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Napoléon et Alexandre Ier (3/3): L'alliance russe sous le premier Empire

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CHAPITRE XIII

LE PASSAGE DU NIÉMEN.




PREMIÈRE PARTIE

L'IRRUPTION 583.

Napoléon à Posen.--Enthousiasme de la population.--Réponse à Bernadotte.--Séjour à Thorn.--Derniers préparatifs.--Préoccupation dominante de l'Empereur: la question du pain.--Dispositif d'attaque.--Napoléon met ses armées en campagne avant de déclarer la guerre.--Son exaltation belliqueuse.--Le Chant du départ.--Rencontre avec Murat; comédie sentimentale.--Marche dévastatrice à travers la Prusse orientale et la basse Pologne; encombrement des routes; premiers désordres.--Manifeste guerrier.--Supercherie de la dernière minute.--Nouvelles de Pétersbourg.--L'empereur de Russie a refusé de recevoir l'ambassadeur de France.--Napoléon rejoint la colonne de tête.--Sa proclamation aux troupes.--Il s'élance aux avant-postes et atteint le Niémen.--Il voit la Russie.--Déguisement.--Reconnaissance à cheval.--Accident.--Sombres pressentiments.--Arrivée des troupes.--La journée du 23 juin.--La nuit.--Atterrissage silencieux.--Les premiers coup de feu.--Lever du soleil.--Féerique spectacle.--Enthousiasme des troupes; gaieté et activité de l'Empereur.--Incident de la Wilya.--Établissement à Kowno.--Quarante-huit heures de défilé.--L'invasion commence.

Note 583: (retour) Les éléments de notre récit ont été puisés à des sources inédites, que nous indiquerons au fur et à mesure, ainsi que dans l'innombrable quantité d'ouvrages et de Mémoires laissés par les contemporains: les principaux, après l'ouvrage célèbre de Ségur, sont ceux de Baudus, Berthezène, Boulard, Bourgoing, Castellane, Chambray, Denniée, Dupuy, Fezensac, Grouchy, Gourgaud, Labaume, Marbot, Roguet et Soltyk.

I

De Dresde, Napoléon courut d'un trait à Posen. Dès qu'il eut apparu sur le sol polonais, l'enthousiasme naquit à sa vue et se propagea, comme si l'image de la patrie ressuscitée eût marché à ses côtés. À Posen, ce fut un délire, une tempête de cris et de hourras, une population entière acclamant son entrée et célébrant par anticipation ses triomphes. Le soir, une immense couronne de laurier, tout en feu, s'alluma sur la flèche de la principale église et apparut comme un phare rayonnant, qui portait au loin l'espérance et la lumière. Les soldats, les bourgeois, les autorités, la noblesse, les femmes vinrent tour à tour complimenter le libérateur. Il accueillit ces hommages avec plus ou moins d'affabilité, doux aux humbles, sévère aux grands, qu'il menait d'une main rude: «Il n'a pas fait de progrès depuis 1806», dit une femme du monde 584. Ce fut à ce moment qu'il reçut les dernières propositions de Bernadotte. Le duc de Bassano s'était hâté de les lui transmettre et semblait d'avis de ne les point dédaigner. Mais Napoléon, qui observait depuis un an les évolutions de Bernadotte et le vagabondage de sa politique, comprit une fois de plus que cet ambitieux voulait moins se livrer que se réserver: «Qu'il marche, dit-il, lorsque ses deux patries le lui ordonnent; sinon, qu'on ne me parle plus de cet homme 585!» Rencontrant une dernière fois sur son chemin l'ex-maréchal d'Empire, qui le sollicitait sans bonne foi et lui offrait un marché équivoque, il laissa tomber cette réponse et passa.

Note 584: (retour) Souvenirs d'un officier polonais (Brandt), publiés par le baron Ernouf, p. 230.
Note 585: (retour) Ernouf, 341, d'après les souvenirs personnels du duc de Bassano.

Il s'était fait annoncer à Varsovie, sans avoir réellement l'intention de visiter cette capitale. En y répandant le bruit de sa venue, en l'accréditant dans tout le Nord, il comptait électriser de plus en plus les Polonais, tenir en haleine et sur le qui-vive les corps français et alliés placés dans le grand-duché. Surtout, il avait pour but de faire croire aux Russes que la principale attaque s'opérerait en avant de Varsovie, vers leurs provinces de Grodno et de Volhynie, afin d'attirer de ce côté leur attention et leurs forces 586. Tandis que ses ennemis, prenant le change sur ses véritables desseins, accumuleraient fa plus grande partie de leurs troupes en face de Varsovie et de notre droite, il prononcerait son mouvement plus au nord, par sa gauche. Faisant longer le littoral de la Baltique à la masse principale de l'armée, il la porterait de la basse Vistule sur Koenigsberg, la pousserait ensuite sur le Niémen, franchirait ce fleuve aux environs de Kowno, et déboucherait subitement en Lithuanie. Wilna était son premier objectif; c'était en ce point qu'il comptait opérer sa brèche, percer la ligne russe, la diviser en plusieurs tronçons qu'il écraserait les uns après les autres, décidant ou au moins préjugeant par ces coups de foudre le sort de la campagne.

Note 586: (retour) Id., 385. Corresp., 18769, 18780, 18800.

Il incline donc à sa gauche, au sortir de Posen, et, quittant le chemin de Varsovie, atteint la Vistule à Thorn. Déjà son grand et son petit quartier général, formant à eux seuls presque une armée, l'ont précédé dans cette ville, qu'ils emplissent d'animation, de bruit et de mouvement. À Thorn, Napoléon est en un point stratégique important et au centre de ses troupes; il les retrouve enfin et les voit, réparties autour de lui dans d'innombrables cantonnements; tout près de Thorn et un peu en arrière est sa Garde; en avant de lui, à ses côtés, sur sa droite et sur sa gauche, partout, la Grande Armée. À gauche, les corps de Ney, d'Oudinot, de Davout, le corps en formation de Macdonald, occupent les deux rives de la basse Vistule et s'échelonnent jusqu'à la mer; à droite de Thorn, à sept heures de marche, Eugène est établi avec l'armée d'Italie et les Bavarois; il se relie aux Polonais de Poniatowski, qui s'appuient eux-mêmes aux trois corps placés sous le commandement du roi Jérôme et groupés autour de Varsovie. Renforcée par quatre corps exclusivement composés de cavalerie, cette chaîne d'armées se complète à ses deux extrémités par les contingents de Prusse et d'Autriche, arrivés à leur poste; elle se prolonge sans interruption sur deux cents lieues de terrain et oppose à l'ennemi un demi-million d'hommes.

Sans mettre encore en mouvement aucune partie de ces masses, Napoléon avise aux mesures qui précèdent immédiatement l'entrée en campagne, aux précautions dernières. Il rapproche ses réserves, porte au grand complet ses effectifs et ses munitions. Il fait verser dans les caissons, puis des caissons dans les gibernes, les millions de cartouches qu'il a entassés dans les magasins de la Vistule. La question des subsistances est toujours ce qui le préoccupe le plus; il sent là l'extrême difficulté et le grand danger. Aussi décide-t-il que toutes les troupes, au moment de prendre contact avec l'ennemi, devront être pourvues de vivres pour vingt à vingt-cinq jours. Afin d'atteindre le chiffre réglementaire, les chefs de corps sont invités à saisir dans le pays occupé tous les blés qu'il contient, à les convertir aussitôt en farines. Avec une activité méthodique, l'Empereur surveille lui-même et hâte ce travail. Sur vingt points différents, à Plock, à Modlin, à Varsovie, sur toute la ligne de la Vistule, il fait moudre, «moudre à force 587», et répartit entre les corps les amas de farine ainsi obtenus, sans préjudice des innombrables réserves de vivres que des myriades de voitures traîneront à la suite de l'armée.

Note 587: (retour) Corresp., 18765.

Quand commence la première semaine de juin, ces suprêmes préparatifs s'achèvent ou paraissent s'achever. D'autre part, dans les pays que nos troupes auront à parcourir avant d'atteindre le Niémen, le printemps a fait son oeuvre; l'herbe déjà haute, épaisse et drue, nous promet un abondant approvisionnement de fourrages, et la Prusse orientale étend au devant de nous une immense nappe de verdure. Ainsi, les temps sont venus: voici l'heure propice pour agir, cette heure que Napoléon s'est fixée depuis dix mois et qu'il s'est ménagée par un long effort de patience, de ruse et d'activité discrète. Il a enfin atteint le but si opiniâtrement poursuivi: il est parvenu, sans que les Russes aient interrompu et dérangé son travail par une attaque intempestive, à dresser contre eux, à porter sur place, à monter de toutes pièces, à pousser jusqu'au dernier degré de perfection un appareil guerrier qu'il juge suffisant à briser tous les obstacles. Au point où il en est, il a barres sur l'ennemi; il le domine partout de ses forces avantageusement postées, successivement accrues; il peut fondre sur lui avec tous ses moyens. Que les destins s'accomplissent donc! Que la Grande Armée s'ébranle et prenne l'offensive! Après avoir longtemps contenu et bridé l'élan de ses troupes, l'Empereur leur rend la main; il a tout ralenti jusqu'à présent: il précipite tout désormais.

Il arrête les dispositions suivantes: les corps de gauche, celui de Davout en tête, vont se porter rapidement et se concentrer sur l'espace compris entre le delta de la Vistule et le pays de Koenigsberg, marcher ensuite au Niémen et le passer. Le centre, c'est-à-dire l'armée d'Eugène, se joindra au mouvement de ces corps, suivra la même direction et fera masse avec eux. Projetant ainsi en avant sa gauche et son centre, l'Empereur «refusera» sa droite et la tiendra momentanément immobile. Poniatowski avec les Polonais, le roi de Westphalie avec ses trois corps, donnant lui-même la main aux Autrichiens de Schwartzenberg, resteront aux environs de Varsovie, dans une position d'observation et d'attente. Si l'armée de Bagration qui leur fait face, en voyant se prononcer l'irruption de notre gauche, essaye de l'interrompre par une diversion et opère une contre-attaque, si elle fonce sur Varsovie, les troupes de Jérôme seront là pour la recevoir et la contenir, tandis que l'Empereur, la laissant «s'enfourner 588», franchira le Niémen et repoussera les autres forces russes, pour se rabattre ensuite sur elle, tomber sur ses derrières, la prendre ou l'exterminer. Si l'armée de Bagration, obéissant à une autre inspiration, se met à remonter le fleuve-frontière pour se joindre aux troupes qui nous en disputeront le passage et couvriront Wilna, Jérôme prendra lui-même l'offensive dès que cette évolution se sera nettement dessinée. Il franchira le Niémen près de Grodno, se jettera à la poursuite de Bagration, se mettra sur ses talons, le prendra en queue ou en flanc, essayera de fermer le cercle où l'Empereur veut envelopper la gauche des Russes, et, se liant au mouvement d'ensemble avec la totalité de ses forces, viendra coopérer à l'invasion.

Note 588: (retour) Corresp., 18785.

Les ordres de marche furent expédiés aux chefs de corps par le prince major général; l'Empereur y ajouta pour Davout, pour Eugène, pour Jérôme, des instructions qui dévoilaient pleinement sa pensée 589. À cet instant où il tire irrévocablement l'épée, aucun incident nouveau n'a surgi entre lui et la Russie; diplomatiquement, la situation n'a pas changé depuis le retour de Narbonne. L'empereur Alexandre n'a pas fait savoir s'il ratifiait on non le coup de tête du prince Kourakine, s'il s'appropriait la déclaration de rupture émanée de cet ambassadeur. Napoléon ignore encore comment a été accueilli à Wilna le comte de Lauriston, si ce représentant a été reçu et écouté, si le Tsar a prêté l'oreille à ses insinuations pacifiques: preuve ultime et évidente que cette démarche avait pour but d'ajourner et non d'éviter la guerre. Napoléon marche à l'ennemi parce qu'il est prêt, parce qu'il se juge en possession de tous ses avantages, en mesure de trancher victorieusement le différend que lui et son adversaire ont de longue date renoncé à dénouer. Toutefois, ordonnant la guerre, il ne la déclare pas encore; afin d'entretenir plus longtemps les Russes, s'il est possible, dans une trompeuse sécurité, afin de rendre plus accablante la surprise qu'il leur ménage, il évitera jusqu'au moment final de s'avouer officiellement en état de rupture avec eux; avant de publier ses griefs et de lancer son manifeste, il attendra que ses troupes aient gagné plusieurs marches, qu'elles soient sur l'ennemi en quelque sorte et touchent la frontière.

