service.
—Où me conduisez-vous?... demanda Jean Lacheneur.
Martial, qui avait déjà gravi deux ou trois marches, se retourna:
—Avez-vous donc peur? fit-il.
L'autre haussa les épaules, et froidement:
—Si vous le prenez ainsi, prononça-t-il, montons.
Ils montèrent au second étage du château et arrivèrent à un appartement à demi démeublé, où tout était en désordre.
C'était l'appartement de garçon de Martial. La veille au soir, il avait bien cru qu'il y couchait pour la dernière fois.
Cet appartement, autrefois, était celui de Jean Lacheneur lorsqu'il venait passer les vacances près de son père, et rien n'y avait été changé. Il reconnaissait les rideaux à ramages, les grandes rosaces du tapis et jusqu'au vieux fauteuil où il avait lu tant de romans en cachette.
Dès qu'ils furent entrés, Martial courut à un petit secrétaire resté dans un angle, le brisa plutôt qu'il ne l'ouvrit et prit dans un tiroir un papier plié fort menu qu'il glissa dans sa poche.
Bien qu'il parût agir dans la plénitude de sa volonté, un observateur eût été effrayé de ses mouvements saccadés, de sa pâleur et de l'éclat de ses yeux. Les fous, quand ils paraissent se conduire le plus raisonnablement, se trahissent par un extérieur pareil.
—Maintenant, dit-il, partons... Il faut éviter une scène; mon père et... ma femme me cherchent sans doute... Nous nous expliquerons dehors.
Ils descendirent en toute hâte, sortirent par les jardins et eurent bientôt atteint la longue avenue de Sairmeuse.
Alors Jean Lacheneur s'arrêta court.
—Venir si loin pour un oui ou un non, était je crois inutile, dit-il. Enfin, vous l'avez voulu. Que dois-je répondre à Maurice d'Escorval?
—Rien! Vous allez me conduire près de lui.
—Vous?...
—Oui, moi!... Il faut que je le voie, que je lui parle, que je me justifie... Marchons!
Mais Jean Lacheneur ne bougea pas.
—Ce que vous me demandez est impossible, prononça-t-il.
—Pourquoi?
—Parce que Maurice est poursuivi. S'il était pris, il serait traduit devant la Cour prévôtale et sans doute condamné a mort. Il se cache, il a trouvé une retraite sûre, je n'ai pas le droit de la faire connaître.
En fait de retraite sûre, Maurice n'avait alors que la bois voisin, où, en compagnie du caporal Bavois, il attendait le retour de Jean.
Mais Jean n'avait pu résister à la tentation de prononcer cette réponse, plus insultante que s'il eût dit simplement:
—Nous craignons les délateurs!...
La preuve que Martial n'était pas soi, c'est que lui si fier, si violent, il ne releva pas l'outrage.
—Vous vous défiez de moi!... fit-il tristement.
Jean Lacheneur se tut, nouvelle offense.
—Cependant, insista Martial, après ce que vous venez de voir et d'entendre, vous ne pouvez plus me soupçonner d'avoir coupé les cordes que j'ai portées au baron d'Escorval.
—Non... Je suis persuadé que vous êtes innocent de cette atroce lâcheté.
—Vous avez vu comment j'ai puni celui qui a osé compromettre l'honneur du nom de Sairmeuse... Et celui-là, cependant, est le père de la jeune fille que j'ai épousée aujourd'hui même...
—J'ai vu!... mais je vous répondrai quand même: impossible!
Véritablement, Jean était stupéfait de la patience,—il faut dire plus,—de l'humble résignation de Martial.
Au lieu de se révolter, Martial tira de sa poche le papier qu'il était allé prendre à son appartement, et le tendant à Jean:
—Ceux qui m'infligent cette honte qu'on doute de ma parole, seront châtiés, dit-il d'une voix sourde... Vous ne croyez pas à ma sincérité, Jean, en voici une preuve que je comptais remettre a Maurice et qui vous rassurera...
—Qu'est-ce que cette preuve?...
—Le brouillon écrit de ma main, en échange duquel mon père a favorisé l'évasion du baron d'Escorval... Un inexplicable pressentiment m'a empêché de brûler cette pièce compromettante... je m'en réjouis aujourd'hui. Reprenez cette lettre, elle me remet à votre discrétion.
Tout autre que Jean Lacheneur eût été touché de cette grandeur d'âme, que d'aucuns eussent taxée d'héroïque niaiserie.
Jean demeura implacable. Il avait au cœur une de ces haines que rien ne désarme, qui circulent dans les veines comme le sang, que nulles satisfactions n'assouvissent, qui loin de s'affaiblir avec les années, grandissent et deviennent plus terribles.
Il eût tout sacrifié, il sacrifia tout en ce moment, le malheureux! à l'ineffable jouissance de voir à ses pieds ce fier marquis qu'il exécrait.
—Bien, dit-il, je remettrai cela à Maurice.
—C'est un gage d'alliance, ce me semble?
Jean Lacheneur eut un geste terrible d'ironie et de menace.
—Un gage d'alliance! s'écria-t-il, comme vous y allez, monsieur le marquis!... Avez-vous donc oublié tout le sang qui a coulé entre nous? Vous n'avez pas coupé les cordes, soit!... Mais qui donc a condamné à mort le baron d'Escorval innocent? N'est-ce pas le duc de Sairmeuse? Une alliance!... Vous oubliez donc que vous et les vôtres vous avez conduit mon père à l'échafaud!... Comment avez-vous remercié cet homme dont l'héroïque probité vous a rendu une fortune!... Vous avez essayé de séduire sa fille, ma pauvre Marie-Anne... Vous ne l'avez pas séduite, mais vous l'avez bien perdue de réputation.
—J'ai offert mon nom et ma fortune à votre sœur.
—Je l'eusse tuée de ma main si elle eût accepté!... C'est que je n'oublie pas, moi, et je vous le prouverai... Si jamais quelque grand malheur atteint la noble famille de Sairmeuse, pensez à Jean Lacheneur... Sa main y sera pour quelque chose...
Il s'emportait, il s'oubliait; une violente secousse de sa volonté lui rendit sa froideur, et d'un ton posé il ajouta:
—Et si vous tenez tant à voir Maurice, soyez demain à la lande de la Rèche à midi, il y sera. Au revoir!...
Ayant dit, il se jeta brusquement de côté, franchit d'un bond le talus de l'avenue, et disparut dans les ténèbres...
—Jean!... cria Martial d'une voix presque suppliante; Jean! revenez; écoutez-moi!
Pas de réponse...
Et bientôt, le bruit des souliers ferrés du frère de Marie-Anne s'éteignit sur la terre labourée...
Une sorte d'étourdissement, comme après une chute, s'était emparé du jeune marquis de Sairmeuse, et il restait debout à la même place au milieu de l'avenue, immobile, sans projets et sans pensées...
Un cheval qui passait à fond de train, lancé du côté de Montaignac, et qui en passant faillit l'écraser, le tira de cet anéantissement.
Il tressaillit comme un homme éveillé en sursaut, et la conscience de ses actes qu'il avait perdue en lisant la provocation de Maurice lui revint.
Maintenant, il pouvait juger sa conduite, comme l'ivrogne qui, l'ivresse dissipée, constate avec épouvante ses extravagances.
Était-ce vraiment lui, Martial, le flegmatique railleur, l'homme qui vantait son sang-froid et son insensibilité parfaite, qui s'était laissé emporter ainsi!
Hélas! oui. Et quand Blanche de Courtomieu, désormais la marquise de Sairmeuse, accusait Marie-Anne, la clairvoyance de sa jalousie ne la trompait pas absolument...
Martial, qui eût dédaigné l'opinion du monde entier, fut comme frappé de vertige, à l'idée que Marie-Anne le méprisait sans doute, et qu'elle le tenait pour un traître et pour un lâche...
C'est pour elle que, dans un accès de rage, il avait voulu une éclatante justification.
S'il suppliait Jean de le conduire près de Maurice d'Escorval, c'est que près de Maurice il espérait trouver Marie-Anne pour lui dire:
—Les apparences étaient contre moi, mais je suis innocent, et je l'ai prouvé en démasquant le coupable.
C'est à Marie-Anne qu'il eût voulu remettre le brouillon qu'il avait conservé, se disant qu'à tout le moins il l'étonnerait à force de générosité...
Son attente avait été trompée, et il n'apercevait plus de réel qu'un scandale inouï.
—Ce sera le diable à arranger, cet esclandre... se dit-il; mais bast!... personne n'y pensera plus dans un mois. Le plus court est d'aller au devant des commentaires... Rentrons!...
Il disait cela: «rentrons,» du ton le plus délibéré. Le fait est qu'à mesure qu'il approchait du château, sa résolution chancelait.
La fête de ses noces, qui devait être si magnifique, était déjà terminée; les invités ne se retiraient pas, ils s'enfuyaient...
Martial réfléchissait qu'il allait se trouver seul entre sa jeune femme, son père et le marquis de Courtomieu. Que de reproches alors, de cris, de larmes, de colère et de menaces!... Et il affronterait tout cela...
—Ma foi! non!... prononça-t-il à demi-voix, pas si bête... Laissons-leur la nuit pour se calmer, je reparaîtrai demain...
Mais où passer la nuit?... Il était en costume de cérémonie, nu-tête, et il commençait à avoir froid... La maison occupée par le duc à Montaignac était une ressource.
—J'y trouverai un lit, songea-t-il, des domestiques, d'autres habits, du feu, et demain un cheval pour revenir.
C'était une longue traite à faire à pied, mais dans sa disposition d'esprit cela ne lui déplut pas.
Le domestique qui vint lui ouvrir, quand il frappa, faillit tomber de son haut en le reconnaissant...
—Vous, monsieur le marquis!...
—Oui, moi!... Allume-moi un grand feu dans le salon et apporte-m'y des vêtements pour me changer...
Le valet obéit, et bientôt Martial se trouva seul, étendu sur un canapé devant la cheminée.
—Il serait beau de dormir, se disait-il, car le railleur reprenait le dessus.
Il essaya, mais il n'était pas de cette force.
Sa pensée lui échappait pour s'envoler à Sairmeuse, dans cette chambre nuptiale où il avait prodigué les plus exquises recherches du luxe.
Il eut dû y être à cette heure, près de Blanche, cette jeune femme si jolie qui était la sienne, qu'il n'aimait pas, mais dont il était passionnément aimé...
Pourquoi l'avoir abandonnée?... Était-elle donc responsable de l'infamie du marquis de Courtomieu?
—Pauvre fille!... pensait-il, quelle nuit de noces!...
Au jour, cependant, il s'endormit d'un sommeil fiévreux, et il était plus de neuf heures quand il s'éveilla.
Il se fit servir à déjeuner, décidé à rentrer à Sairmeuse, et il mangeait de bon appétit, quand tout à coup:
—Qu'on me selle un cheval, s'écria-t-il. Vite!... très-vite!...
Il venait de se rappeler le rendez-vous de Maurice... Pourquoi ne pas s'y rendre!...
Il s'y rendit, et, grâce à la rapidité de son cheval, il mettait pied à terre à la Rèche comme sonnait la demie de onze heures.
Les autres ne devant pas être arrivés encore; il attacha son cheval à un arbre du petit bois de sapins, et lestement il gagna le point culminant de la lande.
Là avait été autrefois la masure de Lacheneur... Il n'en restait que les quatre murs, noircis par l'incendie et à demi-éboulés...
Depuis un moment, Martial contemplait ces ruines, non sans une violente émotion, quand il entendit un grand froissement dans les ajoncs.
Il se retourna: Maurice, Jean et le caporal Bavois arrivaient...
Le vieux soldat portait sous le bras un long et étroit paquet enveloppé de serge: c'était des épées que, pendant la nuit, Jean Lacheneur était allé chercher à Montaignac, chez un officier à demi-solde.
