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Napoléon et Alexandre Ier (3/3): L'alliance russe sous le premier Empire

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CHAPITRE II

PROJETS DE L'EMPEREUR.

Napoléon au commencement de 1811.--Maître de tout en apparence, il sent l'inefficacité des moyens employés jusqu'à ce jour pour réduire l'Angleterre et conquérir la paix générale.--Le blocus demeure inutile tant qu'il ne sera pas universel et complet.--Impuissance de Masséna devant Torres-Vedras.--Le Nord préoccupe Napoléon et l'empêche de porter un coup décisif en Espagne.--Crainte d'un rapprochement entre la Russie et l'Angleterre.--Méfiance progressive: indices révélateurs: l'ukase prohibitif.--Colère de Napoléon: paroles caractéristiques.--Les Polonais de Paris.--Mme Walewska et Mme Narischkine.--Napoléon décide de préparer lentement et mystérieusement une campagne en Russie.--Comment il conçoit cette gigantesque entreprise.--Quelle est à ses yeux la condition du succès.--Dix-huit mois de préparation.--Projet pour 1811; projet pour 1812.--Mode employé pour recréer en Allemagne une force imposante.--L'armée de couverture.--Envoi de troupes à Dantzick.--Précautions prises pour dissimuler l'importance et le but de ces préparatifs.--Napoléon reste militairement et diplomatiquement en retard sur Alexandre.--Les puissances que l'on se dispute.--Rapports avec la Prusse.--L'Autriche et les Principautés.--Rapports avec la Turquie.--Première brouille entre Napoléon et le prince royal de Suède.--Bernadotte se rapproche de la France.--Raisons intimes de ce retour.--Demande de la Norvège.--Protestations simultanées à l'empereur de Russie.--Bernadotte sera à qui le payera le mieux, sans être jamais complètement à personne.--L'Empereur décline toute conversation au sujet de la Norvège.--Audience donnée à l'aide de camp du prince.--Bernadotte réitère ses instances et ses promesses.--Napoléon refuse de s'allier prématurément à la Suède.--Ses rapports avec la Russie durant cette période.--Mélange de dissimulation et de franchise.--Offre d'indemniser le duc d'Oldenbourg.--Réquisitoire violent et emphatique contre l'ukase.--Pourquoi Napoléon affecte de prendre au tragique cette mesure purement commerciale.--Demande d'un traité de commerce.--Grief secret et prétention fondamentale de l'Empereur: la question des neutres et du blocus domine à ses yeux toutes les autres: il évite encore de la soulever.--Sa longue et remarquable lettre à l'empereur Alexandre.--Contre-partie; lettre au roi de Wurtemberg.--Raisons profondes qui portent l'Empereur à envisager comme probable une guerre dans le Nord et à y voir le couronnement de son oeuvre.--Napoléon égaré par le souvenir de Rome et de Charlemagne.--Il renoncerait pourtant à la guerre si la Russie rentrait dans le système continental, mais il n'admet pas la paix sans l'alliance.--Alexandre et Napoléon cherchent respectivement à s'assurer, le premier pour 1811, le second pour 1812, l'avantage du choc offensif.

I

Dans le comble de puissance où quinze ans de triomphes ininterrompus l'avaient mis, Napoléon ne jouissait pas de sa prospérité et de sa gloire. L'année nouvelle se levait pour lui radieuse de promesses; la délivrance attendue de l'Impératrice lui faisait espérer un fils; jamais les rois n'avaient montré autant de soumission apparente, et pourtant lui-même éprouvait les atteintes de l'universel malaise. Un danger vague lui semblait peser sur l'avenir: dans l'air encore immobile et calme, il sentait passer la lourdeur des orages prochains.

Son grand esprit ne s'abusait point sur les dangers que créait la prolongation de la guerre maritime, sur les charges, les vexations, les maux horribles dont elle accablait les peuples. D'après son propre aveu, tout l'esprit de son gouvernement s'en trouvait faussé: nul ne posséda à un égal degré l'instinct des principes de modération ferme et de justice qui seuls assurent sur les hommes un empire durable, et il se voyait jeté hors de ses voies par les entraînements de son système extérieur, poussé dans la tyrannie, obligé de mettre partout le despotisme à la place de l'autorité. Il ne lui échappait pas qu'un monde de haines et de souffrances s'amassait autour de lui, que le nombre de ses ennemis grossissait sans cesse et qu'ils ne désespéraient jamais de l'abattre, tant que l'Angleterre resterait en armes. Or, cette guerre qui entretenait le mal d'insécurité dont avait toujours souffert sa grandeur, il ne savait plus comment la finir: il se demandait en vain où trouver, où chercher cette paix dont il avait besoin autant que le plus humble de ses sujets, et parfois on l'entendait dire «très vite, à voix basse et avec une sorte d'impatience, que si les Anglais tenaient encore quelque temps, il ne savait plus ce que cela deviendrait, ni que faire 86».

Note 86: (retour) Rapport de Tchernitchef, 9/21 janvier 1811, volume cité, 54.

Les moyens qu'il avait imaginés pour réduire sa rivale, malgré leur colossal développement, malgré leur rigueur et leur précision, n'avançaient plus à rien: aux deux extrémités de l'horizon, cette puissance démesurément accrue rencontrait enfin sa limite. Le Nord ne se fermait pas aux produits britanniques, et cette brèche au blocus en annulait tous les effets: l'Angleterre souffrait sans périr. Au sud, en Portugal, l'Angleterre ne se laissait pas arracher de cette pointe extrême du continent où elle avait pris terre et s'était inébranlablement fixée. Masséna tâtait en vain les lignes de Torres-Vedras, ne réussissait pas à découvrir le point faible, le côté vulnérable de la position ennemie; il envoyait le général Foy à Paris réclamer du secours, exposer la situation, demander aide et conseil: il s'avouait impuissant, et le succès plusieurs fois annoncé, attendu, escompté, se dérobait toujours.

On s'est demandé pourquoi, en ce temps où l'Empereur ignorait les intentions offensives d'Alexandre, il n'avait point fait masse de ses armées et porté un grand effort en Espagne, pourquoi il n'avait pas donné assez d'hommes au prince d'Essling pour jeter les Anglais à la mer et terminer au moins cette partie de la tâche. C'est que, sans lui montrer encore le péril tout formé, le Nord le préoccupait déjà et le paralysait. Il savait qu'une réconciliation de la Russie avec nos ennemis amènerait tôt ou tard une prise d'armes en leur faveur, créerait une diversion bien autrement redoutable pour lui que la prolongation de la guerre espagnole, l'obligerait à préparer une grande expédition dans le Nord, à frapper de ce côté le coup suprême et à vaincre les Anglais dans Moscou. Or, si les desseins du Tsar sur la Pologne lui échappaient, il lui semblait bien que la Russie, après l'avoir suivi quelque temps et s'être acheminée dans son sillage, après s'être ensuite arrêtée et immobilisée, virait de bord maintenant, s'éloignait de lui insensiblement et s'orientait vers l'Angleterre.

Le refus de frapper les marchandises coloniales d'un tarif écrasant et de confisquer les bâtiments fraudeurs lui était apparu comme un premier indice. Peu après, sans apercevoir le groupement d'armées qui s'opère par ordre d'Alexandre, il apprend que les Russes construisent beaucoup d'ouvrages sur la Dwina et le Dniester. Travaux de défense, sans doute, et parfaitement licites; néanmoins, si les Russes mettent tant de soin à couvrir leur frontière, n'est-ce point pour se prémunir contre les conséquences d'une défection qu'ils préméditent? Après qu'ils auront fait la paix avec la Turquie, «voudraient-ils la faire avec l'Angleterre? Ce serait incontinent la cause de la guerre 87.» Si Napoléon s'empare à ce moment de l'Oldenbourg, c'est peut-être à dessein d'éprouver et de tâter la Russie, de voir si elle ne saisira point le premier prétexte pour rompre. En attendant que le mystère s'éclaircisse, il n'augmente pas encore ses forces en Allemagne, laisse Davout isolé, se borne à réorganiser le premier corps sans y ajouter un homme, à accélérer les envois d'armes dans le duché de Varsovie 88. Il continue toujours à s'occuper de l'Espagne, presse Masséna d'en finir, ordonne aux autres chefs de corps de lui prêter main-forte et de l'aider à briser l'obstacle. Il reporte alternativement sa pensée du nord au sud et des Pyrénées vers la Vistule, ne sait de quel côté il dirigera les troupes que l'appel d'une nouvelle conscription va rendre disponibles.

Note 87: (retour) Corresp., 17187.
Note 88: (retour) Id., 16994, 16995, 17283.

Dans cet état de doute et d'expectative, la nouvelle de l'ukase prohibitif lui arrive soudain et l'avertit: c'est pour lui le signal d'alarme. L'ukase est spécialement dirigé contre le commerce français: il ferme le marché russe à nos produits et ordonne de brûler ceux qui réussiraient à s'y introduire: c'est une rupture éclatante sur ce terrain économique où devait surtout s'affirmer l'alliance. Nos ennemis vont accueillir cet acte comme une avance indirecte de la Russie, comme un premier gage; à cette heure, sans doute, on exulte à Londres, et la colère de l'Empereur éclate. Il profite d'une audience donnée au corps diplomatique pour témoigner aux représentants de la Russie, à Tchernitchef surtout, une froideur presque insultante: «Au lieu de Russie, dit-il le soir, j'ai beaucoup parlé Pologne aujourd'hui 89.» Les membres de la colonie polonaise de Paris poussent aussitôt des cris de joie: ils affichent leurs espérances dans le salon de madame Walewska, qui les laisse se grouper autour d'elle: à cet instant, par une coïncidence singulière, deux Polonaises, Marie-Antonovna Narishkine et Marie Walewska, exerçaient dans le même sens sur les deux empereurs l'ascendant de leur charme, le pouvoir de leur douceur, et plaidaient tendrement la cause de leur patrie 90.

Note 89: (retour) Rapport de Tchernitchef du 9/21 février 1811, volume cité, 147.
Note 90: (retour) Rapport de Tchernitchef du 9/21 février 1811: «Les femmes aussi jouent un grand rôle dans ce moment, surtout depuis l'arrivée de madame Walewska que Napoléon a beaucoup connue pendant la dernière campagne; la faveur de cette dame se soutient beaucoup; elle a eu les petites entrées à la cour, distinction qu'aucune autre étrangère n'a reçue; elle a amené avec elle un petit enfant que l'on dit être provenu des fréquents voyages qu'elle faisait de Vienne à Schoenbrunn: aussi en prend-on un soin infini.» Volume cité, 149.

Envoi de Caulaincourt du 17 janvier: «Madame N... est plus que jamais la dame des pensées: l'Empereur y passe au moins une heure tous les soirs: en un mot, elle est mieux traitée que jamais. Le retour du prince Gagarine, qui est revenu de Moscou et que le public désigne comme son amant, n'a rien changé.»

Mais Napoléon, s'il se décide à se faire arme de la Pologne contre la Russie, se résoudra par d'autres motifs. En ce moment même, on procède d'après ses ordres, au département de l'extérieur, à un travail qui doit établir, par la vérification et le rapprochement des dates, si l'ukase a précédé ou suivi l'instant où la nouvelle du sénatus-consulte portant réunion du littoral germanique est parvenue en Russie. Le résultat de cette enquête est concluant 91; le sénatus-consulte a été connu le 2 janvier: l'ukase, longuement et mystérieusement élaboré, a été signé le 31 décembre; ce n'est donc pas une réponse à un acte dont la Russie pouvait s'offusquer: c'est une mesure d'hostilité spontanée et préconçue. Quelque temps après, l'éclat donné par les Russes à leur protestation au sujet de l'Oldenbourg, cette manière de saisir l'Europe et de la faire juge de leur cause, confirme et aggrave les soupçons de l'Empereur. Plus de doute, la Russie tend chaque jour davantage à se séparer de lui et à s'échapper de l'alliance: «Voici, se dit-il en propres termes, une grande planète qui prend une fausse direction, je ne comprends plus rien à sa marche; elle ne peut agir ainsi que dans le dessein de nous quitter; tenons-nous sur nos gardes et prenons les précautions commandées par la prudence 92.» Alors, après trois nuits sans sommeil, trois nuits de réflexion profonde, durant lesquelles il met en balance les frais qu'occasionnera un grand armement et l'opportunité de l'effectuer, il décide de dépenser cent millions d'extraordinaire et de se mettre en mesure 93.

Note 91: (retour) Il figure aux archives nationales sous forme de lettre adressée par Champagny à l'Empereur, AF, IV, 1699.
Note 92: (retour) Rapport de Tchernitchef, 5/17 avril (date rétablie) 1811, volume cité, 70.
Note 93: (retour) Ce fait fut révélé par Napoléon lui-même au prince de Schwartzenberg, dans une conversation citée par Helfert, Maria Louise, p. 199.

Ce n'est pas qu'il juge nécessaire de pousser hâtivement ses préparatifs et de parer à des éventualités urgentes. D'après ses prévisions, rien ne presse: il faut que tout commence, mais tout doit s'opérer posément, tranquillement, avec précaution et surtout avec mystère. L'évolution de la Russie vers l'Angleterre se poursuivra vraisemblablement comme elle a commencé, c'est-à-dire pas à pas, par successives étapes; elle ne s'achèvera guère avant le milieu ou la fin de l'année, et il sera facile d'ajourner le conflit jusqu'en 1812. La guerre au Nord n'apparaît pas à Napoléon imminente, mais plus probable dans l'avenir, plus difficilement évitable. L'idée qu'il s'en fait, vague jusqu'alors et imprécise, se formule nettement; les contours se déterminent, les arêtes principales s'accusent, les grandes lignes se dégagent, et tout un plan d'action surgit dans sa pensée, subtil, profond, colossal, exécutable à distance d'une année.

S'il doit faire cette guerre, il entend la porter et même la commencer en territoire ennemi; c'est à ce prix seulement qu'elle est susceptible de résultats grandioses et mérite d'être faite. Les désastres infligés aux Russes en Allemagne ou en Pologne, Austerlitz et Friedland par exemple, ont humilié l'orgueil du Tsar et de sa noblesse: ils n'ont pas atteint la puissance moscovite dans ses oeuvres vives et limité vraiment sa force d'expansion. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est un Austerlitz ou un Friedland en Russie, un coup porté assez profondément pour permettre d'imposer aux vaincus, comme conditions de la paix, l'abandon de leurs facultés offensives, le recul de leurs frontières, un déplacement vers l'Est, un exil aux confins de l'Asie. Comment Napoléon obtiendra-t-il ce succès décisif, une fois entré en Russie? Quel sera sur place son plan d'opérations et de manoeuvres? Sa pensée ne sonde pas encore cet avenir. Confiant dans ses inspirations stratégiques et tactiques, il se croit sûr de vaincre en Russie pourvu qu'il réussisse à y entrer, à y insérer d'emblée quatre ou cinq cent mille hommes, et pourvu que ces masses soient suffisamment munies, équipées, outillées, approvisionnées, pour qu'elles puissent vivre et agir plusieurs mois dans un pays fait de vastes espaces peu peuplés et d'obscures immensités. Du premier coup, il va droit à la grande difficulté, celle de pousser par un glissement insensible la puissance française jusqu'aux abords de la Russie, de l'y précipiter ensuite avec tout son attirail, avec toutes ses ressources, de faire en sorte que nos armées débouchent en Lithuanie aussi fraîches et bien pourvues que si elles sortaient de Strasbourg ou de Mayence, d'assurer les subsistances, les transports, le ravitaillement, dans une région où il faudra tout amener avec soi et dont l'accès s'ouvre à huit cents lieues de nos frontières. S'il parvient à résoudre ce problème par un miracle d'organisation et de prévoyance, il considère qu'il aura tout gagné: à ses yeux, dès qu'il s'agit de s'attaquer à la Russie, le secret de la victoire réside intégralement dans l'art des préparations, et lui qui a improvisé tant de guerres avec des éléments créés d'urgence, croit n'avoir pas trop d'une année, de dix-huit mois peut-être, pour rassembler cette fois ses moyens, pour les élever à un degré de perfection sans exemple, pour les porter sur place, pour les faire arriver à pied d'oeuvre intacts et tout montés, pour préparer méthodiquement et méticuleusement l'invasion.