Note 589: (retour) Corresp., 18768 à 18772.

Il resta encore quelques jours à Thorn, inspectant les troupes en partance, visitant les magasins, les hôpitaux, améliorant l'organisation des services, donnant partout le dernier coup d'oeil. Avant que la Garde quittât ses cantonnements, il voulut en voir les différents corps et les passa minutieusement en revue. Il aimait à retrouver ces mâles figures de soldats, ces poitrines de fer, ces braves qui brûlaient devant lui d'une ardeur contenue, immobiles à la parade, irrésistibles dans l'assaut. Leur tenue et leur air lui firent plaisir: malgré les fatigues et les misères de la route, l'enthousiasme éclatait sur les visages; il y avait un éclair dans tous les yeux. Un commandant d'artillerie s'approcha de Sa Majesté et lui dit: «Avec de pareilles troupes, Sire, vous pouvez entreprendre la conquête des Indes 590.» L'Empereur parut satisfait du compliment. Sobre de phrases, il fut en ces jours prodigue de grâces.

Note 590: (retour) Mémoires militaires du général baron Boulart, 241.

Il voulut donner de sa bouche aux régiments de la Garde l'ordre de marche, les mit en route et les vit partir 591. Et cet incessant défilé, ces fiers uniformes, ces roulements ininterrompus du tambour, ces appels de fanfares, ces belles troupes qui l'acclamaient, ces départs d'officiers dont chacun portait un ordre destiné à remuer et à soulever des masses humaines, tout cet immense mouvement qui s'opérait autour de lui, par lui, l'animaient et l'enfiévraient. À présent que le sort en est irrévocablement jeté, il se livre tout entier à ses instincts guerriers; il se retrouve uniquement soldat, le plus grand et le plus ardent soldat qui ait existé; il ne rêve plus que victoires et conquêtes. Le soir, après avoir expédié des ordres tout le jour et s'être à peine reposé, il ne dormait que par intervalles, passait une partie de son temps à se promener dans les salles voûtées de l'ancien couvent où il avait pris résidence, activant par la marche le mouvement et l'élan de sa pensée, s'exaltant à l'idée de conduire tant d'hommes au combat et de déterminer ce branle-bas des nations. Une nuit, les officiers de service qui couchaient auprès de son appartement furent stupéfaits de l'entendre entonner à pleine voix un air approprié aux circonstances, un de ces refrains révolutionnaires qui avaient mis si souvent les Français dans le chemin de la victoire, la strophe fameuse du Chant du départ:

Et du Nord au Midi la trompette guerrière

A sonné l'heure des combats.

Tremblez, ennemis de la France... 592.

Note 592: (retour) Souvenirs d'un officier polonais, 232.

Il quitta Thorn le 6 juin, tandis que de toutes parts les corps de gauche se levaient et commençaient leur marche. Son impatience était telle qu'il anticipa sur l'heure fixée par lui-même pour se mettre en route; ses voitures n'étant pas prêtes, il monta à cheval et fit à franc étrier une partie de l'étape, laissant sa maison militaire le suivre comme elle pourrait, dans l'effarement d'un départ précipité. Les jours d'après, comme il allait plus vite, en son rapide équipage de poste, que ses lourdes colonnes, il jugea qu'il aurait le temps, sans se mettre en retard sur elles, de visiter Dantzick, situé désormais en arrière de notre ligne d'opérations, et d'inspecter cette grande place d'armes; ce crochet lui prendrait tout au plus la moitié d'une semaine. Avec les autorités de Dantzick, avec les membres de l'état-major, fidèle à son système de dissimulation, il parla encore de négociations, de paix possible; plus franc avec Rapp, gouverneur de la ville, il lui avoua que la guerre commençait et stimula son activité 593.

Note 593: (retour) Documents inédits. Cf. les Mémoires de Rapp, 169-173.

À Dantzick, il retrouva Davout et ne rendit pas suffisamment justice à cet admirable organisateur. Il se rencontra aussi avec Murat, et l'entrevue des deux beaux-frères fut à ses débuts froide et pénible. Chacun d'eux avait contre l'autre des griefs justifiés et ne se privait point depuis quelque temps de les énoncer. Mécontent de n'avoir pas été appelé au rendez-vous des souverains, Murat répétait qu'on se plaisait à l'amoindrir et à l'humilier, qu'au reste on ne voulait en lui qu'un vice-roi de Naples, un instrument de domination et de tyrannie, mais qu'il saurait se soustraire à d'intolérables exigences. Napoléon lui reprochait un penchant de plus en plus marqué à désobéir, des écarts de conduite et de langage, des velléités et des accointances suspectes. Il l'accueillit avec un visage sévère, avec des paroles acerbes, et lui tint tout d'abord rigueur; puis, changeant subitement de ton, il prit à la fin le langage de l'amitié blessée et méconnue; il s'émut, se plaignit, fit à l'ingrat une scène d'attendrissement, invoqua les souvenirs de leur longue affection et de leur confraternité militaire. Le Roi, qui avait le coeur sur la main, qui était prompt à toutes les générosités, ne sut point résister à cet appel; il s'émut à son tour, pleura presque, oublia tout pour quelque temps et fut reconquis. Et le soir, devant ses intimes, l'Empereur s'applaudissait d'avoir supérieurement joué la comédie: pour ressaisir Murat, il avait fait tour à tour et fort à propos,--disait-il,--«de la fâcherie et du sentiment, car il faut de tout cela avec ce Pantaleone italien». «Au fond,--continuait-il,--c'est un bon coeur; il m'aime encore plus que ses lazaroni: quand il me voit, il m'appartient; mais loin de moi, comme les gens sans caractère, il est à qui le flatte et l'approche. Il subit l'ascendant de sa femme, une ambitieuse; c'est elle qui lui met en tête mille projets, mille sottises; il en est à rêver la souveraineté de l'Italie entière, et c'est ce qui l'empêche de vouloir être roi de Pologne. N'importe au reste! J'y mettrai Jérôme, je lui ferai là un beau royaume; mais il faudrait pour cela qu'il fît quelque chose, car les Polonais aiment la gloire.»

Donnant ensuite à la conversation un tour plus général, il se plaignit de tous les rois qu'il avait faits, des faibles, disait-il, des vaniteux, qui comprenaient mal leur rôle. Ils ne recherchaient que les agréments du rang suprême et en méconnaissaient les devoirs; ils imitaient les princes légitimes au lieu de les faire oublier. Pourquoi ce besoin de briller, cette manie de viser au grand, cette passion de luxe, d'ostentation et de dépense? «Mes frères ne me secondent pas», répétait l'Empereur avec amertume. Il leur donnait pourtant le bon exemple. Son incessant labeur, sa stricte économie devraient leur servir de modèle: l'avait-on jamais vu détourner au profit de ses plaisirs une seule parcelle des sommes que réclamaient les besoins de l'État et l'utilité générale? Il s'étendit beaucoup sur ce sujet et termina par ces mots admirablement justes: «Je suis le roi du peuple. Je ne dépense que pour encourager les arts, pour laisser des souvenirs glorieux et utiles à la nation. On ne dira pas que je dote des favoris et des maîtresses: je récompense les services rendus à la patrie, rien de plus 594

Note 594: (retour) Documents inédits.

II

En avant de l'Empereur, entre Dantzick et Koenigsberg, à travers la Prusse orientale et les districts septentrionaux de la Pologne, les sept corps d'armée en marche cheminaient à longues étapes. À leur gauche, la vaste lagune que forme à cet endroit la Baltique, le Frische Haff, était encombrée de flottilles, car les plus pesants convois, les équipages de pont, l'artillerie de siège, faisaient le trajet par eau. Le pays à parcourir par nos troupes était fertile et gras, mais fastidieux et monotone; à perte de vue des landes vertes, coupées de bois et de marécages, des prairies immenses, des forêts de sapins et de bouleaux, déroulant indéfiniment à l'horizon leurs lignes sombres; des rivières aux bords incertains; des villages de bois, partout semblables. Malgré la célérité ordonnée, il y avait dans la marche des temps d'arrêt, des flottements et des reculs, car l'énorme amas de bagages que l'armée tirait après elle embarrassait ses mouvements. Les convois de vivres et de munitions s'enchevêtraient à chaque instant les uns dans les autres, commençaient à mettre en arrière de nos colonnes un chaos roulant. Pour compléter l'approvisionnement d'entrée en campagne, les troupes fouillaient et épuisaient la contrée. L'Empereur avait voulu que tout se fît régulièrement et par voie d'achats; les soldats n'y regardaient pas de si près et prenaient; ils vidaient les greniers, enlevaient le chaume des toitures pour en faire la litière de leurs chevaux, traitant le pays allié en pays conquis. Les fourrages étaient saisis sans ménagement ni méthode. La cavalerie, qui passait la première, s'emparait de tous les foins récoltés ou sur pied; l'artillerie et le train se voyaient réduits à couper les blés, les orges et les avoines en herbe, ruinant la population et fournissant aux animaux une nourriture détestable. Obligés une partie du jour à se disperser en fourrageurs, les hommes prenaient des habitudes de débandade et d'indiscipline, et du premier coup se manifestait l'impossibilité de tenir en ordre et dans le rang cette multitude de toutes races et de toutes langues, où chaque régiment menait avec soi un troupeau et traînait une queue interminable de charrois, cette armée qui ressemblait à une migration.

Nos alliés allemands s'écartaient des chemins et pillaient outrageusement. En beaucoup d'endroits, c'étaient déjà des excès, des viols d'habitations, des cultures détruites, des villages mis à sac, des familles jetées à la misère, sans abri et sans pain; avant la guerre, toutes les abominations de la guerre. Le contingent wurtembergeois se signalait entre tous par ses méfaits; il avait perdu sa direction, se jetait de droite et de gauche, vagabondait entre les autres corps, portant partout le ravage, le désordre et l'obstruction, «interrompant tous les systèmes de l'armée 595». Il fallut faire un exemple, infliger à cette troupe la flétrissure d'une citation sévère à l'ordre du jour. Nos Français se montraient plus forts contre les épreuves et les tentations de la guerre, mais déjà perçaient chez les jeunes soldats des symptômes de lassitude et d'ennui. Ils ne comprenaient pas pourquoi on leur imposait l'obligation de porter sur eux tant de vivres et murmuraient contre ce surcroît de charge. Ils s'irritaient aussi contre un pays où tout fuyait et se cachait devant eux; ils trouvaient la Prusse et surtout la Pologne laides, sales, misérables; ils supportaient mal l'incommodité des gîtes, la fraîcheur des nuits succédant à la lourde chaleur des jours, l'humide brouillard des matins. Toutefois, prompts à s'illusionner, ils se consolaient du présent en se peignant l'avenir sous de plus riantes couleurs; ils espéraient encore trouver au delà du Niémen un sol meilleur, un monde différent, plus clément au soldat, et ils souhaitaient la Russie comme une terre promise 596.

Note 595: (retour) Corresp., 18809.
Note 596: (retour) Mémoires de Boulart, 240-241; Souvenirs d'un officier polonais, 231-234; Mes campagnes, par Pion des Loches, 279-280; Peyrusse, Mémorial et Archives, 77; Souvenirs manuscrits du général Lyautey; Mémoires inédits de Saint-Chamans; ces derniers sont caractéristiques pour cette partie de la marche.