—Nous sommes fâchés, monsieur, commença Maurice, de vous avoir fait attendre. Remarquez toutefois qu'il n'est pas midi... Puis nous comptions peu sur vous...
—Je tenais trop à me... justifier, interrompit Martial, pour n'être pas exact.
Maurice haussa dédaigneusement les épaules.
—Il ne s'agit pas de se justifier, monsieur, dit-il d'un ton rude jusqu'à la grossièreté, mais de se battre.
Si insultants que fussent le geste et le ton, Martial ne sourcilla pas.
—Ou le malheur vous rend injuste, dit-il doucement, ou M. Lacheneur ici présent ne vous a rien dit.
—Jean m'a tout raconté...
—Eh bien, alors?...
Le sang-froid de Martial devait jeter Maurice hors de soi.
—Alors, répondit-il, avec une violence inouïe, ma haine est pareille, si mon mépris a diminué... Vous me devez une rencontre, monsieur, depuis le jour où nos regards se sont croisés sur la place de Sairmeuse, en présence de Mlle Lacheneur... Vous m'avez dit ce jour-là: «Nous nous retrouverons!» Nous voici face à face... Quelle insulte vous faut-il pour vous décider à vous battre?...
Un flot de sang empourpra le visage du marquis de Sairmeuse; il saisit une des épées que lui présentait le caporal Bavois, et tombant en garde:
—Vous l'aurez voulu, dit-il d'une voix stridente... Le souvenir de Marie-Anne ne peut plus vous sauver...
Mais les fers étaient à peine croisés, qu'un cri de Jean et du caporal Bavois arrêta le combat.
—Les soldats!... crièrent-ils, fuyons!...
Une douzaine de soldats, en effet, approchaient courant de toutes leurs forces.
—Ah! je l'avais bien dit!... s'écria Maurice, le lâche est venu, mais il avait prévenu les gendarmes!...
Il bondit en arrière, et brisant son épée sur son genou, il en lança les tronçons à la face de Martial en disant:
—Voilà ton salaire, misérable!...
—Misérable!... répétèrent Jean et le caporal Bavois, traître!... infâme!...
Et ils s'enfuirent laissant Martial foudroyé...
Un prodigieux effort le remit. Les soldats arrivaient; il courut au sous-officier qui les commandait, et d'une voix brève:
—Me reconnaissez-vous?...
—Oui, répondit le sergent, vous êtes le fils du duc de Sairmeuse.
—Eh bien, je vous défends de poursuivre ces gens qui fuient!...
Le sergent hésita d'abord, puis d'un ton décidé:
—Je ne puis vous obéir, monsieur, j'ai ma consigne.
Et s'adressant à ses hommes:
—Allons, vous autres, haut le pied!
Il allait donner l'exemple, Martial le retint par le bras.
—Du moins, fit-il, vous ne refuserez pas de me dire qui vous envoie...
—Qui?... le colonel, parbleu! d'après les ordres que le grand prévôt, M. de Courtomieu, lui a envoyés hier soir par un homme à cheval... Nous sommes en embuscade en bas, dans le bois, depuis le point du jour... Mais lâchez-moi, sacré tonnerre!... vous allez me faire manquer mon expédition...
Il s'échappa, et Martial, plus trébuchant qu'un homme ivre, descendit la lande et alla reprendre son cheval.
Mais il ne rentra pas au château de Sairmeuse... Il revint à Montaignac, et passa le reste de l'après-midi enfermé dans sa chambre.
Et le soir même il expédiait à Sairmeuse deux lettres...
L'une à son père, l'autre à sa jeune femme.
XXXIX
Si abominable que Martial imaginât le scandale de ses emportements, l'idée qu'il s'en faisait restait encore au-dessous de la réalité.
La foudre tombant au milieu de la galerie, n'eût pas impressionné les hôtes de Sairmeuse si terriblement que la lecture de la provocation de Maurice d'Escorval.
Un frisson courut par l'assemblée, quand Martial, effrayant de colère, lança la lettre froissée au visage de son beau-père, le marquis de Courtomieu.
Et quand le marquis s'affaissa sur un fauteuil, quelques jeunes femmes, plus sensibles que les autres, ne purent retenir un cri d'effroi...
Il y avait bien vingt secondes que Martial était sorti avec Jean Lacheneur et les invités restaient encore immobiles comme des statues, pâles, muets, stupéfaits et comme pétrifiés.
Ce fut Mme Blanche, la mariée, qui rompit le charme.
Pendant que le marquis de Courtomieu se pâmait sans que personne encore songeât à le secourir, pendant que le duc de Sairmeuse trépignait et se mordait les poings de colère, la jeune marquise essaya de sauver la situation...
Le poignet meurtri de l'étreinte brutale de Martial, le cœur tout gonflé de haine et de rage, plus blanche que son voile de mariée, elle eut la force de retenir ses larmes prêtes à jaillir, elle sut contraindre ses lèvres à sourire.
—C'est vraiment donner trop d'importance à un petit malentendu qui s'expliquera demain, dit-elle, presque gaiement, aux personnes les plus rapprochées d'elle.
Et aussitôt, s'avançant jusqu'au milieu de la galerie, elle fit signe à l'orchestre de commencer une contre-danse.
Mais aux premières mesures de l'orchestre, éclatant soudainement, tous les invités, d'un mouvement unanime, se précipitèrent vers la porte.
On eût dit que le feu venait de prendre au château... On ne se retirait pas, on fuyait...
Une heure plus tôt, le marquis de Courtomieu et le duc de Sairmeuse étaient excédés d'empressements serviles et de plates adulations...
En ce moment, ils n'eussent pas trouvé dans toute cette foule si noble un homme assez hardi pour leur tendre ouvertement la main.
C'est que l'instant d'avant on les croyait tout-puissants... Ils venaient, pensait-on, de rendre un grand service, en étouffant la conspiration... On les savait bien en cour et amis du roi... On leur supposait sur l'esprit des ministres une influence qui devait tourner au profit de leurs amis...
Tandis que maintenant, à la suite de la lettre si explicite de Maurice, après les aveux de Martial, on voyait le duc et le marquis précipités du faîte de leurs grandeurs, disgraciés, punis peut-être...
Or, le grand art consiste à pressentir les disgrâces...
Héroïque jusqu'au bout, «la mariée» fit, pour arrêter cette déroute, d'incroyables efforts.
Debout près de la porte de la galerie, son plus attrayant sourire aux lèvres, Mme Blanche prodiguait les plus encourageantes et les plus flatteuses paroles, s'épuisant en arguments pour rassurer ces déserteurs.
Elle essayait de piquer les amours-propres. Elle faisait honte aux danseurs, elle s'adressait aux jeunes filles...
Efforts vains!... sacrifices inutiles!... Beaucoup de femmes, sans doute, ce soir-là, se donnèrent la délicate jouissance de faire payer à la jeune marquise de Sairmeuse les dédains et les épigrammes de Blanche de Courtomieu...
Enfin, le moment arriva où de tous ces hôtes si empressés à accourir, le matin, il ne resta plus qu'un vieux gentilhomme, lequel, prudemment, à cause de sa goutte, avait laissé s'écouler la foule.
Il s'inclina en passant devant la jeune marquise de Sairmeuse, et rougissant de cette insulte à une femme, il sortit comme les autres...
Mme Blanche était seule!... Elle n'avait plus besoin de se contraindre... Il n'y avait plus là de témoins pour épier ses horribles souffrances et en jouir...
D'un geste furieux, elle arracha son voile de mariée et sa couronne de fleurs d'oranger, et dans un transport de rage folle, elle les foula aux pieds...
Un valet de pied traversant la galerie, elle l'arrêta.
—Éteignez partout!... lui dit-elle comme si elle eût été chez son père, à Courtomieu et non pas à Sairmeuse.
On lui obéit, et alors, pâle et échevelée, les yeux hagards, elle courut au petit salon où avait eu lieu la scène...
Des domestiques s'empressaient autour du marquis de Courtomieu qui gisait sur une causeuse.
On avait, quand il s'était affaissé, prononcé le terrible mot d'apoplexie.
Mais le duc de Sairmeuse avait haussé les épaules.
—Tout le sang de ses veines affluerait à son cerveau, qu'il ne lui donnerait pas seulement un étourdissement, dit-il.
C'est que M. de Sairmeuse était furieux contre son ancien ami.
Même, en y réfléchissant, il ne savait trop si c'était à Martial ou au marquis de Courtomieu qu'il devait en vouloir le plus...
Martial, par ses aveux publics, venait certainement de renverser l'échafaudage de sa fortune politique.
Mais, d'un autre côté, le marquis de Courtomieu n'était-il pas cause qu'on accusait un Sairmeuse d'une trahison dont l'idée seule soulevait le cœur de dégoût?...
Enfoncé dans un fauteuil, les traits contractés par la colère, il suivait les mouvements des domestiques, quand Mme Blanche entra.
Elle se posa devant lui, croisant les bras, et d'une voix sourde:
—Qui donc vous retenait ici, monsieur le duc, prononça-t-elle, pendant que je restais seule, exposée aux dernières humiliations... Ah!... si j'étais un homme!... Tous vos hôtes se sont enfuis, monsieur, tous!...
Brusquement M. de Sairmeuse se dressa:
—Eh bien, s'écria-t-il, qu'ils aillent au diable!...
C'est que de tous ces hôtes qui venaient de quitter ses salons, rompant ainsi violemment avec lui, il n'en était pas un seul que le duc de Sairmeuse regrettât.
Il savait bien qu'il n'avait pas un ami, lui dont l'étonnant orgueil ne reconnaissait pas un égal.
Donnant une fête pour le mariage de son fils, il y avait convié tous les gentilshommes de la contrée. Ils étaient venus... bien! Ils s'enfuyaient... bon voyage!
Si le duc enrageait de cette désertion, c'est qu'elle lui présageait avec une terrible éloquence la disgrâce tant redoutée.
Cependant, il essaya de se mentir à lui-même.
—Ils reviendront, dit-il à Mme Blanche, nous les reverrons repentants et humbles! Fiez-vous à moi!... Mais où donc peut être Martial?
Les yeux de la jeune femme flamboyèrent, mais elle ne répondit pas.
—Serait-il sorti avec le fils de ce scélérat de Lacheneur? reprit le duc.
—Je le crois...
—Il ne saurait tarder à rentrer...
—Qui sait!...
M. de Sairmeuse donna sur la cheminée un coup de poing à briser le marbre.
—Jarnibieu!... s'écria-t-il, ce serait combler la mesure...
La jeune mariée dut croire que le duc s'inquiétait et s'irritait pour elle... Mais elle se trompait. Il ne songeait qu'aux calculs de son ambition déçue.
Quoi qu'il en dit, il s'avouait, à part soi, la supériorité de son fils; il avait confiance en son génie d'intrigue, et avant de rien résoudre, il voulait le consulter.
—C'est lui qui a fait le mal, murmurait-il, c'est à lui de le réparer!... Et, Jarnibieu! il en est bien capable, s'il le veut!...
Et tout haut il reprit:
—Il faut retrouver Martial, il faut...
D'un geste terrible de douleur et de colère, Mme Blanche l'interrompit:
—Il faut chercher Marie-Anne, dit-elle, si vous voulez retrouver... mon mari.
Le duc avait eu une pensée pareille, il n'osa l'avouer.
—Le ressentiment vous égare, marquise, fit-il.
—Je sais ce que je sais!...
—Non!... et la preuve c'est que Martial va reparaître... S'il est sorti, il ne peut être loin... On va le chercher, je le chercherai moi-même...
Il s'éloigna en jurant entre ses dents, et alors seulement la jeune femme s'approcha de son père qui ne semblait point reprendre connaissance.
Elle lui secoua le bras, rudement, et de son accent le plus impérieux:
—Mon père!... appela-t-elle: mon père!
Cette voix, qui tant de fois l'avait fait trembler, agit sur M. de Courtomieu plus efficacement que l'eau de Cologne des domestiques. Il entr'ouvrit languissamment un œil, qu'il referma aussitôt, mais non si vite que sa fille ne s'en aperçût:
—J'ai à vous parler, insista-t-elle, relevez-vous!...
