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Musiciens d'autrefois

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Cette comédie, dit-elle, ne put être prête que les derniers jours du carnaval; ce qui fut cause que le cardinal Mazarin et le duc d’Orléans pressèrent la Reine pour qu’elle se jouât dans le carême; mais elle, qui conservait une volonté pour tout ce qui regardait sa conscience, n’y voulut pas consentir. Elle témoigna même quelque dépit de ce que la comédie, qui se représenta le samedi pour la première fois, ne put commencer que tard, parce qu’elle voulait faire ses dévotions le dimanche gras et que, la veille des jours qu’elle voulait communier, elle avait accoutumé de se retirer à meilleure heure, pour se lever le lendemain plus matin. Elle ne voulut pas tout à fait perdre ce plaisir, pour obliger celui qui le donnait; mais ne voulant pas aussi manquer à ce qu’elle croyait être de son devoir, elle quitta la comédie à moitié, et se retira pour prier Dieu, pour se coucher et souper à l’heure qu’il convenait, pour ne rien troubler de l’ordre de sa vie. Le cardinal Mazarin en témoigna quelque déplaisir; et, quoique ce ne fût qu’une bagatelle qui avait en soi un fondement assez sérieux et assez grand pour obliger la Reine à faire plus qu’elle ne fit, c’est-à-dire à ne la point voir du tout, elle fut néanmoins estimée d’avoir agi contre les sentiments de son ministre; et, comme il témoigna d’en être fâché, cette petite amertume fut une grande douceur pour un grand nombre d’hommes. Les langues et les oreilles inutiles en furent occupées quelques jours, et les plus graves en sentirent des moments de joie qui leur furent délectables.

J’ai peine à croire que la mauvaise humeur persistante de Mme de Motteville contre Mazarin n’ait pas altéré sa clairvoyance, et que la reine ait agi en cette occasion contre le sentiment, et même sans l’assentiment du cardinal. Cette pieuse attitude n’était pas seulement affaire de conscience, mais acte de prudence politique. Les spectacles italiens soulevaient des tempêtes dans le clergé de Paris. Depuis l’arrivée de Leonora et surtout de Melani, la Reine était devenue beaucoup plus passionnée de musique et de théâtre que Mazarin même n’eût voulu. Les représentations alternaient avec les concerts; et, en 1647, la Reine, qui jusque-là se cachait pour entendre la comédie, à cause de son deuil, y alla publiquement tous les soirs[109]. Les ennemis de Mazarin ne manquèrent pas de crier au scandale; ils poussèrent en avant un prêtre, le curé de Saint-Germain. Celui-ci se plaignit fort haut. La Reine inquiète consulta des évêques qui la rassurèrent. Le curé de Saint-Germain ne se tint pas pour battu. Il alla trouver sept docteurs en Sorbonne, et leur fit signer «que la comédie ne pouvait être fréquentée sans péché par les chrétiens, et que les princes devaient chasser les comédiens de leurs États[110]». La Reine riposta, en faisant répondre par dix ou douze autres docteurs en Sorbonne que la comédie était bonne et licite aux princes.

«Monsieur le Cardinal» (et ce passage d’un ennemi acharné nous fait voir sa physionomie silencieuse et rusée)[111] «Monsieur le Cardinal, que cette affaire regardoit en quelque façon par le plaisir qu’il prenoit à la Comédie italienne principalement, jugea à propos de ne rien dire, sachant qu’il avoit assez de complaisants à la cour et de gens de passe-temps qui soutiendroient son intérêt en cette rencontre[112].»—Mais, ajoute Goulas, «il connut que la dévotion n’étoit pas pour luy et ne pouvoit digérer ce jeu continuel, cette attache aux saletés du théâtre et la pratique des plus méchants et débordés de la cour qu’il appeloit dans ses plaisirs et qu’il avoit continuellement chez lui».

Ainsi, il se faisait à Paris, au moment de l’Orfeo, une levée de boucliers contre le théâtre italien, au nom d’un puritanisme plus ou moins hypocrite; et le cardinal observait, dans la querelle, la plus grande réserve. Au contraire, la Reine tenait tête aux dévots, et, malgré quelques accès de scrupules, ne renonçait à rien de ses plaisirs. Elle était fort imprudente dans ses relations avec les comédiennes et les comédiens italiens. Leonora ne la quittait point, et Melani se plaignait avec fatuité qu’elle ne pût se passer de lui. Elle l’emmenait avec elle en voyage, à Amiens; bien que son congé fût terminé et qu’on l’attendît à Florence, elle ne pouvait se décider à le laisser partir; elle écrivait à Mattias de Médicis des lettres gauches, pour qu’il lui permît de garder quelque temps encore le séduisant castrat[113]. Elle finit par s’attirer une verte leçon de son hôtesse, l’orgueilleuse princesse de Palestrina, dona Anna Colonna Barberina[114]. L’une des comédiennes italiennes qui chantèrent dans l’Orfeo, «ayant eu réputation de vendre sa beauté en Italie, ne laissa pas, dit Goulas, d’estre reçue chez la Reyne, et jusques dans le cabinet. L’on dit qu’un jour, comme la Reyne demanda à la femme du préfet Barberin si elle ne la voyoit pas souvent quand elle étoit à Rome et ne la faisoit pas venir chez elle, chantant si bien et ayant tant d’esprit, cette femme superbe, qui étoit fille du connétable Colonne, ne luy répondit rien d’abord, et, Sa Majesté la pressant, elle échappa et dit: «Si elle y fût venue, je l’aurois fait jeter par les fenestres», ce qui surprit fort la Reyne, et l’obligea de changer de propos, après avoir changé de couleur[115]

On voit que la Reine ne péchait point par pruderie,—du moins en ce qui concerne la musique[116]. La petite manifestation dévote du 2 mars 1647, à la première représentation d’Orfeo, ne pouvait donc déplaire à Mazarin, que les imprudences de la souveraine avaient mis plus d’une fois dans l’embarras.

Le même désir d’apaiser l’opposition puritaine a certainement inspiré la fin de l’article de Renaudot, dans sa Gazette. Après avoir fait un grand éloge de la musique et du poème, le journaliste termine ainsi:

Mais ce qui rend cette pièce encore plus considérable et l’a fait approuver par les plus rudes censeurs de la comédie, c’est que la vertu l’emporte toujours au-dessus du vice, nonobstant les traverses qui s’y opposent: Orphée et Eurydice n’ayant pas seulement été constants en leurs chastes amours, malgré les efforts de Vénus et de Bacchus, les deux plus puissants auteurs de débauches, mais l’Amour même ayant résisté à sa mère pour ne pas vouloir induire Eurydice à fausser la fidélité conjugale. Aussi ne fallait-il pas attendre autre chose que des moralités honnêtes et instructives au bien, d’une action honorée de la présence d’une si sage et si pieuse reine qu’est la nôtre.

Ces étranges protestations de vertu s’expliqueraient mal, s’il n’y avait eu un danger réel à conjurer. Il ne s’agissait point de vaines réclamations au nom de la morale, comme celles qu’aujourd’hui élèvent périodiquement quelques hommes isolés, qui crient dans le désert, et que personne n’écoute. Le puritanisme d’alors avait des sanctions redoutables; il soulevait l’Angleterre, et allait, un an plus tard, faire tomber la tête de Charles I, dont le fils assistait à la représentation d’Orfeo[117].

Malgré toutes les précautions, on n’évita point les censures religieuses. «Les dévots en murmurèrent, dit Mme de Motteville; et ceux qui, par un esprit déréglé, blâment tout ce qui se fait, ne manquèrent pas à leur ordinaire d’empoisonner ces plaisirs, parce qu’ils ne respirent pas l’air sans chagrin et sans rage.»

Mais il était difficile à la morale de se sentir outragée par l’Orfeo, et aux mécontents de découvrir des sujets de scandale dans une pièce où l’Amour même refuse de détourner Eurydice de ses devoirs conjugaux, et où Eurydice meurt par un excès de pudeur véritablement rare et digne d’une habituée du Salon Bleu: mordue à la jambe par un serpent, en l’absence d’Orphée, elle refuse[118] de laisser enlever le reptile par Aristée, «de peur, dit Renaudot, d’offenser son mari par la licence qu’elle donnerait à son rival de la toucher».

Il fallut bien que l’hypocrisie désarmât; mais elle trouva sa revanche ailleurs.—On ne pouvait contester non plus la magnificence du spectacle et le succès de la pièce. Les Parlementaires invités[119], esprits chagrins et boudeurs, ennemis inconciliables de Mazarin, firent sans doute de leur mieux pour s’ennuyer; et ils y réussirent. Mais il leur fallut reconnaître en maugréant la victoire des Italiens; et tels de ceux qui affectaient de bâiller à la première représentation n’eurent pas le courage de résister à l’engouement général. Olivier Lefèvre d’Ormesson, qui dit, le 2 mars, que «la langue italienne, que l’on n’entendoit pas aisément, estoit ennuyeuse[120]», n’en revit pas moins la pièce, le 8 mai, et «la trouva plus belle que la première fois, tout estant bien mieux concerté.» Montglat enregistre avec maussaderie que «la comédie durait plus de six heures» et que «la grande longueur ennuyait sans qu’on l’osât témoigner; et tel n’entendait pas l’italien qui n’en bougeait, et l’admirait par complaisance». Mais il doit convenir que la pièce «était fort belle à voir pour une fois, tant les changements de décoration étaient surprenants[121]». Il insinue bien, dans sa mauvaise foi, que si «la Reine ne perdait pas une fois sa représentation, c’est qu’elle prenait soin de plaire au cardinal, et par la crainte qu’elle avait de le fâcher».—En réalité, la Reine, qui, dès le lendemain, revit la pièce de Rossi, et cette fois en entier, assista à toutes les représentations, «sans jamais s’en lasser». C’est Mme de Motteville qui nous le dit; et elle est peu suspecte d’amitié pour Mazarin[122]. Le petit Roi «y apporta tant d’attention qu’encor que S. M. l’eust desja veue deux fois, elle y voulut encore assister une troisième, n’ayant donné aucun tesmoignage de s’y ennuyer, bien qu’elle deust estre fatiguée du bal du jour précédent, auquel elle fit tant de merveilles»[123]. Le succès fut éclatant. Les machines émerveillaient les spectateurs, au point «qu’ils doutoyent s’ils ne changeoyent point eux-mesmes de place[124]»; et la musique les bouleversa. Surtout le chœur qui suit la mort d’Eurydice,—le lamento des Nymphes et d’Apollon sur le malheur «de la pauvre deffunte»—arracha les larmes. «La force de cette musique vocale jointe à celle des instruments tiroyent l’âme par les oreilles de tous les auditeurs, et l’auroit fait bien davantage, sans que le Soleil descendu dans son char flambloyant, éclairé d’or, d’escarboucles et de brillants, excitât un doux murmure d’acclamations[125]».—Mme de Motteville cite deux des courtisans qui se distinguaient le plus par leur enthousiasme: «Le maréchal de Gramont, éloquent, spirituel, gascon, et hardi à trop louer, mettait cette comédie au-dessus des merveilles du monde: le duc de Mortemart, grand amateur de la musique et grand courtisan, paraissait enchanté au seul nom du moindre des acteurs; et tous ensemble, afin de plaire au ministre, faisaient de si fortes exagérations quand ils en parlaient, qu’elle devint enfin ennuyeuse aux personnes modérées dans les paroles.»—Quant à Naudé, il dit qu’à la fin de la représentation, «on n’entendait rien autre chose que les exclamations de ceux qui en louaient extraordinairement ce qui avait le plus fait d’impression sur leurs esprits[126]»; et il cite quelques vers latins «d’un ouvrage entier qu’un cordelier portugais, le R. P. Macedo, avait composé à la louange de cette comédie».

On ne pouvait donc raisonnablement chicaner le succès de la pièce,—du moins pour le moment[127].—Mais l’opposition se rattrapa sur un autre terrain. Ne pouvant reprocher à l’Orfeo d’être un spectacle manqué, elle lui reprocha d’être trop beau, et de coûter trop cher. Cette nouvelle forme d’hostilité n’était pas moins dangereuse que l’opposition religieuse. La misère était grande, et les impôts montaient: ils venaient d’atteindre, cette année-là, le chiffre le plus élevé où ils fussent jamais parvenus[128]. Les Parlements affectaient de se poser en défenseurs du peuple contre les expédients financiers de Mazarin et de ses Italiens. Ils ne pouvaient manquer de signaler à la nation affamée les dépenses excessives du cardinal pour les plaisirs de la cour et les spectacles italiens. Le reproche, ici, était fondé; mais ils l’exagérèrent, et grossirent formidablement le chiffre des sommes gaspillées pour l’Orfeo. Naudé proteste en vain qu’on ne dépensa que 30 000 écus[129]. Les 30 000 écus deviennent 400 000 livres chez Montglat, et 500 000 écus chez Guy Joly.—«La comédie en musique, dit ce dernier, coûta plus de 500 000 écus, et fit faire beaucoup de réflexions à tout le monde, mais particulièrement à ceux des compagnies souveraines qu’on tourmentait, et qui voyaient bien, par cette dépense excessive et superflue, que les besoins de l’État n’étaient pas si pressants, qu’on ne les eût bien épargnés si l’on eût voulu[130].»—Et Goulas nous montre que les perfides doléances des Parlementaires atteignirent leur but: elles parvinrent à remuer le peuple: «La comédie de M. le cardinal causa tant de bruit et de vacarme parmi le peuple» qu’il ne songea plus à rien autre. «Car chacun s’acharna sur l’horrible dépense des machines et des musiciens italiens qui étaient venus de Rome et d’ailleurs à grands frais, parce qu’il les fallut payer pour partir, venir et s’entretenir en France[131]

Mazarin vit venir l’orage, et il s’en inquiéta. Une lettre de Melani, que nous avons citée plus haut, annonçait que la reine faisait préparer une autre comédie en musique, pour être donnée aussitôt après l’Orfeo[132]. Mazarin s’y opposa. «Il combattit, l’année suivante, dit Naudé, les sentimens de toute la cour, et empescha absolument que l’on ne fist une autre comédie, qui n’auroit esté de gueres moindre despense que celle d’Orphée[133].» Et Naudé ajoute même que, «si on l’eût voulu croire, l’on n’auroit jamais pensé à cette première, à laquelle ceux qui la pressèrent davantage s’estoient engagés insensiblement.»