Le 13 juin, la tête de colonne, sous la conduite de Davout, dépassait Koenigsberg et atteignait Insterbourg, situé à mi-chemin entre la capitale de la Prusse orientale et le Niémen. Les autres corps suivaient, retardés par l'encombrement des routes. Le même jour, l'Empereur accourt de Dantzick à Koenigsberg, pour activer et régulariser le mouvement. En même temps qu'il cherche à s'éclairer sur la position de l'ennemi, il ralentit un peu la marche de l'avant-garde et presse celle des autres colonnes; il resserre et condense son armée, afin de la mieux tenir en main et de rendre irrésistible le choc de cette masse qu'il va précipiter d'un seul coup sur les frontières de la Russie. Enfin, sur le point de donner à ses troupes l'impulsion suprême, celle qui les portera au delà du Niémen, il fait rédiger les actes par lesquels il va décréter solennellement et promulguer la guerre.

La hautaine sommation d'évacuer la Prusse avant tout accord sur le fond du litige, la demande de passeports présentée par Kourakine, lui fournissaient des motifs très suffisants. Après avoir volontairement laissé dormir ses griefs, il les relève aujourd'hui, s'en empare, s'en arme; il ramasse le gant et répond au défi. Mais sous quel prétexte, après avoir considéré à dessein les démarches qu'il incrimine comme le fait personnel d'un ambassadeur malavisé, va-t-il les attribuer au gouvernement russe lui-même, sans que ce gouvernement se soit expliqué, et les prendre pour l'expression préméditée d'une volonté hostile? La Russie venait de lui faciliter indirectement cette interprétation nouvelle. Elle n'avait point fait mystère des conditions posées dans son ultimatum; ses agents à l'étranger en avaient été instruits; ils en avaient parlé, sur un ton d'ostentation et de jactance; ils en avaient précisé le sens et souligné la portée. La presse s'emparait de ces dires; les journaux anglais reproduisaient, commentaient, approuvaient les exigences d'Alexandre, et toute l'Europe savait que le Tsar prétendait nous imposer, comme préliminaire indispensable d'une négociation, l'affranchissement de l'Allemagne et le retrait de nos troupes. Cette publicité donnée à l'injure la constate et l'aggrave, la rend insupportable, et c'est ce que le duc de Bassano, qui a rejoint le quartier général, doit faire ressortir dans une note de rupture, adressée à la Russie et communiquée à tous les cabinets de l'Europe 597.

Note 597: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, 154.

En même temps que ce manifeste de guerre, le duc signait un rapport, mélange de sophismes et de vérités, qui résumait nos dernières relations avec la Russie et constituait contre elle un fulminant réquisitoire. Ce rapport sera adressé au Sénat, lu en séance solennelle, inséré au Moniteur avec pièces justificatives, commenté dans les journaux: Napoléon dénonce avec fracas ses raisons de combattre et fait la France, comme l'Europe, juge de son droit. Dans des lettres destinées également à la publicité, M. de Bassano écrivait le même jour à Kourakine que l'Empereur accédait enfin à sa demande et permettait l'envoi de ses passeports; il écrivait à Lauriston de réclamer les siens et de quitter le territoire russe.

Ces pièces et ces lettres, signées à Koenigsberg le 16 juin, reçurent une date antérieure et fausse, celle du 12, et Thorn fut indiqué comme le lieu de leur expédition. Cette supercherie de la dernière minute avait pour but de faire croire que l'Empereur n'avait prononcé son mouvement au delà de la Vistule qu'après avoir appris l'outrageant éclat donné par les Russes à leurs sommations, qu'il avait fallu ce surcroît d'insulte pour le déterminer à la guerre et triompher de son obstination pacifique. De plus, cette manière d'antidater les pièces avait l'avantage d'augmenter l'intervalle apparent entre l'annonce et le fait même de la guerre; elle masquerait aux yeux du public la fougueuse précipitation de notre offensive. En réalité, les Russes ne recevraient nos communications qu'à l'instant même où l'Empereur paraîtrait en armes sur leur territoire pour se faire justice; ils seraient frappés en même temps qu'avertis.

Quittant Koenigsberg, l'Empereur se jette alors au milieu de ses colonnes, qui de toutes parts reprennent ou continuent leur marche. Il les passe en revue au fur et à mesure qu'il les rencontre. Par son ordre, les régiments s'alignent devant lui dans les rues des villages, les tambours battent aux champs, les musiques jouent, et ces scènes toujours émouvantes ragaillardissent les coeurs 598. L'Empereur arrive ainsi jusqu'à l'avant-garde, jusqu'au corps de Davout, que la Garde vient de rejoindre et suit de près. Là, il se trouve avec la partie la plus belle, la plus saine, la plus robuste de son armée, au milieu d'incomparables troupes que l'indiscipline naissante des autres corps n'a pas effleurées. Mais le service des subsistances laisse encore à désirer, et ses défectuosités causent quelques désordres. Napoléon s'applique à l'améliorer, à le rendre parfait, et ce soin lui devient une obsession: «Dans ce pays-ci, écrit-il à ses lieutenants, le pain est la principale chose 599.» Pour assurer dès à présent la régularité des distributions et se faire pour l'avenir une abondante provision de pain, il multiplie les manutentions; par ses ordres, des fours de campagne se construisent et s'allument de tous côtés, servis par des légions de soldats-ouvriers; ils se déplacent avec les corps, les précèdent aux lieux de bivouac, fonctionnent tout le jour et pendant la nuit incendient l'horizon. L'Empereur dirige lui-même l'établissement de ces ateliers mobiles, les visite, les inspecte, veille à ce qu'ils soient constamment alimentés. En même temps, marchant désormais avec les corps d'avant-garde, prenant la tête du mouvement, il règle et accélère l'allure, force le pas. Il couche le 17 à Insterbourg, le 19 à Gumbinnen, raccourcissant chaque jour de moitié la distance qui le sépare du Niémen.

Note 598: (retour) Notice sur la vie militaire et privée du général marquis de Caraman, contenant ses lettres à sa femme, p. 114.
Note 599: (retour) Corresp., 18818.

À Gumbinnen, un courrier de notre ambassade en Russie se présenta au quartier général. Il venait en droite ligne de Pétersbourg et apportait la nouvelle que l'empereur Alexandre, non content d'éconduire Narbonne, avait refusé de recevoir Lauriston et lui avait interdit de venir à Wilna; le Tsar avait ainsi violé les règles de la politesse internationale et le droit reconnu des ambassadeurs, en même temps qu'il attestait encore une fois sa volonté d'échapper à toute reprise de discussion. Napoléon nota ce suprême grief et le mit en réserve, résolu de s'en servir à l'occasion, si les Russes, après le début des hostilités, rouvraient la controverse et venaient à lui contester son droit d'offensé.

Il arriva le 21 de grand matin à Wilkowisky. Là, il n'avait plus à parcourir que sept lieues environ, à travers un pays de bois, de sables et de collines, pour arriver au Niémen. Il fit halte quelques heures à Wilkowisky, tandis qu'autour de lui les soixante-quinze mille hommes de Davout couvraient le sol, et ce fut dans cette humble bourgade, misérable amas de chaumières, qu'il dicta l'ardente proclamation par laquelle il appelait ses soldats à la «seconde guerre de Pologne 600».

Note 600: (retour) Corresp., 1885, d'après l'original conservé au dépôt de la guerre.

Cette proclamation fut envoyée à tous les chefs de corps, avec ordre de la faire lire sur le front des régiments lorsque ceux-ci auraient atteint le Niémen et s'ébranleraient pour le franchir: en cet instant solennel, elle parlerait mieux aux imaginations et ferait passer dans les rangs une flamme d'enthousiasme. Napoléon employa le reste de la journée à prendre les mesures nécessaires pour que le lendemain 23 son armée fût tout entière établie et massée derrière les ondulations boisées qui bordent la rive gauche. Il régla minutieusement cette suprême étape; il indiqua à Davout, à Oudinot, à Ney, au duc de Trévise, qui commandait l'infanterie de la Garde, leur direction et leur destination; le mouvement devait commencer au petit jour, à la première heure, et s'exécuter rondement, afin que chacun arrivât successivement au point indiqué et que tout le monde fût exact au grand rendez-vous. Mais lui-même, emporté par son ardeur, n'attend pas pour partir que la nuit se soit écoulée et que les troupes aient rompu leurs bivouacs. Il ne marchera plus cette fois avec elles; il prend les devants et se détache.

Avant le soir, il s'engageait dans la vaste forêt de pins qui couvre les approches du cours d'eau. Il soupa au presbytère d'un petit village perdu et interrogea le curé: «Pour qui priez-vous, lui demanda-t-il, pour moi ou pour les Russes?--Pour Votre Majesté.--Vous le devez, reprit-il, comme Polonais et comme catholique.» Et il fit remettre au prêtre deux cents napoléons 601. À onze heures, il remontait en voiture, suivi de près par ses compagnons habituels de voyage et de guerre, Duroc, Caulaincourt, Bessières, mais laissant derrière lui le reste de sa maison, son quartier général, ses équipages. Un seul officier d'état-major, le futur maréchal de Castellane, aide de camp du comte de Lobau, put accompagner cette course, en faisant vingt-huit lieues sur le même cheval. Entouré d'une faible escorte, mais protégé par les divisions de cavalerie qui de toutes parts battent et explorent le pays, l'Empereur dépasse les masses d'infanterie échelonnées sur la route, dépasse les colonnes de tête, dépasse les grand'gardes, se porte et se jette en avant, poussant droit au Niémen, impatient de voir le fleuve et de marquer le point de passage.

Note 601: (retour) Journal de Castellane, I, 104.

Par son ordre exprès, aucun parti de cavalerie française, aucun détachement de nos troupes ne s'était encore montré sur la rive même. Plusieurs officiers, entre autres le général Haxo, y avaient été envoyés pour en relever les contours, mais ils avaient dû remplir cette mission dans le plus grand secret et en se cachant. L'Empereur, espérant que les Russes ne nous savaient pas si près, se flattant toujours de tromper leur vigilance jusqu'au moment du passage et d'exécuter par surprise cette gigantesque opération, ne voulait point que la vue de l'uniforme français leur révélât intempestivement l'approche et l'imminence du péril: «Il faut, avait-il dit, que le premier homme d'infanterie que verra l'ennemi soit un pontonnier 602.» Seuls, quelques escadrons de lanciers et de chevau-légers varsoviens se tenaient en vedettes sur la rive gauche et la gardaient; leur présence ne décelait rien de suspect, car ils se trouvaient sur leur propre territoire, ils occupaient ces positions depuis plusieurs mois, et les officiers russes de Kowno, qui inspectaient l'horizon du bout de leurs lorgnettes, s'étaient de longue date habitués à les voir.

Note 602: (retour) Corresp., 18839.

Dans la nuit du 22 au 23 juin, un de ces régiments, le 3e de chevau-légers, bivouaquait à une lieue et demie en arrière du Niémen, hors de vue, sur le bord de la route qui de Wilkowisky vient aboutir à la rivière, en face même de Kowno. À cette époque de l'année et particulièrement sous cette latitude, la nuit est courte: c'est une obscurité passagère entre deux longs crépuscules, qui voilent à peine la nature d'une ombre transparente. À deux heures du matin, le jour paraissait déjà, indécis et blême, sans tirer de leur sommeil les cavaliers qui dormaient pesamment à terre, auprès de leurs lances en faisceaux. Soudain, un grand bruit de grelots et de roues se fait entendre. Une berline de poste, attelée de six chevaux fumants et trempés de sueur, environnée de quelques cavaliers, s'arrête sur la route. Un voyageur en descend vivement, suivi d'un autre; c'est l'Empereur avec Berthier, l'Empereur tout poudreux, le visage jauni et les traits tirés par la fatigue du voyage. On le reconnaît, on l'entoure; les officiers polonais s'empressent, honteux d'avoir été surpris dans leur sommeil. Lui met pied à terre, regarde, s'enquiert. À quelques centaines de mètres en avant, on apercevait les premières maisons d'un village polonais, celui d'Alexota, où s'arrêtait la route; derrière, c'étaient le fleuve et l'ennemi. Situé sur une éminence, le village domine le Niémen et permet à la vue de plonger sur Kowno; c'est là que l'Empereur ira tout d'abord en reconnaissance 603.

