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Musiciens d'autrefois

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La mer est quelquefois dans une paix profonde...

ou, dans le même opéra, la première phrase de l’air de Lybie:

Heureuse une âme indifférente....

C’est toujours la suite de l’air, ou du récitatif, qui pèche. On voit bien Lully au travail, tel que le dépeint La Viéville, lisant et relisant, chantant et rechantant les paroles qu’il a à traiter. Il s’imprègne du sentiment et du rythme des premières lignes du texte. Puis il s’en remet à sa facilité verbeuse, et il tombe dans les formules[296],—à moins qu’il ne rencontre un passage de déclamation particulièrement intéressant, pour lequel il fait de nouveau un effort. Mais même alors il ne se laisse pas entraîner par une nouvelle idée mélodique ou rythmique; il reste dans la voie où l’a lancé sa première phrase; il ne s’écarte même pas de la tonalité: il lui suffit de quelques inflexions de voix, assez justes et intelligemment observées. Il y a beaucoup d’observations intelligentes dans la déclamation de Lully. L’intelligence est la première qualité qui frappe chez lui,—beaucoup plus que l’inspiration musicale, ou que la vigueur de la passion. C’était bien là ce qui plaisait de son temps.

Ses contemporains étaient dans l’admiration de son esprit. On sait qu’il était homme d’esprit dans la vie; et il l’a prouvé, de toutes les façons. «Sa musique, dit La Viéville, suffirait à s’en rendre compte. Son esprit éclate dans ses chants. Il se montre presque partout.»... «Cependant, remarque La Viéville,—et cette observation est plus vraie qu’il ne croit,—ce n’est pas dans les grands airs, dans les grands morceaux que cet esprit frappe davantage. C’est dans de petits traits, dans de certaines réponses qu’il fait faire à ses chanteurs, du même ton, ce me semble, et avec le même air de finesse que les ferait une personne du monde très spirituelle.»

On ne saurait mieux dire, et marquer plus justement, en voulant louer Lully, les limites de son talent. Ce ne sont pas les passages de passion qu’il rend le mieux, ce sont ceux de finesse. Les airs vraiment dramatiques, comme les deux grandes scènes d’Armide, comme l’air d’Io au 5e acte d’Isis: «Terminez mes tourments», comme l’air de Roland furieux: «Je suis trahi!» sont rares chez Lully, et ils ne sont pas parfaits: Rousseau a pu parler «du petit air de guinguette, qui est à la fin du monologue d’Armide», dans l’acte II. Malgré la vigueur de certains accents, on sent bien que les grands mouvements de la passion n’étaient pas naturels chez Lully. Il n’était pas un homme passionné, comme Gluck. Il était un homme intelligent, qui comprenait la passion, et qui en sentait la grandeur. Il la voyait du dehors, et il la peignait d’une façon volontaire. Il sait être grand, parfois; il n’est jamais profond. Il a très rarement la force dramatique. Il a la force du rythme, toujours; et il a, presque toujours, la force et la justesse de l’accent. C’est à dire qu’il aurait eu les moyens d’exprimer la passion dans sa plénitude, si elle eût été en lui. Mais elle était absente.

En revanche, il était à son aise dans la peinture des émotions tempérées, qui était justement celle qui était le mieux faite pour plaire à son aristocratique clientèle. Les modèles ne manquaient pas autour de lui, et il savait les voir. Il excelle dans le parler galant, dont Lambert et Boësset lui avaient appris la langue, dans les dialogues-récitatifs de nobles amoureux, les airs soupirants, élégiaques et voluptueux. Il a bien su peindre cette atmosphère de cour délicate et glorieuse. Et il a spirituellement saisi certains types de cette cour.

Remarquez, dit La Viéville, tout le rôle de Phaéton, rôle singulier d’un jeune ambitieux, qui paye à toute heure d’esprit, où les autres héros d’opéra payent de tendresse. Comme Lully sent et fait sentir ce que dit cet aimable scélérat!...

Il ne faut pourtant pas exagérer; et, malgré la finesse indiscutable de Lully et l’ingéniosité de ses commentateurs, sa musique est bien loin, dans ses meilleures pages, d’atteindre à la profondeur qu’y reconnaissent La Viéville et l’abbé Dubos. Le malin Italien les dupe. Son intelligence et sa distinction ne sont souvent qu’un vernis superficiel, qui recouvre le parvenu étranger. Il ne faut pas gratter ce vernis. Il s’écaille par places; et l’on s’aperçoit alors que Lully n’a pas compris le texte qu’il lisait: il n’a lu que les mots, il n’a pas lu la phrase. Rousseau a relevé certaines de ses erreurs. Tel ce passage du monologue d’Armide:

Le charme du sommeil le livre à ma vengeance....

«Les mots de charme et de sommeil, écrit Rousseau, ont été pour le musicien un piège inévitable: il a oublié la fureur d’Armide, pour faire ici un petit somme, dont il se réveillera au mot: «Je vais percer son invincible cœur».

On pourrait presque dire que la finesse de Lully lui joue parfois des tours, en l’empêchant de sentir les vrais mouvements de l’âme: elle l’attache à la lettre de son texte; tout chez lui est peint à la surface, d’un dessin très net: mais il n’y a aucun dessous. Aussi, faut-il être sceptique, quand on lit les commentaires du XVIIe siècle, à l’occasion de ses œuvres: que d’intentions psychologiques les Lullystes ne trouvent-ils pas dans les moindres traits de leur grand homme! L’analyse d’Armide par La Viéville fait penser aux extravagants commentaires wagnériens d’il y a vingt ans. Un petit exemple me servira à montrer la part d’autosuggestion qu’il y avait dans cet enthousiasme.

La Viéville pâme d’admiration à chaque mesure d’Armide:

«Le perfidie Renaud me fuit»... «Ne remarquez-vous pas, dit-il, ce port de voix et ce tremblement sur la blanche du mot me fuit? Ce long ton veut dire: me fuit pour jamais

(Tant de choses en un gruppetto!)

Le récit du premier acte soulève ses transports:

«Armide commence, après avoir longtemps gardé un silence morne et farouche: Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous...—Quel morceau! Chaque ton est si accommodé à chaque mot, qu’ils font ensemble une impression immanquable sur l’âme de l’auditeur...»—«La conquête d’un cœur si superbe et si grand...» La Viéville s’extasie sur l’éclat de voix, qui est sur ce mot: «superbe...»—«Il n’est point de stupide, dit-il plus loin, qui ne soit sensible aux éclats de voix d’Armide, placés avec une justesse et une force égales, sur ce dernier vers:

Dans ce fatal moment qu’il me perçoit le cœur.

«A ce mot: perçoit, je vois Renaud qui donne un coup de poignard dans le cœur d’Armide suppliante...»

Tout cela est très beau à lire dans le commentaire de La Viéville, et l’était peut-être aussi à voir jouer par la Le Rochois. Mais quand on ouvre la partition, on est bien étonné de voir que ce qui motive cette admiration débordante est tout simplement une de ces cadences parfaites, qui servent de conclusion redondante et banale aux périodes de Lully. Et le plus fort, c’est que cette conclusion est identiquement la même, dont Lully avait usé, quelques pages avant, pour cet autre vers: «La conquête d’un cœur si superbe et si grand», dont La Viéville admire la justesse et la propriété d’expression. Et La Viéville ne s’est pas aperçu que la même formule servait dans les deux cas!

notation musicale.

Il faut beaucoup de bonne volonté pour s’extasier sur la vérité dramatique de tels accents. S’ils faisaient de l’effet, il faut en rendre hommage, comme dit Rousseau, «aux bras et au jeu de l’actrice». Tout ce qu’on peut dire, c’est que la musique ne contrarie pas trop l’expression dramatique. Mais de là à prétendre qu’elle soit expressive, il y a loin.

En somme, les passages du discours poétique, qui ont un intérêt psychologique, pittoresque, ou dramatique, sont rarement caractérisés par Lully avec précision. Ils sont assez justement accentués, et témoignent d’une certaine finesse d’intelligence; mais ils se détachent à peine du mouvement monotone et convenu d’avance du récitatif, dans son ensemble.

Ce qu’il y a de plus naturel dans ces récitatifs, c’est, je le répète, leurs commencements. Il est rare que Lully n’amorce pas ses scènes d’une façon vraie. Il est rare qu’il, les développe avec aisance et liberté. Il suit presque toujours le même chemin,—un chemin bien propre, bien uni, qui n’offre rien d’inattendu, et ne s’écarte guère de la ligne droite. Il finit d’ordinaire dans le ton où il a commencé, sans avoir jamais quitté les tons les plus analogues au ton principal, oscillant régulièrement de la dominante à la tonique, et soulignant les conclusions tonales, en élargissant les phrases vers la fin, et les ornant du gruppetto final sur le dernier mot. Qui connaît le développement majestueux de l’un de ces récitatifs les connaît presque tous.

* *
*

Il ne faudrait pas croire que cette impression de monotonie n’eût point frappé les contemporains de Lully. Beaucoup en jugeaient comme nous. La Viéville nous révèle que certains se plaignaient de l’ennui de ses «fades récitatifs, qui se ressemblent presque tous». Les comédiens italiens s’en moquaient, et Scaramouche chantait, dans l’acte II des Promenades de Paris;

Chantez, chantez, petits oiseaux,
Près de vous l’Opéra, l’Opéra doit se taire.
Vous faites tous les jours des chants, des airs nouveaux,
Et l’Opéra n’en saurait faire.[297]

A quoi les Lullystes avaient beau répliquer que «les petits oiseaux» ne font pas tous les jours «des airs nouveaux»; ils étaient fort embarrassés pour défendre Lully. Quoiqu’ils fissent grand bruit de sa merveilleuse fécondité, de la variété de ses accents,—en particulier de ses Hélas!—ils étaient bien forcés de reconnaître que leur dieu se répétait souvent, non seulement dans ses récitatifs, mais dans ses airs et dans tous ses morceaux. On ne pouvait nier que, dès son premier ouvrage, Cadmus et Hermione, Lully «ne se fût plusieurs fois copié lui-même».

A cette critique gênante la réponse qu’ils faisaient était des plue ingénieuses. Ils prenaient texte de la remarque du chevalier de Mère:

Les personnes qui s’expliquent le mieux usent plus souvent de répétitions que les autres... C’est que les gens qui parlent bien vont d’abord aux meilleurs mots et aux meilleures phrases pour exprimer leurs pensées. Mais quand il faut retoucher les mêmes choies, comme il arrive sauvent, quoi-qu’ils sachent bien que la diversité plaît, ils ont pourtant de la peine à quitter la meilleure expression pour en prendre une moins bonne; au lieu que les autres, qui n’y sont pas si délicats, se servent de la première qui se présente.

Et ils la développaient ainsi:

Qulnault a donné cent fois à Lully les mêmes sentiments et les mêmes termes à mettre en chant, il n’est pas possible qu’il y ait cent manières de les y mettre également bonnes... Il avait tâché de prendre, la première fois, la meilleure expression; s’il ne l’avait pas attrapée, il l’a prise une autre fois, et puis il s’est servi ensuite des expressions les plus approchantes de la bonne, retournant et plaçant tout cela, selon les occasions, et avec tout l’art d’un savant musicien et d’un homme d’esprit. Mais lorsqu’il a senti que ses expressions ne pouvaient être nouvelles sans être impropres ou forcées, il n’a pu se résoudre à abandonner le naturel et la justesse pour la nouveauté, et il a mieux aimé varier un peu moins ses tons que d’en employer de méchants.—Je ne vous dis pas qu’il n’ait jamais été paresseux ni stérile. On a bien repris, et sans injustice quelquefois, Homère et Virgile d’être l’un ou l’autre: eux qui n’étaient pas des débauchés comme Lully. Mais je me persuade que Lully aurait souvent pu trouver des tons nouveaux, et ne l’a pas voulu, par attachement à la bonté des premiers, qu’il s’est contenté de déguiser, de changer un peu par de petites différences d’accords... Cadmus même en est une preuve... C’était son premier grand opéra. S’il s’y est copié lui-même en plusieurs endroits, ce ne peut être négligence ou paresse. Il avait trop d’intérêt à y réussir, pour y épargner ses soins.—Les chutes de son récitatif sont une des choses où il a été le plus taxé de pauvreté ou de négligence. Il leur ménage toute la variété qu’il peut... Il sait les rendre singuliers, lorsque le poète lui en donne lieu... Mais enfin, par quel secret, par quel effort Lully pourrait-il ne copier et ne répéter jamais rien, à moins qu’il ne sortit de la nature, ce qui est un remède pire que le mal, et qu’il laisse aux Italiens?—Le but de la musique est de repeindre la poésie. Si le musicien applique à un vers, à une pensée, des tons qui ne leur conviennent point, il ne m’importe que ces tons soient nouveaux et savants. Cela ne peint plus, parce que cela peint différemment; donc cela est mauvais. Dès que ma pensée par elle-même plaît, frappe, émeut, je n’ai point besoin d’aller chercher une phrase élégante: il me suffit que les mots rendent bien le sens... Bien exprimer, bien peindre, voilà le chef-d’œuvre. Quoi qu’il en puisse coûter au musicien pour y arriver, stérilité apparente, science négligée, il y gagnera toujours assez[298].

J’ai tenu à citer cette page en entier. Qu’on en partage ou non les idées, elle est un manifeste admirable de clarté, de raison virile et sûre de soi, qui annonce les fameux manifestes de Gluck. On a cherché à Gluck des précurseurs italiens: Algarotti, Calsabigi. Nous avons un précurseur français qui vaut bien ceux-là; et comme il est le théoricien du Lullysme, on voit par là que Gluck, en réduisant la musique à repeindre la poésie avec une fidélité scrupuleuse, n’a fait que suivre la tradition de Lully.

Mais nous n’avons, pour le moment, qu’à chercher dans ces lignes l’explication, ou l’excuse, de certains traita de la musique de Lully, de ses pauvretés, de ses répétitions.—Qu’en faut-il penser?

Je ne discuterai point la question de savoir si un vrai génie n’a pas plus d’une façon d’exprimer les mêmes choses,—ni si la nature offre deux fois une situation tout à fait identique. Admettons la théorie, qui est assez conforme à la robuste sobriété de l’esprit classique: des expressions peu variées, mais justes, et ne craignant pas de se répéter quand le sentiment se répète, par horreur pour l’exagération et les recherches affectées, qui efféminent et trahissent la pensée.—Est-il vrai toutefois que les répétitions de Lully proviennent de cette droiture d’esprit et de la crainte d’altérer ou de dépasser sa pensée?

Il y a un certain nombre de répétitions chez lui, qui sont en effet raisonnées, et procèdent d’un sentiment analogue à celui qu’expose La Viéville. Il est certain que les mêmes mots, les mêmes sentiments, éveillent chez Lully les mêmes phrases mélodiques. On en trouverait cent exemples: entre autres, les «Revenez, revenez» de Thésée, d’Atys, d’Isis, etc.

notation musicale.

Il en est de même quand il a à peindre un ruisseau, ou le frémissement du vent, etc. Il reprend toujours des dessins pittoresques, à peu près identiques. On voit qu’il représente le ruisseau, le vent. C’est bien l’esprit abstrait et généralisateur du temps, l’esprit de la littérature d’alors qui étudie l’Homme en général, l’esprit de la peinture d’alors, même de la peinture de paysage, comme celle de Claude Lorrain, qui représente des arbres, dont il serait impossible de dire de quelle espèce ils sont,—des arbres en général. Rien d’étonnant à ce que l’esprit de Lully se complaise aussi à des types mélodiques, à des formules générales, qui reparaissent, chaque fois qu’il a à traduire le même ordre de sentiments ou de choses.