Mais les Russes le laisseront-ils poursuivre jusqu'à complet achèvement cette oeuvre de persévérance et de longueur? Pourquoi ne chercheraient-ils pas à nous prévenir, à se jeter avant nous sur la Pologne et l'Allemagne encore inoccupées? A cet égard, Napoléon n'a pas de craintes immédiates, et voici comment il envisage l'avenir. Ignorant totalement ce qui se passe en face de la frontière varsovienne, il croit que les seules forces mobiles et véritablement actives dont dispose la Russie sont retenues sur le Danube: il estime qu'Alexandre, occupé par la Turquie comme lui-même l'est par l'Espagne, ne songera à consommer sa défection qu'après s'être débarrassé de cette entrave. Mais la paix avec les Turcs paraît assez prochaine: au point où en sont les choses, il semble que ce soit affaire de quelques mois: la paix peut se conclure dès que l'ouverture de la prochaine campagne aura fourni aux Russes l'occasion d'un succès marqué, c'est-à-dire au printemps; dans le courant de l'été, les troupes russes reflueront probablement vers les frontières occidentales de l'empire, occuperont les lignes de défense, les camps retranchés qui s'y ébauchent, et se placeront ainsi en imposante posture. C'est sans doute l'instant que s'est désigné le Tsar pour renouer avec l'Angleterre et nous fausser définitivement compagnie. Si Napoléon attend de son côté cette époque pour porter ses troupes en Allemagne et commencer les apprêts d'une guerre vengeresse, il est à craindre que les Russes, à l'aspect de nos mouvements, ne résistent pas à la tentation de mettre à profit leur avantage momentané, de franchir leurs frontières, de briser ou au moins de fausser le grand appareil militaire qu'ils verront s'avancer contre eux. Donc il est indispensable que pour l'époque prévue nos premiers mouvements soient exécutés, que la France ait dans l'Allemagne du Nord des forces suffisantes non pour attaquer les Russes, mais pour leur interdire toute attaque, pour les empêcher de rien entreprendre, pour les dominer et les barrer. Napoléon décide qu'avant la fin du printemps le corps de Davout se sera transformé sans bruit en une armée de quatre-vingt mille hommes, composée de ses meilleures troupes; que cette armée, placée sous le plus sûr et le plus solide des chefs, renforcée des contingents allemands, aura allongé ses colonnes jusqu'aux approches de Stettin et de l'Oder, afin de pouvoir, à la première alerte, arriver sur la Vistule avant les Russes. Il décide que Dantzick, abondamment pourvu d'hommes et de munitions, sera devenu un premier centre de résistance et une grande forteresse d'arrêt. Par conséquent, lorsque les Russes remonteront du sud au nord-ouest et se tourneront vers l'Allemagne française, ils apercevront devant eux un double obstacle, qui se sera insensiblement redressé: Dantzick d'abord, donnant un point d'appui à la Pologne varsovienne; plus loin l'armée de Davout postée sur les deux rives de l'Elbe: ils retrouveront en face d'eux une partie importante de la puissance française, alors qu'ils la croient tout entière détournée vers l'Espagne et engouffrée dans la Péninsule. Cette reprise par leur adversaire de l'avantage stratégique les emprisonnera à l'intérieur de leurs frontières: Napoléon les immobilisera sur la pointe de son épée, tendue au travers de l'Allemagne et insinuée jusqu'à la Vistule 94.

Note 94: (retour) Ce plan est exposé dans une lettre de l'Empereur à Davout, 24 mars 1811, Corresp., 17516.

Ainsi tenue en respect, la Russie n'osera vraisemblablement démasquer ses projets et jeter bas un simulacre d'alliance. L'empereur Alexandre va se troubler, hésiter, équivoquer; il ouvrira des négociations: Napoléon en fera autant de son côté: «Il est probable, écrit-il à Davout, que nous nous expliquerons et que nous gagnerons du temps de part et d'autre 95.» Pendant ce temps, à l'abri de nos troupes d'Allemagne déployées en rideau protecteur, nos forces de seconde et de troisième ligne se formeront; derrière les quatre-vingt mille hommes de Davout, l'Empereur en réunira quatre fois autant; sur le Rhin, en Hollande, dans la France du Nord, à Mayence, à Wesel, à Utrecht, à Boulogne, derrière les Alpes, dans la haute Italie, des camps s'établiront, d'énormes réceptacles d'hommes et de munitions, dont le contenu se répandra peu à peu sur l'Allemagne. Ces masses rejoindront en temps voulu l'armée de Davout, se grouperont derrière elle et à ses côtés, referont la Grande Armée sur des proportions formidablement accrues, se prépareront elles-mêmes à attaquer, et la position de défense prise dans le nord de l'Allemagne se transformera en base d'offensive. En même temps, non content de lever tous ses vassaux, Allemands du Nord et du Sud, Suisses, Italiens, Illyriens, Espagnols, Portugais, l'Empereur s'adressera aux États qui conservent une indépendance nominale, Prusse, Autriche, Turquie et Suède. Tandis qu'Alexandre se flatte d'immobiliser deux de ces puissances et de s'attacher les autres, Napoléon se croit sûr de les enrégimenter toutes quatre. Ainsi, au commencement de 1812, en admettant que ses négociations avec Alexandre n'aient point abouti et qu'il n'ait pas obtenu de la Russie des garanties expresses de fidélité, il se trouvera disposer contre elle de toute l'ancienne Europe, mais de l'Europe mise sur pied d'avance et militairement organisée, disciplinée, embrigadée, mobilisée, concentrée, formée en une seule et immense colonne d'assaut.

Note 95: (retour) Corresp., 17516.

II

Les premiers ordres pour renforcer le corps de Davout furent donnés à la fin de janvier et complétés ensuite par une série de dispositions. L'opération n'allait pas s'accomplir brusquement, brutalement: il ne s'agissait pas de jeter d'un coup au delà du Rhin une force considérable, qui attirerait l'attention. C'est par une infiltration continue d'hommes et de matériel dans les cadres déjà existants que se recréera notre armée d'Allemagne. Le premier corps s'accroîtra insensiblement, sans que sa forme extérieure et ses éléments constitutifs soient d'abord modifiés. Les unités qui le composent, divisions, régiments, bataillons, vont simultanément grossir, par lente addition de substance; puis, lorsqu'elles seront parvenues à une surabondance d'effectifs, elles vont se dédoubler, se multiplier, essaimer autour d'elles d'autres groupes, d'autres unités, et peu à peu, au lieu d'un simple corps, l'armée de quatre-vingt mille hommes apparaîtra, munie de tous ses organes.

Le 21 janvier, l'Empereur annonce à Davout un seul régiment français et quatre régiments hollandais: cette infanterie sera répartie entre les trois divisions du 1er corps, les divisions incomparables, celles de Friant, Morand et Gudin, que l'on déchargera ensuite de leur trop-plein par la formation d'une quatrième, confiée au général Dessaix 96. En même temps, comme la conscription de 1812 aura versé dans les dépôts cent mille recrues, les bataillons actuels de dépôt, dont l'instruction s'achève, pourront se mettre en route et rejoindre les régiments d'Allemagne. Les régiments un peu maigres prendront ainsi du corps, comprendront quatre bataillons, puis cinq, au lieu de trois, et dans le courant de l'été, par suite de cette pléthore, l'armée se formera à cinq divisions, de quatre régiments chacune et de deux brigades. La cavalerie se sera antérieurement augmentée par l'envoi aux escadrons de guerre de détachements puisés dans tous les dépôts de même arme, sans création de régiments nouveaux: elle se sera complétée en chevaux par des remontes opérées sur place.

Note 96: (retour) Corresp., 17289.

Quant au matériel, Napoléon s'occupe déjà à l'expédier, en prenant pour base de ses calculs ce que sera l'armée de l'Elbe dans six mois, non ce qu'elle est actuellement. Il fait partir l'artillerie régimentaire et divisionnaire, les parcs de réserve, au total cent quatre-vingts bouches à feu. Il organise le génie et lui fournit quinze mille outils; s'absorbant dans de minutieuses supputations, il compte que Davout aura besoin de six cents voitures d'artillerie et de deux cent vingt-quatre caissons d'infanterie, pour porter avec soi cinq cent quatre-vingt-quatre mille cartouches, tandis qu'une réserve de trois millions de cartouches s'entassera dans les magasins de Hambourg et de Magdebourg. Avec une sollicitude particulière, il perfectionne le service du train, celui des équipages militaires, car il y voit, dans une guerre lointaine, les auxiliaires indispensables de la victoire. Ces éléments divers vont se former par prélèvements opérés sur toutes les ressources de l'intérieur, franchir le Rhin par groupes isolés, par détachements à peine visibles, et s'introduire furtivement en Allemagne 97.

Note 97 (retour) Corresp., 17289, 17336, 17355, 17372, 17382, 17384, 17414, 17441, 17469, 17493, 17494, 17503, 17512, 17513, 17519, 17533. Cf. la réponse de Davout et autres pièces conservées aux archives nationales, AF, IV, 1653.

Pour faciliter leur marche, Napoléon fait reconnaître par des officiers d'état-major et aménager les voies de communication. En Allemagne, les chemins sont généralement mauvais: n'importe, on en créera d'autres. Entre Wesel et Hambourg, à travers la Westphalie et le Hanovre, une large route militaire va s'ouvrir, une sorte de voie romaine, qui attestera aux générations futures le passage des Français et la grandeur de leurs oeuvres. Les autorités de la Westphalie et du grand-duché de Berg procéderont à ce travail. Davout est chargé de pourvoir au placement de ses effectifs futurs, d'assurer par avance les vivres, l'habillement, la solde, de régler son budget, de fortifier Hambourg, de convertir cette ville ouverte en une vaste place d'armes. Qu'il se mette en mesure de toutes façons, mais que ces préparatifs s'opèrent dans le plus absolu silence: agir sans parler, telle est la recommandation qui accompagne invariablement les ordres donnés et accuse à chaque instant la pensée dominante de l'Empereur.

Il couvre d'une ombre encore plus épaisse les mouvements destinés à recomposer la garnison de Dantzick et à en décupler l'effectif. D'abord, il fait rejoindre les quinze cents soldats qu'il a dans la place par six bataillons polonais, par deux bataillons saxons, par le régiment français qui occupe Stettin; Davout l'y remplacera «par un très beau régiment» de la division Friant, en ayant soin de tenir «le meilleur langage envers la Russie 98», en s'abstenant de la moindre confidence au gouvernement de Varsovie: «Tout ce qu'on dit aux Polonais, ils le répètent et le publient de toutes les manières 99.» Un peu plus tard, l'Empereur fait filer sur Dantzick, par Magdebourg et la Prusse, des compagnies de canonniers, de mineurs, de sapeurs, puis un régiment westphalien de deux mille quatre cents hommes, un régiment de Berg; il demande pour la même destination un régiment à la Bavière, un autre au Wurtemberg, et de tous les points de l'Allemagne des détachements se dirigent vers le poste à réoccuper, mais ils s'y rendent sans précipitation, en amortissant le bruit de leurs pas. Avec eux, l'Empereur fait affluer à Dantzick des canons, des mortiers, des affûts, des fusils, tous les engins de résistance, et de plus un équipage de ponts, matériel d'attaque qu'il dispose là pour l'avenir et par provision 100. Mais le gouverneur Rapp reçoit impérativement l'ordre de surveiller ses propos, de «couper sa langue 101»: il devra ne faire aucun étalage des ressources de tout genre qui vont lui arriver et s'entasser dans la place.

Note 98: (retour) Corresp., 17415.
Note 100: (retour) Id., 17212, 17323, 17415, 17488, 17490, 17491, 17505, 17510, 17515, 17520.

Cependant, Napoléon sent l'impossibilité de dissimuler complètement aux Russes cette agglomération de forces à proximité de leur frontière; renonçant à nier le fait, il travestit l'intention. Il ordonne de préparer pour Kourakine une note explicative, nourrie d'allégations spécieuses et de contre-vérités: elle dira qu'une grande escadre anglaise s'avance dans la Baltique, qu'on lui suppose le dessein d'attaquer Dantzick; en conséquence, l'Empereur se juge obligé de mettre la place en état de défense, d'y réunir quelques milliers d'hommes, et se fait un devoir d'en prévenir la Russie, afin que celle-ci ne s'alarme point d'un armement dirigé contre l'ennemi commun 102.

Note 102: (retour) Corresp., 17492, 17523. Cf. les lettres de Champagny à l'Empereur en date des 19 et 28 mars. Archives nationales, AF, IV, 1699.

La même note avoue que des fusils ont été achetés en France pour le compte du roi de Saxe, souverain de Varsovie, agissant dans la plénitude de ses droits; «mais le nombre n'en est que de vingt mille, au lieu de soixante mille qu'on a supposé». Dans la réalité, les amas d'armes que Napoléon dispose à l'usage des paysans polonais, destinés au besoin à se lever en masse, sont autrement considérables. Ses agents lui ont découvert à Vienne cinquante-quatre mille fusils, que l'Autriche est prête à céder: le roi de Saxe reçoit avis de les acheter et de les attirer à Dresde; c'est l'Empereur qui les payera. L'Empereur forme lui-même sur le Rhin deux dépôts d'armes, réunit à Wesel trente-quatre mille fusils, tirés de Hollande, à Mayence cinquante-cinq mille, tirés de France; sans les porter encore au delà du fleuve, il les fait mettre en magasin, en caisses, «emballés et prêts à partir».--«Ordonnez, écrit-il au ministre de la guerre, que cette opération se fasse avec le plus de mystère possible, de sorte qu'aux premiers jours de mai, si j'avais besoin d'avoir ces soixante-seize mille armes, elles pussent partir vingt-quatre heures après que je l'aurais ordonné 103», ce qui les ferait arriver à destination au bout de quelques semaines. Napoléon ne suppose jamais qu'avant l'été il puisse avoir besoin d'armer la population varsovienne et même de mettre sur pied, dans le duché, les troupes régulières, non plus que de posséder à Dantzick les quinze mille hommes auxquels il donne sourdement l'impulsion.

Note 103: (retour) Corresp., 17371.

Son activité diplomatique retardait encore sur ses mouvements militaires. Les quatre puissances qui lui semblaient ses auxiliaires désignés, Prusse, Autriche, Turquie et Suède, n'avaient pas, comme nos armées, de grands espaces à parcourir pour entrer en ligne: elles étaient toutes portées, limitrophes de l'ennemi à atteindre: il était inutile et même dangereux d'engager avec elles des négociations dont l'écho pourrait retentir à Pétersbourg et précipiter la rupture. D'ailleurs, Napoléon était persuadé que ces alliances se feraient presque d'elles-mêmes et par la force des choses; que la Prusse et l'Autriche, dominées par son prestige, viendraient docilement à son appel; qu'une sorte de fascination les lui amènerait; que la tradition lui ramènerait la Turquie et la Suède. Aujourd'hui, il essayait simplement, par une pression plus ou moins forte sur les quatre puissances, de composer à chacune une attitude conforme à ses desseins.