Rien n’y fit; et ces protestations,—dont quelques-unes, d’ailleurs, n’étaient pas très vraisemblables,—n’empêchèrent pas les calomnies d’aller leur train. Les dépenses d’Orfeo restèrent, pendant les guerres civiles, le principal grief contre la prodigalité du cardinal: «Quand il a fallu trouver de quoy le proscrire, on luy a mis cette pièce en ligne de compte... On lui a donné sujet de dire après Ovide:

O nimis exitio nata theatra mea![134]»

L’impopularité de l’Orfeo se manifesta bien aux persécutions qu’eut à subir Torelli, le machiniste, le véritable auteur de la pièce, aux yeux du gros public. Il fut poursuivi, emprisonné, ruiné pendant la Fronde; et sa vie fut menacée, comme celle des autres Italiens restés à Paris, qui avaient pris part aux représentations de 1645 et de 1647.

C’est là ce qui explique que, malgré le grand succès du premier opéra italien à Paris, il ait fallu attendre tant d’années pour le voir définitivement installé en France[135].

V

L’ORFEO

Deux relations principales du temps nous décrivent le poème d’Orfeo, œuvre, comme on l’a vu, de l’abbé Francesco Buti de Rome: ce sont les récits de Renaudot, dans la Gazette du 8 mars 1647, et du père Menestrier, dans son livre confus des Représentations en musique anciennes et modernes[136].

Ces descriptions, si baroques qu’elles paraissent, sont assez exactes. Le poème d’Orfeo est un salmigondis d’inventions étranges. Les personnages sont:

Orfeo. Euridice. Endimione, père d’Eurydice. Aristeo, amant d’Eurydice. Un Satyre. Une Nourrice. Vénus. Junon. Proserpine. Jupiter. Mercure. Pluton. Apollon. L’Amour. Caron. Momus. L’Hyménée. La Jalousie. Le Soupçon. Les trois Grâces. Les trois Parques. Les Dryades. Les suivants de l’Augure. La Cour céleste.—Soit une trentaine de rôles.

Le beau sujet antique est compliqué d’une foule d’incidents ridicules: A la veille de ses noces avec Orphée, Eurydice, accompagnée de son père, consulte sur l’avenir un augure qui l’effraie par des présages menaçants. Aristée, fils de Bacchus, est éperdument épris d’Eurydice, et supplie Vénus d’empêcher le mariage. Vénus, qui hait Orphée, fils du Soleil, son rival, ourdit des trames contre les deux amants. Elle prend la forme d’une vieille entremetteuse, et donne des conseils malhonnêtes à Eurydice, qui l’éconduit; puis, ne pouvant décider son propre fils, Amour, à changer les sentiments d’Eurydice, elle la fait mourir. Junon, par animosité contre Vénus, prend parti pour Orphée. Elle l’engage à descendre aux Enfers, et à chercher Eurydice. Afin de lui faciliter la tâche, elle éveille la jalousie de Proserpine, en lui faisant remarquer les attentions de Pluton pour la belle morte. Proserpine, empressée à se débarrasser d’une rivale, et tout l’Enfer, ému par les chants d’Orphée, renvoient sur terre les deux époux; mais ceux-ci enfreignent les lois infernales, et Eurydice revient parmi les morts. Aristée, désespéré par la fin tragique d’Eurydice, et poursuivi par l’ombre de sa victime, qui agite des serpents dans ses mains, devient fou et se tue. Vénus excite Bacchus à venger sur Orphée la mort de son fils. Bacchus et les Bacchantes déchirent le chanteur thrace. Apothéose. La constellation de la Lyre s’élève au firmament. Les chœurs chantent la grandeur de l’amour et de la fidélité conjugale; et Jupiter, dans un air récitatif à vocalises pompeuses, tire la morale de l’histoire en un madrigal à l’adresse de la Reine.

Quelques bouffons égayent cette suite de catastrophes: c’est la Nourrice, gaillarde et intéressée; c’est un «Bouquin», (comme dit Renaudot), c’est-à-dire un Satyre; c’est Momus, qui médit des femmes[137]. Les scènes trop sérieuses sont farcies de clowneries. On est loin de la sobre tragédie de Rinuccini et de Striggio, de l’art concentré et noblement plastique des Florentins. C’est ici le goût vénitien ou napolitain qui domine: un théâtre de plèbe opulente et remuante, non d’aristocratie intellectuelle.

Les relations de Renaudot et de Menestrier contiennent aussi, sur la mise en scène et le jeu des acteurs, quelques détails qui complètent la physionomie du spectacle.

 

L’action commença par deux gros d’infanterie armée de pied en cap, qui représentaient deux armées[138]; elles se battirent, mais non jusques à ennuyer la compagnie par leur chamaillis et le cliquetis de leurs armes[139]. Une des armées assiégeoit une place, et l’autre la défendoit. Un pan de la muraille étant tombé donna l’entrée à l’armée françoise, lorsque la Victoire descendant du ciel parut en l’air et chanta des vers à l’honneur des armes du Roi et de la sage conduite de la Reine sa mère[140]. Nul ne pouvoit comprendre comment elle et son char triomphant pouvoient demeurer aussi longtemps suspendus[141].

 

On nous décrit ensuite les décors et les changements à vue[142]. C’est d’abord «un bocage, dont l’étendue et la profondeur semblent surpasser plus de cent fois le théâtre». Puis, «la perspective s’ouvre et fait voir une table superbement servie pour les noces». «Vénus descend dans un nuage avec une troupe de petits Amours».—L’entrée des Enfers est représentée par «un Désert affreux, cavernes, rochers, avec un antre en forme d’allée, au bout desquels se découvroit un peu de jour».—Après qu’Eurydice a été rendue à Orphée, les monstres de l’Enfer exécutent un ballet grotesque, dont la musique n’a pas été conservée dans la partition[143], et qui fut un des plus grands succès de la représentation, «une des choses la plus divertissante», comme dit Renaudot. «C’étoient des Bucentaures, hiboux, tortues, escargos, et autres animaux estranges et monstres les plus hideux, qui dansoient au son des cornets à bouquin, avec des pas extravagans et une musique de mesme».—La danse était fréquemment mêlée au chant. Ici, «Orphée et Eurydice chantoient et dansoient[144].» Là, «le Satyre dansoit avec des pieds de bouc[145]». Plus loin, «les Dryades dansoient avec des castagnettes[146]». Ou encore, «les Bacchantes, ayant chacune des sonnettes aux pieds, un tambour de basque en une main, et une bouteille en l’autre[147]».

A la fin du spectacle, la lyre d’Orphée, montant au ciel, se transformait en Lys de France, comme l’indique le discours de Mercure, qui termine l’Orfeo.

Les artistes français avaient collaboré avec Torelli pour les décors et les costumes. Charles Errard, le futur directeur de l’Académie de France à Rome, en eut la haute direction; et ses projets furent exécutés par une équipe de jeunes peintres et de sculpteurs, entre lesquels de Sève l’aîné, et Coypel, qui fit là ses débuts[148].

Quant à la musique d’Orfeo, si longtemps considérée comme perdue, après une disparition de deux siècles et demi, nous en avons trouvé une partition manuscrite ancienne à la Bibliothèque Chigi de Rome[149]. Deux copies en ont été faites, l’une pour le Conservatoire de Paris[150], l’autre pour le Conservatoire de Bruxelles[151]. Un manuscrit ancien de l’Orfeo existait à Paris, à la Bibliothèque du Conservatoire, dans la collection Philidor[152]. Fétis l’y vit encore[153]. Mais depuis sa direction, toute trace en a disparu.

La partition est écrite à la façon ordinaire des partitions italiennes, vers le milieu du XVIIe siècle. Les Sinfonie, qui ouvrent les actes, et les Ballets sont à quatre parties. Les airs sont accompagnés simplement par la basse chiffrée. Les instruments ne sont point marqués. La plupart des voix sont des soprani. C’était le goût du temps, et Luigi semble y avoir particulièrement sacrifié. Ses relations avec les plus célèbres virtuoses de Rome, Loreto Vittori, Marco Antonio Pasqualini, Atto Melani, ont influé sans doute sur son style. La plupart des airs, fort nombreux, qui ont été conservés de lui à la Bibliothèque Nationale de Paris, sont écrits pour soprano, avec accompagnement de violon. Il y a prédominance, dans le rythme, des mesures à trois temps, de ces mètres dansants, qui sont une des caractéristiques de l’Opéra français, visiblement apparenté à la Comédie-Ballet[154]. Pourtant l’abus en est moins sensible que dans telle autre pièce de l’époque, comme le Serse de Cavalli; Luigi avait fait effort pour varier ses mouvements et ses nuances. C’était même cette diversité qui avait frappé le plus les auditeurs d’Orfeo. Renaudot le dit naïvement: «L’artifice en était si admirable et si peu imitable[155] que le ton se trouvoit toujours accordant avec son sujet, soit qu’il fût plaintif ou joyeux, ou qu’il exprimât quelque autre passion: de sorte que ce n’a pas esté la moindre merveille de cette action que tout y estant récité en chantant, qui est le signe ordinaire de l’allégresse, la musique y estoit si bien appropriée aux choses qu’elle n’exprimoit pas moins que les vers toutes les affections de ceux qui les récitoyent».—Il semble donc que Luigi ait révélé aux journalistes français le pouvoir expressif de la musique. Renaudot fut émerveillé d’entendre qu’elle pouvait servir à autre chose qu’à des chansons.

La variété d’expression de Luigi était en vérité digne de frapper des musiciens plus exercés que ses auditeurs du Palais-Royal. Dans un air de la Bibliothèque Nationale[156], «Che cosa mi disse», air qui compte une cinquantaine de mesures, il emploie les rythmes suivants: 6/8 (3 mesures); 3/4 (5 mesures); 6/8 (2 mesures); 3/4 (8 mesures); 4/4 (3 mesures 1/2); 3/8 (3 mesures); 4/4 (8 mesures); 3/8 (6 mesures); 3/2 (5 mesures); 3/8 (1 mesure); 3/4 (8 mesures). Il résulte de ces variations d’allure une souplesse de la langue musicale, qui suit les nuances de la pensée. Mais cette libre déclamation garde pourtant des contours précis; elle n’a pas la ligne indéfinie et atténuée du récitatif florentin; elle reste une Aria au profil dessiné.

Saint-Evremond, qui n’aime point les récitatifs[157], est surtout sévère pour ceux d’Orfeo. «J’avoue, dit-il, que j’ai trouvé des choses inimitables dans l’opéra de Luigi, et pour l’expression des sentiments, et pour le charme de la musique; mais le récitatif ordinaire ennuyait beaucoup, en sorte que les Italiens même attendaient avec impatience les beaux endroits qui venaient à leur opinion trop rarement.[158]» Saint-Evremond n’a point tout à fait tort: malgré quelques très belles pages, comme la scène du désespoir d’Orphée dans les déserts de Thrace, on sent trop que Luigi écrivait sans plaisir la plupart de ses récitatifs: il n’est pleinement lui-même que dans l’Aria. C’est à l’Aria qu’il réserve non seulement tout son charme mélodique, mais tout son pouvoir d’expression. Sauf à de rares moments tragiques, le récitatif déclamé l’ennuie. Cela se conçoit, chez un génie aussi éminemment plastique, mis aux prises avec un livret diffus et baroque, comme celui de l’Orfeo. La déclamation musicale des Florentins veut un poème sobre et concentré, qui soit pour le chant une charpente ferme. Le moyen de déclamer les inutilités et les sottises de l’abbé Buti! Le mieux eût été de supprimer ces kilomètres de récitatifs insipides, qui se déroulent comme un interminable ruban de route blanche, pendant des heures. Mais l’opéra ne sut pas s’y décider, et la musique en souffrit. Le grand malheur pour le drame lyrique fut, à mon sens, que la réforme mélodramatique de Florence ne donna pas la main à une réforme poétique[159], ou du moins, que les réformateurs en poésie, les champions de la vérité et de la nature, ne voulurent pas, surtout en France, s’allier à l’opéra, mais qu’ils le désavouèrent au contraire, et qu’il ne resta aux musiciens que le commerce des poètes de cour. Cette collaboration fade, niaisement prétentieuse, ce style sans nerf, ces sentiments factices, ce manque absolu de naturel et de vie, ont eu une influence déplorable sur les musiciens; ils leur ont appris les formules paresseuses; ils ont pesé sur toute la musique dramatique jusqu’à nos jours[160], jusqu’à ce que les musiciens aient eu le courage,—bien téméraire,—à défaut de poètes dignes d’eux, d’être leurs propres poètes[161].