Mais il y a d’autres répétitions, et en fort grand nombre, qui ne rentrent pas dans cette catégorie,—des répétitions de forme qui ne correspondent pas à des répétitions du sentiment. J’en ai cité un exemple plus haut, dans une scène du premier acte d’Armide. Ce sont des clichés, des formules coulées dans le même moule; et, bien que la paresse de Lully explique, d’une façon assez plausible, ces pauvretés d’expression, ce n’est là qu’une demi-explication. On rencontre en effet ces répétitions dans les pages qui ne sont pas les moins importantes et les moins soignées de l’œuvre; et il y a là plus qu’une défaillance passagère du compositeur, il y a comme un système. Ce n’est plus l’identité d’un type de sentiment:—l’Amour, la Haine,—qui ramène l’identité du type mélodique. Fait bien plus grave encore: c’est l’identité d’un type de phrase oratoire. La construction logique du discours littéraire, sa mélopée monotone et sonore, se décalquent dans le discours musical. Et ceci, quel que soit le sentiment exprimé. En un mot, c’est le despotisme de la rhétorique du temps, avec son ample déroulement, ses périodes symétriques et ses pompeuses cadences. L’idéal qui règne dans l’ensemble de cette déclamation musicale est un idéal oratoire, bien plus encore que dramatique. Est-ce donc à dire que le modèle que suivait Lully,—la tragédie de Racine, déclamée par la Champmeslé,—offrît les mêmes caractéristiques?—Je le croirais volontiers. Rien ne peut nous remettre plus intimement dans l’esprit de cet art tragique et de son interprétation primitive, que tel de ces grands récitatifs, où Lully s’est appliqué à transposer la déclamation et le jeu de son temps,—en les grossissant un peu, mais sans altérer les proportions du modèle. Telle, la fameuse scène d’Armide trouvant Renaud endormi, qui resta, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, le modèle le plus parfait, non seulement du récitatif français, mais de la déclamation tragique française[299]. En dépit des critiques acerbes de Rousseau, qui ne trouve là «ni mesure, ni caractère, ni mélodie, ni naturel, ni expression», il y a dans l’ensemble de cette scène une énergie puissante et une grande majesté; mais tous les mouvements de l’âme, toutes les inflexions de la voix, obéissent à une loi d’équilibre oratoire et moral, de symétrie logique, de convenance, de dignité et de décorum, qui commande et gouverne la passion et la vie. Nous avons aujourd’hui un autre idéal; et celui-ci nous semble noble, mais froid. Il ne paraissait pas tel aux hommes du XVIIe siècle[300]. Non seulement les gens de goût et les dilettantes instruits, mais le grand public, voyaient dans ces récitatifs la représentation fidèle et passionnée de la vie. La Viéville dit:

Lorsqu’Armide s’anime à poignarder Renaud dans la dernière scène de l’acte II, j’ai vu vingt fois tout le monde saisi de frayeur, ne soufflant pas, demeurer immobile, l’âme tout entière dans les oreilles ou dans les yeux, jusqu’à ce que l’air de violon qui finit la scène donnât permission de respirer, puis respirant là avec un bourdonnement de joie et d’admiration.

C’est que la déclamation de Lully correspondait exactement à la vérité théâtrale d’alors, c’est-à-dire à l’idée qu’on se faisait alors de la vérité, au théâtre. (Car il se peut que la vérité soit une et immuable; mais l’idée que nous en avons change perpétuellement.) Par l’ensemble de ses qualités et de ses défauts, le récitatif de Lully fut, très probablement, la traduction fidèle de l’idéal tragique de son temps; et, comme je le disais en commençant, ce n’est pas son moindre intérêt pour nous de nous avoir conservé, en musique, le reflet de la déclamation et du jeu de la tragédie de Racine.

IV

ÉLÉMENTS HÉTÉROGÈNES DE
L’OPÉRA DE LULLY

On voit que le récitatif—la déclamation poétique de théâtre ou de salon, transposée en musique—est l’arête de l’opéra de Lully. Mais il ne faudrait pas croire que le reste de la construction répondît exactement à la charpente qui la supporte; elle n’est pas toujours du même style, elle n’est même pas très homogène: c’est une maçonnerie d’éléments divers, qui sont en quelque sorte bloqués autour du récitatif, comme du noyau de l’œuvre.

Dans tout grand artiste réformateur, il y a deux choses: son génie réformateur, qui a le plus souvent un caractère volontaire, raisonné; et son instinct, qui bien souvent le contredit. Les gens qui n’ont pas le sentiment très vif de la vie, telle qu’elle est, dans sa complexité et ses contradictions, sont sévères pour les artistes qu’ils trouvent en désaccord avec leurs propres principes. Ils ont une joie maligne à noter que Gluck, après ses belles théories sur le devoir pour la musique de calquer exactement le texte poétique, ne s’est pas fait faute de reprendre dans Armide, ou dans Iphigénie en Tauride, des airs de ses anciens opéras italiens, simplement parce qu’il les trouvait beaux et qu’ils lui plaisaient. Ils ne sont pas moins heureux de voir Wagner écrire un quintette dans les Meistersinger, et faire tel ou tel accroc à sa doctrine sacro-sainte. Et ils les dénoncent avec indignation, comme des renégats à leurs doctrines, ou même comme des farceurs, qui édictent des règles qu’ils se gardent de suivre.—C’est avoir là une idée bien abstraite et bien pauvre de ce qu’est un vrai artiste. Un vrai artiste est trop vivant pour pouvoir se réduire à l’expression de sa raison et de sa volonté. Quand même elles lui montreraient qu’une voie est la vraie, elles n’empêcheront jamais sa fantaisie créatrice de s’engager dans d’autres voies; et cela lui arrivera d’autant plus souvent qu’il sera plus vivant.

De plus, aucune révolution en art—ou ailleurs—ne se produit tout d’un coup, et n’annihile tout ce qui était avant. Les premiers révolutionnaires en art—et ailleurs—sont toujours, pour une bonne part, des conservateurs. Le passé et l’avenir se mélangent en eux, à des doses variables. Lully qui, en certaines choses, a été un novateur dans notre art, n’a fait, en beaucoup d’autres, que reprendre et que suivre les traditions passées. Ce n’est pas pour rien qu’il avait été si longtemps le musicien attitré des Ballets du Roi, et le collaborateur de Molière dans ses comédies-ballets. Jamais il n’a dépouillé tout à fait le vieil homme, le bouffon, le mufti, dont les pitreries avaient l’honneur d’exciter l’hilarité du Roi. Jamais il n’a dépouillé tout à fait son rôle d’organisateur des fêtes de la cour. Jamais enfin il n’a dépouillé tout à fait sa peau d’Italien. On retrouve, fréquemment, dans ses opéras français, la veine comique du Bourgeois gentilhomme, l’esprit et les formes des Dialogues de cour et des anciens ballets français; et, de loin en loin, l’Italien montre le bout de l’oreille.

Cette diversité d’éléments musicaux se laisse voir plus ouvertement dans ses premières œuvres, ainsi qu’il est naturel. En cela, Cadmus et Hermione, son premier opéra véritable,—puisque celui qui l’avait précédé: les Festes de l’Amour et de Bacchus, n’était qu’un pastiche fait d’un assemblage d’anciens airs à danser,—est particulièrement intéressant. C’est l’Hippolyte et Aricie de Lully. On y sent un Lully plus jeune, moins enfermé dans ses théories, un Lully qui risque là, pour la première fois, une très grosse partie, et qui veut la gagner, qui ne lésine point avec sa musique, qui donne tout ce qu’il peut donner. Il n’y a guère d’opéra de lui plus généreux, plus abondant, plus libre. On y trouve déjà du Lully dramatique, et du meilleur, d’admirables exemples de déclamation pathétique. On peut dire que dans tout son œuvre il y a peu de pages comparables, pour la vérité de la déclamation, aux adieux de Cadmus à Hermione.—On y trouve aussi le premier type célèbre, à l’Opéra, d’un genre de scènes, qui devaient avoir en France un succès étonnamment durable, puisqu’elles ont persisté jusqu’à nos jours; les scènes de temples, de grands-prêtres, et de sacrifices[301]. La scène de Lully est d’ailleurs supérieure à presque toutes celles qui ont suivi; elle n’a rien de la solennité ennuyeuse et cabotine qui caractérise ces caricatures de choses religieuses: elle respire une jubilation héroïque.

A côté de ces grandes scènes, où Lully inaugure la tragédie lyrique de Rameau et de Gluck, on trouve une partie comique très importante, et même une partie bouffe et burlesque. D’abord, des rôles de bouffons italiens: le valet poltron et matamore, et la nourrice amoureuse,—deux personnages, qu’on rencontre partout, dans l’opéra vénitien et napolitain. Et puis, il y a des géants comme dans le Rheingold; mais, à la différence de ceux de Wagner, les géants de Cadmus ne se prennent pas au sérieux. Hermione, princesse captive, doit épouser l’un d’eux; et ce géant a des compagnons de sa taille, qui viennent danser un ballet en l’honneur de la princesse. Il est clair que tout ceci nous éloigne de la tragédie lyrique, et nous ramène aux ballets italiens et français de la première moitié du siècle.—La musique a les mêmes caractères. Dans les airs comiques ou dansés, le style bouffe italien, à la façon de Cavalli, ou de Cesti[302], voisine avec le style des pastorales de Cambert, ou des comédies-ballets, dont Lully écrivait la musique pour Molière[303]. Ce sont des airs de concert, intercalés dans l’opéra. Et l’on peut dire qu’en somme, dans ce premier opéra, l’opéra proprement dit tient la plus faible place. Les trois quarts sont pris par de la musique de concert, de pastorale, d’airs de cour, d’opéra-bouffe, et de comédie-ballet. Toute cette partie de l’œuvre est fort intéressante, et souvent excellente. On sent que Lully y était à son aise: c’était sa première, sa vraie nature; il eut beaucoup de peine à y renoncer. S’il ne s’était pas contraint, il n’en fût jamais sorti; et, qui sait? il n’en eût peut-être pas eu moins de gloire.

Cadmus ayant obtenu un succès triomphal[304], Lully ne songea pas tout de suite à changer sa manière; et l’opéra qui suivit, Alceste, en 1674, offre le même caractère hétérogène,—pourtant un peu moins marqué.—La comédie y tient encore une place considérable. Non seulement il y a de grandes scènes comiques, d’une ampleur,—on pourrait presque dire—d’une majesté admirable, comme la scène de Caren, qui ouvre l’acte IV; mais, comme dans Cadmus, des airs bouffes, du genre vénitien[305], et des airs de vaudevilles très caractérisés, comme l’air de Straton, qui sent la chanson populaire:

notation musicale.

On est frappé aussi du grand nombre de vocalises et de roulades que se permet encore Lully. Son style n’est pas encore arrêté, et il s’efforce à un compromis entre les éléments anciens et nouveaux, étrangers et français.

Mais Alceste ne réussit pas, cette fois, sans conteste. On fut choqué du mélange de tragique et de bouffon, qui était particulièrement déplacé dans ce beau sujet antique[306]. Ce fut une bonne indication pour Lully. Déjà, le Thésée de 1675, sans avoir abdiqué le comique, ne tolère plus qu’un comique de demi-teinte, qui ne détonne pas trop avec le reste de l’action tragique, comme le duo des vieillards athéniens, petite caricature de bon goût, qui garde un parfum attique.

Alys, en 1676, marque décidément un changement d’orientation dans l’opéra. A partir de ce moment, Lully, suivant le goût de la jeune cour, galante et raffinée, adopte un idéal racinien; son opéra devient une sorte d’élégie amoureuse, d’où est banni le comique, et surtout le bouffon, le vulgaire. Le premier acte d’Atys, qui sembla à ses contemporains le chef-d’œuvre de la tragédie lyrique, et que Lecerf de la Viéville déclare presque «trop beau», parce qu’il tue tout ce qui suit, est une élégie romanesque, dont la majeure partie est composée d’airs de pastorale, au milieu desquels s’intercale habilement une scène d’amour, tendre, délicate, touchante, qui rappelle certaines scènes de Bérénice, mais qui n’a rien de proprement tragique. La seule scène de l’opéra, qui soit vraiment dramatique, la scène du meurtre de Sangaride par Atys rendu fou par Cybèle, puis de son retour à la raison, de la découverte de son crime, qui l’atterre, et enfin de son suicide,—scène qui eût voulu la puissance sauvage de Gluck,—se résout immédiatement en une fête pastorale et une apothéose. On sent que, de propos délibéré, Lully tend à éliminer de l’opéra tout ce qu’il a d’excessif, aussi bien dans le tragique que dans le comique.

Le succès d’Atys fut très grand; et l’on sait que l’œuvre reçut le nom d’«Opéra du Roi», qui le préférait à tout autre. Peut-être, toutefois, dans son désir d’épurer, de sublimer l’opéra, de ne lui laisser que ses éléments les plus nobles et les plus exquis, Lully avait-il passé la mesure; car Saint-Evremond dit, après avoir reconnu la beauté de l’œuvre: «Mais c’est là qu’on a commencé à connaître l’ennui que nous donne un chant continué trop longtemps». Il y avait, en effet, à ce nouveau système un danger de monotonie, que Lully devait sentir lui-même et s’appliquer à pallier, dans la suite[307]. Néanmoins, on peut dire qu’à partir d’Atys, son idéal de l’opéra est à peu près fixé: à la remorque du goût français d’alors, il sacrifie la comédie, et préfère au drame passionné la peinture des nuances du sentiment, la tragédie de salon ou de cour, psychologique, galante et oratoire. Ce n’est plus la comédie-ballet. C’est la tragédie-ballet.

Il réalisa cet art, ainsi qu’il le voulait; mais il eut beau faire: ce fut toujours chez lui œuvre de volonté; et jamais il ne réussit à étouffer son ancienne nature. Il était essentiellement un compositeur de ballets royaux; et il le resta toujours. Toutes les fois que, par exception, il revient à ce genre, ou que les opéras qu’il traite s’en rapprochent, en quelque manière, il y apporte une délicatesse de touche et une verve originale qu’il a rarement ailleurs.

Sa veine comique, malheureusement comprimée après Alceste[308], s’est, malgré tout, fait jour à diverses reprises; et elle a produit ça et là de petits chefs-d’œuvre, comme le duo des vieillards de Thésée ou le trio des frileux d’Isis. Et, dans sa dernière œuvre, elle lui a même fait créer un caractère comique d’une ampleur et d’une jovialité admirables, le Polyphème d’Acis et Galatée. Le comique de Lully s’attaque volontiers aux défauts physiques, qu’il note d’une façon plaisante: c’est le chevrotement de voix des vieillards athéniens, ou le grelottement des peuples hyperboréens, qui claquent des dents sous la neige et les glaçons. Cette malignité d’observation musicale est un trait italien que l’on peut relever déjà chez Cavalli. Le Polyphème d’Acis est caractérisé par un certain trait vocal, sorte de leit motiv chanté, qui revient à diverses reprises, et qui veut rendre, semble-t-il, la démarche grotesque et saccadée du monstre amoureux. L’orchestre qui l’accompagne a des trouvailles burlesques. Dans l’entrée de Polyphème et de sa suite, à l’acte II, «des sifflets de chaudronnier», dit Lecerf de la Viéville, venaient couper d’une façon plaisante la marche lourdement bouffonne.—Le comique était si naturel à Lully qu’il lui est arrivé plus d’une fois d’être comique malgré lui. Les Lullystes eux-mêmes lui reprochaient de s’être laissé entraîner parfois à «une gaieté mal placée», ou à un «badinage vicieux», ainsi que l’écrit La Viéville à propos d’un air de Phaéton et d’un duo de Persée. Tel chœur d’Armide est bien près d’une parodie à la façon d’Offenbach. Il semble que la nature exubérante de l’Italien fasse éclater par moments les contraintes qui pèsent sur elle[309].

