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Musiciens d'autrefois

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La voix, les instruments, tous les sons, les silences mêmes, doivent tendre à un seul but qui est l’expression; et l’union doit être si étroite entre les paroles et le chant que le poème ne semble pas moins fait sur la musique que la musique sur le poème...[391].

En conséquence, Gluck prend, comme il dit, «une nouvelle méthode» (il ne dit pas une nouvelle musique):

Je me suis occupé de la scène, j’ai cherché la grande et forte expression, et j’ai voulu surtout que toutes les parties de mes ouvrages fussent liées entre elles[392].

Ce souci constant de l’unité et de la liaison de toute l’œuvre, qui manquait trop à Rameau, était d’autant plus fort chez Gluck que—chose curieuse—il ne croyait pas beaucoup au pouvoir expressif de la mélodie, ni même de l’harmonie.

On chercherait en vain [dit-il à Corancez] dans la combinaison des notes qui composent le chant un caractère propre à certaines passions: il n’en existe point. Le compositeur a la ressource de l’harmonie, mais souvent elle-même est insuffisante.

Ce qui importe surtout, c’est la place du morceau dans l’œuvre, c’est son contraste ou sa liaison avec les chants qui précèdent et qui suivent. C’est par là, et par le choix des instruments qui l’accompagnent, que l’on peut principalement, d’après Gluck, produire une émotion dramatique précise. De là cette trame serrée de ses principales œuvres, du premier et du second acte d’Alceste, du second acte d’Orphée, d’Iphigénie en Tauride, où, malgré quelques raccords et pièces rajoutées, «on peut difficilement séparer un des airs de la place où il est: le tout forme une chaîne indissoluble».

Gluck procède en homme de théâtre. Il limite son rôle de musicien à celui de «seconder la poésie, pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations, sans interrompre l’action et la refroidir par des ornements superflus». On connaît le fameux passage, où il dit que «la musique doit ajouter à la poésie ce qu’ajoute à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours». Il y a là un bel exemple de désintéressement de la part du musicien, qui met tout son génie au service de l’action dramatique. Ce désintéressement semblera sans doute excessif aux musiciens et admirable aux hommes de théâtre. Il s’oppose à l’esprit de l’opéra français d’alors, tel que le décrit Rousseau, avec sa musique trop touffue et ses accompagnements trop chargés.

Mais ne sera-ce pas appauvrir l’art?—Non, répond Gluck; c’est, au contraire, le ramener au principe même du beau, qui n’est pas seulement la vérité, comme disait Rameau, mais qui est aussi la simplicité:

La simplicité, la vérité et le naturel sont les grands principes du beau dans toutes les productions des arts[393].

Le modèle suprême est, pour Gluck, comme pour Diderot, la tragédie grecque. Il ne s’agit pas, dit Gluck, de juger ma musique au clavecin, dans un appartement! Ce n’est pas de la musique de salon. C’est de la musique pour de larges espaces comme les théâtres grecs:

Les délicats amateurs, qui ont mis toute leur âme dans leurs oreilles, trouveront peut-être un air trop âpre, un passage trop ressenti, ou mal préparé, sans songer que, dans la situation, cet air, ce passage est le sublime de l’expression.

C’est de la peinture à fresque: il faut la voir de loin. Si l’on fait à Gluck une critique sur quelque passage, il demande:

Cela vous a-t-il déplu au théâtre?—Non? Eh bien, cela me suffit. Quand j’ai réussi au théâtre, j’ai remporté le prix que je me propose; et je vous jure qu’il m’importe peu d’être trouvé agréable dans un salon, ou dans un concert. Votre question ressemble à celle d’un homme qui serait placé dans la galerie haute du dôme des Invalides, et qui crierait au peintre qui serait en bas: «Monsieur, qu’avez-vous prétendu faire en cet endroit? Est-ce un nez? Est-ce un bras? Cela ne ressemble ni à l’un ni à l’autre.»—Le peintre lui crierait de son côté avec beaucoup plus de raison: «Eh! monsieur, descendez, regardez, et jugez vous-même[394]

Grétry, qui posséda à un haut degré l’intelligence de cet art, dit:

Ici, tout doit être volumineux; c’est un tableau fait pour être vu à une grande distance. Le musicien ne travaillera qu’en grosses notes. Point de roulades. Presque toujours un chant syllabique. L’harmonie, la mélodie doivent être larges; tous les détails des genres finis sont exclus de l’orchestre. Il faut en quelque sorte peindre avec un balai. Si les paroles ne renferment qu’un sentiment, si le morceau doit conserver une unité de sentiment, le musicien aura le droit et le devoir de prendre un mètre ou un rythme qu’il conservera sans interruption dans chaque morceau de musique. Gluck n’a été vraiment grand que lorsqu’il a contraint son orchestre ou le chant par un même trait[395].

On connaît, en effet, cette vigueur de rythmes insistants et répétés, où se marque si puissamment l’énergique volonté de Gluck. Bernhard Marx dit[396] qu’aucun musicien ne l’égale en cela, même pas Hændel. Seul, peut-être, Beethoven. Toutes ses règles d’art sont d’un art monumental, fait pour être vu en sa place, et d’une place déterminée. Et «il n’y a aucune règle, dit Gluck, que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet».

L’effet dramatique est donc en dernier lieu, comme en premier, l’objet essentiel de cette musique. A tel point que, de l’aveu du compositeur, elle perd presque tout son sens, non seulement à être entendue hors du théâtre, mais à être entendue, même au théâtre, sans la direction du compositeur. Car il suffit de la plus légère altération dans un mouvement, ou dans l’expression, il suffit d’un détail hors de sa place, pour que l’effet d’une scène entière soit détruit, et que—c’est Gluck qui parle—l’air: «J’ai perdu mon Eurydice» devienne «un air de marionnettes».

En tout cela, on sent l’homme de théâtre, pour qui la plus belle pièce écrite n’est rien, pour qui le théâtre n’existe que réalisé, sur la scène, par les acteurs, et non pas dans les livres ou les concerts. En certains cas, pour le Trionfo di Clelia (1763), par exemple, nous savons que Gluck se contenta de préparer son opéra dans sa tête, et qu’il ne consentit à l’écrire qu’après avoir vu les acteurs et étudié leur façon de chanter. Alors il lui suffisait de quelques semaines pour achever son travail. Ainsi procéda parfois Mozart. Cette théorie était poussée si loin chez Gluck qu’il en arrivait à ne plus s’intéresser à ses partitions écrites ou publiées. Ses manuscrits sont d’une incroyable incurie. Il fallait le contraindre pour qu’il corrigeât ses éditions.—Qu’il y ait en tout ceci des exagérations évidentes, je ne le nie point; mais comme ces exagérations mêmes sont intéressantes! Elles sont, à coup sûr, le fait d’une violente réaction contre l’opéra d’alors, qui était du théâtre musical de concert, de l’opéra en chambre.

Il va sans dire qu’avec de pareilles pensées, Gluck devait être conduit à accomplir cette réforme de l’orchestre et du chant de l’opéra, qu’appelaient tous les gens de goût de son temps. Ce fut son premier acte, en arrivant à Paris. Il s’attaqua à ces incroyables chœurs, qui chantaient avec des masques, sans un geste, rangés, les hommes d’un côté, les bras croisés, les femmes de l’autre, un éventail à la main. Il s’attaqua à cet orchestre plus incroyable encore, qui jouait avec des gants pour ne pas se refroidir ou se salir les mains, qui passait son temps à s’accorder bruyamment, et dont les instrumentistes venaient ou partaient tranquillement, au milieu d’un morceau, quand il leur en prenait fantaisie. Le plus difficile à réduire, c’étaient les chanteurs, orgueilleux et intraitables. Rousseau disait plaisamment:

L’Opéra n’est point ici, comme ailleurs, une troupe de gens payés pour se donner en spectacle au public; ce sont, il est vrai, des gens que le public paye, et qui se donnent en spectacle; mais tout cela changé de nature, attendu que c’est une Académie Royale de musique, une espèce de cour souveraine, qui juge sans appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de justice ni de fidélité.

Gluck imposa à ces «Académiciens» six mois de répétitions sans pitié, ne leur passant rien, et menaçant, à chaque révolte, d’aller trouver la reine et de repartir pour Vienne. C’était une chose tellement inouïe—un compositeur réussissant à se faire obéir des musiciens de l’Opéra!—qu’on venait assister à ces belliqueuses répétitions, comme à un spectacle.

La danse était encore à part de l’action; et, dans l’anarchie de l’opéra avant Gluck, elle semblait le pivot de l’œuvre, autour duquel tout le reste venait tant bien que mal s’accrocher. Gluck brisa son orgueil: il osa tenir tête à Vestris, qui tyrannisait l’opéra français; il ne craignit point de lui dire que, dans ses œuvres, il n’y avait point de place pour les «gambades», et qu’ «un artiste qui portait toute sa science dans ses talons n’avait pas le droit de donner des coups de pied dans un opéra tel qu’Armide». Il réduisit la danse à faire, autant que possible, partie intégrante de l’action: voyez les ballets des Furies ou des ombres bienheureuses dans Orphée. Certes, la danse n’a plus avec Gluck l’exubérance ravissante qu’elle avait dans l’opéra de Rameau, mais ce qu’elle perd en originalité et en richesse, elle le gagne en simplicité et en pureté. Les airs de danse d’Orphée sont des bas-reliefs antiques, une frise de temple grec.

Partout les mêmes principes de simplicité, de clarté, de vérité, la subordination de tous les détails de l’œuvre à l’unité du drame, un art monumental et populaire, anti-savant:—l’art rêvé par les Encyclopédistes.

* *
*

Mais le génie de Gluck les dépasse. Chose remarquable, plus qu’eux, il représente en musique le libre esprit du XVIIIe siècle, la raison dégagée de toutes les petites questions de rivalités de races, de nationalisme musical. Avant Gluck, le problème était réduit à une lutte entre l’art italien et l’art français. Chez les uns et les autres, la question posée était: «Qui l’emportera, de Pergolèse ou de Rameau?»... Gluck arrive. Que fait-il triompher? Est-ce l’art français? Est-ce l’art italien? Est-ce l’art allemand[397]? C’est bien autre chose encore! C’est un art international, et Gluck le dit, en propres termes:

Je cherche, avec une mélodie noble, sensible et naturelle, avec une déclamation exacte selon la prosodie de chaque langue et le caractère de chaque peuple, à fixer le moyen de produire une musique propre à toutes les nations, et à faire disparaître la ridicule distinction des musiques nationales[398].

Admirons la grandeur de cette pensée, qui s’élève au-dessus des luttes éphémères des partis, et qui est une conclusion logique à la pensée philosophique du siècle,—conclusion que les philosophes eux-mêmes n’avaient peut-être pas eu la hardiesse de tirer[399].—Oui, l’art de Gluck est un art Européen. Et c’est en cela qu’il surpasse, à mon sens, l’art de Rameau, qui est exclusivement français. Quand Gluck écrit pour les Français, il ne s’asservit pas à leurs caprices. Il ne prend que les traits, les plus généraux, les plus essentiels du style et de l’esprit français. Ainsi échappe-t-il à la plupart des mièvreries du temps. Il est classique. Pourquoi Rameau, qui est un si grand musicien, n’a-t-il pas dans l’histoire de l’art une place égale à celle de Gluck? Parce qu’il n’a pas su dominer assez la mode de son époque. Parce qu’on ne trouve pas en lui cette rigueur de la volonté et cette clarté de la raison, qui caractérisent l’art de Gluck. Comme on l’a dit, Gluck est Corneille. Il y a eu de grands poètes dramatiques en France avant Corneille; mais ils n’avaient point l’éternité de son style: «Je fais la musique, disait Gluck, de manière qu’elle ne vieillisse pas de sitôt.» Un tel art, se privant volontairement,—autant du moins qu’il est possible,—des agréments de la mode, est naturellement moins séduisant que celui qui y a recours, comme l’art de Rameau. Mais cette liberté souveraine de l’esprit, qui le tient en dehors du siècle et du pays où il a surgi, fait qu’il est de tous les siècles et de tous les pays.

Bon gré mal gré, Gluck s’est imposé à l’art de Son époque. Il a mis fin aux luttes de l’italianisme et de l’opéra français. Si grand que fût Rameau, il n’était pas assez fort pour tenir tête aux Italiens. Il n’était pas assez éternel, pas assez universel; il était trop uniquement Français. Un art ne triomphe pas d’un autre en s’opposant à lui, mais en l’absorbant et le dépassant. Gluck brise l’italianisme, en s’en servant. Il brise l’ancien opéra français, en l’élargissant. Grimm, cet italianisant impénitent, forcé de s’incliner devant le génie de Gluck, qu’il n’aima jamais, doit convenir, en 1783, que «la révolution lyrique, depuis huit ans, est prodigieuse, et qu’on ne peut refuser à Gluck la gloire de l’avoir commencée»:

C’est lui qui, de sa massue lourde et noueuse, a renversé l’ancienne idole de l’opéra français et chassé de ce théâtre la monotonie, l’inaction et toutes ces longueurs fastidieuses qui y régnaient. C’est à lui que nous devons peut-être les chefs-d’œuvre de Piccinni et de Sacchini.

