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Monsieur Lecoq — Volume2: L'honneur du nom

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Ses soupçons furent confirmés par la somme de 20,000 francs que lui promit imprudemment Mme Blanche en cas de succès et par la consignation de 500 francs d'arrhes.

—Et où aurai-je l'honneur de vous adresser mes communications, madame?... demanda-t-il.

—Nulle part... répondit la jeune femme, je passerai ici de temps à autre...

Lorsqu'il reconduisit ses clientes, l'espion ne doutait plus...

Dès qu'il les jugea au bas de l'escalier, il s'élança dehors en se disant:

—Pour le coup, je crois que la chance me sourit.

Suivre ces deux clientes que lui envoyait sa bonne étoile, s'informer, découvrir leur nom et leur qualité n'était qu'un jeu pour l'ancien agent de Fouché.

Il avait la partie d'autant plus belle, qu'elles étaient à mille lieues de soupçonner ses desseins.

La bassesse du personnage et sa générosité, à elle, rassuraient absolument Mme Blanche. Il lui avait d'ailleurs si fort vanté ses prodigieux moyens d'investigations, qu'elle se tenait pour certaine du succès.

Tout en regagnant l'hôtel Meurice, elle s'applaudissait de sa démarche.

—Avant un mois, disait-elle à tante Médie, nous aurons cet enfant; je le ferai élever secrètement et il sera notre sauvegarde...

La semaine suivante, seulement, elle reconnut l'énormité de son imprudence.

Étant retournée chez Chefteux, il l'accueillit avec de telles marques de respect, qu'elle vit bien qu'elle était connue...

Consternée, elle essaya de donner le change, mais l'espion l'interrompit:

—Avant tout, fit-il avec un bon sourire, je constate l'identité des personnes qui m'honorent de leur confiance. C'est comme un échantillon de mon savoir-faire, que je donne... gratis. Mais que madame la duchesse soit sans crainte: je suis discret par caractère et par profession. Nous avons d'ailleurs quantité de dames de la plus haute volée dans la position de madame la duchesse. Un petit accident avant le mariage est si vite arrivé!...

Ainsi Chefteux était persuadé que c'était son enfant à elle, que la jeune duchesse de Sairmeuse faisait rechercher.

Elle n'essaya pas de le dissuader. Mieux valait qu'il crût cela que s'il eût soupçonné la vérité.

Mme Blanche rentra dans un état à faire pitié.

Elle se sentait comme prise sous un inextricable filet, et à chaque mouvement, loin de se dégager, elle resserrait les mailles.

Le secret de sa vie et de son honneur, trois personnes le possédaient. Comment dans de telles conditions espérer garder un secret, cette chose subtile qui, le temps seulement de passer de la bouche à une oreille amie, s'évapore et se répand!

Elle se voyait trois maîtres qui d'un geste, d'un mot, d'un regard, pouvaient plier sa volonté comme une baguette de saule.

Et elle n'était plus libre comme autrefois.

Martial était revenu. Le temps avait marché. La somptueuse installation de l'hôtel de Sairmeuse était terminée...

Désormais, la jeune duchesse était condamnée à vivre sous les yeux de cinquante domestiques, de quarante ennemis au moins, par conséquent intéressés à la surveiller, à épier ses démarches, à deviner jusqu'à ses plus intimes pensées.

Il est vrai que tante Médie lui était plus utile que nuisible. Elle lui achetait une robe toutes les fois qu'elle s'en achetait une, elle la traînait partout à sa suite, et la parente pauvre se déclarait ravie et prête à tout.

Chefteux n'inquiétait pas non plus beaucoup Mme Blanche.

Tous les trois mois, il présentait un mémoire de «frais d'investigations» s'élevant à dix mille francs environ, et il était clair que tant qu'on le payerait il se tairait.

L'ancien espion n'avait d'ailleurs pas fait mystère de l'espoir qu'il avait d'une rente viagère de vingt-quatre mille francs.

Mme Blanche lui ayant dit, après deux années, qu'il devait renoncer à ses explorations puisqu'il n'aboutissait à rien:

—Jamais, répondit-il, je chercherai tant que je vivrai... à tout prix.

Restait Chupin malheureusement...

Pour commencer, il avait fallu lui compter vingt mille francs, d'un seul coup...

Son frère cadet venait de le rejoindre, l'accusant d'avoir volé le magot paternel, et réclamant sa part un couteau à la main.

Il y avait eu bataille, et c'est la tête tout enveloppée de linges ensanglantés que Chupin s'était présenté à Mme Blanche.

—Donnez-moi, lui avait-il dit, la somme que le vieux avait enterrée, et je laisserai croire à mon frère que je l'avais prise... C'est bien désagréable de passer pour un voleur, quand on est honnête, mais je supporterai cela pour vous... Si vous refusez, par exemple, il faudra bien que je lui avoue d'où je tire mon argent, et comment...

S'il avait toutes les corruptions, les vices et la froide perversité du vieux maraudeur, ce misérable n'en avait ni l'intelligence ni la finesse.

Loin de s'entourer de précautions, comme le lui commandait son intérêt, il semblait prendre, à compromettre la duchesse, un plaisir de brute.

Il assiégeait l'hôtel de Sairmeuse. On ne voyait que lui pendu à la cloche. Et il venait à toute heure, le matin, l'après-midi, le soir, sans s'inquiéter de Martial.

Et les domestiques étaient stupéfaits de voir que leur maîtresse, si hautaine, quittait tout, sans hésiter, pour cet homme de mauvaise mine, qui empestait le tabac et l'eau-de-vie.

Une nuit qu'il y avait une grande fête à l'hôtel de Sairmeuse, il se présenta ivre, et impérieusement exigea qu'on allât prévenir Mme Blanche qu'il était là et qu'il attendait.

Elle accourut avec sa magnifique toilette décolletée, blême de rage et de honte sous son diadème de diamants...

Et comme, dans son exaspération, elle refusait au misérable ce qu'il demandait:

—C'est-à-dire que je crèverais de faim pendant que vous faites la noce!... s'écria-t-il. Pas si bête! De la monnaie, et vite, ou je crie tout ce que je sais!

Que faire? céder. La duchesse s'exécuta, comme toujours.

Et cependant, il devenait de jour en jour plus insatiable.

L'argent ne tenait pas plus dans ses poches que l'eau dans un crible.

Qu'en faisait-il?... Sans doute, il l'éparpillait sans en comprendre la valeur, il le gaspillait insoucieusement et stupidement, comme le voleur qui a fait un beau coup, que l'or grise, et qui d'ailleurs se croit riche de tout ce qu'il y a à voler au monde.

Lui faisait un beau coup tous les jours...

N'importe! c'était à n'y rien comprendre, car il n'avait même pas eu l'idée de hausser ses vices aux proportions de la fortune qu'il prodiguait. Il ne songeait même pas à se vêtir proprement, il semblait à la mendicité.

Il restait fidèle à la boue et à la plus basse crapule. Peut-être ne se soûlait-il à l'aise que dans un bouge ignoble. Il lui fallait pour compagnons les plus dégoûtants gredins, les plus abjects et les plus vils.

C'est à ce point qu'une nuit il fut arrêté dans un endroit immonde. La police, émue de voir tant d'or entre les mains d'un tel misérable, crut à un crime. Il nomma la duchesse de Sairmeuse.

Martial était à Vienne à ce moment, par bonheur, car le lendemain un inspecteur de la Préfecture se présenta à l'hôtel...

Et Mme Blanche subit cette atroce humiliation de confesser que c'était elle, en effet, qui avait remis une grosse somme à cet homme, dont elle avait connu la famille, ajoutait-elle, et qui lui avait rendu des services autrefois...

Souvent le misérable avait des lubies.

Il déclarait, par exemple, que se présenter sans cesse à l'hôtel de Sairmeuse lui répugnait, que les domestiques le traitaient comme un mendiant et que cela l'humiliait; bref, qu'il écrirait désormais...

Et le lendemain, en effet, il écrivait à Mme Blanche:

«Apportez-moi telle somme, à telle heure, à tel endroit.»

Et elle, la fière duchesse de Sairmeuse, elle était toujours exacte au rendez-vous.

Puis, c'était sans cesse quelque invention nouvelle, comme s'il eût trouvé une jouissance extraordinaire à constater continuellement son pouvoir et à en abuser. C'était à le croire, tant il y déployait de science, de méchanceté et de raffinements cruels.

Il avait rencontré, Dieu sait où une certaine Aspasie Clapard, il s'en était épris, et bien qu'elle fût plus vieille que lui, il avait voulu l'épouser. Mme Blanche avait payé la noce...

Une autre fois, il voulut s'établir, résolu, disait-il, à vivre de son travail. Il acheta un fonds de marchand de vin que la duchesse paya et qui fut bu en un rien de temps.

Il eut un enfant, et Mme de Sairmeuse dut payer le baptême comme elle avait payé la noce, trop heureuse que Chupin n'exigeât pas qu'elle fût marraine du petit Polyte. Il avait eu un moment cette idée...

À deux reprises, Mme Blanche fut obligée d'accompagner à Vienne et à Londres, son mari, chargé d'importantes missions diplomatiques. Elle resta près de trois ans à l'étranger...

Eh bien! pendant tout ce temps, elle reçut chaque semaine une lettre, au moins, de Chupin...

Ah! que de fois elle envia le sort de sa victime! Qu'était, comparée à sa vie, la mort de Marie-Anne!...

Elle souffrait depuis autant d'années bientôt que Marie-Anne avait souffert de minutes, et elle se disait que les tortures du poison ne devaient pas être bien plus intolérables que ses angoisses...

LIII

Comment Martial ne s'aperçut-il, ne se douta-t-il même jamais de rien?

La réflexion explique ce fait, extraordinaire en apparence, naturel en réalité.

Le chef d'une famille, qu'il habite une mansarde ou un palais, est toujours le dernier à apprendre ce qui se passe chez lui. Ce que tout le monde sait, il l'ignore. Souvent le feu est à la maison, que le maître dort en pleine sécurité. Il faut, pour l'éveiller, l'explosion, l'écroulement, la catastrophe.