S’il n’a pu—et cela est très regrettable—développer librement son génie comique; en revanche, il a eu toute licence pour transplanter du ballet dans l’opéra la Pastorale proprement dite; et c’est peut-être dans cette partie de son œuvre qu’il a mis le plus de sincérité, d’émotion, et de poésie véritable.

Le sentiment pastoral a été très fort au XVIIe siècle. C’est une belle plaisanterie de prétendre, comme on l’a fait parfois, que le siècle de Louis XIV n’avait pas le sentiment de la nature. Il l’aimait profondément, quoique d’une façon très différente de la nôtre. C’était le siècle des jardins, des grands bois, des fontaines, des eaux dormantes. Certes, la nature inculte et désordonnée n’était pas celle qui lui plaisait. Il ne cherchait pas en elle ces forces sauvages qui nous attirent, comme si nous n’en avions plus assez en nous; il lui demandait seulement le bienfait du calme, de la sérénité, cette belle joie un peu ruminante, à la fois matérielle et morale, que les tempéraments sains et robustes; les êtres d’action connaissent peut-être mieux que les autres,—qu’en tout cas ils sont plus aptes à goûter. Il est remarquable que les trois musiciens classiques, qui ont le mieux exprimé ce voluptueux endormement dans la nature, sont aussi les forces les plus énergiques de la musique: Hændel, Gluck et Beethoven. Le XVIIe siècle—italien, allemand, anglais et français—eut, tout entier, le sentiment pastoral; et nous le voyons fleurir chez les plus grands maîtres de l’opéra, chez Monteverde, chez Cavalli, chez Cesti, chez Purcell, chez Keiser, et, dans une certaine mesure, chez Cambert[310]. Mais aucun ne fut comparable, en ceci, à Lully. Dans ce genre, cette âme sèche, superficielle, et plus intelligente que vraie, atteint à une sincérité et à une pureté d’émotion, qui l’égalent aux plus grands poètes de la musique. Il n’y a presque pas d’opéra de lui, où cette poésie de la nature, de la nuit, du silence[311] ne s’exhale. C’est le prologue de Cadmus, c’est la scène champêtre de Thésée, c’est le sommeil d’Atys, c’est l’élégie de Pan dans Isis, ce sont les chœurs et les danses de nymphes dans Proserpine, c’est la symphonie et le chant de la Nuit dans le Triomphe de l’Amour, c’est la «noce de village» de Roland, c’est le sommeil de Renaud dans Armide, c’est sa dernière œuvre, Acis, qui est une pastorale.

«Le sommeil de Renaud» a été, comme on sait, repris en musique par Gluck, avec une incomparable puissance de séduction. Il est visible que Gluck a voulu faire oublier l’air célèbre de son prédécesseur, et il y a réussi. Toutefois, la beauté de la page de Lully reste intacte, et, à certains égards, plus haute que celle de Gluck. Rien de plus intéressant qu’un rapprochement des deux œuvres. Naturellement, les moyens instrumentaux de Lully sont plus réduits, et ses lignes beaucoup plus simples; mais justement, par là, combien elles sont plus belles! Le délicieux orchestre de Gluck a peint une vraie symphonie pastorale, toute pleine des murmures des violons, des gazouillis des bois; les lignes s’entrelacent comme des frondaisons; partout, de petits trilles, comme des voix d’oiseaux: c’est une nature grasse, abondante, pleine du bruit des êtres,—une nature un peu flamande. Écoutez maintenant le simple déroulement de la symphonie de Lully, ce flot inaltérable des violons en sourdine, cette sereine mélancolie. A côté du paysage touffu de Gluck, cela est net et pur, comme une belle silhouette sur la lumière, un dessin de vase grec.—Après une page de symphonie, où chacun des deux musiciens a peint l’atmosphère, le fond lumineux du tableau, le chant s’élève. Ici, la supériorité de Lully me paraît éclatante,—sauf dans les dernières mesures, peut-être, où, avec le goût de son siècle pour l’œuvre achevée, il a voulu trop terminer son air, au lieu que Gluck, plus réaliste, le fait s’alanguir peu à peu, puis le laisse comme suspendu, dans l’engourdissement du sommeil. Mais avec quelle beauté naturelle et sûre d’elle-même la voix, dans l’air de Lully, se pose sur le courant tranquille de l’orchestre! La déclamation coule, entraînée par son propre rythme. La déclamation de Gluck est bien plus contestable; elle dépend de l’orchestre; elle ne plane pas au-dessus: l’homme est absorbé dans la nature. Il garde sa personnalité, chez Lully: le principe esthétique de son temps, c’est que la voix doit être toujours, et dans tous les cas, le premier instrument des passions.

 

Votre héros va mourir d’amour et de douleur, écrit La Viéville, il le dit, et ce qu’il chante ne le dit point, n’est point touchant: je ne m’intéresserai point à sa peine... Mais l’accompagnement ferait fendre les rochers... Plaisante compensation! Est-ce l’orchestre qui est le héros?—Non, c’est le chanteur. Eh bien donc, que le chanteur me touche lui-même, qu’un chant expressif et tendre me peigne ce qu’il souffre, et qu’il ne remette pas le soin de me toucher pour lui à l’orchestre, qui n’est là que par grâce et par accident. Si vis me fiere.... Si l’orchestre s’unit au chanteur pour m’attendtir, fort bien: ce sont deux manières d’exprimer pour une. Mais la première et la plus essentielle est celle du chanteur.

 

Je ne pousse pas plus avant cette comparaison des deux scènes de Lully et de Gluck: il ne peut être question de la supériorité de l’un des artistes sur l’autre, mais d’un double idéal, de deux arts différents et également parfaits. Les mélodies de Gluck sont parfois médiocres, et la beauté de son art est surtout morale: une grande âme y est empreinte. La noblesse de Lully est surtout plastique; elle tient à la suavité des lignes, d’ailleurs peu variées: quelques traits, un profil, mais exquis, et une atmosphère sereine, pâle, transparente. La scène pastorale d’Atys, et surtout celle d’Isis,—la nymphe plaintive, qui, changée en roseaux, gémit harmonieusement,—montrent, avec plus de pureté encore, cet idéal hellénique.

 

Il est enfin, dans chaque opéra de Lully, toute une partie qui forme un véritable ballet de cour: c’est le Prologue. Ce n’est pas le moins intéressant de l’œuvre, et Lully y met tous ses soins. Le Prologue est une petite pièce à part de la grande: c’est, par exemple, dans Proserpine, la Paix enchaînée et opprimée par la Discorde, qu’à la fin la Victoire vient délivrer. Il a souvent une petite intrigue, très froide assurément, puisqu’elle est toujours allégorique et adulatrice, mais qui prête à de belles combinaisons d’airs de cour et de danses. On sait le charme du prologue de Thésée, qui se passe dans les jardins et devant la façade du palais de Versailles,—ou du prologue d’Amadis, qui est une sorte de réveil de la Belle au bois dormant, au milieu de sa cour. Avec leur allégresse patriotique et leurs allusions aux événements récents de l’histoire militaire—ou galante—du grand Roi[312], les Prologues de Lully ont un air de fêtes nationales de la vieille France; et ils sont le dernier refuge du ballet de cour. On y retrouve, le Lully des comédies-ballets: ce sont des collections de petits airs galants, de duos, de trios, de chœurs de concerts, entremêlés de danses, souvent chantées, ou dansées et chantées alternativement. Il s’y ajoute enfin de petites symphonies, des marches et des cortèges.

V

LES SYMPHONIES DE LULLY

Les symphonies de Lully nous semblent aujourd’hui la partie la moins intéressante de son œuvre. Ses ouvertures paraissent massives et compassées. M. Lionel de la Laurencie note que leurs thèmes, tous d’une architecture à peu près identique, «constituent en musique l’équivalent des termes généraux du langage».—Les danses ne témoignent pas non plus d’une grande variété; à quelques exceptions près, elles n’ont ni la curiosité de rythmes de l’époque précédente, ni la grâce et l’invention harmonique et mélodique de l’époque suivante.

Et pourtant, ces symphonies diverses ont beaucoup contribué au succès des opéras de Lully; on peut même dire que, de tout son œuvre, rien n’a été plus apprécié en Europe et n’a en plus d’influence sur l’évolution musicale. Elles n’ont trouvé de détracteurs, du vivant de Lully, que parmi les Italiens, qui ne les connaissaient, comme nous, que par la lecture, et les trouvaient, comme nous, «insipides et monotones». Serait-ce donc que nous aurions perdu le secret de cette musique avec celui de son exécution? C’est ce que je voudrais examiner.

Pour les ouvertures, il est à remarquer d’abord qu’elles étaient faites expressément pour de grands théâtres. Elles ont un caractère monumental. Marpurg reconnaît qu’à l’Opéra de Dresde «les ouvertures passablement sèches de Lully font toujours meilleur effet, quand elles sont exécutées par tout l’orchestre, que les ouvertures beaucoup plus aimables et plus plaisantes d’autres compositeurs célèbres, qui paraissent au contraire incomparablement supérieures quand on les entend jouer dans un concert de musique de chambre[313]».

Ces ouvertures ont fondé le type de l’ouverture française. Il n’était pas plus de l’invention de Lully que le type de l’ouverture italienne n’a été créé, comme on l’a dit, par Alessandro Scarlatti[314]. De même que Scarlatti avait eu, en ceci, pour devancier Stefano Landi, dès 1632,—de même Lully avait pu prendre exemple sur Cavalli, sur Cambert et surtout sur Cesti[315]. Mais, comme Scarlatti, Lully a définitivement établi son type d’ouverture, et l’a rendu classique. Cette ouverture se compose d’un premier mouvement lent, massif et pompeux, aussi sonore que possible, puis d’un mouvement fugué, très clair et traité sans rigueur, après lequel vient souvent une troisième partie, assez courte, et reprenant d’ordinaire les phrases du commencement, en les élargissant, pour conclure avec plénitude. Ç’a été le modèle de Hændel. M. H. Parry a montré combien l’auteur du Messie a suivi de près l’exemple des ouvertures lullystes, et, en particulier, de celle de Thésée: c’est la même architecture, la même majesté, et parfois jusqu’aux mêmes progressions d’harmonies lourdes et puissantes.

Ces ouvertures, peu variées, se copiant souvent les unes les autres, mais bien taillées, et d’un dessin très net, ravissaient le public français du XVIIe siècle. «Les ouvertures de Lully, dit La Viéville, sont un genre de symphonie presque inconnu aux Italiens, et en quoi leurs meilleurs maîtres ne seraient auprès de lui que de bien petits garçons.».—«Grande marque de perfection», ajoute-t-il (et cette remarque est caractéristique), «elles se font sentir (c’est-à-dire écouter) sur toutes sortes d’instruments». Un amateur fit mieux encore: il écrivit des paroles sur le premier mouvement de l’ouverture de Bellérophon: «Quoique tous les airs que M. de Lully a faits dans cet opéra, pour les violons, soient admirables, écrit le Mercure Galant en mai 1679, celui-là est particulièrement estimé. Comme apparemment vous l’aurez retenu pour le chanter, je vous envoie des vers qui ont été faits sur cet air par une personne de qualité:

Soupirez, mais sans espérer,
Mon cœur, c’est à présent assez de l’adorer...»

Et, de fait, la musique se prête assez bien à cette adaptation.

Il faut noter ce mot: «Vous avez sans doute retenu l’air de cette ouverture pour la chanter». Il nous fait comprendre ce qu’on entendait alors par musique instrumentale. Un des secrets du succès des premiers morceaux d’ouvertures de Lully, c’est qu’ils étaient mélodiques et bâtis sur d’assez beaux chants que l’on retenait aisément.

Ces ouvertures continuèrent de passionner en France, au XVIIIe siècle. On se souvient du passage de la lettre burlesque que J.-J. Rousseau prête à un «symphoniste de l’Académie royale de musique», écrivant «à ses camarades de l’orchestre»:

Enfin, mes chers camarades, nous triomphons: les bouffons sont renvoyés. Nous allons briller de nouveau dans les symphonies de M. Lulli... Qu’étaient devenus ces jours fortunés où l’on se pâmait à cette célèbre ouverture d’Isis, et où le bruit de notre premier coup d’archet s’élevait jusqu’au ciel, avec les acclamations du parterre?

Cette forme instrumentale eut une diffusion extraordinaire à l’étranger. J.-J. Rousseau écrit dans son Dictionnaire, à l’article: Ouverture, que les ouvertures de Lully servaient souvent d’introductions aux opéras romains et napolitains joués en Italie. Après quoi on les gravait, sans nommer l’auteur, en tête des partitions de ces opéras italiens.—Ce fut surtout en Allemagne que l’ouverture lullyste trouva un champ favorable à son développement. Elle y fut introduite par les élèves personnels de Lully: Cousser, G. Muffat, Joh. Fischer. Elle se maintint avec éclat dans la Suite d’orchestre, avec des maîtres tels que J.-Ph. Krieger, Telemann, J.-Seb. Bach, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, tandis que dans son pays d’origine, en France, elle avait été depuis longtemps déjà battue en brèche par la forme des concertos de Corelli.

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Il y avait d’autres symphonies, au cours des opéras de Lully; et de celles-là, nous ne parlons jamais, quoiqu’elles soient, en réalité, une des parties les plus pures, les plus parfaitement belles de son œuvre. Ce sont des sortes de grands paysages poétiques,—des paysages intérieurs,—la peinture de l’atmosphère morale, qui enveloppe une scène. Ces symphonies faisaient corps avec la pièce, et «y jouaient un rôle», comme dit l’abbé Du Bos, qui cite, comme exemples, la symphonie d’Atys et celle du cinquième acte de Roland, «qu’on appelle Logistille».—«Elles donnent l’idée, dit-il, de celles dont Cicéron et Quintilien disent que les Pythagoriciens se servaient pour apaiser, avant que de mettre la tête sur le chevet, les idées tumultueuses de la journée[316].»—Ce n’est pas de la musique descriptive, mais de la musique qui suggère des états d’âme précis. Et Du Bos, dans une curieuse page, qui fait honneur à la critique musicale de son temps, analyse, de ce point de vue, la symphonie Logistille. Du Bos, qui a pour principe: «Ut pictura musica», ou encore: «La musique est une imitation[317]»,—en prenant le mot dans le sens très large d’«imitation morale»,—entreprend de démontrer que la Logistille de Roland«est entièrement dans la vérité de l’imitation»:

Ce n’est point le silence, dit-il, qui calme le mieux une imagination trop agitée[318]. L’expérience et le raisonnement nous enseignent qu’il est des bruits beaucoup plus propres à le faire que le silence même. Ces bruits sont ceux qui, comme celui de Logistille, continuent longtemps dans un mouvement presque toujours égal, et sans que les sons suivants soient beaucoup plus aigus ou plus graves, beaucoup plus lents ou plus vites que les sons qui les précèdent, de manière que la progression du chant se fasse le plus souvent par les intervalles moindres. Il semble que ces bruits qui ne s’accélèrent ou ne se retardent, quant à l’intonation et quant au mouvement, que suivant une proportion lente et uniforme, soient plus propres à faire reprendre aux esprits ce cours égal dans lequel consiste la tranquillité, qu’un silence qui les laisserait suivre le cours forcé et tumultueux dans lequel ils auraient été mis[319].

D’autres symphonies encore ont un caractère plus descriptif: elles veulent représenter, par exemple, le mugissement de la terre, ou le sifflement des airs, quand Apollon inspire la Pythie, dans Bellérophon, ou dans Proserpine[320]. Mais même ici, le musicien ne prétend pas reproduire ces bruits. «Ce sont au reste des bruits qu’on n’a jamais entendus.» Le modèle manquerait, si on voulait l’imiter. Aussi, Lully cherche-t-il simplement, comme dit Du Bos, à «produire, par le chant, l’harmonie et le rythme, un effet approchant de l’idée que nous avons». Il s’agit de suggérer les spectacles, et non de les reproduire.—L’important, c’est que, dans tous les cas, ces morceaux symphoniques ne sont pas de la musique pure, et ne doivent pas être pris comme tels, sous peine d’être mal compris. Du Bos prétend qu’«ils plairaient médiocrement comme sonates Ou morceaux détachés». Leur valeur est dans «leur rapport avec l’action»[321].