Rien de plus sûr. Piccinni, que les italianisants opposèrent à Gluck, ne réussit à lutter contre lui qu’en profitant de ses exemples et en s’inspirant de ses modèles de déclamation et de style. Gluck lui a frayé le chemin. Il l’a préparé aussi à Grétry[400], à Méhul, à Gossec, à tous les maîtres de la musique française; et l’on peut dire que c’est son souffle affaibli qui anime une bonne partie des chants de la Révolution[401]. Il n’a pas eu moins d’influence en Allemagne, où Mozart, qu’il connut personnellement[402], et dont il admira les premières œuvres, l’Enlèvement au Sérail, la Symphonie Parisienne, a fait triompher, avec une bien autre ampleur musicale, l’opéra italien réformé, européanisé, de Gluck et de Piccinni[403]. Beethoven lui-même a été profondément imprégné des mélodies de Gluck[404].

Ainsi Gluck a eu ce privilège à peu près unique d’agir directement, à la fois, sur les trois grandes écoles musicales de l’Europe, et de les marquer de son empreinte. C’est qu’il était de toutes les trois, sans être enfermé dans les limites d’aucune d’elles. C’est qu’il avait employé au service de son œuvre d’art européen les éléments artistiques de toutes les nations: la mélodie italienne, la déclamation française, le Lied allemand[405], la clarté du style latin, le naturel de l’opéra-comique,—cet «article de Paris», de fabrique récente,—la gravité souveraine de la pensée germanique, surtout de celle de Hændel, qu’on a tort d’oublier: car Hændel, qui, dit-on, n’aimait point Gluck, fut pourtant son maître préféré, pour la merveilleuse beauté de sa mélodie, pour son style colossal et ses rythmes d’armées en marche[406]. Par son éducation, par sa vie qui se partagea entre tous les pays d’Europe, Gluck était fait pour ce grand rôle de maître européen,—le premier, si je ne me trompe, qui ait imposé à l’Europe, par la domination de son génie, une sorte d’unité musicale. Son cosmopolitisme artistique résume les efforts de trois ou quatre races et de deux siècles d’opéra, en une poignée d’œuvres qui en expriment l’essence d’une façon supérieure—et économique.

D’une façon trop économique peut-être. Il faut bien reconnaître que si la veine mélodique de Gluck est exquise, elle est peu abondante, et que s’il a écrit quelques-uns des airs les plus parfaits de la musique, le bouquet de ces airs pourrait tenir dans la main. Ce maître élyséen vaut par la qualité unique de ses œuvres, non par la quantité; il était pauvre d’invention musicale, non seulement dans la polyphonie, le développement des grands ensembles, le travail thématique et organique, qui est souvent misérable, mais dans la mélodie même, puisqu’il est contraint de reprendre constamment des airs de ses anciens opéras pour ses œuvres nouvelles[407]. Cet homme, à qui ses admirateurs parisiens élevaient en 1778 un buste, avec l’inscription: «Musas præposuit sirenis», a en effet sacrifié les sirènes aux muses; il était plus poète que musicien, et l’on a pu regretter que chez lui la puissance musicale n’égalât point la puissance poétique.

Mais si Mozart, avec un génie musical unique, et peut-être même Piccinni, avec plus de dons mélodiques, l’ont surpassé comme musicien, si Mozart l’a même surpassé comme poète, il serait juste de lui faire hommage d’une partie de leur génie, puisqu’ils ont repris ses principes et suivi ses exemples. Et, par une chose au moins, Gluck reste le plus grand:—non pas simplement parce qu’il fut le premier et leur ouvrit la voie, mais parce qu’il fut le plus noble[408]. Il a été le poète de ce qu’il y a de plus haut dans la vie. Non pourtant qu’il se soit élevé à ces hauteurs, presque inaccessibles et irrespirables, du rêve métaphysique et de la foi, où se plaît l’art d’un Wagner. L’art de Gluck est profondément humain. Par opposition aux tragédies mythologiques de Rameau, il reste sur la terre: ses héros sont des hommes; leurs joies et leurs douleurs lui suffisent. Il a chanté les passions les plus pures: l’amour conjugal dans Orphée et dans Alceste, l’amour paternel et l’amour filial dans Iphigénie en Aulide, l’amour fraternel et l’amitié dans Iphigénie en Tauride, l’amour désintéressé, le sacrifice, le don de soi-même à ceux qu’on aime. Et il l’a fait avec une sincérité et une simplicité de cœur admirables. Celui qui faisait mettre sur sa tombe l’inscription: «Hier ruht ein rechtschaffener deutscher Mann. Ein eifriger Christ. Ein treuer Gatte...» («Ici repose un honnête homme allemand. Un ardent chrétien. Un fidèle époux...»),—reléguant à la dernière ligne la mention de son talent musical,—montrait qu’il plaçait sa grandeur dans son cœur, plus encore que dans son art. Et il avait raison: car un des secrets de la fascination irrésistible de cet art, c’est qu’il se dégage de lui un parfum de noblesse morale, de loyauté, d’honnêteté, de vertu. Oui, c’est ce mot de vertu qui me semble le mieux caractériser la musique d’Alceste, ou d’Orphée, ou de la chaste Iphigénie. C’est par là surtout que l’auteur en sera cher aux hommes; c’est par là qu’il est, comme Beethoven, bien plus qu’un grand musicien: un grand homme au cœur pur.

GRÉTRY

Il n’est pas de musicien qui nous soit aussi bien connu. Il s’est décrit, dans le dernier détail, suivant la mode du temps,—la mode indiscrète des Confessions de son ami Jean-Jacques.—Il s’est décrit dans ses charmants Mémoires, ou Essais sur la musique, en trois volumes, imprimés en 1797[409], par arrêté du Comité d’Instruction publique, sur une demande signée de Méhul, Dalayrac, Cherubini, Lesueur, Gossec, et appuyée par Lakanal. Car Grétry était alors le citoyen Grétry, inspecteur du Conservatoire de musique; et son œuvre prétendait avoir un objet d’utilité civique. Peu de livres sur la musique sont aussi débordants d’idées, et en suggèrent autant; la lecture en est facile, et même agréable,—ce qui n’est pas un petit mérite dans un ouvrage intelligent.—En prose, comme en musique, Grétry écrit pour tout le monde, «même pour les gens du monde», dit-il. A la vérité, son style n’est pas des plus corrects; il ne faut pas le regarder de trop près; on y trouve des phrases comme celles-ci: «Mes larmes avaient le droit de sécher celles du plus malheureux», ou: «Ses yeux cristallisés de noir ne réfléchissent que des vapeurs infernales».

Il use de périphrases. Il appelle ses parents: «les auteurs de mes jours»,—un chirurgien: «le suppôt d’Esculape»;—et les femmes sont, naturellement, «le sexe qui reçut la sensibilité en partage». Il est un homme sensible:—«Cherchons, cherchons, dit-il, les sensations délicieuses, mais honnêtes et pures; nous ne sommes heureux que par elles: et jamais l’homme sensible, qui aime l’attendrissement, ne fut redoutable pour ses semblables».

(Et sans doute cette phrase, écrite en 1789, a dû avoir l’approbation du sensible Robespierre, qui aimait la musique de Grétry.)

Enfin la composition du livre est des plus décousues, en dépit—ou en raison—du luxe de divisions, subdivisions, livres, chapitres, etc. Grétry entremêle ses récits de digressions métaphysiques. Il parle de l’unité du monde, des anges, de la vie, de la mort, de l’infini; il apostrophe les femmes, l’Amour, l’Amour maternel, la Pudeur: «O sexe aimable!... O source de tous les biens!... O doux repos de la vie!... Être enchanteur!...»

Il apostrophe l’Illusion, et la tutoie pendant sept pages. Il tutoie aussi la Noblesse Héréditaire[410].

Et, malgré tout, il est charmant, parce que tout est chez lui naturel, spontané; et il a tant d’esprit!—«Vous êtes musicien, et vous avez de l’esprit!» lui disait Voltaire, étonné et narquois[411].

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Il y a dans ses Mémoires deux choses principales,—aussi intéressantes l’une que l’autre: ses souvenirs, et ses idées.

Dans ses souvenirs, il se décrit minutieusement, et il ne nous fait grâce de rien: son tempérament physique, ses rêves, ses indispositions, son régime de nourriture, certains détails inattendus de sa toilette intime. C’est un des documents les plus précieux pour connaître la formation d’un artiste,—une des rares autobiographies de musiciens, où l’on trouve réunies deux conditions qui ne vont pas souvent ensemble: un artiste qui sache se décrire, et un artiste qui vaille la peine d’être décrit.

Modeste Grétry, de Liège, était fils d’un pauvre violoniste[412]. Il avait du sang germanique. Sa grand’mère paternelle était Allemande; un de ses oncles était prélat autrichien.

Ses premières impressions musicales, il les dut à un pot de fer qui bouillait sur le feu: il avait quatre ans, et il dansait au chant de la marmite. Il voulut se rendre compte du bruit, et, en renversant le pot, il provoqua une explosion qui lui brûla les yeux et lui rendit la vue faible pour toujours. Sa grand’mère l’emmena se rétablir chez elle, à la campagne, et là encore, c’est un bruit d’eau, un doux murmure de source, qui se fixe dans sa mémoire jusqu’à la fin de sa vie:—«Je vois, j’entends cette fontaine limpide qui bornait d’un côté la demeure de ma grand’mère[413]...»

A six ans, il fut amoureux:—«sentiment vague, à la vérité, et qui s’étendait en même temps à plusieurs personnes; mais déjà j’aimais trop pour oser le dire à aucune d’elles: je gardais le silence par timidité[414]».

Il avait un tempérament délicat, mais résistant. Il souffrit cruellement, et sans se plaindre,—par orgueil,—des brutalités d’un maître. Le jour de sa première communion, il demanda à Dieu de le faire mourir, s’il ne devait pas devenir «honnête homme et homme distingué dans son art». Il faillit être exaucé: le jour même, une solive lui tomba sur la tête, et enfonça un morceau du crâne. Son premier mot, en revenant à lui, fut:

—Je serai donc honnête homme et bon musicien.

Il était alors mystique et superstitieux. Il avait «une dévotion à la Vierge, qui allait jusqu’à l’idolâtrie».—Il est assez embarrassé pour l’expliquer, dans son livre, aux Conventionnels qui l’éditent; cependant il ne l’a point cachée: gage de sa sincérité.—Il était vaniteux, susceptible, et n’oubliait jamais les injustices qu’on lui avait faites. Longtemps après, il pensait encore avec amertume aux humiliations qu’il avait subies de son premier maître, quand il était enfant.

Une troupe de chanteurs italiens décida de sa vocation. Elle vint chanter à Liège les opéras de Pergolèse et de Buranello. Le petit avait ses entrées au théâtre; il assista pendant un an à toutes les représentations, et souvent même aux répétitions: «C’est là, dit-il, où je pris un goût passionné pour la musique[415]». Il apprit et réussit à chanter «aussi purement dans le goût italien que les meilleures chanteuses de l’Opéra». Toute la troupe italienne vint l’entendre à l’église, où il eut un triomphe. «Chacun d’eux le regardait comme son élève».—Ainsi, ce petit Wallon a été, dès l’enfance, formé dans le pur style italien.

Au sortir d’un concert, où, vers quinze ou seize ans, il avait chanté un air fort haut de Galuppi, il fut pris de vomissements de sang. Cet accident se renouvela depuis, à chaque ouvrage qu’il écrivait.—«J’ai vomi, dit-il, jusqu’à six ou huit palettes de sang en différents accès qui revenaient périodiquement, deux fois par jour et deux fois par nuit». Ces hémorragies ne disparurent tout à fait qu’aux approches de la vieillesse. Mais il resta toujours très délicat de la poitrine, et il dut observer, toute sa vie, un régime sévère, soupant d’un verre d’eau et d’une livre de figues sèches[416].—Il était fiévreux, et il eut, à diverses reprises, de graves accès de «fièvre tierce ou putride», avec délire[417]. Ajoutez des obsessions musicales qui l’affolaient, comme celle du chœur des Janissaires, dans les Deux Avares, qu’il eut pendant quatre jours et quatre nuits, de suite, sans discontinuer:—«Mon cerveau était comme le point central, autour duquel tournait sans cesse ce morceau de musique, sans que je pusse l’arrêter[418]».—Enfin des rêves continuels, auxquels il voulait attribuer un caractère prophétique, et où son cerveau continuait de créer:—«L’artiste, souvent occupé d’un grand objet, croit se livrer au repos de la nuit; et, malgré lui, soit en dormant, soit à moitié endormi, sa tête combine... En entrant dans son cabinet, il est étonné de trouver toutes les difficultés vaincues. C’est l’homme de la nuit qui a tout fait; celui du matin n’est souvent qu’un scribe[419]

Je groupe ces petits faits, pour montrer, en passant, ce qu’il y avait d’anormal, même chez cet artiste, un des mieux pondérés qui aient jamais été.—On serait presque tenté de lui reprocher l’excès de son bon sens.