A la Prusse, il ne demandait que l'immobilité. La Prusse était sur le chemin entre la France et la Russie: si elle s'agitait et armait, on pourrait croire à Pétersbourg qu'elle se levait à notre instigation et que Napoléon voulait s'en faire une avant-garde; il importait donc qu'elle s'effaçât de la scène le plus longtemps possible et se fît oublier. Mais les convenances de notre politique cadraient mal avec les angoisses de la Prusse. La cour de Potsdam, avertie par les appels d'Alexandre que la rupture entre les deux empereurs approchait et mieux instruite à cet égard que Napoléon lui-même, vivait dans l'épouvante: elle craignait de devenir la première victime de la guerre, quelque parti qu'elle prît, et de périr broyée dans le choc qui se préparait. Pour défendre sa misérable existence, elle armait frauduleusement et en cachette, rappelait en partie les réserves. Au service de qui emploierait-elle ces forces? Irait-elle où l'appelaient ses voeux et ses haines? S'élancerait-elle vers la Russie? Au contraire, cédant à d'inéluctables nécessités, se laisserait-elle dériver vers la France? C'était ce qu'elle ignorait elle-même. Le chancelier Hardenberg passait par des alternatives diverses: négociant simultanément avec Napoléon et Alexandre, il était tour à tour sincère et faux dans ses protestations à l'un et à l'autre; il trompait toujours quelqu'un, mais ce n'était pas la même puissance; il y avait des évolutions dans sa duplicité 104. En tout cas, il jugeait indispensable de renouveler fréquemment à Paris d'humbles demandes d'alliance, des offres de concours, pour mériter l'indulgence de l'Empereur et l'amener à fermer les yeux sur des armements illicites. Mais l'Empereur dédaignait encore de prêter l'oreille aux sollicitations de la Prusse; d'autre part, dès qu'il remarquait chez elle quelque mouvement suspect, quelque levée excédant le chiffre réglementaire, il la rabrouait durement et, d'un ton courroucé, lui enjoignait de rentrer dans l'ordre, se bornant à lui faire entrevoir, pour prix de sa sagesse, la perspective d'un accord futur et éventuel.

Note 104: (retour) Duncker, ouvrage cité, 343-365. Martens, Traités de la Russie, VII, 15 et suiv. Correspondance de Prusse, aux archives des affaires étrangères, janvier à avril 1811.

Il évitait également de brusquer son alliance avec l'Autriche, mais croyait nécessaire d'imprimer à cet État un mouvement propre à inquiéter les Russes sur le Danube, à leur donner plus d'occupation en Orient et à les y enfoncer davantage. Partant de ce principe que la cour de Vienne voyait avec chagrin l'annexion imminente des Principautés et y mettrait volontiers obstacle, pourvu qu'elle fût quelque peu soutenue et encouragée, il provoquait avec elle à ce sujet un échange de vues: il témoignait le regret d'avoir souscrit naguère à un tel accroissement de l'empire russe, se montrait aujourd'hui dans des dispositions différentes, demandait à Metternich et à l'empereur François ce qu'ils comptaient faire, jusqu'où ils oseraient aller pour empêcher un résultat funeste à leurs intérêts, et ne leur ménageait pas les expressions de sa bienveillance. Son jeu était clair: il voulait que l'Autriche se mît en avant et prît une initiative que les stricts engagements d'Erfurt lui interdisaient à lui-même: il voulait qu'elle protestât contre la conquête des Principautés et appuyât au besoin ses notes diplomatiques par quelques démonstrations militaires. Ces démarches auraient pour résultat de ranimer le courage des Ottomans par l'espérance d'un secours, de les inciter à mieux défendre leurs provinces, à refuser la paix, à prolonger une guerre destinée, d'après les calculs de Napoléon, à retenir les Russes loin de lui et à retarder leur réapparition en masse sur les frontières de la Pologne 105.

Note 105: (retour) Corresp., 17387, 17388. Cf. la lettre du 26 mars au sujet de la Serbie, où les Russes venaient d'occuper Belgrade. Corresp., 17518.

Avec la Turquie elle-même, il évitait de passer des accords destructifs de ceux qui le liaient toujours à la Russie, de garantir au Sultan l'intégrité de son empire et la récupération des Principautés. Ses efforts tendaient simplement à faire succéder entre les deux États, à une froideur marquée, une reprise de confiance. Il écrivait au ministre des relations extérieures: «Mandez à M. de Latour-Maubourg--c'était notre chargé d'affaires à Constantinople--de se rapprocher le plus possible de la Porte, de faire en sorte, sans se compromettre, que le nouveau Sultan m'écrive et m'envoie un ministre: de mon côté, je lui répondrai, je renouerai mes relations et j'enverrai un ministre 106.» Ainsi, les voies s'ouvriront à un rapprochement. Sans rappeler encore à lui la Turquie, Napoléon s'occupe à la placer sur le chemin du retour; ce qu'il cherche à obtenir des Ottomans, c'est qu'ils se mettent à sa disposition, sans lui demander dès à présent d'engagements formels, et attendent son bon plaisir.

Note 106: (retour) Corresp., 17365.

Il eût voulu agir de même avec la puissance qui correspondait à la Turquie dans la partie opposée de l'Europe, avec cette Suède qui devait son importance à sa position topographique plus qu'à ses forces. Actuellement, il n'exigeait d'elle qu'un service plus exact contre l'Angleterre, une soumission absolue, sans préjuger ce qu'il aurait peut-être à lui demander contre les Russes et à faire pour elle. Mais les intérêts contradictoires entre lesquels se débattait la Suède, ses passions, ses souffrances, ne lui permettaient point une obéissance purement gratuite, une attente résignée. Chaque jour, son indiscipline cause à Napoléon de nouvelles impatiences: il lui faut en même temps se défendre contre des empressements intempestifs, contre d'importunes sollicitations. Le caractère de l'homme qu'il a laissé se placer à Stockholm sur les marches du trône complique singulièrement le problème des relations. Désireux de ne pas se brouiller complètement avec la Suède et de ne point s'allier prématurément à elle, il aura fort à faire pour atteindre ce double but, et ses rapports avec Bernadotte, assez accidentés durant cette période, donnent plus particulièrement la mesure de ses intentions actuelles à l'égard de la Russie.

III

Parti de Paris avec la trahison au coeur, Bernadotte n'avait pas résisté à mal parler de son ancien chef, dès qu'il s'était trouvé en présence de l'émissaire chargé par la Russie de provoquer ses confidences: la profession d'ingratitude qu'il avait faite devant Tchernitchef 107, en décembre 1811, avait été l'explosion de ses véritables sentiments. En prenant l'engagement d'honneur de ne jamais nuire à la Russie, il avait obéi aussi à une pensée politique, à un instinct sagace, qui lui montrait la sécurité future de la Suède liée à une réconciliation avec sa grande voisine de l'Est et qui la détournait de toute tentative contre la Finlande pour lui faire reporter ses ambitions sur la Norvège. Toutefois, mû par le désir de plaire au Tsar et de prévenir chez lui tout retour d'hostilité, entraîné d'ailleurs par le torrent de son imagination, il avait laissé son expression dépasser sa pensée: il avait présenté comme une volonté ferme ce qui n'était en lui qu'une tendance. Au fond, son système n'était pas fait: son esprit mobile et fantasque demeurait sujet à de brusques oscillations. S'il avait touché du premier coup au point où l'empereur russe voulait l'amener, il ne s'y était pas fixé encore: il allait s'en éloigner bientôt et n'y reviendrait que par un long circuit.

Note 107: (retour) Voy. le tome II, 514-519.

Dans les semaines qui avaient suivi ses premiers épanchements avec la Russie, fatigué de nos exigences en matière de blocus, outré du ton autoritaire et tranchant sur lequel notre représentant à Stockholm, l'ex-conventionnel Alquier, formulait ces réquisitions, il l'avait pris d'assez haut avec son ancienne patrie. Que la contrebande s'organisât de toutes parts, que la guerre avec les Anglais demeurât «une misérable jonglerie 108», c'était, disait-il, à quoi nul ne pouvait remédier. A la moindre demande nouvelle, il se rebiffait; parlait-on au gouvernement royal de prêter à la France quelques marins ou bien un régiment qui servirait dans notre armée, conformément à une tradition datant de l'ancien régime, il refusait d'appuyer ces propositions: «Quel avantage, disait-il au baron Alquier, trouverais-je à envoyer un régiment se mettre en ligne avec ceux de la France?--Mais celui de former des officiers à la première école de l'Europe.--Apprenez, monsieur, que l'homme qui a formé par ses leçons et son exemple une multitude d'officiers particuliers et généraux en France peut suffire à l'instruction et au perfectionnement de ses armées 109

Note 108: (retour) Expression d'Alquier, lettre à Champagny du 19 novembre 1810.
Note 109: (retour) Alquier à Champagny, 6 janvier 1811.

A ces rodomontades, la réponse de l'Empereur ne s'était pas fait attendre. Retrouvant Bernadotte tel qu'il l'avait toujours connu, c'est-à-dire effrontément hâbleur, rétif et peu maniable, il s'était détourné de lui, se refusait à toute correspondance directe, rappelait les aides de camp français du prince et le mettait en quarantaine 110. En janvier 1811, les rapports ne tenaient plus qu'à un fil, lorsqu'on vit Bernadotte, par une de ces volte-faces dont il était coutumier, se rejeter impétueusement vers la France.

Note 110: (retour) Corresp., 17218 et 17229. Correspondance de Suède, aux archives des affaires étrangères, décembre 1810 et janvier 1811.

Chez lui, ce revirement peut s'expliquer d'abord par un vulgaire intérêt d'argent. Dans son établissement nouveau, il avait dû faire abandon des dotations constituées au maréchal d'Empire et au prince de Ponte-Corvo. D'autre part, le million que l'Empereur lui avait fait remettre comptant, lors de son départ, s'était promptement fondu, et les États de Suède, vu la pénurie du royaume, n'avaient alloué à l'héritier présomptif de la couronne, à sa femme et à son fils, que de maigres pensions. Voyant arriver la fin de ses ressources, Bernadotte se prenait à regretter d'avoir trop peu ménagé le monarque à la main large dont la munificence pourrait utilement l'assister, et il est à remarquer que ses premières offres de soumission coïncidèrent avec une lettre dans laquelle il se recommandait à la générosité impériale et sollicitait une indemnité pour ses dotations perdues.

Puis, l'influence de la princesse royale, qui avait alors rejoint son mari, s'exerçait au profit de la France. A mesure qu'elle s'était avancée dans le Nord, Désirée Clary s'était senti envahir par un insupportable ennui. Sans cesse sa pensée se reportait vers ce Paris brillant et aimé, vers ce milieu de prédilection où elle voulait se garder la faculté de revenir et de se retremper, et ses efforts tendaient à empêcher une rupture qui l'eût confinée dans son royal exil 111. Enfin, Bernadotte lui-même, malgré toutes les peines qu'il se donnait pour plaire aux Suédois, avait le sentiment d'avoir incomplètement répondu à leur attente: s'ils l'avaient élu, c'était avec l'espoir d'obtenir par ce choix et tout de suite un bienfait éminent, un avantage insigne, tel que l'appui de la France pour reprendre la Finlande ou se saisir d'un équivalent. Or, comme présent d'arrivée, Bernadotte ne leur avait apporté jusqu'à ce jour que la déclaration de guerre aux Anglais, mesure essentiellement impopulaire. Voyant s'épuiser le crédit que lui avait ouvert la confiance publique, il éprouvait le besoin de ne plus retarder la satisfaction des Suédois, de leur payer sa bienvenue, et il se rendait compte que seul l'empereur des Français pouvait lui en fournir les moyens.

Note 111: (retour) Correspondance de Tarrach, ministre de Prusse en Suède, avec son gouvernement. Cette correspondance, décachetée probablement par la poste française des villes hanséatiques, figure à moitié déchiffrée aux archives des affaires étrangères.

Ce n'était pas que l'objet de ses convoitises se fût déplacé. Si incohérents et désordonnés que parussent ces mouvements, ils tendaient invariablement au même but: sa politique tourbillonnait autour d'une idée fixe. S'interdisant par principe de songer à la Finlande, il pensait de plus en plus à la Norvège. Il en avait déjà touché mot à Pétersbourg, mais il savait que la Russie, à supposer qu'elle favorisât jamais la spoliation du Danemark, ne s'exécuterait que plus tard et à échéance assez longue, à l'approche ou à la suite d'un grand bouleversement. Au contraire, Napoléon disposait du présent: il n'avait qu'un geste à faire pour que la cour de Copenhague, faible et soumise, s'inclinât devant sa volonté et cédât aux Suédois la Norvège au prix de quelque dédommagement en Allemagne. Justement, la Norvège s'agitait et paraissait lasse du joug danois. Profitant de l'occasion, Bernadotte ne tarda pas davantage à s'ouvrir au représentant de l'Empereur.

Le 6 février, au cours d'une conversation avec Alquier, il lui mit brusquement sous les yeux une carte: «Voyez, dit-il, ce qui nous manque.--Je vois, répondit Alquier, la Suède arrondie de toutes parts, excepté du côté de la Norvège: est-ce donc de la Norvège que Votre Altesse veut parler?--Eh bien, oui, c'est de la Norvège, qui veut se donner à nous, qui nous tend les bras et que nous calmons en ce moment. Nous pourrions, je vous en préviens, l'obtenir d'une autre puissance que de la France.--Peut-être de l'Angleterre?--Eh bien, oui, de l'Angleterre; mais quant à moi, je proteste que je ne veux la tenir que de l'Empereur. Que Sa Majesté nous la donne, que la nation puisse croire que j'ai obtenu pour elle cette marque de protection, alors je deviens fort, je fais dans le système du gouvernement le changement qu'il faut nécessairement opérer, je commanderai sous le nom du roi et je suis aux ordres de l'Empereur 112.» Puis, ce furent des serments: Bernadotte jura «sur son honneur» de fermer le royaume au commerce des Anglais; au besoin, il irait chercher et vaincre chez elle cette orgueilleuse nation; contre la Russie, il offrait cinquante mille hommes au printemps, soixante mille en juillet, à condition de les commander en personne.

Note 112: (retour) Alquier à Champagny, 7 février 1811. Cette dépêche a été publiée en partie par le regretté M. Geffroy dans ses études sur Les intérêts du Nord scandinave pendant la guerre d'Orient. Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1835.

Ces propositions formelles ne l'empêchaient nullement, à la même époque, à quelques jours d'intervalle, de renouveler au Tsar ses assurances de sympathie et de bon vouloir. En réponse à une lettre dans laquelle Alexandre réclamait son amitié, il lui écrivait: «Oui, Sire, je deviendrai l'ami de Votre Majesté, puisqu'elle veut bien me dire que c'est d'âme qu'elle veut l'être 113.» Soyons unis, faisons pacte d'éternelle concorde et de bon voisinage, disait-il au Tsar, à l'heure même où il offrait à Napoléon de reconnaître pour ennemis tous les adversaires présents et futurs de la France.

Note 113: (retour) Voy. l'Étude sur la Suède et la Norvège, publiée d'après des documents authentiques, dans l'Univers pittoresque, 1838.

Qui trompait-il alors? Qui se réservait-il de trahir en fin de compte? Son ancien maître ou son récent ami? En faisant droit à sa demande et en acceptant sa parole, Napoléon eût-il obtenu de sa part, en cas de guerre avec la Russie, une obéissance absolue? C'est au moins très douteux: Bernadotte avait le génie de l'indiscipline; il l'avait prouvé dans tout le cours de sa carrière, où Napoléon l'avait trouvé à chaque occasion coopérateur tiède et lieutenant infidèle. S'il tenait tant à la Norvège, c'était précisément parce que cette facile conquête, en consolant l'amour-propre national, le dispenserait de marcher en Finlande, de rouvrir ainsi et de perpétuer le conflit avec la Russie, de s'engager à fond contre elle. Tout ce que l'on peut présumer, c'est que Napoléon, en lui livrant la Norvège, eût conjuré en partie l'effet de ses mauvais sentiments, gagné sa neutralité et peut-être une apparence de concours. Dans ses appréciations sur la politique actuelle du prince, Alquier allait plus loin: cet agent zélé, mais ardent et passionné, ne sut presque jamais démêler les véritables intentions de Bernadotte à travers la déconcertante variété de ses attitudes et de ses poses; après l'avoir signalé comme capable de toutes les félonies, il le croyait aujourd'hui disposé à nous revenir de bonne foi et montrait l'occasion unique pour reprendre possession de la Suède.