Il en était de même des Marches, qui, bien qu’elles nous semblent devoir être considérées comme des œuvres de musique pure, se rattachaient pourtant étroitement à l’action, à la fois parce qu’elles correspondaient à un spectacle donné, à des évolutions et à des mouvements précis, et parce qu’elles avaient, non seulement la prétention, mais réellement le pouvoir de communiquer au public l’enthousiasme guerrier des héros mis en scène. Rien n’a agi plus puissamment sur le public de Lully que ses marches et ses symphonies guerrières.

Les Italiens nous cèdent pour les marches et les symphonies guerrières, dit La Viéville. Celles qu’ils font, sont moins animées d’un certain feu noble et martial, que fougueuses et furieuses.

Ainsi, il ne nie point la furia italienne; il reconnaît même la supériorité des symphonies italiennes de tempête et de fureur; et l’apologiste de Lully se trouve ici d’accord avec le détracteur de Lully, l’abbé Raguenet, qui écrit que «les symphonies italiennes remuent avec tant de force les sens, l’imagination et l’âme, que les joueurs de violon qui les exécutent ne peuvent s’empêcher d’être transportés et d’en prendre la fureur; ils tourmentent leur violon et leur corps, et ils s’agitent comme des possédés». Mais, pour la plupart des Français,—et leur goût faisait loi dans presque toute l’Europe,—c’était là un défaut, et non une qualité. Cette furie désordonnée n’avait rien à voir avec la force véritable, faite de raison, de volonté et de puissante santé. Cette force vraiment «noble et martiale», comme dit La Viéville, semblait aux contemporains de Louis XIV se dégager des marches de Lully et de ses symphonies guerrières. Elles avaient une renommée européenne. «Quand le prince d’Orange voulut une marche pour ses troupes, il eut recours à Lully, qui la lui envoya.» Ainsi,—le fait est curieux,—les armées qui marchaient contre la France marchaient, comme les armées de France, au son des marches de Lully. Encore au XVIIIe siècle, l’abbé Du Bos, qui écrit au temps de Rameau, dit que «les bruits de guerre de Thésée[322] eussent produit des effets fabuleux sur les anciens..... Nous-mêmes, ajoute-t-il, ne sentons-nous pas que ces symphonies nous agitent... et agissent sur nous à peu près comme les vers de Corneille?...»

Voilà donc tout un côté héroïque du génie de Lully, qui a échappé aux ennemis de l’opéra, tels que Boileau, s’obstinant à lui refuser «les expressions vraiment sublimes et courageuses». Tout au contraire, la vigueur martiale de cette musique a été un des éléments de sa popularité.

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Restent les danses, qui sont peut-être de tout l’œuvre de Lully ce qui nous échappe le plus: car nous les confondons dans la masse des danses anciennes, tandis que les contemporains y voyaient une révolution dans la danse; et surtout, nous y voyons de la musique pure, alors que Lully écrivait presque toujours de la pantomime dramatique.

Il est à noter que Lully, jusqu’à la fin de sa vie, resta essentiellement, dans l’opinion publique, ce qu’il avait été à ses débuts: un compositeur de ballets. Jusqu’à la fin, ses ballets furent dansés à la cour, et même, contre l’opinion ordinaire, qui veut que le Roi ait cessé de danser en public après Britannicus, jusqu’à la fin, ils furent dansés par le Roi. Dans l’Eglogue de Versailles, donnée à Versailles en 1685, le Roi, âgé de quarante-six ans, dansa; et que dansa-t-il? Une Nymphe.

Ce n’était pas seulement le grand public, c’étaient les connaisseurs les plus éclairés, comme Muffat, Du Bos, etc., qui regardaient les danses de Lully comme son invention la plus originale. Georges Muffat nous a laissé de minutieux renseignements sur l’exécution de ces danses, dans la deuxième partie de son Florilegium, paru en 1698[323]: «La façon d’exécuter les airs de danses pour l’orchestre à cordes, dans le style du génial Lully, a recueilli les applaudissements et l’admiration du monde entier; et, en vérité, elle est d’une si merveilleuse invention que c’est à peine si on peut imaginer rien de plus charmant, de plus élégant et de plus parfait». Et il les décrit comme un ravissement pour l’oreille, les yeux et l’esprit. Il étudie longuement le jeu de l’orchestre lullyste, notant sa belle et vigoureuse attaque, la pureté du son, l’admirable unité de l’ensemble, la précision rigoureuse du rythme, la grâce des ornements, dont il donne la clef, et dont l’exactitude d’exécution ne lui semble pas moins indispensable pour la musique de Lully, qu’elle ne le semblera plus tard à Couperin pour sa propre musique: car, dit Muffat, «les ornements véritablement lullystes dérivent de la plus pure source du chant». En résumé, tout y est réuni: légèreté, rapidité, vigueur, variété des rythmes, souplesse incomparable: une vie, une grâce, une tendresse exquise,—l’absolue perfection.

Muffat ne nous parle que de l’exécution instrumentale; il ne nous dit rien de l’esprit de ces danses et de la révolution qu’y opéra Lully. Du Bos nous vient ici en aide.

Lully anima les danses: ce fut le début de sa réforme[324]. Les témoignages s’accordent sur ce point. Ils nous parlent des «airs de vitesse», qu’il introduisit à la place des mouvements lents. Le fait a pu être discuté; et je crois qu’il faut bien le comprendre. Il n’est pas question de prêter à Lully l’invention de formes musicales nouvelles: les airs vifs existaient dès le XVIe siècle et n’ont jamais cessé d’exister. Mais Lully a réagi contre la tendance, qui régnait de son temps, à exécuter les danses trop lentement, du moins pour le théâtre. Il n’a créé ni le menuet, ni la gavotte, ni la bourrée, ces danses d’origine française, arrivées à la perfection avant lui; mais il en a sans doute réchauffé le mouvement: il les dirigeait vite. Il avait d’ailleurs une prédilection pour des formes de danses vives et saccadées, comme la gigue, le canari, la forlane. Les gens de son temps disaient «qu’il faisait de la danse un baladinage». Il ne faut jamais oublier, si l’on veut comprendre la musique de Lully, que Lully communiquait à l’exécution sa vivacité d’Italien.—Pour ces mouvements plus rapides, il fallait des figures de danse nouvelles. «Lully, dit Du Bos, fut forcé de composer lui-même les entrées qu’il voulait faire danser sur ses airs. Ainsi, les pas et les figures de l’entrée de la chaconne de Cadmus, parce que Beauchamps, le maître de ballets ordinaire, n’entrait point à son gré dans le caractère de cet air de violon.»

Mais ce n’était encore rien que d’avoir fait en sorte que les danses n’alourdissent pas trop l’action, qu’elles pussent s’y intercaler sans trop la ralentir. Lully voulut peu à peu les faire participer a l’action.—«Le succès des airs de vitesse, dit Du Bos, l’amena à composer des airs vites et caractérisés, c’est-à-dire dont le chant et le rythme imitent le goût d’une musique particulière, qu’on imagine avoir été propre à certains personnages, en certaines circonstances.»—C’était donc un essai de couleur locale, une teinte dramatique précise, que Lully s’efforçait de donner à ses danses. Ainsi, suivant Du Bos, les airs de violon sur lesquels danse l’Enfer, au quatrième acte d’Alceste. «Ces airs respirent un contentement tranquille et sérieux, et, comme Lully la disait lui-même, une joie voilée.» Cette belle expression, qui conviendrait aussi aux airs des Champs-Élysées de Gluck, s’applique parfaitement à la scène de Lully: sauf le rythme, un peu saccadé et anguleux, qui est un des traits caractéristiques,—on pourrait dire: physionomiques,—de Lully, cette scène a beaucoup de rapports avec les scènes de Gluck sur le même sujet: le sentiment musical est à peu près analogue.—Les airs «caractérisés» n’expriment pas simplement la joie et la douleur, comme les autres airs; ils les expriment, dit Du Bos, «dans un goût particulier et conforme à ce caractère que j’appellerais volontiers un caractère personnel». Entendez par là qu’ils ne se contentent pas d’une vérité d’expression générale, mais qu’ils servent à la psychologie précise d’un caractère ou d’une situation dramatique. Là encore, Lully fut obligé de composer lui-même les pas et les figures pour ces airs «d’un caractère marqué». «Six mois avant de mourir, il fit lui-même le ballet de l’air sur lequel il voulait faire danser les Cyclopes de la suite de Polyphème[325]

Enfin, poursuivant cette transformation du ballet en drame, il en arriva des «airs dansés d’une façon caractéristique» aux ballets non dansés, si l’on peut dire,—aux pantomimes, «ces ballets presque sans pas de danse, écrit Du Bos, mais composés de gestes, de démonstrations, en un mot, d’un jeu muet». Ainsi, les ballets funèbres de Psyché, ou ceux du second acte de Thésée, «où le poète introduit des vieillards qui dansent». Ainsi, encore, le ballet du quatrième acte d’Atys, et la première scène du quatrième acte d’Isis, «où Quinault fait venir sur le théâtre les habitants des régions hyperborées». Ces «demi-chœurs», comme les appelle Du Bos, «ces chœurs, à la façon antique, et qui ne parlent pas, étaient exécutés par des danseurs qui obéissaient à Lully, et qui osaient aussi peu faire un pas de danse, lorsqu’il le leur avait défendu, que manquer à faire le geste qu’ils devaient faire, et à le faire dans le temps prescrit». Leurs évolutions ne faisaient pas tant penser aux ballets modernes qu’à la tragédie antique. «Il était facile, en voyant exécuter ces danses, de comprendre comment la mesure pouvait régler le geste sur les théâtres des anciens. L’homme de génie qu’était Lully avait conçu par la seule force de son imagination (car il est peu probable qu’il ait rien connu des représentations antiques) que le spectacle pouvait tirer du pathétique, même de l’action muette des chœurs,»—Naturellement, les maîtres de ballet du temps, pas plus que les danseurs célèbres, ne comprirent rien à ce que Lully voulait; et il lui fallut des hommes nouveaux. Il se servit particulièrement du maître de danse d’Olivet, qui organisa avec lui les ballets funèbres d’Alceste, de Psyché, les danses de Thésée, les Songes funestes d’Atys, et les Frileux d’Isis. «Ce dernier, ballet était composé uniquement des gestes et des démonstrations de gens que le froid saisit. Il n’y entrait pas un seul pas de notre danse ordinaire.» Les danseurs auxquels Lully et d’Olivet avaient recours étaient tous de jeunes gens, choisis encore novices, avant d’avoir été déformés par les habitudes du métier.

VI

GRANDEUR ET POPULARITÉ DE
L’ART DE LULLY

Il y avait donc bien des éléments divers dans l’opéra de Lully: comédie-ballet, airs de cour, vaudevilles, drame-récitatif, pantomimes, danses, symphonies: tout l’ancien et le nouveau mis ensemble. On dirait que l’œuvre est hétérogène, si l’on ne pensait qu’aux éléments dont elle est formée, et non à l’esprit qui la gouverne. Mais, par l’étonnante unité de cet esprit, elle est un bloc, une maçonnerie puissante, où tous ces matériaux de toute sorte sont noyés dans le mortier et font partie intégrante du monument unique. Et c’est l’ensemble du monument qu’il faut surtout admirer chez Lully. Si Lully est grand et mérite de garder sa haute place parmi les maîtres de l’art, c’est encore moins comme musicien-poète que comme architecte musical: ses opéras sont bien et solidement construits. Assurément, ils n’ont pas cette unité organique qui est le propre des drames wagnériens et des opéras de notre époque, tous plus ou moins issus de la symphonie, et où l’on sent, du commencement à la fin, les thèmes grandir et se ramifier, comme un arbre. Au lieu de cette unité vivante, c’est une unité morte, une unité de logique, d’équilibre entre les parties, de belles proportions: c’est de la construction à la romaine; «cela se tient». Que l’on pense aux constructions informes de Cavalli, de Cesti, et de tout l’opéra vénitien: cet amas d’airs empilés au hasard dans chaque acte, comme dans un tiroir où l’on chercherait à faire tenir le plus d’objets possible, les uns par-dessus les autres! On comprend que Saint-Evremond, qui n’est pas très indulgent pour l’opéra de Lully, ajoute, malgré tout: «Je ne ferai pas le déshonneur à Baptiste de comparer les opéras de Venise aux siens».—Et pourtant, il y a plus de génie musical dans un bel air de Cavalli que dans Lully tout entier; mais le génie de Cavalli se gaspille. Lully a la grande qualité de notre siècle classique: il sait «ordonner»; il a le sens de l’ordre et de la composition[326].

Ses œuvres se présentent comme des monuments aux grandes lignes nobles et nettes. Elles sont précédées d’un majestueux péristyle et d’un portique pompeux, aux colonnes robustes et froides: l’ouverture massive, et le Prologue allégorique, où se groupent et s’étalent toutes les ressources de l’orchestre, des voix et des danses. Parfois, une nouvelle ouverture donne accès du péristyle dans le temple même. A l’intérieur de l’opéra, un équilibre intelligent règne entre les divers éléments d’effet théâtral, entre le «spectacle», d’une part,—et j’entends par là le ballet, les airs de concert, le divertissement,—et le drame, d’autre part. A mesure que Lully devient plus maître de son œuvre, il tâche non seulement d’harmoniser ces éléments divers, mais de les unir, d’établir entre eux une certaine parenté. Il réussit, par exemple, dans le quatrième acte de Roland, à faire sortir l’émotion dramatique du divertissement pastoral. Il y a là une noce de village: hautbois, chœurs, entrée de pâtres et de pastourelles, duos de concert, danses rustiques; et, tout naturellement, en présence de Roland, les pâtres, causant entre eux, racontent l’histoire d’Angélique que vient d’enlever Médor. Le contraste de ces chants paisibles avec les fureurs de Roland, en écoutant ce récit, est d’un grand effet scénique, souvent exploité depuis.—De plus, Lully s’efforce habilement d’établir une progression dans les effets musicaux et dramatiques, d’un bout à l’autre de l’œuvre. Il se souvient sans doute de la critique adressée à Atys, «dont le premier acte était trop beau»; et il écrit, au terme de sa carrière, Armide, cette «pièce souverainement belle, dit La Viéville, où la beauté croit d’acte en acte. C’est la Rodogune de Lully... Je ne sais ce que l’esprit humain pourrait imaginer de supérieur au cinquième acte.»—En général, Lully cherche à donner à ses œuvres une conclusion aussi sonore et aussi solennelle que possible—chœurs, danses, apothéose;—mais il ne craint pas, à l’occasion, de terminer par un solo dramatique (comme celui du cinquième acte d’Armide ou du quatrième acte de Roland), quand la puissance de la situation et du caractère est assez forte pour tout emporter[327].

Toutes ses œuvres sont éminemment théâtrales,—sinon toujours dramatiques. Lully avait l’instinct de l’effet au théâtre, et on l’a vu, à propos de ses symphonies et de ses ouvertures mêmes, dont la principale beauté, comme disent Du Bos et Marpurg, est «à leur place». Transportées ailleurs, elles perdraient une partie de leur signification. J’ajouterai que leur beauté est dans une exactitude minutieuse, dans une soumission littérale aux ordres du compositeur. Cette musique est si bien faite en vue d’un effet précis qu’elle risque de perdre sa force, quand elle est privée de la direction du compositeur, qui seul sait exactement l’effet qu’il veut produire. On peut appliquer à l’art de Lully ce que Gluck disait de sa propre musique:

La présence du compositeur lui est, pour ainsi dire, aussi nécessaire que le soleil l’est aux ouvrages de la nature: il en est l’âme et la vie; sans lui, tout reste dans la confusion et le chaos...