* *
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Après ses succès de petit chanteur italien, il ne rêvait plus que d’aller en Italie. Il y fut, en effet, envoyé, en 1759, à dix-huit ans. Il y avait alors à Rome un Collège de Liège, fondé par un riche Liégeois, et où tout enfant du pays, âgé de moins de trente ans, pouvait être admis pour cinq ans, nourri, logé, entretenu[420]. Grétry y obtint une place.

Il raconte longuement son voyage d’Italie, pittoresque et fort pénible: car il le fit à pied, sous la conduite d’un honnête contrebandier qui, sous prétexte de guider les étudiants de Liège à Rome, et vice versa, portait en Italie les dentelles de Flandre, et en rapportait des reliques. Il entra à Rome, un dimanche de printemps très doux, «qui invitait à la mélancolie». Et alors commencèrent sept années d’enchantement, qu’il aurait voulu plus tard procurer à tout artiste: car personne ne fut plus que lui partisan du séjour des musiciens français ou allemands à Rome[421].

A ce moment, le roi de la musique italienne était Piccinni. Grétry alla le voir; Piccinni fit peu attention à lui.

Et c’est, à dire vrai, ce que je méritais... Mais que le moindre encouragement de sa part m’eût fait de plaisir! Je contemplais ses traits avec un sentiment de respect qui aurait dû le flatter, si ma timidité naturelle avait pu lui laisser voir ce qui se passait au fond de mon cœur. Piccinni se remit au travail, qu’il avait quitté un instant pour nous recevoir. J’osai lui demander ce qu’il composait; il me répondit: «Un oratorio». Nous demeurâmes une heure auprès de lui. Mon ami me fit signe, et nous partîmes sans être aperçus[422].

A peine rentré chez lui, Grétry voulut faire tout ce qu’il avait vu faire à Piccinni: prendre du grand papier, tracer des barres de mesures, et écrire un oratorio. Mais aux barres de mesures s’arrêta la ressemblance.—Il fit aussi la connaissance, à Bologne, du père Martini, qui l’aida à être reçu à l’Académie philharmonique, en lui faisant son morceau de concours[423]. C’était une spécialité du bon père, qui devait, un peu plus tard, rendre le même service au petit Mozart.

Mais le vrai maître de Grétry, ce fut le gentil Pergolèse, mort depuis trente-cinq ans.—«La musique de Pergolèse, dit-il, m’a toujours plus vivement affecté que toute autre musique[424].» «Pergolèse naquit, a-t-il écrit ailleurs, et la vérité fut connue[425].»—Ce qu’il admirait surtout en lui, ce qu’il devait s’appliquer, toute sa vie, à transporter d’une façon raisonnée dans la musique française, c’était la vérité de sa déclamation, «indestructible comme la nature». Dans son amour pour lui, non seulement il réussit à lui ressembler musicalement, mais encore physiquement:

Ce ne fut pas sans un plaisir extrême que, pendant mon séjour à Rome, j’appris de plusieurs musiciens âgés que ma taille, ma physionomie leur rappelaient Pergolèse; ils m’apprirent que la même maladie menaçait aussi ses jours, chaque fois qu’il se livrait au travail. Vernet, qui avait connu et aimé Pergolèse, me confirma la même chose à Paris[426].

Les débuts de Grétry dans la musique dramatique eurent lieu à Rome, où il fit jouer avec succès des Intermedi,—ce genre de petites pièces auquel appartenait la Serva padrona. Malgré les offres qu’on lui faisait pour rester en Italie, il quitta Rome en 1767. Paris l’attirait, depuis qu’il avait lu la partition d’un opéra-comique de Monsigny: Rose et Colas. En route, à Genève, où il s’attarda six mois, il vit jouer cette pièce: c’était la première fois qu’il entendait des opéras-comiques français; son plaisir ne fut pas sans mélange: il lui fallut quelque temps avant de s’habituer à «entendre chanter le français, ce qui lui avait paru d’abord désagréable[427]».—Il ne manqua pas d’aller rendre ses dévotions à Ferney, où Voltaire fit fête à ce phénix des musiciens qui, même en dehors de son art, n’était pas un sot.

Le voici à Paris.

Je n’entrai pas dans cette ville sans une émotion dont je ne me rendis pas compte; elle était une suite naturelle du plan que j’avais formé de n’en pas sortir sans avoir vaincu tous les obstacles qui s’opposeraient au désir que j’avais d’y établir ma réputation[428].

La lutte fut dure, mais assez courte. Deux ans de combat. Les directeurs et les acteurs opposaient à Grétry les romances de Monsigny, comme un modèle inimitable. Cependant il n’eut pas à se plaindre de ses rivaux. Philidor et Duni étaient pleins d’obligeance pour lui; et, surtout, il eut la bonne fortune de trouver des amis, des conseillers et des partisans, tels que Diderot, Suard, l’abbé Arnaud, le peintre Vernet, tous passionnés mélomanes.

C’était la première fois, dit Grétry, que j’entendais parler de mon art avec infiniment d’esprit[429]. Diderot, l’abbé Arnaud, lançaient la foudre au milieu des festins, et, par la force de leur éloquence, communiquaient à chacun la noble envie d’écrire, de peindre, ou de composer de la musique... Il était impossible de résister à la flamme qui sortait de la réunion de ces hommes célèbres[430].

Il devait même avoir la rare et presque unique fortune, pour un musicien français, de désarmer la malveillance de l’ennemi de la musique française,—le grand pontife de la musique en France: Jean-Jacques Rousseau. Il est vrai que leur amitié ne dura pas plus d’une heure. L’indépendance ombrageuse de Rousseau s’offensa des avances trop empressées, trop obséquieuses peut-être, de celui que, l’instant d’avant, il appelait son ami: il rompit avec lui, et ne le revit jamais[431].

En somme, à part les difficultés inévitables à tout début, Grétry fut favorisé par le sort. Son talent fut vite reconnu. Il note lui-même que «sa musique s’établit doucement en France, sans lui faire des partisans enthousiastes, et sans exciter de disputes puériles...» C’est qu’il n’était «d’aucun des partis exagérés qui se disputaient alors à Paris».—«Je me demandais à moi-même: n’est-il point de moyen pour contenter à peu près tout le monde[432]

Tout Grétry est dans cet aveu naïf.

Il avait naturellement assisté à quelques représentations de l’Opéra, mais sans grand intérêt. C’était pendant l’interrègne entre Rameau et Gluck. Le premier était mort, et l’autre n’était pas encore venu en France. Grétry ne comprenait rien à Rameau. Il mourait d’ennui, en entendant ses œuvres. Il comparait ses airs à «certains airs italiens qui avaient vieilli[433]». Il avait pratiqué les théâtres de musique, à Paris, surtout pour apprendre à bien connaître les acteurs, l’étendue et la qualité de leurs voix, afin d’en tirer le plus juste parti. Mais ce qu’il suivait assidûment, c’étaient les représentations du Théâtre-Français. Il ne se lassait point d’entendre de grands acteurs; il tâchait de graver leur déclamation dans sa mémoire: «Elle me semblait, dit-il, le seul guide qui me convînt, le seul qui pût me conduire au but que je m’étais proposé[434]...» Et, bien qu’il n’en dise rien, il y a tout lieu de croire qu’il suivait en cela les inspirations de Diderot, qui a, toute sa vie, énoncé et soutenu ces principes. En tout cas, il eut le mérite de les comprendre et de les appliquer, mieux que personne ne fit jamais.

C’est au Théâtre-Français, c’est dans la bouche des grands acteurs que le musicien apprend à interroger les passions, à scruter le cœur humain, à se rendre compte de tous les mouvements de l’âme. C’est à cette école qu’il apprend à connaître et à rendre leurs véritables accents, à marquer leurs nuances et leurs limites[435].

Et, on le voit, dans la suite, fidèle à ses principes, noter les modulations d’une page d’Andromaque[436], consulter Mlle Clairon pour le duo de Sylvain, et copier en musique «ses intonations, ses intervalles et ses accents[437]». Si les poètes,—c’est Grétry qui fait lui-même cette remarque,—si les poètes disent qu’ils «chantent» lorsqu’ils «parlent», Grétry dit qu’il «parle» lorsqu’il «chante»[438]. Jamais il ne manquait de déclamer les vers, avant de les mettre en musique[439]. Ainsi remarquait-il «les syllabes essentielles qui doivent être appuyées par le chant», et il était conduit «au véritable chant que doit recevoir la parole». Bref, la musique, pour lui, était «un discours» qu’il fallait noter[440].

Tels furent les principes qu’il appliqua de plus en plus clairement, dans la suite de ses opéras et de ses opéras-comiques, dont le premier fut le Huron, en 1768[441], et qu’il n’entre pas dans mon dessein d’étudier ici[442].

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La Révolution vint, et amoindrit un peu sa fortune, mais non sa renommée; elle le combla d’honneurs, imprimant ses ouvrages aux frais de la nation, et inscrivant l’auteur «dans la liste des citoyens qui ont droit à la munificence nationale, par les services qu’ils ont rendus aux arts utiles à la société», comme dit Lakanal, dans son rapport à la Convention. Grétry fut membre de l’Institut national de France, et inspecteur du Conservatoire. Sa muse avait coiffé le bonnet phrygien, et, après avoir dicté les airs de Richard Cœur de Lion, dont le souvenir reste associé aux dernières manifestations royalistes de Versailles, elle dictait Barra, Denys le Tyran, la Rosière républicaine, la Fête de la Raison, et des hymnes pour les fêtes nationales[443]. Mais les titres seuls changeaient, la musique restait la même: c’était toujours l’aimable sentimentalité, chère aux gens de la Terreur, parce qu’ils y trouvaient un refuge contre leurs inquiétudes, et le repos dont leur fièvre avait tant besoin.

Les souvenirs sur la Révolution, sont rares dans les Mémoires de Grétry: l’homme prudent n’aimait pas à se compromettre. En voici pourtant deux ou trois, disséminés à travers l’ouvrage, qui, malgré leur caractère tout musical, font revivre d’une façon saisissante ces terribles années. Je me contente de les transcrire, sèchement. Il y a là des traits dignes de Shakespeare. On peut être tranquille: ce n’est pas Grétry qui les a inventés.

Depuis quatre ans que dure la Révolution, j’ai la nuit (lorsque mes nerfs sont en mouvement) un son de cloche, un son de tocsin dans la tête, et ce son est toujours le même. Pour m’assurer si ce n’est pas le tocsin véritable, je bouche mes oreilles; si alors je l’entends encore, et même plus fort, je conclus qu’il n’est que dans ma tête[444].

Le cortège militaire qui conduisit Louis XVI à l’échafaud passa sous mes fenêtres, et la marche en 6/8, dont les tambours marquaient le rythme sautillant, en opposition au lugubre de l’événement, m’affecta par son contraste et me fit frémir[445].

Dans ce temps[446]..., je revenais vers le soir d’un jardin situé dans les Champs-Élysées. On m’y avait invité pour jouir de l’aspect du plus bel arbre de lilas en fleurs qu’on pût voir. Je revenais seul. J’approchais de la place de la Révolution, lorsque mon oreille fut frappée par le son des instruments; j’avançai quelques pas: c’étaient des violons, une flûte, un tambourin, et je distinguai les cris de joie des danseurs. Un homme qui passait à côté de moi me fit regarder la guillotine; je lève les yeux, et je vois de loin le fatal couteau se baisser et se relever douze ou quinze fois de suite. Des danses champêtres d’un côté, le parfum des fleurs, la douce influence du printemps, les derniers rayons de ce soleil couchant qui ne se relèvera jamais pour ces malheureuses victimes..., ces images laissent des traces ineffaçables. Pour éviter de passer sur la place, je précipitai mes pas par la rue des Champs-Élysées; mais la fatale charrette m’y atteignit... «Paix, silence, citoyens, ils dorment», disait en riant le conducteur de cette voiture de carnage[447].

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Mais d’autres événements occupaient plus Grétry que les tragédies de la patrie. Le cœur de Grétry, quoique bienveillant pour tous, était un peu étroit; et je ne crois pas, en dépit de ses protestations humanitaires, qu’il se soit beaucoup tourmenté des questions sociales. Ce cœur était fait surtout pour «la sensibilité domestique, si naturelle à l’homme né dans le pays des bonnes gens». Cette sensibilité affectueuse, qui fait le charme bourgeois de tant de pages de ses œuvres[448], s’était tout entière reportée sur ses trois filles, qu’il adorait. Il les perdit toutes trois. Il a raconté leur mort dans des pages qui sont les plus belles de ses Mémoires. Je les résume ici.

Le malheureux homme s’accusait de leur mort. Les fatigues de l’artiste sont, dit-il, la mort de ses enfants; «Le père a violé la nature pour atteindre vers la perfection; ses veilles, ses fatigues ont desséché les sources de la vie; il a tué d’avance sa postérité[449]...»

Elles se nommaient Jenni, Lucile et Antoinette,—Jenni, l’aînée, était douée et candide. Elle était faible de santé: «il eût fallu la laisser végéter dans une douce paresse.» On la força à travailler. Grétry se le reprochait amèrement; il croyait que ce travail l’avait tuée:

A quinze ans, elle ne savait qu’imparfaitement lire, écrire, la géographie, le clavecin, le solfège, l’italien; mais elle chantait avec les accents d’un ange; et le goût du chant était la seule chose qu’on ne lui eût pas enseignée... A seize ans, elle s’éteignit doucement, croyant que sa faiblesse annonçait sa prompte guérison.