Dans l’Aria, le musicien était plus libre; la niaiserie du librettiste l’enchaînait moins. Même chez le théoricien du drame florentin, Giambattista Doni[162], il est enseigné qu’il ne faut jamais traduire en musique le sens des mots isolés, mais le sentiment général. Et pourtant, Doni est un sévère défenseur de la vérité dramatique; il condamne l’introduction dans le drame musical de ces canzonette et de ces airs purement lyriques, où se complaît Luigi. L’équilibre entre la poésie et la musique est, chez Luigi, franchement rompu au profit de la musique[163]; la mélodie pure prend une place prépondérante dans l’opéra; elle acquiert une beauté de structure toute classique; sa physionomie est déjà dessinée chez Rossi, telle qu’on la trouve ensuite chez Alessandro Scarlatti et chez Haendel. L’Aria da Capo est fréquente dans l’Orfeo[164], et dans les collections d’airs de Rossi qui sont à la Bibliothèque Nationale[165]. Elle n’est pas d’ailleurs le seul type employé par lui. Tantôt il use d’airs à deux parties, en forme de Cavatines[166]; tantôt il mêle aux ariettes des récitatifs ornés de longues vocalises[167]; tantôt encore il coupe des récitatifs dramatiques en strophes régulières, à la fin desquelles revient, comme deux beaux vers rimes à la fin d’une période en prose rythmée, une belle phrase mélodique, d’un caractère expressif. Tel, le lamento d’Orphée[168], ce récitatif arioso sculpté à la Gluck:—c’est le récitatif à haut relief des grands classiques, non plus le récitatif à relief presque effacé des premiers Florentins.

Luigi tâche aussi de varier dans son opéra les combinaisons vocales. Il coupe ses soli et ses récitatifs de duos, trios, quatuors, chœurs à 6 et à 8. C’est certainement dans ces morceaux à plusieurs voix que Luigi a mis le plus de grâce et d’ingéniosité. Il y montre un tempérament éclectique, qui ne prend point parti entre divers styles, mais qui les emploie tour à tour et les fond dans son propre style avec une souplesse d’assimilation, qui me paraît un des traits de son caractère artistique. Il sait rendre les sentiments les plus variés et par les moyens d’expression les plus variés. Tantôt, dans des chœurs d’un tour un peu archaïque, sur la mort d’Eurydice, il coupe la trame austère et imposante du lamento par de puissants cris de douleur, de grands accords plaqués à contre-temps, qui rappellent la Plainte des Damnez de Carissimi[169]. Tantôt il annonce et surpasse Lully dans ses gracieux trios, où les voix s’appellent, s’entrelacent, jouent entre elles, répondent aux instruments, avec une vive et, spirituelle élégance[170]. S’il est vrai, comme a dit Mattheson[171] (après Lecerf de la Viéville), que le trio soit le plus difficile des morceaux à plusieurs voix, il est juste de faire bénéficier Luigi de l’honneur d’en avoir donné les premiers modèles dans l’opéra,—honneur qu’on a jusqu’à présent attribué à Lully. L’esprit,—un esprit à la Grétry,—est partout répandu chez Luigi. Il lui est quelquefois un mauvais conseiller. Il lui fait chercher des effets descriptifs ou imitatifs, qui sont déplacés dans une situation tragique: par exemple dans telle scène, où un bourdonnement de fileuses prétend peindre les Parques au rouet[172]. Mais Luigi sait aussi exprimer des émotions profondes; et ce Napolitain, dont on croit sentir, à travers la musique, l’âme légère, allègre, éprise de jolies formes et d’élégances mondaines, n’en est pas moins capable de prêter à son Orphée quelques phrases d’une simplicité poignante, qui évoquent la grande voix de Gluck[173].

VI

LUIGI ROSSI APRÈS L’«ORFEO»

Cependant, ce ne fut pas comme musicien dramatique que le nom de Luigi se conserva au XVIIe siècle, même chez ceux qui l’aimaient le mieux; ce fut comme poète de cour, comme auteur de cantates et d’airs amoureux. Brossard, qui était si instruit, et qui admirait Luigi, ne fait même pas mention de l’Orfeo. Ce fut par la beauté de sa forme qu’il semble avoir séduit les musiciens de son temps; on louait la perfection classique de son style, d’où tout pédantisme, tout archaïsme était banni[174]. Sa grâce libre et hardie fut ce qui, dans son génie, frappa le plus les historiens[175]. Un tel homme devait plaire aux artistes français et se plaire avec eux.

Bien que nous ayons peu de détails sur la suite de sa vie, nous savons qu’il resta quelque temps en France, où il fut en excellents termes avec nos artistes. Un sonnet de Dassoucy s’émerveille du talent qu’il eut «de charmer l’envie[176]». Ses airs étaient chantés par les plus célèbres virtuoses français: Nyert, Hilaire, Lambert. Leur style plaisait tant à Luigi qu’il se dégoûta de ses virtuoses italiens, et qu’au dire de Saint-Évremond, il ne pouvait plus souffrir de leur entendre chanter sa musique[177]. Il aimait surtout de Nyert, et pleurait de joie en l’entendant[178].—Ces faits ont leur importance: car c’est par les airs de salon et la musique vocale de chambre que l’on a préludé à la fondation de l’opéra français. «C’est par les chansons qu’on a trouvé, dit Menestrier, la fin de cette musique d’action et de théâtre qu’on cherchait depuis si longtemps avec si peu de succès. Il y a plusieurs dialogues de Lambert, de Martin, de Perdigal, de Boisset et de Cambert, qui ont servi pour ainsi dire d’ébauche et de prélude à cette musique que l’on cherchait, et qu’on n’a pas d’abord trouvée[179].»—Luigi n’a pas moins contribué par ses airs de cour que par son Orfeo à cette initiation[180].

Parmi nos musiciens, il admirait surtout Antoine Boësset, surintendant de la musique de Louis XIII, mort quelques années avant l’Orfeo, et qui écrivit les principaux ballets du règné précédent; il remit en honneur ses beaux airs, que la mode dédaignait[181]. Il n’appréciait pas moins la perfection de nos instrumentistes: des luths, des clavecins, des orgues, voire des violons français[182]. Bref, il semble être devenu à demi français de goût, peut-être même un peu trop: car un passage de Saint-Évremond dit «qu’il demeura fort rebuté de la rudesse et de la dureté des plus grands maîtres d’Italie, quand il eut goûté la tendresse du toucher et la propreté de la manière de nos François[183]». Ceci pourrait faire craindre que l’influence française n’eût contribué à développer le penchant naturel de son talent à la préciosité, au détriment de plus puissantes qualités d’âme et d’art.

Ce qui est certain, c’est que les Italiens lui firent mauvais visage, quand il revint chez eux. «A son retour en Italie, il se rendit tous les musiciens de sa nation ennemis, disant hautement à Rome, comme il avait dit à Paris, que pour rendre une musique agréable, il fallait des airs italiens dans la bouche des Français[184]

A quelle époque eut lieu ce retour dans son pays? Nous l’ignorons. Nous savons seulement qu’il y mourut en 1653[185].

Malgré l’assertion de Saint-Évremond, il n’avait point perdu sa popularité en Italie. La dédicace des Cantate morale e spirituali de Giacomo Antonio Perti (1688, Bologne), que je citais plus haut, montre que les meilleurs musiciens italiens avaient encore de Luigi, au temps d’Alessandro Scarlatti, une opinion aussi haute que Saint-Évremond et que la cour d’Anne d’Autriche[186].

La célébrité de Luigi avait aussi pénétré en Angleterre, où elle était venue sans doute à la suite de Saint-Évremond établi à Londres depuis 1670, et d’Hortensia Mancini, comtesse Mazarin, qui arriva en 1675 à la cour d’Angleterre, fut la favorite de Charles II, et contribua à la fondation d’un Opéra italien et français à Londres. Des recueils d’airs italiens, publiés à cette date à Londres, contiennent des airs de Luigi[187].

Comment le nom et les œuvres de Rossi tombèrent-ils si vite dans l’oubli, en France? On n’en trouve pas de raison précise; mais je dois mentionner que le Catalogue ancien de la musique de la Bibliothèque Nationale—écrit au XVIIIe siècle—note, au nom de Luigi: «La jalousie de Lully le poursuivit et le força à quitter la France».—Je ne puis ni prouver ni démentir cette assertion, qui n’est malheureusement pas invraisemblable, quand on connaît le caractère jaloux et peu scrupuleux de Lully. Au reste, Cambert ne valait pas mieux. Dans sa dédicace des Peines et Plaisirs de l’Amour, en 1672, il se targue, avec Perrin, d’avoir été «l’inventeur de l’Opéra»; et, dans la lettre publiée avec la Pastorale de 1659, ils traitent la musique italienne de «plainchants et airs de cloistre, que nous appelons des chansons de vielleur ou du ricochet, une musique de gouttières».—Pas un mot de Luigi et de l’Orfeo, mais une allusion dédaigneuse à «la représentation, tant en France qu’en Italie, des comédies en musique italiennes, lesquelles il a plu aux compositeurs et aux exécuteurs de déguiser du nom d’opre, pour ne pas, à ce qu’on m’a dit, passer pour comédiens». Et Perrin ajoute «qu’elles ont déplu à notre nation».—On avait la mémoire courte[188].

C’est pour nous un acte de justice de réparer cet oubli injurieux, et de faire revivre le souvenir de ce grand artiste italien, qui fut le premier fondateur de l’opéra en France. A mesure qu’on le connaîtra mieux, il apparaîtra comme un des maîtres les plus importants de l’histoire de la musique dramatique au XVIIe siècle[189].

NOTES SUR LULLY

I

L’HOMME

Une figure intelligente et vulgaire. Les sourcils gros. «De petits yeux noirs, bordés de rouge, qu’on voyait à peine, et qui avaient peine à voir[190]», mais qui brillaient d’esprit et de malignité. Le nez charnu, aux narines gonflées. Des joues lourdes, sabrées de plis grimaçants. Les lèvres épaisses, une grande bouche volontaire, qui, lorsqu’elle ne bouffonnait point, avait une expression dédaigneuse. Le menton gras, creusé d’un sillon au milieu. Le cou fort.

Paul Mignard et Edelinck cherchent à l’ennoblir dans leurs portraits; ils l’amaigrissent, ils lui donnent plus de caractère; Edelinck lui prête la physionomie d’un grand oiseau de proie nocturne. De tous ses portraitistes, le plus vrai paraît être Coysevox, qui ne s’est point soucié de faire un portrait d’apparat, mais qui l’a représenté simplement, comme il était dans la vie ordinaire, le cou nu, dépoitraillé[191], l’air brutal et maussade.

Déjà Lecerf de la Viéville avait pris soin de corriger les flatteries de ses portraits officiels:

Sachez qu’il était plus gros et plus petit que ses estampes ne le représentent, assez ressemblant du reste, c’est-à-dire pas beau garçon, à la physionomie vive et singulière, mais point noble; noir, les yeux petits, le nez gros, la bouche grande et élevée, et la vue si courte qu’il ne voyait presque pas qu’une femme était belle[192].

* *
*

Au moral, on le connaît,—assez fâcheusement.—On sait qu’avec tout son talent il ne fût jamais arrivé à la situation exceptionnelle qui lui fut dévolue, sans un esprit de basse intrigue, un mélange de bouffonnerie et de flagornerie qui lui conquirent, au moins autant que sa musique, la protection du Roi. On sait par quelles ruses—disons: par quelles perfidies—il supplanta Perrin et Cambert, fondateurs de l’Opéra français, et trahit Molière, dont il était l’associé et l’ami[193]. Bien lui en avait pris que Molière fût mort soudain: car Lully ne fût pas sorti vainqueur de la lutte imprudemment engagée avec lui. Plus tard, s’il ne lui arriva plus, pour son bonheur, de se heurter à un aussi rude jouteur, il commit pourtant la faute de ne pas assez ménager des personnages qu’il croyait inoffensifs, et qui lui rendirent avec usure le mal qu’il leur avait fait. Je veux parler de Guichard et de La Fontaine, dont les sanglantes satires l’ont cloué au pilori. Guichard, un de ses compétiteurs, dont il voulut se débarrasser en l’accusant d’une tentative d’empoisonnement, n’eut pas de peine à prouver sa complète innocence, et publia sur Lully de terribles pamphlets. La Fontaine, à qui Lully avait joué le tour de lui commander un poème d’opéra, et de le lui refuser après, se vengea en le portraiturant dans ce méchant petit chef-d’œuvre qui se nomme le Florentin.

Le Florentin
Montre à la fin
Ce qu’il sait faire.
Il ressemble à ces loups qu’on nourrit, et fait bien;
Car un loup doit toujours garder son caractère,
Comme un mouton garde le sien...

Je ne sais si Lully était le loup; mais le mouton n’était certes pas La Fontaine. Il serait imprudent de croire sans contrôle aux malices que lui dicta sa vanité blessée. La Fontaine était «homme de lettres», et capable de tout, quand son amour-propre d’auteur était en jeu. Il en convient lui-même, dans son Épître à Madame de Thianges:

Vous trouvez que ma satire
Eût pu ne se pas écrire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’eusse ainsi raisonné si le ciel m’eût fait ange,
Ou Thiange;
Mais il m’a fait auteur, je m’excuse par là.
Auteur, qui pour tout fruit moissonne
Quelque petit honneur qu’un autre ravira.
Et vous croyez qu’il se taira?
Il n’est donc pas auteur, la conséquence est bonne.

Bien plus: il offrait à Lully, si celui-ci voulait mettre en musique le poème de Daphné, non seulement de retirer ses injures, mais de chanter ses louanges[194].