L'existence adoptée par Martial était d'ailleurs bien faite pour empêcher la vérité d'arriver jusqu'à lui.

La première année de son mariage n'était pas révolue, que déjà il avait comme rompu avec sa femme.

Il restait parfait pour elle, plein de déférences et d'attentions, mais ils n'avaient plus rien de commun que le nom et certains intérêts.

Ils vivaient chacun de son côté, ne se retrouvant qu'au dîner, ou lors des fêtes qu'ils donnaient et qui étaient des plus brillantes de Paris.

La duchesse avait ses appartements à elle, ses gens, ses voitures, ses chevaux, son service à elle.

À vingt-cinq ans, Martial, le dernier descendant de cette grande maison de Sairmeuse, que la destinée avait accablé de ses faveurs, qui avait pour lui la jeunesse et la richesse, un des huit ou dix beaux noms de France et une intelligence supérieure, Martial succombait sous le poids d'un incurable ennui.

La mort de Marie-Anne avait tari en lui toutes sources de la sensibilité. Et voyant sa vie vide de bonheur, il essayait de l'emplir de bruit et d'agitations. Lui, le sceptique par excellence, il recherchait les émotions du pouvoir. Il s'était jeté dans la politique comme un vieux lord blasé se met au jeu.

Il est juste de dire aussi que Mme Blanche sut rester supérieure aux événements et jouer avec une héroïque constance la comédie du bonheur.

Les plus atroces souffrances n'effacèrent jamais de sa physionomie cette hauteur sereine, qui annonce le contentement de soi et le dédain d'autrui, et qui est la plus saisissante expression de l'orgueil.

Devenue en peu de temps une de ces reines que Paris adopte, c'est avec une sorte de frénésie qu'elle se ruait au plaisir. Cherchait-elle à s'étourdir? Espérait-elle que l'excès de la fatigue anéantirait la pensée?

À tante Médie seule, et encore à de rares intervalles, Mme Blanche laissa voir le fond de son âme.

—Je suis, répétait-elle, comme un condamné qu'on aurait lié sur l'échafaud, et qu'on aurait abandonné en lui disant: Vis jusqu'à ce que le couperet tombe de lui-même.

Et en effet, que fallait-il pour que le couperet tombât, c'est-à-dire pour que Martial découvrît tout? une circonstance fortuite, un mot, un rien, un caprice du hasard... elle n'osait dire un arrêt de la Providence.

C'était bien là, en effet, dans toute son horreur, la situation de cette belle et noble duchesse de Sairmeuse, tant enviée et tant adulée. «Elle a tous les bonheurs,» disait-on. Et elle, cependant, se sentait glisser peu à peu tout au fond d'abîmes indéfinissables.

Pareille au matelot désespérément accroché à une épave, elle interrogeait l'horizon d'un œil éperdu, et elle n'apercevait que tempêtes et désastres.

Les années, pourtant, devaient lui amener quelques allégements.

Il arriva une fois que Chupin resta six semaines sans donner de ses nouvelles. Un mois et demi!... Qu'était-il devenu? Ce silence semblait à Mme Blanche menaçant comme le calme qui précède l'orage.

Un journal lui donna le mot de l'énigme.

Chupin était en prison.

Le misérable, un soir qu'il avait bu plus que de coutume, s'était pris de querelle avec son frère, et l'avait assommé à coups de barre de fer.

Le sang de Lacheneur vendu par le vieux braconnier, retombait sur la tête de ses enfants.

Traduit en cour d'assises, Chupin fut condamné à vingt ans de travaux forcés et envoyé à Brest.

Cette condamnation ne devait pas rendre la paix à Mme Blanche. Le meurtrier lui avait écrit de sa prison de Paris, dès qu'il n'avait plus été au secret; il lui écrivait du bagne.

Mais il n'envoyait pas ses lettres par la poste. Il les confiait à des camarades qui avaient fait leur temps, qui se présentaient à l'hôtel de Sairmeuse et qui demandaient à parler à Mme la duchesse.

Et elle les recevait. Ils lui racontaient toutes les misères qu'on endure là-bas «au pré,» et leur commission faite, ils finissaient toujours par réclamer quelque petit secours...

Enfin, un matin, un homme dont les regards lui firent peur lui apporta ce laconique billet:

«Je m'ennuie à crever ici; quitte à risquer ma peau, je veux m'évader. Venez à Brest; vous visiterez le bagne, je vous verrai et nous nous entendrons. Et que ça ne traîne pas, sinon je m'adresse au duc, qui m'obtiendra ma grâce en échange de ce que je lui apprendrai.»

Mme Blanche demeura un moment anéantie... il était impossible, croyait-elle, de crouler plus bas.

—Eh bien! demanda l'homme, d'une voix affreusement enrouée, quelle réponse faut-il faire au camarade?

—J'irai, dites-lui que j'irai!...

Elle fit le voyage, en effet, elle visita le bagne, mais elle n'aperçut pas Chupin.

La semaine précédente, il y avait eu au bagne une sorte de révolte, la troupe avait fait feu et Chupin avait été tué roide.

Cependant, la duchesse, de retour à Paris, n'osait pas trop se réjouir.

Elle supposait que le misérable devait avoir livré à la créature qu'il avait épousée, le secret de sa puissance.

—Je ne tarderai pas à la voir, pensait-elle.

La veuve Chupin se présenta en effet, peu après, mais humblement et en suppliante.

Elle avait souvent ouï dire, prétendait-elle, à son pauvre défunt, que Mme la duchesse était sa protectrice, et se trouvant sans ressources aucunes, elle venait solliciter un petit secours qui lui permit de lever un débit de boissons.

Justement son fils, Polyte, ah! un bien bon sujet! qui avait alors dix-huit ans, venait de découvrir, du côté de Montrouge, une petite maison bien commode et pas trop chère, et sûrement, avec trois ou quatre cents francs...

Mme Blanche remit 500 francs à l'affreuse mégère.

—Son humilité n'est-elle qu'un masque, pensait-elle, ou son mari ne lui a-t-il rien dit?

Cinq jours plus tard, ce fut Polyte Chupin qui arriva.

Il manquait, déclara-t-il, trois cents francs pour l'installation, et il venait de la part de sa mère supplier la bonne dame de les avancer...

Résolue à savoir au juste à quoi s'en tenir, la duchesse refusa net, et l'affreux garnement se retira sans souffler mot.

Évidemment, ni la veuve ni son fils ne savaient... Chupin était mort avec son secret...

Cela se passait dans les premiers jours de janvier...

Vers la fin de février, tante Médie fut enlevée par une fluxion de poitrine prise en sortant d'un bal travesti où elle s'était obstinée à aller, malgré sa nièce, avec un costume ridicule.

Sa passion pour la toilette la tuait.

La maladie ne dura que trois jours, mais l'agonie fut effroyable.

Les approches de la mort éclairèrent de lueurs terribles la conscience de la parente pauvre. Elle comprit qu'ayant profité et même abusé du crime de sa nièce, elle était coupable autant que si elle l'eût aidée à le commettre. Elle avait été très-pieuse, autrefois; la foi lui revint avec son cortège de terreurs.

—Je suis damnée!... criait-elle; je suis damnée!...

Elle se débattait sur son lit, elle se tordait comme si elle eût vu l'enfer s'entr'ouvrir pour l'engloutir. Elle hurlait comme si déjà elle eût senti les morsures des flammes.

Puis elle appelait la sainte vierge et tous les saints à son secours. Elle priait Dieu de la laisser vivre encore un peu pour se repentir, pour expier... Elle demandait un prêtre, jurant qu'elle ferait une confession publique.

Plus pâle que la mourante, mais implacable, Mme Blanche veillait, aidée par celle de ses femmes en qui elle avait le plus confiance.

—Si cela dure, pensait-elle, je suis perdue... Je serai forcée d'appeler quelqu'un, et cette malheureuse dira tout.

Cela ne dura pas.

Le délire ne tarda pas à s'emparer de tante Médie, puis un anéantissement survint, si profond, qu'on pouvait croire à toute minute qu'elle allait passer.

Cependant, vers le milieu de la nuit, elle parut se ranimer et reprendre connaissance.

Elle se tourna péniblement vers sa nièce, et d'une voix où vibraient ses dernières forces:

—Tu n'as pas eu pitié de moi, Blanche, dit-elle, tu veux me perdre dans l'autre vie comme dans celle-ci... Dieu te punira. Tu mourras désespérée, toi aussi, seule, comme un chien... Sois maudite!

Et elle expira. Deux heures sonnaient.

Il était loin, le temps où Mme Blanche eût donné quelque chose de sa vie pour sentir tante Médie à six pieds sous terre.

En ce moment, la mort de cette pauvre vieille l'affectait profondément.

Elle perdait une complice qui parfois l'avait consolée, et elle ne gagnait rien en liberté, puisqu'une femme de chambre se trouvait initiée au secret du crime de la Borderie.

Toutes les personnes de l'intimité de la duchesse de Sairmeuse remarquèrent, à cette époque, son abattement et s'en étonnèrent.

—N'est-il pas singulier, disait-on, que la duchesse, une femme supérieure, regrette si fort cette antique caricature!

C'est que Mme Blanche avait été extraordinairement impressionnée par les sinistres prophéties de cette parente pauvre, devenue à la longue son âme damnée, et à qui elle avait refusé les consolations suprêmes de la religion.

Contrainte à un retour vers le passé, elle s'épouvantait, comme jadis les paysans de Sairmeuse, de l'acharnement de la fatalité à poursuivre, jusque dans leurs enfants, ceux qui avaient versé le sang.

Quelle fin ils avaient eu, tous, depuis les fils de Chupin, le traître, jusqu'à son père, le marquis de Courtomieu, le grand prévôt, qui avant de mourir avait traîné dix ans sous les huées un corps dont la pensée s'était envolée.