Le jour de sa mort, elle dit d’écrire à une amie qu’elle irait à son prochain bal.

Elle s’endormit pour jamais, assise sur mes genoux... Je la serrai encore contre mon cœur désespéré, pendant un quart d’heure... J’ai arrosé de mon sang chaque ouvrage que j’ai produit; je voulais de la gloire, je voulais faire vivre des parents pauvres, une mère qui m’était chère: la nature m’a accordé ce que je sollicitais avec tant de peines; mais c’était pour se venger sur mes enfants[450].

La seconde, Lucile, tout au contraire de Jenni, était dévorée d’activité: «C’était la tuer que l’empêcher d’agir... Elle avait un caractère extrême, rebelle, irascible...» Elle composait de la musique. Elle fit deux petites pièces: le Mariage d’Antonio, écrit à treize ans et joué aux Italiens en 1786, et Louis et Toinette. «Pergolèse, dit Grétry, ne désavouerait pas le petit air de bravoure du Mariage d’Antonio». En composant, «elle pleurait, chantait, pinçait sa harpe avec une énergie incroyable. Je pleurais de joie et d’étonnement, en voyant ce petit être transporté d’un si beau zèle et d’un si noble enthousiasme pour les arts.» Elle s’irritait, quand l’inspiration était rebelle: «Tant mieux! lui criait Grétry, c’est une preuve que tu ne veux rien faire de médiocre». Elle tremblait, quand son père examinait son œuvre. Il ne lui indiquait ses défauts qu’avec beaucoup de douceur. Elle s’occupait peu de parure: «Tout son bonheur était dans la lecture, les vers surtout, et la musique qu’elle aimait passionnément». On crut bon de la marier tôt. Elle fit un mauvais mariage; son mari la fit souffrir. Elle mourut, après deux ans de chagrins.

Antoinette restait seule. Grétry et sa femme tremblaient de perdre leur dernier bonheur. La moindre indisposition d’Antoinette les bouleversait. «Souvent elle en souriait, et faisait exprès quelque espièglerie, un faux pas, pour nous engager à mettre des bornes à notre tendresse excessive.» Grétry s’était juré de la laisser entièrement maîtresse d’elle-même. Elle était belle, gaie et spirituelle; elle ne voulut pas se marier. Elle pensait constamment à ses sœurs, sans le dire. Toutes trois avaient l’une pour l’autre un profond amour. Dans sa maladie, la seconde disait souvent: «Ma pauvre Jenni!» A son lit de mort, la troisième disait: «Ah! ma pauvre Lucile!...»—Grétry et sa femme firent avec Antoinette quelques petits voyages hors de Paris. Une fois, en allant à Lyon, elle faillit se noyer dans la Saône, et son père avec elle, en voulant la sauver. Vers l’automne de 1790, à Lyon, elle perdit son appétit et sa gaieté. Ses pauvres parents le remarquèrent avec terreur, et ils se cachaient pour pleurer. Ils lui proposèrent de revenir à Paris. «Oui, dit-elle, retournons à Paris, j’y rejoindrai bien des personnes que j’aime.» Ce mot fit frémir Grétry, qui crut qu’elle pensait à ses sœurs. Elle se sentit mourir, et chercha à le cacher aux siens; elle leur parlait de son avenir, des enfants qu’elle aurait plus tard; elle feignait de vouloir danser, mettre de belles toilettes.

Un soir, un de mes amis, Rouget de Lisle, qui était chez moi, me dit que j’étais bien heureux d’être le père de cette belle enfant.—«Oui, lui dis-je à l’oreille, elle est belle, elle va au bal; et dans quelques semaines, elle sera dans la tombe[451]

Elle eut quelques jours de fièvre, un délire aimable: elle se croyait au bal, à la promenade, avec ses sœurs; elle était sereine, elle s’apitoyait sur ses parents.

Elle était assise sur son lit, en nous parlant ainsi pour la dernière fois; elle se coucha, ferma ses beaux yeux, et fut rejoindre ses sœurs...

Par pitié pour moi, ma femme eut la force de supporter la vie, et me força à l’imiter. Elle se remit à la peinture, qu’elle avait cultivée, fit les portraits de ses filles, puis continua de peindre, pour s’occuper, pour vivre...

Il y a trois ans de cela... Vingt fois, j’ai jeté la plume en écrivant ceci; mais, soit faiblesse paternelle, soit le désir irrésistible de vous faire répandre, ô mes amis! une larme sur la tombe chérie de mes filles, j’ai esquissé ce tableau douloureux que j’aurais dû n’entreprendre que dans quelques années...—Voilà la gloire!

L’immortalité chimérique est payée par le deuil réel. Le bonheur factice est acheté par la perte du bonheur réel. Vis quelques jours dans la mémoire des hommes; mais sois mort dans ta postérité[452]...

Qu’on me pardonne d’avoir cité ces pages. Peut-être l’histoire de la musique n’a-t elle rien à voir à cela. Mais ce ne sont pas seulement des questions de technique musicale qui nous intéressent à la musique. Si la musique nous est si chère, c’est qu’elle est la parole la plus profonde de l’âme, le cri harmonieux de sa joie et de sa douleur. Je ne sais pas choisir entre la plus belle sonate de Beethoven et le tragique Testament d’Heiligenstadt. L’un et l’autre se valent. Et il se trouve ici que les pages de Grétry que je viens de résumer sont les plus belles qu’il ait jamais écrites, plus belles que toute sa musique: car le malheureux homme s’y est mis lui-même. Il ne s’y préoccupe plus de noter la déclamation des comédiens.—(Imiter les comédiens! quel aveu de faiblesse pour un poète musical! Ne peut-il donc simplement laisser parler son cœur?)—Il le laisse parler ici. Et c’est la valeur unique de ces pages dans son œuvre tout entier.

Sur le reste de la vie de Grétry, il n’y a plus que peu de chose à ajouter. Lui-même fait cet aveu si honorable pour son cœur,—car il est bien pénible pour l’amour-propre de l’artiste:

Après ce coup terrible, la fièvre qui me brûlait s’est ralentie; mon goût pour la musique a diminué, le chagrin a éteint presque entièrement mon imagination; j’ai écrit ces volumes[453], qui sont plutôt un ouvrage de raisonnement que d’imagination[454].

Malgré tout, cet homme qui, d’instinct, plutôt que par calcul, plaisait à tous,—comme il s’en vantait naïvement,—eut en effet la rare fortune, après avoir plu au roi, et à la Révolution, de plaire à Napoléon, qui pourtant n’était pas tendre pour la musique française. Il reçut de lui une pension considérable, et la croix de la Légion d’honneur, dès la fondation de l’ordre. Il vit son nom donné à une rue de Paris, et sa statue élevée à l’Opéra-Comique. Enfin il eut le bonheur d’acheter l’Ermitage de son cher Jean-Jacques et d’y mourir, le 24 septembre 1813.

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Il faudrait tout un livre pour examiner, comme elles le mériteraient, toutes les idées ingénieuses, géniales, ou saugrenues, qui pullulaient dans ce petit cerveau, toujours en ébullition. Sa fécondité d’invention est incroyable. Que n’a-t-il pas imaginé, et que ne trouve-t-on pas, tout le long de ses livres!—Des inventions de physique amusante ou de mécanique musicale. Un «rhythmomètre» pour fixer les mouvements[455]. Un baromètre musical, «fait d’une seule corde à boyau, qui, selon le temps, s’étendant ou se raccourcissant, ferait partir deux ressorts, correspondant à un cylindre et à un jeu de flûtes, jouant deux airs, l’un vif et en majeur pour le beau temps, l’autre lent et en mineur pour la pluie[456]». Des théories sur l’occultisme et la télépathie[457]; sur l’emploi de la musique en médecine, particulièrement dans les maladies de nerfs[458] et dans la folie[459]; sur l’hérédité[460]; sur le régime de nourriture, auquel Grétry attribue une influence énorme sur le caractère:

On serait à peu près sûr de faire un homme colère, pacifique, imbécile, ou homme d’esprit, si l’on portait une attention suivie sur son régime et son éducation[461].

Il a une conception du bonheur qui annonce celle de Tolstoy:

Les plus sages d’entre les hommes voient enfin que c’est en faisant des sacrifices aux autres que nous méritons qu’ils en fassent pour nous.—Mais, de cette manière, nous ne vivons donc que de sacrifices?—Oui.—C’est donc là le bonheur général?—Il n’en est point d’autre[462].

Tenons-nous-en à ses pensées sur la musique. Aussi bien, c’est un monde:—simples esquisses pour la plupart, et jetées en passant, mais fécondes, profondes, divinatrices souvent.

La première, celle qui ouvre et ferme les Mémoires, celle qu’il considérait comme sa principale découverte, nous l’exposions tout à l’heure, c’est cette idée que le principe de la musique est la vérité de la déclamation[463], que la musique est une langue expressive, d’une précision parfaite[464], et que la psychologie, l’étude des caractères et des passions, est la base de cet art[465].

C’est ensuite l’invention de l’ouverture à programme[466], de l’entr’acte psychologique et dramatique, qui résume ce qui vient de se passer, ou annonce ce qui va suivre[467]. C’est la notation des passions en musique: ce qui l’amène à exposer, en deux ou trois cents pages de son second volume, la façon, dont le musicien peut traduire l’Amitié, l’Amour maternel, la Pudeur, la Fureur, l’Avarice, la Vivacité, l’Indolence, le Jaloux, le Scélérat, le Glorieux, le Distrait, l’Hypocrite, l’Hypocondre, le Flatteur, le Caustique, le Gobe-mouches, l’Optimiste, le Pessimiste, etc., bref, toutes les nuances de la comédie humaine[468],—traçant ainsi la voie au Molière musical, que nous attendons encore, qui doit venir, qui peut venir: car tout est prêt, la langue est faite; il ne manque plus que le génie.

Et c’est aussi l’analyse expressive de tous les matériaux, dont dispose la musique: la psychologie des tons[469]; la psychologie des timbres instrumentaux[470]; l’orchestration représentative des caractères[471]; le pouvoir indiscret et profond, que la pure musique, la symphonie de l’orchestre, a de pénétrer les cœurs et de dévoiler ce que les paroles et le chant ne disent pas, ne veulent pas dire[472]; les analogies décadentes des couleurs avec les sons[473]... Tout ceci est encore du domaine propre à Grétry, du ressort de cet opéra-comique perfectionné, où il trouve un si excellent emploi de ses qualités personnelles, de sa finesse psychologique, qui parfois pèche par excès de clarté[474], mais qui l’amenait a lire dans la musique des autres et dans leurs moindres inflexions de voix, comme dans un livre[475]: «La musique, a-t-il dit, est un thermomètre, qui fait apprécier le degré de sensibilité de chaque peuple et de chaque individu[476]

Mais voici d’autres idées, qui dépassent les bornes de son art propre. En même temps que Mozart, et sans qu’ils aient connaissance des pensées l’un de l’autre, il rêve d’un duodrama, «d’une tragédie musicale, où le dialogue serait parlé[477]»,—une sorte de mélodrame de génie.—Il a l’idée de l’orchestre caché, et du théâtre de Beyreuth[478].—Il a l’idée des grands théâtres du peuple, que nous commençons à peine à réaliser, et des jeux nationaux, de ces grandes fêtes populaires, que nous nous efforçons d’instituer, à l’exemple de la Grèce antique et de la Suisse d’aujourd’hui[479].—Il a l’idée de petits théâtres-écoles où l’on formerait des acteurs et des auteurs[480], et de lectures musicales publiques, où l’on soumettrait au jugement de l’assistance des scènes inédites, des fragments d’œuvres nouvelles, composées par de jeunes musiciens encore inconnus, qui se destinent à l’art dramatique[481].—Il travaille à faire rendre à la musique la place qui lui revient dans l’instruction, et insiste sur l’importance du chant dans l’enseignement primaire[482].—Il voudrait que l’on fondât un Opéra historique, où l’on jouerait les chefs-d’œuvre du passé disparu[483].—Il est, comme on pouvait l’attendre d’un homme aussi «sensible», il est féministe en art, et il encourage vivement les femmes à se livrer à la composition musicale[484].

Voici qui est plus remarquable encore:

Ce musicien d’esprit clair et net jusqu’à l’excès, qui était fait uniquement pour écrire de la musique sur des paroles précises,—de tous les musiciens celui qui semble avoir été le plus loin de l’esprit de la symphonie, et qui en parle quelquefois avec un dédain amusant[485], ce faiseur d’opéras qui mettait les «symphonistes» bien au-dessous des compositeurs dramatiques[486], et qui était assez disposé à croire que si Haydn avait rencontré Diderot, il eût écrit des opéras, et non des symphonies[487],—ce Grétry sentait pourtant fort bien la beauté de la musique symphonique, dont il dit:

La douce inquiétude que donne la bonne musique instrumentale, cette répétition vague des accents de nos sentiments, ce voyage aérien qui nous balance dans le vide, sans fatiguer nos organes, ce langage mystérieux qui parle à nos sens, sans employer le raisonnement, et qui équivaut à la raison, puisqu’il nous charme, sont un plaisir bien pur[488].