Napoléon en jugea autrement. D'abord, cette façon de réclamer à brûle-pourpoint un accord positif et de lui forcer la main, ne fut nullement de son goût; il voulait que Bernadotte attendît notre heure, au lieu de nous imposer la sienne. Quant à la condition même de l'arrangement, l'idée de spolier le Danemark, dans les termes absolus où elle était exprimée, révolta ses sentiments de justice, de reconnaissance et d'honneur: ce tout-puissant avait le respect des faibles, quand il trouvait en eux honnêteté et droiture. D'ailleurs, et jusqu'à plus ample informé, il se refusait à voir dans la requête du prince l'expression d'une pensée raisonnée et mûrie, à laquelle la majorité des Suédois se rallierait peu à peu et qui deviendrait un système national. Demeurant dans ses rapports avec la Suède sous l'empire d'une erreur fondamentale, il estimait que cet État ne pouvait avoir qu'une politique, la politique d'hostilité et de revanche contre la Russie: il se figurait que s'il en venait lui-même à rompre avec Alexandre, il n'aurait qu'à montrer aux Suédois la Finlande et à la leur désigner du bout de son épée, pour les voir s'élancer sur cette proie et se jeter dans la mêlée, quels que pussent être les sentiments personnels de Bernadotte. Par conséquent, il jugeait parfaitement inutile de s'arrêter quant à présent aux idées plus ou moins folles qui pouvaient éclore dans l'esprit du prince et traverser ce cerveau mal équilibré, de prendre au sérieux ses divagations, de discuter avec ses lubies: ce n'était pas là un élément à faire entrer dans nos calculs.

«Monsieur le duc de Cadore, écrivit Napoléon à Champagny, j'ai lu avec attention les lettres de Stockholm. Il y a tant d'effervescence et de décousu dans la tête du prince de Suède que je n'attache aucune espèce d'importance à la communication qu'il a faite au baron Alquier. Je désire donc qu'il n'en soit parlé ni au ministre de Danemark ni au ministre de Suède, et je veux l'ignorer jusqu'à nouvel ordre 114

Note 114: (retour) Corresp., 17386. Cf. la lettre de Champagny à Alquier en date du 26 février 1811.

Il prévint seulement le Danemark, sans lui dire pourquoi, de mettre la Norvège à l'abri d'une surprise. En même temps, il traçait pour Alquier toute une ligne de conduite. Ce ministre ne ferait point de réponse immédiate à l'ouverture du prince et serait censé n'avoir reçu à ce sujet aucune direction. Au bout de quelque temps, il pourrait glisser dans la conversation très doucement, «sans que cela eût l'air de venir de Paris 115», que l'idée de s'approprier la Norvège était purement chimérique et tout à fait en dehors de la tradition nationale, qu'il y avait là un contresens politique, que l'intérêt de la Suède était ailleurs: «C'est par ces considérations générales que le baron Alquier doit répondre, disait l'Empereur, et aussi par des considérations tirées de mon caractère et de mon honneur, qui ne me feront jamais permettre qu'un de mes alliés perde quelque chose à mon alliance 116.» A l'avenir, le mieux serait que notre ministre se dérobât à de trop fréquents contacts avec l'Altesse suédoise, qu'il ne s'exposât plus à d'embarrassantes confidences et à des discussions fâcheuses. On ne peut acquiescer aux demandes du prince, et d'autre part la contradiction ne ferait qu'irriter ses désirs. Au contraire, cet esprit déréglé, si on l'abandonne à lui-même, finira peut-être, après s'être agité dans le vide, par se poser et s'assagir.

Note 115: (retour) Corresp., 17386.

Vers le même temps, Napoléon permit à l'un des aides de camp français de Bernadotte, le chef d'escadron Genty de Saint-Alphonse, rappelé comme les autres, de retourner en Suède, et il le reçut avant son départ. Dans cette audience, il s'exprima en homme qui savait à quoi s'en tenir sur les véritables sentiments du prince, mais son langage fut empreint de tristesse et de regret plus que de colère, conserva le ton d'une remontrance paternelle: «Croyez-vous, dit-il, que j'ignore qu'il dit à qui veut l'entendre: «Dieu merci, je ne suis plus sous sa patte», et mille autres extravagances que je ne veux pas répéter? Il ne sait pas que cela retombe sur lui, et qu'il y a des gens toujours prêts à tirer parti de ses inconséquences. Assurément, il m'a assez fait enrager pendant qu'il était ici: vous en savez quelque chose, puisque vous êtes son confident. Mais enfin tout cela est passé: j'avais cru que dans la nouvelle sphère où il se trouve placé, sa tête se serait calmée et qu'il se serait conduit plus prudemment.»

Genty de Saint-Alphonse, à qui la leçon avait été faite, ne manqua pas de défendre chaleureusement son prince; il s'étendit sur les services que la Suède était prête à nous rendre en toute occurrence, et notamment contre la Russie. Mais ce zèle de fraîche date parut suspect à l'Empereur, à tout le moins intempestif: «Vous me parlez toujours des Russes, disait-il; mais moi, je ne suis pas en guerre avec les Russes: si cela arrivait, eh bien, nous verrions alors: aujourd'hui ce n'est qu'à l'Angleterre qu'il faut faire la guerre.»

Il posa pourtant beaucoup de questions sur l'armée suédoise, s'enquit de son organisation, de sa valeur; il finit par indiquer le plan de conduite qui, suivant lui, s'imposait au prince: à l'extérieur comme au dedans, ne point se compromettre en d'inutiles intrigues, attendre l'heure propice et se réserver: «Il faut qu'il aille droit son chemin, et qu'à la première occasion il donne de la gloire militaire à son pays. Tous les partis se tairont et se rallieront autour d'un prince qui rehausse la gloire de son pays. Or, le prince a tout ce qu'il faut pour cela; il sait commander une armée, il pourra faire de belles choses 117.» C'était lui présenter à mots couverts, comme le meilleur moyen de fixer sa popularité et de consolider sa position, une brillante entreprise au delà de la Baltique, contre l'ennemi traditionnel: à Bernadotte qui désirait s'approprier frauduleusement la Norvège, il montrait la Finlande à reconquérir de haute lutte, mais ne lui faisait entrevoir ce but que dans une lointaine et brumeuse perspective.

Note 117: (retour) Le compte rendu de la conversation se trouve dans une lettre adressée le 19 février 1811 par Genty de Saint-Alphonse à Bernadotte, et dont copie figure aux Archives nationales avec la mention suivante: «Cette lettre est écrite au prince royal de Suède par son aide de camp, M. Genty. La personne qui en était chargée ne devant partir que samedi (demain), on a eu le temps de la soustraire, d'en tirer une copie et de la recacheter et remettre en place sans qu'il y parût en rien.» AF, IV, 1799.

Ces fins de non-recevoir déçurent Bernadotte, sans le décourager. Il crut devoir insister, s'acharner, d'autant plus qu'un événement intérieur venait de mettre effectivement à sa charge les destinées de la Suède. Le Roi, plus malade et plus faible, l'avait institué régent. Investi désormais des prérogatives souveraines, sentant croître sa responsabilité en même temps que son pouvoir, Charles-Jean se rattachait plus anxieusement à l'idée de procurer aux Suédois quelque bénéfice immédiat qui fît taire toute opposition; pour obtenir de quoi les contenter, il s'adressait à l'Empereur, suprême dispensateur des biens de ce monde, le priait, le sollicitait de toutes manières, se retournait vers lui sans cesse, la main obstinément tendue.

Pour faire admettre ses prétentions, il n'était sorte de moyens auxquels il n'eût recours. Afin de les rendre plus acceptables, il les réduisit. Après avoir demandé la Norvège entière, il n'en réclama plus que la partie septentrionale, l'évêché de Trondjem avec ses dépendances. Puis, c'étaient des prévenances, des cajoleries, des attentions sans nombre. Il offrit des marins, un régiment tout équipé: il promit de faire séquestrer les marchandises anglaises; il promit contre le commerce interlope des rigueurs exemplaires: pendant près de trois mois, il ne s'arrêta pas de promettre 118. Entre temps, il laissait entendre que la Russie mettait tout en oeuvre pour l'attirer à elle: il faisait dire à M. Alquier que l'empereur Alexandre lui offrait une rétrocession partielle de la Finlande, ce qui était faux 119: en se montrant assailli de propositions qu'il n'avait pas reçues, il espérait piquer la France d'émulation et provoquer une surenchère.

Note 118: (retour) Alquier à Champagny, 12, 20, 22 et 27 mars, 30 mai.
Note 119: (retour) La correspondance du ministre suédois en Russie, conservée aux archives de Stockholm et dont nous avons eu connaissance, ne mentionne aucune proposition de ce genre.

Mais ce manège laissait l'Empereur parfaitement insensible. Les stimulants employés par le prince n'avaient pas plus le don de l'émouvoir que ses verbeuses protestations. Il répugnait toujours à lui octroyer la Norvège; surtout, tant qu'il aurait intérêt à ménager la Russie et à temporiser avec elle, il était résolu à ne point traiter avec Bernadotte. Se défiant d'un homme aussi peu maître de sa pensée et de sa langue, il l'eût considéré aujourd'hui comme le plus compromettant des alliés: entre eux, il y avait dissentiment sur l'époque plus encore que sur l'objet de l'entente à conclure. Dans ses instructions à son représentant en Suède, Napoléon défend toujours de rien accorder dans le présent, sans rien refuser positivement pour l'avenir. Il recommande d'entretenir les espérances des Suédois en les tournant du bon côté, c'est-à-dire vers la Finlande; mais Alquier ne saurait apporter à cette oeuvre trop de discrétion et de mesure. L'essentiel est actuellement de ne fournir à la Russie aucun sujet d'alarme: que notre ministre démente tout bruit de rupture entre les deux empereurs: qu'il vive bien avec son collègue russe. Sans prêcher aux Suédois l'oubli et le pardon des injures, qu'il les détourne de toute revendication précipitée, de toute initiative hors de saison: «Calmer au lieu d'exciter, désarmer au lieu d'armer 120», voilà quelle doit être sa tâche.

Note 120: (retour) Corresp., 17386.

IV

S'abstenant encore de tout engagement latéral, Napoléon pouvait se retourner vers la Russie et se montrer à elle, avec une apparence de vérité, invariable dans sa ligne, constant dans ses voies, libre de toute alliance, à l'exception de celle qu'il avait contractée aux jours heureux de Tilsit et d'Erfurt 121. Cette alliance, il exprime continuellement le désir de la maintenir, de la restaurer, de lui rendre sa force et sa splendeur premières. Ceci posé, il ne craint pas de s'attaquer hardiment aux différends soulevés et en fait l'objet d'une ardente controverse. Offrant d'indemniser le duc d'Oldenbourg et demandant à la Russie, si elle ne juge pas qu'Erfurt soit un équivalent acceptable, d'en désigner un autre, il s'arme en même temps de ses propres griefs et en signale âprement la gravité. Ce qui caractérise son langage, c'est un mélange de droiture et de rouerie, ce sont des aveux d'une brutale franchise éclatant au milieu des artifices d'une politique d'assoupissement. Cachant ses apprêts militaires, cherchant par tous les moyens à accréditer l'opinion qu'il ne se prépare pas encore à la guerre, il déclare pourtant et très haut qu'il la fera, qu'il la fera sur-le-champ, si l'empereur Alexandre signe la paix avec les Anglais, et il ne dissimule pas que tous les symptômes relevés depuis quelques mois sont de nature à lui faire craindre cette infraction aux lois de l'alliance. Par ces avertissements, par ces menaces, il espère intimider la Russie, ralentir ou même suspendre sa marche vers l'Angleterre et peut-être la ramener dans le droit chemin.

Note 121: (retour) Voy. notamment son instruction du 17 février pour le duc de Vicence. Corresp., 17366.

C'est surtout l'ukase qui lui fournit matière à déclamations passionnées. A l'entendre, cette mesure l'a atteint dans ses parties les plus sensibles, dans sa sollicitude pour le bien-être de ses sujets, pour leur honneur surtout et leur dignité. On peut même croire qu'il exagère à dessein un mécontentement très réel, qu'il outre l'expression de sa colère: c'est un moyen d'échapper aux reproches que la Russie est en droit de lui adresser à propos de l'Oldenbourg 122. Pour rejeter dans l'ombre l'affaire où il s'est mis et se sent dans son tort, il tire avec violence au premier plan celle où il a incontestablement raison; il la grossit et l'amplifie, force la note, enfle la voix: il attaque pour n'avoir pas à se défendre; pour étouffer les plaintes de la Russie, il se plaint et crie plus fort qu'elle. En mars, il fait envoyer au duc de Vicence, à l'adresse du cabinet de Pétersbourg, un fulminant réquisitoire contre l'ukase, dont il a fourni lui-même les éléments: il y a multiplié les interjections sonores, les exclamations emphatiques, les phrases à effet, et semble avoir pris, pour composer cette tirade diplomatique, les leçons de Talma.

Note 122: (retour) Cette idée se montre très nettement dans un projet d'instruction rédigé le 12 février 1811 pour le duc de Vicence. Archives nationales, AF, IV, 1699.

«Plaignez-vous, Monsieur,--écrit par ordre Champagny à Caulaincourt,--de la conduite de la Russie et surtout de cet ukase si peu amical du 19/31 décembre. Peut-on en effet concevoir un état de paix et surtout un état d'alliance pendant lequel une des deux nations alliées brûle tous les produits de l'autre qui lui parviennent? Quel effet un pareil autodafé peut-il produire? Nous prend-on donc pour une nation sourde à la voix de l'honneur? Ceux qui conseillent ces mesures à l'empereur de Russie sont des hommes perfides qui abusent de son caractère. Ils savent bien que brûler les étoffes de Lyon, c'est aliéner les deux nations l'une de l'autre, et que la guerre ne tiendra plus qu'à un souffle.

«... Ainsi, plus de relations commerciales entre les deux empires. Est-ce là un état de paix et d'alliance? Était-ce ainsi que pensait l'empereur de Russie à Tilsit? Sont-ce là les sentiments qui l'ont conduit à Erfurt? L'empereur Alexandre sait bien ce qui peut plaire et réussir en France. Il n'a été porté aux mesures qu'il a prises que parce qu'on l'a aigri en le trompant. Que de mal peut faire cet ukase! Partout il a été considéré comme une mesure hostile. Qu'on ne le défende pas en disant que chacun a le droit de faire chez soi ce qui lui plaît. Si on insultait les Russes à Paris, si on bernait cette nation sur nos théâtres, si de part et d'autre on travaillait avec acharnement à détruire tout ce qu'il peut y avoir dans l'un et l'autre pays de commerce et d'industrie, dira-t-on qu'on ne fait qu'user d'un droit légitime? Et ce n'est pas seulement pendant la paix, mais au sein d'une intime alliance, qu'on se porte à de pareils excès! L'Empereur me disait qu'il aimerait mieux qu'on lui donnât un soufflet sur la joue, que de voir brûler les produits de l'industrie et du travail de ses sujets. Non, la haine seule a conseillé de tels procédés. La nation française est fibreuse et ardente; elle est délicate sur l'honneur; elle se croira déshonorée lorsqu'on brûlera ce qui vient d'elle 123

Note 123: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, 152.