Si pourtant notre homme se pique
D’un sentiment d’honneur, et me fait à son tour
Pour le Roi travailler un jour,
Je lui garde un panégyrique.
Il est homme de cour, je suis homme de vers;
Jouons-nous tous deux de paroles;
Ayons deux langages divers,
Et laissons les hontes frivoles.
Retourner à Daphné vaut mieux que se venger.

Cet aveu, d’un cynisme ingénu, nous met un peu en garde contre les imputations malveillantes d’un si parfait «auteur».

Avec Lecerf de la Viéville, la chanson est tout autre:

Lully avait le cœur bon, moins d’un Florentin que d’un Lombard; point de fourberie ni de rancune; les manières unies et commodes; vivant sans hauteur et en égal avec le moindre musicien, mais plus de brusquerie et moins de politesse qu’il ne convenait à un grand homme, qui avait vécu longtemps dans une cour délicate.

Il est possible qu’à l’époque où le connut Lecerf, Lully, ayant réussi, n’eût plus besoin de fourber, et qu’il se montrât bonhomme. Les gens de sa sorte, pourvu qu’ils soient vainqueurs, n’ont pas de rancune. Un homme sorti de si bas, et qui avait dû essuyer tant d’avanies jusqu’au jour de sa fortune, était cuirassé contre les humiliations; il avait autre chose à faire qu’à penser à ses ennemis: il pensait à lui-même.

Il était d’une ambition extrême. Il ne lui suffit pas d’être maître absolu dans tout l’empire de la musique. Il n’eut pas de cesse qu’il ne fût anobli et reçu secrétaire du Roi. Ce ne fut pas sans peine, et l’histoire vaut d’être lue dans le récit de La Viéville: car elle peint sa ténacité insolente. A Louvois, s’indignant d’une telle prétention «chez un homme qui, disait-il, n’avait de recommandations et de services que d’avoir fait rire»:

—Hé! tête-bleue! répondit Lully, vous en feriez bien autant si vous pouviez!

La réponse était gaillarde. Il n’y avait dans le royaume que M. le maréchal de la Feuillade et Lully qui eussent répondu à M. de Louvois, de cet air.

Lully en eut le dernier mot. Il fut reçu secrétaire du Roi.

Le jour de sa réception, il offrit aux anciens et gens importants de la Compagnie un plat de son métier: l’Opéra. Ils étaient vingt-cinq ou trente qui, ce jour-là, avaient comme de raison les meilleures places. On voyait la Chancellerie en corps, deux ou trois rangs de gens graves, en manteau noir et en grand chapeau de castor, aux premiers rangs de l’amphithéâtre, qui écoutaient d’un sérieux admirable les menuets et les gavottes de leur confrère le musicien...

Cette ambition impertinente n’allait pas sans un juste orgueil du grand artiste roturier, qui se sentait l’égal des plus nobles. Cette revendication des droits du génie annonce déjà Gluck, à qui Lully ressemble par beaucoup de traits.

Comme Gluck également, Lully avait compris la toute-puissance de l’argent dans la société moderne; et son sens des affaires lui acquit une fortune considérable. En qualité de surintendant de la musique de la chambre, et de maître de musique de la famille royale, il avait un traitement de 30 000 livres. Son mariage, en 1662, avec la fille du célèbre Lambert, maître de musique de la cour, lui avait apporté 20 000 livres de dot. Il avait de plus les recettes de l’Opéra et les dons exceptionnels du Roi. Il eut l’idée d’employer la majeure partie de son argent dans les spéculations de ceux qui construisaient alors tout un quartier nouveau sur le terrain de la Butte des Moulins[195]. Il ne s’en remit pas à des hommes d’affaires. Il s’occupa de tout, lui-même. A lui seul, comme l’a montré M. Edmond Radet[196], il exécuta ses combinaisons, négocia ses achats de terrains, dirigea ses constructions, conclut ses marchés avec les ouvriers. Jamais il ne se fit remplacer. En 1684, il était propriétaire à Paris de six immeubles, qu’il avait fait construire, et dont il louait les appartements et les boutiques. Il possédait à Puteaux une maison de campagne avec jardin. Il en avait une seconde à Sèvres. Enfin il fut sur le point d’acquérir une terre seigneuriale, le comté de Grignon, pour lequel il fit, en 1682, une surenchère de 60 000 livres sur le Premier Président. Cela fit scandale. Une lettre du temps[197] se lamente que de tels faits soient possibles:

«Faut-il qu’un baladin ait la témérité d’avoir de telles terres!... La richesse d’un homme de cette qualité est plus considérable que celle des premiers ministres des autres princes de l’Europe.»

De fait, il laissait, à sa mort[198],—en cinquante-huit sacs de louis d’or et doublons d’Espagne, argenterie, pierres, diamants, biens meubles et immeubles, charges, pensions, etc.—une somme totale s’élevant, d’après M. Radet, à 800 000 livres:—deux millions d’aujourd’hui.

Cette fortune et ces titres ne lui tournèrent point la tête. Il n’y avait point de risques. Ce n’était pas lui qui aurait eu la sottise de jouer pour son compte le Bourgeois Gentilhomme, et de mettre son amour-propre à se laisser gruger par les grands seigneurs. Il s’enrichissait pour lui, non pour les autres. C’était ce qu’on lui pardonnait le moins:

C’est un paillard, c’est un mâtin
Qui tout dévore,
Happe tout, serre tout, il a triple gosier.
Donnez-lui, fourrez-lui, le glou[199] demande encore;
Le Roi même aurait peine à le rassasier...

Il était vilain. Les courtisans l’appelaient «le ladre»; non qu’il ne leur donnât souvent à manger; mais il leur donnait à manger sans profusion. Il disait qu’il ne voulait pas ressembler à ceux qui font des festins de noces, chaque fois qu’ils traitent un grand seigneur, qui se moque d’eux en sortant. Il y avait du bon esprit à cette sorte de vilenie[200].

Dans le fond, il n’était pas avare. Il savait dépenser à propos: ainsi, pour faire sa cour[201]. Il le savait mieux encore pour se donner du plaisir. Il menait joyeuse vie. Lecerf dit «qu’il avait pris l’inclination d’un Français un peu libertin pour le vin et pour la table, et gardé l’inclination italienne pour l’avarice». Ses débauches en compagnie du chevalier de Lorraine étaient connues de tous; et ce dévergondage, où ses admirateurs mêmes trouvaient, sinon l’excuse, au moins l’explication de certaines négligences de son œuvre[202], contribua peut-être à sa mort prématurée.

Cela ne l’empêchait point d’être familial, à ses heures. Il faisait deux parts de sa vie, et il sut, jusqu’à la fin, rester en fort bons ternies avec sa femme. Il avait une grande considération pour elle et pour son beau-père Lambert[203]. Il avait accordé à celui-ci la jouissance d’un appartement dans son hôtel de la rue Sainte-Anne; et il l’aida à se procurer une maison de campagne à Puteaux. Il avait tant de confiance dans l’intelligence de sa femme qu’il lui abandonnait les cordons de sa bourse[204], et que ce fut à elle, non à ses fils ou à ses disciples, qu’il laissa, par son testament, la direction et gestion absolue de son œuvre: l’Opéra[205].

Et cet habile homme trouva moyen, en mourant, de faire une fin édifiante. On sait qu’à la fin de 1686, Lully, dirigeant à l’église des Feuillants, rue Saint-Honoré, un Te Deum, à l’occasion de la convalescence du Roi, se frappa violemment le bout du pied avec la canne dont il battait la mesure. Il lui vint un abcès au petit doigt du pied; et le mal, faute d’avoir été soigné d’une façon énergique, dégénéra en gangrène, dont Lully mourut, le 22 mars 1687, à cinquante-quatre ans. Tant qu’il garda l’espérance de guérir, il garda aussi son esprit malicieux, comme on le voit dans des anecdotes célèbres, plus ou moins authentiques, dont l’une le représente essayant de tricher avec le ciel. Son confesseur, dit la légende[206], n’avait consenti à lui donner l’absolution qu’à condition qu’il jetât au feu tout ce qu’il avait écrit de son opéra nouveau, Achille et Polyxène. Lully se soumet chrétiennement; il fait remettre la partition au confesseur; le confesseur brûle le manuscrit diabolique. Lully semble aller mieux. Un des princes, qui viennent le voir, apprend ce trait édifiant:

«Eh quoi, Baptiste, lui dit-il, tu as été jeter au feu ton opéra? Morbleu, étais-tu fou d’en croire un Janséniste qui rêvait, et de brûler de belle musique?

—Paix, monseigneur, paix, lui répond Lully à l’oreille. Je savais bien ce que je faisais, j’en ai une autre copie.»

Peu après, il eut une rechute:

Cette fois-ci, la mort inévitable lui donna les plus beaux remords, lui fit dire et faire les plus belles choses du monde. Les Italiens sont féconds et savants en raffinements de pénitence, comme au reste. Lully eut les transports d’un pénitent de son pays. Il se fit mettre sur la cendre, la corde au cou, et fit amende honorable[207]...

Et sa pompeuse épitaphe, en l’église des Saints-Pères[208], proclame:

Dieu, qui l’avait doué de tous les talents de musique par-dessus tous les hommes de son siècle, lui donna, pour récompense des cantiques inimitables qu’il avait composés à sa louange, une patience vraiment chrétienne dans les douleurs aiguës de la maladie dont il est mort... après avoir reçu tous les sacrements avec une résignation et une piété édifiantes.

II

LE MUSICIEN

Avec tous ses vices, ce rusé personnage, ce maître-fourbe, ce «ladre», ce «glouton», ce «paillard», ce «mâtin»,—de quelque nom qu’il ait plu à ses contemporains de l’appeler,—fut un très grand artiste et le dictateur de la musique en France.

 

La «musique du Roi», dont le surintendant avait le gouvernement, se divisait en trois provinces distinctes: la Chambre, la Chapelle et la Grande Écurie. La Grande Écurie, uniquement composée d’instrumentistes, formait le corps de musique des chasses, des cortèges et des fêtes en plein air. La Chambre comprenait les divers virtuoses de la Chambre, la «bande des vingt-quatre violons», ou «Grande Bande», qui jouaient aux dîners du Roi, aux concerts, aux bals de la cour», et «les Petits violons», qui accompagnaient le Roi dans ses voyages et ses campagnes[209]. La Chapelle était, au début du règne, presque exclusivement vocale[210].—Tels étaient les moyens musicaux, dont Lully disposait. Non seulement il en doubla la puissance, en combinant les ressources, jusque-là séparées, de la Chapelle et de la Chambre, en réformant l’une et l’autre, en introduisant dans la musique religieuse de Versailles le style et les moyens instrumentaux et vocaux du théâtre[211], en donnant même aux divertissements de la Chambre le caractère fastueux et triomphal, qui s’accordait si bien avec l’esprit du Roi[212]; mais il agrandit d’une façon prodigieuse son domaine musical, en y annexant cette province nouvelle, qui allait sur-le-champ devenir plus importante, à elle seule, que toutes les autres ensemble: l’Opéra. Et cette province, il s’y constitua une sorte de fief héréditaire,—s’en assurant le privilège exclusif, «pour en jouir, sa vie durant, et après lui, celui de ses enfants qui serait pourvu et reçu en survivance de sa charge»[213], fortifiant ses pouvoirs par des interdictions draconiennes et renouvelées contre toute tentative rivale[214], par le droit reconnu d’établir des Écoles de musique à Paris et partout où il le jugerait nécessaire pour le bien et l’avantage de l’Académie, par le droit même de faire imprimer à son gré sa musique et ses poèmes. Ainsi, il s’arrogea une royauté sur la musique entière. Rien ne put lui résister. Il écrasa tous les pouvoirs rivaux[215], et, par tous les moyens, rétablit l’unité:—unité de gouvernement et unité de style—dans l’art français, si brillant, mais si anarchique avant son avènement. Il fut le Lebrun de la musique,—plus absolu encore, et dont la domination lui survécut.

Par quels prodiges de volonté avait-il pu en arriver là, ce petit paysan florentin[216], dont les débuts dans l’art avaient été si humbles?

 

Il savait tout juste chanter et pincer de la guitare, quand il arriva en France, à l’âge de douze ou treize ans, avec le chevalier de Guise. Un cordelier de Florence avait été son seul maître. Plus tard, devenu célèbre, il ne dédaignait pas la guitare:

Quand il en voyait une, il s’amusait à battre ce chaudron-là, duquel il faisait plus que les autres n’en font. Il faisait dessus cent menuets et cent courantes qu’il ne recueillait pas[217].

A Paris, sous-marmiton chez Mademoiselle, il se découvrit un nouveau talent: il racla du violon. Le comte de Nogent le remarqua et le fit étudier. Il devint rapidement un des premiers violonistes de son temps.

Il jouait divinement. Depuis Orphée, Amphion, et ces Messieurs-là, on n’a pas tiré d’un violon les sons qu’en tirait Lully.... Mais il pendit son violon au croc, plusieurs années avant d’être seigneur de l’Opéra. Du jour que le Roi le fit surintendant, il négligea si fort son violon qu’il n’en avait pas même chez lui, comme s’il voulait s’affranchir de la sujétion de l’instrument, dont il ne se serait pas plu à jouer d’une manière médiocre.... Mille gens lui en demandaient par grâce quelque petit air; il en refusait et les grands seigneurs et ses amis de débauches, n’étant rien moins que timide ou complaisant, et s’étant mis sur le pied de ne connaître qu’un maître. M. le Maréchal de Grammont fut le seul qui trouva le moyen de l’en faire jouer, de temps en temps. Il avait un laquais, nommé La Lande, qui devint un des meilleurs violons de l’Europe. A la fin d’un repas, il priait Lully de l’entendre et de lui donner seulement quelques avis. La Lande venait, jouait, et faisait sans doute de son mieux. Cependant Lully ne manquait pas de s’apercevoir qu’il jouait mal quelque note. Il lui prenait le violon des mains; et, quand une fois il le tenait, c’en était pour trois heures: il s’échauffait, et ne le quittait qu’à regret[218]...