Et il cite, à ce propos, le fameux passage du Marchand de Venise sur le pouvoir de la musique[489].—Car, pour le dire en passant, il adore Shakespeare, et s’extasie sur son Richard III[490]:—Il a pour Haydn une profonde admiration; il voit dans ses symphonies un dictionnaire d’expressions musicales, d’une valeur inappréciable pour le compositeur d’opéras[491].

Ce n’est pas tout. Quoiqu’il n’écrive pas de symphonies, ni de musique de chambre, il en parle avec l’intelligence d’un génie novateur. Il réclame l’affranchissement des formes instrumentales, la liberté de la Sonate:

Une Sonate est un discours. Que penserions-nous d’un homme qui, coupant son discours en deux, répéterait deux fois chaque moitié?... Voilà à peu près l’effet que me font les reprises en musique.

Et il montre comment on peut arriver à rompre la symétrie archaïque de ces formes, et à y faire entrer plus de vie. Il prévoit les efforts de Beethoven dans ce sens. Il prévoit la Symphonie pathétique de Tschaikowski, qui se termine par le mouvement lent[492]. Il n’est pas éloigné de prévoir la Symphonie avec orgue de M. Saint-Saëns[493]. Bien plus: il prophétise la symphonie dramatique de Berlioz, de Liszt et de Richard Strauss,—cet art qui se trouve aux antipodes du sien:

Ce que je vais proposer promet encore une révolution dramatique... Ne pourrait-on pas donner à la musique la liberté de marcher d’un plein essor, de faire des tableaux achevés, où, jouissant de tous les avantages, elle ne serait plus contrainte de suivre la poésie dans ses nuances diverses?... Quel amateur de musique n’a été saisi d’admiration, en écoutant les belles symphonies de Haydn? Cent fois je leur ai prêté les paroles qu’elles semblent demander... Pourquoi faut-il que le musicien toujours captif ne se voie pas une fois libre dans sa création?... Envoyez un canevas dramatique à Haydn, sa verve s’échauffera sur chaque morceau; il n’en suivra que le sentiment général, et sera libre dans sa composition... Le musicien, ayant fait sa partition,... fera exécuter son ouvrage, à grand orchestre... Le poète lira le sens des paroles après, chaque morceau, et souvent les auditeurs doivent se dire: «Je l’avais deviné», ou: «Je l’avais senti...» Un tel travail réussira, et au delà de ce qu’on imagine... J’indique aux compositeurs de musique instrumentale le moyen de nous égaler et de nous surpasser peut-être, dans l’art dramatique[494].

Sans doute, Grétry a vicié sa conception, en greffant après coup de nouveaux opéras sur ces symphonies dramatiques, et en demandant que le poète adaptât des paroles à ces œuvres de musique pure, qui sont des poèmes à eux seuls. Il n’en a pas moins entrevu, dans un éclair de génie, l’étonnant développement—accompli depuis trais quarts de siècle—des poèmes et des peintures de sons, de la Tondichtung et de la Tonmalerei.

Si le pouvoir de création personnelle avait égalé chez Grétry sa divination d’intelligence, il eût été un des premiers génies musicaux du monde; une partie de l’évolution musicale du XIXe siècle se reflète dans cet esprit de l’ancienne France, et par lui s’opère la jonction de l’art de Pergolèse avec l’art de Wagner, de Liszt et de Richard Strauss.

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A la fin de sa vie, le doux musicien de style Louis XVI s’effara pourtant des nouveaux courants qui se dessinaient dans la musique de son temps. De même que ses rivaux, Méhul, Chérubini, Lesueur, il s’effraya du romantisme naissant, du débordement de passions et de bruit, des harmonies chargées, des rythmes heurtés, de l’orchestration violente, de «la fièvre continue», du «chaos», comme il dit, de la musique à coups de canon[495]. Il crut à une réaction prochaine vers la simplicité. Et cependant la fièvre, loin de tomber, augmenta; et le monde ne s’en est pas plus mal porté. Du chaos, Beethoven allait surgir, et Lesueur devait avoir pour élève Berlioz.

Grétry ne prévoyait pas Beethoven[496]. Tout son espoir allait vers un autre génie; et je cite, en terminant, la touchante prédiction, l’acte de foi passionné, avec lequel il annonçait et appelait ce génie:

Que viendra-t-il après nous? Je vois en idée un être charmant, qui, doué d’un instinct mélodieux, la tête, et l’âme surtout, remplies d’idées musicales, n’osant enfreindre les règles dramatiques qui sont aujourd’hui connues de tous les musiciens, joindra au plus beau naturel une partie des richesses harmoniques de nos jeunes athlètes. Avec plus de certitude que l’enfant d’Abraham, soupirant après l’arrivée de son Messie régénérateur, déjà je tends les bras vers cet être désiré, dont les accents aussi vrais qu’énergiques réchaufferont mes vieux ans[497].

Ce Messie musical, nous le reconnaissons: Grétry, qui l’appelait de ses vœux, ne se doutait pas qu’il était déjà venu. Il avait vécu, il venait de mourir, non loin de lui. C’était Mozart, dont le nom ne paraît pas une fois dans les Essais de Grétry. Il ne faut pas nous en étonner. Hélas! il en est presque toujours ainsi, dans l’histoire de l’art. On vit, les uns à coté des autres, sans se connaître; et c’est quand il n’est plus temps qu’on découvre, morts, ceux qu’on eût tant aimé à connaître vivants.

MOZART

D’APRÈS SES LETTRES
[498]

Je viens de relire ses lettres, que M. Henri de Curzon a traduites en français[499], et qui devraient être dans toutes les bibliothèques: car elles n’ont pas seulement un intérêt pour les artistes; elles sont bienfaisantes pour tous. Quand une fois on les a lues, Mozart reste votre ami pour toute la durée de votre vie; et sa chère figure se représente à vous, d’elle-même, aux heures de peine; on entend son bon rire, enfantin et héroïque, et, si triste que l’on soit, on rougit de s’abandonner, en pensant à cette misère si gaiement supportée. Cherchons à ranimer cette belle ombre effacée.

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La première chose qui frappe en lui, c’est sa merveilleuse santé morale. D’autant plus surprenante, quand on songe à son corps miné par la maladie.—C’est un équilibre presque unique de toutes les facultés: une âme capable de tout sentir et de tout dominer; une raison calme, dont la froideur étonne au milieu des sentiments les plus profonds (la mort de sa mère, son amour pour Constance Weber): une intelligence claire du goût du public et des moyens de succès, qui sait, sans le plier, adapter son orgueilleux génie à la conquête du monde.

Cette santé morale est rarement le don des natures très passionnées, toute passion étant l’excès d’un sentiment. Aussi Mozart a-t-il tous les sentiments; il n’a point de passion:—sauf une; mais elle est terrible: l’orgueil, le sentiment puissant de son génie.

«L’archevêque de Salzbourg vous tient pour un homme pétri d’orgueil»; lui dit un ami. (2 juin 1781.)

Il ne cherche point à s’en cacher. A ceux qui osent toucher à cet orgueil, il répond avec la hauteur républicaine d’un contemporain de Rousseau: «C’est le cœur qui ennoblit l’homme; et si je ne suis pas comte, j’ai peut-être plus d’honneur dans l’âme que bien des comtes; valet ou comte, du moment qu’il m’insulte, c’est une canaille[500]

«Ce qui est curieux tout de même,—dit-il à deux plaisantins d’Augsbourg qui veulent se moquer de sa croix de l’Éperon d’or,—c’est qu’il m’est plus facile d’obtenir toutes les décorations que vous pouvez recevoir, qu’à vous de devenir ce que je suis[501], même si vous mouriez ou ressuscitiez deux fois.... J’avais chaud de rage et de colère...» (16 octobre 1777.)

Il recueille et rapporte avec un soin tranquille toutes les paroles flatteuses qu’il entend sur son compte.

«Le prince Kaunitz a dit de moi à l’archiduc que de tels hommes ne venaient au monde qu’une fois en cent ans.» (12 août 1782.)

Aussi hait-il furieusement, quand son orgueil est atteint. Il souffre d’être au service d’un prince. «Cette pensée m’est intolérable», dit-il. (15 octobre 1778.) Après les injures de l’archevêque de Salzbourg, «il tremble de tout son corps, il chancelle dans la rue comme un homme ivre, il doit rentrer chez lui et se mettre au lit; il en est encore malade, toute la matinée du lendemain». (12 mai 1781.)—«Je hais l’archevêque jusqu’à la frénésie.» (9 mai 1781.)—«Lorsque quelqu’un m’offense, il faut que je me venge; et si je ne lui en faisais pas plus qu’il ne m’en a fait, ce ne serait qu’un rendu et non une correction.» (20 juin 1781.)

Quand son orgueil est en jeu, ou, simplement, quand sa volonté a parlé, ce fils respectueux et soumis ne connaît plus d’autre autorité que sa volonté même.

«Je ne reconnais mon père dans aucune ligne de votre lettre. C’est bien un père; mais ce n’est pas mon père.» (19 mai 1781.)

Il se marie, avant d’avoir reçu le consentement de son père. (7 août 1782.)

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Dépouillez cette grande et unique passion, l’orgueil, vous trouvez l’âme la plus aimable et la plus souriante. Une vive et continuelle tendresse, toute féminine,—ou mieux, enfantine,—qui se plaît aux petites larmes, aux petits rires, aux badinages, à mille petites folies de baby affectueux.

Il s’y mêle d’habitude une gaieté intarissable, qui s’amuse d’un rien, est toujours en mouvement, chante, sautille, rit follement de choses drôles, et plus souvent point drôles, de plaisanteries bonnes ou mauvaises, surtout mauvaises, et quelquefois grossières, mais sans malice et sans arrière-pensée, de mots qui n’ont pas de sens:

«Stru! Stri!... Knaller paller... Schnip... Schnap... Schnur... Schnepeperl!... Snai!...» (6 juillet 1791.)

«Mon cœur est tout ravi de joie, parce que je m’amuse tant à ce voyage!... parce qu’il fait si chaud dans la voiture!... et parce que notre cocher est un brave garçon qui nous conduit bien vite dès que la route le permet un peu!» (1769.)

Mille exemples de cette gaieté sans cause, de ce rire de bonne santé. C’est le mouvement d’un sang abondant et sain. Sa sensibilité n’a rien de nerveux.

«J’ai vu pendre aujourd’hui quatre coquins sur la place de la cathédrale. On pend ici comme à Lyon.» (30 novembre 1770.)

Il n’a point la compassion universelle, l’«humanité» de nos artistes modernes. Il n’aime que ceux qu’il aime, c’est-à-dire son père, sa femme, ses amis; mais il les aime très tendrement; il parle d’eux avec une émotion douce et vive, qui attendrit amoureusement le cœur, comme fait sa musique[502].

«Quand on nous maria, ma femme et moi, nous fondîmes en larmes, ce qui toucha tout le monde. Tous pleuraient en voyant l’émotion de nos cœurs.» (7 août 1782.)

Il fut un ami exquis, comme seuls les pauvres peuvent l’être,—ainsi qu’il disait lui-même.

«Les meilleurs et les plus vrais amis sont les pauvres. Les riches ne savent rien de l’amitié.» (7 août 1778.)

«Ami!... dit-il encore. J’appelle seulement ami, celui qui, en quelque situation que ce soit, nuit et jour ne pense à rien qu’au bien de son ami, et fait tout pour le rendre heureux.» (18 décembre 1778.)

Ses lettres à sa femme, surtout de 1789 à 1791, débordent de tendresse amoureuse et d’une gaieté folle, dont ne peuvent avoir raison la maladie, une misère effroyable, et tous les soucis, qui font de cette époque la plus cruelle de sa vie:

«Immer zwischen Angst und Hoffnung» (Toujours entre l’angoisse et l’espérance)[503]. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, une attitude vaillante pour rassurer sa femme et lui faire illusion sur la situation présente; c’est cet irrésistible besoin de rire, dont Mozart n’est pas maître, et qui veut se satisfaire, même au milieu de ses plus poignantes tristesses[504]. Mais aussi, le rire de Mozart est toujours tout près des larmes, des bienheureuses larmes dont sont pleine les cœurs aimants.

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Il fut heureux, et pourtant nulle existence ne fut plus dure que la sienne. Ce fut une lutte sans répit contre la misère et la maladie. La mort seule y mit un terme,—à trente-cinq ans.—D’où vient donc son bonheur?

Avant tout, de sa foi, intelligente et pure de superstition, mais forte, ferme, et que le doute n’a jamais—non pas même atteinte,—mais effleurée. Elle est calme, paisible, sans passion, sans mysticisme: Credo quia verum[505]. Il écrit à son père mourant:

«Je compte sur de bonnes nouvelles, bien que je me sois fait une habitude de me représenter, en toutes choses, le pire. Comme la mort est le vrai but final de notre vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette vraie, cette meilleure amie de l’homme, que son image, non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais est même au contraire très calmante et très consolante. Et je remercie mon Dieu de m’avoir accordé le bonheur... Je ne me mets jamais au lit sans penser que le lendemain peut-être je ne serai plus; et pourtant aucun de ceux qui me connaissent ne pourra dire que je sois chagrin ou triste dans ma manière d’être. Je rends grâces à mon Créateur de cette félicité, et je la souhaite de tout mon cœur à mon prochain.» (4 avril 1787.)