Il n'osa désobéir, et péniblement il se redressa sur la causeuse, la cravate dénouée, le visage marbré de grandes plaques rouges.
—Ah!... que je souffre!... geignait-il, que je souffre!
Sa fille l'écrasa d'un regard méprisant, et d'un ton d'ironie amère:
—Pensez-vous que je suis aux anges?... prononça-t-elle.
—Parle donc, soupira M. de Courtomieu, parle, puisque tu le veux...
Mais la jeune femme ne pouvait se livrer ainsi.
—Retirez-vous! dit-elle aux domestiques.
Ils se retirèrent, et après qu'elle eût poussé le verrou de la porte:
—Parlons de Martial... commença-t-elle.
À ce nom, M. de Courtomieu bondit et ses poings se crispèrent.
—Ah! le misérable!... s'écria-t-il.
—Martial est mon mari, mon père.
—Quoi!... après ce qu'il a fait, vous osez le défendre!...
—Je ne le défends pas, mais je ne veux pas qu'on me le tue.
Qui eût, en ce moment, annoncé la mort de Martial, n'eût pas désespéré M. de Courtomieu.
—Vous l'avez entendu, mon père, poursuivit Mme Blanche, on assigne pour demain, à midi, un rendez-vous à Martial, à la lande de la Rèche... Je le connais, il a été insulté, il s'y rendra... Y rencontrera-t-il un adversaire loyal?... Non. Il y trouvera des assassins... Vous pouvez l'empêcher d'être assassiné.
—Moi, mon Dieu!... et comment?
—En envoyant à la Rèche des soldats qui se cacheront dans le bois, et qui, le moment venu, arrêteront les scélérats qui en veulent aux jours de Martial...
Le marquis hocha gravement la tête:
—Si je faisais cela, dit-il, Martial est capable...
—De tout!... oui, je le sais. Mais que vous importe, si je prends tout sur moi?
Quelle était la véritable intention de «la mariée?» M. de Courtomieu essaya vainement de la pénétrer.
—Il faut expédier des ordres à Montaignac, insista-t-elle...
Moins émue, elle eût vu l'ombre d'une pensée mauvaise voiler les yeux de son père. Il songeait que faire ce que désirait sa fille, c'était se venger de Martial et de la façon la plus cruelle, et le déshonorer, lui qui se souciait si peu de l'honneur des autres.
—Soit!... fit-il. Tu l'exiges, je vais écrire...
Sa fille lui apporta vivement de l'encre et des plumes, et tant bien que mal, car ses mains tremblaient, il minuta des instructions pour le colonel de la légion de Montaignac.
Mme Blanche descendit elle-même cette lettre à un domestique, elle lui commanda de monter à cheval, et c'est seulement quand elle l'eût vu partir au galop qu'elle gagna les appartements qui avaient été préparés pour elle, ces appartements où Martial avait réuni les plus délicates merveilles du luxe, et que devait éclairer la plus radieuse des lunes de miel.
Mais là tout était fait pour raviver le désespoir de la pauvre abandonnée, pour attirer sa haine et exaspérer ses colères...
Ses femmes voulaient la déshabiller, elle les renvoya durement et courut s'enfermer avec la tante Médie dans la chambre nuptiale où l'époux seul manquait...
Affaissée sur un fauteuil, elle se rappelait avec une sorte de rage les flatteries excessives dont elle avait été l'objet quand elle était l'élève des Dames du Sacré-Cœur.
Alors, on s'étudiait à lui persuader qu'en raison de tous ses avantages de naissance, de fortune, d'esprit et de beauté, elle devait être plus heureuse que les autres...
Et c'était à elle, que par une étrange dérive de la destinée, ce malheur arrivait, incroyable, inouï, d'être abandonnée la première nuit de ses noces...
Car elle était abandonnée, elle n'en doutait pas... Elle était sûre que son mari ne rentrerait pas, elle ne l'attendait pas...
Le duc de Sairmeuse battait les environs avec quelques domestiques; mais elle savait bien que c'était peine perdue, qu'ils ne rencontreraient pas Martial...
Où pouvait-il être? Près de Marie-Anne, certainement... Mme Blanche ne pouvait l'imaginer ailleurs...
Et à cette pensée atroce, qui l'obsédait, elle sentait la folie envahir son cerveau; elle comprenait le crime; elle rêvait la vengeance qu'on demande au fer ou au poison...
Martial, à Montaignac, avait fini par s'endormir...
Mme Blanche, quand vint le jour, changea pour des vêtements noirs sa robe blanche de mariée, et on la vit errer comme une ombre dans les jardins de Sairmeuse... Elle n'était plus, véritablement, que l'ombre d'elle-même; cette nuit d'indicibles tortures avait pesé sur sa tête plus que toutes les années qu'elle avait vécues...
Elle passa la journée enfermée dans son appartement, refusant d'ouvrir au duc de Sairmeuse et même à son père...
Dans la soirée seulement, vers les huit heures, on eut des nouvelles...
Un domestique apportait les lettres adressées par Martial à son père et à sa femme.
Pendant plus d'une minute, Mme Blanche hésita à ouvrir celle qui lui était destinée: son sort allait être fixé, elle avait peur...
Enfin elle rompit le cachet et lut:
«Madame la marquise,
«Entre vous et moi, tout est fini, et il n'est pas de rapprochement possible...
«De ce moment, reprenez votre liberté... Je vous estime assez pour espérer que vous saurez respecter le nom de Sairmeuse que je ne puis vous enlever.
«Vous trouverez comme moi, je pense, une séparation amiable préférable au scandale d'un procès.
«Quand mes hommes d'affaires règleront vos intérêts, souvenez-vous que j'ai trois cent mille livres de rentes...
«Martial de Sairmeuse.»
Mme Blanche chancela sous le coup terrible... c'en était fait, elle était abandonnée, et abandonnée, pensait-elle, pour une autre. Mais elle se roidit, et d'une voix stridente:
—Oh! cette Marie-Anne! s'écria-t-elle, cette créature! je la tuerai!...
XL
Les vingt-quatre mortelles heures passées par Mme Blanche à mesurer l'étendue de son horrible malheur, le duc de Sairmeuse les avait employées à tempêter et à jurer à faire crouler les plafonds.
Lui non plus, il ne s'était pas couché.
Après des recherches inutiles aux environs, il était revenu à la grande galerie du château, et il l'arpentait d'un pied furieux.
Il tombait de lassitude, après un accès de colère qui avait duré une nuit et un jour, quand on lui apporta la lettre de son fils...
Elle était brève...
Martial ne donnait à son père aucune explication; il ne mentionnait même pas la rupture qu'il venait de signifier à sa femme.
«Je ne puis me rendre à Sairmeuse, Monsieur le duc, écrivait-il, et cependant, nous voir est de la dernière importance.
«Vous approuverez, je l'espère, mes déterminations, quand je vous aurai exposé les raisons qui les ont dictées.
«Venez donc à Montaignac, le plus tôt sera le mieux, je vous attends.»
S'il n'eût écouté que les suggestions de son impatience, le duc de Sairmeuse eût fait atteler à l'instant même, et se fût mis en route.
Mais pouvait-il, décemment, abandonner ainsi brusquement le marquis de Courtomieu, qui avait accepté son hospitalité, et Mme Blanche, la femme de son fils, en définitive.
S'il eût pu les voir encore, leur parler, les prévenir...
Il l'essaya en vain... Mme Blanche s'était enfermée et refusait d'ouvrir; le marquis s'était mis au lit, avait envoyé chercher un médecin qui l'avait saigné, et il se déclarait à la mort.
Le duc de Sairmeuse se résigna donc à une nuit encore d'incertitudes, vraiment intolérables, pour un caractère comme le sien.
—Attendons, se disait-il, demain à l'issue du déjeuner, je saurai bien trouver un prétexte pour m'esquiver quelques heures sans dire que je vais rejoindre Martial...
Il n'eut pas cette peine...
Le lendemain, sur les neuf heures du matin, comme il finissait de s'habiller, on vint lui annoncer que M. de Courtomieu et sa fille l'attendaient au salon.
Surpris, il se hâta de descendre.
Quand il entra, le marquis de Courtomieu, qui était assis dans un fauteuil, se dressa tout d'une pièce, s'appuyant sur l'épaule de tante Médie...
Et Mme Blanche s'avança d'un pas raide, pâle et défaite, autant que si on lui eût tiré des veines la dernière goutte de sang.
—Nous partons, monsieur le duc, dit-elle froidement, et nous venons vous faire nos adieux.
—Comment, vous partez, vous ne voulez pas...
D'un geste doux la jeune femme l'interrompit, et tirant de son corsage la lettre de rupture, elle la tendit à M. de Sairmeuse en disant:
—Veuillez prendre connaissance de ceci, monsieur le duc.
D'un seul coup d'œil il lut, et son saisissement fut tel qu'il ne trouva même pas un juron.
—Incompréhensible!... balbutia-t-il; inimaginable!...
—Inimaginable, en effet!... répéta la jeune femme d'un ton triste, mais sans amertume... Je suis mariée d'hier et me voici abandonnée... Il eût été généreux de réfléchir la veille et non le lendemain... Dites pourtant à Martial que je lui pardonne d'avoir brisé ma vie, d'avoir fait de moi la plus misérable des créatures... Je lui pardonne aussi cette insulte suprême de me parler de sa fortune... Je souhaite qu'il soit heureux. Allons... Adieu, monsieur le duc, nous ne nous reverrons plus... Adieu!...
Elle prit le bras de son père et ils allaient se retirer... M. de Sairmeuse, qui s'était un peu remis, n'eut que le temps de se jeter devant la porte.
—Vous ne partirez pas ainsi!... s'écria-t-il, je ne le souffrirai pas... Attendez au moins que j'aie vu Martial, il n'est peut-être pas coupable autant que vous le croyez...
—Oh! assez!... interrompit le marquis, assez!...
Il dégagea de son bras, le bras de sa fille, et d'une voix affaiblie:
—À quoi bon des explications!... poursuivit-il. Hélas!... il est de ces outrages qui ne se réparent pas... Puisse votre conscience vous pardonner comme je vous pardonne moi-même... Adieu!...
Cela fut dit si parfaitement, avec une intonation si juste et un tel accord de gestes, que M. de Sairmeuse en fut ébloui.
C'est d'un air absolument ahuri qu'il regarda s'éloigner le marquis et sa fille, et ils étaient déjà loin quand il s'écria:
—Cafard!... me croit-il sa dupe!...
Dupe!... M. de Sairmeuse l'était si peu que sa seconde pensée fut celle-ci:
—Où veut-il en venir, avec cette comédie? Il dit qu'il nous pardonne... c'est donc qu'il nous réserve quelque coup de jarnac!...
Cette conviction l'emplit d'inquiétude. En vérité il ne se sentait pas de force à lutter de perfidie contre le marquis de Courtomieu.
—Mais Martial lui damera le pion... s'écria-t-il... Oui, il faut voir Martial!...
Si grande était son anxiété et telle son impatience, que de sa main il aida à atteler la voiture qu'il avait commandée, et que, prenant le fouet, il voulut conduire lui-même.
Tout en poussant furieusement ses chevaux il s'efforçait de réfléchir, mais les idées les plus contradictoires tourbillonnaient dans sa tête, il n'y voyait plus clair, et la rapidité de la course fouettant son sang ravivait sa colère.
Il entra comme un ouragan dans la chambre de Martial, à Montaignac.
—J'imagine que vous êtes devenu fou, marquis! s'écria-t-il dès le seuil. C'est, jarnibieu! la seule excuse valable que vous puissiez présenter...
Mais Martial, qui attendait la visite de son père, avait eu le temps de se préparer.