L'instruction ajoute que l'Empereur, fortement irrité, ne fera pourtant pas la guerre à raison de l'ukase. Il se contentera d'appliquer aux Russes la loi du talion et de brûler leurs marchandises, sans toucher aux rapports politiques. Mais pourra-t-il soutenir l'alliance dans l'esprit de ses peuples justement exaspérés? Pourra-t-il résister au soulèvement et aux tempêtes de l'opinion? «Les grandes puissances et surtout les grandes nations sont plus promptement entraînées par des motifs d'honneur que par des motifs d'intérêt. Aussi l'Empereur est-il surtout alarmé de cette animosité réciproque qui doit naître du simple spectacle des marchandises françaises qu'on brûlera en Russie et des marchandises russes qu'on brûlera en France. Quoi de plus propre à exciter les deux nations l'une contre l'autre, et serait-il au pouvoir de ceux qui les gouvernent d'arrêter les effets d'une aveugle indignation?» Sous la pression du sentiment public, l'Empereur se verra-t-il dans la nécessité de rompre avec un État qu'il croyait s'être indissolublement attaché, qu'il s'était plu à fortifier de ses mains? «Le prix de cet éminent service serait-il donc pour l'Empereur d'être forcé de faire la guerre à la Russie pour sauver son honneur et pour éviter le reproche d'avoir souffert, dans ce haut point de gloire où il s'est élevé, ce que Louis XV endormi dans les bras de madame Dubarry n'aurait pas supporté!»

Malgré cette indignation grandiloquente, Napoléon connaissait trop son intérêt et ses facultés actuelles pour demander l'abrogation de l'ukase. Il sentait que l'empereur Alexandre ne se soumettrait jamais, sur une injonction venue de l'étranger, à rapporter une mesure de législation intérieure, que cette exigence accélérerait inopportunément la rupture. Il ne demande donc qu'une chose, c'est que les prescriptions de l'ukase demeurent inobservées en ce qu'elles ont de plus révoltant, c'est que l'ordre donné de brûler nos marchandises reste à l'état de lettre morte: «Obtenez, Monsieur, continue l'instruction, l'assurance secrète que ce brûlement ne sera pas exécuté sur les marchandises françaises. L'Empereur a besoin d'être tranquillisé sur ce point, pour asseoir sur une base fixe sa politique fortement ébranlée par un acte aussi peu amical.»

La Russie veut-elle nous donner une satisfaction plus complète? Elle le peut sans recourir à une rétractation humiliante. Le pacte de Tilsit avait rétabli les rapports économiques sur le pied où ils existaient avant la guerre, en attendant la confection d'un traité de commerce qui les fixerait définitivement. C'est à cette clause que l'ukase a contrevenu en prohibant les importations françaises, mais il dépend d'Alexandre de rentrer dans la légalité en se prêtant à négocier enfin et à conclure le traité de commerce expressément prévu. Ce traité entraînera de part et d'autre un remaniement des tarifs en vigueur, sans que le gouvernement russe ait à revenir par mesure individuelle et spéciale sur les dispositions de l'ukase. «L'Empereur se montrera facile sur le traité de commerce. Il admettra, par exemple, cette clause: les draps, soieries, bijouteries et objets de luxe pourront être introduits en Russie: 1° s'ils sont de fabrique française; 2° à la condition d'exporter une pareille valeur en bois, chanvre, fer, or et autres productions de la Russie.» Quelques-unes de nos industries retrouveront ainsi un débouché dans le Nord, sans que les deux nations, prises dans leur ensemble, fassent aucun gain l'une sur l'autre, le chiffre des importations restant rigoureusement proportionné à celui des exportations; la balance du commerce ne se rompra jamais au détriment de la Russie, mais la France ne demeurera plus sous le coup d'une injurieuse exclusion.

C'est à entamer la négociation commerciale que doivent tendre pratiquement les efforts de l'ambassadeur. Qu'il insiste à la fois près du ministère et du souverain, en termes différents: avec le premier, il ne saurait faire usage avec trop de véhémence des arguments et des termes que lui fournit l'instruction; avec le Tsar, il doit se placer sur un autre terrain, montrer une indignation contenue, mais surtout faire appel aux sentiments, aux souvenirs qui peuvent avoir conservé quelque empire sur l'esprit de ce monarque: «En conversant avec l'empereur Alexandre, parlez aussi à son coeur, intéressez son honneur et sa sensibilité. Dites-lui que le souverain qu'il place dans une position pénible est celui qui, de son propre aveu, l'a si bien servi, celui à qui il a dit à Tilsit et dans ce jour qu'il regardait comme l'anniversaire de Pultava: «Vous avez sauvé l'empire russe.»

La corde sentimentale est toujours celle que Napoléon cherche à faire vibrer dans ses rapports personnels avec Alexandre. Il n'entend pas interrompre sa correspondance directe avec lui, et le 28 février charge Tchernitchef de lui porter une longue lettre: elle est conçue avec un art d'autant plus profond qu'il se dissimule sous des apparences de rondeur. Tout en prodiguant les assurances et les raisonnements propres à tranquilliser, Napoléon articule nettement ses griefs et ne fait nul mystère des conséquences qu'entraînerait un rapprochement avec les Anglais; mais tout est dit si simplement, avec tant de naturel, avec un mélange si heureux de douceur et de fermeté, qu'il faudrait être bien porté au doute et à la méfiance pour chercher des intentions suspectes au delà de ces paroles.

La lettre débute sur un ton d'affectueuse tristesse: «Je charge le comte de Tchernitchef de parler à Votre Majesté de mes sentiments pour elle. Ces sentiments ne changeront pas, quoique je ne puisse me dissimuler que Votre Majesté n'a plus d'amitié pour moi. Elle me fait faire des protestations et toute espèce de difficultés pour l'Oldenbourg, lorsque je ne me refuse pas à donner une indemnité équivalente et que la situation de ce pays, qui a toujours été le centre de la contrebande avec l'Angleterre, me fait un devoir indispensable, pour l'intérêt de mon empire et pour le succès de la lutte où je suis engagé, de la réunion de l'Oldenbourg à mes États. Le dernier ukase de Votre Majesté, dans le fond, mais surtout dans la forme, est spécialement dirigé contre la France... Toute l'Europe l'a envisagé ainsi, et déjà notre alliance n'existe plus dans l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe: fût-elle aussi entière dans le coeur de Votre Majesté qu'elle l'est dans le mien, cette opinion générale n'en serait pas moins un grand mal.

«Que Votre Majesté me permette de le lui dire avec franchise: elle a oublié le bien qu'elle a retiré de l'alliance; et cependant qu'elle voie ce qui s'est passé depuis Tilsit...» Ici, Napoléon rappelle avec force comment il a sacrifié à la Russie nos plus anciens alliés, comment il lui a livré la plus belle province de la Suède, livré la Valachie et la Moldavie, «acquisition immense, le tiers de la Turquie d'Europe».--«Des hommes insinuants et suscités par l'Angleterre, continue-t-il, fatiguent les oreilles de Votre Majesté de propos calomnieux. Je veux, disent-ils, rétablir la Pologne. J'étais maître de le faire à Tilsit: douze jours après la bataille de Friedland, je pouvais être à Vilna. Si j'eusse voulu rétablir la Pologne, j'eusse désintéressé l'Autriche à Vienne; elle demandait à conserver ses anciennes provinces et ses communications avec la mer, en faisant porter ses sacrifices sur ses possessions de Pologne. Je le pouvais en 1810, au moment où toutes les troupes russes étaient engagées contre la Porte. Je le pourrais dans ce moment encore, sans attendre que Votre Majesté terminât avec la Porte un arrangement qui sera conclu probablement dans le cours de cet été. Puisque je ne l'ai fait dans aucune de ces circonstances, c'est donc que le rétablissement de la Pologne n'était pas dans mes intentions. Mais si je ne veux rien changer à l'état de la Pologne, j'ai le droit aussi d'exiger que personne ne se mêle de ce que je fais en deçà de l'Elbe. Toutefois, il est vrai que nos ennemis ont réussi. Les fortifications que Votre Majesté fait élever sur vingt points de la Dwina, les protestations dont le prince Kourakine a parlé pour l'Oldenbourg et l'ukase le prouvent assez. Moi, je suis le même pour elle, mais je suis frappé de l'évidence de ces faits et de la pensée que Votre Majesté est toute disposée, aussitôt que les circonstances le voudront, à s'arranger avec l'Angleterre, ce qui est la même chose que d'allumer la guerre entre les deux empires. Votre Majesté abandonnant une fois l'alliance et brûlant les conventions de Tilsit, il serait évident que la guerre s'ensuivrait quelques mois plus tôt ou quelques mois plus tard. Le résultat doit être, de part et d'autre, de tendre les ressorts des deux empires pour nous mettre en mesure. Tout cela est sans doute bien fâcheux. Si Votre Majesté n'a pas l'intention de se remettre avec l'Angleterre, elle sentira la nécessité pour elle et pour moi de dissiper tous ces nuages.... Je prie Votre Majesté de lire cette lettre dans un bon esprit, de n'y voir rien qui ne soit conciliant et propre à faire disparaître de part et d'autre toute espèce de méfiance et à rétablir les deux nations, sous tous les points de vue, dans l'intimité d'une alliance qui depuis près de quatre ans est si heureuse 124

Note 124: (retour) Corresp., 17395.

Ainsi, retour au passé par un accord sur les points en litige, telle était l'oeuvre à laquelle Napoléon invitait Alexandre. Cependant, à supposer qu'on lui eût concédé un traité de commerce et que l'on eût terminé l'affaire d'Oldenbourg par l'acceptation d'une indemnité, se fût-il déclaré et estimé pleinement satisfait? Ne tenait-il pas en réserve une prétention secrète et persistante? N'avait-il pas, comme Alexandre, son grief caché, plus grave que tous les autres? On le retrouve en lui, pour peu que l'on pénètre dans les replis de sa pensée et les profondeurs de sa politique.

Ce qu'il reprochait aux Russes dans son for intérieur, c'était moins de fermer leurs frontières à nos articles que d'ouvrir leurs ports aux marchandises britanniques, à ces produits coloniaux que leur apportaient de prétendus neutres et dont l'Angleterre devait se défaire à tout prix, sous peine de banqueroute et d'ignominieux désastre. Seulement, en sauvant nos ennemis par cette tolérance, Alexandre éludait plutôt qu'il n'enfreignait ouvertement les stipulations de l'alliance. Celles-ci, en le constituant ennemi de nos rivaux, l'avaient astreint à proscrire leurs bâtiments; elles ne lui interdisaient point de recevoir les neutres. Napoléon, il est vrai, avait raison et cent fois raison d'affirmer qu'il n'existait plus de neutres, depuis que l'Angleterre ne délivrait ses permis de circulation qu'aux bâtiments résignés à naviguer pour son compte, à exporter les denrées lui appartenant, à devenir ses agents, ses auxiliaires et ses complices: cette thèse s'appuyait sur l'exacte appréciation des faits, mais ne pouvait s'autoriser d'un texte formel. Comme l'Empereur n'avait point réussi l'année précédente à la faire admettre d'Alexandre par la persuasion et le raisonnement, il s'abstenait aujourd'hui d'y revenir; il ne voulait pas exiger encore ce qu'il ne se sentait pas en état d'imposer 125. Il ne découvrirait sa prétention suprême qu'après avoir regagné assez de terrain en Allemagne, après avoir repris position assez fortement en face de la Russie, pour que cette cour pût envisager toutes les conséquences d'un refus et ne point le risquer à la légère. Actuellement, en prolongeant la discussion sur des objets d'importance secondaire, il se donnait le temps d'exécuter ses armements: il préparait aussi les voies, par une négociation préliminaire, à un arrangement plus complet, pour le cas où les réflexions et les dispositions futures d'Alexandre le rendraient possible.

Note 125: (retour) Voy. notamment à ce sujet la lettre confidentielle du ministre des relations extérieures à notre ambassadeur en Russie, datée du 19 novembre 1811.

On ne saurait donc dire que toute bonne foi soit encore bannie de ses rapports avec la Russie. Il négocie avec quelque sincérité, mais il négocie sans conviction. Il se doute bien que le Tsar s'est trop détaché de lui pour lui revenir jamais de plein coeur, entièrement, résolument, et pour s'assujettir aux servitudes que comporterait le renouvellement de l'alliance. Puis il se rend compte que l'Angleterre continue malgré tout à partager et à lui disputer l'Europe: il la sait douée d'un pouvoir occulte et comme magnétique, cette grande et odieuse Angleterre; il sent là l'irrésistible aimant qui ramène à soi et attire toutes les puissances l'une après l'autre, aussitôt que lui-même cesse de les tenir sous sa dépendance matérielle ou morale. La Russie ne lui appartient plus; il en conclut qu'elle est bien près de passer à l'ennemi, de s'unir à nos adversaires; qu'il en sera d'elle finalement comme de la Prusse en 1806 et plus tard de l'Autriche. Qu'on lise sa lettre du 2 avril au roi de Wurtemberg, on y trouvera cette idée déduite des circonstances et supérieurement développée.

Instruit de nos armements, requis d'y participer, le roi de Wurtemberg avait formulé hardiment quelques objections et signalé le péril d'un nouveau conflit. Napoléon le tient en assez haute estime pour condescendre à s'expliquer avec lui, à lui ouvrir en partie sa pensée. Il rappelle que «l'Empereur seul, en Russie, tenait à l'alliance contre l'Angleterre». Or, il résulte d'indices significatifs que ce souverain ne résiste plus aux passions hostiles qui l'enveloppent, à la pression de l'air ambiant, et peut-être a-t-il trop cédé déjà pour qu'il puisse se reprendre, à supposer que ses yeux se dessillent un jour et perçoivent le danger: «Entre grandes nations, ce sont les faits qui parlent, c'est la direction de l'esprit public qui entraîne. Le roi de Prusse laissait aller à la guerre, quand la guerre était loin: il aurait voulu la retarder quand il n'en était plus le maître, et il pleurait avec le pressentiment de ce qui allait arriver. Il en a été de même de l'empereur d'Autriche; il a laissé s'armer la landwehr, et la landwehr n'a pas été plus tôt armée qu'elle l'a entraîné à la guerre. Je ne suis pas éloigné de penser qu'il en arrivera de même à l'empereur Alexandre. Ce prince est déjà loin de l'esprit de Tilsit: toutes les idées de guerre viennent de la Russie. Si l'Empereur veut la guerre, la direction de l'esprit public est conforme à ses intentions: s'il ne la veut pas et qu'il n'arrête pas promptement cette impulsion, il y sera entraîné l'année prochaine malgré lui; et ainsi la guerre aura lieu malgré moi, malgré lui, malgré les intérêts de la France et ceux de la Russie. J'ai déjà vu cela si souvent que c'est mon expérience du passé qui me dévoile cet avenir. Tout cela est une scène d'opéra, et ce sont les Anglais qui tiennent les machines. Si quelque chose peut remédier à cette situation, c'est la franchise que j'ai mise à m'en expliquer avec la Russie.... Si je ne veux pas la guerre et surtout si je suis très loin de vouloir être le Don Quichotte de la Pologne, j'ai du moins le droit d'exiger que la Russie reste fidèle à l'alliance, et je dois être en mesure de ne pas permettre que, finissant la guerre de Turquie, ce qui probablement aura lieu cet été, elle vienne me dire: «Je quitte le système de l'alliance, et je fais ma paix avec l'Angleterre.» Ce serait, de la part de l'Empereur, la même chose que me déclarer la guerre, car, si je ne déclare pas moi-même la rupture, les Anglais, qui auront trouvé le moyen de changer l'alliance en neutralité, trouveraient bien celui de changer la neutralité en guerre. Conserverons-nous la paix? J'espère encore que oui; mais il est nécessaire de s'armer 126...»