Ce talent de violoniste était universellement reconnu: il était passé en proverbe. Quand Mme de Sévigné veut faire d’un virtuose un éloge hyperbolique, elle dit «qu’il joue mieux du violon que Baptiste». Ce fut par le violon que commença la fortune de Lully. Il entra d’abord dans la Grande Bande des violons du Roi, puis reçut en 1652 l’inspection générale des Violons du roi, et la direction d’une nouvelle bande formée par lui, celle des Petits Violons.

Mais il avait de plus hautes ambitions. «Ayant reconnu, dit un factum de 1695, le violon au-dessous de son génie, il y renonça pour s’adonner au clavecin et à la composition de musique sous la discipline de Métru, Roberday et Gigault, organiste de Saint-Nicolas des Champs[219]

Il peut sembler surprenant que le créateur de l’Opéra français ait eu pour maîtres trois organistes. Mais, comme le dit M. Pirro, l’école de l’orgue en France était alors une école d’éloquence musicale. «Le langage de l’orgue» était considéré «comme une harangue»[220]. Lully apprit là les rudiments de cette rhétorique, où il passa maître.—D’ailleurs, ces organistes écrivaient pour tous les instruments[221]; et ils étaient de bons maîtres de musique symphonique. Gigault et Roberday avaient le goût large et beaucoup de curiosité d’esprit. Roberday était un italianisant, enthousiaste de Frescobaldi, en relations avec Cambert, avec Bertalli, maître de musique de l’Empereur, avec Cavalli, organiste comme lui[222]. Il était certainement au courant des premières tentatives d’opéra italien en France. Gigault, dont l’éclectisme s’appuyait aussi bien sur l’exemple du vieil organiste de Rouen, Titelouze, que de Frescobaldi, prenait surtout modèle sur le chant. C’était le temps où Nivers engageait les organistes «à consulter la méthode de chanter». Car, disait-il, l’orgue «doit imiter la voix[223]».—Tous deux enfin, Gigault et Roberday, avaient une certaine «hardiesse à pratiquer les dissonances[224]»; et M. Pirro rappelle qu’un des traits de Lully les plus admirés des Français de son temps, était son habileté à employer «des faux accords[225]».

Nul doute que Lully n’ait surtout profité de l’exemple de ses illustres prédécesseurs à la cour, des compositeurs pour les Ballets royaux, des maîtres qui, depuis vingt ans, cherchaient à faire de l’Air de cour une poésie musicale, d’un caractère expressif, en même temps qu’ils donnaient, comme son beau-père Lambert, des modèles accomplis du beau chant français. Il suffit d’ouvrir un livre d’airs de Lambert pour être frappé des analogies de son style avec celui de Lully: ce sont les mêmes types mélodiques, les mêmes formules de déclamation chantée, qui ne reposent pas tant sur l’observation de la nature—car elles sont souvent factices et maniérées—que sur la mode française du jour; c’est la même alternance des rythmes à trois et à quatre temps dans une même période; la même aisance élégante et conventionnelle, la même vérité mondaine, pourrait-on dire. Qui ne serait tenté d’attribuer à Lully des airs du type de celui-ci de Lambert[226]:

Partition.

notation musicale. [227]

Boësset, qui fut le plus grand de ces précurseurs français, offrait de plus à Lully d’admirables exemples d’un pathétique noble et tendre, d’une majestueuse mélancolie. Certains de ses beaux airs, amples, largement déclamés, sont un premier dessin des grands monologues lyriques d’Amadis et d’Armide: ils inaugurent en musique le style Louis XIV.

En dehors de ces maîtres français, Lully fut en rapports avec quelques-uns de ses plus fameux compatriotes italiens: surtout avec le Vénitien Cavalli. Cavalli, dont le génie musical était très supérieur au sien, et qui domine tout l’opéra italien du XVIIe siècle (sans en excepter Monteverde lui-même)[228], vint à Paris, et y donna, en 1662, l’Ercole. Il était en pleine gloire; Lully débutait à peine, comme compositeur; deux ans avant, il avait été chargé de la mise au point du Serse de Cavalli pour la scène française, et il en avait écrit les airs de ballet. Comment eût-il échappé à l’influence, au moins momentanée, de son puissant collaborateur? Certes, il ne devait jamais atteindre à son abondance de musique, ni à sa vigueur de passions; à cette force démoniaque, qui annonce Hændel et Gluck[229]. Mais la vis comica[230], le don d’évocation pittoresque, l’intensité psychologique de Cavalli[231], devaient frapper Lully, non moins que la fraîche poésie de ses visions pastorales[232].—Peut-être connaissait-il aussi quelque» œuvres du Florentin Cesti, maître de chapelle de l’Empereur. Il y avait, aux premiers temps du règne de Louis XIV, une émulation constante entre les deux cours de Paris et de Vienne; chacune cherchait à surpasser l’autre en magnificence, et leurs artistes étaient rivaux. Cesti était certainement très informé du goût français[233]. Paresseux, très bien doué, harmoniste beaucoup plus raffiné que Lully, poète-musicien d’un sentiment élégiaque, et en même temps un des créateurs de la comédie musicale, il a certains types d’ouvertures, de Sinfonie ou de Sonatines instrumentales, de prologues d’opéras[234], qui sont tout Lullystes. Même parmi ses airs, qui sont en général d’un style différent, on trouve parfois de ces mélodies récitatives, dont le dessin se répète, se reproduit identique avec les mêmes paroles, au cours d’une même scène, encadrant le récit, à la façon de Lully. Ainsi, dans Pomo d’oro de 1667, la belle plainte d’Ennone, qui fait songer au reproche langoureux de Renaud, dans l’Armide de Gluck: Armide, vous m’allez quitter?

notation musicale.

notation musicale.

Enfin Lully pouvait-il ignorer Luigi Rossi, qui, vingt-cinq ans avant lui, avait importé l’opéra italien à Paris, et qui en avait donné un des exemplaires les plus parfaits[235]?

Mais quoi qu’il ait pu emprunter aux maîtres italiens, ses emprunts semblent toujours ceux, non pas d’un Italien qui cherche à italianiser son pays d’adoption, mais d’un Français qui ne prend dans l’art des autres pays que ce qui peut s’accorder avec l’esprit de son peuple et servir exactement son génie. La pensée et le style de Lully sont foncièrement français. Français, et d’esprit conservateur, il l’était à tel point que, tandis que les Italiens, inventeurs de l’opéra, le propageaient à travers l’Europe, Lully, jusqu’à la quarantaine, en resta l’adversaire déclaré. Personne ne dénigra plus obstinément les premières tentatives de Perrin et Cambert. Jusqu’en 1672,—l’année même où il donna son premier opéra,—il soutint, au dire de Guichard et de Sablières[236], «que l’opéra était une chose impossible à exécuter en la langue française». Toute son ambition se bornait à la comédie-ballet, le vieux genre français; et ce ne fut que peu à peu, éclairé par le succès de Perrin, non moins que par l’opinion de Molière, qui se disposait à fonder en France un théâtre lyrique[237], qu’il se décida à le fonder lui-même et à s’en réserver la gloire.

Mais, du jour qu’il fut décidé, nul n’entra avec plus d’intelligence dans l’esprit de l’art nouveau, nul ne s’y consacra avec plus d’énergie et de persévérance. De 1672, date de l’inauguration de son théâtre d’opéra, à 1687, date de sa mort, il écrivit et fit jouer, chaque année, un opéra nouveau.

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Il faisait un opéra par an, trois mois durant. Il s’y appliquait tout entier, et avec une attache, une assiduité extrêmes. Le reste de l’année, peu. Une heure ou deux, de fois à autre, des nuits qu’il ne pouvait dormir, des matinées inutiles à ses plaisirs. Il avait pourtant toute l’année l’imagination fixée sur l’opéra qui était sur le métier, ou qui venait d’en sortir: pour preuve de quoi, si l’on obtenait de lui qu’il chantât, il ne chantait d’ordinaire que quelque chose de celui-là[238].

Ne nous étonnons pas qu’il ne consacrât que trois mois sur douze à composer: la composition n’était qu’une des parties de sa tâche; il avait à créer, non seulement les œuvres, mais les interprètes.

La première chose pour lui était d’avoir un poète: car, en ce temps-là, les musiciens n’avaient pas encore l’ambition d’être leurs propres poètes. Ce n’était pas que Lully n’en eût été capable aussi bien qu’un autre. Il était homme d’esprit et d’invention.

Il avait une vivacité fertile en saillies et en traits originaux, et il faisait un conte en perfection, quoique avec un bruit moins français qu’italien... On connaissait de lui de jolis vers italiens et français. Toutes les paroles italiennes de Pourceaugnac étaient de sa façon.

 

Il n’est pas douteux qu’il n’ait retouché certains passages de ses poèmes d’opéra. Mais il ne se fiait pas à sa facilité; et, trop paresseux pour se charger du gros du travail, il chercha—il trouva un auteur: Quinault.

Nous ne dirons pas qu’il eut la main heureuse. Il n’y a ici aucune place pour le hasard: c’est l’intelligence et la volonté de Lully qui jouent le principal rôle. Non seulement il sut faire choix, entre d’autres plus grands, du poète dont l’art pouvait le mieux s’unir à sa musique, et il lui maintint sa faveur exclusive, en dépit de l’opinion de presque tous les beaux-esprits, mais, en réalité, il forma son poète, il fit de lui ce que Quinault est resté pour l’avenir, le poète touchant et passionné d’Armide.

Il n’entre pas dans notre intention d’étudier ici Quinault et son œuvre poétique. C’était, comme dit Perrault, «un de ces génies heureux qui réussissent dans tout ce qu’ils entreprennent[239]».

Grand et bien fait, les yeux bleus, languissants et à fleur de tête, les sourcils clairs, le front élevé, large et uni, le visage long, l’air mâle, le nez bien et la bouche agréable, il avait plus d’esprit qu’on ne pouvait dire, adroit et insinuant, tendre et passionné. Il parlait et écrivait fort juste; et fort peu de gens pouvaient atteindre la délicatesse de ses expressions dans les conversations familières[240].

Habile avocat, orateur distingué, auditeur à la Chambre des Comptes, auteur fécond, capable d’écrire jusqu’à trois comédies et deux tragédies en un an, parfait homme du monde,

il était complaisant sans bassesse, disait du bien de tous, jamais ne parlait mal de personne, surtout des absents, ou palliait leurs défauts ou les excusait: ce qui lui avait fait beaucoup d’amis et jamais d’ennemis; il avait le secret de se faire aimer de tout le monde[241].

On peut juger de la douceur de son caractère par ce fait que, malgré l’acrimonie de Boileau contre lui, jamais il ne lui en voulut; bien plus: il chercha et réussit à devenir son ami[242]. Boileau vante lui-même la parfaite honnêteté et l’excessive modestie de celui qui fut si longtemps sa victime.

Tous ces traits de caractère,—cette étonnante facilité, cette souplesse au travail, qui lui permettait de mener de front, comme Lully, les affaires et l’art; cette douceur, cette complaisance, qui devait faire de lui l’instrument docile d’une volonté forte,—autant de qualités qui le destinaient au choix de Lully, cherchant non pas un associé, mais un manœuvre à la tâche[243].

On peut bien prononcer ce mot de «tâche»: car ce n’était pas une petite affaire de travailler pour Lully. «Il s’était attaché Quinault, dit Lecerf, c’était son poète.» Il lui assurait 4 000 livres par opéra[244]: moyennant quoi, Quinault était son employé[245].

Quinault cherchait et dressait plusieurs sujets d’opéra. Il les portait au Roi qui en choisissait un. Alors il écrivait un plan du dessein et de la suite de la pièce. Il donnait une copie de ce plan à Lully, qui, d’après cela, préparait, à sa fantaisie, des divertissements, danses, chansonnettes de bergers, nautonniers, etc. Quinault composait les scènes et les montrait à mesure à l’Académie française[246].

Il les montrait, en particulier, à son ami Perrault.—Les gens bien informés prétendaient qu’il prenait aussi conseil de Mlle Serment,—une fille qu’il aimait et qui avait beaucoup d’esprit[247].

Quand Quinault revenait ensuite, Lully ne s’en reposait nullement sur l’autorité de l’Académie française,—ni de Mlle Serment.—Il examinait mot à mot cette poésie déjà revue et corrigée, dont il corrigeait encore ou retranchait la moitié lorsqu’il le jugeait à propos; et point d’appel de sa critique! Dans Phaéton, il renvoya vingt fois Quinault changer des scènes entières, approuvées par l’Académie. Quinault faisait Phaéton dur à l’excès, et qui disait de vraies injures à Théone. Autant de rayé par Lully. Il voulait que Quinault fît Phaéton ambitieux et non brutal... M. de Lisle (Thomas Corneille), quand il fit les paroles de Bellérophon, était mis à tout moment au désespoir par Lully. Pour cinq ou six cents vers que contient cette pièce, M. de Lisle fut contraint d’en faire plus de deux mille.