—Jamais, au contraire, je ne me suis senti si sain d'esprit, répondit-il... Daignez me permettre une question: Est-ce vous qui avez envoyé des soldats au rendez-vous que Maurice d'Escorval m'avait loyalement assigné?...
—Marquis!...
—Bien!... c'est donc encore une infamie du marquis de Courtomieu?...
Le duc ne répondit pas. En dépit de ses travers, de ses défauts et de ses vices, cet homme orgueilleux avait conservé les qualités essentielles de la vieille noblesse française: la fidélité à la parole jurée et une admirable bravoure.
Il trouvait tout naturel que Martial se battît avec Maurice... Il jugeait ignoble ce fait d'envoyer des soldats saisir un ennemi loyal et confiant.
—C'est la seconde fois, poursuivit Martial, que ce misérable essaie de déshonorer le nom de Sairmeuse... Pour qu'on me croie, quand je l'affirmerai, il faut que je rompe avec sa fille... j'ai rompu. Je ne le regrette pas, puisque je ne l'avais vraiment épousée que par condescendance pour vous, par faiblesse, parce qu'il faut se marier et que toutes les femmes, hormis une seule que je ne puis avoir, ne me sont rien...
Mais cela ne rassurait pas le duc de Sairmeuse.
—C'est fort joli ce galimatias sentimental, dit-il; vous n'en avez pas moins perdu la fortune politique de notre maison.
Un fin sourire glissa sur les lèvres de Martial:
—Je crois au contraire que je la sauve, dit-il. Ne nous abusons pas, toute cette affaire du soulèvement de Montaignac est abominable, et vous devez bénir l'occasion qui vous est offerte de dégager votre responsabilité. Avec un peu d'adresse, vous pouvez rejeter tout l'odieux des représailles sur le marquis de Courtomieu et ne garder pour vous que le prestige du service rendu...
Le duc se déridait, il entrevoyait le plan de son fils.
—Jarnibieu!... marquis, s'écria-t-il, savez-vous que c'est une idée cela!... Savez-vous que dès maintenant, je crains infiniment moins le Courtomieu?...
Martial était devenu pensif.
—Ce n'est pas lui que je crains, murmura-t-il, mais sa fille... ma femme.
XLI
Il faut avoir vécu au fond des campagnes pour savoir au juste avec quelle prestigieuse rapidité une nouvelle s'y propage et vole de bouche en bouche. Parfois, c'est à confondre l'esprit.
Ainsi, le soir même des scènes du château de Sairmeuse, la rumeur en arrivait aux infortunés cachés à la ferme du père Poignot.
Il n'y avait pas trois heures que Maurice, Jean Lacheneur et le caporal Bavois s'étaient éloignés en promettant de repasser la frontière cette nuit même.
Après mûres réflexions, l'abbé Midon avait décidé qu'on ne dirait rien à M. d'Escorval de la brusque apparition de son fils et qu'on lui dissimulerait même la présence de Marie-Anne.
Son état était si alarmant encore, que la moindre émotion pouvait décider quelque complication mortelle.
Vers les dix heures, le baron s'étant assoupi, l'abbé Midon et Mme d'Escorval étaient descendus dans une salle basse de la ferme, pour causer librement avec Marie-Anne, quand l'aîné des fils Poignot parut la figure bouleversée.
Ce grave gars était sorti après souper avec plusieurs de ses camarades, pour aller admirer de loin les splendeurs des fêtes de Sairmeuse, et il revenait en toute hâte apprendre aux hôtes de son père les étranges événements de la soirée.
—C'est inconcevable!... murmurait l'abbé Midon abasourdi.
Pas si inconcevable, le prêtre l'eût bien compris, si l'idée lui fût venue d'observer Marie-Anne.
Elle était devenue plus rouge que le feu, elle baissait la tête, et autant que possible s'écartait du cercle de la lumière.
C'est qu'il ne lui était pas possible de méconnaître un trait de cette grande passion que le jeune marquis de Sairmeuse lui avait déclaré, le soir où il lui avait offert son nom en même temps qu'il lui avouait son aversion pour sa fiancée.
Ce qui s'était passé dans l'âme de Martial, il lui semblait qu'elle le devinait.
Mais l'abbé Midon était trop préoccupé pour rien voir. Son premier étonnement dissipé, il était devenu sombre, et le froncement de ses sourcils trahissait l'effort de sa pensée.
Il ne sentait que trop, et les autres comprenaient comme lui, que ces étranges événements rendaient leur situation plus périlleuse que jamais.
—Il est inouï, murmurait-il, que Maurice ait osé cette folie, après ce que je venais de lui dire; l'ennemi le plus cruel du baron d'Escorval n'agirait pas autrement que son fils... Enfin, attendons à demain avant de rien décider.
Le lendemain, on apprit la rencontre de la Rèche. Un paysan, qui avait assisté de loin aux préliminaires de ce duel qui ne devait pas finir, put donner les détails les plus circonstanciés.
Il avait vu les deux adversaires tomber en garde, puis les soldats accourir et se mettre à la poursuite de Maurice, de Jean et de Bavois.
Mais il était sûr aussi que les soldats en avaient été pour leurs peines. Il les avait rencontrés sur les cinq heures, harassés et furieux.
Le sous-officier disait que l'expédition avait manqué par la faute de Martial qui l'avait retenu une minute...
Ce même jour, le père Poignot vint conter à l'abbé Midon que le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu étaient brouillés... C'était le bruit du pays. Le marquis était rentré au château de Courtomieu avec sa fille, et le duc était parti pour Montaignac...
Cette dernière nouvelle devait rassurer l'abbé Midou; mais ses transes avaient été trop poignantes pour échapper au baron d'Escorval.
—Vous avez quelque chose, curé, lui dit-il.
—Rien, monsieur le baron, rien absolument.
—Aucun péril nouveau ne nous menace?
—Aucun, je vous jure.
L'assurance du prêtre et ses protestations ne semblèrent pas convaincre M. d'Escorval.
—Oh!... ne jurez pas, curé... Avant-hier soir, tenez, quand vous êtes remonté ici, à mon réveil, vous étiez plus pâle que la mort, et ma femme, certainement, venait de pleurer... pourquoi?...
D'ordinaire, quand l'abbé Midon ne voulait pas répondre à certaines questions de son malade, il lui imposait silence, en lui disant, ce qui était vrai d'ailleurs, que s'agiter et parler, c'était retarder sa guérison...
Habituellement, le baron obéissait, cette fois il résista.
—Il dépend de vous, curé, poursuivit-il, de me rendre ma tranquillité... Avouez-le, vous tremblez qu'on ne découvre ma retraite... Cette crainte me torture aussi... Eh bien!... jurez-moi que vous ne me laisserez pas reprendre vivant, et vous me rendez la paix...
—Je ne puis jurer cela! murmura l'abbé en pâlissant.
Le regard de M. d'Escorval se voila:
—Et pourquoi donc? insista-t-il... Si j'étais repris, qu'arriverait-il? On me soignerait, et dès que je pourrais me tenir debout, on me fusillerait... Serait-ce donc un crime que de m'épargner l'horreur du supplice... Voyons, curé, vous êtes mon meilleur ami, n'est-ce pas? jurez-moi de me rendre ce suprême service... Voulez-vous que je vous maudisse de m'avoir sauvé la vie...
L'abbé ne répondit pas, mais son œil, volontairement ou non, s'arrêta avec une expression étrange sur la boîte de médicaments posée sur la table.
Voulait-il donc dire:
—Je ne ferai rien; mais là vous trouveriez du poison...
M. d'Escorval le comprit ainsi, car c'est avec l'accent de la reconnaissance qu'il murmura:
—Merci!...
Persuadé que désormais il était le maître de sa vie, qu'il aurait du poison sous la main s'il était découvert, le baron respirait librement.
De ce moment, sa situation, si longtemps désespérée, s'améliora visiblement et d'une façon soutenue.
—Je me moque à cette heure de tous les Sairmeuse du monde, disait-il avec une gaieté qui certes n'était pas feinte, je puis attendre paisiblement mon rétablissement.
De son côté, l'abbé Midon reprenait confiance. Les jours s'écoulaient et ses sinistres appréhensions ne se réalisaient pas.
Loin de provoquer un redoublement de sévérités, l'imprudence affreuse de Maurice et de Jean Lacheneur avait été comme le point de départ d'une indulgence universelle.
On eût dit un parti pris des autorités de Montaignac d'oublier et de faire oublier, s'il était possible, la conspiration de Lacheneur et les abominables représailles dont elle avait été le prétexte.
Maintenant, toutes les nouvelles qui parvenaient à la ferme, calmaient une inquiétude, ou étaient une garantie de sécurité.
On sut d'abord, par un colporteur, que Maurice et le brave caporal Bavois avaient réussi à gagner le Piémont.
De Jean Lacheneur, il n'en était pas question, on supposait qu'il n'avait pas quitté le pays, mais on n'avait aucune raison de craindre pour lui, puisqu'il n'était porté sur aucune des listes de poursuites...
Plus tard, on apprit que M. de Courtomieu venait de tomber malade, qu'il ne sortait plus de chez lui et que Mme Blanche ne quittait pas son chevet.
Une autre fois, le père Poignot raconta en revenant de Montaignac que le duc de Sairmeuse était allé passer huit jours à Paris, qu'il était de retour avec une décoration de plus, signe évident de faveur, et qu'il avait fait à tous les conjurés condamnés à la prison la remise de leur peine.
Douter n'était pas possible, car le journal de Montaignac mentionnait le surlendemain toutes ces circonstances.
L'abbé Midon n'en revenait pas.
—Voilà qui prouve bien l'inanité des prévisions humaines, disait-il à Mme d'Escorval, ce qui devait nous perdre nous sauvera.
C'est que ce changement si heureux, ce brusque revirement, l'abbé Midon l'attribuait uniquement à la rupture du marquis de Courtomieu et du duc de Sairmeuse.
Si grande que fût sa perspicacité, il fut comme tout le monde dupe des apparences.
Il pensait ce qui se disait tout haut dans le pays, ce que les officiers à demi-solde de Montaignac eux-mêmes répétaient:
—Décidément, ce duc de Sairmeuse vaut mieux que sa réputation, et s'il s'est montré implacable c'est qu'il était conseillé par l'odieux marquis de Courtomieu.
Seule, Marie-Anne soupçonnait la vérité.
Il lui semblait qu'elle reconnaissait le génie de Martial, cet esprit souple, se plaisant aux coups de théâtre, toujours épris de l'impossible.
Un secret pressentiment lui disait que c'était lui qui, secouant son apathie habituelle, dirigeait avec une habileté souveraine les événements et usait et abusait de son ascendant sur l'esprit du duc de Sairmeuse.
—Et c'est pour toi, Marie-Anne, lui disait une voix au dedans d'elle-même, c'est pour toi que Martial agit ainsi!... Qu'importent à cet insoucieux égoïste tous ces conjurés obscurs qu'il ne connaît pas!... S'il les protège c'est pour avoir le droit de te protéger, toi et ceux que tu aimes!... s'il a fait remettre les prisonniers en liberté, n'est-ce pas qu'il se propose de faire réformer le jugement injuste qui a condamné à mort le baron d'Escorval innocent!...
Elle sentait diminuer son aversion pour Martial lorsqu'elle songeait à cela.
Et dans le fait, n'était-ce pas de l'héroïsme de la part d'un homme dont elle avait repoussé les offres éblouissantes!...
Pouvait-elle méconnaître tout ce qu'il y avait de réelle grandeur dans la façon dont Martial, plutôt que d'être soupçonné d'une lâcheté, avait révélé un secret qui pouvait renverser la fortune politique du duc de Sairmeuse!...
Et cependant jamais l'idée de cette grande passion d'un homme vraiment supérieur ne fit battre son cœur plus vite. Jamais elle n'en éprouva un mouvement d'orgueil...
Hélas!... Rien n'était plus capable de la toucher; rien ne pouvait plus la distraire de la noire tristesse qui l'envahissait.