—Mon tour viendra! pensait-elle.

L'année précédente, s'étaient éteints, à un mois d'intervalle, pleurés de tous, le baron et la baronne d'Escorval, et aussi le vieux caporal Bavois.

De telle sorte que de tant de gens de conditions diverses, mêlés aux troubles de Montaignac, Mme Blanche n'en apercevait plus que quatre:

Maurice d'Escorval, entré dans la magistrature, et qui était juge près du tribunal de la Seine, l'abbé Midon qui était venu vivre à Paris avec Maurice, enfin Martial et elle-même.

Il en était un autre cependant, dont le souvenir faisait frissonner la duchesse, et dont elle osait à peine articuler le nom...

Jean Lacheneur, le frère de Marie-Anne.

Une voix intérieure, plus puissante que tous les raisonnements, lui criait que cet implacable ennemi vivait encore, qu'il se souvenait toujours, qu'il était tout près d'elle, protégé par son obscurité, épiant l'heure de la vengeance...

Plus obsédée par ses pressentiments que par Chupin autrefois, Mme Blanche résolut de s'adresser à Chefteux, afin de savoir au moins à quoi s'en tenir.

L'ancien agent de Fouché était resté à sa dévotion. Toujours, tous les trois mois, il présentait un «compte de frais» qui lui était payé sans discussion, et même, pour l'acquit de sa conscience, il envoyait tous les ans, un de ses hommes rôder dans les environs de Sairmeuse.

Émoustillé par l'espoir d'une magnifique récompense, l'espion promit à sa cliente et se promit à lui-même de découvrir cet ennemi.

Il se mit en quête, et il était déjà parvenu à se procurer des preuves de l'existence de Jean quand ses investigations furent brusquement arrêtées...

Un matin, au petit jour, des balayeurs ramassèrent dans un ruisseau un cadavre littéralement haché de coups de couteau. C'était le cadavre de Chefteux.

«Digne fin d'un tel misérable,» disait le Journal des Débats, en enregistrant l'événement.

Lorsqu'elle lut cette nouvelle, Mme Blanche eut la terrifiante sensation du coupable lisant son arrêt.

—Ceci est la fin de tout, murmura-t-elle, Lacheneur est proche!...

La duchesse ne se trompait pas.

Jean ne mentait pas, quand il affirmait qu'il ne vendait pas pour son compte les biens de sa sœur.

L'héritage de Marie-Anne avait, dans sa pensée, une destination sacrée. Il l'y employa tout entier sans en détourner rien pour ses besoins personnels.

Il n'avait plus un sou en poche, quand le directeur d'une troupe ambulante l'engagea à raison de 45 francs par mois.

De ce jour, il vécut comme vivent les pauvres comédiens nomades, à l'aventure; mal payé, toujours pris entre un manque d'engagement et la faillite d'un directeur.

Sa haine était toujours aussi violente; seulement, pour se venger comme il l'entendait, il avait besoin de temps, c'est-à-dire d'argent devant soi.

Or, comment économiser, lorsqu'il n'avait pas toujours de quoi manger à sa faim!

Il était loin, cependant, de renoncer à ses espérances. Ses rancunes étaient de celles que le temps aigrit et exaspère, au lieu de les adoucir et de les calmer. Il attendait une occasion, avec une rageuse patience, suivant de l'œil, des profondeurs de sa misère, la brillante fortune des Sairmeuse.

Il attendait depuis seize ans, quand un de ses amis lui procura un engagement en Russie.

L'engagement n'était rien; mais le pauvre comédien eut l'habileté de s'associer à une entreprise théâtrale, et en moins de six ans, il avait réalisé un bénéfice de cent mille francs.

—Maintenant, se dit-il, je puis partir; je suis assez riche pour commencer la guerre.

Et, en effet, six semaines plus tard, il arrivait à Sairmeuse.

Au moment de mettre à exécution quelqu'un de ces atroces projets qu'il avait conçus, il venait demander à la tombe de Marie-Anne un redoublement de haine et l'impitoyable sang-froid des justiciers.

Il ne venait que pour cela, en vérité, quand le soir même de son arrivée les caquets d'une paysanne lui apprirent que depuis son départ, c'est-à-dire depuis plus de vingt ans, deux personnes s'obtenaient à faire chercher un enfant dans le pays.

Quel était cet enfant, Jean le savait, c'était celui de Marie-Anne. Pourquoi ne le retrouvait-on pas, il le savait également...

Mais pourquoi deux personnes?... L'une était Maurice d'Escorval, mais l'autre?...

Au lieu de rester une semaine à Sairmeuse, Jean Lacheneur y passa un mois, mais au bout de ce mois il tenait la piste d'un agent de Chefteux, et par cet agent il arrivait jusqu'à l'ancien espion de Fouché, puis jusqu'à la duchesse de Sairmeuse elle-même.

Cette découverte le stupéfia.

Comment Mme Blanche savait-elle que Marie-Anne avait eu un enfant, et le sachant quel intérêt avait-elle à le retrouver?

Voilà les deux questions qui tout d'abord se présentèrent à l'esprit de Jean. Mais il eut beau se torturer, il n'y trouva pas de réponse satisfaisante.

—Les fils de Chupin me renseigneront, se dit-il; je me réconcilierai s'il le faut, en apparence, avec les fils du misérable qui a livré mon père...

Oui, mais les fils du vieux maraudeur étaient morts depuis plusieurs années, et après des démarches sans nombre, Jean ne rencontra que la veuve Chupin et son fils Polyte.

Ils tenaient un cabaret bâti au milieu des terrains vagues, non loin de la rue du Château-des-Rentiers, bouge mal famé, appelé la Poivrière.

Ni la veuve, ni Polyte ne savaient rien. Vainement Lacheneur les interrogea, son nom même qu'il leur dit n'éveilla en eux aucun souvenir.

Jean allait se retirer, quand la Chupin, qui sans doute espérait tirer de lui quelques sous, se mit à déplorer sa misère présente, laquelle était d'autant plus affreuse, qu'elle avait «eu de quoi,» affirmait-elle, autrefois, du vivant de son pauvre défunt, lequel avait de l'argent tant qu'elle en voulait, jusqu'à plus soif, d'une dame de haut parage, la duchesse de Sairmeuse...

Lacheneur eut un mouvement si terrible, que la vieille et son fils reculèrent...

Il voyait l'étroite relation entre les recherches de Mme Blanche et ses générosités. La vérité éclairait le passé de ses fulgurantes lueurs...

—C'est elle, se dit-il, l'infâme, qui a empoisonné Marie-Anne... C'est par ma sœur qu'elle a connu l'existence de l'enfant... Elle a comblé Chupin parce qu'il connaissait le crime dont son père a été le complice...

Il se souvenait du serment de Martial, et son cœur était inondé d'une épouvantable joie. Il voyait ses deux ennemis, le dernier des Sairmeuse et la dernière des Courtomieu, punis l'un par l'autre et faisant de leurs mains sa besogne de vengeur...

Ce n'était là cependant qu'une présomption, et il voulait une certitude.

Il sortit de sa poche une poignée d'or, et l'étalant sur la table du cabaret:

—Je suis très-riche, dit-il à la veuve et à Polyte... voulez-vous m'obéir et vous taire? votre fortune est faite.

Le cri rauque arraché par la convoitise à la mère et au fils valait toutes les protestations d'obéissance.

La veuve Chupin savait écrire, Lacheneur lui dicta ce terrible billet:

«Madame la duchesse,

«Je vous attends demain à mon établissement, entre midi et quatre heures. C'est pour l'affaire de la Borderie. Si à cinq heures, je ne vous ai pas vue, je porterai à la poste une lettre pour M. le duc...».

—Et si elle vient, répétait la veuve stupéfiée, que lui dire?...

—Rien; vous lui demanderez de l'argent.

Et, en lui-même, il se disait:

—Si elle vient, c'est que j'ai deviné...

Elle vint.

Caché à l'étage supérieur de la Poivrière, Jean la vit par une fente du plancher, remettre un billet de banque à la Chupin.

—Maintenant, pensait-il, je la tiens!... Dans quels bourbiers dois-je la traîner, avant de la livrer à la vengeance de son mari!...

LIV

Dix lignes de l'article consacré à Martial de Sairmeuse, par la biographie générale des hommes du siècle, expliquent son existence après son mariage.

«Martial de Sairmeuse, y est-il dit, dépensa au service de son parti la plus haute intelligence et d'admirables facultés... Mis en avant au moment où les passions politiques étaient le plus violentes, il eut le courage d'assumer seul la responsabilité des plus terribles mesures...

Obligé de se retirer devant l'animadversion générale, il laissa derrière lui des haines qui ne s'éteignirent qu'avec la vie.»

Mais ce que l'article ne dit pas, c'est que si Martial fut coupable—et cela dépend du point de vue—il le fut doublement, car il n'avait pas l'excuse de ces convictions exaltées jusqu'au fanatisme qui font les fous, les héros et les martyrs.

Et il n'était pas même ambitieux.

Tous ceux qui l'approchaient, lorsqu'il était aux affaires, témoins de ses luttes passionnées et de sa dévorante activité, le croyaient ivre du pouvoir...

Il s'en souciait aussi peu que possible. Il jugeait les charges lourdes et les compensations médiocres. Son orgueil était trop haut pour être touché des satisfactions qui délectent les vaniteux, et la flatterie l'écœurait.

Souvent dans ses salons, au milieu d'une fête, ses familiers voyant sa physionomie s'assombrir, s'écartaient respectueusement.

—Le voilà, pensaient-ils, préoccupé des plus graves intérêts... Qui sait quelles importantes décisions sortiront de cette rêverie.

Ils se trompaient.

En ce moment, où sa fortune à son apogée faisait pâlir l'envie, alors qu'il paraissait n'avoir rien à souhaiter en ce monde, Martial se disait:

—Quelle existence creuse!... Quel ennui! Vivre pour les autres... quelle duperie!