Note 603: (retour) Soltyk, Napoléon en 1812, Mémoires historiques sur la campagne de Russie, 8-10. Soltyk était officier dans la cavalerie polonaise et fut détaché à partir de cette journée à l'état-major impérial.

Mais son uniforme et ses épaulettes, son chapeau à cocarde tricolore, ne vont-ils pas attirer l'attention de l'ennemi et donner l'éveil? Va-t-il, en montrant prématurément un Français, enfreindre sa propre consigne? Qu'à cela ne tienne! Il ira incognito 604, comme il dit, et sous un déguisement. Le voici qui ôte en plein champ son habit d'officier aux chasseurs de la Garde et qui emprunte la redingote d'un colonel polonais. Il demande ensuite une coiffure appropriée à son nouveau costume; on lui présente un schapska de lancier; il l'examine, l'essaye, le trouve trop lourd, prend simplement un bonnet de police, oblige Berthier au même travestissement, et ainsi affublés, tous deux se dirigent vers le village avec le groupe des officiers. L'Empereur se fit ouvrir la maison principale, dont les fenêtres donnaient sur le fleuve; de cet observatoire, il put enfin contempler la masse lourde des eaux qui roulait à ses pieds; il découvrit en même temps la rive droite et vit la Russie.

Note 604: (retour) Corresp., 18755.

La ville de Kowno, insignifiante et morne, flanquée par les bâtiments blancs d'un monastère catholique, n'offrait aucune apparence d'animation et de vie; tout y semblait désert, abandonné; aucun indice ne signalait la présence d'une troupe nombreuse, les préparatifs d'une défense. À droite et à gauche, la rive s'étendait, tour à tour verdoyante et sablonneuse, et plus loin de molles ondulations, tachetées de bois et semées de quelques bâtisses, fuyaient à l'horizon. Dans ce tableau déployé sous ses yeux à travers la lueur de l'aube, Napoléon lut comme sur une carte; il releva les principaux reliefs du sol, le sens et l'orientation de ses lignes.

Lorsqu'il se fut bien pénétré de cet aspect et qu'il l'eut gravé dans sa mémoire, il revint à pied au campement des chevau-légers, plus alerte, plus frais et comme reposé par l'action. Il demanda gaiement si le costume polonais lui allait bien: «À présent, ajouta-t-il, il faut rendre ce qui n'est pas à nous», et il ôta son déguisement. Il mangea un peu sur la route. Ses équipages, ses chevaux de selle, une partie de sa maison commençaient à rejoindre. Le prince d'Eckmühl était arrivé; le général Haxo, établi sur les lieux depuis plusieurs jours, avait été prévenu et se présentait. Napoléon monta alors à cheval et, accompagné par les principaux membres de son état-major, se mit à opérer une seconde reconnaissance. Quittant la route, il prit à droite, tâchant de rejoindre le Niémen à travers champs et tenant à le voir en amont de Kowno. Son intention n'était pas de forcer le passage devant cette ville et d'aborder de front la position russe; il la tournerait et la prendrait en flanc. Il passerait donc un peu au-dessus, à quelques lieues plus haut: c'était de ce côté qu'il allait chercher une disposition de lieux favorable à la jetée des ponts.

Ayant atteint le rideau de collines qui s'étend le long du fleuve et le masque à la vue, il mit pied à terre, laissa derrière lui tout son monde, à l'exception d'Haxo, et seul avec cet officier général du génie se mit à parcourir les crêtes, cheminant autant que possible sous bois, se dissimulant avec soin, protégé d'ailleurs contre les regards de l'ennemi par le jour encore incertain. Il put ainsi examiner à peu de distance et suivre le fleuve, mesurer de l'oeil sa largeur, étudier les sinuosités et les particularités de son cours. Près du village de Poniémon, le fleuve forme une courbe très prononcée, une véritable boucle dont la convexité est tournée vers l'ouest et qui s'enfonçait ainsi en terre polonaise. En ce point, la rive gauche enserre la rive droite; elle la domine en même temps d'un amphithéâtre de collines qui se creuse et se développe autour de la courbe. Postées sur ces hauteurs, nos batteries couvriraient au besoin de leurs feux le bord opposé et le rendraient intenable pour l'ennemi, assurant ainsi la sécurité de l'atterrissement. De plus, en prenant pied dans la boucle, nos colonnes pourraient se déployer sans craindre une attaque sur leurs flancs, appuyant leur droite et leur gauche au fleuve replié sur lui-même, et déboucheraient plus aisément. Napoléon décida que le passage s'effectuerait le lendemain 24 en cet endroit, où le territoire russe venait à sa rencontre et lui donnait prise.

Après sa mystérieuse exploration, il revint au lieu où il avait laissé son état-major. Les chevaux furent repris, et, tandis que le ciel s'éclairait lentement, on se mit à parcourir et à reconnaître le pays en arrière des hauteurs. Maintenant, Napoléon traversait des plateaux cultivés, des champs de blé et de seigle, des espaces tour à tour unis et accidentés; il marquait par la pensée les positions où il établirait ses troupes au fur et à mesure de leur arrivée, les vallons où il les tiendrait serrées et tassées pendant la nuit, invisibles à l'ennemi, tandis que les équipages de pont se mettraient à l'oeuvre et prépareraient la grande opération du lendemain. Il allait toujours, lancé comme d'habitude à toute bride, infatigable de corps et d'esprit, arrêtant son plan, songeant à ses dispositions; Duroc, Berthier, Caulaincourt, Bessières, Davout, Haxo le suivaient et galopaient à peu de distance. Ils virent tout à coup son cheval faire un brusque écart, lui-même tourner sur sa selle, tomber et disparaître.

On s'élança à l'endroit où il était tombé. Il était déjà debout et s'était relevé de lui-même, sans autre mal qu'une contusion à la hanche; il se tenait droit et immobile, près de son cheval frémissant. Un lièvre parti entre les jambes de l'animal avait occasionné le bond qui avait désarçonné le cavalier, toujours négligent à cheval et distrait. Ces accidents arrivaient assez fréquemment à l'Empereur au cours de ses campagnes. En pareil cas, il se courrouçait d'ordinaire, s'emportait rageusement contre sa monture, contre ceux qui la lui avaient préparée, contre son grand écuyer, s'en prenait à tout le monde de sa maladresse. Cette fois, il ne proféra pas une parole. Subitement assombri et comme frappé, il se remit silencieusement en selle, et le petit groupe de cavaliers reprit sa course à grande allure, dans la tristesse grise du matin. Une subite appréhension avait saisi les coeurs, et chacun se défendait mal contre de lugubres pressentiments, «car on est superstitieux malgré soi, dans de si grandes circonstances et à la veille de si grands événements», a dit l'un des compagnons de l'Empereur. Au bout de quelques instants, Caulaincourt se sentit prendre la main par Berthier, qui galopait près de lui et qui lui dit: «Nous ferions bien mieux de ne pas passer le Niémen; cette chute est d'un mauvais augure 605

Note 605: (retour) Documents inédits, émanant de l'un des principaux membres de l'état-major. Ce sont ces documents, contrôlés à l'aide de l'ouvrage très minutieux de Soltyk et des autres Mémoires, qui nous ont permis de reconstituer la vie de Napoléon pendant les heures qui précédèrent le passage.

L'Empereur finit par s'arrêter en un lieu où il avait résolu de passer la journée, où il serait au milieu de ses troupes qui allaient venir. Déjà ses tentes s'élevaient, deux tentes bien connues des soldats, en coutil à raies bleues et blanches, l'une pour lui, l'autre pour le prince major général; devant la première, un grenadier montait la garde et se promenait de long en large. Ainsi installé, l'Empereur fit apporter ses cartes, ses états de situation, ses instruments de travail, et tandis que les jeunes officiers de sa suite s'établissaient dans une grange voisine, où l'esprit endiablé du comte de Narbonne les tenait en verve, il se mit à dicter des ordres. Il décida comment s'effectueraient l'établissement des ponts pendant la nuit et le passage aux premières heures du lendemain. Il composa une longue instruction, admirable d'ordre et de clarté; tout y était prévu, calculé, prescrit, et les troupes n'auraient qu'à exécuter un mouvement réglé d'avance jusqu'en ses moindres détails 606.

Note 606: (retour) Ordre pour le passage du Niémen, Corresp., 18857.

Elles commençaient à arriver, à surgir de tous les points de l'horizon. C'étaient d'abord les avant-gardes, les états-majors, les batteries légères accourant au grand trot pour couronner les hauteurs; puis les masses profondes, infanterie, cavalerie, artillerie. Elles débouchaient par tous les chemins, s'élevaient sur les pentes, emplissaient les vallons, et rapidement montait cette inondation d'hommes. L'Empereur considérait ce spectacle et donnait les ordres nécessaires pour le placement des corps, mais sans entrain, sans animation, sans ce feu dans le regard qui lui était habituel. Lui, «si gai d'ordinaire, si plein d'ardeur dans les moments où ses troupes exécutaient quelque grande opération, fut pendant toute la journée très sérieux et très préoccupé 607»; il restait sous l'empire d'un malaise visible et d'une impression fâcheuse. Un peu courbaturé, depuis sa chute de cheval, et surtout attristé, il se retirait de temps à autre sous sa tente, pour y trouver la fraîcheur et l'ombre, car l'air était étouffant, la chaleur énervante, le ciel tour à tour ardent et lourd, avec des éclaircies resplendissantes et de subits obscurcissements. Au bout de quelques instants, il ressortait, s'asseyait sur un pliant placé devant sa tente, feuilletait un gros registre rouge qui le renseignait sur les effectifs russes, puis s'interrompait et songeait. Superstitieux comme César, il pensait à son accident; il en parlait quelquefois, affectait d'en plaisanter, mais son rire sonnait faux et s'arrêtait court; il s'irritait de lire sur plusieurs visages une inquiétude qui correspondait à la sienne, et malgré tous ses efforts pour paraître imperturbablement confiant et gai, il sentait sourdre en lui une secrète anxiété.

Note 607: (retour) Documents inédits.

Ce qui ajoutait à sa mauvaise humeur, c'était de n'avoir aucune nouvelle de la rive ennemie. Nul bruit ne venait de cette terre morte; nul mouvement n'y paraissait. On voyait bien, sur la grève, rôder quelques Cosaques, passer quelques patrouilles de cavalerie, se glissant entre les bouquets d'arbres; mais c'étaient de furtives apparitions, disparues aussitôt qu'entrevues. Où donc était l'ennemi? Que faisait-il? Sans doute, établi à quelque distance du fleuve, commençant à soupçonner notre arrivée, il se préparait à tenir contre cette attaque: il allait, en acceptant le combat, nous livrer la victoire, cette première victoire que Napoléon voulait à tout prix et tout de suite.