Deux mois après son arrivée à la ferme du père Poignot, elle n'était plus que l'ombre de cette belle et radieuse Marie-Anne, qui, jadis sur son passage, recueillait tant de murmures d'admiration...
Elle maigrissait et dépérissait à vue d'œil, pour ainsi dire, ses joues se creusaient. Chaque matin elle se levait plus pâle que la veille, chaque jour élargissait le cercle bleuâtre qui cernait ses grands yeux noirs.
Vive et active autrefois, elle était devenue paresseuse et lente. Elle ne marchait plus, elle se traînait. Souvent elle restait des journées entières immobile sur une chaise, les lèvres contractées comme par un spasme, le regard perdu dans le vide. Parfois de grosses larmes roulaient silencieuses le long de ses joues.
Les gens de la ferme—et Dieu sait cependant si les campagnards sont durs!—ne pouvaient se défendre d'émotion en la regardant, et ils la plaignaient.
—Pauvre fille! répétaient-ils entre eux, ce qu'elle mange ne lui profite guère!... il est vrai qu'elle ne mange, autant dire, rien.
—Dame! disait le père Poignot, faut être juste: elle n'a pas de chance... Elle a été élevée comme une reine, et maintenant la voilà à la charité... Son père a été guillotiné, elle ne sait ce qu'est devenu son frère... On se ferait du chagrin à moins.
À maintes reprises, l'abbé Midon, inquiet, l'avait questionnée.
—Vous souffrez, mon enfant, lui disait-il de sa bonne voix grave, qu'avez-vous?...
—Je ne souffre pas, monsieur le curé.
—Pourquoi ne pas vous confier à moi? Ne suis-je pas votre ami? Que craignez-vous?
Elle secouait tristement la tête et répondait:
—Je n'ai rien à confier!...
Elle disait: rien. Et, cependant elle se mourait de douleur et d'angoisses.
Fidèle à la promesse que lui avait arrachée Maurice, elle n'avait rien dit, ni de sa position, ni de ce mariage à la fois nul et indissoluble, contracté dans la petite église de Vigano.
Et elle voyait approcher avec une inexprimable terreur le moment où il lui serait impossible de dissimuler sa grossesse.
Déjà elle n'y parvenait qu'au prix de tortures de tous les instants, et qu'en risquant sa vie et celle de son enfant.
Et encore réussissait-elle véritablement?
Deux ou trois fois, l'abbé Midon avait arrêté sur elle un regard si perspicace, qu'elle en avait perdu contenance. Était-il sûr qu'il ne doutât de rien?
Les autres ne savaient rien, elle en était certaine. Toute autre qu'elle eût peut-être été soupçonnée, mais elle!... Sa réputation seule la mettait à l'abri de tout soupçon.... Et nature droite et loyale, elle se révoltait de ce continuel mensonge; elle s'indignait de voler ainsi son renom de sagesse et de vertu.
—La honte, pensait-elle, n'en sera que plus grande quand tout se découvrira!...
Ses angoisses étaient affreuses. Que faire?... Avouer! Elle l'eût osé les premiers jours; maintenant, elle ne s'en sentait pas le courage.
Fuir?... mais où aller?... Quel prétexte donner ensuite?... Ne perdrait-elle pas ainsi cet avenir avec Maurice dont l'espoir seul la soutenait!
Elle songeait à fuir cependant, quand un événement lui vint en aide, qui lui sembla le salut.
L'argent manquait à la ferme... Les proscrits ne pouvaient rien tirer du dehors, sous peine de se livrer, et le père Poignot était à bout de ressources...
L'abbé Midon se demandait comment sortir d'embarras, quand Marie-Anne lui parla du testament de Chanlouineau en sa faveur, et de l'argent caché sous la pierre de la cheminée de la belle chambre.
—Je puis sortir de nuit, disait Marie-Anne, courir à la Borderie, m'y introduire, prendre l'argent et l'apporter ici... Il est bien à moi, n'est-ce pas?
Mais le prêtre, après un moment de réflexion, jugea cette démarche impossible.
—Vous seriez peut-être vue, dit-il, et qui sait?... arrêtée. On vous interrogerait... quelles explications plausibles donner? Sans compter que les scellés doivent avoir été mis partout. Les briser, ce serait donner l'idée qu'un vol a été commis, c'est-à-dire éveiller l'attention.
—Que faire, alors!
—Agir au grand jour. Vous n'êtes nullement compromise, vous; reparaissez demain comme si vous reveniez du Piémont, allez trouver le notaire de Sairmeuse, faites-vous mettre en possession de votre héritage, et installez-vous à la Borderie...
Marie-Anne frissonnait...
—Habiter la maison de Chanlouineau, bégaya-t-elle, moi... toute seule!...
Si le prêtre aperçut le trouble de la malheureuse, il n'en tint compte.
—Visiblement le ciel nous protège, ma chère enfant, reprit-il. Je ne vois que des avantages à votre installation à la Borderie, et pas un inconvénient. Nos communications seront faciles, et avec quelques précautions, sans danger. Nous choisirons avant votre départ un point de rendez-vous, et deux ou trois fois par semaine, vous vous y rencontrerez avec le père Poignot...
L'espérance brillait dans ses yeux, et plus vite, il poursuivit:
—Et dans l'avenir, dans deux ou trois mois, vous nous serez plus utile encore... Dès qu'on sera accoutumé dans le pays à votre séjour à la Borderie, nous y transporterons le baron. Sa convalescence y sera bien plus rapide que dans le grenier étroit et bas où nous le cachons et où il souffre véritablement du manque d'air et d'espace...
Il parlait si vite, que Marie-Anne n'avait pu seulement ouvrir la bouche. Comme il s'arrêtait, elle hasarda une objection:
—Que pensera-t-on de moi, balbutia-t elle, en me voyant m'établir comme cela, tout à coup, dans les biens d'un homme qui n'était pas mon parent?...
Le prêtre ne voulut pas comprendre l'appréhension de Marie-Anne.
—Que voulez-vous qu'on pense, fit-il, que vous importe l'opinion?...
Et après une pause:
—Pour vous-même, ma pauvre enfant, prononça-t-il, sortir d'ici où vous vivez enfermée est indispensable... ce vous sera un bienfait, de vous retrouver au grand air, libre, seule...
Le ton de l'abbé, l'expression de son visage, ses regards parurent si étranges à Marie-Anne, qu'elle devint plus blanche que la muraille contre laquelle elle s'appuya toute défaillante.
—Je ne m'étais pas trompée, se dit-elle, il sait!...
—D'ailleurs, insista l'abbé d'un ton péremptoire, il n'y a pas à hésiter.
La détermination prise, restait à en régler l'exécution avec assez d'habileté pour n'éveiller aucun soupçon, et ne laisser au hasard que le moins de prise possible.
Il fut convenu que, dans la nuit même, le père Poignot conduirait Marie-Anne jusqu'à la frontière où elle prendrait la diligence qui fait le service entre le Piémont et Montaignac, et qui traverse le village de Sairmeuse.
C'est avec le plus grand soin que l'abbé Midon avait dicté à Marie-Anne la version qu'elle donnerait de son séjour à l'étranger.
Toutes les réponses aux questions qu'on ne manquerait pas de lui adresser devaient tendre à ce but de bien persuader à tout le monde que le baron d'Escorval était caché dans les environs de Turin.
Ce qui avait été convenu fut exécuté de point en point, et le lendemain, sur les huit heures, les habitants du village de Sairmeuse virent avec une stupeur profonde Marie-Anne descendre de la diligence qui relayait.
—La fille à M. Lacheneur est ici!...
Ce mot, qui vola de maison en maison, avec une foudroyante rapidité, mit tout le village aux portes et aux fenêtres.
On vit la pauvre fille payer le prix de sa place au conducteur, remonter la grande rue suivie d'un garçon d'écurie qui portait une petite malle, et entrer à l'auberge du Bœuf couronné.
À la ville, l'indiscrétion a quelque pudeur; on se cache pour épier. À la campagne, la curiosité, effrontément naïve, se montre sans vergogne et obsède avec une inconsciente cruauté ceux qui en sont l'objet.
Quand Marie-Anne sortit de son auberge, elle trouva devant la porte un rassemblement qui l'attendait bouche béante, les yeux largement écarquillés.
Et plus de vingt personnes la suivirent avec toutes sortes de réflexions qui bourdonnaient à ses oreilles, jusqu'à la porte du notaire où elle alla frapper.
C'était un homme considérable, ce notaire, par sa corpulence, sa fortune et la quantité d'actes qu'il faisait. Il avait la face plate et rougeaude, une façon de s'exprimer melliflue, une barbe bien taillée et des prétentions au bel esprit. On le disait à la fois pieux et gaillard.
Il accueillit Marie-Anne avec la déférence due à une héritière qui va palper une succession liquide d'une cinquantaine de mille francs...
Mais jaloux d'étaler sa perspicacité, il donna fort clairement à entendre que lui, homme d'expérience, il devinait que l'amour avait seul dicté le testament de Chanlouineau...
La résignation de Marie-Anne se révolta.
—Vous oubliez ce qui m'amène, monsieur, prononça-t-elle, vous ne me dites rien de ce que j'ai à faire?
Le notaire, interdit du ton, s'arrêta.
—Peste! pensa-t-il, elle est pressée de tâter les espèces, la commère!...
Et à haute voix:
—Tout sera vite terminé, dit-il; justement le juge de paix n'a pas d'audience aujourd'hui, il sera à notre disposition pour la levée des scellés.
Pauvre Chanlouineau!... le génie des nobles passions l'avait inspiré quand il avait pris ses dispositions dernières...
Un avoué retors n'eût pas imaginé des précautions plus ingénieuses pour écarter toutes ces infinies et irritantes difficultés qui se dressent comme des buissons d'épines autour des successions.
Le soir même, les scellés étaient levés et Marie-Anne était mise en possession de la Borderie.
Elle était seule dans la maison de Chanlouineau, seule!... La nuit tombait, un grand frisson la prit. Il lui semblait qu'une des portes allait s'ouvrir, que cet homme qui l'avait tant aimée allait paraître, et qu'elle entendrait sa voix comme elle l'avait entendue pour la dernière fois, dans son cachot.
Elle se redressa, chassant ces folles terreurs, alluma une lumière, et, avec un indicible attendrissement, elle parcourut cette maison, la sienne désormais, et où palpitait encore, pour ainsi dire, celui qui l'avait habitée.
Lentement, elle traversa toutes les pièces du rez-de-chaussée, elle reconnut le fourneau récemment réparé, et enfin elle monta dans cette chambre du premier étage dont Chanlouineau avait fait comme le tabernacle de sa passion.
Là, tout était magnifique, encore plus qu'il ne l'avait dit.
L'âpre paysan qui déjeunait d'une croûte frottée d'oignon avait dépensé une douzaine de mille francs pour parer ce sanctuaire destiné à son idole.
—Comme il m'aimait! murmurait Marie-Anne, émue de cette émotion dont l'idée seule avait enflammé la jalousie de Maurice, comme il m'aimait!
Mais elle n'avait pas le droit de s'abandonner à ses sensations... Le père Poignot l'attendait sans doute au rendez-vous.
Elle souleva la pierre du foyer et trouva bien exactement la somme annoncée par Chanlouineau... les approches de la mort ne lui avaient pas fait oublier son compte...
Le lendemain, à son réveil, l'abbé Midon eut de l'argent...
Dès lors, Marie-Anne respira, et cet apaisement, après tant d'épreuves et de si cruelles agitations, lui paraissait presque le bonheur.
Fidèle aux recommandations de l'abbé, elle vivait seule, mais par ses fréquentes sorties, elle accoutumait à sa présence les gens des environs... Dans la journée, elle vaquait aux occupations de son modeste ménage, et le soir, elle courait au rendez-vous où le père Poignot lui donnait des nouvelles du baron ou la chargeait, de la part de l'abbé, de quelque commission qu'il ne pouvait faire.