Aussi est-il certain que le sens de cet art s’est perdu en grande partie. Il s’est perdu aussitôt après la mort de Lully, bien que ses opéras aient continué d’être joués pendant près d’un siècle. Les plus intelligents, convenaient qu’on ne savait plus exécuter sa musique depuis qu’il n’était plus là. L’abbé Du Bos écrit:

Ceux qui ont vu représenter les opéras de Lully, quand il vivait encore, disent qu’ils y trouvaient une expression qu’ils n’y trouvent plus aujourd’hui. Nous y reconnaissons bien les chants de Lully, mais nous n’y retrouvons plus l’esprit qui animait ces chants. Les récits nous paraissent sans âme, et les airs de ballet nous laissent presque tranquilles. La représentation de ces opéras dure aujourd’hui plus longtemps que lorsqu’il les faisait exécuter lui-même, quoiqu’à présent elle devrait durer moins de temps, parce qu’on n’y répète plus bien des airs de violon que Lully faisait jouer deux fois. On n’observe plus le rythme de Lully, que les acteurs altèrent, ou par insuffisance, ou par présomption[328].

Rousseau confirme cette opinion quand il dit, dans sa Lettre sur la musique française, que «le récitatif de Lully était rendu par les acteurs du XVIIe siècle tout autrement qu’on ne faisait maintenant: il était plus vif et moins traînant; on le chantait moins et on le déclamait davantage». Et, comme Du Bos, il note que la durée de ces opéras était devenue beaucoup plus grande que du temps de Lully, «selon le rapport unanime de tous ceux qui les ont vus anciennement: aussi, toutes les fois qu’on les redonne, est-on obligé d’y faire des retranchements considérables».

Il ne faut jamais oublier ce fait qu’il y eut un alourdissement de l’exécution musicale entre la mort de Lully et l’avènement de Gluck: cela faussa le caractère de la musique de Lully, et ce fut aussi une des causes—non la moindre—de l’échec relatif de Rameau.

Quelle était, en effet, la véritable exécution lullyste?—Nous savons, par ses contemporains, que «Lully donnait au chanteur une manière de réciter, vive sans être bizarre,... le parler naturel[329]»,—que son orchestre jouait avec une mesure inflexible, avec une justesse rigoureuse, avec une égalité parfaite, avec une délicatesse raffinée[330],—que les danses étaient si vives, qu’elles étaient traitées de «baladinage».—Mesure, justesse, vivacité, finesse: telles sont les caractéristiques que s’accordent à noter les connaisseurs de la fin du XVIIe siècle dans le jeu de l’orchestre et des artistes de l’Opéra.

Et voici que Rousseau, dans la seconde partie de sa Nouvelle Héloïse, traite ces mêmes représentations d’opéras de Lully:—pour le chant, de mugissements bruyants et discordants,—pour l’orchestre, de charivari sans fin, de ronron traînant et perpétuel, sans chant ni mesure, et d’une fausseté criante[331],—enfin, pour les danses, de spectacles interminables et solennels[332].—Ainsi, manque de mesure, manque de justesse, manque de vivacité, et manque de finesse: c’est-à-dire le contraire absolu de ce que Lully avait réalisé.

Je crois donc pouvoir conclure que, lorsqu’on juge Lully aujourd’hui, on commet la grave erreur de le juger d’après la fausse tradition du XVIIIe siècle, qui en avait pris le contrepied: on le rend responsable de la lourdeur et de la grossièreté des interprètes formés—ou déformés—par ses successeurs.

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En dépit de ce contre-sens (ou, qui sait? peut-être bien à cause de ce contre-sens: car la gloire, souvent, repose sur un malentendu), la renommée de Lully fut immense. Elle s’étendit dans tous les pays, et—chose à peu près peu près unique dans l’histoire de notre musique—elle pénétra toutes les classes de la société.

Les musiciens étrangers venaient se mettre à l’école de Lully. «Ses opéras, dit La Viéville, ont attiré à Paris des admirateurs italiens qui s’y sont installés. Théobalde (Teobaldo di Gatti), qui joue à l’orchestre de l’Opéra de la basse de violon à cinq cordes, et qui a fait Scilla, opéra estimé pour ses belles symphonies, en est un.»—Jean-Sigismond Cousser, qui fut l’ami et le conseiller de Réinhard Keiser, le génial créateur de l’opéra allemand de Hambourg, vint passer, six ans à Paris, à l’école de Lully, et, de retour en Allemagne, y transporta la tradition lullyste dans la direction de l’orchestre et la composition instrumentale[333]. Georges Muffat resta également six ans à Paris; et ce maître admirable subit si fortement l’empreinte de Lully, que ses compatriotes lui en faisaient un blâme[334]. Joh. Fischer fut copiste de musique aux ordres de Lully. Le grave et émouvant Erlebach connut-il aussi personnellement Lully, comme on l’a supposé? En tout cas, il fut au courant de son style, et écrivit des ouvertures «à la manière française». Eitner a voulu montrer l’influence de Lully sur Hændel, et même sur J.-S. Bach[335]. Quant à Keiser, nul doute que Lully n’ait été un de ses modèles.—En Angleterre, les Stuarts firent tout pour acclimater l’opéra français. Charles II essaya vainement de faire venir Lully à Londres; et il envoya à Paris, pour se former sous sa direction, Pelham Humphry, un des deux ou trois musiciens anglais du XVIIe siècle qui eurent du génie. Humphry mourut trop jeune, il est vrai, pour donner toute sa mesure; mais il fut un des maîtres de Purcell, qui bénéficia ainsi, indirectement, de l’enseignement lullyste.—En Hollande, la correspondance de Christian Huygens montre l’attrait qu’exerçait l’opéra de Lully; et l’on a vu que le prince d’Orange s’adressait à Lully quand il voulait une marche pour ses troupes. «En Hollande et en Angleterre, dit La Viéville, tout est plein de chanteurs français.»

En France, l’influence de Lully sur les compositeurs ne se limita pas au théâtre; elle s’exerça sur tous les genres de musique. Le livre de clavecin de D’Anglebert, en 1689, contient des transcriptions des opéras de Lully[336]; et le triomphe de l’opéra contribua sans doute à tourner la musique de clavecin vers la peinture des caractères. Le style d’orgue ne fut pas moins transformé.

En dehors des musiciens, ce fut une fascination sur les amateurs, sur la cour. Quand on feuillette les lettres de Mme de Sévigné, on est surpris, non seulement des termes d’admiration que prodigue, à propos de Lully, l’exubérante marquise, mais—ce qui est plus frappant—des citations qu’elle fait de passages d’opéras. On sent qu’elle en avait la mémoire meublée; cependant, elle n’était pas très musicienne; elle représentait la moyenne des dilettantes: si donc, à tout instant, des phrases d’opéras de Lully chantaient dans sa tête, c’est qu’à tout instant les gens du monde les chantaient autour d’elle.

Et en effet, Arnauld, scandalisé par les vers luxurieux de Quinault, écrit: «Ce qu’il y a de pis, c’est que le poison de ces chansons lascives ne se termine pas au lieu où se jouent ces pièces, mais se répand par toute la France, où une infinité de gens s’appliquent à les apprendre par cœur, et se font un plaisir de les chanter partout où ils se trouvent[337]».

Je ne parlerai pas de la comédie bien connue de Saint-Évremond: les Opera, qui nous représente «Mlle Crisotine, jeune fille devenue folle par la lecture des Opéra», et «M. Tirsolet, jeune homme de Lyon, devenu fou par les Opera comme elle».—«Je revins de Paris, dit M. Guillaut, environ quatre mois après la première représentation de l’Opéra. Les femmes et les jeunes gens savent les Opera par cœur, et il n’y a presque pas une maison où l’on n’en chante des scènes entières. On ne parlait d’autre chose que de Cadmus, d’Alceste, de Thésée, d’Atys. On demandait souvent un Roi de Scyros, dont j’étais bien ennuyé. Il y avait aussi un Lycas peu discret, qui m’importunait souvent. Atys est trop heureux, et les bienheureux Phrygiens me mettaient au désespoir.»

La comédie de Saint-Évremond vient, il est vrai, après les premiers opéras de Lully, dans le premier engouement. Mais cet engouement se maintint:

Le Français, pour lui seul contraignant sa nature,
N’a que pour l’opéra de passion qui dure,

écrivait La Fontaine à De Nyert, vers 1677[338].

Et l’on continua à chanter dans le monde les airs de Lully:

Et quiconque n’en chante, ou bien plutôt n’en gronde
Quelque récitatif, n’a pas l’air du beau monde.

En 1688, La Bruyère, faisant le portrait d’un homme à la mode, dit encore:

«Qui saura comme lui chanter à table tout un dialogue de l’opéra, et les fureurs de Roland dans une ruelle?»

Il n’y a rien de surprenant, sans doute, à ce que les gens à la mode se soient engoués de Lully. Mais ce qui est beaucoup plus remarquable, c’est que le grand public et le peuple se soient passionnés pour cette musique encore plus que les snobs. La Viéville note les transports du public populaire de l’Opéra pour les œuvres de Lully; et il s’étonne de la justesse de son goût.—Le peuple a un sens infaillible, assure-t-il, pour admirer ce qui est réellement le plus beau dans Lully.

J’ai vu plusieurs fois à Paris, quand le duo de Persée (au quatrième acte) était bien exécuté, tout le peuple, attentif, être un quart d’heure sans souffler, les yeux fixés sur Phinée et sur Mérope, et, le duo achevé, s’entremarquer l’un à l’autre par un penchement de tête le plaisir qu’il leur avait fait...[339].

Le charme n’était pas rompu, au sortir de l’Opéra. Lully était chanté dans les plus humbles maisons,—jusque dans les cuisines, dont il était sorti. «L’air d’Amadis: Amour, que veux-tu de moi? était chanté, dit La Viéville, par toutes les cuisinières de France.»

Ses chants étaient si naturels et si insinuants, écrit Titon du Tillet, que pour peu qu’une personne eût du goût pour la musique et l’oreille juste, elle les retenait facilement à la quatrième ou cinquième fois qu’elle les entendait; aussi les personnes de distinction et le peuple chantaient la plupart de ses airs d’opéra. On dit que Lully était charmé de les entendre chanter sur le Pont-Neuf et aux coins des rues, avec des paroles différentes de celles de l’Opéra; et comme il était d’une humeur très plaisante, il faisait arrêter quelquefois son carrosse, et appelait le chanteur et le joueur de violon pour leur donner le mouvement juste de l’air qu’ils exécutaient.

On chantait ses airs dans les rues, on les «sonnait» sur les instruments, on chantait jusqu’à ses ouvertures, auxquelles on adaptait des paroles; beaucoup de ses airs devinrent vaudevilles. Beaucoup de ses airs, d’ailleurs, avaient été vaudevilles. Sa musique venait, en partie, du peuple, et elle y retournait.

D’une façon générale, on peut dire qu’elle avait plusieurs sources; elle était la réunion de plusieurs rivières de musique, sorties de régions très diverses; et ainsi, elle se trouva être la langue de tous. C’est un rapport de plus entre l’art de Lully et celui de Gluck, formé de tant d’affluents. Mais chez Gluck, ces affluents sont de toutes les races: Allemagne, Italie, France, voire Angleterre; et, grâce à cette formation cosmopolite, il fut un musicien vraiment européen. Les éléments constitutifs de la musique de Lully sont presque entièrement français,—français de toutes les classes: vaudevilles, airs de cour, comédies-ballets, déclamation tragique, etc. Il n’a d’Italien véritablement que le caractère. Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de musiciens aussi français; et il est le seul en France qui ait conservé sa popularité pendant tout un siècle. Il continua de régner sur l’Opéra après sa mort, comme il avait régné pendant sa vie[340]. De même que, de son vivant, il faisait échec à Charpentier[341],—après sa mort, il fit échec à Rameau; et il lutta jusqu’à Gluck, jusqu’après Gluck. Son règne a été celui de la vieille France et de l’esthétique de la vieille France; son règne a été celui de la tragédie française, d’où l’opéra était sorti, et qu’au XVIIIe siècle, l’opéra, à son tour, pétrit à sa ressemblance. Je comprends qu’on réagisse contre cet art, au nom d’un art français plus libre, qui existait avant, et qui aurait peut-être pu s’épanouir autrement[342]. Mais il ne faut pas dire, comme on a tendance à le faire aujourd’hui, que les défauts de l’art de Lully sont des défauts étrangers, italiens, qui ont gêné le développement de la musique française[343]. Ce sont des défauts français. Il n’y a pas qu’une France: il y en a toujours eu deux ou trois, et perpétuellement en lutte. Lully appartient à celle qui, avec les grands classiques, a élevé l’art majestueux et raisonnable que le monde entier connaît,—et qui l’a élevé aux dépens de l’art exubérant, déréglé, bourbeux, mais plein de génie de l’époque précédente. Condamner l’opéra de Lully, comme non français, serait s’exposer à proscrire aussi la tragédie de Racine, dont cet opéra est le reflet, et qui certes n’est pas plus que lui l’expression libre et populaire de la France. C’est la gloire de la France que son âme multiple ne se limite pas à un seul idéal; et l’essentiel n’est pas que cet idéal soit le nôtre, mais qu’il soit grand.

J’ai tâché de montrer dans ces Notes (vue rapide et forcément incomplète d’un très vaste sujet) que l’œuvre d’art réalisé par Lully n’est pas moins que la tragédie classique et les nobles jardins de Versailles un monument durable de la robuste époque qui fut l’été de notre race.

GLUCK

A PROPOS D’«ALCESTE».

Alceste ne réussit point, lors de sa première représentation à Paris, le 23 avril 1776. Un ami de Gluck, l’imprimeur Corancez, qui le chercha dans les coulisses afin de le consoler, nous fait ce curieux récit:

Je pensais à ces superbes paroles, en écoutant récemment, à l’Opéra-Comique[345], les acclamations enthousiastes qui leur donnaient raison, après la scène du temple, aux lignes monumentales, aux passions brûlantes et concentrées, coulée en bronze indestructible, ære perennius,—le chef-d’œuvre, à mon sens, non seulement de la tragédie musicale, mais de la tragédie même.

Encore l’effet d’une telle scène, qu’entoure une antique renommée, est-il moins saisissant pour nous, parce que plus prévu, que celui du second acte. Dans cet acte, plein de contrastes, où parmi les fêtes qui célèbrent la guérison d’Admète, Alceste cache ses larmes et sa terreur de la mort prochaine, il y a une variété, une abondance mélodique, une liberté de forme, un harmonieux mélange de récitatifs poignants, de courtes phrases chantées, d’ariettes délicates, d’airs tragiques, de danses et de chœurs, dont rien ne saurait dire la vie, la grâce et l’eurythmie. Après plus de cent ans, il paraît aussi nouveau qu’au premier jour.

Le troisième acte est le moins parfait. Malgré des trouvailles de génie, il a le défaut de répéter les situations du second, sans les renouveler tout à fait; et le rôle d’Hercule, qui d’ailleurs n’est peut-être pas de la main de Gluck[346], est médiocre.

Mais l’œuvre n’en garde pas moins, d’un bout à l’autre, une unité de style, une pureté d’art et d’âme, qui sont dignes des plus belles tragédies grecques, et évoquent le souvenir de l’incomparable Œdipe Roi. Encore aujourd’hui, parmi tant d’opéras fades ou pédantesques, encombrés de rhétorique bavarde, de lieux communs prétentieux, d’amplifications oratoires, de niaiseries sentimentales, qui ne sont pas moins insipides que les insupportables jeux d’esprit de l’opéra du XVIIIe siècle, antérieur à Gluck,—encore aujourd’hui, Alceste demeure le modèle du théâtre musical, tel qu’il devrait être,—tel qu’il n’a presque jamais été depuis, même chez les plus grands, même chez le plus grand: Wagner,—soyons franc: tel qu’il n’a presque jamais été chez Gluck lui-même.