Il considérait alors la duchesse, sa femme, rayonnante de beauté, plus entourée qu'une reine, et il soupirait.

Il songeait à l'autre, la morte, Marie-Anne, la seule femme qui l'eût remué, dont un regard faisait monter à son cerveau tout le sang de son cœur...

Car jamais elle n'était sortie de sa pensée. Après tant d'années, il la voyait encore, immobile, roide, morte, dans la grande chambre de la Borderie... Il frissonnait parfois, croyant sentir sous ses lèvres sa chair glacée.

Et le temps, loin d'effacer cette image qui avait empli sa jeunesse, la faisait plus radieuse et la parait de qualités presque surhumaines.

Si la destinée l'eût voulu, pourtant, Marie-Anne eût été sa femme. Il s'était répété cela mille fois, et il cherchait à se représenter sa vie avec elle.

Ils seraient restés à Sairmeuse... Ils auraient de beaux enfants jouant autour d'eux! Il ne serait pas condamné à cette représentation continuelle, si bruyante et si creuse...

Les heureux ne sont pas ceux qui ont des tréteaux en vue, jouent pour la foule la parade du bonheur... Les véritables heureux se cachent, et ils ont raison; le bonheur, c'est presque un crime.

Ainsi pensait Martial, et lui, le grave homme d'État, il se disait avec rage:

—Aimer et être aimé!... tout est là! Le reste... niaiserie.

Positivement il avait essayé de se donner de l'amour pour Mme Blanche. Il avait cherché à retrouver près d'elle les chaudes sensations qu'il avait éprouvées en la voyant à Courtomieu. Il n'avait pas réussi. On a beau tisonner des cendres froides, on n'en fait point jaillir d'étincelles. Entre elle et lui se dressait un mur de glace que rien ne pouvait fondre, et qui allait gagnant toujours en hauteur et en épaisseur.

—C'est incompréhensible, se disait-il, pourquoi?... Il y a des jours où je jurerais qu'elle m'aime... Son caractère, si irritable autrefois, est entièrement changé; elle est devenue la douceur même... Quand j'ai pour elle une attention, ses yeux brillent de plaisir...

Mais c'était plus fort que lui...

Ses regrets stériles, les douleurs qui le rongeaient, contribuèrent sans doute à l'âpreté de la politique de Martial.

Il sut du moins tomber noblement.

Il passa, sans changer de visage, de la toute-puissance à une situation si compromise qu'il put croire un instant sa vie en danger.

Au fond, que lui importait.

Voyant vides ses antichambres encombrées jadis de solliciteurs et d'adulateurs, il se mit à rire, et son rire était franc.

—Le vaisseau coule, dit-il, les rats sont partis.

On ne le vit point pâlir quand l'émeute vint hurler sous ses fenêtres et briser ses vitres. Et comme Otto, son fidèle valet de chambre, le conjurait de revêtir un déguisement et de s'enfuir par la porte du jardin:

—Ah! parbleu, non! répondit-il. Je ne suis qu'odieux, je ne veux pas devenir ridicule!...

Même on ne put jamais l'empêcher de s'approcher d'une fenêtre et de regarder dans la rue.

Une singulière idée lui était venue.

—Si Jean Lacheneur est encore de ce monde, s'était-il dit, quelle ne doit pas être sa joie!... Et s'il vit, à coup sûr il est là, au premier rang, animant la foule.

Et il avait voulu voir.

Mais Jean Lacheneur était encore en Russie, à cette époque. L'émotion populaire se calma, l'hôtel de Sairmeuse ne fut même pas sérieusement menacé.

Cependant, Martial avait compris qu'il devait disparaître pour un temps, se faire oublier, voyager...

Il ne proposa pas à la duchesse de le suivre.

—C'est moi qui ai fait les fautes, ma chère amie, lui dit-il, vous les faire payer en vous condamnant à l'exil serait injuste. Restez... je vois un avantage à ce que vous restiez.

Elle ne lui offrit pas de partager sa mauvaise fortune. C'eût été un bonheur, pour elle, mais était-ce possible! Ne fallait-il pas qu'elle demeurât pour tenir tête aux misérables qui la harcelaient. Déjà, quand par deux fois elle avait été obligée de s'éloigner, tout avait failli se découvrir, et cependant elle avait tante Médie, alors, qui la remplaçait...

Martial partit donc, accompagné du seul Otto, un de ces serviteurs dévoués comme les bons maîtres en rencontrent encore. Par son intelligence, Otto était supérieur à sa position; il possédait une fortune indépendante, il avait cent raisons, dont une bien jolie, pour tenir au séjour de Paris, mais son maître était malheureux, il n'hésita pas...

Et, pendant quatre ans, le duc de Sairmeuse promena à travers l'Europe son ennui et son désœuvrement, écrasé sous l'accablement d'une vie que nul intérêt n'animait plus, que ne soutenait aucune espérance.

Il habita Londres d'abord, Vienne et Venise ensuite. Puis, un beau jour, un invincible désir de revoir Paris le prit, et il revint.

Ce n'était pas très-prudent, peut-être. Ses ennemis les plus acharnés, des ennemis personnels, mortellement blessés par lui autrefois, offensés et persécutés, étaient au pouvoir. Il ne calcula rien. Et d'ailleurs, que pouvait-on contre lui, lui qui ne voulait plus rien être!... Quelle prise offrait-il à des représailles?...

L'exil qui avait lourdement pesé sur lui, le chagrin, les déceptions, l'isolement où il s'était tenu, avaient disposé son âme à la tendresse, et il revenait avec l'intention formellement arrêtée de surmonter ses anciennes répugnances et de se rapprocher franchement de la duchesse.

—La vieillesse arrive, pensait-il. Si je n'ai pas une femme aimée à mon foyer, j'y veux du moins une amie...

Et dans le fait, ses façons, à son retour, étonnèrent Mme Blanche. Elle crut presque retrouver le Martial du petit salon bleu de Courtomieu. Mais elle ne s'appartenait plus, et ce qui eût dû être pour elle le rêve réalisé ne fut qu'une souffrance ajoutée à toutes les autres.

Cependant, Martial poursuivait l'exécution du plan qu'il avait conçu, quand un jour la poste lui apporta ce laconique billet:

«Moi, monsieur le duc, à votre place, je surveillerais ma femme.»

Ce n'était qu'une lettre anonyme, cependant Martial sentit le rouge de la colère lui monter au front.

—Aurait-elle un amant, se dit-il.

Puis réfléchissant à sa conduite, à lui, depuis son mariage:

—Et quand cela serait, ajouta-t-il, qu'aurais-je à dire?... Ne lui ai-je pas tacitement rendu sa liberté!...

Il était extraordinairement troublé, et cependant jamais il ne fût descendu au vil métier d'espion, sans une de ces futiles circonstances qui décident de la destinée d'un homme.

Il rentrait d'une promenade à cheval, un matin, sur les onze heures, et il n'était pas à trente pas de son hôtel, quand il en vit sortir rapidement une femme, plus que simplement vêtue, tout en noir, qui avait exactement la tournure de la duchesse.

—C'est bien elle, se dit-il, avec ce costume subalterne... Pourquoi?...

S'il eût été à pied, il fût rentré, certainement. Il était à cheval, il poussa la bête sur les traces de Mme Blanche, qui remontait la rue de Grenelle.

Elle marchait très-vite, sans tourner la tête, tout occupée à maintenir sur son visage une voilette très-épaisse.

Arrivée à la rue Taranne, elle se jeta plutôt qu'elle ne monta dans un des fiacres de la station.

Le cocher vint lui parler par la portière, puis remontant lestement sur son siège, il enveloppa ses maigres rosses d'un de ces maîtres coups de fouet qui trahissent un pourboire princier...

Le fiacre avait déjà tourné la rue du Dragon, que Martial, honteux et irrésolu, retenait encore son cheval à l'endroit où il l'avait arrêté, à l'angle de la rue des Saints-Pères, devant le bureau de tabac.

N'osant prendre un parti, il essaya de se mentir à lui-même.

—Bast! pensa-t-il en rendant la main à son cheval, qu'est-ce que je risque à avancer?... Le fiacre est sans doute bien loin, et je ne le rejoindrai pas.

Il le rejoignit cependant, au carrefour de la Croix-Rouge, où il y avait comme toujours un encombrement...

C'était bien le même, Martial le reconnaissait à sa caisse verte et à ses roues blanches.

L'encombrement cessant, le fiacre repartit.

Debout sur son siège, le cocher rouait ses chevaux de coups, et c'est au galop qu'il longea l'étroite rue du Vieux-Colombier, qu'il côtoya la place Saint-Sulpice et qu'il gagna les boulevards extérieurs, par la rue Bonaparte et la rue de l'Ouest.

Toujours trottant, à cent pas en arrière, Martial réfléchissait.

—Comme elle est pressée! pensait-il. Ce n'est cependant guère le quartier des rendez-vous.

Le fiacre venait de dépasser la place d'Italie. Il enfila la rue du Château-des-Rentiers, et bientôt s'arrêta devant un espace libre...

La portière s'ouvrit aussitôt, la duchesse de Sairmeuse sauta lestement à terre, et sans regarder de droite ni de gauche, elle s'engagea dans les terrains vagues...

Non loin de là, sur un bloc de pierre, était assis un homme de mauvaise mine, à longue barbe, en blouse, la casquette sur l'oreille, la pipe aux dents.

—Voulez-vous garder mon cheval un instant? lui demanda Martial.

—Tout de même! fit l'homme.

Martial lui jeta la bride et s'élança sur les pas de sa femme.

Moins préoccupé, il eût été mis en défiance par le sourire méchant qui plissa les lèvres de l'homme, et, examinant bien ses traits, il l'eût peut-être reconnu.

C'était Jean Lacheneur.

Depuis qu'il avait adressé au duc de Sairmeuse une dénonciation anonyme, il faisait multiplier à la duchesse ses visites à la veuve Chupin, et, à chaque fois, il guettait son arrivée.