Oui, elle se fût trouvée presque heureuse, si elle eût pu avoir des nouvelles de Maurice... Qu'était-il devenu?... Comment ne donnait-il pas signe de vie?... Que n'eût-elle pas donné pour un conseil de lui...
C'est que le moment approchait où il allait lui falloir un confident, des secours, des soins... et elle ne savait à qui se confier.
En cette extrémité, et lorsque véritablement elle perdait la tête, elle se souvint de ce vieux médecin qui avait reconnu son état à Saliente, qui lui avait témoigné un si paternel intérêt, et qui avait été un des témoins de son mariage à Vigano.
—Celui-là me sauverait, s'écria-t-elle, s'il savait, s'il était prévenu!...
Elle n'avait ni à temporiser ni à réfléchir; elle écrivit sur-le-champ au vieux médecin et chargea un jeune gars des environs de porter sa lettre à Vigano.
—Le monsieur a dit que vous pouviez compter sur lui, dit à son retour le jeune commissionnaire.
Ce soir-là, en effet, Marie-Anne entendit frapper à sa porte. C'était bien cet ami inconnu qui venait à son secours...
Cet honnête homme resta quinze jours caché à la Borderie...
Quand il partit un matin, avant le jour, il emportait sous son grand manteau, un enfant,—un garçon,—dont il avait juré les larmes aux yeux de prendre soin comme de son enfant à lui...
Marie-Anne avait repris son train de vie...
Personne, dans le pays, n'eut seulement un soupçon.
XLII
Pour quitter Sairmeuse sans violences, noblement et froidement, il avait fallu à Mme Blanche des efforts surhumains et toute l'énergie de sa volonté.
La plus épouvantable colère grondait en elle, pendant que, drapée de dignité mélancolique, elle murmurait des paroles de mansuétude et de pardon.
Ah! si elle n'eût écouté que les inspirations de ses ressentiments!...
Mais son indomptable vanité l'enflammait de l'héroïsme du gladiateur mourant dans l'arène, le sourire aux lèvres...
Tombant, elle prétendait tomber avec grâce.
—Nul ne me verra pleurer, personne ne m'entendra me plaindre, disait-elle à son père, plus abattu qu'elle, sachez m'imiter.
Et dans le fait, elle fut stoïque, à son retour au château de Courtomieu.
Son visage, pâli, resta de marbre sous les regards des domestiques ébahis, qui semblaient attendre l'explication de cette catastrophe inouïe.
—On m'appellera «Mademoiselle» comme par le passé, dit-elle d'un ton impérieux. Quiconque oublierait cet ordre serait renvoyé.
Une femme de chambre l'oublia le soir même et prononça le mot défendu: «Madame...» La pauvre fille fut chassée sur l'heure, sans miséricorde, malgré ses protestations et ses larmes.
Tous les gens du château étaient indignés.
—Espère-t-elle donc, disaient-ils, nous faire oublier qu'elle est mariée et que son mari l'a plantée là!...
Hélas! elle eût voulu l'oublier elle-même.
Elle eût voulu anéantir jusqu'au souvenir de cette fatale journée du 17 avril, qui l'avait vue jeune fille, épouse et veuve, entre le lever et le coucher du soleil.
Veuve!... ne l'était-elle pas, par le fait?...
Seulement ce n'était pas la mort qui lui avait ravi son mari; c'était, pensait-elle, une autre femme, une rivale, une infâme et perfide créature, une fille perdue d'honneur, Marie-Anne enfin.
Et elle, cependant, ignominieusement abandonnée, dédaignée, repoussée, elle ne s'appartenait plus.
Elle appartenait à l'homme dont elle portait le nom comme une livrée de servitude, qui ne voulait pas d'elle, qui la fuyait...
Elle n'avait pas vingt ans et c'en était fait de sa jeunesse, de sa vie, de ses espérances, de ses rêves même.
Le monde la condamnait sans appel ni recours à vivre seule, désolée... pendant que Martial, lui, libre de par les préjugés, étalerait au grand jour ses amours adultères.
Alors elle connut l'horreur de l'isolement. Pas une âme à qui se confier en sa détresse. Pas une voix attendrie pour la plaindre!...
Elle avait deux amies préférées, autrefois; elles étaient inséparables au Sacré-Cœur, mais sortie du couvent elle les avait éloignées par ses hauteurs, ne les trouvant ni assez nobles ni assez riches pour elle...
Elle en était réduite aux irritantes consolations de tante Médie, une brave et digne personne, certes, mais dont l'intelligence avait fléchi sous les mauvais traitements, et dont les larmes banales coulaient aussi abondantes pour la perte d'un chat que pour la mort d'un parent.
Vaillante, cependant, Mme Blanche se jura qu'elle renfermerait en son cœur le secret de ses désespoirs.
Elle se montra, comme au temps où elle était jeune fille, elle porta audacieusement les plus belles robes de sa corbeille, elle sut se contraindre à paraître gaie et insouciante.
Mais le dimanche suivant, ayant osé aller à la grand'messe au village de Sairmeuse, elle comprit l'inanité de ses efforts.
On ne la regardait pas d'un air surpris ni haineux, mais on tournait la tête sur son passage pour rire aux éclats. Elle put même entendre sur son état de demoiselle-veuve, des quolibets qui lui entrèrent dans l'esprit comme des pointes de fer rouge.
On se moquait... Elle était ridicule!... Ce fut le comble.
—Oh!... Il faudra qu'on me paye tout cela, répétait-elle.
Mais Mme Blanche n'avait pas attendu cette suprême injure pour songer à se venger, et elle avait trouvé son père prêt à la seconder.
Pour la première fois, le père et la fille avaient été d'accord.
—Le duc de Sairmeuse saura ce qu'il en coûte, disait M. de Courtomieu, de prêter les mains à l'évasion d'un condamné et d'insulter ensuite un homme comme moi!... Fortune politique, position, faveur, tout y passera!... Je veux le voir ruiné, déconsidéré, à mes pieds!... Tu verras... tu verras!...
Malheureusement pour lui, le marquis de Courtomieu avait été malade trois jours, après les scènes de Sairmeuse, et il avait perdu trois autres jours à composer et à écrire un rapport qui devait écraser son ancien allié.
Ce retard devait le perdre, car il permit à Martial de prendre les devants, de bien mûrir son plan, et de faire partir pour Paris le duc de Sairmeuse, habilement endoctriné...
Que raconta le duc à Paris?... Que dit-il au roi qui daigna le recevoir?...
Il démentit sans doute ses premiers rapports, il réduisit le soulèvement de Montaignac à ses proportions réelles, il présenta Lacheneur comme un fou et les paysans qui l'avaient suivi comme des niais inoffensifs.
Peut-être donna-t-il à entendre que le marquis de Courtomieu pouvait fort bien avoir provoqué ce soulèvement de Montaignac... Il avait servi Buonaparte, il tenait à montrer son zèle; on savait des exemples...
Il déplora, quant à lui, d'avoir été trompé par ce coupable ambitieux, rejeta sur le marquis tout le sang versé et se porta fort de faire oublier ces tristes représailles...
Il résulta de ce voyage, que le jour où le rapport du marquis arriva à Paris, on lui répondit en le destituant de ses fonctions de grand prévôt.
Ce coup imprévu devait atterrer M. de Courtomieu.
Lui, si perspicace et si fin, si souple et si adroit, qui avait sauvé les apparences de son honneur de tous les naufrages, qui avait traversé les époques les plus troublées comme une anguille ses bourbes natales, qui avait su établir sa colossale fortune sur trois mariages successifs, qui avait servi d'un même visage obséquieux tous les maîtres qui avaient voulu de ses services, lui, Courtomieu, être joué ainsi!...
Car il était joué, il n'en pouvait douter, il était sacrifié, perdu...
—Ce ne peut être ce vieil imbécile de duc de Sairmeuse qui a manœuvré si vivement, et avec tant d'adresse, répétait-il... Quelqu'un l'a conseillé, mais qui? je ne vois personne...
Qui? Mme Blanche ne le devinait que trop.
De même que Marie-Anne, elle reconnaissait le génie de Martial.
—Ah!... je ne m'étais pas trompée, pensait-elle: celui-là est bien l'homme supérieur que je rêvais... À son âge, jouer mon père, ce politique de tant d'expérience et d'astuce!
Mais cette idée exaspérait sa douleur et attisait sa haine.
Devinant Martial, elle pénétrait ses projets.
Elle comprenait que s'il était sorti de son insouciance hautaine et railleuse, ce n'était pas pour la mesquine satisfaction d'abattre le marquis de Courtomieu.
—C'est pour plaire à Marie-Anne, pensait-elle avec des convulsions de rage. C'est un premier pas vers la grâce des amis de cette créature... Ah! elle peut tout sur son esprit, et tant qu'elle vivra, j'espérerais en vain... Mais patience...
Elle patientait en effet, sachant bien que qui veut se venger sûrement doit attendre, dissimuler, préparer l'occasion mais ne pas violenter...
Comment elle se vengerait, elle l'ignorait, mais elle savait qu'elle se vengerait, et déjà elle avait jeté les yeux sur un homme qui serait, croyait-elle, l'instrument docile de ses desseins, et capable de tout pour de l'argent: Chupin.
Comment le traître qui avait livré Lacheneur pour vingt mille francs, se trouva-t-il sur le chemin de Mme Blanche?...
Ce fut le résultat d'une de ces simples combinaisons des événements que les imbéciles admirent sous le nom de hasard.
Bourrelé de remords, honni, conspué, maudit, pourchassé à coups de pierres quand il s'aventurait par les rues, suant de peur quand il songeait aux terribles menaces de Balstain, l'aubergiste piémontais, Chupin avait quitté Montaignac et était venu demander asile au château de Sairmeuse.
Il pensait, dans la naïveté de son ignominie, que le grand seigneur qui l'avait employé, qui l'avait convié au crime, qui avait profité de sa trahison, lui devait, outre la récompense promise, aide et protection.
Les domestiques le reçurent comme une bête galeuse dont on redoute la contagion. Il n'y eut plus de place pour lui aux tables des cuisines et les palefreniers refusaient de le laisser coucher dans les écuries. On lui jetait la pâtée comme à un chien et il dormait au hasard dans les greniers à foin.
Il supportait tout sans se plaindre, courbant le dos sous les injures, s'estimant encore heureux de pouvoir acheter à ce prix une certaine sécurité.
Mais le duc de Sairmeuse, revenant de Paris avec une politique d'oubli et de conciliation en poche, ne pouvait tolérer la présence d'un tel homme, si compromettant et chargé de l'exécration de tout le pays.
Il ordonna de congédier Chupin.
Le vieux braconnier résista, croyant deviner un complot de ses ennemis les domestiques.
Il déclara d'un ton farouche qu'il ne sortirait de Sairmeuse que de force ou sur un ordre formel, de la bouche même du duc.
Cette résistance obstinée, rapportée à M. de Sairmeuse, le fit presque hésiter.
Il tenait peu à se faire un implacable ennemi d'un homme qui passait pour le plus rancunier et le plus dangereux qu'il y eût à dix lieues à la ronde.
La nécessité du moment et les observations de Martial le décidèrent.
Ayant mandé son ancien espion, il lui déclara qu'il ne voulait plus, sous aucun prétexte, le revoir à Sairmeuse, adoucissant toutefois la brutalité de l'expulsion par l'offre d'une petite somme.
Mais Chupin, d'un air sombre, refusa l'argent. Il alla prendre ses quelques hardes et s'éloigna en montrant le poing au château, jurant que si jamais un Sairmeuse se trouvait au bout de son fusil, à la brune, il lui ferait passer le goût du pain.
Il est sûr qu'il tint ce propos, plusieurs domestiques l'entendirent.
Ainsi expulsé, le vieux braconnier se retira dans sa masure, où habitaient toujours sa femme et ses deux fils.
Il n'en sortait guère, et jamais que pour satisfaire son ancienne passion pour la chasse, qui survivait à tout.