Alceste est l’œuvre capitale de Gluck, celle où il a pris le plus nettement conscience de sa réforme dramatique, celle où il s’est le plus rigoureusement assujetti—plus rigoureusement même que dans Iphigénie en Tauride, une ou deux scènes exceptées,—à ses principes, que démentaient parfois sa nature et sa première éducation. Alceste est l’œuvre qu’il a écrite avec le plus de conscience, s’y défendant de tout emprunt à ses œuvres précédentes[347], par une exception presque unique à sa pratique courante dans ses autres opéras.—C’est l’œuvre qu’il a le plus retravaillée dans la suite: car, en réalité, il l’a écrite deux fois; et la seconde édition, l’édition française, moins pure à certains égards, plus dramatique à d’autres, est en tout cas presque absolument différente de la première[348].

Il convient donc de prendre cette «tragédie mise en musique[349]» pour type le plus parfait de la pensée de Gluck et de sa réforme dramatique; je voudrais en profiter pour examiner à son sujet ce mouvement, qui a renouvelé le théâtre musical tout entier. Je voudrais surtout montrer combien cette révolution répondait aux vœux de toute l’époque, combien elle était fatale: d’où la violence avec laquelle elle fit irruption contre tous les obstacles accumulés par la routine.

I

La révolution de Gluck—et c’est ce qui fit sa force—ne fut pas l’œuvre du seul génie de Gluck, mais de tout un siècle de pensée. Elle était préparée, annoncée, attendue depuis vingt ans par les Encyclopédistes.

On le sait mal en France. Les musiciens et les critiques en sont restés chez nous, pour la plupart, à la boutade de Berlioz sur les Encyclopédistes:

Il a fallu qu’un Allemand, M. Eugen Hirschberg, vînt nous rappeler récemment l’importance des «philosophes» dans l’histoire musicale[351].

Ils avaient l’amour de la musique, et plusieurs d’entre eux la connaissaient bien. Pour ne parler que de ceux qui prirent la part la plus active aux querelles musicales, Grimm, Rousseau, Diderot et d’Alembert, tous quatre pratiquaient la musique. Le moins instruit était Grimm, qui pourtant ne manquait pas de goût. Il écrivait de petites mélodies, il apprécia finement Grétry, il découvrit le talent de Cherubini et de Méhul, il fut même un des premiers à deviner le génie de Mozart, quand celui-ci n’avait que sept ans. Ce n’est point là si mal juger.

Rousseau est assez connu comme musicien. On sait qu’il composa un opéra, les Muses galantes; un opéra-comique, le trop fameux Devin du Village; un recueil de romances, les Consolations des Misères de ma Vie, et un «monodrame», Pygmalion, qui fut le premier essai d’un genre que Mozart admirait, et que Beethoven, Weber, Schumann, Bizet pratiquèrent: «l’opéra sans chanteurs», le mélodrame[352]. Sans attacher grande importance à ces ouvrages aimables et médiocres, qui montrent, non seulement, comme a dit Grétry, «l’artiste peu expérimenté, auquel le sentiment révèle les règles de l’art», mais l’homme qui n’a pas l’habitude de penser en musique, et le mélodiste indigent, il faut bien reconnaître que Rousseau fut un novateur en musique. Il faut aussi lui savoir gré de son Dictionnaire de Musique, qui, malgré d’énormes erreurs, abonde en idées originales et profondes. Enfin, comment ne pas tenir compte de l’opinion qu’avaient de lui Grétry et Gluck? Grétry avait une confiance singulière dans son jugement musical, et Gluck a écrit de lui, en 1773:

L’étude que j’ai faite des ouvrages de ce grand homme sur la musique, la lettre entre autres dans laquelle il fait l’analyse du monologue de l’Armide de Lully, prouvent la sublimité de ses connaissances et la sûreté de son goût, et m’ont pénétré d’admiration. Il m’en est demeuré la persuasion intime que, s’il avait voulu donner son application à l’exercice de cet art, il aurait pu réaliser les effets prodigieux que l’antiquité attribue à la musique[353].

Diderot ne composait pas, mais il avait des connaissances musicales précises. Le célèbre historien anglais de la musique, Burney, qui vint le voir à Paris, estimait hautement sa science[354]. Grétry lui demandait conseil, et récrivait, jusqu’à trois fois, pour le satisfaire, une mélodie de Zémire et Azor. Ses œuvres littéraires, ses préfaces, son admirable Neveu de Rameau, font preuve d’un goût passionné et d’une intelligence lumineuse de la musique. Il s’intéressait aux recherches d’acoustique musicale[355], et les charmants dialogues intitulés Leçons de Clavecin et Principes d’Harmonie, bien que signés du professeur Bemetzrieder, portent visiblement sa marque, et témoignent en tout cas de son instruction.

De tous les Encyclopédistes, D’Alembert fut le plus musicien. Il écrivit sur la musique de nombreux ouvrages[356], dont le principal, Éléments de Musique théorique et pratique suivant les Principes de M. Rameau (1752), fut traduit en allemand, dès 1757, par Marpurg, et mérita d’être admiré par Rameau lui-même[357], et, de notre temps, par Helmholtz. Non seulement il y donne plus de clarté et de relief aux pensées de Rameau, souvent confuses, mais il leur donne même parfois une profondeur qu’elles n’avaient pas. Nul n’était mieux fait pour comprendre Rameau, que plus tard il fut amené à combattre; il serait injuste de le considérer comme un «amateur», lui qui était l’ennemi des «amateurs», et le premier à railler ceux qui parlent de la musique sans la savoir, comme la plupart des Français:

Chez eux, la musique qu’ils appellent chantante n’est autre chose que la musique commune, dont ils ont eu cent fois les oreilles rebattues; pour eux, un mauvais air est celui qu’ils ne peuvent fredonner, et un mauvais opéra celui dont ils ne peuvent rien retenir.

On peut être certain que D’Alembert devait être particulièrement attentif aux nouveautés harmoniques de Rameau, lui qui, dans ses Réflexions sur la Théorie de la Musique, lues à l’Académie des Sciences, met la musique sur la voie de nouvelles découvertes harmoniques, et, se plaignant de la pauvreté des modes employés par la musique moderne, demande qu’elle s’enrichisse de modes plus nombreux.

Il faut rappeler ces faits, pour montrer que les Encyclopédistes ne se sont pas mêlés à la légère, comme on se plaît à le dire, aux guerres musicales de leur temps. Au reste, quand ils n’auraient pas eu une compétence spéciale en musique, le jugement sincère d’hommes aussi intelligents et aussi artistes serait toujours d’un grand poids; ou, si on l’écartait, quel jugement mériterait d’être écouté? Ce serait une plaisanterie, si la musique récusait l’opinion de tous ceux qui ne sont pas du métier. En ce cas, qu’elle s’enferme dans un cénacle, et qu’il n’en soit plus question! Un art ne vaut d’être honoré et aimé des hommes que s’il est vraiment humain, s’il parle pour tous les hommes, et non pour quelques pédants.

Ce fut la grandeur de l’art de Gluck qu’il fut essentiellement humain, et même populaire, au sens le plus élevé du mot, comme le réclamaient les Encyclopédistes, par opposition à l’art trop aristocratique—d’ailleurs génial—de Rameau.

On sait que Rameau, qui avait cinquante ans quand il parvint à faire jouer son premier opéra, Hippolyte et Aricie, en 1733, fut discuté pendant les dix premières années de sa carrière dramatique. Enfin il réussit à vaincre, et, vers 1749, à l’époque de Platée, qui semble avoir réuni tous les suffrages et désarmé ses ennemis même, il était regardé par tous comme le plus grand musicien dramatique de l’Europe. Mais il ne jouit pas longtemps de ce triomphe: car, trois ans plus tard, son autorité était déjà ébranlée; et jusqu’à sa mort, en 1764[358], son impopularité dans le monde de la critique ne fit que croître. C’est là un fait extraordinaire: car, s’il est malheureusement trop naturel que tout génie novateur soit contraint d’acheter le succès par des années, souvent par une vie entière de luttes, il est beaucoup plus surprenant qu’un génie vainqueur ne garde pas sa victoire, et,—sans qu’on puisse l’attribuer à une nouvelle évolution de sa pensée et de son style,—qu’il cesse d’être admiré presque aussitôt après l’avoir été. A quoi attribuer ce changement d’opinion chez les hommes les plus éclairés et les plus artistes de son temps?

Cette hostilité surprend d’autant plus que les Encyclopédistes avaient tous commencé par aimer l’opéra français; certains même, passionnément. Chose curieuse: celui d’entre eux qui l’avait le plus aimé, c’était peut-être Rousseau, qui, avec l’emportement habituel de son tempérament, le combattit le plus âprement ensuite[359]. Les représentations des petits chefs-d’œuvre de Pergolèse et de l’école napolitaine par les Bouffons italiens, en 1752, furent pour lui et pour ses amis un coup de foudre[360]. Diderot dit, en propres termes, que l’affranchissement de notre musique est dû aux «misérables bouffons». On peut être surpris qu’une si petite cause ait produit de si grands effets; et les purs musiciens auront peine à comprendre qu’une partitionnette comme la Sena padrona,—quarante pages de musique, cinq ou six airs à peine, un simple dialogue à deux personnages, un orchestre minuscule,—ait suffi à tenir en échec l’œuvre puissant de Rameau. Certes il est triste qu’un génie volontaire et réfléchi, comme Rameau, ait été supplanté en un jour par quelques intermezzi italiens, faciles et sans grandeur. Mais le secret de la fascination exercée par ces petites œuvres était dans leur naturel, dans leur facilité riante, où rien ne sent l’effort: ce fut un soulagement et un enivrement pour tous; et plus le triomphe des Bouffons fut disproportionné, plus il montre combien l’art de Rameau était en désaccord avec les aspirations intimes de son temps, que les Encyclopédistes traduisirent, en y mêlant l’exagération habituelle à tout combat[361]. Sans les suivre jusque dans leurs injustices passionnées, je voudrais dégager les principes d’esthétique, au nom desquels ils menèrent campagne, et qui furent ceux de Gluck.

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Le premier de ces principes est celui qu’exprime le cri de Rousseau: «Retournons à la nature!»

«Il faut faire rentrer l’opéra dans la nature», dit D’Alembert[362].—Grimm écrit: «Le but de tous les beaux-arts est d’imiter la nature».—Et Diderot: «Le genre lyrique ne peut être bon, si l’on ne s’y propose point l’imitation de la nature[363]».

Mais quoi! n’était-ce donc pas aussi le dessein de Rameau, qui, dès 1727, écrivait à Houdart de la Motte: «Il serait à souhaiter qu’il se trouvât pour le théâtre un musicien qui étudiât la nature avant que de la peindre», et qui, dans son Traité de l’Harmonie réduite à ses Principes naturels (1722), disait qu’«un bon musicien doit se livrer à tous les caractères qu’il veut dépeindre, et, comme un habile comédien, se mettre à la place de celui qui parle»?

Il est vrai. Les Encyclopédistes étaient d’accord avec Rameau sur l’imitation de la nature. Mais ils ne l’entendaient pas de la même façon. Ils voulaient dire le naturel. Ils étaient les représentants du bon sens et de la simplicité contre les emphases de l’opéra français, de ses chanteurs, de ses exécutants, de ses librettistes et de ses musiciens.

Quand on lit leurs critiques, on est frappé d’abord d’un fait: c’est qu’elles s’adressent avant tout à l’exécution des œuvres. Rousseau dit quelque part[364] que Rameau avait «un peu dégourdi l’orchestre et l’opéra, attaqués de paralysie». Mais il faut croire qu’il les avait fait tomber dans l’excès contraire: car l’unanimité des critiques déclare que l’Opéra était devenu vers 1760 une vocifération continue et un vacarme assourdissant. On connaît, l’amusante satire qu’en fait Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse:

On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence des gémissements de leurs poumons, les poings fermés contre la poitrine, la tête en arrière, le visage enflammé, les vaisseaux gonflés, l’estomac pantelant: on ne sait lequel est le plus désagréablement affecté de l’œil ou de l’oreille; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent que leurs chants ceux qui les écoutent; et ce qu’il y a de plus inconcevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu’applaudissent les spectateurs. A leurs battements de mains, on les prendrait pour des sourds charmés de saisir par ci, par là quelques sons perçants, et qui veulent engager les acteurs à les redoubler.

Quant à l’orchestre, c’est «un charivari sans fin d’instruments, qu’on ne peut supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête». Ce sabbat est conduit par un chef d’orchestre, que Rousseau appelle «le bûcheron», parce qu’il dépense autant de vigueur à marquer la mesure sur son pupitre, à coups de bâton, qu’il en faudrait pour abattre un arbre.

Je ne puis m’empêcher de rappeler ces impressions d’un contemporain de Rameau, quand je lis certaines appréciations de M. Claude Debussy (qui depuis, ont fait fortune), opposant à la façon pompeuse et à la lourdeur de Gluck la manière simple et nuancée de Rameau, «cette œuvre faite de tendresse délicate et charmante, d’accents justes», sans exagération, sans fracas, «cette clarté, ce précis, ce ramassé dans la forme[365]». Je ne sais si M. Debussy a raison; mais, en ce cas, l’œuvre de Rameau telle qu’il la sent, telle qu’on la sent aujourd’hui, n’a plus aucun rapport avec celle qu’on entendait au XVIIIe siècle. Si caricaturale que soit la peinture de Rousseau, elle ne fait que grossir les traits saillants du spectacle; et jamais les partisans ou les ennemis de Rameau ne l’ont caractérisé, de son temps, par la douceur, par la discrétion du sentiment, par la demi-teinte, mais par la grandeur, vraie ou fausse, sincère ou emphatique. Il était entendu qu’il fallait pour ses plus beaux airs,—Pâles flambeaux, Dieu du Tartare, etc.,—comme dit Diderot, «des poumons, un grand organe, un volume d’air». Aussi, je suis convaincu que ceux qui l’admirent le plus aujourd’hui eussent été des premiers à réclamer, avec les Encyclopédistes, une réforme de l’orchestre, des chœurs, du chant, du jeu, de l’exécution musicale et dramatique.

Mais ce n’était rien encore, et il y avait une réforme bien plus urgente: celle du poème d’opéra. Ceux qui louent l’opéra de Rameau ont-ils eu le courage de lire les poèmes sur lesquels il s’évertua? Connaissent-ils bien ce Zoroastre, «instituteur des mages», roucoulant en quatre pages de vocalises eu triolets:

Aimez-vous, aimez-vous sans cesse. L’amour va lancer tous ses traits, l’amour va lancer, va lancer, l’amour va lancer, va lancer, va lancer, l’amour va lancer, va lancer tous ses traits...

Que dire des aventures romanesques de Dardanus pris pour Isménor, et de ces tragédies mythologiques, égayées si à propos par des rigaudons, des passe-pieds, des tambourins et des musettes, d’ailleurs charmants, mais qui justifient le mot de Grimm:

L’opéra français est un spectacle où tout le bonheur et tout le malheur des personnages consiste à voir danser autour d’eux...

ou le passage de Rousseau:

La manière d’amener les ballets est simple: si le prince est joyeux, on prend part à sa joie, et l’on danse; s’il est triste, on veut l’égayer, et l’on danse. Mais il y a bien d’autres sujets de danses; les plus graves actions de la vie se font en dansant. Les prêtres dansent, les soldats dansent, les dieux dansent, les diables dansent; on danse jusque dans les enterrements; et tout danse à propos de tout.

Le moyen de prendre au sérieux ces absurdités! Et je ne parle point du style, de cette pléiade de poètes insipides, qui se nomment l’abbé Pellegrin, Autreau, Ballot de Sauvot, Le Clerc de La Bruère, Cahusac, De Mondorge, et—le plus grand—Gentil-Bernard!