Quant aux Polonais de la rive droite, aux habitants de la Lithuanie, ils nous attendaient sans doute comme des libérateurs. On les verrait se lever à notre approche, venir à nous et nous frayer la voie. Napoléon attendait d'eux un signe d'intelligence et cherchait à le provoquer. Il témoignait d'une prédilection marquée pour tout ce qui était polonais; dès le matin, il avait attaché à sa personne plusieurs officiers de cette nation, comptant s'en servir comme d'intermédiaires avec leurs compatriotes de la rive droite, et s'étonnant qu'aucun de ces derniers ne se fût encore présenté. On finit par lui amener trois Lithuaniens, ramassés par hasard sur la rive gauche. C'étaient de pauvres gens, des serfs, d'aspect sordide et de visage obtus. Napoléon les fit interroger: savaient-ils que la liberté avait été accordée aux paysans du grand-duché? Espéraient-ils pareil bienfait? Souffraient-ils du régime russe? Aspiraient-ils à s'en affranchir? Comme les réponses tardaient, l'Empereur reprit vivement, en s'adressant aux interprètes: «Demandez-leur s'ils ont le coeur polonais 608.» Et pour se faire mieux comprendre, il joignait le geste à la parole, mettait la main sur son coeur. Interloqués et comme pétrifiés, les paysans restaient à le regarder, l'air hébété, sans mot dire. N'en pouvant rien tirer, il les congédia avec de douces paroles.

Pour savoir ce qui se passait en face de nous, on avait employé toutes les précautions d'usage; une nuée d'espions avait été lancée. Pas un de ces émissaires ne revenait, ne reparaissait au quartier général. Davout se plaignait en grommelant de ne rien savoir. Interrogés successivement, les autres chefs de corps répondaient qu'ils n'avaient aucun renseignement, qu'aucun espion ne rentrait. On vit arriver seulement un Juif de Marienpol, qui venait des provinces lithuaniennes et s'était faufilé à travers les lignes ennemies. Il raconta que les Russes repliaient partout leurs avant-postes, qu'ils évacuaient le pays, qu'un grand mouvement de retraite se dessinait. À cette nouvelle, l'Empereur fronça le sourcil, mais il se hâta de dire que l'ennemi se concentrait sûrement autour de Wilna, pour livrer bataille en avant de cette ville. Il n'admettait pas que les choses se passassent autrement; il écartait violemment la possibilité d'un recul indéfini et ne souffrait pas qu'il en fût question, quoique cette hypothèse commençât à le préoccuper.

Vers la fin de la journée, il manda Caulaincourt et le fit venir dans sa tente, voulant causer. D'abord, ce furent des allusions à l'accident du matin. L'Empereur demanda si l'on s'en était ému au quartier général, si l'on en parlait encore. Puis, il questionna longuement l'ancien ambassadeur en Russie sur le pays, l'état des routes, les moyens de communication, les habitants: «Les paysans ont-ils de l'énergie? dit-il. Sont-ce gens à s'armer comme les Espagnols et à faire la guerre de partisans? Pensez-vous que les Russes me livrent Wilna sans risquer une bataille?» Il paraissait désirer extrêmement cette bataille et pria le duc de lui dire franchement son avis sur le projet de retraite que l'on prêtait aux ennemis. Caulaincourt répliqua qu'il ne croyait point, pour sa part, à des batailles rangées: «Le terrain n'était pas assez rare en Russie pour qu'on ne nous en cédât pas beaucoup»; on chercherait à nous attirer dans l'intérieur, à diviser nos forces, à nous éloigner de nos ressources.--«Alors j'ai la Pologne! reprit l'Empereur avec un éclat de voix. Quelle honte pour Alexandre, quelle honte ineffaçable que de la perdre sans combat! C'est se couvrir d'opprobre aux yeux des Polonais.» Il parlait avec une animation croissante, avec des paroles cinglantes, comme s'il se fût adressé à l'empereur Alexandre lui-même, comme s'il eût voulu, en le piquant au vif par des outrages, le tirer de son inertie, l'appeler, le défier, le forcer au combat.

Il ajouta qu'une retraite ne sauverait pas les Russes: il allait tomber sur eux comme la foudre, prendre à coup sûr leur artillerie et leurs équipages, probablement des corps entiers. De Wilna, où il couperait leur ligne et diviserait leurs forces, il pourrait tourner et envelopper au moins l'une de leurs armées. Il avait hâte d'être à Wilna pour commencer ces mouvements destructeurs; il calculait le nombre d'heures que mettraient ses troupes pour atteindre cette ville, «comme s'il se fût agi d'y aller en poste».--«Avant deux mois, reprit-il en manière de conclusion, Alexandre me demandera la paix: les grands propriétaires l'y forceront.»

Il développa cet espoir avec volubilité, procédant toujours par questions, mais commençant lui-même les réponses, comptant que son interlocuteur allait continuer et abonder dans son sens, cherchant à arracher, à surprendre une phrase approbative, un mot d'assentiment qui raffermirait sa confiance, qui lui permettrait de s'illusionner encore et donnerait raison à ses rêves contre la réalité entrevue. Mais le duc de Vicence se taisait, roidi dans sa loyauté chagrine, dans son obstination honnête à ne point parler contre sa conscience. Irrité de cette contradiction muette, l'Empereur le pressa à la fin de parler, de s'expliquer; il s'entendit répéter alors qu'Alexandre avait lui-même dévoilé et exposé le plan de la défense: ce prince éviterait de se mesurer en ligne contre un adversaire dont il connaissait le génie; il ferait une guerre de longueur et de persévérance, imiterait l'exemple des Espagnols, souvent battus, jamais soumis; «il se retirerait au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces et de signer une paix précaire». Ces paroles de mauvais augure que Napoléon avait déjà entendues, il les écouta cette fois avec une attention plus marquée, avec une grande patience, comme si elles eussent plus profondément frappé son esprit; il rompit ensuite l'entretien sans répondre.

III

Le jour baissait, et chaque heure rapprochait l'instant fixé pour les préparatifs du passage. Avant la tombée de la nuit, l'Empereur monta encore une fois à cheval, visita les campements; il retrouva noirs de troupes, fourmillants d'hommes, les espaces qu'il avait vus le matin inanimés et déserts. Il fit rapprocher ses tentes du Niémen, afin de mieux surveiller l'opération, et prit enfin quelque repos, tandis que ses premiers ordres s'exécutaient ponctuellement.

Dès huit heures du soir, après avoir mangé la soupe, les troupes de Davout prenaient les armes et venaient occuper les hauteurs; elles s'y établirent sur seize lignes formées par autant de régiments, chaque colonel placé devant le 1er bataillon, devant l'aigle, les généraux au centre de leur brigade ou de leur division. Cette armée d'avant-garde, qui précédait les autres, prit ainsi position pour la nuit, sans faire aucun bruit, sans allumer de feux, se tenant immobile et comme rasée sur le sol, en attendant qu'elle se dressât d'un seul élan pour aller au Niémen et faire irruption. À sa gauche, les divisions à cheval de Murat s'alignaient sur les deux côtés d'Alexota. Au-dessous du 1er corps, les équipages de pont descendaient vers la rive, dirigés par le général Éblé, accompagnés par des sapeurs du génie et des marins de la Garde: l'obscurité croissante les dérobait aux yeux. Quant la nuit fut à peu près complète, trois cents voltigeurs du 13e régiment de ligne passèrent sur des batelets et gagnèrent la rive opposée, qu'ils trouvèrent inoccupée; derrière eux, les pontons furent mis à l'eau, dans le plus grand silence.

À minuit, le passage était praticable. Au delà du fleuve, les voltigeurs continuaient d'avancer, bientôt rejoints par quelques détachements d'infanterie légère et de Polonais. Un bois s'étendait devant eux; ils en reconnurent les abords, s'y engagèrent. Ils entendirent alors dans les fourrés des bruits de chevaux et d'armes; ils se sentirent surveillés et frôlés par d'invisibles ennemis; çà et là, quelques lances pointèrent, des Cosaques furent aperçus, passant d'un trot rapide, et même des hussards russes, reconnaissables dans la nuit à leurs grands plumets blancs. Soudain, un «Qui-vive!» lancé à nos hommes...--«France!» répondent-ils. La voix qui leur avait parlé, celle d'un officier russe, reprit en français: «Que venez-vous faire ici?--F..., vous allez le voir 609!» répliquèrent les nôtres, et les carabines s'abattirent, jetant leur éclair à un ennemi déjà évanoui, tirant sur une ombre. À la sortie du bois, on atteignit un village situé dans la boucle du fleuve et que l'Empereur avait prescrit d'occuper, de fortifier par des coupures et des barricades, de convertir en réduit; en y pénétrant, nos soldats entendirent un galop précipité; ils aperçurent des Cosaques qui détalaient au plus vite et dont quelques-uns, se retournant sur leur selle, déchargèrent leurs armes. Sur plusieurs points à la fois, des détonations isolées retentirent profondément dans le silence de la nuit, faisant tressaillir l'Empereur sous sa tente et l'irritant, car il avait désiré qu'aucun bruit ne trahît jusqu'au matin le mystère de ses opérations: les premiers coups de feu de la grande guerre étaient tirés.

La nuit passa, nuit de deux heures. Les ponts étaient achevés, et déjà la division Morand, du 1er corps, s'était glissée au delà du fleuve, pour appuyer et fortifier les avant-postes. À une heure et quart, le ciel blanchit de nouveau. L'obscurité se retira peu à peu des sommets de la rive gauche, où se distinguaient confusément et se remuaient des masses; le voile d'ombre tendu sur la vallée se levait lentement. Soudain, le soleil brille, apparu sur l'horizon, et monte dans un ciel pur; rasant le sol de sa rayonnante clarté, il fait courir sur le front de nos lignes un éclair qui se répète et se prolonge à l'infini, un interminable scintillement de baïonnettes, de lances, de sabres, de casques et de cuirasses. Tout s'illumine, tout se discerne, et le spectacle se découvre dans la magnificence de son ensemble et la précision de ses détails; sur la large nappe des eaux, trouée d'îles, trois ponts établis; au delà, la division Morand déployée en bataille, barrant de ses lignes noires l'entrée de la boucle; sur un escarpement situé près des ponts, l'artillerie de réserve du 1er corps en position, les pièces dressées vers le nord; sur la berge, d'autres batteries qui s'alignent, des officiers qui passent au galop, des escadrons de cavalerie polonaise au-dessus desquels voltigent et palpitent les flammes multicolores des lances; enfin, sur l'amphithéâtre des collines, un immense déploiement de troupes en marche, deux cent mille hommes qui s'ébranlent et s'avancent à la fois, régulièrement, posément, d'un pas égal et vaillant; partout l'aspect de l'action et de la force disciplinées, l'invasion coordonnée et méthodique, dans son formidable élan. L'armée de première ligne est là tout entière, en grande tenue de combat, avec ses innombrables états-majors, ses uniformes de toutes nuances, ses longues files de plumets rouges, ses aigles brillant au soleil, ses drapeaux illustrés d'inscriptions glorieuses, l'armée débarrassée pour un jour de son lourd attirail de convois, allégée et libre, superbe d'entrain et d'animation, aspirant à se dévouer. Les tristesses de la veille, l'ennui et la souffrance des longues marches ne sont plus qu'un rêve oublié; l'allégresse du matin a dissipé cette brume, elle dilate les coeurs et les rouvre aux magiques espoirs. Et les colonnes débordent des sommets, s'engagent sur les pentes où se creusent trois sillons principaux, descendent par ces ravins en étincelantes coulées d'acier, se rapprochent, se côtoient sans se mêler, convergent toutes au point de passage, s'allongent et s'amincissent pour traverser les ponts, puis reprennent leur ampleur, leurs distances,--et lentement s'épandent sur la terre russe.