Voilà le bonheur dans l’éternité. Quant au bonheur dans cette vie, il le trouve d’abord dans l’amour des siens, et surtout dans son amour pour eux.

«Si je suis seulement assuré que rien ne te manque, écrit-il à sa femme, toute ma peine m’est chère et agréable. Oui! la situation la plus pénible et la plus embrouillée, où je puisse me trouver jamais, ne me sera plus qu’une bagatelle, si je sais que tu es en bonne santé, que tu es gaie.» (6 juillet 1791.)

Mais la grande joie pour lui, c’est de créer.

Chez les génies inquiets et maladifs, la création peut devenir une torture,—l’âpre recherche d’un idéal qui fuit. Chez les génies bien portants, comme Mozart, elle est la joie parfaite, si naturelle, qu’elle semble presque être pour eux une jouissance physique. Pour Mozart, composer et jouer est une fonction aussi indispensable à son hygiène que manger, boire, ou dormir. C’est un besoin, une nécessité—bienheureuse, puisqu’elle se satisfait sans cesse.

C’est ce qu’il faut bien voir, si l’on vent comprendre les passages des lettres relatifs à l’argent.

«Soyez certain que mon seul but est de gagner autant d’argent que possible; car, après la santé, c’est ce qu’il y a de meilleur.» (4 avril 1781.)

Cette déclaration semblera grossière aux délicats. Mais il ne faut pas oublier que l’argent ayant toujours fait défaut à Mozart jusqu’à la fin de sa vie,—sa libre création, et, par suite, sa santé, en furent toujours gênées; et toujours il songea, il dut songer, au succès et à l’argent qui délivrent. Rien de plus naturel. Si Beethoven agit autrement, c’est que son idéalisme lui créa un autre monde où vivre, un monde irréel (sans parler des riches protecteurs qui lui assuraient le pain quotidien). Mais Mozart croyait à la vie, au monde, à la réalité des choses. Il voulait vivre et vaincre; et il réussit: du moins à vaincre.—Vivre ne dépendait pas de lui.

Le merveilleux, justement, c’est que son art soit toujours orienté vers le succès, sans jamais rien sacrifier de soi. Sa musique est toujours écrite en vue de l’effet sur le public. Et pourtant, elle ne déroge jamais; elle ne dit que ce qu’elle veut dire. En cela, Mozart était servi par son tact, sa finesse, son esprit ironique. Il méprise le public; mais il s’estime, immensément lui-même. Aussi ne fait-il jamais de concession dont il puisse rougir; il dupe son public, et le mène[506]. Il donne à ses auditeurs l’illusion qu’ils comprennent sa pensée, tandis que les applaudissements qui accueillent ses œuvres ne s’adressent qu’aux passages faits uniquement et précisément pour être applaudis. Qu’importe qu’ils comprennent? Il suffit qu’ils applaudissent, et que le succès de l’œuvre assure à l’auteur la liberté d’en produire de nouvelles.

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«Composer, dit Mozart, est mon unique joie et ma seule passion.» (10 octobre 1777.)

Ce bienheureux génie semblait né uniquement pour créer. On trouvera peu d’exemples d’une aussi parfaite santé artistique. Car il ne faut pas confondre cette puissante facilité avec la verve paresseuse d’un Rossini.—Bach travailla obstinément; il disait à ses amis: «J’ai été obligé de travailler; quiconque travaillera autant que moi réussira aussi bien que moi».—Beethoven lutta constamment, corps à corps, avec son génie. Quand ses amis le surprenaient au milieu du travail de la composition, ils le trouvaient souvent dans un état d’abattement inexprimable: «ses traits étaient décomposés, la sueur lui ruisselait du visage, et il semblait, dit Schindler, qu’il venait de livrer bataille à une armée de contrepointistes». Il est vrai qu’il s’agit ici du Credo de la Messe en Ré. Mais toujours, il esquisse, médite, rature, corrige, surcharge, recommence, et, quand tout est fini, recommence encore, ajoute deux notes au début d’un adagio de sonate, terminé depuis longtemps et gravé.—Mozart ne connaît point ces tourments[507]. Il peut tout ce qu’il veut, et ne veut que ce qu’il peut. Son œuvre est comme le parfum de sa vie: telle, une belle fleur, qui n’a que la peine de vivre[508]. Si facile est en lui la création, qu’elle se double ou se triple parfois, se complique de tours de force invraisemblables, qu’il fait sans y penser.—Il compose un prélude en écrivant une fugue. (20 avril 1782.) La veille d’un concert où il doit jouer une sonate pour piano et violon, il la compose entre onze heures et minuit, écrit hâtivement la partie de violon, sans avoir le temps d’écrire celle de piano, ni de répéter avec son partenaire; et le lendemain, il la joue de mémoire, telle qu’il l’avait composée dans sa tête. (8 avril 1781.)—Ces exemples, entre cent.

Un tel génie devait s’étendre dans tout le domaine de son art, et le remplir avec une égale perfection. Mais il était fait surtout pour le drame musical. Rappelons les traits essentiels de son caractère: Une âme parfaitement saine et pondérée, où domine une volonté supérieure dans un cœur apaisé, sans orages de passions, mais très sensible et très souple.—Un tel homme, s’il est créateur, est plus capable qu’un autre d’exprimer la vie, d’une façon objective. Il ne sera point gêné par les fortes exigences des âmes passionnées qui ont besoin de tout remplir d’elles-mêmes. Beethoven reste Beethoven à toutes les pages de son œuvre; et c’est tant mieux: car nul héros ne pouvait nous intéresser, à son égal. Mais Mozart, grâce au mélange harmonieux de ses qualités,—sensibilité, finesse d’intelligence, tendresse, maîtrise sur soi-même,—était naturellement bien doué pour saisir les mille nuances des âmes étrangères à la sienne, pour s’intéresser au spectacle du monde aristocratique de son temps, et pour le faire revivre dans ses œuvres musicales, avec une poétique vérité. Son cœur était en repos, nulle voix impérieuse ne criait en lui. Il aimait la vie, et il la voyait bien; il n’avait nul effort à faire pour la retracer dans son art, comme il la voyait.

Le meilleur de sa gloire est resté attaché à ses œuvres dramatiques, et il le savait d’avance. Ses lettres nous attestent ses préférences pour la musique de théâtre:

«D’entendre seulement parler d’un opéra, d’être seulement au théâtre, et d’entendre chanter, me voilà hors de moi!» (11 octobre 1777.)

«J’ai un désir inexprimable d’écrire un opéra.» (Id.)

«...Je suis jaloux de tous ceux qui écrivent des opéras. J’en pleurerais, quand j’entends un air d’opéra... Le désir d’écrire des opéras est mon idée fixe.» (2 et 7 février 1778.)

«Avant tout, pour moi, est l’opéra.» (17 août 1783).

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Voyons comment il conçoit cet opéra.

Mozart est exclusivement un musicien. On trouve peu de traces en lui d’une éducation littéraire, ni surtout de préoccupations littéraires, comme chez Beethoven, qui s’instruisit lui-même, et excellemment[509]. On ne peut même pas dire de Mozart qu’il soit avant tout musicien. Il n’est que musicien.—Aussi ne s’arrête-t-il pas longtemps à la difficile question de la poésie et de la musique, associées dans l’œuvre dramatique. Il tranche net. Où est la musique ne peut être de rivale.

«Dans un opéra, il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique.» (13 octobre 1781.)

Et plus loin:

«La musique règne en souveraine, et fait oublier tout le reste.»

Il faut se garder de conclure que Mozart de désintéressait du libretto, et que la musique n’était pour lui qu’une volupté, à laquelle le sujet poétique servait uniquement de prétexte. Tout au contraire. Mozart était convaincu que l’opéra devait exprimer, avec vérité, des sentiments et des caractères; mais c’était la musique qu’il chargeait de ce rôle, et non la poésie, parce qu’il était musicien, et non poète; et parce que son génie répugnait au partage de son œuvre avec un autre artiste.

«Je ne puis pas exprimer mes sentiments et mes pensées en vers, ou en couleurs, car je ne suis ni poète, ni peintre. Mais je puis le faire avec des sons, car je suis musicien.» (8 novembre 1777.)

La poésie doit donc fournir «un plan bien composé», des situations dramatiques, et des paroles «obéissantes», des «paroles écrites uniquement pour la musique» (13 octobre 1781). Le reste est l’affaire du compositeur qui, d’après Mozart, a à sa disposition une langue aussi précise, et bien autrement profonde que la poésie[510].

Nul doute à avoir sur les intentions de Mozart, quand il écrit un opéra. Il a pris soin de commenter lui-même plusieurs passages d’Idoménée et de l’Enlèvement au sérail. Son intelligente recherche d’analyse psychologique s’y montre nettement:

«Comme la colère d’Osmin[511] augmente toujours, et qu’on s’imagine que l’air est déjà, près de finir, l’Allegro assai qui, est d’un tout autre rythme et dans un ton différent, doit faire le meilleur effet; car un homme emporté par une aussi violente colère dépasse toute règle, toute mesure et toutes bornes; il ne se connaît plus; et, de même, il faut que la musique, elle aussi, ne se connaisse plus.» (26 septembre 1781.)

A propos de l’air: «O wie ängstlich» du même opéra:

«Le cœur qui bat est annoncé d’avance par les violons en octave. On y voit le tremblement, l’irrésolution, on voit se soulever le cœur gonflé, ce qui est exprimé par un crescendo, on entend les chuchotements et les soupirs rendus par les premiers violons en sourdine, et une flûte à l’unisson.» (26 septembre 1781.)

Où s’arrêtera cette recherche de la vérité d’expression?—Ou bien ne s’arrêtera-t-elle jamais? La musique sera-t-elle toujours, pour conserver l’expression de Mozart, comme «les battements du cœur qui se soulève»?—Oui, pourvu que ces palpitations restent toujours harmonieuses.

Parce qu’il est uniquement musicien, Mozart défend à la poésie de commander à la musique, et la fait obéir. Parce qu’il est uniquement musicien, il commande à la situation dramatique elle-même d’obéir à la musique, quand elle menace d’outre-passer les limites que le bon goût lui impose[512].

«Comme les passions, qu’elles soient violentes ou non, ne doivent jamais être exprimées jusqu’au dégoût, la musique, même dans la situation la plus terrible, ne doit jamais offenser l’oreille, mais là encore, la charmer, et enfin rester toujours la Musique.» (26 septembre 1781).

La musique est donc la peinture de la vie, mais d’une vie épurée. Il faut que ses chants, où se reflètent les âmes, charment l’âme, mais sans blesser la chair, sans «offenser l’oreille». La musique est l’expression harmonieuse de la vie[513].

Cela n’est pas seulement vrai des opéras de Mozart, mais de toutes ses œuvres[514]. Sa musique, quoi qu’il semble, ne s’adresse pas aux sens, mais au cœur. Elle exprime toujours un sentiment ou une passion.

Et le plus remarquable, c’est que les sentiments que peint Mozart, souvent ne sont pas les siens, mais ceux d’étrangers qu’il observe. Il ne les sent pas en lui; il les voit chez un autre.—On ne le croirait pas, s’il n’avait pris la peine de le dire lui-même en quelques passages:

«J’ai voulu composer un andante, tout à fait d’après le caractère de Mlle Rose. C’est la vérité: tel est l’andante, telle est Mlle Cannabich.» (6 décembre 1777.)

Ainsi telle est la force de l’esprit dramatique chez Mozart, qu’il se fait jour jusque dans les œuvres qui comportent le moins son emploi, celles où le musicien met le plus de sa personnalité et de ses rêves.

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Fermons ses lettres, abandonnons-nous au flot de sa musique. C’est ici qu’est son âme tout entière. Nous y retrouvons, dès le premier instant, la tendresse et l’esprit qui sont son essence même.

Ils sont partout mêlés, à tous ses sentiments et à toutes ses pensées; ils les enveloppent, les pénètrent, les baignent d’un doux rayonnement. C’est pourquoi il n’a jamais réussi—ni cherché—à tracer des caractères antipathiques. Il suffit de penser au tyran de Léonore, aux personnages sataniques du Freyschütz et d’Euryanthe, aux héros monstrueux du Ring, pour se convaincre par l’exemple de Beethoven, de Weber et de Wagner, que la musique est très capable d’exprimer et d’inspirer la haine et le mépris. Mais, comme dit le duc du Soir des Rois, elle est surtout «l’aliment de l’amour»; et l’amour est son aliment. Telle est la musique de Mozart. C’est pour cela qu’il est si cher à ceux qui l’aiment. Il le leur rend si bien!—C’est comme un retour perpétuel de tendresse, un flot ininterrompu d’amour, qui coule de cette âme affectueuse à celles de ses amis.—Tout enfant, il avait un besoin maladif de tendresse. On conte qu’un jour il demanda brusquement à une princesse d’Autriche: «Madame, est-ce que vous m’aimez?» et qu’elle, pour le taquiner, ayant répondu non, l’enfant eut le cœur gros, et se mit à pleurer.—Le cœur est toujours resté enfant. La naïve prière se répète constamment sous cette tendre musique: «Je vous aime. Aimez-moi»[515].