—Comme cela, pensait-il, dès que son mari se décidera à la suivre, je le saurai...

C'est que pour le succès de ses projets, il était indispensable que Mme Blanche fût épiée par son mari.

Car Jean Lacheneur était décidé désormais. Entre mille vengeances, il en avait choisi une effroyable, active et ignoble, qu'un cerveau malade et enfiévré par la haine pouvait seul concevoir.

Il voulait voir l'altière duchesse de Sairmeuse livrée aux plus dégoûtants outrages, Martial aux prises avec les plus vils scélérats, une mêlée sanglante et immonde dans un bouge... Il se délectait à l'idée de la police, prévenue par lui, arrivant et ramassant indistinctement tout le monde. Il rêvait un procès hideux où reparaîtrait le crime de la Borderie, des condamnations infamantes, le bagne pour Martial, la maison centrale pour la duchesse, et il voyait ces grands noms de Sairmeuse et de Courtomieu flétris d'une éternelle ignominie.

Dans cette conception du délire se retrouvait la férocité de l'assassin du vieux duc de Sairmeuse, mêlée de monstrueux raffinements empruntés par le cabotin nomade aux mélodrames où il jouait les rôles de traître.

Et il pensait bien n'avoir rien oublié. Il avait sous la main deux abjects scélérats, capables de toutes les violences, et un triste garçon du nom de Gustave, que la misère et la lâcheté mettaient à sa discrétion, et à qui il comptait faire jouer le rôle du fils de Marie-Anne.

Certes ces trois complices ne soupçonnaient rien de sa pensée. Quant à la veuve Chupin et à son fils, s'ils flairaient quelque infamie énorme, il ne savaient de la vérité que le nom de la duchesse.

Jean tenait d'ailleurs Polyte et sa mère par l'appât du gain et la promesse d'une fortune s'ils servaient docilement ses desseins.

Enfin, pour le premier jour où Martial suivrait sa femme, Jean avait prévu le cas où il entrerait derrière elle à la Poivrière, et tout avait été disposé pour qu'il crût qu'elle y était amenée par la charité.

Mais il n'entrera pas, pensait Lacheneur, dont le cœur était inondé d'une joie sinistre, pendant qu'il tenait le cheval, M. le duc est trop fin pour cela.

Et dans le fait, Martial n'entra pas. Si les bras lui tombèrent quand il vit sa femme entrer comme chez elle dans ce cabaret infâme, il se dit qu'en l'y suivant il n'apprendrait rien.

Il se contenta donc de faire le tour de la maison, et remontant à cheval, il partit au grand galop. Ses soupçons étaient absolument déroutés, il ne savait que penser, qu'imaginer, que croire...

Mais il était bien résolu à pénétrer ce mystère, et dès en rentrant à l'hôtel, il envoya Otto aux informations. Il pouvait tout confier, à ce serviteur si dévoué, il n'avait pas de secrets pour lui.

Sur les quatre heures, le fidèle valet de chambre reparut, la figure bouleversée.

—Quoi?... fit Martial, devinant un malheur.

—Ah! monseigneur, la maîtresse de ce bouge est la veuve d'un fils de ce misérable Chupin...

Martial était devenu plus blanc que sa chemise...

Il connaissait trop la vie pour ne pas comprendre que la duchesse en était réduite à subir la volonté de scélérats maîtres de ses secrets. Mais quels secrets? Ils ne pouvaient être que terribles.

Les années, qui avaient argenté de fils blancs la chevelure de Martial, n'avaient pas éteint les ardeurs de son sang. Il était toujours l'homme du premier mouvement.

Enfin, d'un bond il fut à l'appartement de sa femme.

—Mme la duchesse vient de descendre, lui dit la femme de chambre, pour recevoir Mme la comtesse de Mussidan et Mme la marquise d'Arlange.

—C'est bien; je l'attendrai ici!... sortez!

Et Martial entra dans la chambre de Mme Blanche.

Tout y était en désordre, car la duchesse, de retour de la Poivrière, achevait de s'habiller, quand on lui avait annoncé une visite.

Les armoires étaient ouvertes, toutes les chaises encombrées, les mille objets dont Mme Blanche se servait journellement, sa montre, sa bourse, des trousseaux de petites clefs, des bijoux, traînaient sur les commodes et sur la cheminée.

Martial ne s'assit pas, le sang-froid lui revenait.

—Pas de folie, pensait-il, si j'interroge, je suis joué!... Il faut se taire et surveiller.

Il allait se retirer, quand, parcourant la chambre de l'œil, il aperçut, dans l'armoire à glace, un grand coffret à incrustations d'argent, que sa femme possédait déjà étant jeune fille, et qui l'avait toujours suivie partout.

—Là, se dit-il, est sans doute le mot de l'énigme.

Martial était à un de ces moments où l'homme obéit sans réflexions aux inspirations de la passion. Il voyait sur la cheminée un trousseau de clefs, il sauta dessus et se mit à essayer les clefs au coffret... La quatrième ouvrit. Il était plein de papiers...

Avec une rapidité fiévreuse, Martial avait déjà parcouru trente lettres insignifiantes, quand il tomba sur une facture ainsi conçue:

«recherches pour l'enfant de mme de s—— Frais du 3e trimestre de l'an 18—»

Martial eut comme un éblouissement.

Un enfant!... Sa femme avait un enfant!

Il poursuivit néanmoins et il lut: «Entretien de deux agents à Sairmeuse... Voyage pour moi... Gratifications à divers..., etc., etc.» Le total s'élevait à 6,000 francs, le tout était signé: Chefteux.

Alors, avec une sorte de rage froide, Martial se mit à bouleverser le coffret, et successivement il trouva: un billet d'une écriture ignoble, où il était dit: «Deux mille francs ce soir, sinon j'apprends au duc l'histoire de la Borderie.» Puis trois autres factures de Chefteux; puis une lettre de tante Médie, où elle parlait de prison et de remords. Enfin, tout au fond, était le certificat de mariage de Marie-Anne Lacheneur et de Maurice d'Escorval, délivré par le curé de Vigano, signé par le vieux médecin et par le caporal Bavois.

La vérité éclatait plus claire que le jour.

Plus assommé que s'il eût reçu un coup de barre de fer sur la tête, éperdu, glacé d'horreur; Martial eut cependant assez d'énergie pour ranger tant bien que mal les lettres, et remettre le coffret en place.

Puis il regagna son appartement en chancelant, se tenant aux murs.

—C'est elle, murmura-t-il, qui a empoisonné Marie-Anne!

Il était confondu, abasourdi, de la profondeur, de la scélératesse de cette femme qui était la sienne, de sa criminelle audace, de son sang-froid, des perfections inouïes de sa dissimulation.

Cependant, si Martial discernait bien les choses en gros, beaucoup de détails échappaient à sa pénétration.

Il se jura que soit par la duchesse, en usant d'adresse, soit par la Chupin, il saurait tout par le menu.

Il ordonna donc à Otto de lui procurer un costume tel qu'en portaient les habitants de la Poivrière, non de fantaisie, mais réel, ayant servi. On ne savait pas ce qui pouvait arriver.

De ce moment,—c'était dans les premiers jours de février,—Mme Blanche ne fit plus un pas sans être épiée. Plus une lettre ne lui parvint qui n'eût été lue auparavant par son mari...

Et certes, elle était à mille lieues de soupçonner cet incessant espionnage.

Martial gardait la chambre; il s'était dit malade. Se trouver en face de sa femme eût se taire et été au-dessus de ses forces. Il se souvenait trop du serment juré sur le cadavre de Marie-Anne...

Cependant, ni Otto, ni son maître, ne surprenaient rien...

C'est qu'il n'y avait rien. Polyte Chupin venait d'être arrêté sous l'inculpation de vol et cet accident retardait les projets de Lacheneur.

Enfin, il jugea que tout serait prêt le 20 février, un dimanche, le dimanche gras.

La veille, la veuve Chupin fut habilement endoctrinée, et écrivit à la duchesse d'avoir à se trouver à la Poivrière, le dimanche soir, à onze heures.

Ce même soir, Jean devait rencontrer ses complices dans un bal mal famé de la banlieue, le bal de l'Arc-en-Ciel, et leur distribuer leurs rôles, et leur donner leurs dernières instructions.

Ces complices devaient ouvrir la scène; lui n'apparaîtrait que pour le dénoûment.

—Tout est bien combiné, pensait-il, «la mécanique marchera.»

«La mécanique,» ainsi qu'il le disait, faillit cependant ne pas marcher.

Mme Blanche, en recevant l'assignation de la Chupin, eut une velléité de révolte. L'heure insolite, l'endroit désigné l'épouvantaient...

Elle se résigna cependant, et le soir venu, elle s'échappait furtivement de l'hôtel, emmenant Camille, cette femme de chambre qui avait assisté à l'agonie de tante Médie.

La duchesse et sa camériste s'étaient vêtues comme les malheureuses de la plus abjecte condition, et, certes, elles se croyaient bien sûres de n'être ni épiées, ni reconnues, ni vues...

Et cependant un homme les guettait, qui s'élança sur leurs traces: Martial...

Informé avant sa femme, de ce rendez-vous, il avait lui aussi endossé un déguisement, ce costume d'ouvrier des ports, que lui avait procuré Otto. Et comme il était dans son caractère de pousser jusqu'à la dernière perfection tout ce qu'il entreprenait, il avait véritablement réussi à se rendre méconnaissable. Il avait sali et emmêlé ses cheveux et sa barbe, et souillé ses mains de terre. Il était, enfin, l'homme des haillons qu'il portait.

Otto l'avait conjuré de lui permettre de le suivre, il avait refusé, disant que le revolver qu'il emportait suffisait à sa sûreté. Mais il connaissait assez Otto pour savoir qu'il désobéirait...

Dix heures sonnaient quand Mme Blanche et Camille se mirent en route, et il ne leur fallut pas cinq minutes pour gagner la rue Taranne.