Note 126: (retour) Corresp., 17553.

Au fond et quoi qu'il en dise, désire-t-il que cette crise puisse être évitée? Il est loin d'en méconnaître la gravité et les dangers: il ne ressent plus l'attrait de la guerre et de ses grandes tragédies: il juge qu'il a couru assez de risques, cueilli assez de lauriers, et éprouve parfois comme une crainte de compromettre ce trésor de gloire. Mais il se dit que nul arrangement, si satisfaisant qu'on le suppose, ne vaudra pour les fins suprêmes de sa politique une campagne victorieuse qui rejettera les Russes au loin et les retranchera de l'Europe, qui l'y laissera par conséquent maître de tout, sans contestation et pour toujours. Alors, désespérant de retrouver des alliés sur le continent et d'y rallumer la discorde, l'Angleterre sentira l'inutilité de prolonger la lutte et s'inclinera domptée. La source des guerres se sera tarie; la paix du monde en sera la suite; la France se reposera enfin dans son omnipotence et sa gloire.

A l'appui de ces motifs de circonstance, Napoléon se découvre aussi et se crée des raisons permanentes, invoque des nécessités d'avenir. Comme toujours, son imagination construit une théorie à l'appui des exigences momentanées de son système; il l'édifie belle et somptueuse, faite de données réelles et d'intuitions prophétiques, et il en subit lui-même les séductions. Il sent que l'avenir est aux grands empires, aux agglomérations énormes. Il a vu, tandis qu'il s'emparait de l'Europe, l'Angleterre se dédommager sur le monde, conquérir et gouverner les mers, faire main basse sur toutes les colonies, se donner prise sur les plus lointains continents. En même temps, la Russie se renforce chaque année des cinq cent mille âmes dont le nombre de ses habitants s'augmente, et peu à peu monte sur l'horizon cet Océan de populations rudes et pauvres, cette inépuisable réserve d'hommes, qui peut un jour se déverser sur l'Europe et la submerger. Si fière qu'elle soit de sa civilisation raffinée et de son antique primauté, l'Europe se sentira petite un jour, humble et menacée, entre les deux colosses qui grandissent à ses côtés. Pour refouler l'un et abattre l'autre, ne doit-elle point profiter de l'instant où le destin des combats l'a placée sous un chef unique et lui a imposé le remède de la dictature? Héritier des Césars, Napoléon n'est-il pas tenu de reprendre et d'assumer leur fonction, de réprimer à la tête de ses légions les barbares du Nord, d'élever contre eux des barrières, sous forme d'États tout guerriers, constitués gardiens des frontières, et de recréer les confins militaires de l'Europe? N'est-ce point là pour lui l'oeuvre finale, le couronnement de l'édifice, la tâche de prévoyance suprême, celle qui assurera la sécurité des générations à venir et le règne paisible de son fils 127?

Note 127: (retour) Documents inédits. Cf. au tome VI des Commentaires de Napoléon Ier la note XII, 117-118.

Tout l'y porte: son tempérament de Méridional, qui lui fait assimiler le Nord à la barbarie; sa conception à la fois latine et carlovingienne de ses devoirs d'empereur, jusqu'à ce retour à la politique d'ancien régime qui tente depuis quelques années son esprit et flatte son orgueil. Pour faire comme les Bourbons, il a contracté en 1810 alliance matrimoniale avec l'Autriche: il a pris femme à Vienne et ne s'est pas aperçu que s'unir par le sang, lui soldat couronné, à l'Autriche humiliée et meurtrie, c'était épouser la trahison. Maintenant, la tradition du cabinet de Versailles, venue jusqu'à lui au travers de la Révolution et reprenant empire sur son esprit, lui conseille d'écarter cette Russie dont l'intrusion dans le cercle des grandes puissances a dérangé l'ancien système de l'Europe, tel que l'avait combiné la prudence de nos rois et de nos ministres. Louis XV pendant la plus grande partie de son règne, Louis XVI à certains moments, leurs conseillers les plus réputés, ont cru à la nécessité de mettre des bornes à la poussée moscovite, de lui opposer un faisceau d'États, de l'endiguer avec la Suède, la Pologne et la Turquie, remises sur pied et étroitement associées. Ils se sont obstinés vainement à cette oeuvre, mais Napoléon se croit sûr de réussir là où ils ont échoué: il se juge assez fort pour ressusciter des cadavres et jeter sur des États inertes ou décomposés le souffle de vie. Sa politique, dont les prévisions plongent au plus profond de l'avenir, rétrograde ainsi par ses moyens et se propose d'impossibles restaurations: elle obéit au mirage romain, qui l'abuse et l'égare, et s'inspire en même temps de la tradition des derniers Bourbons dans ce qu'elle a de plus usé: sa grande entreprise se fonde sur la combinaison de deux anachronismes: «Il est des temps et des cas, écrivait un de ses ministres, le sage Mollien, où l'anachronisme est mortel 128

Note 128: (retour) Mémoires de Mollien, III, 290.

Tel était le travail d'esprit qui le poussait, dès les premiers mois de 1811, à considérer une lutte probable avec la Russie comme sa grande et sa suprême affaire, à diriger vers ce but tous ses calculs, toutes ses pensées, à reporter insensiblement du sud-ouest au nord-est l'appareil de ses forces. Cependant, comme il se subordonnait toujours à des considérations pratiques et savait refréner au besoin le vol de son imagination, il se fût arrêté si l'empereur Alexandre eût recommencé à lui prêter une aide efficace contre l'Angleterre. Au fond, il ne demande rien qu'il ne soit en droit d'exiger d'après le pacte convenu, rien qui ne soit conforme à la lettre ou à l'esprit des traités. Seulement, ce droit très réel qu'il invoque, il se l'est créé à lui-même, il se l'est forgé à coups d'épée: les traités d'alliance, les obligations de concours qu'il a imposées, ont été pour les vaincus une conséquence de la défaite, une forme de la contrainte, et la contrainte ne maintient ses effets qu'à condition d'agir sans cesse et de renouveler ses prises. Il y a conflit insoluble entre le droit napoléonien et le droit naturel des États à s'orienter suivant leurs intérêts momentanés ou leurs inclinations, et le premier, fondé uniquement sur la victoire, portant en lui ce vice irrémissible, ne peut se soutenir que par la permanence et la continuité de la victoire. Napoléon redemande aujourd'hui ce qu'il a obtenu en 1807, au lendemain de Friedland, et il est résolu à reprendre la guerre s'il ne peut se conserver autrement les avantages et les sûretés qu'elle lui a valu: il reste ainsi conséquent avec lui-même, droit et sincère dans les grandes lignes de sa politique, mais varie ses procédés d'après les circonstances, s'y montre tantôt impétueux et violent, tantôt caressant et séducteur, souvent astucieux, rusé, et d'une dissimulation profonde. Comme il soupçonne avec raison qu'Alexandre le trompe et ne rentrera jamais de bonne foi dans l'alliance, il se prépare à marcher dans le Nord l'année prochaine, lentement, insidieusement, à se glisser avec toutes ses forces et à se raser jusqu'aux frontières de la Russie, pour se dresser subitement contre elle, s'élancer et frapper. Tous ses efforts tendent à s'assurer la faculté et l'avantage du choc offensif, et il ne se doute pas que le Tsar, plus engagé qu'il ne le croit dans les voies de la révolte, a formé le même dessein et se juge dès à présent en mesure de le réaliser. Il veut prévenir l'adversaire; en fait, il est prévenu. Cette guerre avec la Russie qu'il prévoit à l'échéance de douze ou quinze mois, elle est devant lui, menaçante, prête à le saisir, et il ne la voit pas: il ignore qu'Alexandre est en avance sur lui d'une année et d'une armée.


CHAPITRE III

LE MOYEN DE TRANSACTION.

Les armées russes se rapprochent de la frontière.--Marche vers le duché de Varsovie.--Points de concentration.--L'armée du Danube détache plusieurs de ses divisions.--Précautions prises pour assurer le secret de ces préparatifs.--La frontière étroitement gardée.--Les réserves.--Bruits répandus à Pétersbourg et dans les provinces polonaises.--Avis décourageants de Czartoryski.--La fidélité des chefs varsoviens ne se laisse pas entamer.--L'Autriche se dérobe a une alliance et même à une promesse de neutralité.--L'influence de l'archiduc Charles s'exerce dans un sens hostile à la Russie: moyen imaginé pour le convertir ou le neutraliser.--Diplomatie féminine.--Insinuation de Stackelberg au sujet d'une entrée possible des Russes en Galicie.--Metternich se fait autoriser à formuler une réponse comminatoire.--Déceptions successives d'Alexandre.--Il suspend l'exécution de son projet.--Incertitudes, tendances diverses.--Le chancelier Roumiantsof préconise une politique de rapprochement avec la France.--Il croit avoir trouvé un moyen de solution.--Idée de demander à Napoléon, en compensation de l'Oldenbourg, quelques parties du territoire varsovien.--Alexandre se prête à un essai de conciliation sur cette base.--Caractère insolite de la négociation qui va s'ouvrir.--Le souverain et le ministre russe ne veulent s'exprimer qu'à demi-mot et par périphrases.--On propose une énigme à Caulaincourt, en lui fournissant quelques moyens de la déchiffrer.--Le Tsar confie à Tchernitchef une lettre pour l'Empereur: dignité et habileté de son langage.--La métaphore du comte Roumiantsof.--Caulaincourt obtient son rappel et reste à Pétersbourg en attendant l'arrivée de son successeur, le général comte de Lauriston.--Jeu caressant d'Alexandre.--Départ de Tchernitchef pour Paris.


En mars, les troupes russes se mirent en position d'exécuter le grand projet et de recueillir, si elle venait à eux, la Pologne transfuge. L'armée destinée à entrer la première en action se tenait sur la Dwina, précédée de fortes avant-gardes: elle s'ébranla vers le sud-ouest, vers les provinces de Lithuanie et de Podolie, contiguës au duché de Varsovie: elle venait à grandes étapes, largement déployée, cheminant sous le couvert des forêts épaisses et des collines sablonneuses. En arrière, les troupes de Finlande suivaient le mouvement, quittaient peu à peu leurs garnisons, filaient le long du littoral pour se rapprocher de la Courlande et passer de là en Pologne. A proximité de la frontière, des points de concentration avaient été indiqués: Wilna, Grodno, Brzesc, Bialystock 129. Des magasins, des dépôts d'approvisionnements et de munitions se formaient, les autorités préparaient des logements et des vivres pour les masses annoncées. Sur le Niémen et le Bug, on réunissait des embarcations, des bateaux plats, tout un matériel propre à faciliter le passage 130. Le quartier général paraissait devoir s'établir à Slonim, au sud de Wilna: les généraux Essen, Doctorof, Kamenski, commanderaient les corps principaux: ils avaient été au préalable mandés à Pétersbourg et y avaient reçu des instructions 131.

Note 129: (retour) Correspondance du résident de France à Varsovie, mars et avril 1811, passim; correspondance de Suède, mêmes mois; dépêches de Stedingk, janvier à juin 1811, archives du royaume de Suède; renseignements transmis par Davout et Rapp, archives nationales, AF, IV, 1653.
Note 130: (retour) Feuille de renseignements transmise par Davout le 31 mars. Archives nationales, AF, IV, 1653.
Note 131: (retour) Dépêche de Stedingk, 16/28 janvier. Alquier écrivait de Stockholm le 25 février, d'après un récit venu de Russie: «Il y a des indices (je cite les propres mots du narrateur) que depuis quelque temps il a été fait au général Moreau des propositions pour l'engager à venir prendre le commandement de l'armée russe.» Le fait pouvait être controuvé et était au moins fort exagéré; il n'en est pas moins curieux de voir mises en circulation, dès 1811, toutes les idées qui devaient se réaliser en 1813.

En même temps que cette grande descente vers le sud, un mouvement s'opérait du sud au nord, concordant avec le premier et venant à sa rencontre. L'armée du Danube, tournée jusqu'alors contre les Turcs, hivernait en Moldavie; plusieurs de ses divisions levèrent leurs cantonnements, et, pivotant sur elles-mêmes, faisant face en arrière, se mirent à remonter vers la Podolie et la Volhynie, pour se joindre aux forces qui arrivaient du nord et se placer à leur gauche. Dans ses lettres à Czartoryski, Alexandre n'avait parlé qu'à titre éventuel du prélèvement à opérer sur les troupes d'Orient: «L'armée de Moldavie, avait-il dit, pourra détacher aussi quelques divisions, sans pour cela être empêchée de se tenir sur la défensive 132.» Dépassant ses promesses, il s'affaiblissait sur ses ailes pour se fortifier au centre, quitte à compromettre la Finlande et à retarder sa paix avec les Turcs. L'armée «destinée à combattre avec les Polonais» s'augmentait de corps supplémentaires, d'effectifs imposants, et, se rangeant par divisions depuis la Baltique jusqu'au Dniester, se mettait en ligne.

Note 132: (retour) Mémoires de Czartoryski, II, 273.

Toutes ces opérations s'entouraient du plus profond mystère. Souvent, les troupes ne suivaient pas les routes ordinaires, les grandes voies de communication: marchant par bataillons ou même par compagnies, divisées en détachements innombrables, éparpillées sur de vastes espaces, elles se glissaient «par des chemins détournés qui n'avaient jamais été des routes militaires 133». Les précautions les plus rigoureuses avaient été prises pour clore hermétiquement et murer la frontière, pour fermer les accès et barricader les issues, pour se défendre contre tout espionnage. Sous couleur de renforcer le cordon des douanes et de mieux assurer l'observation des règlements prohibitifs, des corps de Cosaques avaient été disposés le long des limites. Ils exerçaient une surveillance continuelle: des piquets de cavalerie gardaient toutes les entrées, reliés entre eux par des patrouilles qui circulaient nuit et jour: jusqu'à une distance assez grande dans l'intérieur des terres, des postes s'échelonnaient sur les routes «de verste en verste», examinant et arrêtant les passants, compulsant leurs papiers, vérifiant leur qualité 134: c'était à l'abri de cet épais rideau que la Lithuanie, la Volhynie et la Podolie se remplissaient de troupes.

Note 133: (retour) Dépêche de Bignon, résident de France à Varsovie, 11 mai.
Note 134: (retour) Dépêche du même, 5 juin, d'après un témoin oculaire.

En arrière de ces provinces, l'armée de soutien se complétait et s'apprêtait à marcher. Aucun moyen n'était négligé pour renforcer ses effectifs: les troupes sédentaires se transformaient en contingents mobiles, les bataillons de forteresse en bataillons de ligne. Du fond de l'empire, d'autres masses surgissaient, des réserves se levaient. Dans les dépôts, il y avait affluence prodigieuse de recrues, effort incessant pour les dégrossir et les former, pour faire des soldats. Bientôt, malgré le secret ordonné, des bruits à sensation commencèrent à circuler dans la capitale: les régiments des gardes, disait-on, n'attendaient plus qu'un signal pour se mettre en route et devaient marcher avec la deuxième armée: le grand-duc Constantin se rendait en Finlande pour inspecter les troupes en partance; enfin, l'Empereur lui-même allait se porter sur la frontière, relever et poser sur son front la couronne de Pologne. Le public de Pétersbourg se prononçait hautement en faveur de cette solution, qui répondait aussi aux espérances suscitées en Lithuanie: là, beaucoup de grands propriétaires désiraient une réconciliation entre la Pologne et la Russie: plusieurs d'entre eux, des membres de familles illustres, des patriotes éprouvés, avaient été appelés à Pétersbourg, bien traités, caressés, à demi prévenus 135. Leur tête se montait, leur imagination s'exaltait en faveur du projet; quelques-uns allaient jusqu'à fixer la date de l'exécution: l'Empereur choisirait le 3 mai, anniversaire du jour où, vingt ans plus tôt, la Pologne mourante s'était donné le statut libéral et sensé sous lequel elle aspirait à revivre 136.