Jamais les personnages de l’opéra ne disent ce qu’ils devraient dire. Les deux acteurs parlent ordinairement en maximes et en sentences, opposent madrigal à madrigal; et, quand ils ont dit chacun deux ou trois couplets, il faut que la scène finisse et que la danse commence; sans quoi nous péririons d’ennui[366].

Comment des gens de goût et de grands écrivains, comme les Encyclopédistes, n’eussent-ils pas été révoltés par la pompe stupide de ces poètes, dont la niaiserie, tout récemment encore, à la reprise d’Hippolyte et Aricie, accablait le public de notre grand Opéra? (Et Dieu sait pourtant qu’il n’est pas difficile en fait de poésie!)... Comment n’eussent-ils pas poussé un soupir de soulagement, en entendant les petites œuvres italiennes, dont les libretti ne sont pas moins naturels que la musique[367]:

Quoi! ils ont cru qu’on nous accoutumerait à l’imitation des accents de la passion, et que nous conserverions notre goût pour les vols, les lances, les gloires, les triomphes, les victoires! Va-t’en voir s’ils viennent, Jean!... Ils ont imaginé qu’après avoir mêlé ses larmes aux pleurs d’une mère qui se désole sur la mort de son fils, on ne s’ennuyerait pas de leur féerie, de leur insipide mythologie, de leurs petits madrigaux doucereux, qui ne marquent pas moins le mauvais goût du poète que la misère de l’art qui s’en accommode? Je t’en réponds, tarare ponpon[368].

On dira que ces critiques n’ont rien à voir avec la musique. Mais le musicien est toujours responsable des livrets qu’il accepte; et la réforme de l’opéra n’était possible que du jour où l’on aurait accompli la réforme poétique et dramatique. Pour cela, il fallait un musicien qui eût l’intelligence, non seulement de la musique, mais de la poésie. Rameau ne l’avait point. Dès-lors, ses efforts pour «imiter la nature» étaient vains. Comment faire de la musique vraie sur des poèmes faux? On citera d’admirables musiques, écrites sur des livrets stupides, comme la Flûte enchantée de Mozart. Mais la seule ressource, en ce cas, est de faire comme Mozart: d’oublier le livret, et de s’abandonner au rêve musical. Les musiciens comme Rameau procèdent tout autrement: ils prétendent s’attacher scrupuleusement au texte. Qu’arrive-t-il? Plus ils s’efforcent de le traduire avec exactitude, plus ils partagent sa fortune, et se condamnent à être faux, lorsque le texte est faux. De là, tour à tour, chez Rameau, des pages sublimes, quand la situation prète à l’émotion tragique, et d’interminables scènes, ennuyeuses à périr, même si les récitatifs sont justes et intelligents, parce que les dialogues qu’ils expriment sont d’une niaiserie mortelle.

Enfin, si les Encyclopédistes étaient d’accord avec Rameau pour poser comme principe du drame musical l’expression de la nature, ils se séparaient de lui sur la façon d’appliquer ce principe. Il y avait dans le génie de Rameau un excès de science et de raison, qui les choquait eux-mêmes. Rameau possède à un degré supérieur les qualités et les défauts français: c’est un artiste profondément intellectuel; il a un goût marqué pour les théories et les généralisations; même dans ses études les plus pénétrantes des passions, c’est la passion in abstracto qu’il étudie beaucoup plus que les hommes vivants. Il opère à la manière classique du XVIIe siècle[369]. Son besoin de classifications claires l’entraîne à des catalogues d’accords et de modes expressifs, qui ressemblent aux catalogues d’expressions physionomiques dressés par Lebrun, au temps de Louis XIV. Il vous dira, par exemple:

Le mode majeur, pris dans l’octave des notes ut, ou la, convient aux chants d’allégresse et de réjouissance; dans l’octave des notes fa ou si bémol, il convient aux tempêtes, aux furies et autres sujets de cette espèce. Dans l’octave des notes sol ou mi, il convient également aux chants tendres et gais; le grand et le magnifique ont encore lieu dans l’octave des notes , la ou mi.—Le mode mineur, pris dans l’octave de , sol, si ou mi, convient à la douceur et à la tendresse; dans l’octave de ut ou fa, à la tendresse et aux plaintes; dans l’octave de fa ou si bémol, aux chants lugubres. Les autres tons ne sont pas d’un grand usage[370].

Et si ces remarques montrent une claire analyse des sons et des émotions, elles montrent aussi l’esprit abstrait et généralisateur qui procède à ces observations. La nature, qu’il veut soumettre et simplifier, lui donne constamment le démenti. Il est trop évident que le premier morceau de la Symphonie pastorale, qui est en fa majeur, ne présente ni tempêtes, ni furies d’aucune sorte; et que le premier morceau de la Symphonie en ut mineur de Beethoven est insuffisamment caractérisé par la tendresse et par la plainte. Mais ce ne sont pas ces erreurs de détail qui importent. Le plus grave, c’est la tendance que marque l’esprit de Rameau à substituer à l’observation directe et sans cesse renouvelée de la nature vivante, qui change constamment, des formules abstraites, assurément intelligentes, mais invariables, des sortes de canons auxquels la nature doit se ramener. Il est dominé par ses idées et il les impose à son observation et à son style. Il croit trop à l’esprit, trop à l’art, trop à la musique en soi, à l’instrument qu’il manie, à la forme extérieure. Il manque souvent de naturel, et même il en fait bon marché. Sa juste fierté des géniales découvertes qu’il a accomplies dans la science de la musique l’entraîne à faire la part un peu trop belle à la science aux dépens de la «sensibilité naturelle»,—comme on disait alors;—et les Encyclopédistes ne devaient pas laisser tomber sans réplique l’assertion que «la mélodie provient de l’harmonie, qu’elle n’a qu’une part subordonnée dans la musique, et ne donne à l’oreille qu’un léger et stérile agrément, et que tandis qu’une belle succession harmonique se rapporte directement à l’âme, le chant ne passe pas le canal de l’oreille[371]».

On entend assez ce que le mot «âme» signifie ici pour Rameau: c’est-à-dire l’intelligence; et l’on doit admirer ce haut intellectualisme, si français, et du grand siècle; mais on doit comprendre aussi que les Encyclopédistes, qui, sans être musiciens de profession, sentaient passionnément la musique et croyaient à la chanson populaire, à la mélodie spontanée, à «ces accents naturels de la voix, qui passent jusqu’à l’âme», aient été prévenus contre de telles doctrines, et qu’ils aient jugé avec une sévérité excessive l’importance non moins excessive, à leur sens, donnée aux harmonies compliquées, aux «accompagnements travaillés, confus, trop chargés», comme dit Rousseau. Cette richesse d’harmonies est justement ce qui séduit en Rameau les musiciens d’aujourd’hui. Mais, outre que les musiciens—et je reviens là-dessus—ne sont pas les seuls juges de la musique, qui doit s’adresser à tous les hommes, il ne faut pas oublier les conditions de l’opéra d’alors, et ce maladroit orchestre, incapable de rendre les nuances, qui forçait les chanteurs à crier les phrases de demi-teinte, et en faussait tout le caractère. Quand Diderot et D’Alembert revenaient avec tant d’insistance sur la nécessité d’accompagnements doux, «à demi-jeu»,—«car la musique, disaient-ils, est un discours qu’on veut écouter»,—ils réagissaient contre les exécutions uniformément bruyantes de leur temps, où les crescendo et decrescendo étaient à peu près inconnus.

On voit que les Encyclopédistes réclamaient une triple réforme:

Réforme du jeu, du chant, de l’exécution musicale.

Réforme des poèmes d’opéra.

Réforme du drame musical lui-même, que Rameau, tout en accroissant prodigieusement la richesse expressive de la musique, avait peu changé. Car, s’il nota avec grandeur et avec vérité certaines émotions tragiques, il ne s’occupa guère de ce qui est l’essence du drame: l’unité et la progression dramatique. Il n’y a pas un de ses opéras qui vaille comme œuvre de théâtre l’Armide de Lully[372]. Or, c’est toujours à ce point de vue que se placent ses adversaires; et, en ceci, ils ont raison: le réformateur du théâtre musical était encore à venir.

Ils l’attendaient. Ils le prophétisaient. Ils croyaient à une rénovation prochaine de l’opéra français. Ils y préludèrent par la création de l’opéra-comique, à laquelle ils ont contribué. Rousseau avait donné l’exemple, en 1753, avec son Devin du Village. Quelques années après, débutent Duni avec le Peintre amoureux de son Modèle (1757), Philidor avec Blaise le Savetier (1759), Monsigny avec les Aveux indiscrets (1759), enfin Grétry avec le Huron (1768),—Grétry, qui est vraiment l’homme des Encyclopédistes, leur ami à tous et leur disciple, «le Pergolèse français», comme l’appelait Grimm, le type du musicien dramatique opposé à Rameau: d’un art un peu sec, pauvre et menu, mais clair, d’une observation spirituelle, avec une déclamation calquée sur le parler naturel, et un mélange d’ironie et de fine émotion. La fondation de l’opéra-comique français fut le premier résultat de la polémique musicale des Encyclopédistes.—Mais il y a plus, et ils contribuèrent aussi à la révolution qui s’accomplit peu après dans l’opéra.

Jamais ils n’avaient eu l’idée, en combattant l’opéra français, de le détruire. Cette idée avait pu être celle de l’Allemand Grimm et du Suisse Rousseau. Mais Diderot et D’Alembert, si Français, ne songeaient qu’à préparer la victoire de notre opéra, en lui faisant prendre l’initiative d’une réforme mélodramatique. D’Alembert, qui professa toujours que les Français, «au génie mâle, hardi et fécond», pouvaient avoir une bonne musique, dit que «si l’opéra français fait les réformes nécessaires, il peut être le maître de l’Europe[373]». Il était convaincu de l’imminence d’une révolution musicale, et de l’explosion d’un art nouveau. En 1777, dans ses Réflexions sur la Théorie de la Musique, il écrit:

Aucune nation peut-être n’est plus propre en cet instant que la nôtre à faire et à recevoir ces nouveaux essais d’harmonie. Nous renonçons à notre vieille musique pour en prendre une autre. Nos oreilles ne demandent qu’à s’ouvrir à des impressions nouvelles; elles en sont avides; et la fermentation même s’y joint déjà dans plusieurs têtes. Pourquoi n’espérerait-on pas de ces circonstances et de nouveaux plaisirs et de nouvelles vérités?

Mais bien avant ces lignes, contemporaines de l’arrivée de Gluck à Paris, dès 1757, près de vingt ans avant cette arrivée, et cinq ans avant que Gluck entreprît sa réforme, avec l’Orfeo, joué à Vienne en 1762, Diderot l’annonçait déjà dans ses pages prophétiques du Troisième Entretien sur le Fils naturel. Il y appelle le réformateur de l’opéra:

Qu’il se montre, l’homme de génie qui doit placer la véritable tragédie, la véritable comédie sur le théâtre lyrique!

Il ne s’agit pas seulement d’une réforme de la musique; il s’agit d’une réforme du théâtre:

Ni les poètes, ni les musiciens, ni les décorateurs, ni les danseurs n’ont encore une idée véritable de leur théâtre.

Il faut que tout, poème, musique et danse, concoure à l’action dramatique. Il faut qu’un grand artiste, un grand poète qui serait aussi un grand musicien, réalise l’unité de l’œuvre d’art, produit de tant d’arts différents.

Et Diderot montre, par des exemples, comment un beau texte dramatique pourrait être traduit par un musicien,—«j’entends l’homme qui a le génie de son art; c’est un autre que celui qui ne sait qu’enfiler des modulations et combiner des notes». Or ces exemples sont précisément choisis dans Iphigénie en Aulide, que Gluck prendra, quelques années plus tard, pour sujet de son premier opéra français:

Clytemnestre, à qui l’on vient d’arracher sa fille pour l’immoler, voit le couteau du sacrificateur levé sur son sein, son sang qui coule, un prêtre qui consulte les dieux dans son cœur palpitant. Troublée de ces images, elle s’écrie:

... O mère infortunée!
De festons odieux ma fille couronnée
Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés!
Calchas va dans son sang... Barbares! arrêtez!
C’est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre...
J’entends gronder la foudre et sens trembler la terre.
Un dieu vengeur, un dieu fait retentir ces coups.

Je ne connais, ni dans Quinault, ni dans aucun poète, des vers plus lyriques, ni de situation plus propre à l’imitation musicale. L’état de Clytemnestre doit arracher de ses entrailles le cri de la nature; et le musicien le portera à mes oreilles dans toutes ses nuances. S’il compose ce morceau dans le style simple, il se remplira de la douleur, du désespoir de Clytemnestre; il ne commencera à travailler que quand il se sentira pressé par les images terribles qui obsédaient Clytemnestre. Le beau sujet pour un récitatif obligé, que les premiers vers! Comme on en peut couper les différentes phrases par une ritournelle plaintive! Quels caractères ne peut-on pas donner à cette symphonie! Il me semble que je l’entends... Elle me peint la plainte, la douleur, l’effroi, l’horreur, la fureur.—L’air commence à: «Barbares, arrêtez!» Que le musicien me déclame ce «Barbares», cet «Arrêtez!» en tant de manières qu’il voudra; il sera d’une stérilité bien surprenante, si ces mots ne sont pas pour lui une source inépuisable de mélodies[374]. Qu’on abandonne ces vers à Mlle Dumesnil. C’est sa déclamation que le musicien doit imaginer et écrire...

Voici un autre morceau, dans lequel le musicien ne montrera pas moins de génie, s’il en a, et où il n’y a ni lance, ni victoire, ni tonnerre, ni vol, ni gloire, ni aucune de ces expressions qui feront le tourment d’un poète, tant qu’elles seront l’unique et pauvre ressource du musicien.

Récitatif obligé:
Un prêtre, environné d’une foule cruelle...
Portera sur ma file... (sur ma fille!) une main criminelle...
Air:
Non, je ne l’aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice!... etc.

Ne croit-on pas entendre déjà une scène de Gluck?

Mais Diderot n’était pas le seul à indiquer au réformateur futur le sujet d’Iphigénie en Aulide. La même année, en mai 1757, le Mercure de France publiait une traduction française de l’Essai sur l’Opéra, du comte Algarotti[375], où ce grand seigneur artiste, en relations avec Voltaire et les Encyclopédistes, avait inséré un livret d’Iphigénie en Aulide, qu’il proposait comme exemple[376]; et son traité tout entier annonçait à chaque page, comme l’a remarqué M. Charles Malherbe[377], les principes exprimés par Gluck dans sa préface d’Alceste.

Il est plus que probable que Gluck connaissait le livre d’Algarotti. Il est possible qu’il ait connu aussi le passage que j’ai cité de Diderot. Les écrits des Encyclopédistes se répandaient par toute l’Europe, et Gluck s’y intéressait. Il lisait, en tout cas, l’esthéticien viennois J. von Sonnenfels, qui reproduisait leurs idées; il était nourri de leur esprit; il fut le poète-musicien que tous ils pressentaient. Tous les principes qu’ils posaient, il les appliqua. Toutes les réformes qu’ils réclamaient, il les exécuta. Il réalisa l’unité du drame musical, fondé sur l’observation de la nature, le récitatif calqué sur les inflexions de la parole tragique, la mélodie expressive qui parle directement à l’âme, le ballet dramatique, la réforme de l’orchestre et du jeu des acteurs. Il fut l’instrument de la révolution dramatique, que les philosophes préparaient depuis vingt ans.

II

La figure de Gluck nous est connue par de beaux portraits de l’époque: le buste de Houdon, une peinture de Duplessis, et par divers portraits écrits: notes prises en 1772, par Burney, à Vienne; en 1773, par Christian von Mannlich, à Paris; en 1782 ou 1783, par Reichardt, à Vienne.