Il y avait un fiacre à la station, un seul...

Elles y montèrent et il partit.

Cette circonstance arracha à Martial un juron digne de son costume. Puis il songea que sachant où se rendait sa femme, il trouverait toujours, pour la rejoindre, une autre voiture.

Il en trouva une, en effet, dont le cocher, grâce à dix francs de pourboire exigés d'avance, le mena grand train jusqu'à la rue du Château-des-Rentiers.

Il venait de mettre pied à terre, quand il entendit le roulement sourd d'une autre voiture, qui brusquement s'arrêta à quelque distance.

—Décidément, se dit-il, Otto me suit.

Et il s'engagea dans les terrains vagues.

Tout était ténèbres et silence, et le brouillard puant qui annonçait le dégel s'épaississait. Martial trébuchait et glissait à chaque pas, sur le sol inégal et couvert de neige.

Il ne tarda pas, cependant, à apercevoir une masse noire au milieu du brouillard. C'était la Poivrière. La lumière de l'intérieur filtrait par les ouvertures en forme de cœur, des volets, et de loin on eût dit de gros yeux rouges, dans la nuit...

Était-il vraiment possible que la duchesse de Sairmeuse fût là!...

Doucement, Martial s'approcha des volets, et, s'accrochant aux gonds et à une des ouvertures, il s'enleva à la force des poignets et regarda.

Oui, sa femme était bien dans le bouge infâme.

Elle était assise à une table, ainsi que Camille, devant un saladier de vin, en compagnie de deux hideux gredins et d'un tout jeune soldat.

Au milieu de la pièce, une vieille femme, la Chupin, un petit verre à la main, pérorait et ponctuait ses phrases de gorgées d'eau-de-vie.

L'impression de Martial fut telle, qu'il se laissa retomber à terre.

Un rayon de pitié pénétra en son âme, car il eut comme une vague notion de l'effroyable supplice qui avait été le châtiment de l'empoisonneuse.

Mais il voulait voir encore, il se haussa de nouveau.

La vieille avait disparu. Le militaire s'était levé, il parlait en gesticulant, et Mme Blanche et Camille l'écoutaient attentivement.

Les deux gredins, face à face, les coudes sur la table, se regardaient, et Martial crut remarquer qu'ils échangeaient des signes d'intelligence.

Il avait bien vu. Les scélérats étaient en train de comploter un «bon coup.»

Mme Blanche, qui avait tenu à l'exactitude du travestissement, jusqu'à chausser de gros souliers plats qui la meurtrissaient, Mme Blanche avait oublié de retirer ses riches boucles d'oreilles.

Elle les avait oubliées... mais les complices de Lacheneur les avaient bien aperçues, et ils les regardaient avec des yeux qui brillaient plus que les diamants.

En attendant que Lacheneur parût, comme il était convenu, ces misérables jouaient le rôle qui leur avait été imposé. Pour cela, et pour leur concours ensuite, une certaine somme leur avait été promise...

Or, ils songeaient que cette somme ne s'élèverait peut-être pas au quart de la valeur de ces belles pierres, et de l'œil, ils se disaient:

—Si nous les décrochions, hein!... et si nous allions sans attendre l'autre!...

Bientôt ce fut entendu.

L'un d'eux se dressa brusquement, et, saisissant la duchesse par la nuque, il la renversa sur la table.

Les boucles d'oreilles étaient arrachées du coup sans Camille, qui se jeta bravement entre sa maîtresse et le malfaiteur.

Martial n'en put voir davantage.

Il bondit jusqu'à la porte du cabaret, l'ouvrit et entra, repoussant les verrous sur lui.

—Martial!...

—Monsieur le duc!...

Ces deux cris échappés en même temps à Mme Blanche et à Camille, changèrent en une rage furieuse la stupeur des deux bandits, et ils se précipitèrent sur Martial, résolus à le tuer...

D'un bond de côté, Martial les évita. Il avait à la main son revolver, il fit feu deux fois, les deux misérables tombèrent.

Il n'était pas sauvé pour cela, car le jeune soldat se jeta sur lui, s'efforçant de le désarmer.

Tout en se débattant furieusement, Martial ne cessait de crier d'une voix haletante:

—Fuyez!... Blanche, fuyez!... Otto n'est pas loin!... Le nom... Sauvez l'honneur du nom!...

Les deux femmes s'enfuirent par une seconde issue, donnant sur un jardinet, et presque aussitôt des coups violents ébranlèrent la porte.

On venait!... Cela doubla l'énergie de Martial, et dans un suprême effort il repoussa si violemment son adversaire, que la tête du malheureux portant sur l'angle d'une table, il resta comme mort sur le coup.

Mais la veuve Chupin, descendue au bruit, hurlait. À la porte, on criait:

—Ouvrez, au nom de la loi!...

Martial pouvait fuir. Mais fuir, c'était peut-être livrer la duchesse, car on le poursuivrait certainement. Il vit le péril d'un coup d'œil, et son parti fut pris.

Il secoua vivement la Chupin, et d'une voix brève:

—Cent mille francs pour toi, dit-il, si tu sais te taire.

Puis, attirant une table à lui, il s'en fit comme un rempart.

La porte volait en éclats... Une ronde de police, commandée par l'inspecteur Gévrol, se rua dans le bouge.

—Rends-toi! cria l'inspecteur à Martial.

Il ne bougea pas, il dirigeait vers les agents les canons de son revolver.

—Si je puis les tenir en respect et parlementer seulement deux minutes, pensait-il, tout peut encore être sauvé...

Il les gagna ces deux minutes... Aussitôt il jeta son arme à terre, et il prenait son élan quand un agent qui avait tourné la maison le saisit à bras-le-corps et le renversa...

De ce côté, il n'attendait que des secours, aussi s'écria-t-il:

—Perdu! C'est les Prussiens qui arrivent!

En un clin d'œil il fut garrotté, et deux heures plus tard on l'enfermait dans le violon du poste de la place d'Italie.

Sa situation se résumait ainsi:

Il avait joué le personnage de son costume de façon à tromper Gévrol lui-même. Les scélérats de la Poivrière étaient morts et il pouvait compter sur la Chupin.

Mais il savait que le piège avait été tendu par Jean Lacheneur.

Mais il avait lu un volume de soupçons dans les yeux du jeune policier qui l'avait arrêté, et que les autres appelaient Lecoq.

LV

Le duc de Sairmeuse était de ces hommes qui restent supérieurs à toutes les fortunes, bonnes ou mauvaises. Son expérience était grande, son coup d'œil sûr, son intelligence prompte et féconde en ressources. Il avait, en sa vie, traversé des hasards étranges, et toujours son sang-froid avait dominé les événements.

Mais, en ce moment, seul dans ce cabanon humide et infect, après les scènes sanglantes du cabaret de la Chupin, il se trouvait sans idées comme sans espérances...

C'est que la Justice, il le savait, ne se paye pas d'apparences, et quand elle se trouve en face d'un mystère, elle n'a ni repos ni trêve qu'elle ne l'ait éclairci.

Martial ne le comprenait que trop, une fois son identité constatée, on chercherait les raisons de sa présence à la Poivrière, on ne tarderait pas à les découvrir, on arriverait jusqu'à la duchesse, et alors le crime de la Borderie émergerait des ténèbres du passé.

C'était la cour d'assises, la maison centrale, un scandale effroyable, le déshonneur, une honte éternelle...

Et sa puissance d'autrefois, loin de le protéger, l'écrasait. Qui donc l'avait remplacé aux affaires? Ses adversaires politiques, et parmi eux deux ennemis personnels à qui il avait infligé de ces atroces blessures d'amour-propre qui jamais ne se cicatrisent. Quelle occasion de vengeance pour eux!...

À cette idée d'une flétrissure ineffaçable, imprimée à ce grand nom de Sairmeuse, qui avait été sa force et sa gloire, sa tête s'égarait.

—Mon Dieu!... murmurait-il, inspirez-moi... Comment sauver l'honneur du nom!

Il ne vit qu'une chance de salut: mourir, se suicider dans ce cabanon. On le prenait encore pour un de ces gredins qui hantent les banlieues; mort, on ne s'inquiéterait que médiocrement de son identité.

—Allons!... il le faut! se dit-il.

Déjà il cherchait comment accomplir son dessein, quand il entendit un grand mouvement, à côté, dans le poste, des trépignements et des éclats de rire.

La porte du violon s'ouvrit, et les sergents de ville y poussèrent un homme qui fit deux ou trois pas, chancela, tomba lourdement à terre, et presque aussitôt se mit à rouler. Ce n'était qu'un ivrogne...

Cependant un rayon d'espoir illuminait le cœur de Martial. En cet ivrogne, il avait reconnu Otto, déguisé, presque méconnaissable.

La ruse était hardie, il fallait se hâter d'en profiter et de défier de la surveillance. Martial s'étendit sur le banc, comme pour dormir, de telle façon que sa tête n'était pas à un mètre de celle de Otto.

—La duchesse est hors de danger... murmura le fidèle domestique.

—Aujourd'hui, peut-être. Mais demain, par moi, on arrivera jusqu'à elle.

—Monseigneur s'est donc nommé?

—Non... tous les agents, excepté un, me prennent pour un rôdeur de barrières.

—Eh bien!... il faut continuer à jouer ce personnage.

—À quoi bon!... Lacheneur ira me dénoncer...

Martial, pour le moment au moins, était délivré de Jean. Quelques heures plus tôt, en se rendant de l'Arc-en-ciel à la Poivrière, Jean avait roulé au fond d'une carrière abandonnée et s'y était fracassé le crâne. Des carriers qui allaient à leur travail l'avaient aperçu et relevé, et à cette heure même, ils le portaient à l'hôpital.

Bien que ne pouvant prévoir cela, Otto ne parut pas ébranlé.

—On se débarrassera de Lacheneur, dit-il, que monsieur le duc soutienne seulement son rôle... Une évasion n'est qu'une plaisanterie quand on a des millions...