Les troupes de Davout passèrent de grand matin: les divisions d'infanterie d'abord, avec leurs batteries montées, avec les brigades de cavalerie légère, sans équipages, sans voitures; rien que du fer, des chevaux et des hommes: l'Empereur avait permis le passage d'une seule voiture, celle qui contenait les bagages du prince d'Eckmühl. Mais bientôt les ponts tremblent et retentissent sous des masses pesantes; les divisions de grosse cavalerie, les cuirassiers, passent à leur tour, avec un bruit d'orage: voici les guerriers géants, les ondoyantes crinières et les cimiers romains. Après le 1er corps, la Garde, ses régiments jeunes et vieux, resplendissants d'or, chamarrés d'aiguillettes et de brandebourgs, élite et parure de l'armée. Là surtout l'enthousiasme est au comble. Dans les rangs, dans les états-majors qui causent en chevauchant, de gaies réflexions s'échangent, des propos conquérants. Un major de la Garde dit que l'on fêtera le 15 août à Saint-Pétersbourg, et ce mot fait fortune. Si l'accord n'est pas unanime, si quelques mécontents, quelques officiers d'armes spéciales objectent les difficultés de l'entreprise et discutent les chances de la campagne, ces notes chagrines se perdent dans une expression générale de contentement et de joie. Ce qui achève d'électriser tous ces hommes, c'est de se sentir sous l'oeil et dans la main du chef habitué à vaincre; c'est de le sentir près d'eux, avec eux, les enveloppant de sa présence; c'est d'entendre successivement de tous côtés, en haut sur les collines, en bas près du fleuve, les vivats qui signalent son arrivée; c'est de reconnaître à chaque instant, sur des points divers, dominant et dirigeant l'opération, sa silhouette familière.

À cheval dès trois heures du matin, il était venu tout surveiller, tout animer. Afin qu'il pût commodément assister au défilé, les artilleurs de la Garde lui avaient préparé, sur le chemin qui menait aux ponts, un trône rustique, fait de branches et de gazon, avec un dais de feuillage. Il ne resta qu'un moment à ce poste d'apparat, repris d'un besoin d'activité, ne tenant pas en place. Il fut de bonne heure sur la rive ennemie. Lorsque le 9e lanciers et le 7e hussards passèrent, officiers et soldats le reconnurent à l'extrémité du pont, debout sur le terre-plein. Enivré par l'appareil qui se déployait à ses yeux, ressaisi par le sentiment de sa toute-puissance, certain de son bonheur, il avait retrouvé son assurance, sa belle humeur, une jovialité expansive; il jouait avec sa cravache et fredonnait l'air de Marlborough s'en va-t-en guerre: «Cet à-propos, qui nous égaya quelques instants, ne se justifia que trop bien», écrit le commandant Dupuy 610.

Note 610: (retour) Souvenirs militaires, 166.

L'Empereur se porta bientôt en avant du fleuve et rejoignit les divisions déjà passées. Prompt et affairé, il galopait autour d'elles, indiquait à chacune la route à suivre et les mettait dans leur chemin. Il accompagna jusqu'à distance de deux lieues et demie le mouvement de l'avant-garde, s'arrêtant parfois pour interroger les rares habitants du pays et n'obtenant que des renseignements vagues. Il acquit pourtant la certitude, par le retour de quelques espions, que les ennemis ne lui opposaient qu'un simple rideau de cavalerie, qu'il n'aurait affaire dans la journée à aucune résistance sérieuse. En effet, nos troupes avançaient sans difficulté, poussant devant elles quelques bandes de Cosaques qui se dispersaient à leur approche et s'enfuyaient d'un vol effarouché. Kowno fut occupé sans coup férir, et l'armée put s'épanouir à l'aise autour de cette ville, se déployant sur les deux côtés de la route qui conduit à Wilna, s'éclairant dans toutes les directions par de fortes reconnaissances.

Sur la gauche, on rencontra tout de suite un second cours d'eau, la Wilya, qui baigne Wilna et vient ensuite, par un long circuit, rejoindre le Niémen, où elle se jette immédiatement au-dessous de Kowno. Il était indispensable de franchir cet affluent et de savoir ce qui se passait au delà, car une attaque des ennemis pourrait se prononcer de ce côté et venir sur notre flanc, tandis que le gros de l'armée marcherait sur Wilna. Le 13e d'infanterie de ligne fut chargé de trouver un gué sous les yeux mêmes de l'Empereur. Comme la recherche se prolongeait, le colonel de Guéhéneuc, qui commandait le régiment, fatigué d'attendre, demanda des hommes de bonne volonté pour passer à la nage et reconnaître la rive opposée. À cet appel, trois cents soldats sortent des rangs et s'acquittent au mieux de leur dangereuse besogne. Aussitôt leur succès fait des jaloux, la témérité devient contagieuse. Un certain nombre de cavaliers français et polonais se tenaient au bord de la Wilya; la présence de l'Empereur les excite à se distinguer, les exalte, les rend fous d'intrépidité; et voici tous ces hommes à l'eau, avec leur monture, leurs armes, leur équipement, s'efforçant ainsi empêtrés de gagner la rive droite. Mais le courant était rapide, impétueux; il les entraîne et les roule; on voit plusieurs de ces malheureux lutter péniblement contre la violence du torrent, puis faiblir, s'épuiser, s'abandonner, et enfin, calmes et désespérés, s'enfoncer dans l'abîme en poussant un dernier «Vive l'Empereur!» Au spectacle de cette détresse, le colonel de Guéhéneuc n'écoute que son courage: sans ôter son brillant uniforme, il éperonne lui-même son cheval et le pousse dans les flots; il s'élance au secours des cavaliers, et il est assez heureux pour ressaisir l'un d'eux, qu'il ramène triomphalement sur la berge. L'Empereur l'accueillit froidement après cet exploit; il trouva que son action, fort louable chez un particulier, l'était moins chez un chef de corps placé en face de l'ennemi et ne devant plus qu'à la patrie seule le sacrifice de son existence. Tout en organisant lui-même avec grand soin le sauvetage des cavaliers, dont un seul fut perdu, il reprocha au colonel, comme un gaspillage d'héroïsme, son élan de bravoure et d'humanité 611.

Note 611: (retour) On voit à quoi se réduit cet incident, amplifié et travesti par Tolstoï.

Après avoir donné l'ordre de jeter un pont sur la Wilya et de faire passer la division Legrand, avec quelques régiments de cavalerie, pour observer et tâter certains détachements ennemis, signalés dans cette direction, il finit la journée à Kowno, où il s'établit dans le couvent et se fit l'hôte des moines. Là, il prit encore diverses mesures, appelant en toute hâte les convois de vivres, organisant le service des reconnaissances, multipliant les précautions pour assurer sa gauche, activant le mouvement d'ensemble, pressant l'arrivée des troupes qui débouchaient toujours au delà du Niémen par le triple passage.

Là, l'envahissement continuait, incessant, interminable, les corps succédant aux corps. Après les soixante-quinze mille hommes de Davout, après les vingt mille cavaliers de Murat, après la Garde, c'étaient les vingt mille soldats d'Oudinot, le troisième corps au grand complet. Ces masses écoulées, d'autres surviennent; les trois divisions de Ney, venues de plus loin, rejoignent à marches forcées. Après elles, encore des troupes, de nouvelles avant-gardes, de nouveaux états-majors, de nouvelles colonnes compactes et serrées; et toujours une bigarrure d'uniformes, une extraordinaire diversité de races: des chevau-légers bavarois et saxons mêlés à nos cuirassiers, des Polonais répartis dans tous les corps de cavalerie, les brigades de Hesse et de Bade représentant l'Allemagne dans la garde impériale, un régiment hollandais formant brigade avec des conscrits corses, florentins et romains, l'infanterie des Wurtembergeois encadrée par deux divisions françaises. Malgré cette affluence de nations et l'encombrement du pays, l'opération se poursuivait avec le même ordre, avec la même ardeur. Pourtant, à la splendeur du matin, à la fraîcheur propice des premières heures, avait succédé une température accablante. Le ciel s'assombrissait; sur l'horizon troublé couraient des lueurs livides et des frémissements d'éclairs. Bientôt l'orage éclata, et une trombe d'eau s'abattit sur nos bataillons. Ceux-ci la reçurent sans sourciller, et c'était merveille que de voir--écrit dans ses souvenirs un officier de la Garde, un fanatique de l'Empereur--«ce déchaînement inutile du ciel contre la terre 612». Au reste, l'orage ne tarda pas à se dissiper; cette première épreuve fut de courte durée; le passage n'en fut pas un instant interrompu, et sur les ponts solidement amarrés, des troupes de toutes armes prolongèrent le défilé. Il en passa pendant quarante-huit heures, le 24 et le 25, jour et nuit. Le 26, on voyait encore arriver au fleuve les cuirassiers et les dragons de Grouchy, complétant l'ensemble des effectifs déversés sur la rive droite par l'Empereur lui-même 613.

Note 613: (retour) Corresp., 18863.

Parvenus en terre ennemie, les corps recevaient chacun leur direction et se portaient au poste plus ou moins lointain qui leur avait été assigné. L'étape reprenait, forte, pénible, impérieusement réglée, par une moite chaleur qui faisait regretter à nos vétérans l'Espagne torride. Parfois, pour tromper leur fatigue, les troupes se mettaient à chanter. Un virtuose de régiment entonnait quelque air du pays, quelque couplet populaire, et les fantassins en choeur reprenaient le refrain, qui les soutenait de sa cadence et les aidait à marcher. Les vieux airs de nos provinces, les chansons bretonnes, provençales, picardes, normandes, mélancoliques ou gaies, enlevantes ou plaintives, apportant à nos soldats exilés un écho de la patrie, un ressouvenir du foyer, arrivaient avec eux sur ces bords lointains, qui n'avaient jamais vu les hommes d'Occident. Eux s'en allaient dociles; ils allaient vers le nord, vers l'inconnu, toujours confiants, mais observant avec surprise ce sol si différent de nos vivantes campagnes, ce pays vide et muet, accidenté et pourtant monotone, où les reliefs du terrain se répètent et se reproduisent exactement pareils, où les mêmes aspects se succèdent avec une invariable uniformité, cette terre où tout se ressemble et où rien ne finit; et devant nos colonnes s'avançant par les chemins tour à tour détrempés et poudreux, traversant les mornes forêts de sapins et de hêtres, gravissant les collines sablonneuses, commençant la longue marche dont nul ne savait mesurer la durée, la Russie déployait ses horizons béants.


DEUXIÈME PARTIE

ARRIVÉE À WILNA.--DERNIÈRE NÉGOCIATION.

Conseil militaire d'Alexandre.--Cacophonie.--Excursions aux environs de Wilna.--Ascendant d'Alexandre sur les femmes.--Fête du 24 juin; accident de mauvais augure.--La nouvelle de l'invasion arrive au Tsar pendant le bal; son impassibilité.--La Fatalité et la Providence.--Recul instinctif.--Mission de Balachof.--Offre d'une réconciliation in extremis; causes et but réel de cette démarche.--Balachof aux avant-postes.--Rencontre avec le roi de Naples.--Accueil de Davout.--Napoléon ne veut recevoir l'envoyé russe qu'au lendemain d'une victoire.--Il apprend la retraite des Russes.--Son désappointement.--Il précipite son armée sur Wilna.--Premiers symptômes de désagrégation.--Entrée de Napoléon à Wilna; accueil de glace: incendie des magasins.--Ovations provoquées et tardives.--L'Empereur s'acharne à l'espoir de couper et de prendre une partie des armées russes.--Succession d'orages: les éléments se déchaînent contre nous.--Hécatombe de chevaux.--L'ennemi se dérobe et s'évanouit.--Fausse joie.--La colonne de Dorockhof en grand danger; son évasion.--Les débuts de la campagne manqués.--Froideur des Lithuaniens.--Napoléon décide de recevoir Balachof.--Longue et remarquable conversation avec cet envoyé.--Paroles violentes.--Le but de l'Empereur est de faire trembler Alexandre pour sa sécurité personnelle et de l'amener à une prompte capitulation.--Balachof à la table impériale.--Réponses célèbres.--Mot blessant de Napoléon à Caulaincourt; ferme réplique.--Départ de Balachof.--Protestation indignée de Caulaincourt; il demande son congé.--Patience de l'Empereur; comment il met fin à la scène.--Rupture irrévocable de toutes relations entre les deux empereurs.--La guerre succède sans transition au déchirement de l'alliance.