On voit quelle était la primauté du musicien sur le poète. Ce n’étaient pas seulement des expressions, ni même des situations, qu’il faisait changer, c’étaient les caractères mêmes. En réalité, le poète, sous ses ordres, était un peu comme l’aide d’un de ces grands peintres d’alors, qui n’exécutaient pas eux-mêmes toutes leurs œuvres, mais qui les faisaient peindre, sous leur direction, par d’autres.

S’il donnait beaucoup de mal à son poète, du moins savait-il le prix d’un tel collaborateur et lui resta-t-il obstinément fidèle, malgré les efforts qu’on fit pour l’en séparer.

Un certain nombre de personnes d’esprit et d’un mérite distingué, ne pouvant souffrir le succès des opéras de Quinault, se mirent en fantaisie de les trouver mauvais et de les faire passer pour tels dans le monde. Un jour qu’ils soupaient ensemble, ils s’en vinrent, sur la fin du repas, vers Lully, qui était du souper, chacun le verre à la main; et, lui appuyant le verre sur la gorge, ils se mirent à crier: «Renonce à Quinault, ou tu es mort!» Cette plaisanterie ayant beaucoup fait rire, on vint à parler sérieusement et l’on n’omit rien pour dégoûter Lully de la poésie de Quinault. Mais on ne réussit pas[248].

S’il préféra cette collaboration, même à celle de Racine, ce n’était pas que Racine n’y eût point consenti[249], c’était que Quinault était le plus capable de traduire en vers ses intentions musicales. Il était si sûr de l’aptitude de son librettiste à le comprendre et de sa docilité à le suivre, que, dans certains cas, il écrivait sa musique avant d’avoir le poème:

Pour les divertissements, il faisait la musique des airs d’abord. Ensuite, il faisait un canevas des vers; et il en faisait

aussi pour quelques airs de mouvement. Il envoyait la brochure à Quinault, qui ajustait ses vers dessus[250].

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Il a enfin agréé une scène. Voyons-le au travail:

Il la lisait jusqu’à la savoir presque par cœur; il s’établissait à son clavecin; il chantait[251] et rechantait les paroles, battant son clavecin, sa tabatière sur un bout, et toutes les touches pleines et sales de tabac: car il était fort malpropre... Quand il avait achevé son chant, il se l’imprimait tellement dans la tête qu’il ne s’y serait pas mépris d’une note. Lalouette ou Colasse (ses secrétaires) venaient, auxquels il le dictait. Le lendemain, il ne s’en souvenait plus guère. Il faisait de même les symphonies liées aux paroles; et, dans les jours où Quinault ne lui avait rien donné, c’était aux airs de violon qu’il travaillait. Lorsqu’il se mettait au travail et qu’il ne se sentait pas en humeur, il quittait très souvent; il se relevait la nuit pour aller à son clavecin; et, en quelque lieu qu’il fût, dès qu’il était pris de quelque saillie, il s’y abandonnait. Il ne perdait jamais un bon moment[252].

Une autre anecdote nous le montre, en vrai musicien, sachant tirer parti des bruits qui l’entourent et découvrir sous les rythmes de la nature la mélodie dont ils sont l’ossature:

On sait qu’un jour il alla à cheval; le pas de son cheval lui donna l’idée d’un air de violon[253].

Jamais il ne cessait d’épier la nature:

Lully a une chose naturelle à copier, il la copie d’après nature; il fait de la nature même le fond de sa symphonie, il se contente d’approprier la nature à la musique.

Et, faisant allusion à une scène célèbre d’Isis, Lecerf assure qu’il lui est arrivé à lui-même, l’hiver, à la campagne, de remarquer l’exactitude de la description musicale:

Quand le vent siffle et s’entonne dans les portes d’une grande maison, il fait un bruit qui approche de la symphonie de la plainte de Pan.

Imitation de la parole déclamée, imitation des rythmes de la voix et des choses, imitation de la nature,—tel était le principe tout réaliste de composition, et l’instrument de travail de Lully. Nous en verrons tout à l’heure l’emploi.

Si Quinault n’écrivait pas une œuvré sans s’entourer de tous les conseils possibles, il n’en était pas de même de Lully. Il n’allait pas consulter l’Académie; il n’allait pas consulter sa maîtresse[254]:

Il ne tirait nul secours des lumières ou des conseils de personne. Il avait même une brusquerie dangereuse, qui ne lui laissait pas la patience d’écouter ce qu’on aurait eu à lui remontrer. Il avouait que si on lui avait dit que sa musique ne valait rien, il aurait tué celui qui lui aurait fait un pareil compliment[255].—Défaut qui aurait pu le faire soupçonner de vaine gloire et de présomption, si l’on n’avait su d’ailleurs qu’il n’en avait aucune. Il y dut de s’égarer en plusieurs endroits de ses œuvres.

Mais, s’il n’admettait pas qu’on le conseillât, il admettait fort bien qu’on l’aidât. En artiste paresseux et orgueilleux, qui méprise le travail appliqué, Lully s’en remettait à des aides du soin d’achever ses harmonies[256]:

Il faisait lui-même toutes les parties de ses principaux chœurs, et de ses duos, trios, quatuors importants. En dehors de ces grands morceaux, il ne faisait que le dessus et la basse, et laissait faire par ses secrétaires, Lalouette et Celasse, la haute-contre, la taille et la quinte[257].

Quoi qu’on puisse penser aujourd’hui de ces procédés, ils étaient dans l’esprit du temps; les autres arts ne s’en faisaient point faute, et Lully ne fit que transporter à la musique les façons de ces grands peintres du XVIe et du XVIIe siècles, qui négligeaient d’achever ce qu’ils avaient ébauché et qui installaient chez eux de vraies fabriques de tableaux. Il ne s’en regardait pas moins comme l’auteur unique de l’œuvre. Malheur à l’aide qui aurait eu la prétention de passer pour son collaborateur! Comme Michel-Ange, chassant les compagnons qui l’aidaient à fondre la statue de bronze de Jules II, parce qu’ils s’étaient vantés que la statue était de Michel-Ange et d’eux, Lully congédia Lalouette, parce qu’ «il faisait un peu trop du maître, et se vantait d’avoir composé les meilleurs morceaux d’Isis».

Une fois son opéra écrit, Lully allait le jouer et le chanter au Roi. «Le Roi voulait avoir l’étrenne de ses œuvres.» Personne n’en pouvait avoir connaissance avant[258].

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Ce n’était pas tout d’avoir écrit l’œuvre. Il fallait la faire jouer. Alors commençait la seconde partie, non la moins fatigante, de la tâche. Lully n’était pas seulement compositeur; il était directeur de l’Opéra, chef d’orchestre, directeur de la scène, directeur des écoles de musique, où pouvait se recruter le personnel de l’Opéra. Il avait tout à former: orchestre, chœurs, chanteurs. Il formait tout, lui-même.

Pour l’orchestre, il fut aidé par trois bons musiciens, qui dirigeaient, sous sa direction: Lalouette, Collasse et Marais[259]. Il présidait au choix des exécutants, ou, plutôt, il en était seul juge.

Il ne recevait que de bons instruments. Il les éprouvait d’abord, en leur faisant jouer les Songes funestes d’Atys[260]. Il surveillait les répétitions; et il avait l’oreille si fine que, du fond du théâtre, il démèlait un violon qui jouait faux; il accourait, et lui disait: «C’est toi, il n’y a pas cela dans ta partie». On le connaissait: aussi on ne se négligeait pas, on tâchait d’aller droit en besogne, et surtout les instruments ne s’avisaient guère de rien broder. Il ne le leur aurait pas plus souffert, qu’il ne le souffrait aux chanteuses. Il ne trouvait point bon qu’ils prétendissent en savoir plus que lui, et ajouter des notes d’agrément à leur tablature. C’était alors qu’il s’échauffait, faisant des corrections brusques et vives. Plus d’une fois, il a rompu un violon sur le dos de celui qui ne le conduisait pas à son gré. La répétition finie, Lully l’appelait, lui payait son violon au triple, et le menait dîner avec lui. Le vin chassait la rancune; et si l’un avait fait un exemple, l’autre y gagnait quelques pistoles, un repas, et un bon avertissement[261].

Avec cette sévérité de discipline, il arriva à former un orchestre unique, de son temps, en Europe. Sans doute, il est exagéré de dire que Lully a été le premier éducateur de l’orchestre en France, et qu’avant lui, comme le prétend Perrault,» on ne savait ce que c’était d’exécuter à livre ouvert, on apprenait pour ainsi dire par cœur». Mais il contribua beaucoup au perfectionnement de l’exécution instrumentale, surtout des violons, et il créa une tradition de la direction d’orchestre, qui devint rapidement classique, s’imposa en France, et fut même un modèle en Europe. Un des nombreux étrangers qui vinrent à Paris, pour étudier sous sa direction, l’Alsacien Georges Muffat, admirait surtout la discipline parfaite et la mesure inflexible de l’orchestre de Lully[262]. Il disait que la méthode lullyste se caractérisait par la justesse du son, la douceur et l’égalité du jeu, l’attaque nette, incisive du premier accord par le coup d’archet de tout l’orchestre ensemble[263], l’entrain irrésistible et les temps très marqués, le mélange harmonieux de vigueur et de souplesse, de grâce et de vivacité.—De toutes ces qualités, la première était le rythme[264].

Lully s’occupait encore plus des chanteurs que de l’orchestre. C’est qu’il s’agissait de former à la fois de bons musiciens et de bons comédiens. Une partie de son personnel lui venait de la troupe de Perrin et de Cambert[265]. Mais les artistes les plus célèbres,—à part la basse Beaumavielle,—furent découverts et formés par lui.

Du moment, dit Lecerf, «qu’un chanteur dont il était content lui était tombé entre les mains, il s’attachait à le dresser avec une affection merveilleuse».

Il leur enseignait lui-même à entrer, à marcher sur le théâtre, à se donner la grâce du geste et de l’action. Il commençait par leur montrer les rôles nouveaux, en chambre. De cette sorte, Beaupui jouait d’après lui le personnage de Protée dans Phaéton, qu’il lui avait montré geste pour geste. On répétait enfin. Il ne souffrait là que les gens nécessaires, le poète, le machiniste. Il avait la liberté de reprendre et d’instruire les acteurs et les actrices; il leur venait regarder sous le nez, la main haute sur les yeux, afin d’aider sa vue courte, et il ne leur passait quoi que ce fût de mauvais.

Il se donnait beaucoup de peine, et ne réussissait pas toujours. Il lui arrivait de dénicher un La Forest, qui avait une voix de basse admirable, mais inculte. Il entreprenait de le former, il le serinait, il lui faisait jouer un petit rôle de Roland, il écrivait pour lui le rôle de Polyphème. Mais, après cinq ou six ans de travail, La Forest demeurait si bête que Lully voyait qu’il perdait son temps avec lui, et il le mettait à la porte. S’il avait de ces mécomptes, il eut aussi la joie de créer certains des plus grands chanteurs du siècle. Ainsi, Duménil, ancien garçon cuisinier, qui fut, comme dit M. Pougin, le Nourrit du XVIIe siècle. Il avait tout à apprendre; et Lully l’instruisit patiemment, pendant des années, lui donnant d’abord à chanter de petits rôles, puis peu à peu l’essayant aux emplois plus importants, et faisant de lui enfin le parfait interprète de tous ses grands, rôles de ténor: Persée, Phaéton, Amadis, Médor, Renaud.—Ainsi, surtout, la fameuse Marthe Le Rochois, la gloire du théâtre lyrique du XVIIe siècle, «la plus grande artiste, dit Titon du Tillet, et le plus parfait modèle pour la déclamation qui ait jamais paru sur le théâtre». Collasse la découvrit en 1678, et Lully la forma. Petite, maigre, très brune, point belle, la voix un peu dure, mais d’admirables yeux noirs, une physionomie expressive, une passion brûlante, un goût sûr, beaucoup d’intelligence, et, dans le geste et la démarche, une grandeur et une harmonie souveraines, elle fut l’incomparable Armide, dont le souvenir se conserva pendant tout le XVIIIe siècle. Sa mimique était un modèle pour les acteurs de la Comédie-Française. On admirait particulièrement «la façon dont elle entendait ce qu’on appelle la ritournelle, qu’on joue dans le temps que l’actrice entre et se présente au théâtre, de même que le jeu muet, où, dans le silence, tous les sentiments et les passions doivent se peindre sur le visage et paraître dans l’action[266]».

Tous ces grands chanteurs de Lully étaient avant tout de grands acteurs. Beaumavielle est qualifié de tragédien puissant; Duménil, de parfait acteur; le talent dramatique de Clédière était à peine moindre. Enfin la Saint-Christophle et la Le Rochois semblent avoir égalé en noblesse et en passion tragique les plus célèbres actrices de la Comédie-Française. L’opéra de Lully était une école de déclamation et d’action dramatique; et de cette école, le maître, ce fut lui.

Est-ce tout?—Pas encore.

Il se mêlait de la danse presque autant que du reste. Une partie du ballet des Festes de l’Amour et de Bacchus avait été composée par lui. Il eut presque autant de part aux ballets des opéras suivants que Beauchamp. Il réformait les entrées, imaginait des pas d’expression, et qui convinssent au sujet; et, quand il en était besoin, il se mettait à danser devant ses danseurs, pour leur faire comprendre plus tôt ses idées. Il n’avait pourtant pas appris, et il ne dansait ainsi que par caprice et par hasard; mais l’habitude de voir des danses, et un talent extraordinaire pour tout ce qui appartient aux spectacles, le faisaient danser, sinon avec une grande politesse, au moins avec une vivacité très agréable[267].