Il était grand, gros, très fort, corpulent sans être obèse, de charpente ramassée et musculeuse. Une tête ronde. Un visage large, rouge, fortement marqué de la petite vérole. Des cheveux bruns, poudrés. Des yeux gris, petits, enfoncés, mais extrêmement brillants; le regard intelligent et dur. Il avait les sourcils relevés, le nez gros, les joues, le menton et le cou forts. Certains de ces traits rappellent un peu Beethoven et Hændel. Quand il chantait, il avait peu de voix, et rauque, mais très expressive. Au clavecin, il jouait d’une façon violente et rude, tapant sur l’instrument, mais lui faisant rendre des effets d’orchestre.

Dans la société, il prenait d’abord un ton guindé et solennel. Mais, tout de suite, il s’emportait. Burney, qui vit Hændel et Gluck, les rapproche pour le caractère: «Gluck, dit-il, est d’une humeur aussi sauvage que l’était Hændel, dont on sait que tout le monde avait peur». Il était libre et irritable, et ne pouvait s’habituer aux règles de la société. Il appelait crûment les choses par leur nom, et, d’après Christ. von Mannlich, à son premier voyage à Paris, il scandalisait vingt fois par jour ceux qui l’approchaient. Il était insensible aux flatteries, mais il admirait ses propres œuvres avec enthousiasme. Cela ne l’empêchait point de se juger exactement. Il aimait un petit nombre de gens: sa femme, sa nièce, ses amis, mais sans démonstrations de tendresse, sans rien de la sensiblerie du temps; il avait toute exagération en horreur, et ne flattait pas les siens. Il était jovial, bonhomme, joyeux après boire. Au reste, grand buveur et robuste mangeur; il le fut jusqu’à l’apoplexie finale. Il ne jouait pas l’idéaliste. Il ne se faisait d’illusion ni sur les hommes ni sur les choses. Il aimait l’argent, et ne s’en cachait pas. Il avait une forte dose d’égoïsme, «surtout à table, dit Christ. von Mannlich, où il croyait avoir un droit naturel aux meilleurs morceaux».

En somme, un rude homme, nullement homme du monde, sentimental en rien, voyant la vie comme elle est, et fait pour y lutter, pour foncer sur les obstacles, comme un sanglier, à coups de boutoir.

Si l’on ajoute qu’il avait une intelligence peu commune en dehors de son art, qu’il aurait pu être en littérature un artiste non médiocre, s’il l’avait voulu[378], et qu’il se servait de sa plume avec une verve ironique et âpre, qui écrasa les critiques de Paris et pulvérisa La Harpe, on sent combien il était fait pour un rôle de combat et de révolution. Et, vraiment, il y avait en lui du Révolutionnaire avant la lettre, de l’esprit républicain, qui n’admet aucune supériorité, hors celle de l’esprit. A peine arrivé à Paris, il traita la cour et la société parisienne, comme jamais artiste n’avait encore eu le courage de le faire. Lors de la première de son Iphigénie en Aulide, au dernier moment, quand le roi, la reine, toute la cour, étaient invités, il déclara que la représentation n’aurait pas lieu, et la fit remettre, en dépit des usages et des observations, parce qu’il ne trouvait pas les chanteurs assez prêts. Il s’attira une affaire avec le prince d’Hénin, qu’il avait rencontré dans un salon, et qu’il ne s’était pas donné la peine de saluer, parce que, dit-il, «l’usage en Allemagne est de ne se lever que pour les gens qu’on estime». Et—signe des temps—rien ne put le faire céder: bien plus, ce fut le prince d’Hénin qui dut aller faire visite à Gluck... Il se laissait faire la cour par les courtisans. A ses répétitions, où il se mettait à l’aise, en bonnet de nuit, et sans perruque, il se faisait rhabiller par les grands seigneurs: c’était à qui lui présenterait son surtout, sa perruque. Il appréciait la duchesse de Kingston, parce qu’elle avait dit que «le génie annonçait ordinairement une âme forte et libre».

A tous ces traits, on reconnaît l’homme des Encyclopédistes, l’artiste ombrageux, jaloux de sa liberté, le révolutionnaire à la Rousseau, le génie plébéien.

Où cet homme avait-il puisé cette vigoureuse indépendance morale? D’où sortait-il?—Du peuple, et de la misère, d’une lutte acharnée, prolongée, contre la misère.

Il était fils d’un garde-chasse de Franconie[379]. Né au milieu des bois, il y passa son enfance à vagabonder librement, pieds nus, en plein hiver; dans les immenses forêts du prince Kinsky et du prince Lobkowitz, il se pénétra de ces impressions de nature dont tout son œuvre a gardé le parfum[380]. Sa jeunesse fut difficile; il gagna péniblement sa vie. A vingt ans, lorsqu’il allait étudier à Prague, il devait chanter dans les villages, le long de sa route, pour payer son écot, ou bien il faisait danser les paysans, au son de son violon. Malgré la protection de quelques grands seigneurs, sa vie resta incertaine et gênée, jusqu’après trente-cinq ans, jusqu’à son riche mariage, en 1750. On le voit, avant cette date, errer sans poste fixe, sans situation, à travers l’Europe. A trente-cinq ans, lorsqu’il a déjà écrit quatorze opéras, il s’exhibe en Danemark, comme virtuose, et donne des concerts... d’harmonica[381].

A cette vie errante et difficile, il dut deux choses: son énergie populaire, cette volonté rudement trempée, qui frappe d’abord en lui,—et aussi, grâce à ses voyages de Londres à Naples, et de Dresde à Paris, une connaissance de la pensée et de l’art de toute l’Europe, un esprit largement encyclopédique.

Voilà notre homme. Voilà la formidable machine de guerre qui allait se trouver lancée contre toutes les routines de l’opéra français du XVIIIe siècle. A quel point il était le musicien souhaité par les Encyclopédistes, on en jugera par un triple fait. Les préférences des Encyclopédistes en musique s’adressaient, comme on l’a vu, à l’opéra italien, dont le charme avait détaché la France de Rameau;—à la mélodie, à la romance chère à Rousseau;—et à l’opéra-comique français, qu’ils avaient contribué à fonder. Or, c’est précisément à cette triple école de l’opéra italien, de la romance ou du Lied, et de l’opéra-comique français, que Gluck s’était formé; c’est d’elle qu’il sortait, quand il vint commencer sa révolution à Paris. On ne peut rien voir de plus opposé à l’art de Rameau.

* *
*

C’est peu de dire que Gluck était rompu à l’art musical italien, qu’il était un italianisant. Il fut, pendant la première moitié de sa vie, un musicien italien. Le fond musical est chez lui tout italien. A vingt-deux ans, Kammermusicus du prince lombard Melzi, il le suit à Milan, où, pendant quatre ans, il étudie sous la direction de G.-B. Sammartini, un des créateurs de la symphonie d’orchestre. Son premier opéra, Artaserse, sur un poème de Métastase, est joué à Milan en 1741. Dès lors se déroule une suite de trente-cinq cantates dramatiques, ballets et opéras italiens[382]; italiens, avec tous les caractères de l’italianisme musical, avec des airs da capo, des vocalises, et toutes les concessions que les compositeurs d’alors devaient faire aux virtuoses. Dans une pièce de circonstance, jouée à Dresde en 1747, Le Nozze d’Ercole e d’Ebe, le rôle d’Hercule était écrit pour un soprano, et fut chanté par une femme. Impossible d’être plus italien, italien jusqu’à l’absurde.

On ne peut dire que cet italianisme de Gluck ait été une erreur de jeunesse, qu’il répudia ensuite. Certains des plus beaux airs de ses opéras français sont des airs de cette période italienne, qu’il a repris sans y rien changer. M. Alfred Wotquenne a publié un Catalogue thématique des œuvres de Gluck[383], où l’on peut suivre exactement tous ces emprunts. Dès son cinquième opéra, Sofonisba (1744), nous voyons poindre le duo fameux d’Armide et d’Hidraot. Dès Ezio (1750) s’épanouit l’air délicieux d’Orphée aux Champs-Élysées. L’admirable chant d’Iphigénie en Tauride: O malheureuse Iphigénie! n’est autre qu’un air de la Clemenza di Tito (1752). Un air de la Danza (1755) reparaît textuellement, avec d’autres paroles, dans le dernier opéra de Gluck: Écho et Narcisse. Le ballet des Furies, au second acte d’Orphée, avait déjà figuré dans le très beau ballet de Don Juan, écrit par Gluck en 1761. Telemacco (1765), le meilleur de ces opéras italiens, a fourni l’air magnifique d’Agamemnon, au début d’Iphigénie en Aulide, et une quantité d’airs de Pâris et Hélène, d’Armide et d’Iphigénie en Tauride. Enfin, la célèbre scène de la Haine, dans Armide, est entièrement bâtie sur des fragments de huit opéras italiens différents!—Il est donc évident que la personnalité de Gluck était déjà pleinement formée dans ses œuvres italiennes, et qu’il n’y a pas à établir de distinction tranchée entre sa période italienne et sa période française. Celle-ci est la suite naturelle de l’autre: elle ne la renie en rien.

Il ne faudrait même pas croire que la révolution du drame lyrique, qui a immortalisé son nom, date de son arrivée à Paris. Il la prépare dès 1750, dès cette époque heureuse où un nouveau voyage en Italie, et peut-être son amour pour Marianne Pergin, qu’il épouse cette année-là, produisent en lui une floraison nouvelle de musique. Déjà il conçoit le projet d’essayer sur l’opéra italien ses idées naissantes de réforme dramatique; il s’efforce de lier et de développer l’action, d’y mettre de l’unité, de rendre le récitatif dramatique et vrai, d’imiter la nature. On ne doit pas oublier que l’Orfeo ed Euridice de 1762 et l’Alceste de 1767 sont des opéras italiens,—«le nouveau genre d’opéra italien», comme dit Gluck[384],—et que le principal mérite de cette invention appartient, de son aveu même, à un Italien, Raniero da Calsabigi, de Livourne, l’auteur des poèmes, qui avait plus clairement que lui-même l’idée de la réforme dramatique à accomplir[385]. Même après Orfeo, il revient encore au pur opéra italien selon l’ancienne mode, avec Il Trionfo di Clelia, en 1763, Telemacco, en 1765, et deux cantates sur des paroles de Métastase. A la veille de son arrivée à Paris, avant, après Alceste, il écrit toujours de la musique italienne. Quand il réforme l’opéra, ce n’est pas un opéra français ou allemand qu’il réforme, c’est l’opéra italien. La matière sur laquelle il travaille est et reste, jusqu’à la fin, purement italienne.

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Gluck se prépare de plus à l’opéra français par la romance, le Lied.

Nous avons de lui un recueil de Lieder, écrits en 1770 sur des odes de Klopstock: Klopstock’s Oden and Lieder beym Clavier zu singen in Musik gesetzt von Herrn Ritter Gluck. Gluck admirait Klopstock; il fit sa connaissance à Rastadt, en 1775, et il lui chanta, avec sa nièce Marianne, quelques-uns de ces Lieder, ainsi que des morceaux de la Messiade, qu’il avait mis en musique. Ce petit recueil de chants est mince, et n’a qu’une médiocre valeur artistique[386]. Mais l’importance historique en est assez grande: car il offre un des premiers exemples de Lieder, tels que les concevront Mozart et Beethoven:—des mélodies très simples, qui ne sont et ne veulent être qu’une expression renforcée de la poésie.

Il faut remarquer que Gluck s’appliquait à ce genre d’œuvres entre la composition d’Alceste et celle d’Iphigénie en Aulide, au moment où il se disposait à venir à Paris. D’ailleurs, si l’on parcourt la partition d’Orphée ou d’Iphigénie en Aulide, on verra que plusieurs airs sont de véritables Lieder. Ainsi la plainte, trois fois répétée, d’Orphée au premier acte: «Objet de mon amour...[387]» Ainsi surtout nombre de petits airs d’Iphigénie en Aulide: celui de Clytemnestre, au premier acte: «Que j’aime à voir ces hommages flatteurs...», qui rappelle de très près un des Lieder de Beethoven à la Bien-Aimée lointaine, et presque tous ceux d’Iphigénie, au premier acte («Les vœux dont ce peuple m’honore...») ou au troisième («Il faut de mon destin...» «Adieu, conservez dans votre âme...»). Ce sont là, soit de petites pensées musicales, comme chez Beethoven, soit des romances, conçues dans l’esprit de Rousseau, des mélodies spontanées, qui parlent simplement au cœur. Le style de ces œuvres est en somme plus près de l’opéra-comique que de l’opéra français.

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Il n’y a rien là qui puisse surprendre, si l’on songe que Gluck s’était longuement exercé au genre de l’opéra-comique français. De 1758 à 1764, il écrit une dizaine d’opéras-comiques français sur des paroles françaises. Ce n’était pas une tâche aisée pour un Allemand. Il y fallait beaucoup de grâce, de légèreté, d’entrain, une veine mélodique facile, et une connaissance très juste de la langue française. Ce fut pour Gluck un excellent exercice: ainsi apprit-il, pendant une dizaine d’années, à pénétrer l’esprit de notre langue et à se rendre un compte exact de ses ressources lyriques. Il fit preuve dans ces travaux d’une habileté singulière. De ces opéras comiques, qui se nomment l’Île de Merlin (1758), la Fausse Esclave (1758), l’Arbre enchanté (1759), Cythère assiégée (1759), l’Ivrogne corrigé (1760), le Cadi dupé (1761), la Rencontre imprévue, ou les Pèlerins de la Mecque (1764)[388], le plus célèbre fut la Rencontre imprévue, écrit sur un livret de Dancourt, d’après Lesage[389]. C’est une œuvre facile, un peu trop facile parfois, mais comme il convient à ce genre aimable et sans prétention. A côté de morceaux un peu vides, il en est de charmants tel d’entre eux annonce le Mozart de l’Enlèvement au Sérail. Et, en vérité, c’est bien de là que Mozart est sorti[390]. On retrouve dans les Pèlerins de la Mecque son rire bon enfant, sa jovialité saine, et jusqu’à sa sensibilité émue et souriante. On trouve mieux encore: des pages d’une poésie sereine, comme l’air: «Un ruisselet...», pareil à une rêverie de printemps; telles autres, d’un style plus large, comme l’air d’Ali au second acte: «Tout ce que j’aime est au tombeau...», où retentit l’écho des lamentations d’Orphée.—Et partout une clarté, une justesse, une sobriété parfaites, des qualités toutes françaises.

On voit combien Gluck devait plaire aux Encyclopédistes, patrons de l’opéra-comique, du chant clair, de la musique non savante, du théâtre musical populaire, accessible à tous. Gluck le savait si bien que, sur le point de venir à Paris, il appuya ses idées de réforme sur les théories de Rousseau, et qu’aussitôt arrivé il se mit en relations avec lui, uniquement attentif à lui plaire, et indifférent aux jugements du reste du public.

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Les principes de la réforme de Gluck sont connus. Il les a exposés dans sa célèbre préface d’Alceste de 1769, et dans son épître dédicatoire, moins connue, mais non moins intéressante, de Pâris et Hélène, en 1770. Je n’insisterai pas sur des pages cent fois reproduites. Je voudrais seulement en dégager les passages qui montrent combien l’opéra de Gluck répondait aux vœux des penseurs de son temps.

En premier lieu, Gluck ne cherche pas à donner l’idée qu’il crée une musique nouvelle, mais un drame musical nouveau; et il en reporte le principal honneur à Calsabigi, qui «conçut un nouveau plan de drame lyrique, où il substitua aux descriptions fleuries, aux comparaisons inutiles, aux froides et sentencieuses moralités, des passions fortes, des situations intéressantes, le langage du cœur, et un spectacle toujours varié». Il s’agit donc d’une réforme dramatique, et non d’une réforme musicale.

Le but unique étant le drame, tout doit s’y ramener.

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