I

Le jour où Napoléon franchissait le Niémen à la tête de deux cent mille hommes, le comte Rostoptchine, nommé gouverneur de Moscou, écrivait au Tsar: «Votre empire a deux défenseurs puissants, son étendue et son climat: l'empereur de Russie sera formidable à Moscou, terrible à Kazan, invincible à Tobolsk 614

Note 614: (retour) Schildner, 245.

Tel n'était pas l'avis de tous les hommes qui composaient le conseil militaire d'Alexandre. Dans les semaines qui avaient précédé l'invasion, de vives discussions avaient eu lieu. Les partisans de l'offensive soutenaient leurs idées avec acharnement, avec rage. D'autres donneurs d'avis voulaient au moins qu'on livrât bataille devant Wilna, qu'on ne cédât pas sans lutte la Pologne. Tout le monde à peu près s'accordait pour blâmer le plan officiellement adopté, celui de Pfuhl, mais personne ne savait au juste par quoi le remplacer. Les conseils se succédaient fiévreusement, sans aboutir à rien, les intrigues s'entre-croisaient; Armfeldt se démenait et «faisait le diable à quatre 615»; il traitait Pfuhl d'homme néfaste, vomi par l'enfer; à l'entendre, le maudit Allemand, qui se faisait le singe de Wellington, était surtout un composé «de l'écrevisse et du lièvre 616». Wolzogen, ombre et reflet de Pfuhl, répondait en traitant Armfeldt d'«intrigant mal famé 617»; Paulucci critiquait à tort et à travers; Bennigsen changeait à chaque instant d'avis et se contredisait; l'intendant général Cancrine passait pour un type d'incapacité; Barclay, qui se battait bien et parlait mal, avait d'excellentes choses à dire et n'arrivait point à les exprimer, et le vieux Roumiantsof, à peine remis d'une attaque d'apoplexie, la bouche tordue par l'hémiplégie, assistait désolé et grimaçant à la déroute de ses espérances pacifiques, à la ruine de son système 618.

Note 615: (retour) Tegner, III, 397.
Note 618: (retour) Tegner, III, 390-397; Schildner, 246-247. Bulletins transmis par Lauriston avec ses dernières dépêches, mai 1812.

Un afflux continuel d'étrangers, qui accouraient de tous côtés au quartier général, ajoutait au désordre et à la confusion de cette Babel; Stein, l'ex-ministre prussien, le Suédois Tavast, l'agent anglais Bentinck paraissaient tour à tour, mettaient leur mot dans le débat, augmentaient la cacophonie. L'armée était belle et bien disposée, l'administration corrompue, le commandement incertain, divisé, dépourvu de données précises sur les projets et les forces de l'adversaire; il semblait que cette guerre prévue et méditée depuis dix-huit mois prenait tout l'état-major au dépourvu. Quant à l'Empereur, sans considérer le plan de Pfuhl comme la merveille du genre, il s'y tenait parce qu'il fallait bien en avoir un et qu'on n'en avait pas trouvé de meilleur à lui substituer; au fond, il espérait vaincre malgré ses généraux et quoi qu'ils fissent; sa confiance se fondait sur sa volonté de résister jusqu'au bout, obstinément, éternellement, dans un pays que la nature semble avoir créé et disposé pour l'infinie résistance.

Passant ses journées au milieu d'un tumulte d'intrigues et de discordants conseils, il s'en allait le soir visiter les châteaux du voisinage. Là, il ravissait ses hôtes par son aménité célèbre, par une simplicité charmante, par des conversations pleines d'enjouement, où son esprit vif et fin brillait d'un éclat doux. On le voyait poli avec tout le monde, déférent envers les vieillards et les femmes. Après dîner, il priait les dames de se mettre au piano, écoutait avec intérêt leur romance favorite et galamment leur tournait les pages. Il aimait aussi à parcourir incognito les campagnes, à s'asseoir au foyer des humbles, à les faire causer, à ne se révéler qu'en partant, par quelque munificence qui laissait derrière lui la fortune, et ces attentions pour ses sujets de Lithuanie, cette sollicitude paternelle, lui paraissaient un moyen de les rendre sourds aux appels du ravisseur 619.

Note 619: (retour) Mémoires de la comtesse de Choiseul-Gouffier, 55-77.

À Wilna, il convoquait fréquemment la noblesse, attirait à lui les femmes qu'il comblait de soins délicats, les prenant par la vanité, distinguant tour à tour les plus séduisantes, entretenant parmi elles une concurrence et une émulation à lui plaire. L'imminence des hostilités n'avait point interrompu autour de lui la vie de représentation et de plaisirs, qui semblait alors l'accompagnement nécessaire d'une cour, en quelque position qu'elle fût. Les assemblées brillantes, les réceptions se succédaient. Pour le 24 juin, les officiers de la garnison et de l'état-major avaient obtenu permission d'organiser en l'honneur de Sa Majesté un bal champêtre, avec fête de jour et de nuit, où toute la société de la ville et des environs serait conviée. Le lieu choisi fut le domaine de Zakrety, prêté pour la circonstance par la comtesse Bennigsen. Zakrety était une résidence d'été à la mode polonaise, c'est-à-dire, autour d'une maison d'habitation assez simple, un parc magnifique. Rien n'y avait été omis pour enjoliver la nature: il y avait des terrasses fleuries, des pelouses d'un vert d'émeraude, des eaux vives, une île et une cascade artificielles, des échappées ménagées avec art sur les campagnes et les fraîches collines d'alentour. Quel cadre à souhait pour une élégante réunion d'été! On éleva sur les gazons, en face de la villa, une salle de bal environnée de portiques. L'avant-veille de la fête, la toiture s'écroula, et chacun frémit à la pensée que cet accident, survenant deux jours plus tard, eût dégénéré en catastrophe. Quelques-uns y virent un sinistre présage: «Nous serons quittes, dit Alexandre avec calme, pour danser à ciel ouvert 620

Note 620: (retour) Schildner, 247.

En effet, le bal commença sur la pelouse, entre les bosquets où se dissimulaient des orchestres et des choeurs; puis, le jour baissant, on se transporta à l'intérieur des appartements, et la longue file de couples qui formait la polonaise, la danse nationale, après avoir parcouru les jardins, gravit en cadence les escaliers et se mit à serpenter au travers des galeries. L'empereur Alexandre, arrivé de bonne heure, animait et embellissait tout de sa présence, lorsque au cours de la soirée le général Balachof, ministre de la police, s'approcha de lui et murmura à son oreille quelques paroles, avec l'accent d'une émotion poignante: un message, expédié de Kowno, annonçait que les Français franchissaient le fleuve en masses énormes et que l'invasion commençait 621.

Note 621: (retour) Bogdanovitch, I, 113.

Sous ce coup, Alexandre ne faiblit point et conserva la pleine maîtrise de soi-même; pas un muscle de sa physionomie ne bougea; il recommanda à Balachof de tenir la nouvelle secrète, pour ne point troubler la réunion, et se remit à parcourir les groupes, toujours aimable et galant. Il admira fort la fête de nuit, l'embrasement des bosquets, les jeux de la lumière sur la cascade, et faisant remarquer la lune qui brillait au ciel, mariant sa rayonnante pâleur aux feux répandus sur la terre, il l'appela «la plus belle pièce de l'illumination 622». Au bout d'une heure environ il se retira; à peine était-il parti que la terrifiante nouvelle se répandit; un vent d'effroi souffla sur la fête et dispersa l'assistance.

Note 622: (retour) Mémoires de la comtesse de Choiseul-Gouffier, 90.

Rentré à Wilna, Alexandre passa au travail le reste de la nuit. Après avoir expédié à Pétersbourg les éléments d'une note diplomatique destinée à servir de réponse au manifeste français, à le réfuter point par point, il fit rédiger un ordre du jour aux armées, en termes élevés et dignes. Napoléon avait dit dans sa harangue à ses troupes: «La Russie est entraînée par la fatalité, ses destins doivent s'accomplir.» Contre la divinité aveugle qu'invoquait son rival, Alexandre se réclamait de la Providence: «Dieu, dit-il, est contre l'agresseur 623

Note 623: (retour) Bogdanovitch, I, 113.

Autour de lui, l'état-major général prenait les mesures nécessaires pour commencer l'exécution du fameux plan; la principale armée, celle de Barclay, se retirerait de Wilna sur Swentsiany, sur Drissa ensuite, tandis que Bagration, à la tête de la seconde armée, se jetterait sur le flanc des Français, en ayant soin de ne jamais s'aventurer contre des forces supérieures. Un peu plus tard, quand l'avantage numérique des Français fut mieux connu, ordre fut donné à Bagration de se mettre également en retraite et de rallier comme il pourrait le gros de l'armée 624. Les règles que l'on s'était tracées sur le papier cédèrent tout de suite à une inspiration spontanée, qui montrait le salut et la victoire derrière soi, dans l'immensité des espaces, et qui portait les différents corps à reculer en se concentrant. Le bonheur des Russes, en cette campagne, fut d'obéir moins à un plan qu'à un instinct.

Note 624: (retour) Bogdanovitch, I, 113 et suiv.

Alexandre se disposa lui-même à quitter Wilna le 17 juin. Auparavant, il procéda à une suprême formalité, propre à le mettre en règle, sinon avec sa conscience, au moins avec l'opinion des hommes. Le 26, il fit appeler Balachof, qui était un de ses aides de camp en même temps que son ministre de la police, et il lui dit, avec le tutoiement en usage fréquent chez les souverains de Russie lorsqu'ils s'adressent à leurs sujets: «Tu ne sais sans doute pas pourquoi je t'ai fait venir; c'est pour t'envoyer auprès de l'empereur Napoléon 625.» Il expliqua alors que cette mission devait consister à porter une offre dernière de négociation et de paix.

Note 625: (retour) Ces paroles sont rappelées dans le rapport autographe et très circonstancié que Balachof a rédigé sur sa mission. Thiers a eu connaissance de cette pièce; Bogdanovitch s'en est servi; elle a été publiée presque intégralement dans le Recueil de l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, 1882. M. de Tatistchef en a inséré de très importants extraits dans son volume sur Alexandre Ier et Napoléon, 590-609.

Certes, Alexandre n'avait ni l'espoir ni le désir d'arrêter la lutte; il la savait aussi irrévocablement résolue par son adversaire qu'elle l'était par lui-même. Dans les propositions d'accommodement que Napoléon lui avait prodiguées, il n'avait pas eu de peine à démêler de simples ruses, destinées à leurrer et à engourdir la Russie, tandis que l'envahisseur préparerait ses moyens. Il n'en était pas moins vrai qu'à considérer les apparences, Napoléon avait réitéré des instances pacifiques, demeurées sans réponse; ces efforts avaient été portés par le public européen à l'actif et à la décharge de l'empereur français; on en avait conclu que la Russie voulait la guerre, puisqu'elle laissait systématiquement échapper les dernières chances de paix. Pour dissiper cette impression, il importait qu'Alexandre ne demeurât pas en reste de spécieuses tentatives, qu'il rétablît sous ce rapport l'équilibre, et fît même pencher de son côté la balance. Napoléon lui avait dépêché l'aide de camp Narbonne; il enverrait pareillement un aide de camp. Napoléon lui avait écrit en exprimant le voeu d'épuiser les voies de conciliation, avant de recourir aux armes; après avoir suspendu sa réponse, Alexandre la ferait dans le même sens. Déjà, pendant les jours qui avaient précédé le passage du Niémen, il avait préparé un projet de lettre pour Napoléon; il y réitérait l'offre de traiter sur la base de l'ultimatum et ajoutait, manifestant enfin son arrière-pensée, «qu'il ouvrirait ses ports aux navires de toutes les nations, si Napoléon prolongeait l'incertitude actuelle 626»; c'était rendre la paix plus impossible que jamais en paraissant la vouloir. Cette lettre ne pouvant plus servir aujourd'hui, Alexandre la remplaça par une autre, qu'il confierait à Balachof. Il y désavouait la demande de passeports formée par Kourakine et qui avait servi de prétexte à l'attaque: «Si Votre Majesté, disait-il, n'est pas intentionnée de verser le sang de ses peuples pour un mésentendu de ce genre et qu'elle consente à retirer ses forces du territoire russe, je regarderai ce qui s'est passé comme non avenu, et un accommodement entre nous reste toujours possible 627

Note 626: (retour) Schildner, 247.
Note 627: (retour) Tatistchef, 588.