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Telle était l’énorme tâche que ce petit homme avait accumulée sur ses épaules. Il n’y avait pas une province de son empire de l’Opéra où il ne portât l’œil du maître et qu’il ne dirigeât. Et dans ce monde du théâtre, si difficile à conduire, et qui devait faire enrager par son indiscipline tous les musiciens et les directeurs de l’Opéra, au XVIIIe siècle, pas un ne s’avisa de broncher. Nul n’osait se révolter contre ce petit Italien, sorti on ne savait d’où, cet ancien marmiton, qui baragouinait le français.

Il avait une autorité considérable sur toute la République musicienne. Par son talent d’abord, par ses charges, ses richesses, sa faveur, son crédit. Il avait deux maximes qui lui attiraient une extrême soumission de la part de ce peuple musicien, qui est d’ordinaire pour ses conducteurs ce que les Anglais et les Polonais sont pour leurs princes. Lully payait à merveille; et point de familiarité!... Sans doute, il se faisait aimer de ses acteurs; et ils soupaient ensemble, de bonne amitié; cependant il n’aurait pas entendu raillerie avec les hommes, et il n’avait jamais de maîtresse parmi les femmes de son théâtre[268].

Cette précaution n’était pas inutile pour qui prétendait, comme lui, imposer à ces dames la vertu, ou du moins, dit Lecerf, les apparences de la vertu:

Il s’appliquait à conserver le bon renom de sa maison. L’Opéra d’alors n’était pas cruel, mais il était politique et réservé.

Une légende, que d’ailleurs on a contestée, représente Lully donnant un coup de pied dans le ventre à la Le Rochois enceinte, pour lui apprendre à s’être laissée séduire. Si cette brutalité, qui était assez dans le caractère de Lully, n’est pas prouvée, d’autres faits plus certains attestent qu’il était impitoyable pour ses comédiennes dont l’inconduite se manifestait trop publiquement[269]. Et il n’admettait aucune irrégularité dans le service:

Je vous réponds que, sous son empire, les chanteuses n’auraient pas été enrhumées six mois l’année, et les chanteurs ivres quatre jours par semaine. Ils étaient accoutumés à marcher d’un autre train.

Peut-être Lecerf exagère-t-il un peu le pouvoir de son héros: car on était souvent enrhumé à l’Opéra, déjà du temps de Lully. La Bruyère, au chapitre de la Ville, nous avertit «que Rochois est enrhumée et ne chantera de huit jours».—Du moins ces rhumes étaient-ils moins redoutables pour l’art qu’ils ne le furent plus tard; et la malice des comédiens se heurtait à un plus grand comédien et plus malicieux qu’eux tous. Nous savons quelle anarchie régna dans l’Opéra, aussitôt après la mort de Lully. Tant qu’il vécut, tout marcha droit; et point de discussions[270].

Si l’on pense qu’un siècle après, Gluck eut bien du mal à rétablir l’ordre dans la troupe mutinée de l’Opéra et à faire plier les caprices des chanteurs et de l’orchestre sous sa main puissante, on peut imaginer quelle volonté il fallut à Lully pour exercer et maintenir une dictature inébranlable sur tout le peuple des musiciens. Ce n’est pas un mince titre d’éloges pour lui que Gluck, dans la plupart de ses réformes de la scène,—aussi bien que d’ailleurs dans beaucoup de ses principes artistiques,—n’ait fait que revenir, par-dessus un siècle d’anarchie, au point où Lully avait laissé l’opéra.

III

LE RÉCITATIF DE LULLY
ET LA DÉCLAMATION DE RACINE

Le principe sur lequel repose tout l’art de Lully est le même que celui de Gluck, et surtout que celui de Grétry. Tous trois ont pour idéal musical la déclamation tragique. Gluck diffère des deux autres en ce que son modèle tragique était une tragédie idéale—la tragédie grecque, telle qu’on l’imaginait alors,—au lieu que le modèle de Lully et de Grétry fut la tragédie française de leur temps. Grétry allait au Théâtre Français pour étudier la déclamation des grands acteurs et la noter en musique[271]. Cette idée, dont il était si fier, comme d’une invention personnelle, avait été celle de Lully. On connaît son mot fameux:

«Si vous voulez bien chanter ma musique, allez entendre la Champmeslé.»

Et Lecerf de la Viéville nous dit:

«Il allait se former à la Comédie sur les tons de la Champmeslé.»

Cette remarque est la clef de l’art de Lully; et elle n’est pas moins importante pour savoir comment on déclamait la tragédie française du XVIIe siècle.

L’histoire littéraire n’a pas encore tiré de l’histoire musicale tous les secours qu’elle pourrait y trouver. Bien des problèmes littéraires seraient plus faciles à résoudre, s’ils s’éclairaient de la musique. Telle, pour prendre un exemple, la question des rythmes libres dans la poésie allemande, sur laquelle les métriciens sont loin d’être d’accord. Il y a pourtant un moyen bien simple de savoir comment scander exactement telles de ces pièces de vers: c’est de voir comment elles ont été scandées par les musiciens, contemporains et amis des poètes. Quand nous lisons Prometheus, ou Ganymed, ou Grenzen der Menschheit de Goethe, mis en musique par son ami Reichardt, nous sommes à peu près certains d’avoir la déclamation exacte de Gœthe. En effet, Reichardt, si soucieux de ne rien écrire, avant d’avoir, comme il disait, «senti et reconnu que les accents grammatical, logique, pathétique et musical étaient bien d’accord», notait, pour ainsi dire, ses lieder, sous la dictée de Gœthe, et sur des textes où Gœthe, en certains cas, avait marqué de sa main des indications musicales.—Bien plus: la comparaison d’une même poésie, accentuée musicalement par plusieurs musiciens d’époques différentes, mais également attachés à l’accentuation[272], nous permet de relever les variations de la déclamation poétique à travers un siècle. Les musiciens ont, plus ou moins sciemment, transposé en musique la façon de déclamer de leur temps; et, à travers leurs chants, nous percevons encore la voix des grands acteurs qui étaient leurs modèles, ou qui faisaient loi autour d’eux.

Il en est ainsi pour Lully: sa déclamation musicale évoque la déclamation de la Comédie-Française de son temps, et en particulier de la Champmeslé. Et, d’autre part, ce que nous savons de la déclamation poétique du temps nous explique bien des traits du récitatif de Lully. Si Lully allait entendre et étudier la Champmeslé, la Duclos, Baron, et leurs camarades du Théâtre-Français allaient entendre et étudier les grands acteurs de Lully, surtout la Le Rochois dans Armide. Il y avait pénétration mutuelle et influence réciproque des deux théâtres.

Tâchons donc de nous représenter exactement quelle était la déclamation de la Champmeslé.

Je commencerai par rappeler un passage assez connu de Louis Racine, le fils, dans ses Mémoires sur la vie de son père. Ses assertions ne doivent pas être prises d’ailleurs au pied de la lettre et je les discuterai, chemin faisant:

La Champmeslé, dit Louis Racine, n’était point née actrice. La nature ne lui avait donné que la beauté, la voix et la mémoire; du reste, elle avait si peu d’esprit qu’il fallait lui faire entendre les vers qu’elle avait à dire, et lui en donner le ton. Tout le monde sait le talent que mon père avait pour la déclamation, dont il donna le vrai goût aux comédiens capables de le prendre. Ceux qui s’imaginent que la déclamation qu’il avait introduite sur le théâtre était enflée et chantante sont, je crois, dans l’erreur. Ils en jugent par la Duclos, élève de la Champmeslé, et ne font pas attention que la Champmeslé, quand elle eut perdu son maître[273], ne fut plus la même, et que, venue sur l’âge, elle poussait de grands éclats de voix, qui donnèrent un faux goût aux comédiens. Lorsque Baron, après vingt ans de retraite, eut la faiblesse de remonter sur le théâtre, il ne jouait plus avec la même vivacité qu’autrefois, au rapport de ceux qui l’avaient vu dans sa jeunesse: cependant il répétait encore tous les mêmes tons que mon père lui avait appris[274]. Comme il avait formé Baron, il avait formé la Champmeslé, mais avec beaucoup plus de peine. Il lui faisait d’abord comprendre les vers qu’elle avait à dire, lui montrait les gestes, et lui dictait les tons, que même il notait. L’écolière, fidèle à ses leçons, quoique actrice par art, sur le théâtre paraissait inspirée par la nature...

De ce récit, dont il faut élaguer quelques erreurs, je ferai ressortir deux passages: l’un, où nous voyons que c’était Racine qui dictait les tons à la Champmeslé, et même qui les lui notait; l’autre, qui nous laisse entendre: 1º que la Champmeslé, venue sur l’âge, poussait de grands éclats de voix, et qu’elle avait, ainsi que la Duclos, son élève, une déclamation enflée et chantante; 2º que, d’après l’opinion courante, cette déclamation était celle que Racine avait introduite sur le théâtre. Louis Racine y contredit, mais non pas d’une façon péremptoire; il n’est pas sûr, il doute, il dit: Ceux qui s’imaginent cela sont, je crois, dans l’erreur.

D’autres témoignages vont préciser ce fait.

L’auteur des Entretiens galants, parus en 1681[275], dit:

Le récit des comédiens (français) dans le tragique est une espèce de chant, et vous m’avouerez bien que la Champmeslé ne nous plairait pas tant, si elle avait une voix moins agréable...

Ainsi, dès avant 1680, c’est-à-dire avant la rupture avec Racine, la Champmeslé avait une déclamation chantante: il n’y a aucun doute à ce sujet. Quel était ce chant? Boileau nous le dira:

M. Despréaux, écrit Brossette, nous a parlé de la manière de déclamer, et il a déclamé lui-même quelques endroits, avec toute la force possible. Il a commencé par les endroits du Mithridate de Racine:

Nous nous aimions... Seigneur, vous changez de visage.

Il a jeté une telle véhémence dans ces derniers mots que j’en ai été ému... Il nous a dit que c’était ainsi que M. Racine, qui récitait aussi merveilleusement, le faisait dire à la Champmeslé... Il a dit en même temps que le théâtre demandait de ces grands traits outrés, aussi bien dans la voix, dans la déclamation, que dans le geste[276].

L’abbé Du Bos, plus précis encore, nous donne la notation de Racine dans ce fameux passage de Mithridate, qu’il serinait à la Champmeslé[277]:

Racine, dit-il, avait appris à la Champmeslé à baisser la voix en prononçant les vers suivants, et cela encore plus que le sens ne semble le demander:

... Si le sort ne m’eût donnée à vous,
Mon bonheur dépendoit de l’avoir pour époux.
Avant que votre amour m’eût envoyé ce gage,
Nous nous aimions...

afin qu’elle pût prendre facilement un ton à l’octave au-dessus de celui sur lequel elle avait dit ces paroles: «Nous nous aimions», pour prononcer: «Seigneur, vous changez de visage!...» Ce port de voix extraordinaire dans la déclamation était excellent pour marquer le désordre d’esprit où Monime doit être, dans l’instant qu’elle aperçoit que sa facilité à croire Mithridate, qui ne cherchait qu’à tirer son secret, vient de jeter elle et son amant dans un péril extrême[278].

On voit ici de quels grands intervalles musicaux, de quels sauts de voix usaient Racine et son interprète; et qu’ils cherchaient bien moins la vérité que «la véhémence» et «les grands traits outrés». On a beaucoup parlé de «la voix touchante» de la Champmeslé. Cette «voix touchante» était prodigieusement sonore. Suivant une tradition constante, que rapporte Lemazurier, «si on eût ouvert la loge du fond de la salle, on eût entendu l’actrice jusque dans le café Procope[279]».

Telle était la Champmeslé,—la brune Champmeslé, aux yeux petits et ronds, agréable, pas jolie, «laide de près», dit Mme de Sévigné,—une voix puissante et pathétique, chantant les vers de Racine comme une mélopée véhémente, emphatique[280], exactement notée.

Cette déclamation chantée resta la caractéristique de notre tragédie du XVIIe siècle:

«Les Italiens, écrit Du Bos, disent que notre déclamation tragique leur donne une idée du chant ou de la déclamation théâtrale des anciens[281]».

Et, expliquant cette comparaison, Du Bos dit plus loin:

«La déclamation dramatique des anciens était comme une mélodie constante, suivant laquelle on prononçait toujours des vers.»

Après quoi, citant un jugement de Cicéron sur une tragédie: «Praeclarum carmen est enim rebus, verbis et modis lugubre», Du Bos ajoute:

«C’est ainsi que nous louerions un récit des opéras de Lully[282]

Le rapprochement est frappant. Ainsi, la déclamation de la tragédie française était analogue au récitatif des opéras de Lully.

Et c’était là que je voulais en venir. Si maintenant nous nous rappelons que Racine faisait paraître Bérénice, Bajazet, Mithridale, Iphigénie et Phèdre, précisément dans les années où Lully faisait jouer ses premiers opéras, c’est-à-dire alors qu’il formait son style de déclamation;—si nous nous souvenons que ces mêmes tragédies de Racine servaient de début à la Champmeslé[283], «sur les tons de laquelle Lully allait se former», comme dit Lecerf,—nous arrivons à cette constatation qu’il allait se former, en réalité, «sur les tons» mêmes de Racine, sur la déclamation personnelle de Racine, notée par celui-ci à l’usage de son actrice, et que cette déclamation doit donc se refléter, en bien des cas, dans la déclamation musicale de Lully.