Note 135: (retour) Dépêche de Bignon, 27 avril.

Ce fut au moment où cette effervescence se manifestait à l'intérieur de l'empire qu'arrivèrent du dehors les plus décourageantes nouvelles. Les réponses de Czartoryski à la seconde lettre du Tsar ne se bornaient pas à poser des objections et à prévoir des difficultés: elles étaient purement négatives. D'après leur contenu, d'après les résultats de l'enquête opérée par le prince, les commandants de l'armée varsovienne, les principaux magnats, ceux dont l'opinion entraînerait la masse, demeuraient réfractaires à la séduction et se montraient incorruptibles: leur fidélité à Napoléon ne se laissait pas entamer. Le texte de ces réponses ne nous est point parvenu, mais Alexandre y fait allusion dans une communication ultérieure à Czartoryski: «Vos précédentes lettres, dit-il, m'ont laissé trop peu d'espoir de réussite pour m'autoriser à agir, à quoi je n'aurais pu me résoudre raisonnablement qu'ayant quelque probabilité de succès 137

Note 137: (retour) Lettre du 1er avril 1812. Mémoires et Correspondance de Czartoryski, II, 279.

L'imprudence d'agir lui fut concurremment démontrée par l'attitude de l'Autriche. A Pétersbourg, on s'était aperçu très vite que cet empire se dérobait à une alliance: il n'est même pas certain que l'instruction secrète du mois de février, tendant à ce but, ait été expédiée, les dispositions de Metternich et de son gouvernement la rendant inutile 138. Alexandre s'était rabattu alors sur un autre plan. Il ne solliciterait plus de l'Autriche qu'une connivence passive et lui demanderait uniquement d'assister indifférente à ce qui se passerait autour d'elle, de se laisser faire au besoin une douce violence, de ne point refuser les Principautés, si le gouvernement russe les lui mettait dans la main en même temps qu'il ferait occuper la Galicie pour le compte de la Pologne restaurée. Au nom du Tsar, Koschelef maintenait l'offre de la Moldavie jusqu'au Sereth et de la Valachie entière. Alexandre ayant écrit une lettre personnelle à l'empereur François pour obtenir de lui une promesse de neutralité et sonder ses dispositions, Stackelberg fut chargé d'en fournir verbalement le commentaire 139.

Note 138: (retour) Voyez sur ce point Martens, volume cité, 79.
Note 139: (retour) Beer, Orientalische Politik Oesterreich's, p. 250. Mémoires de Metternich, II, 417. Martens, 78.

La colonie russe de Vienne appuyait ces démarches de toute son énergie. La milice des femmes avait été mise sur pied, et un objet spécial s'offrait à son activité. Le grand ennemi de la Russie à Vienne était l'archiduc Charles, qui jouissait dans le public et dans l'armée d'une considération hors ligne: le glorieux vaincu de Wagram s'était sincèrement réconcilié avec son vainqueur et poussait l'Autriche vers la France. Pour changer ses dispositions ou au moins le neutraliser, on entreprit de le marier, en lui donnant pour femme une princesse toute dévouée à la Russie. L'impératrice Élisabeth Alexievna, femme d'Alexandre Ier, avait une soeur qui vivait auprès d'elle, la princesse Amélie de Bade. Ce fut cette Allemande adoptée par la Russie que les meneurs de l'intrigue destinèrent à opérer la conversion de l'archiduc, et aussitôt des influences de toute sorte se mirent en mouvement pour enchaîner cet Hercule aux pieds d'une Omphale un peu mûre.

L'impératrice de Russie lia partie avec l'impératrice d'Autriche: celle-ci, qui avait la passion de faire des mariages 140, entra de grand coeur dans l'affaire, à laquelle on sut intéresser également la landgrave de Bade et la reine de Bavière. Cette ligue de femmes fit représenter à l'archiduc Charles par son confesseur qu'il avait besoin d'une compagne pour égayer son intérieur morose et rompre l'ennui d'un célibat prolongé. La grande difficulté était d'obtenir le consentement de l'empereur François à un mariage dont son terrible gendre pourrait s'offusquer. Pour triompher de ses craintes, on le prit par les sentiments: on lui affirma que l'archiduc Charles avait conçu pour la princesse Amélie une passion violente, et l'excellent prince se laissa convaincre qu'il ferait le malheur de son cousin en s'opposant à l'union projetée. Il promit de consentir, mais à une condition, c'était que l'on trouverait moyen d'assurer aux futurs conjoints, peu fortunés l'un et l'autre, une situation matérielle en rapport avec leur rang: lui-même ne pouvait s'en charger, «ayant trop d'enfants à établir 141». Il n'y avait qu'une chance de le satisfaire, c'était un recours au duc Albert de Saxe, dont le prince Charles était le neveu et l'héritier. Le duc Albert était vieux et riche: il avait une maîtresse qui le gouvernait; on fit agir cette dame, après s'être adressé à elle par l'intermédiaire d'un officier pour qui elle avait eu autrefois des bontés, et le résultat de ces opérations diverses fut que le duc promit d'assurer le sort de son neveu par un avancement d'hoirie. Ainsi, les obstacles s'aplanissaient l'un après l'autre, et l'affaire semblait en bon chemin; mais déjà, avant que le gouvernement autrichien se fût décidé à la rompre sur un mot venu des Tuileries, une réponse fort sèche de Metternich aux ouvertures politiques de la Russie l'avait rendue actuellement sans objet 142.

Note 140: (retour) «J'aime, disait-elle, que tout le monde se marie.» Otto à Champagny, 17 avril.
Note 141: (retour) Otto à Maret, 8 mai.
Note 142: (retour) Sur l'ensemble de l'affaire, voyez la correspondance d'Otto, mars à juillet 1811.

Les propositions de Koschelef, la lettre du Tsar, avaient mis Metternich en éveil: à quelques jours de là, il eut avec Stackelberg une conversation qui le laissa rêveur. L'envoyé russe, après lui avoir confié qu'il possédait le secret de son maître et montré comme preuve «une lettre écrite en entier» de la main d'Alexandre, fit allusion à certaines éventualités: «Dans le cours de mon entretien avec lui, écrivait Metternich à son souverain, j'ai remarqué certaines tournures de phrases qui me firent supposer qu'un jour, étant données certaines circonstances, l'occupation de la Galicie pourrait bien s'effectuer sans notre consentement 143.» Cette étrange révélation émut d'autant plus Metternich qu'elle évoqua en lui un souvenir. Il se rappela qu'en 1805 l'empereur Alexandre, désespérant d'entraîner la Prusse dans la troisième coalition, avait eu l'idée d'assaillir inopinément cette puissance, avec laquelle il entretenait les meilleurs rapports: il eût marché sur Varsovie, chef-lieu alors de province prussienne, et restauré à son profit la Pologne, avant de se porter en Moravie contre l'armée française. Ce précédent éclairait d'une lueur singulière les insinuations actuelles, donnait tout lieu de supposer que l'empereur Alexandre caressait aujourd'hui un projet du même genre et nourrissait l'espoir d'y entraîner l'Autriche, dût-il au besoin lui forcer la main: c'était là un de ces brusques écarts de pensée, une de ces fugues d'imagination dont l'histoire du mobile souverain offrait trop d'exemples: «La marche excentrique du cabinet russe, écrivait Metternich, ne nous autorise-t-elle pas à admettre comme possible ce qui paraît l'impossibilité même 144

Note 143: (retour) Mémoires de Metternich, II, 418.

Metternich ne crut pouvoir se mettre trop résolument en travers d'une aventure dont l'Autriche éprouverait un dommage sensible, immédiat, direct, et n'aurait à tirer que de problématiques avantages; il se fit autoriser à prévenir Stackelberg que toute violation de territoire serait considérée «comme une déclaration de guerre», à signifier au besoin que la concentration des troupes russes près de la Galicie et de la Bukovine, dont le bruit arrivait à Vienne, finirait par obliger l'empereur d'Autriche à mobiliser lui-même ses armées et à les mettre sur le pied de guerre 145.

Note 145: (retour) Mémoires de Metternich, II, 418-419.

Ainsi, en se hasardant d'attaquer, Alexandre se fût heurté aux forces de l'Autriche en même temps qu'à l'armée varsovienne. Il n'était pas au bout de ses mécomptes. A la même époque, il aperçut distinctement au nord l'évolution de Bernadotte, qui semblait lui tourner le dos et s'orienter vers la France: les agaceries du prince royal à l'adresse de son ancien chef, ses mines provocantes, son intimité avec Alquier, le mot d'ordre donné partout aux diplomates suédois de se mettre au mieux avec leurs collègues français, ne pouvaient échapper à la perspicacité des agents russes. Alexandre en conçut un assez vif dépit, qui se manifesta par des communications aigres-douces au cabinet de Stockholm, et il cessa momentanément de compter sur la Suède 146.

Note 146: (retour) Tegner, Le baron d'Armfeldt, III, 306.

En Prusse, où le cabinet persistait dans son double jeu, le Roi montrait plus de bon vouloir que d'énergie: le fond de sa pensée était qu'il se perdrait irrévocablement en risquant une prise d'armes, à moins que la Prusse, soutenue en arrière par les Russes, ne fût en même temps appuyée et épaulée sur sa gauche par l'Autriche. Or, il savait que l'Autriche répugnait essentiellement à entrer dans une coalition nouvelle: même, sur la foi de rapports exagérés, il croyait que Metternich et son maître s'étaient livrés sans réserve à Napoléon et ne demandaient qu'à trahir activement la cause européenne; il le faisait dire à Pétersbourg par des intermédiaires secrets, conseillait instamment la prudence 147. Dans plusieurs parties de l'Allemagne, à côté des haines persistantes contre la France, il était facile de démêler un contre-courant d'opinion défavorable à la Russie. L'ukase prohibitif en était la cause; en fermant l'empire à toutes les importations par terre, cet acte rigoureux n'avait pas seulement lésé la France: il préjudiciait gravement au commerce et à l'industrie germaniques, qui perdaient un de leurs principaux débouchés. Dans les régions industrielles, comme la Saxe, cette rupture économique avait été accueillie avec colère: elle suscitait des plaintes, des récriminations vives, et attirait au Tsar une sorte d'impopularité 148. De tous côtés, Alexandre voyait se lever des résistances imprévues et apercevait des obstacles qui lui barraient la route.

Note 147: (retour) Martens, VII, 15.
Note 148: (retour) Le bulletin de police du 18 juin 1811 contient l'extrait suivant d'une correspondance d'Allemagne: «Les manufacturiers de la Saxe sont forcés de congédier des centaines d'ouvriers à la fois. Les bâtiments où sont établies les fabriques deviendront des hospices pour y nourrir les pauvres aux frais de l'État ou des maisons de force pour les infortunés qui deviendront voleurs par nécessité. Les Saxons pouvaient devenir les rivaux des manufacturiers anglais, mais cet espoir a disparu, et nous ne pouvons nous relever qu'autant que l'ukase russe, qui défend l'introduction des marchandises de fabrique étrangère, serait rapporté.»

Sous le coup de ces déceptions simultanées, il y eut dans le mouvement de sa pensée arrêt et recul: à un brusque élan vers l'offensive succéda une reprise de fluctuations et d'incertitudes. Sans renoncer à son projet, il en suspendit l'exécution, quitte à y revenir en meilleure occurrence. Ses communications avec Czartoryski s'interrompirent ou au moins s'espacèrent: le prince reçut avis de n'avoir plus à compter sur une explosion immédiate. «J'ai dû, lui écrivait plus tard Alexandre, me résigner à voir venir les événements et à ne pas provoquer par mes démarches une lutte dont j'apprécie toute l'importance et les dangers 149....» Il ajoutait cependant que ni les idées qui l'avaient occupé, «ni la résolution de les mettre en oeuvre quand les circonstances s'y prêteront 150», ne l'avaient abandonné. Les dispositions militaires ne furent point révoquées: l'armée continua à se déployer en ordre de bataille; la Russie resta le bras levé, sans frapper, et s'immobilisa dans cette attitude.

Note 149: (retour) 1er avril 1812. Mémoires et Correspondance de Czartoryski, II, 279.

Ayant rassemblé ses forces, Alexandre y trouvait l'avantage de s'être mis à couvert contre une agression et une surprise, pour le cas où il prendrait envie à Napoléon d'exécuter ce que lui-même avait rêvé. Les armements opérés, lorsqu'ils seraient connus de l'Empereur, le rendraient moins prompt peut-être à risquer une attaque; par ce fait, n'étaient-ils point susceptibles de procurer dès à présent à la Russie un certain bénéfice, une plus grande liberté d'allures? A l'abri de ses armées fortement établies sur la frontière, Alexandre ne pourrait-il donner suite à l'une de ses idées favorites, rouvrir entièrement ses ports aux navires et aux importations britanniques, et, dans le duel engagé entre la France et l'Angleterre, proclamer officiellement sa neutralité? Suivant certains témoignages, il en eut la velléité, et songea à s'affranchir d'un reste d'alliance, sans commencer la guerre 151.

Note 151: (retour) Voy. à ce sujet les dépêches du résident de France à Varsovie, en date des 30 et 31 mars 1811.

Son chancelier cherchait cependant à le ramener dans d'autres voies, qui le rapprocheraient de la France. Ignorant toujours jusqu'au premier mot du roman ébauché entre Alexandre et Czartoryski, Roumiantsof voyait avec peine l'évolution vers l'Angleterre, qui se poursuivait sous ses yeux; il blâmait les infractions commises à la règle continentale, s'affligeait de ce relâchement progressif et aspirait de toutes ses forces à une réconciliation avec l'empereur des Français, à une reprise de cette alliance qui existait toujours sur le papier, qui avait valu à la Russie la Finlande et qui lui permettrait de garder les Principautés. Il suppliait son maître de ne point se dérober systématiquement à tout accord, de tenter quelque chose, et l'avortement du projet conçu en dehors de lui, à son insu, rendait autorité à ses conseils.

Quel serait, suivant lui, le terrain d'entente? Comment faire droit aux griefs respectifs? Le principal de ceux qu'alléguait la France était l'ukase du 31 décembre 1810: sur ce point, il ne serait pas très difficile d'accorder quelques satisfactions de forme à Napoléon, qui paraissait disposé à s'en contenter, et d'admettre certains adoucissements qui ôteraient à la mesure le caractère d'une démonstration hostile, sans porter atteinte au régime économique de l'empire. D'autre part, comme Napoléon n'insistait plus sur la saisie des bâtiments qui naviguaient sous pavillon américain pour le compte de l'Angleterre, cette question ne se posait pas actuellement; il n'y avait qu'à la laisser dormir. Quant aux griefs de la Russie, le débat très légitimement soulevé par elle au sujet de l'Oldenbourg servait à masquer le grand reproche: l'extension menaçante et les encouragements donnés par Napoléon au duché de Varsovie. Roumiantsof était le premier à reconnaître et à proclamer l'importance de la question polonaise. Il l'avait vue, par ses développements successifs, brouiller les deux empires: il savait que tous les efforts tentés en 1809 et en 1810 pour la résoudre à l'amiable n'avaient fait que la compliquer, à tel point que la chancellerie russe s'était abstenue depuis lors d'y revenir et d'y toucher. Roumiantsof jugeait que ce silence avait assez duré, que la crise actuelle permettait de le rompre: c'était le côté avantageux d'une situation déplorable: le bien naît quelquefois du mal porté à l'extrême. Dans le cas présent, l'injustifiable procédé dont le Tsar avait eu à souffrir ne lui offrait-il pas un moyen providentiel de réintroduire au débat la question de Pologne et peut-être de la trancher à son profit? En s'emparant de l'Oldenbourg, Napoléon s'était donné un tort incontestable et public vis-à-vis de son allié: celui-ci était essentiellement fondé à exiger une réparation. Napoléon semblait d'ailleurs le reconnaître, puisqu'il se montrait disposé à octroyer au duc une compensation territoriale, invitant seulement la Russie à la désigner et à la spécifier. Cette indemnité offerte en principe, pourquoi ne lui demanderait-on pas de la découper en territoire polonais, de détacher une portion de l'État varsovien pour en composer un nouvel apanage au prince dépossédé, qui s'y ferait le prête-nom de la Russie, et d'accorder ainsi une garantie effective contre le rétablissement de la Pologne? Là était, suivant Roumiantsof, le vrai moyen de transaction, le noeud de l'accord à conclure et le gage pour son gouvernement d'une sécurité durable.