Aussi a-t-il constamment chanté l’amour. Réchauffés par son cœur, les personnages conventionnels de la tragédie lyrique, sous la fadeur des paroles et la galanterie monotone des situations, ont trouvé des accents personnels, dont le charme dure encore pour tous ceux qui aiment.—Cet amour n’a rien d’emporté, ni de romantique; ce n’est que la douceur ou la tristesse d’aimer. La passion, dont Mozart ne souffrit point durant sa vie, n’a déchiré le cœur d’aucun de ses héros. La douleur de dona Anna, ou même la jalousie de l’Elektra d’Idomeneo n’ont aucun rapport véritable avec le démon de Beethoven et de Wagner. De toutes les passions, il ne connut bien que la colère et l’orgueil. La passion par excellence, «la Vénus tout entière...», n’apparaît point chez lui. Mais c’est ce qui imprime à l’ensemble de son œuvre son caractère d’ineffable sérénité: et pour nous, qui vivons à une époque où les artistes tendent à ne nous plus faire connaître l’amour que par les ardeurs brutales de la chair, ou par l’hypocrite «mysticisme» d’un cerveau hystérique, la musique de Mozart ne nous charme pas moins par ce qu’elle ignore de l’amour que par ce qu’elle en sait.

Il y a pourtant chez lui un fonds de sensualité. Moins passionné, il est plus voluptueux que Gluck et que Beethoven. Il n’est pas un idéaliste d’Allemagne; il est de Salzbourg, sur la route de Venise à Vienne, et semblerait plutôt à demi Italien. Son art rappelle parfois les expressions alanguies des beaux archanges et des androgynes célestes de Pérugin, dont la bouche est faite pour tout autre chose que pour la prière. Mozart est d’une plus large envergure que le peintre de Pérouse, et il a su trouver des accents autrement émouvants pour le monde de la foi. Ce n’est pourtant qu’en Ombrie qu’on peut trouver un terme de comparaison avec cette musique pure et sensuelle. Pensez à ces charmants rêveurs d’amour: à Tamino, cette fraîcheur virginale d’une âme où l’amour vient d’éclore;—à Zerline;—à Constance;—à la comtesse des Nozze, à sa tendre mélancolie;—à la rêverie poétique et voluptueuse de Suzanne;—au Quintetto, qui pleure et rit, et à la langoureuse béatitude du Terzetto (Soave sia il vento) de Cosi fan tutte, semblable «au suave Zéphyr, qui souffle sur un banc de violettes, dérobant et apportant son parfum[516]»:—à tant de grâce et de morbidezza.—Mais le cœur reste toujours—presque toujours—ingénu, chez Mozart; sa poésie transfigure tout ce qu’il touche, et l’on aurait peine à reconnaître, sous la musique des Nozze, les brillants personnages, mais secs et corrompus, de la pièce française. Le brio sans profondeur de Rossini est bien plus près du sentiment de Beaumarchais. C’est presque une nouvelle création que cet admirable Chérubin, qui dit l’inquiétude et le ravissement d’une âme enveloppée par le souffle mystérieux de l’amour. L’innocence saine de Mozart a passé sur les situations équivoques (Chérubin chez la comtesse, etc.), sans y voir qu’un sujet à de gais dialogues. En réalité, il y a un abîme entre les don Juan et les Figaro de Mozart, et ceux de nos auteurs français. L’esprit français a chez Molière quelque chose d’âpre, quand il n’est pas précieux, rude ou bouffon. Chez Beaumarchais, il est sec et scintillant. L’esprit de Mozart n’a aucun rapport avec eux; il ne laisse aucun arrière-goût d’amertume; il est sans malignité; c’est le plaisir de vivre, d’agir, d’être en mouvement, de dire et de faire des folies, de jouir du monde, de la vie; il est imprégné d’amour. Ce sont d’aimables créatures qui se grisent de rires, de mots dits à tort et à travers, pour cacher l’émotion amoureuse qui est au fond de leur cœur. Elles font penser aux folles lettres, que Mozart écrivait à sa femme:

«Petite femme chérie, si je voulais te raconter tout ce que je fais avec ton cher portrait, tu rirais bien souvent! Par exemple, quand je le tire de sa prison, je lui dis: Dieu te bénisse, petite Constance!... Dieu te bénisse, friponne!... tête ébouriffée,... nez pointu!—Et puis, quand je le remets en place, je le fais glisser peu à peu, en disant tout le temps: Allons!... allons!... allons!... mais avec l’énergie particulière que demande ce mot qui dit tant de choses!... Et pour finir, je dis bien vite: Bonne nuit, petite souris, dors bien.—Je crois bien que je viens d’écrire là quelque chose de fort stupide (du moins pour le monde)... mais voilà le sixième jour que je suis loin de toi, et vraiment il me semble qu’il y a déjà un an... Ah! si les gens pouvaient voir dans mon cœur, je rougirais presque...» (13 avril, 30 sept. 1790.)

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L’abondance de gaieté produit la bouffonnerie. Il s’en mêle une forte dose à l’esprit de Mozart. La double influence de la comédie bouffe italienne et du goût viennois devaient y contribuer. C’est la partie la moins intéressante de son œuvre, et nous nous en passerions volontiers; mais elle se comprend. Il est bien naturel que le corps ait ses exigences à côté de l’esprit; et quand, il déborde de joie, la bouffonnerie jaillit d’elle-même. Mozart s’amuse comme un enfant. On sent que ses Leporello, ses Osmin et ses Papageno le divertissent prodigieusement.

La bouffonnerie chez lui atteint quelquefois au sublime. Que l’on pense au caractère de don Juan, et à tout cet opéra qualifié par l’auteur d’opera buffa[517]. La bouffonnerie pénètre ici l’action tragique; elle se joue autour de la statue du commandeur et des douleurs d’Elvire. La scène de la sérénade est une situation bouffe; mais l’esprit avec lequel Mozart l’a traitée en fait une scène de haute comédie. Le caractère tout entier de don Juan est tracé avec une souplesse de main surprenante. A vrai dire, il est exceptionnel dans l’œuvre de Mozart; et il l’est peut-être aussi dans l’art musical du XVIIIe siècle[518]. Il faut aller jusqu’à Wagner pour trouver, dans le théâtre de musique, des personnages d’une vie aussi vraie, aussi pleine et aussi logique, d’un bout à l’autre de l’œuvre. S’il est une chose, au premier instant, qui surprenne, c’est que Mozart ait pu tracer avec cette assurance le caractère d’un grand seigneur sceptique et libertin. Mais si l’on étudie d’un peu plus près l’égoïsme brillant, railleur, orgueilleux, sensuel et colère de ce don Giovanni (qui est un Italien du XVIIIe siècle, et non plus le hautain Espagnol de la légende, ou le sec petit marquis athée de la cour de Louis XIV), on remarquera qu’il n’y a pas un trait en lui que Mozart n’ait pu retrouver en soi-même, dans ces obscures profondeurs de l’âme, où le génie sent poindre les germes de toutes les puissances bonnes ou mauvaises de l’univers. Chose étrange! Chacun des mots, dont nous venons de nous servir pour caractériser don Juan, nous avait déjà servi pour définir l’âme et le talent de Mozart. Nous avons parlé de la sensualité de sa musique et de son esprit railleur. Nous avions noté son orgueil, ses transports de colère, et son égoïsme redoutable—et légitime.

Ainsi (ô paradoxe!) Mozart portait en lui les puissances d’un don Juan, et il a pu réaliser dans son art le caractère qui, dans son ensemble, et par la combinaison différente des mêmes éléments, était le plus éloigné de lui qu’on pût trouver. Il n’est pas jusqu’à sa tendresse câline, qui ne se soit traduite ici par la force de séduction du personnage. En dépit des apparences, cette âme aimante eût probablement échoué à peindre les transports d’un Roméo,—et un don Juan a été sa plus puissante création.—Ainsi le veut souvent la nécessité paradoxale du génie.

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Mozart est le compagnon préféré des cœurs qui ont aimé et des âmes apaisées. Ceux qui souffrent, se réfugient de préférence dans les bras du grand consolateur, le grand inconsolable, Beethoven, qui tant souffrit.

Cependant Mozart ne fut point épargné. Le sort lui fut plus rude encore qu’à Beethoven. Il connut la douleur, sous toutes ses formes; il connut les déchirements de la souffrance, la terreur de l’inconnu et les mornes angoisses de l’âme solitaire. Il les exprima dans quelques pages, que Beethoven et Weber n’ont pas surpassées. Entre toutes, il faut citer ses Fantaisies et l’Adagio pour piano en si mineur. Ici, nous voyons apparaître une puissance nouvelle, que nous n’avions pas encore aperçue chez Mozart, et que je nommerais le génie, si ce ne semblait une impertinence de laisser entendre que nous ne l’avions pas encore rencontré en dehors de ces œuvres. Mais j’appelle: génie, ce grand souffle indépendant du nôtre, qui emporte une âme, parfois médiocre, ou qui lutte avec elle; c’est une puissance étrangère à l’esprit où elle établit sa domination; c’est le Dieu qui est en nous, et qui pourtant n’est pas nous.—Jusqu’ici, nous n’avions vu en Mozart qu’un être merveilleusement riche de vie, de joie et d’amour; mais c’était toujours lui-même que nous retrouvions au travers des âmes où il se transformait.—Ici nous atteignons le seuil d’un monde plus mystérieux. C’est l’essence même de l’âme qui parle, son être impersonnel et universel,—l’Être,—le fond commun des âmes, que seul le génie peut exprimer. Il s’engage parfois entre l’âme individuelle et son Dieu intérieur des dialogues sublimes, surtout aux heures où l’âme accablée se réfugie dans son sanctuaire inaccessible. Ce dualisme de l’âme et de son démon se retrouve constamment dans l’art de Beethoven. Mais l’âme de Beethoven est violente, capricieuse, fantasque, passionnée. Celle de Mozart est juvénile, délicate, souffrant parfois de son trop de tendresse, mais harmonieuse, chantant sa souffrance en phrases bien rythmées, et finissant par s’y laisser bercer, par sourire au milieu de ses larmes à la grâce de son art, à sa propre séduction (Adagio en si mineur). C’est le contraste de cette âme de fleur et de ce génie souverain, qui fait le charme sans prix de ces poésies musicales. Telle Fantaisie ressemble à un arbre au large tronc, aux bras puissants, au feuillage finement dentelé, et parsemé de fleurs au léger parfum. Un souffle héroïque emporte le premier morceau du Concerto pour piano en ré mineur, et les éclairs s’y entrecroisent avec les sourires. La célèbre Fantaisie et sonate, en ut mineur, a la majesté d’un dieu Olympien, et l’élégante sensibilité d’une héroïne de Racine. Dans l’Adagio en si mineur, le dieu est plus sombre encore, et prêt à lancer la foudre; l’âme soupire, parle de la terre, aspire aux tendresses humaines, et finit par s’endormir dans l’alanguissement de sa plainte harmonieuse.

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Il est des occasions enfin où l’âme de Mozart, s’élevant plus haut encore, rompt ce dualisme héroïque, et parvient aux régions sublimes et pacifiées, à la limite desquelles meurt le souffle des passions humaines. Alors il est l’égal de plus grands; et Beethoven lui-même, dans ses visions de vieillesse, n’atteint point à des cimes plus sereines que Mozart transfiguré par la foi.

Le malheur est que ces moments sont rares, et que la foi de Mozart ne s’exprime que par exception. Et cela, pour sa certitude même. Un homme comme Beethoven, qui a sans cesse à créer sa foi, en parle constamment. Mozart est un croyant; sa foi est ferme et paisible, elle ne le tourmente point, il ne parle pas d’elle; il parle du monde gracieux et éphémère, qu’il aime et dont il veut être aimé. Mais lorsque la nécessité du sujet dramatique ouvre son art au sentiment religieux, ou lorsque les graves soucis, les souffrances, les pressentiments de la fin prochaine rompent le charme de la vie et ramènent ses regards vers Dieu seul,—alors Mozart n’est plus Mozart (j’entends celui que le public connaît, et admire sous ce nom). Il apparaît celui qui fût devenu, si la mort ne l’eût arrêté en route, l’artiste digne de réaliser le rêve de Gœthe: d’unir l’âme chrétienne à la beauté païenne, d’accomplir, comme le voulait Beethoven dans sa Dixième Symphonie, «la réconciliation du monde moderne avec le monde antique,—ce que Gœthe avait tenté dans son Second Faust[519]».