—On me demandera qui je suis, d'où je viens, comment j'ai vécu...

—Monseigneur parle l'allemand et l'anglais, il peut dire qu'il arrive de l'étranger, qu'il est un enfant trouvé, qu'il a exercé une profession nomade, celle de saltimbanque, par exemple.

—En effet, comme cela...

Otto fit un mouvement pour se rapprocher encore de son maître, et d'une voix brève:

—Alors, convenons bien de nos faits, dit-il, car d'une parfaite entente dépend le succès. J'ai à Paris une amie—et personne ne sait nos relations—qui est fine comme l'ambre. Elle se nomme Milner et tient l'hôtel de Mariembourg, rue de Saint-Quentin. Monseigneur dira qu'il est arrivé hier, dimanche, de Leipzig, qu'il est descendu à cet hôtel, qu'il y a laissé sa malle, qu'il y est inscrit sous le nom de Mai, artiste forain, sans prénoms...

—C'est cela, approuvait Martial...

Et ainsi, avec une promptitude et une précision extraordinaires, ils convinrent point pour point de toutes les fictions qui devaient dérouter l'instruction...

Tout étant bien réglé, Otto sembla s'éveiller du sommeil profond de l'ivresse, il appela, on lui ouvrit et on le rendit à la liberté.

Seulement, avant de quitter le poste, il avait réussi à lancer un billet à la veuve Chupin enfermée dans le violon des femmes.

Lors donc que Lecoq, tout haletant d'espérance et d'ambition, arriva au poste de la place d'Italie, après son enquête si habile à la Poivrière, il était battu d'avance par des hommes qui lui étaient inférieurs comme pénétration, mais dont la finesse égalait la sienne.

Le plan de Martial était arrêté, et il devait le poursuivre avec une incroyable perfection de détails.

Mis au secret au Dépôt, le duc de Sairmeuse se préparait à la visite du juge d'instruction, quand entra Maurice d'Escorval... Ils se reconnurent.

Ils étaient aussi émus l'un que l'autre, et il n'y eut point d'interrogatoire, pour ainsi dire. Cependant, aussitôt après le départ de Maurice, Martial essaya de se donner la mort. Il ne croyait pas à la générosité de son ancien ennemi...

Mais le lendemain, quand, au lieu de Maurice, il trouva M. Segmuller, Martial crut entendre une voix qui lui criait: «Tu seras sauvé.»

Alors commença, entre le juge et Lecoq d'un côté, et le prévenu de l'autre, cette lutte où il n'y eut point de vainqueur.

Martial sentait bien que de Lecoq seul venait le péril, et cependant il ne pouvait prendre sur soi de lui en vouloir. Fidèle à son caractère, qui le portait à rendre quand même justice à ses ennemis, il ne pouvait s'empêcher d'admirer l'étonnante pénétration et la ténacité de ce jeune policier qui luttait seul contre tous pour la vérité.

Il est vrai de dire que si l'attitude de Martial fut merveilleuse, on le servit au dehors avec une admirable précision.

Toujours Lecoq fut devancé par Otto, ce mystérieux complice qu'il devinait et ne pouvait saisir. À la Morgue comme à l'hôtel de Mariembourg, près de Toinon-la-Vertu, la femme de Polyte Chupin, aussi bien que près de Polyte lui-même, partout Lecoq arriva deux heures trop tard.

Lecoq surprit la correspondance de son énigmatique prévenu; il en devina la clef si ingénieuse, mais cela ne lui servit de rien. Un homme qui avait deviné en lui un rival ou plutôt un maître futur le trahit.

Si les démarches du jeune policier près du bijoutier et de la marquise d'Arlange n'eurent pas le résultat qu'il espérait, c'est que Mme Blanche n'avait pas acheté les boucles d'oreille qu'elle portait à la Poivrière; elle les avait échangées avec une de ses amies, la baronne de Watchau.

Enfin, si personne à Paris ne s'aperçut de la disparition de Martial, c'est que, grâce à l'entente de la duchesse, de Otto et de Camille, personne à l'hôtel de Sairmeuse, ne soupçonna son absence. Pour tous les domestiques, le maître était dans son appartement, souffrant, on lui faisait faire des tisanes, on montait son déjeuner et son dîner chaque jour.

Le temps passait cependant, et Martial s'attendait bien à être renvoyé devant la cour d'assises et condamné sous le nom de Mai, lorsque l'occasion lui fut bénévolement offerte de s'évader.

Trop fin pour ne pas éventer le piège, il eut dans la voiture cellulaire quelques minutes d'horrible indécision...

Il se hasarda, cependant, s'en remettant à sa bonne étoile...

Et bien il fit, puisque dans la nuit même, il franchissait le mur du jardin de son hôtel, laissant en bas, comme otage aux mains de Lecoq, un misérable qu'il avait ramassé dans un bouge, Joseph Couturier...

Prévenu par Mme Milner, grâce à la fausse manœuvre de Lecoq, Otto attendait son maître.

En un clin d'œil, la barbe de Martial tomba sous le rasoir, il se plongea dans un bain qu'on tenait tout près, et ses haillons furent brûlés...

Et c'est lui qui, lors des perquisitions, quelques instants après, osa crier:

—Laissez, Otto, laissez messieurs les agents faire leur métier.

Mais ce n'est qu'après le départ de ces agents qu'il respira.

—Enfin!... s'écria-t-il, l'honneur est sauf!... Nous avons joué Lecoq.

Il venait de sortir du bain et avait passé une robe de chambre, quand on lui apporta une lettre de la duchesse.

Brusquement il rompit le cachet et lut:

«Vous êtes sauvé, vous savez tout, je meurs. Adieu, je vous aimais...»

En deux bonds, il fut à l'appartement de sa femme.

La porte de la chambre était fermée, il l'enfonça; trop tard!...

Mme Blanche était morte, comme Marie-Anne, empoisonnée... Mais elle avait su se procurer un poison foudroyant, et étendue toute habillée sur son lit, les mains jointes sur la poitrine, elle semblait dormir...

Une larme brilla dans les yeux de Martial.

—Pauvre malheureuse!... murmura-t-il, puisse Dieu te pardonner comme je te pardonne, toi dont le crime a été si effroyablement expié ici bas!

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

ÉPILOGUE

LE PREMIER SUCCÈS

Libre, dans son hôtel, au milieu de ses gens, rentré en possession de sa personnalité, le duc de Sairmeuse s'était écrié avec l'accent du triomphe:

—Nous avons joué Lecoq!

En cela, il avait raison.

Mais il se croyait à tout jamais hors des atteintes de ce limier au flair subtil, et, en cela, il avait tort.

Le jeune policier n'était pas d'un tempérament à digérer, les bras croisés, l'humiliation d'une défaite.

Déjà, lorsqu'il était entré chez le père Tabaret, il commençait à revenir du premier saisissement. Quand il quitta cet investigateur de tant d'expérience, il avait tout son courage, le plein exercice de ses facultés, et il se sentait une énergie à soulever le monde.

—Eh bien!... bonhomme, disait-il au père Absinthe, qui trottinait à ses côtés, vous avez entendu M. Tabaret, notre maître à tous? J'étais dans le vrai.

Mais le vieux policier n'avait point d'enthousiasme.

—Oui, vous aviez raison! répondit-il d'un ton piteux.

—Qu'est-ce qui nous a perdus? Trois fausses manœuvres. Eh bien! je saurai changer en victoire notre échec d'aujourd'hui.

—Ah!... vous en êtes bien capable... si on ne nous met pas à pied.

Cette réflexion chagrine rappela brusquement Lecoq au juste sentiment de la situation présente.

Elle n'était pas brillante, mais elle n'était pas non plus si compromise que le disait le père Absinthe.

Qu'était-il arrivé, en résumé?

Ils avaient laissé un prévenu leur glisser entre les doigts... c'était fâcheux; mais ils avaient empoigné et ils ramenaient un malfaiteur des plus dangereux, Joseph Couturier... il y avait compensation.

Cependant si Lecoq ne voyait pas de mise à pied a craindre, il tremblait qu'on ne lui refusât les moyens de suivre cette affaire de la Poivrière.

Que lui répondrait-on, quand il affirmerait que Mai et le duc de Sairmeuse ne faisaient qu'un?

On hausserait les épaules, sans doute, et on lui rirait au nez.

—Cependant, pensait-il, M. Segmuller, le juge d'instruction, me comprendra, lui. Mais osera-t-il, sur de simples présomptions, aller de l'avant?

C'était bien peu probable, et Lecoq ne le comprenait que trop.

—On pourrait, continuait-il, imaginer un prétexte pour une descente de justice à l'hôtel de Sairmeuse, on demanderait le duc, il serait obligé de se montrer, et en lui on reconnaîtrait Mai.

Il resta un moment sur cette idée, puis tout à coup:

—Mauvais moyen! reprit-il, maladroit, pitoyable!... Ce n'est pas deux lapins tels que ce duc et son complice qu'on prend sans vert. Il est impossible qu'ils n'aient pas prévu une visite domiciliaire et préparé une comédie de leur façon. Nous en serions pour nos frais.

Il avait fini par parler à demi-voix, et la curiosité ardait le père Absinthe.

—Pardon, fit-il, je ne comprends pas bien...

—Inutile, papa!... Donc, il est clair qu'il nous faudrait un commencement de preuve matérielle... Oh!... peu de chose: la preuve, seulement, d'une démarche faite par quelqu'un de l'hôtel de Sairmeuse près d'un de nos témoins...

Il s'arrêta, les sourcils froncés, la pupille dilatée, immobile, en arrêt...

Il découvrait parmi toutes les circonstances de son enquête, une circonstance qui s'ajustait à ses desseins.

Il revoyait par la pensée Mme Milner, la propriétaire de l'hôtel de Mariembourg, dans l'attitude qu'elle avait la première fois qu'il l'avait aperçue.