Seulement, il ne perdait plus son temps à s'entourer de précautions comme autrefois, pour tirer un lièvre ou quelques perdreaux.
Sûr de l'impunité, il alla droit aux bois de Sairmeuse ou de Courtomieu, tuait un chevreuil, le chargeait sur ses épaules et rentrait chez lui en plein jour à la barbe des gardes intimidés.
Le reste du temps, il vivait plongé dans le somnambulisme d'une demi-ivresse. Car il buvait toujours et de plus en plus, encore que le vin, loin de lui procurer l'oubli qu'il cherchait, ne fit que donner une réalité plus terrifiante aux fantômes qui peuplaient son perpétuel cauchemar.
Parfois, à la tombée de la nuit, les paysans qui passaient près de la masure, entendaient comme un trépignement de lutte, des voix rauques, des blasphèmes et des cris aigus de femme.
C'est que Chupin était plus ivre que de coutume, et que sa femme et ses deux fils le battaient pour lui arracher de l'argent.
Car il n'avait rien donné aux siens du prix de la trahison. Qu'avait-il fait des vingt mille francs qu'il avait reçus en bel or? On ne savait. Ses fils supposaient bien qu'il les avait enterrés quelque part; mais ils avaient beau se relayer pour épier leur père, l'ivrogne, plus rusé qu'eux, savait garder le secret de sa cachette. À grand peine, à force de coups, se décidait-il à lâcher quelques louis.
On savait ces détails dans le pays, et on voulait y reconnaître un juste châtiment du ciel.
—Le sang de Lacheneur étouffera Chupin et les siens, disaient les paysans.
Ce fut par un des jardiniers de Courtomieu que Mme Blanche connut d'abord toute cette histoire.
Ne se sachant pas écouté par la fille de l'homme qui avait suscité et payé la trahison, ce jardinier racontait librement ce qu'il savait à deux de ses aides, et, tout en parlant, il s'animait et rougissait d'indignation.
—Ah!... c'est une fière canaille que ce vieux, répétait-il, qui devrait être aux galères et non en liberté dans un pays de braves gens!...
De ces imprécations, une bonne part retombait sur le marquis de Courtomieu, mais Mme Blanche ne le remarquait seulement pas.
Elle se recueillait, comprenant d'instinct une des lois immuables qui régissent les individus et que ne sauraient changer les plus habiles transactions sociales.
Le crime, fatalement attire le mépris, qui provoque la révolte et un nouveau crime.
—Voilà bien l'homme qu'il te faudrait... murmurait à l'oreille de Mme Blanche la voix de la haine...
Certes!... Mais comment arriver jusqu'à lui? comment entrer en pourparlers?
Aller chez Chupin, c'était s'exposer à être aperçue entrant dans sa maison ou en sortant. Mme Blanche était trop prudente pour avoir seulement l'idée de courir un tel risque.
Mais elle songea que du moment où le vieux braconnier chassait quelquefois dans les bois de Courtomieu, il ne devait pas être impossible de l'y rencontrer... par hasard.
—Ce sera, se dit-elle déjà toute decidée, l'affaire d'un peu de persévérance et de quelques promenades adroitement dirigées.
Ce fut l'affaire de deux grandes semaines et de tant de courses, que tante Médie, l'inévitable chaperon de la jeune femme, en était sur les dents.
—Encore une nouvelle lubie!... gémissait la parente pauvre, rendue de fatigue, ma pauvre nièce est décidément folle.
Pas si folle, car par une belle après-midi du mois de mai, dans les derniers jours, Mme Blanche aperçut enfin celui qu'elle cherchait.
C'était dans la partie réservée du bois de Courtomieu, tout près des étangs.
Chupin s'avançait au milieu d'une large allée de chasse, le doigt sur la détente de son fusil.
Il s'avançait à la manière des bêtes traquées, d'un pas muet et inquiet, tout ramassé sur lui-même comme pour prendre son élan, l'oreille au guet, le regard défiant... Ce n'est pas qu'il craignit les gardes, mon Dieu! ni un procès-verbal; seulement, dès qu'il sortait, il lui semblait voir Balstain marchant dans son ombre, son couteau ouvert à la main...
Reconnaissant Mme Blanche de loin, il voulut se jeter sous bois, mais elle le prévint, et enflant la voix à cause de la distance.
—Père Chupin!... cria-t-elle.
Le vieux maraudeur parut hésiter, mais il s'arrêta, laissant glisser jusqu'à terre la crosse de son fusil, et il attendit.
Tante Médie était devenue toute pâle de saisissement.
—Doux Jésus! murmura-t-elle en serrant le bras de sa nièce, pourquoi appeler ce vilain homme!...
—Je veux lui parler.
—Comment, toi, Blanche, tu oserais...
—Il le faut.
—Non, je ne puis souffrir cela, je ne dois pas...
—Oh!... assez, interrompit là jeune femme, avec un de ces regards impérieux qui fondaient comme cire les volontés de la parente pauvre, assez, n'est-ce pas...
Et plus doucement:
—J'ai besoin de causer avec lui, ajouta-t-elle. Toi, pendant ce temps, tante Médie, tu vas te tenir un peu à l'écart... Regarde bien de tous les côtés... Si tu apercevais quelqu'un, n'importe qui, tu m'appellerais... Allons, va, tante, fais cela pour moi.
La parente pauvre, comme toujours, se résigna et obéit, et Mme Blanche s'avança vers le vieux braconnier qui était resté en place, aussi immobile que les troncs d'arbres qui l'entouraient...
—Eh bien!... mon brave père Chupin, commença-t-elle dès qu'elle fut à quatre pas de lui, vous voici donc en chasse...
—Qu'est-ce que vous me voulez!... interrompit-il brusquement, car vous me voulez quelque chose, n'est-ce pas, vous avez besoin de moi?...
Il fallut à Mme Blanche un effort pour dominer un mouvement d'effroi et de dégoût; ce qui n'empêche que c'est du ton le plus résolu qu'elle dit:
—Eh bien! oui, j'ai un service à vous demander...
—Ah! ah!...
—Un très-léger service, du reste, qui vous coûtera peu de peine et qui vous sera bien payé.
Elle disait cela d'un petit air détaché, comme si véritablement il ne se fût agi que de la moindre des choses. Mais si bien que fût joué son insouciance le vieux maraudeur n'en parut pas dupe.
—On ne demande pas des services si légers que cela à un homme comme moi, fit-il brutalement. Depuis que j'ai servi la bonne cause d'après mes moyens, selon qu'on le demandait sur les affiches, et au péril de ma vie, tout un chacun se croit le droit de venir, argent en main, me marchander des infamies... C'est vrai que les autres m'ont payé; mais tout l'or qu'ils m'ont donné, je voudrais pouvoir le faire fondre et le leur couler brûlant dans le ventre!... Allez!... je sais ce qu'il en coûte aux petits d'écouter les paroles des gros! Passez votre chemin, et si vous avez des abominations en tête, faites-les vous-même!...
Il remit son fusil sur l'épaule, et il allait s'éloigner, quand une inspiration soudaine, véritable éclair de la haine, illumina l'esprit de Mme Blanche.
—C'est parce que je sais votre histoire, prononça-t-elle froidement, que je vous ai arrêté. J'imaginais que vous me serviriez volontiers, moi qui hais les Sairmeuse.
Cet aveu cloua sur place le vieux braconnier.
—Je crois bien, en effet, dit-il, que vous haïssez les Sairmeuse en ce moment... Ils vous ont plantée là, sans gêne, tout comme moi; seulement...
—Eh bien?
—Avant un mois, vous serez réconciliés... Et qui payera les frais de la guerre et de la paix? Toujours Chupin, le vieil imbécile...
—Jamais.
Le traître cherchait des objections, mais il était ébranlé.
—Hum!... grommela-t-il, jamais il ne faut dire: «Fontaine je ne boirai pas de ton eau.» Enfin, si je vous aidais, que m'en reviendrait-il?
—Je vous donnerai ce que vous me demanderez, de l'argent, de la terre, une maison...
—Grand merci!... Je veux autre chose.
—Quoi? Faites vos conditions.
Chupin se recueillit un moment, puis d'un air grave:
—Voici la chose, répondit-il. J'ai des ennemis, un surtout... bref, je ne me sens pas en sûreté dans ma masure; mes fils me cognent quand j'ai bu, pour me voler; ma femme est bien capable d'empoisonner mon vin; je tremble pour ma peau et pour mon argent... Cette existence ne peut durer. Promettez-moi un asile au château de Courtomieu après l'affaire, et je suis à vous... Chez vous, je serai gardé, et j'oserai boire à ma soif et autrement que d'un œil. Mais, entendons-nous, je ne veux pas être maltraité par les domestiques comme à Sairmeuse...
—Il sera fait ainsi que vous le désirez.
—Jurez-moi cela sur votre part de paradis.
—Je le jure!
Tel était l'accent de sincérité de la jeune femme, que Chupin en fut rassuré. Il se pencha vers elle, et d'une voix sourde:
—Maintenant, fit-il, contez-moi votre affaire.
Ses petits yeux étincelaient d'une infernale audace, ses lèvres minces se serraient sur ses dents aiguës, il s'attendait à quelque proposition de meurtre, et il était prêt.
Cela ressortait si clairement de son attitude, que Mme Blanche en frissonna.
—Véritablement, reprit-elle, ce que j'attends de vous n'est rien. Il ne s'agit que d'épier, de surveiller adroitement le marquis de Sairmeuse, Martial...
—Votre mari?
—Oui... mon mari. Je veux savoir ce qu'il devient, ce qu'il fait, où il va, quelles personnes il voit. Il me faut l'emploi de son temps, de tout son temps, minute par minute.
On eût dit, à voir la figure étonnée de Chupin, qu'il tombait des nues.
—Quoi!... bégaya-t-il, sérieusement, franchement, c'est tout ce que vous demandez?
—Pour l'instant, oui, mon plan n'est pas fait. Plus tard, selon ce que vous me rapporterez, j'agirai...
La jeune femme ne mentait qu'à demi.
Entre tous les projets de vengeance qui s'étaient présentés à son esprit, elle hésitait encore.
Ce qu'elle taisait, c'est qu'elle ne faisait épier Martial que pour arriver à Marie-Anne. Elle n'avait pas osé prononcer devant le traître le nom de la fille de Lacheneur. Ayant livré le père au bourreau, n'hésiterait-il pas à s'attaquer à la fille. Mme Blanche le craignait.
—Une fois qu'il sera engagé, pensait-elle, ce sera tout différent.
Cependant le vieux maraudeur était remis de sa surprise.
—Vous pouvez compter sur moi, dit-il, mais il me faut un peu de temps...
—Je le comprends... Nous sommes aujourd'hui samedi, jeudi saurez-vous quelque chose?...
—Dans cinq jours?... Oui, probablement.
—En ce cas, soyez ici jeudi; à cette heure-ci, vous m'y trouverez...
Un cri de tante Médie l'interrompit.
—Quelqu'un!... dit-elle à Chupin. Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble, vite, sauvez-vous.
D'un bond, l'ancien braconnier franchit l'allée et disparut dans un taillis.
Il était temps, un domestique de Courtomieu venait d'arriver près de tante Médie, et Mme Blanche le voyait, de loin, parler avec une grande animation.
Rapidement elle s'avança.
—Ah! mada... c'est-à-dire mademoiselle, s'écria le domestique, voici plus de trois heures qu'on vous cherche partout... votre père, M. le marquis, mon Dieu! quel malheur!... on est allé quérir le médecin.
—Mon père est mort!...
—Non, mademoiselle, non, seulement... comment vous dire cela!... Quand M. le marquis est parti, ce matin, pour surveiller les façons de ses vignes, il était tout chose, n'est-ce pas, tout drôle... Eh bien!... quand il est revenu...
Du bout de l'index, tout en parlant, le domestique se touchait le front.