Dans trois œuvres surtout, Mozart a exprimé le Divin: dans le Requiem, dans don Juan, et dans la Flûte enchantée.—Le Requiem respire le pur sentiment de la foi chrétienne. Mozart y a fait le sacrifice de ses séductions et de ses grâces mondaines. Il n’a gardé que son cœur, qui se fait humble, repentant, tremblant, pour parler à Dieu. Un douloureux effroi et une contrition tendre parcourent l’œuvre, d’un sentiment grandiose et convaincu. La mélancolie touchante et l’accent personnel de certaines phrases font sentir que Mozart pensait à lui-même, quand il demandait pour d’autres le repos éternel.—Dans les deux autres œuvres, le sentiment religieux s’élargit encore; par l’intuition artistique, il sort des limites étroites d’une foi particulière, pour exprimer l’essence même de toute foi. Les deux ouvrages se complètent. Don Juan dit le poids de la prédestination, qui s’appesantit sur l’homme esclave de ses vices et entraîné dans le tourbillon des apparences; la Flûte enchantée chante l’extase libre et pacifiée des Sages. L’un et l’autre, par leur simplicité puissante et leur calme beauté, ont un caractère antique. L’implacable fatalité de don Juan et la sérénité de la Flûte sont peut-être ce que l’art moderne a produit de plus près de l’art grec, sans en excepter même les tragédies de Gluck. La sublime pureté de certaines harmonies de la Flûte plane à des hauteurs où s’élèvent à peine les mystiques ardeurs des chevaliers du Graal. Ici, tout est lumière. Rien n’est plus que lumière.

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C’est en elle que Mozart s’éteignit, le 5 décembre 1791.—On sait que la première représentation de la Flûte avait eu lieu le 30 septembre précédent, et qu’il avait écrit le Requiem dans les deux derniers mois de sa vie.—Ainsi il commençait à peine à livrer le secret de son être, au moment où la mort le frappa,—à trente-cinq ans. Ne médisons point de la mort. Mozart l’appelait sa «meilleure amie»; et c’est à son approche, sous son souffle fécond, qu’il prit pleinement conscience des puissances supérieures qu’il tenait captives en lui, et qu’il s’abandonna à elles dans ses œuvres les plus hautes: les dernières.—Mais il est juste de se souvenir qu’à trente-cinq ans, Beethoven n’avait encore écrit ni l’Appassionata, ni la Symphonie en ut mineur, et qu’il était bien loin de concevoir la Neuvième et la Messe en Ré.

Tel que la mort nous l’a laissé, interrompu dans son cours, Mozart nous reste comme une source éternelle de paix. Au milieu du bouleversement de passions qui, depuis la Révolution, ont soufflé sur tous les arts et troublé la musique, il est doux de se réfugier parfois dans sa sérénité, comme au sommet d’un Olympe aux lignes harmonieuses, et de contempler au loin, dans la plaine, les combats des héros et des dieux de Beethoven et de Wagner, et la vaste mer du monde aux flots frémissants.

Suave, mari magno...

 

 

 

Les articles qui composent ce volume, et qui tous se rattachent à un sujet commun: l’histoire du théâtre musical, ont paru d’abord, séparément, dans diverses Revues:

La Revue d’Histoire et de Critique musicales a publié, en juin 1902, l’introduction: De la place de la Musique dans l’Histoire générale (leçon d’ouverture de l’École de musique, à l’École des Hautes-Études Sociales);—et en janvier, juin, et octobre 1901, l’étude sur le premier Opéra joué à Paris: l’Orfeo de Luigi Rossi.

La Revue de Paris a publié les articles sur l’Opéra avant l’Opéra (1er février 1904),—Gluck (15 juin 1904),—Grétry (15 mars 1908),—et les deux premières parties des Notes sur Lully (15 février 1908).

Les quatre dernières parties de l’étude sur Lully ont paru dans le Mercure musical du 15 janvier 1907;—et la Revue d’Art dramatique a donné, en 1903, le petit portrait de Mozart, qui date, en réalité, d’une dizaine d’années plus tôt.

 

 

 

Supplément musical

L’Orfeo de Luigi Rossi (1647)
Désespoir d’Orphée

(Acte III, scène X et dernière.)

Partition L’Orfeo de Luigi Rossi (1647) Désespoir d’Orphée.

notation musicale

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION: De la place de la Musique dans l’Histoire générale1
L’OPÉRA AVANT L’OPÉRA19
I. Les Sacre Rappresentazioni de Florence et les Mai de la campagne Toscane21
II. Les Comédies latines et les représentations à l’antique32
III. Les Pastorales en musique et Torquato Tasso41
LE PREMIER OPÉRA JOUÉ A PARIS: L’«ORFEO» DE LUIGI ROSSI55
I. Mazarin et la musique55
II. Les Barberini en France63
III. Luigi Rossi avant son arrivée en France69
IV. La représentation d’Orfeo à Paris, et l’opposition religieuse et politique à l’Opéra79
V. L’Orfeo89
VI. Luigi Rossi après l’Orfeo100
NOTES SUR LULLY107
I. L’Homme107
II. Le Musicien116
III. Le Récitatif de Lully et la déclamation de Racine143
IV. Éléments hétérogènes de l’opéra de Lully169
V. Les Symphonies de Lully181
VI. Grandeur et popularité de l’art de Lully192
GLUCK203
GRÉTRY247
MOZART273
SUPPLÉMENT MUSICAL
 L’Orfeo de Luigi Rossi (1647):—Désespoir d’Orphée.297
NOTES

1430-08—Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.—P11-09.


LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, A PARIS


LES
GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

ÉTUDES SUR LA VIE
LES ŒUVRES ET L’INFLUENCE DES PRINCIPAUX AUTEURS
DE NOTRE LITTÉRATURE

Notre siècle a eu, dès son début, et léguera au siècle prochain un goût profond pour les recherches historiques. Il s’y est livré avec une ardeur, une méthode et un succès que les âges antérieurs n’avaient pas connus. L’histoire du globe et de ses habitants a été refaite en entier; la pioche de l’archéologue a rendu à la lumière les os des guerriers de Mycènes et le propre visage de Sésostris. Les ruines expliquées, les hiéroglyphes traduits ont permis de reconstituer l’existence des illustres morts, parfois de pénétrer jusque dans leur âme.

Avec une passion plus intense encore, parce qu’elle était mêlée de tendresse, notre siècle s’est appliqué à faire revivre les grands écrivains de toutes les littératures, dépositaires du génie des nations, interprètes de la pensée des peuples. Il n’a pas manqué en France d’érudits pour s’occuper de cette tâche; on a publié les œuvres et débrouillé la biographie de ces hommes fameux que nous chérissons comme des ancêtres et qui ont contribué, plus même que les princes et les capitaines, à la formation de la France moderne, pour ne pas dire du monde moderne.

Car c’est là une de nos gloires, l’œuvre de la France a été accomplie moins par les armes que par la pensée, et l’action de notre pays sur le monde a toujours été indépendante de ses triomphes militaires: on l’a vue prépondérante aux heures les plus douloureuses de l’histoire nationale. C’est pourquoi, les maîtres esprits de notre littérature intéressent non seulement leurs descendants directs, mais encore une nombreuse postérité européenne éparse au delà des frontières.

Beaucoup d’ouvrages, dont toutes ces raisons justifient du reste la publication, ont donc été consacrés aux grands écrivains français. Et cependant ces génies puissants et charmants ont-ils dans le monde la place qui leur est due? Nullement, et pas même en France.

Nous sommes habitués maintenant à ce que toute chose soit aisée; on a clarifié les grammaires et les sciences comme on a simplifié les voyages; l’impossible d’hier est devenu l’usuel d’aujourd’hui. C’est pourquoi, souvent, les anciens traités de littérature nous rebutent et les éditions complètes ne nous attirent point: ils conviennent pour les heures d’étude qui sont rares en dehors des occupations obligatoires, mais non pour les heures de repos qui sont plus fréquentes. Aussi, les œuvres des grands hommes complètes et intactes, immobiles comme des portraits de famille, vénérées, mais rarement contemplées, restent dans leur bel alignement sur les hauts rayons des bibliothèques.

On les aime et on les néglige. Ces grands hommes semblent trop lointains, trop différents, trop savants, trop inaccessibles. L’idée de l’édition en beaucoup de volumes, des notes qui détourneront le regard, l’appareil scientifique qui les entoure, peut-être le vague souvenir du collège, de l’étude classique, du devoir juvénile, oppriment l’esprit; et l’heure qui s’ouvrait vide s’est déjà enfuie; et l’on s’habitue ainsi à laisser à part nos vieux auteurs, majestés muettes, sans rechercher leur conversation familière.

L’objet de la présente collection est de ramener près du foyer ces grands hommes logés dans des temples qu’on ne visite pas assez, et de rétablir entre les descendants et les ancêtres l’union d’idées et de propos qui, seule, peut assurer, malgré les changements que le temps impose, l’intègre conservation du génie national. On trouvera dans les volumes en cours de publication des renseignements précis sur la vie, l’œuvre et l’influence de chacun des écrivains qui ont marqué dans la littérature universelle ou qui représentent un côté original de l’esprit français. Les livres sont courts, le prix en est faible; ils sont ainsi à la portée de tous. Ils sont conformes, pour le format, le papier et l’impression, au spécimen que le lecteur a sous les yeux. Ils donnent, sur les points douteux, le dernier état de la science, et par là ils peuvent être utiles même aux spécialistes. Enfin une reproduction exacte d’un portrait authentique permet aux lecteurs de faire, en quelque manière, la connaissance physique de nos grands écrivains.

En somme, rappeler leur rôle, aujourd’hui mieux connu grâce aux recherches de l’érudition, fortifier leur action sur le temps présent, resserrer les liens et ranimer la tendresse qui nous unissent à notre passé littéraire; par la contemplation de ce passé; donner foi dans l’avenir et faire taire, s’il est possible, les dolentes voix des découragés: tel est notre objet principal. Nous croyons aussi que cette collection aura plusieurs autres avantages. Il est bon que chaque génération établisse le bilan des richesses qu’elle a trouvées dans l’héritage des ancêtres, elle apprend ainsi à en faire meilleur usage; de plus, elle se résume, se dévoile, se fait connaître elle-même par ses jugements. Utile pour la reconstitution du passé, cette collection le sera donc peut-être encore pour la connaissance du présent.

J. J. JUSSERAND.

 

 

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, A PARIS

LES
GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
ÉTUDES
SUR LA VIE, LES ŒUVRES ET L’INFLUENCE
DES PRINCIPAUX AUTEURS DE NOTRE LITTÉRATURE

Chaque volume in-16, orné d’un portrait en héliogravure, broché. 2 fr.

LISTE DANS L’ORDRE DE LA PUBLICATION
DES 51 VOLUMES PARUS
(1908.)

VICTOR COUSIN par M. Jules Simon de l’Académie française.

MADAME DE SÉVIGNÉ par M. Gaston Boissier secrétaire perpétuel de l’Acad. française.

MONTESQUIEU par M. Albert Sorel de l’Académie française.

GEORGE SAND par M. E. Caro de l’Académie française.

D’ALEMBERT par M. Joseph Bertrand de l’Académie française, secr. perpétuel de l’Acad. des sciences.

VAUVENARGUES par M. Maurice Paléologue.

MADAME DE STAEL par M. Albert Sorel de l’Académie française.

THÉOPHILE GAUTIER par M. Maxime du Camp de l’Académie française.

TURGOT par M. Léon Say de l’Académie française.

THIERS par M. P. de Rémusat sénateur, de l’Institut.

BERNARDIN DE St-PIERRE par M. Arvède Barine.

MADAME DE LAFAYETTE par M. le comte d’Haussonville de l’Académie française.

MIRABEAU par M. Edmond Rousse de l’Académie française.

RUTEBEUF par M. Clédat professeur de Faculté.

STENDHAL par M. Édouard Rod.

ALFRED DE VIGNY par M. Maurice Paléologue.

BOILEAU par M. G. Lanson.

CHATEAUBRIAND par M. de Lescure.

FÉNELON par M. Paul Janet, de l’Institut.

SAINT-SIMON par M. Gaston Boissier secrétaire perpétuel de l’Acad. française.

RABELAIS par M. René Millet.

J.-J. ROUSSEAU par M. Arthur Cruquet professeur au Collège de France.

LESAGE par M. Eugène Lintillac.

DESCARTES par M. Alfred Fouillée membre de l’Institut.

VICTOR HUGO par M. Léopold Mabilleau professeur de Faculté.

ALFRED DE MUSSET par M. Arvède Barine.

JOSEPH DE MAISTRE par M. George Cogordan.

FROISSART par Mme Mary Darmesteter.

DIDEROT par M. Joseph Reinach.

GUIZOT par M. A. Bardoux membre de l’Institut.

MONTAIGNE par M. Paul Stapfer professeur de Faculté.

LA ROCHEFOUCAULD par M. J. Bourdeau.

LACORDAIRE par M. le comte d’Haussonville de l’Académie française.

ROYER-COLLARD par M. E. Spuller.

LA FONTAINE par M. G. Lafenestre membre de l’Institut.

MALHERBE par M. le duc de Broglie de l’Académie française.

BEAUMARCHAIS par M. André Hallays.

MARIVAUX par M. Gaston Deschamps.

RACINE par M. Gustave Larroumet membre de l’Institut.

MÉRIMÉE par M. Augustin Filon.

CORNEILLE par M. G. Lanson professeur de Faculté.

FLAUBERT par M. Émile Faguet de l’Académie française.

BOSSUET par M. Alfred Rébelliau.

PASCAL par M. É. Boutroux membre de l’Institut.

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