En effet, tout pas rétrograde imposé au duché, toute atteinte portée à son intégrité, toute distraction de territoire opérée à ses dépens, si minime qu'elle fût, détruirait sa force d'expansion et de rayonnement, marquerait pour lui le signal d'une irrémédiable décadence. Ce qui faisait le prestige de cet État d'occasion et de rencontre, ce qui groupait autour de lui tant de dévouements et d'enthousiasmes, c'était qu'il apparaissait à tous comme destiné à s'accroître et à s'étendre, comme une Pologne en voie de reconstitution progressive. Si Napoléon consentait à le diminuer au lieu de l'agrandir, il infligerait à ces espérances un écrasant démenti: il enlèverait à la principauté varsovienne l'unique soutien de son existence. Le mouvement de décroissance imprimé au duché ne s'arrêterait plus: il irait se continuant, s'accélérant, et aboutirait finalement à rejeter dans le néant une création éphémère: toute pierre ôtée à cet édifice suffirait à en rompre l'équilibre instable et en déterminerait tôt ou tard l'écroulement. Quand le duché succomberait, au milieu des révolutions dont l'avenir était gros, la Russie serait là pour en recueillir les débris; s'étant donné prise sur lui en se faisant adjuger dès à présent quelques parcelles de son territoire, elle se trouverait en mesure de tirer à soi et d'absorber le reste.

Alexandre ne méconnut point les avantages de cette combinaison. S'il réussissait à écarter le péril polonais, ce résultat ne serait pas trop chèrement payé de quelque sursis à l'exécution d'autres projets, de quelque ralentissement dans sa marche vers l'Angleterre. Mais réussirait-il à obtenir de Napoléon une concession aussi féconde en conséquences? S'il se prêta à la solliciter, on peut croire que ce fut surtout par acquit de conscience. Tenant à se dire qu'il n'avait rien négligé pour s'épargner une lutte avec le plus formidable adversaire que la Russie eût jamais rencontré devant elle, il permit à Roumiantsof d'entamer l'affaire, se réservant d'y mettre au besoin et très discrètement la main.

Aussi bien, la négociation à mener ne pouvait ressembler à aucune autre. En suivant la méthode ordinaire, en énonçant nettement ses désirs, la Russie s'exposerait à un grave péril. Il était à craindre que Napoléon, malgré les sentiments conciliateurs qu'il affectait, ne nourrît au fond de l'âme de mauvais et perfides desseins. En ce cas, le despote sans scrupules s'emparerait de demandes trop clairement articulées pour accuser la Russie à la face du monde de visées spoliatrices, de prétentions attentatoires à l'intégrité et à l'existence d'un État indépendant: il la mettrait dans son tort aux yeux de l'Europe; tout au moins la perdrait-il irrévocablement dans l'esprit des Varsoviens, et l'empereur Alexandre, malgré ses déboires, ne renonçait jamais complètement à capter ce peuple. Par conséquent, on ne crut à Pétersbourg pouvoir procéder avec trop de prudence, de circonspection et de mystère. On jugea indispensable de ne s'exprimer qu'à demi-mot, par un murmure à peine intelligible, pour se garder la faculté de démentir au besoin ses propres paroles et d'affirmer qu'on n'avait rien dit. Tout se passera donc par insinuations légères, par sous-entendus et réticences, le but de la Russie étant de suggérer un mode de solution, sans l'indiquer positivement, et de se faire proposer ce qu'elle n'entend point demander. Dans le fatras de documents que nous livre à cette époque la correspondance des deux cours, il faut s'attacher à un tout petit mot noyé çà et là dans des flots de rhétorique, à quelques incidentes, à quelques tournures de phrase révélatrices, pour découvrir le secret d'Alexandre ou plutôt de son ministre, pour comprendre à quoi vise et tend leur politique. La négociation qui porte en elle le sort futur des deux empires se fait humble et cachée, se glisse furtivement parmi des discussions de pure forme, longuement et fastidieusement entretenues; nous la verrons se faufiler à travers un amoncellement de paroles creuses et de dissertations stériles.

D'abord, des insinuations préparatoires furent faites au duc de Vicence. Lorsqu'il se plaignait de l'ukase, on lui répondait sur un ton modéré et conciliant, mais Roumiantsof et même l'Empereur faisaient observer «qu'il faudrait s'entendre en même temps, ou peut-être avant, sur d'autres points... qu'il fallait faire la part de la politique avant celle du commerce 152». L'ambassadeur, s'autorisant de ces déclarations, abordait-il le différend politique, pressait-il les Russes d'accepter Erfurt en échange de l'Oldenbourg ou d'indiquer un autre équivalent, Alexandre restait dans le vague, se bornant à demander justice, réparation, sécurité, soutenant que c'était à la France de parler et d'offrir; mais Roumiantsof s'avançait un peu plus. Suivant lui, «la porte était toujours ouverte pour s'entendre quand on voudrait proposer une indemnité convenable et juste tant pour le duc d'Oldenbourg que pour la Russie, avec laquelle cette affaire paraissait maintenant devoir se traiter directement... Erfurt n'était une indemnité réelle sous aucun rapport et ne pouvait convenir ni au prince, ni à la Russie, qui ne pouvait en désirer une et en accepter qu'une qui eût dans sa situation même la garantie de sa tranquillité et qui pût être protégée et assurée pour l'avenir 153.» Pour que le nouvel établissement du prince trouvât sa sécurité dans sa position, il devait nécessairement toucher et s'appuyer au seul empire intéressé à le défendre: or, parmi les innombrables territoires dont Napoléon disposait, il n'en était qu'un qui confinât à la Russie: c'était le duché de Varsovie.

Note 152: (retour) Caulaincourt à Champagny, 27 mars.

Le cabinet de Pétersbourg mettait ainsi notre ambassadeur sur la voie et lui fournissait quelques moyens de déchiffrer l'énigme. Dans le même temps, l'occasion s'offrit de s'adresser directement à l'empereur des Français. Sa lettre au Tsar en date du 28 février, confiée à Tchernitchef, venait d'arriver et nécessitait un retour. Alexandre prépara immédiatement sa réponse: il la ferait naturellement rapporter par Tchernitchef, n'ayant que de trop bonnes raisons pour réintroduire à Paris ce fin observateur, cet agent perspicace et futé. Dans sa communication à l'Empereur, il n'entendait se permettre aucune allusion à un morcellement de l'État polonais, mais une rédaction habilement nuancée ne pourrait-elle induire Napoléon à y penser et lui en faire venir l'idée?

Alexandre rédigea très soigneusement sa lettre, d'après un brouillon écrit de sa main et plusieurs fois remanié 154. Sur tous les points en contestation, il acceptait et soutenait vaillamment la controverse, attaquait au besoin pour se mieux défendre, sans se départir jamais d'une exquise courtoisie, et, dans la polémique engagée entre les deux souverains, ne se montrait nullement inférieur à son rival. Avec beaucoup de dignité, il réitérait ses plaintes au sujet de l'Oldenbourg, se justifiait de l'ukase, rappelait les services rendus par lui à la cause commune, indiquait en passant que les travaux de fortifications et les armements opérés dans le duché exigeaient de sa part certaines mesures de même ordre. Enfin, après s'être montré en tout fidèle observateur des traités, il terminait ainsi: «Loin d'être frappé de la pensée que je n'attends que le moment de changer de système, Votre Majesté, si elle veut être juste, reconnaîtra qu'on ne peut pas être plus scrupuleux que je l'ai été dans le maintien du système que j'ai adopté. Au reste, ne convoitant rien à mes voisins, aimant la France, quel intérêt aurais-je à vouloir la guerre? La Russie n'a pas besoin de conquêtes et peut-être ne possède que trop de terrain. Le génie supérieur que je reconnais à Votre Majesté pour la guerre, ne me laisse aucune illusion sur la difficulté de la lutte qui pourrait s'élever entre nous. D'ailleurs, mon amour-propre est attaché au système d'union avec la France. L'ayant établi comme un principe de politique pour la Russie, ayant dû combattre assez longtemps les anciennes opinions qui y étaient contraires, il n'est pas raisonnable de me supposer l'envie de détruire mon ouvrage et de faire la guerre à Votre Majesté, et si elle la désire aussi peu que moi, très certainement elle ne se fera pas. Pour lui en donner encore une preuve, j'offre à Votre Majesté de m'en remettre à elle-même sur la réparation dans l'affaire d'Oldenbourg; qu'elle se mette à ma place et que Votre Majesté fixe elle-même ce qu'elle aurait désiré en pareil cas. Votre Majesté a tous les moyens d'arranger les choses de manière à unir encore plus étroitement les deux empires et à rendre la rupture impossible pour toujours. De mon côté, je suis prêt à la seconder dans une intention pareille. Je répète que si la guerre a lieu, c'est que Votre Majesté l'aura voulue, et, ayant tout fait pour l'éviter, je saurai alors combattre et vendre chèrement mon existence. Veut-elle, au lieu de cela, reconnaître en moi un ami et un allié? Elle me retrouvera avec les mêmes sentiments d'attachement et d'amitié qu'elle m'a toujours connus 155

Note 154: (retour) Archives de Saint-Pétersbourg.
Note 155: (retour) Lettre publiée par Tatistchef, Alexandre Ier et Napoléon, 547-552.

Ainsi, Alexandre disait en substance à Napoléon: J'accepte d'avance ce que vous m'offrirez, si vous consentez à vous mettre à ma place et à faire ma part en conséquence. Il était impossible d'apporter, dans le règlement d'une affaire épineuse, plus d'abandon apparent et de délicatesse. Au fond, la manoeuvre était des plus adroites. Que désirerait en effet Napoléon s'il se trouvait à la place d'Alexandre, c'est-à-dire s'il voyait en face de lui un État agressif et militant, dressé contre ses frontières comme une perpétuelle menace? Son voeu serait indubitablement que cette cause d'angoisse fût écartée, que ce brandon de discorde fût supprimé; c'était donc l'inquiétant duché qu'il convenait de sacrifier en partie à de justes appréhensions.

Se bornant à susciter chez Napoléon ce raisonnement, Alexandre n'en disait pas davantage. Il fallait pourtant, si l'on voulait enlever à Napoléon un prétexte trop commode pour se refuser à comprendre, que l'on s'exprimât de façon un peu moins obscure et qu'en fin de compte quelqu'un prononçât à Paris le nom du duché, en l'accolant à celui de l'Oldenbourg. Tchernitchef fut chargé de risquer le mot dans les conversations qu'il ne manquerait point d'avoir avec l'empereur des Français. Ce ne fut pas Alexandre, ce fut Roumiantsof qui lui en donna commission, et encore le ministre évita-t-il de se découvrir entièrement. Sachant qu'il avait affaire à un jeune homme d'entendement prompt et d'esprit éveillé, il se servit d'une comparaison, sans défendre à Tchernitchef de la replacer: après lui avoir expliqué que le désir de l'Empereur était d'associer «dans une convention générale les affaires d'Oldenbourg et de Pologne, ainsi qu'un nouveau traité de commerce avec la France», il ajouta: «Si l'on pouvait parvenir à mettre les affaires de la Pologne ainsi que celles de l'Oldenbourg dans un même sac, les y bien mêler ensemble et puis le vider, l'alliance entre les deux empires en deviendrait bien solide, plus intime et plus sincère qu'autrefois, et cela en dépit des Anglais et même des Allemands 156

Note 156: (retour) Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, XXI, 84.

Dans les jours qui précédèrent et suivirent cette confidence, Alexandre reprit de plus belle avec Caulaincourt son système de prévenances et de cajoleries. L'ambassadeur avait enfin obtenu son rappel, après trois ans d'épuisant labeur, et devait partir dans deux mois; il serait remplacé par le général comte de Lauriston, aide de camp de l'Empereur et Roi. En termes charmants, Alexandre lui témoigna un vif regret de le perdre, tout en faisant l'éloge de son successeur, qu'il avait connu et apprécié à Erfurt. Dans sa lettre du 28 février, Napoléon lui avait dit: «J'ai cherché près de moi la personne que j'ai supposé pouvoir être la plus agréable à Votre Majesté et la plus propre à maintenir la paix et l'alliance entre nous 157... Je suis fort empressé d'apprendre si j'ai rencontré juste.» A cette question, Alexandre répondait affirmativement et de la meilleure grâce.

Note 157: (retour) Corresp., 17935.

Lorsqu'il parlait de l'Empereur, il relevait maintenant d'un ton ses protestations ordinaires, ses assurances d'un attachement mal apprécié et d'une tendresse méconnue: «J'ai pu remarquer, écrivait le duc de Vicence, le retour pour Sa Majesté de ce ton affectueux, de ces expressions amicales, je puis même dire de cette effusion de coeur qui se montrait si fréquemment autrefois.»--«Donnez-moi de la sécurité, répétait Alexandre, montrez-moi amitié autant que j'en ai témoigné et que je désire en témoigner, jamais l'Empereur ni ses alliés n'auront à se plaindre de moi.»--«Le même jour, ajoute le duc dans son rapport, l'Empereur me rencontra à pied au Cours dans le moment où toute la ville s'y promenait. Il m'accosta et m'engagea comme de coutume à l'accompagner. Il ne causa que de choses indifférentes. Comme le public nous remarquait beaucoup, il me dit en riant: «Aujourd'hui les diplomates et les marchands ne parleront, j'espère, que de paix. Elle est, votre maître doit le savoir, général, mon premier voeu 158

Note 158: (retour) 134e rapport de Caulaincourt à l'Empereur, envoi du 23 avril.

Tandis qu'Alexandre démentait ainsi les bruits de rupture et d'inconciliable dissentiment, Tchernitchef s'éloignait de Pétersbourg au galop de son leste équipage: «l'éternel postillon», ainsi que l'appelait Joseph de Maistre 159, s'était si bien habitué aux courses rapides que la traversée de l'Europe en deux semaines n'excédait pas ses forces. Il retournait à Paris plein de zèle et d'entrain, avec mission de désigner en termes allégoriques une base d'accommodement et de négocier par métaphores. Malheureusement, à l'heure où la pensée d'Alexandre opérait cette régression, où il ne se refusait plus à un dénouement pacifique, ses troupes continuaient d'avancer vers la frontière, en vertu d'ordres antérieurs: l'impulsion, qui s'arrêtait au centre, se faisait sentir aux extrémités et y plaçait tout en attitude hostile. Forcément, le bruit de cette marche finirait par éclater au dehors, se propagerait en Europe et se répercuterait jusqu'à Paris, où il exaspérerait les défiances de l'Empereur et le mettrait en alarme. A l'instant où le péril s'éloigne, Napoléon va l'apercevoir: il va se le figurer immédiat et pressant, se croire sous le coup d'une attaque, répondre instantanément au défi et précipiter le mouvement de ses troupes: par une coïncidence fatale, il va en même temps recevoir l'offre conciliatrice et sentir la menace.

Note 159: (retour) Oeuvres complètes, t. IV de la Correspondance, p. 9.
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