* *
*

A la vérité, ce ne sont pas des vers de Racine que Lully a mis en musique,—à part l’Idylle sur la Paix, où Lully, de l’aveu de Louis Racine, et, par conséquent, d’après le jugement de son père, «avait parfaitement rendu le poète»;—à part aussi l’essai qu’il fit un jour de traduire en musique une scène d’Iphigénie en Aulide. L’histoire nous est rapportée, en 1779, par François Le Prevost d’Exmes, d’après un récit de Louis Racine:

«Lully, dit-il, mortifié de s’entendre dire qu’il devait tout son succès à la douceur de Quinault, et qu’il était incapable de faire de bonne musique sur des paroles énergiques, se mit un jour au clavecin, et chanta impromptu, en s’accompagnant, ces vers de l’Iphigénie:

Un prêtre environné d’une foule cruelle
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d’un œil curieux
Dans son cœur palpitant consultera les dieux...»[284]

Il ajoute que «les auditeurs se crurent tous présents à cet affreux spectacle, et que les tons que Lully joignait aux paroles leur faisaient dresser les cheveux sur la tête.»

Il est fâcheux que cette traduction musicale ne nous ait pas été conservée: car nous avons toutes les raisons de croire qu’elle eût été une notation fidèle «des tons» de Racine et de ses acteurs.

Mais, à ces exceptions près, Lully ayant eu presque toujours pour poète Quinault, dont le style passait, au XVIIe siècle, pour plus doucereux et moins mâle que celui de Racine, il s’ensuit qu’il a dû atténuer un peu l’énergie de la déclamation de Racine, tout en en conservant l’esprit.

Voyons comment il procède:

Le récitatif n’est pas, chez Lully, une partie accessoire de l’œuvre, une sorte de lien factice qui rattache les différents airs, comme une ficelle autour d’un bouquet: c’en est vraiment le cœur, la partie la plus soignée et la plus importante. En effet, dans ce siècle de l’intelligence, le récitatif représentait la partie raisonnable de l’opéra, le raisonnement mis en musique. On ne l’écoutait pas avec ennui, comme on fait aujourd’hui; on s’en délectait.

«Rien n’est si agréable que notre récitatif, dit Lecerf de la Viéville; et il est presque parfait. C’est un juste milieu entre le parler ordinaire[285] et l’art de la musique... Qu’y a-t-il qui fasse plus de plaisir et qui ouvre mieux un opéra, que ce commencement de Persée:

Je crains que Junon ne refuse
D’apaiser sa haine pour nous...

«Armide est tout plein de récitatifs, aucun autre opéra n’en a tant; et, assurément, personne n’y en trouve de trop... C’est principalement par le récitatif que Lully est au-dessus de nos autres maîtres... Après lui, on peut trouver des airs et des symphonies qui valent ses airs et ses symphonies.» Mais son récitatif est inimitable. «Nos maîtres d’aujourd’hui ne sauraient attraper une certaine manière de réciter, vive sans être bizarre, que Lully donnait à son chanteur...»

La première loi de ce récitatif, c’est la stricte observation du style syllabique. Comme l’a dit M. Lionel de la Laurencie[286], la ligne déclamée est «débarrassée de toute végétation mélodique». Quand on compare «un récit quelconque de Lully à un récit de Carissimi ou de Provenzale, on voit que le surintendant de la musique du grand Roi a, en quelque sorte, procédé à un nettoyage de la technique italienne; il l’a expurgée de toute les herbes folles que le goût du bel canto et même le goût musical proprement dit laissaient croître dans le parterre monodique.»—Il s’est passé un fait à peu près analogue dans l’architecture du même temps. Comparez une façade italienne de l’école de Bernin, surchargée de statues épileptiques, dont les draperies s’envolent, qui agitent les bras, les jambes, les reins, qui tordent leur échine, qui ont la danse de Saint-Guy et tombent en des convulsions,—comparez ce fouillis, ce bavardage, ce mouvement perpétuel, aux lignes simples, nettes et nues de Versailles, ou de la colonnade du Louvre.—Lully réalisa en musique une simplification du même ordre. Le goût italien était pour les belles vocalises, les roulades, les «doubles» (c’est-à-dire les répétitions ornées), les ornements de toute sorte. Ce goût avait passé en France, dans les chansons de cour. Lully, éclairé par son bon sens, et certainement aussi par les conseils d’amis tels que Molière,—Lully, qui d’ailleurs n’était pas un mélodiste abondant, et que ne gênait point le trop-plein de son inspiration musicale, réagit vigoureusement contre ce goût. Non seulement il répugnait à écrire des «doubles» et des «roulements», et n’en mettait qu’à regret, de loin en loin, «par condescendance pour le peuple»,—comme dit Lecerf de la Viéville,—«et par considération pour son beau-père Lambert», qui avait mis à la mode ces ornements en France; mais il s’opposait avec violence à ce que le chanteur introduisît dans un chant écrit sans ornements les vocalises et les broderies décoratives, que l’usage courant d’alors lui permettait d’y ajouter (car ce fut l’essence même de l’art ancien, et surtout de l’art italien, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, qu’on y réservât toujours une part à l’improvisation du chanteur et de l’exécutant: le texte musical était pour eux une sorte de thème à variations ad libitum, où leur virtuosité avait beau jeu). Lully ne le tolérait point; et ceci est un fait nouveau dans l’art musical.

Lully, dit La Viéville, envoyait toutes ses actrices à Lambert, pour qu’il leur apprît sa propreté du chant. Lambert leur faisait de temps en temps couler un petit agrément dans le récitatif de Lully, et les actrices hasardaient de faire passer ces embellissements aux répétitions.—«Morbleu, mesdemoiselles», disait Lully, se servant quelquefois d’un terme moins poli que celui-là, et se levant fougueux de sa chaise; «il n’y a pas comme cela dans votre papier; et, ventrebleu point de broderie! Mon récitatif n’est fait que pour parler, je veux qu’il soit tout uni

Le récitatif de Lully «épouse donc fidèlement les mouvements du discours». Avant tout, il en épouse les rythmes poétiques, il se modèle sur le vers; et c’est là, il faut bien le dire, une cause de grande monotonie. On a loué la versification de Quinault, son habile alternance de vers de longueurs diverses, et son attention à multiplier ou à réduire les accents rythmiques. Mais en dépit de tous ses efforts, sa déclamation, traduite en musique par Lully, est dominée, comme toute la déclamation du temps, par l’accentuation exagérée de la rime dans les vers courts, de la césure et de la rime dans les vers de douze syllabes. On trouve dans les opéras de Lully des steppes de récitatifs et d’airs, où le premier temps de chaque mesure tombe avec une rigueur implacable sur la rime, ou sur la césure de l’hexamètre. C’est d’une monotonie accablante; et si c’est ainsi que la Champmeslé déclamait du Racine, nous aurions quelque peine aujourd’hui à l’entendre sans bâiller.

notation musicale. [287] [288]

notation musicale. [289]

Quand à la monotonie de ce perpétuel dactyle se joint, comme il arrive souvent, la monotonie de la ligne mélodique, il n’y a rien au monde de plus fastidieux: c’est le ronronnement vide de l’alexandrin classique, le rythme mécanique d’un moulin à prières.

Il arrive, par bonheur, que dans quelques scènes, la déclamation devient plus libre, s’anime, s’entrecoupe, se brise, se rythme autant que possible sur le souffle de la passion, sans négliger toutefois l’accentuation de la rime et de la césure. Ainsi, la scène admirable, et d’ailleurs à peu près unique, chez Lully, pour sa spontanéité musicale, des Adieux de Cadmus à Hermione. La mesure y garde un flottement perpétuel: toujours une mesure à quatre temps alterne avec une mesure à trois. La mélodie n’est pas entraînée par la déclamation, mais l’entraîne, et la fait s’alanguir sur certains mots «partir», «mourir», avec une voluptueuse mélancolie. La musique reflète l’émotion, d’une façon transparente.

notation musicale.

notation musicale. [290] [291]

Il semble qu’on entende ici la respiration même de Lully, en déclamant la scène, «quand il la lisait, comme dit La Viéville, jusqu’à la savoir par cœur, chantant et rechantant les paroles, en battant son clavecin».

Il arrive même que l’accent dramatique l’emporte par moments sur la mesure ordinaire du vers:

notation musicale. [292]

Mais ces passages sont relativement rares; et, même dans les exclamations, où la voix prend une certaine latitude avec le vers, le procédé de Lully, assez habile, mais uniformément répété, est de placer l’interjection à contretemps, d’y suspendre légèrement la mesure, de l’y balancer un moment, mais de lui faire reprendre, aussitôt après, son cours monotone:

«Quand on ne voit plus rien qui puisse se défendre, Ah!... qu’il est beau de rendre la paix à l’univers![293]»

«Tout y ressent les douceurs de la paix. Ah!... que le repos a d’attraits![294]»

Il arrive même très souvent que la rime qui termine la phrase ou la période soit non seulement très accentuée, mais grossie par l’adjonction d’un battement de gosier, d’un trille.—On pense alors au mot de Molière, raillant dans l’Impromptu de Versailles la déclamation de son temps:

Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l’approbation, et fait faire le brouhaha.

Rousseau a bien noté ce ridicule, dans sa Lettre sur la musique française. Analysant le monologue d’Armide, il montre «un trille, et qui pis est, un repos absolu dès le premier vers, tandis que le sens n’est achevé qu’au second»; et il s’indigne contre ces chutes uniformes de la voix à la fin des vers, «ces cadences parfaites, qui tombent si lourdement, et sont la mort de l’expression».—Rien de plus exact; mais il est juste d’en rendre responsables Racine et ses acteurs; car il y a tout lieu de penser que Lully suivait ici les exemples qui lui étaient donnés par le Théâtre-Français.

* *
*

Du rythme de ces vers déclamés, passons à leurs inflexions mélodiques.

Ici encore, Rousseau critique âprement le récitatif de Lully, dans une page d’un modernisme admirable, où il se sert pour le combattre,—et, du même coup, pour combattre le modèle de Lully: la Comédie-Française,—d’arguments analogues à ceux dont les Debussystes se servent aujourd’hui pour critiquer le chant wagnérien:

«Comment concevrez-vous jamais que la langue française, dont l’accent est si uni, si simple, si modeste, si peu chantant, soit bien rendue par les bruyantes et criardes intonations de ce récitatif, et qu’il y ait quelque rapport entre les douces inflexions de la parole (française) et ces sons soutenus et renflés, ou plutôt ces cris éternels qui font le tissu de cette partie de notre musique encore plus même que des airs? Faites, par exemple, réciter à quelqu’un qui sache lire, les quatre premiers vers de la fameuse reconnaissance d’Iphigénie. A peine reconnaîtrez-vous quelques légères inégalités, quelques faibles inflexions de voix dans un récit tranquille, qui n’a rien de vif ni de passionné, rien qui doive engager celle qui le fait à élever ou abaisser la voix. Faites ensuite réciter par une de nos actrices ces mêmes vers sur la note du musicien, et tâchez, si vous le pouvez, de supporter cette extravagante criaillerie, qui passe à chaque instant de bas en haut et de haut en bas, parcourt sans sujet toute l’étendue de la voix, et suspend le récit hors de propos pour filer de beaux sons sur des syllabes qui ne signifient rien, et qui ne forment aucun repos dans le sens.—Qu’on joigne à cela les fredons, les cadences, les ports de voix, qui reviennent à chaque instant, et qu’on me dise quelle analogie il peut y avoir entre la parole et ce prétendu récitatif, dont l’invention fait la gloire de Lully.—Il est de toute évidence que le meilleur récitatif qui peut convenir à la langue française doit être opposé presque en tout à celui qui y est en usage; qu’il doit rouler entre de fort petits intervalles, n’élever ni n’abaisser beaucoup la voix, peu de sons soutenus, jamais d’éclats, encore moins de cris, rien surtout qui ressemble au chant, peu d’inégalité dans la durée ou valeur des notes, ainsi que dans leurs degrés. En un mot, le vrai récitatif français, s’il peut y en avoir un, ne se trouvera que dans une route directement contraire à celle de Lully et de ses successeurs...»

Qu’y a-t-il de vrai dans les critiques de ce Debussyste avant la lettre? La déclamation de Lully n’est-elle donc pas une bonne déclamation naturelle, ou, à défaut, une bonne déclamation théâtrale, qui ait de la vraisemblance et de la vie?

Il me semble qu’il faut, dans presque tout récitatif, ou air-récitatif de Lully, distinguer de l’ensemble du morceau certaines phrases qui en sont, en quelque sorte, le noyau. Ces phrases, qui ont une valeur spéciale, sont d’ordinaire au début du récitatif. Elles sont en général bien observées d’après les intonations naturelles du personnage et de la passion, et elles sont gravées avec précision. Les phrases qui suivent sont beaucoup plus molles et lâchées. Il arrive fréquemment d’ailleurs que la première phrase soit répétée textuellement, plusieurs fois au cours du morceau, puis à la fin, pour conclure. C’en est ainsi l’arête, qui soutient le reste de la construction, un peu grossièrement maçonnée[295].

La répétition textuelle est un des éléments de l’art de Lully, comme de tout l’art de son temps, épris de la symétrie et du balancement des périodes alternées, de l’effet décoratif. Mais même quand Lully ne recourt pas à ce procédé et ne fait pas de sa première phrase le motif décoratif, ou la clef de voûte de tout le morceau, il y apporte toujours un soin et une application spéciales. Le nombre de ces premières phrases, qui sont vraies, justes, bien senties, et même belles, est considérable. Il en est d’une beauté classique, comme celle de Théone dans Phaéton:

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