—Vous m'entendez bien, n'est-ce pas, quand il est rentré, la raison n'y était plus... partie... envolée!...
—Courons!... interrompit Mme Blanche.
Et sans attendre tante Médie terrifiée, elle s'élança dans la direction du château.
—M. le marquis? demanda-t-elle au premier valet qu'elle aperçut sous le vestibule.
—Il est dans sa chambre, mademoiselle; on l'a couché, il est un peu plus tranquille, maintenant.
Déjà la jeune femme arrivait à la chambre du marquis.
Il était assis sur son lit, les manches de sa chemise arrachées, et deux domestiques guettaient ses mouvements.
Sa face était livide, avec de larges marbrures bleuâtres aux joues... Ses yeux roulaient égarés sous leurs paupières bouffies, et une écume blanchâtre frangeait ses lèvres. Des mèches de cheveux rares collées sur son front ajoutaient encore à l'effrayante expression de sa physionomie.
La sueur, à grosses gouttes, coulait de son visage, et cependant il grelottait. Par moment, un spasme le tordait et le secouait plus rudement que le vent de décembre ne tord et ne secoue les branches mortes.
Il gesticulait furieusement, en criant des paroles incohérentes, d'une voix tour à tour sourde ou éclatante.
Cependant, il reconnut sa fille.
—Te voilà, fit-il, je t'attendais.
Elle restait sur le seuil, toute saisie, quoiqu'elle ne fût certes, ni tendre, ni impressionnable.
—Mon père!... balbutiait-elle, mon Dieu! que vous est-il arrivé?
Le marquis riait d'un rire strident:
—Ah! ah!... répondit-il, je l'ai rencontré, voilà!... Il fallait bien que cela finît ainsi!... Hein! tu doutes! Puisque je te dis que je l'ai vu, le misérable!... Je le connais bien, peut-être, moi qui depuis un mois ai continuellement devant les yeux sa figure maudite... car elle ne me quitte pas, elle ne me quitte jamais. Je l'ai vu... C'était en forêt, près des roches de Sanguille, tu sais, là où il fait toujours sombre, à cause des grands arbres... Je revenais, lentement, pensant à lui, quand tout à coup, brusquement, il s'est dressé devant moi, étendant les bras, pour me barrer le passage:
—«Allons!... m'a-t-il crié, il faut venir me rejoindre!» Il était armé d'un fusil, il m'a couché en joue et il a fait feu...
Le marquis s'interrompant, Mme Blanche réussit enfin à prendre sur soi de s'approcher de lui.
Durant plus d'une minute, elle attacha sur lui ce regard froid et persistant qui, dit-on, dompte les fous, puis lui secouant violemment le bras:
—Revenez à vous, mon père!... dit-elle d'une voix rude, comprenez que vous êtes le jouet d'une hallucination!... Il est impossible que vous ayez vu... l'homme que vous dites.
Quel homme croyait avoir aperçu M. de Courtomieu, la jeune femme ne le devinait que trop, mais elle n'osait, elle ne pouvait prononcer son nom.
Le marquis, cependant, continuait, en phrases haletantes:
—Ai-je donc rêvé!... Non, c'est bien Lacheneur qui m'est apparu. J'en suis sûr, et la preuve, c'est qu'il m'a rappelé une circonstance de notre jeunesse, connue seulement de lui et de moi... C'était pendant la Terreur, en 93, il était tout-puissant à Montaignac, moi, j'étais poursuivi pour avoir correspondu avec les émigrés. Mes biens allaient être confisqués, je croyais déjà sentir la main du bourreau sur mon épaule, quand Lacheneur, le brigand, me recueillit chez lui. Il me cacha, le misérable, il me fournit un passeport, il sauva ma fortune et il sauva ma tête... Moi, je lui ai fait couper le cou. Voilà pourquoi je l'ai revu. Je dois le rejoindre, il me l'a dit, je suis un homme mort!...
Il se laissa retomber sur ses oreillers, releva le drap par dessus sa tête, et demeura tellement immobile et roide, que véritablement on eût pu croire que c'était un cadavre, dont la toile dessinait vaguement les contours.
Muets d'horreur, les domestiques échangeaient des regards effarés.
Tant d'infamie devait les confondre, incapables qu'ils étaient de soupçonner quels calculs atroces pour faire éclore l'ambition dans une âme de boue.
Pouvaient-ils se douter que jamais M. de Courtomieu n'avait pardonné à Lacheneur de l'avoir sauvé? Cela était cependant!...
Seule, Mme Blanche conservait sa présence d'esprit au milieu de tous ces gens éperdus.
Elle fit signe au valet de chambre de M. de Courtomieu de s'avancer, et à voix basse:
—Il est impossible qu'on ait tiré sur mon père, dit-elle.
—Je vous demande pardon, mademoiselle, et même peu s'en est fallu qu'on ne l'ait tué.
—Comment le savez-vous?
—En déshabillant M. le marquis, j'ai remarqué qu'il avait à la tête une éraflure qui saignait... J'ai aussitôt examiné sa casquette, et j'y ai constaté deux trous qui ne peuvent avoir été faits que par des chevrotines.
Le digne valet de chambre était certes bien plus ému que la jeune femme.
—On aurait donc tenté d'assassiner mon père, murmura-t-elle, et la frayeur expliquerait cet accès de délire... Comment savoir qui a osé ce crime?
Le domestique hocha la tête:
—Je soupçonne, dit-il, ce vieux maraudeur qui vient tuer nos chevreuils en plein jour jusque sous nos fenêtres, mademoiselle le connaît... Chupin...
—Non, ce ne peut être lui.
—Ah! j'en mettrais pourtant la main au feu!... Il n'y a que lui dans la commune capable de ce mauvais coup.
Mme Blanche ne pouvait dire quelles raisons lui affirmaient l'innocence du vieux maraudeur. Pour rien au monde, elle n'eût avoué qu'elle l'avait rencontré à plus d'une lieue du théâtre du crime, qu'elle l'avait arrêté, qu'elle avait causé avec lui plus d'une demi-heure, enfin qu'elle le quittait à l'instant...
Elle se tut. Aussi bien le médecin arrivait.
Il découvrit—il dut presque employer la force—le visage de M. de Courtomieu, l'examina longtemps, les sourcils froncés; puis, brusquement, coup sur coup, ordonna des sinapismes, des applications de glace sur le crâne, des sangsues, une potion qu'il fallait vite et vite courir chercher à Montaignac. Tout le monde perdait la tête.
Quand le médecin se retira, Mme Blanche le suivit sur l'escalier:
—Eh bien! docteur, interrogea-t-elle.
Il eut un geste équivoque, et d'une voix hésitante:
—On se remet de cela, répondit-il.
Mais qu'importait à cette jeune femme, que son père se rétablit ou mourût! Elle devait suivre d'un œil sec toutes les phases de cette maladie, la plus affreuse qui puisse terrasser un homme.
Ce qui n'empêche que sa conduite fut citée.
Elle avait senti que si elle voulait mettre Martial dans son tort, elle devait ramener l'opinion et s'improviser une réputation toute différente de l'ancienne. Se faire un piédestal où elle poserait en victime résignée lui souriait. L'occasion était admirable; elle la saisit.
Jamais fille dévouée ne prodigua à un père plus de soins touchants, plus de délicates attentions. Impossible de la décider à s'éloigner une minute du chevet du malade. C'est à peine si la nuit elle consentait à dormir une couple d'heures, sur un fauteuil, dans la chambre même.
Mais pendant qu'elle restait là, jouant ce rôle de sœur de charité qu'elle s'était imposé, sa pensée suivait Chupin. Que faisait-il à Montaignac? Épiait-il Martial, ainsi qu'il l'avait promis?... Comme le jour qu'elle lui avait fixé était lent à venir!...
Il vint enfin, ce jeudi tant attendu, et sur les deux heures, après avoir bien recommandé son père à tante Médie, Mme Blanche s'échappa, et d'un pied fiévreux courut au rendez-vous.
Le vieux maraudeur l'attendait, assis sur un arbre renversé. Il avait presque sa physionomie d'autrefois. Depuis cinq jours qu'il avait une préoccupation, il avait presque cessé de boire, et son intelligence se dégageait des brouillards de l'ivresse.
—Parlez!... lui dit Mme Blanche.
—Volontiers! Seulement, je n'ai rien à vous conter.
—Ah!... vous n'avez pas surveillé le marquis de Sairmeuse.
—Votre mari?... faites excuse, je l'ai suivi comme son ombre. Mais que voulez-vous que je vous en dise? Depuis le voyage du duc de Sairmeuse à Paris c'est M. Martial qui commande. Ah! vous ne le reconnaîtriez plus. Toujours en affaires, maintenant. Dès le potron-minet il est debout, et il se couche comme les poules. Toute la matinée, il écrit des lettres. Dans l'après-midi, il reçoit tous ceux qui se présentent. Lui qui était haut comme le temps, autrefois, il fait le pas fier, le bon enfant, le câlin, il donne des poignées de main au premier venu. Les officiers à demi-solde sont à pot et à feu avec lui; il en a déjà replacé cinq ou six, il a fait rendre la pension à deux autres, jamais il ne sort, jamais il ne va en soirée...
Il s'arrêta, et pendant un bon moment, la jeune femme garda le silence, émue et confuse de la question qui lui montait aux lèvres. Quelle humiliation!... Mais elle surmonta sa honte, et plus rouge que le feu, détournant un peu la tête:
—Il est impossible qu'il n'ait pas une maîtresse!... dit-elle.
Chupin éclata de rire.
—Nous y voici donc!... fit-il avec une si outrageante familiarité que la jeune femme en fut révoltée, vous voulez parler de la fille de ce scélérat de Lacheneur, n'est-ce pas, de cette coquine effrontée de Marie-Anne?
À l'accent haineux de Chupin, Mme Blanche comprit l'inutilité de ses ménagements.
Elle ignorait encore que l'assassin exècre sa victime, uniquement parce qu'il l'a tuée.
—Oui, répondit-elle, c'est bien de Marie-Anne que j'entendais parler.
—Eh bien!... ni vu ni connu, il faut qu'elle ait filé, la gueuse, avec un autre de ses amants, Maurice d'Escorval.
—Vous vous trompez...
—Oh!... pas du tout!... De tous ces Lacheneur, il n'est resté ici que le fils Jean, qui vit comme un vagabond qu'il est, de pillage et de vol... Nuit et jour, il erre dans les bois, le fusil sur l'épaule. Il est effrayant à voir, maigre autant qu'un squelette, avec des yeux qui brillent comme des charbons... S'il me rencontrait jamais, celui-là, mon compte serait vite réglé...
Mme Blanche avait pâli... C'était Jean Lacheneur qui avait tiré sur le marquis de Courtomieu... elle n'en doutait pas...
—Eh bien! moi, dit-elle, je suis sûre que Marie-Anne est dans le pays, à Montaignac probablement... Il me la faut, je la veux! Tâchez d'avoir découvert sa retraite lundi, nous nous retrouverons ici.
—Je chercherai, répondit Chupin.
Il chercha en effet; et avec ardeur, déployant toute son adresse: en vain.
D'abord toutes ses démarches étaient paralysées par les précautions qu'il prenait contre Balstain et contre Jean Lacheneur. D'un autre côté, personne dans le pays n'eût consenti à lui donner le moindre renseignement.
—Toujours rien! disait-il à Mme Blanche à chaque entrevue.
Mais elle ne se rendait pas... La jalousie ne se rend jamais, même à l'évidence.
Mme Blanche s'était dit que Marie-Anne lui avait enlevé son mari, que Martial et elle s'aimaient, qu'ils cachaient leur bonheur aux environs, qu'ils la raillaient et la bravaient... Donc cela devait être, encore que tout lui démontrât le contraire...
Un matin, cependant, elle trouva son espion radieux.
—Bonne nouvelle!... lui cria-t-il dès qu'il l'aperçut, nous tenons enfin la coquine!