Oui, il la revoyait, hissée sur une chaise, le visage à hauteur d'une cage couverte d'un grand morceau de lustrine noire, répétant avec acharnement trois ou quatre mots d'allemand à un sansonnet, qui s'obstinait à crier: «Camille!... où est Camille!»

—Évidemment, reprit tout haut Lecoq, si Mme Milner, qui est Allemande et qui a un accent allemand des plus prononcés, eût élevé cet oiseau, il eût parlé l'allemand ou il eût eu tout au moins l'accent de sa maîtresse... Donc, il lui avait été donné depuis peu de temps... par qui?

Le père Absinthe commençait à s'impatienter.

—Sérieusement, fit-il, que dites-vous?

—Je dis que si quelqu'un, homme ou femme, à l'hôtel de Sairmeuse, porte le nom de Camille, je tiens ma preuve matérielle... Allons, papa, en route...

Et sans un mot d'explication, il entraîna son compagnon au pas de course.

Arrivé rue de Grenelle-Saint-Germain, Lecoq s'arrêta court devant un commissionnaire adossé à la boutique d'un marchand de vins.

—Mon ami, lui dit-il, vous allez vous rendre à l'hôtel de Sairmeuse, vous demanderez Camille, et vous lui direz que son oncle l'attend ici...

—Mais, Monsieur...

—Comment, vous n'êtes pas encore parti!

Le commissionnaire s'éloigna. Lecoq avait arrangé sa phrase de telle sorte qu'elle s'appliquait indifféremment à un homme ou à une femme.

Les deux policiers étaient entrés chez le marchand de vins, et le père Absinthe avait eu bien juste le temps d'avaler un petit verre, quand le commissionnaire reparut.

—Monsieur, dit-il, je n'ai pas pu parler à Mlle Camille....

—Bon!... pensa Lecoq, c'est une femme de chambre.

—L'hôtel est sens dessus dessous, vu que Mme la duchesse est décédée de mort subite ce matin.

—Ah!... le gredin!... s'écria le jeune policier.

Et, se maîtrisant, il ajouta mentalement:

—Il aura assassiné sa femme en rentrant... mais il est pincé. Maintenant j'obtiendrai l'autorisation de continuer mes recherches.

Moins de vingt minutes après, il arrivait au Palais de Justice.

Faut-il le dire? M. Segmuller ne parut pas démesurément surpris de la surprenante révélation de Lecoq. Cependant il écoutait avec une visible hésitation l'ingénieuse déduction du jeune policier; ce fut la circonstance du sansonnet qui le décida.

—Peut-être avez-vous deviné juste, mon cher Lecoq, dit-il, et même là, franchement, votre opinion est la mienne... Mais la justice, en une circonstance si délicate, ne peut marcher qu'à coup sûr... C'est à la police, c'est à vous de rechercher, de réunir des preuves tellement accablantes que le duc de Sairmeuse ne puisse avoir seulement l'idée de nier...

—Eh! monsieur, mes chefs ne me permettront pas...

—Ils vous donneront toutes les permissions possibles, mon ami, quand je leur aurai parlé.

Il y avait quelque courage de la part de M. Segmuller à agir ainsi. On avait tant ri, au Palais, on s'était tellement égayé de cette histoire de soi-disant grand seigneur déguisé en pitre, que beaucoup eussent sacrifié leur conviction à la peur du ridicule.

—Et quand parlerez-vous, monsieur, demanda timidement Lecoq.

—À l'instant même.

Le juge ouvrait déjà la porte de son cabinet, le jeune policier l'arrêta.

—J'aurais encore, monsieur, supplia-t-il, une grâce à vous demander... vous êtes si bon, vous êtes le premier qui ayez foi en moi.

—Parlez, mon brave garçon.

—Eh bien! monsieur, je vous demanderais un mot pour M. d'Escorval... Oh! un mot insignifiant, lui annonçant par exemple l'évasion du prévenu... je porterais ce mot, et alors... Oh! ne craignez rien, monsieur, je serai prudent.

—Soit!... fit le juge, allons, venez!...

Quand il sortit du bureau de son chef, Lecoq avait toutes les autorisations imaginables, et de plus il avait en poche un billet de M. Segmuller à M. d'Escorval. Sa joie était si grande, qu'il ne daigna pas remarquer les lazzis qu'il recueillit le long des couloirs de la Préfecture. Mais sur le seuil, son ennemi Gévrol, dit le Général, le guettait...

—Eh! eh!... fit-il quand passa Lecoq, il y a comme cela des malins qui partent pour la pêche à la baleine, et qui ne rapportent même pas un goujon.

Du coup, Lecoq fut piqué. Il se retourna brusquement, se planta en face du Général et le regardant bien dans le blanc des yeux:

—Cela vaut encore mieux, prononça-t-il du ton d'un homme sûr de son affaire, cela vaut infiniment mieux que de faciliter au dehors les intelligences des prisonniers.

Surpris, Gévrol perdit presque contenance et sa rougeur seule fut un aveu.

Mais Lecoq n'abusa pas. Que lui importait que le Général, ivre de jalousie, l'eût trahi! Ne tenait-il pas une éclatante revanche!

Il n'avait pas trop d'ailleurs du reste de sa journée pour méditer son plan de bataille et songer à ce qu'il dirait en portant le billet de M. Segmuller.

Son thème était bien prêt, quand le lendemain sur les onze heures, il se présenta chez M. d'Escorval.

—Monsieur est dans son cabinet avec un jeune homme, lui répondit le domestique, mais comme il ne m'a rien dit vous pouvez entrer...

Lecoq entra, le cabinet était vide.

Mais dans la pièce voisine, dont on n'était séparé que par une portière de velours, on entendait des exclamations étouffées et des sanglots entremêlés de baisers...

Assez embarrassé de son personnage, le jeune policier ne savait s'il devait rester ou se retirer, quand il aperçut sur le tapis une lettre ouverte...

Évidemment, cette lettre, toute froissée, contenait l'explication de la scène d'à côté. Mû par un sentiment instinctif plus fort que sa volonté, Lecoq la ramassa. Il y était écrit:

«Celui qui te remettra cette lettre est le fils de Marie-Anne, Maurice, ton fils... J'ai réuni et je lui ai donné toutes les pièces qui justifient sa naissance...

«C'est à son éducation que j'ai consacré l'héritage de ma pauvre Marie-Anne. Ceux à qui je l'avais confié ont su en faire un homme.

«Si je te le rends, c'est que je crains pour lui les souillures de ma vie. Hier s'est empoisonnée la misérable qui avait empoisonné ma sœur... Pauvre Marie-Anne!... elle eût été plus terriblement vengée si un accident qui m'est arrivé n'eût sauvé le duc et la duchesse de Sairmeuse du piège où je les avais attirés...

Jean Lacheneur

Lecoq eut comme un éblouissement.

Maintenant, il entrevoyait le drame terrible qui s'était dénoué dans le cabaret de la Chupin...

—Il n'y a pas à hésiter, il faut partir pour Sairmeuse, se dit-il, là je saurai tout!...

Et il se retira sans avoir parlé à M. d'Escorval. Il avait résisté à la tentation de s'emparer de la lettre.

C'était un mois, jour pour jour, après la mort de Mme Blanche.

Etendu sur un divan, dans sa bibliothèque, le duc de Sairmeuse lisait, quand son valet de chambre Otto vint lui annoncer un commissionnaire chargé de lui remettre en mains propres une lettre de M. Maurice d'Escorval.

D'un bond, Martial fut debout.

—Est-ce possible! s'écria-t-il.

Et vivement:

—Qu'il entre, ce commissionnaire.

Un gros homme, rouge de visage, de cheveux et de barbe, tout habillé de velours bleu blanchi par l'usage, se présenta tendant timidement une lettre.

Martial brisa le cachet et lut:

«Je vous ai sauvé, Monsieur le duc, en ne reconnaissant pas le prévenu Mai. À votre tour, aidez-moi!... Il me faut pour après-demain, avant midi, 260,000 francs.

«J'ai assez confiance en votre honneur pour vous écrire ceci, moi!...

Maurice d'Escorval

Pendant près d'une minute, Martial resta confondu... puis, tout à coup, se précipitant à une table, il se mit à écrire, sans s'apercevoir que le commissionnaire lisait par-dessus son épaule...

«Monsieur,

«Non pas après-demain, mais ce soir. Ma fortune et ma vie sont à vous. Je vous dois cela pour la générosité que vous avez eue de vous retirer quand, sous les haillons de Mai, vous avez reconnu votre ancien ennemi, maintenant votre dévoué,

Martial de Sairmeuse

Il plia cette lettre d'une main fiévreuse, et la remettant au commissionnaire avec un louis:

—Voici la réponse, dit-il, hâtez-vous...

Mais le commissionnaire ne bougea pas...

Il glissa la lettre dans sa poche; puis, d'un geste violent, fit tomber sa barbe et ses cheveux rouges...

—Lecoq!... s'écria Martial, devenu plus pâle que la mort.

—Lecoq, en effet, monseigneur, répondit le jeune policier. Il me fallait une revanche, mon avenir en dépendait... j'ai osé imiter, oh! bien mal, l'écriture de M. d'Escorval...

Et comme Martial se taisait:

—Je dois d'ailleurs dire à monsieur le duc, poursuivit-il, qu'en remettant à la justice l'aveu écrit de sa main, de sa présence à la Poivrière, je donnerai des preuves de sa complète innocence.

Et pour montrer qu'il n'ignorait rien, il ajouta:

Mme la duchesse étant morte, il ne saurait être question de ce qui a pu se passer à la Borderie.

Huit jours après, en effet, une ordonnance de non-lieu était rendue par M. Segmuller en faveur du duc de Sairmeuse...

Nommé au poste qu'il ambitionnait, Lecoq eut le bon goût,—ce dut être un calcul,—de grimer de modestie son triomphe...

Mais le jour même, il avait couru au passage des Panoramas, commander à Sterne un cachet portant ses armes parlantes, et la devise à laquelle il est resté fidèle: Semper vigilans.

FIN


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