De la part d'Alexandre, une telle démarche, destinée à retentir au loin, apparaîtrait d'autant plus méritoire qu'elle se produirait à l'instant où son territoire était violé, où un flot d'assaillants se précipitait sur ses frontières. Pouvait-il mieux manifester la candeur de ses intentions, son désir de ménager l'humanité et d'épargner le sang qu'en parlant encore de paix au lendemain d'une brutale injure? Connaissant trop son rival pour craindre que celui-ci le prît au mot, il espérait, en se décorant de modération et de patience, ramener à lui les esprits hésitants et mettre définitivement de son côté la conscience européenne.

Dans la nuit du 27 au 28, il fit encore appeler Balachof, lui remit la lettre, en l'accompagnant d'une paraphrase solennelle. Balachof devait dire que les négociations pourraient s'ouvrir sur-le-champ, si Napoléon le désirait, mais sous la condition absolue, essentielle, «immuable», que l'armée française repasserait préalablement le Niémen: «Tant qu'un soldat resterait en armes sur le territoire russe, l'empereur Alexandre--il en prenait l'engagement d'honneur--ne prononcerait ni n'écouterait une parole de paix 628

Note 628: (retour) Cette citation et les suivantes, jusqu'à la page 498, sont empruntées au rapport de Balachof.

Balachof partit sur l'heure. Quand le soleil se leva, il était déjà à quelques lieues de Wilna, au village de Rykonty, encore occupé par les Russes, mais près duquel on lui signala la présence de nos avant-postes. Il prit alors avec lui un sous-officier aux Cosaques de la garde, un Cosaque, un trompette, et continua d'avancer. Au bout d'une heure, on vit se profiler sur l'horizon la silhouette de deux hussards français, postés en vedette, le pistolet haut. En apercevant le petit groupe russe, les hussards le visèrent avec leur arme et firent mine de tirer; un appel de trompette les arrêta; ils reconnurent la sonnerie en usage pour annoncer les parlementaires. L'un des deux, en un temps de galop, rejoignit aussitôt Balachof et, lui appuyant son pistolet contre la poitrine, le somma de faire halte; l'autre était allé prévenir le colonel du régiment, qui fit son rapport au roi de Naples, toujours à proximité des avant-postes. Au bout de quelques instants, un aide de camp du Roi se présenta, avec mission de conduire Balachof au quartier général du prince d'Eckmühl, situé un peu en arrière et plus près de l'Empereur.

Reprenant sa route avec une escorte d'officiers français, Balachof croisa bientôt un brillant état-major, à la tête duquel il n'eut pas de peine à reconnaître Murat en personne, à son costume «quelque peu théâtral». Voici de quoi se composait cette tenue d'une superlative fantaisie: au-dessus d'un grand chapeau en forme de demi-cercle, une envolée de plumes roulant au vent, parmi lesquelles jaillissait et montait très haut une triomphante aigrette; un dolman à la hussarde en velours vert, plastronné de tresses d'or; une pelisse jetée en sautoir; un pantalon cramoisi, brodé et soutaché d'or; des bottes en cuir jaune; une profusion de bijoux, et, pour compléter l'effet, des boucles d'oreilles mettant aux deux côtés du visage un scintillement de pierreries. Lorsque Murat ainsi paré passait devant nos campements, les troupiers souriaient et le trouvaient habillé «en tambour-major». Au feu, quand la poudre avait noirci ses dorures, quand le vent de la bataille avait échevelé ses panaches, quand la mousqueterie et le canon l'environnaient d'éclairs, il apparaissait comme le dieu même des combats, rutilant et invulnérable. Il mit pied à terre en apercevant Balachof, qui en fit autant de son côté, et, ôtant son chapeau d'un geste large, il vint à l'envoyé des ennemis le sourire aux lèvres, en paladin gracieux: «Je suis heureux de vous voir, général, lui dit-il; mais commençons par nous couvrir.»

La conversation s'engagea. On disputa quelque temps, avec une grande courtoisie, sur la question de savoir qui avait voulu la rupture, qui avait eu les premiers torts, qui avait commencé. Au fond, Murat n'aimait pas cette guerre au bout du monde, qui l'arrachait au doux pays où il avait pris goût à vivre et à régner; il souffrait de se voir éloigné de ses États, privé de sa famille; il déplorait la difficulté des communications, la rareté des nouvelles, car ce héros de cent batailles était tendre et craintif pour les siens. Ce fut en toute sincérité qu'il finit par dire: «Je désire beaucoup que les deux empereurs puissent s'entendre et ne point prolonger la guerre qui vient d'être commencée bien contre mon gré.» Sur ce, retournant aux grands devoirs qui l'appelaient, il prit congé avec une désinvolture aimable, se remit en selle, et l'on put voir quelque temps, sur le chemin de Wilna, onduler la croupe de sa monture et s'éloigner son panache.

Tout autre fut l'accueil dans la maison de pauvre mine où s'était installé le prince d'Eckmühl. En campagne, l'illustre et rigide soldat, tout entier à sa besogne, absorbé et comme torturé par le sentiment de sa responsabilité, montrait un visage sévère, préoccupé, morose, avec des éclats de mauvaise humeur, et faisait amèrement de grandes choses. En ce moment, occupé à expédier des ordres, à organiser méthodiquement la marche en avant, à mouvoir ses 75,000 hommes, il se montra fort contrarié qu'on le dérangeât dans ce travail. Balachof s'étant dit chargé d'un message pour l'Empereur et ayant demandé où se trouvait Sa Majesté: «Je n'en sais rien», répondit le maréchal d'un ton rogue. Il ajouta: «Donnez-moi votre lettre, je la lui ferai parvenir.» Balachof fit observer que son maître lui avait expressément recommandé de remettre le message en mains propres. Devant ce formalisme, Davout perdit tout à fait patience: «C'est égal, dit-il en colère, ici vous êtes chez nous, il faut faire ce qu'on exige de vous.» Balachof remit la lettre, mais sut exprimer combien sa dignité se sentait froissée de cette violence: «Voici la lettre, monsieur le maréchal, répliqua-t-il en élevant lui-même la voix; de plus, je vous supplierai d'oublier et ma personne et ma figure, et de ne songer qu'au titre d'aide de camp général de Sa Majesté l'empereur Alexandre que j'ai l'honneur de porter.» Ces mots ramenèrent Davout à un ton plus mesuré. «Monsieur, reprit-il, on aura tous les égards qui vous sont dus.»

En effet, tandis qu'il envoyait un officier porter la lettre à l'Empereur, il retint auprès de lui, dans la même pièce, l'ennemi que les usages de la guerre lui donnaient pour hôte. Tous deux restèrent quelque temps à se regarder silencieusement, embarrassés de leur contenance, cherchant un sujet d'entretien sans le trouver. Davout demeurait sombre et distrait; Balachof, après ce qui s'était passé, ne pensait pas que ce fût à lui de faire les premiers frais. Le maréchal rompit enfin ce muet tête-à-tête, en appelant un aide de camp: «Qu'on nous serve», dit-il, et tout l'état-major se mit à table. Pendant le déjeuner, Davout fit effort pour causer avec Balachof, pour entretenir un semblant de conversation; mais toutes ces paroles trahissaient d'âpres défiances; dans la tentative de négociation, il ne voyait qu'un stratagème imaginé par les Russes pour gagner du temps et opérer commodément leur retraite; il le dit crûment à Balachof. Puis il n'aimait pas que les regards de cet ennemi se promenassent sur nos troupes, sur nos positions, sur nos ressources; flairant un espion dans le parlementaire, il avait hâte qu'on l'en débarrassât et attendait avec impatience les ordres de l'Empereur.

II

L'arrivée d'un négociateur russe fut promptement connue dans toutes les parties de l'armée française; le bruit s'en répandit comme l'éclair et fit sensation au quartier général, où il réveilla chez quelques membres du haut état-major, qui voyaient avec regret l'ouverture des hostilités, un vague espoir de paix. Quant à l'Empereur, il triompha de cet envoi; il y vit chez les Russes un premier signe de désarroi et l'attribua à l'épouvante qu'aurait causée au Tsar et à son conseil la rapidité de notre invasion. Il dit à Berthier: «Mon frère Alexandre, qui faisait tant le fier avec Narbonne, voudrait déjà s'arranger; il a peur. Mes manoeuvres ont dérouté les Russes: avant deux mois, ils seront à mes genoux 629

Note 629: (retour) Documents inédits.

En attendant, il ne se pressait point d'accueillir Balachof, invitant Davout à le garder jusqu'à nouvel ordre, résolu à ne l'admettre en sa présence qu'après un premier succès et la prise de Wilna. Il ferait alors ramener Balachof dans la ville même où cet envoyé avait reçu les instructions de son maître, et dont un éclatant fait d'armes nous aurait ouvert les portes. Constamment attentif à ménager ses effets, toujours soigneux du décor et de la mise en scène, il comptait frapper davantage le Russe s'il se montrait à lui installé dans le propre palais, dans le cabinet même de l'empereur Alexandre, où il apparaîtrait comme l'image et l'incarnation de la conquête. À peine entré en guerre et déjà victorieux, il pourrait alors parler plus haut, prononcer plus âprement ses exigences, et peut-être, par l'intermédiaire de Balachof, jeter les premières bases de cette capitulation qu'il prétendait imposer à ses ennemis et par laquelle il comptait clore rapidement la campagne.

Toutefois, avant de porter le coup qu'il médite, avant de marcher sur Wilna, il prend toutes les précautions nécessaires pour assurer le succès de cette entreprise. Sachant mettre une prudence raffinée au service de ses audaces, il passe deux jours encore à Kowno, le 25 et le 26, occupé à se préparer, à se reconnaître, à se munir, à faire explorer le pays. Il sait qu'il a devant lui la première armée russe, commandée par Barclay de Tolly; il veut savoir comment les différents corps de cette armée sont constitués et répartis, se renseigner sur leur nombre, leur force, leur emplacement, et avant tout, comme il dit, «débrouiller l'échiquier». Davout et Murat sont chargés de s'éclairer au loin; que ces deux chefs de corps procèdent par reconnaissances lestement poussées, en évitant de compromettre de trop forts détachements, en tenant le gros de leurs troupes soigneusement rassemblé, en ne donnant sur eux aucune prise. Napoléon modère l'ardeur de Murat, qui s'est jeté impétueusement en avant, et lui reproche d'aller un peu vite. Sa gauche le préoccupe toujours; c'est à ses yeux le point faible et exposé. Il a jeté au delà de la Wilya une partie des corps d'Oudinot et de Ney; il leur recommande de démêler à tout prix ce qui se passe en face d'eux, établit aussi des communications avec les divisions de Macdonald, qui viennent de franchir le Niémen entre Tilsit et Georgenbourg et doivent opérer parallèlement à l'armée principale. Sur la rive gauche du Niémen, il presse les corps d'Eugène qui doivent passer à Preny et n'ont pas encore atteint le fleuve 630. C'est seulement lorsqu'il aura bien assuré ses flancs et complètement rallié ses troupes qu'il prononcera son mouvement; alors, se mettant lui-même à la tête des colonnes destinées à l'attaque principale, il les poussera vivement sur Wilna, où il compte trouver l'ennemi en position, en ligne, offert à ses coups, et où il a donné rendez-vous à la victoire.

Note 630: (retour) Corresp., 18858-18873.

Cet espoir de combattre et de vaincre sous Wilna fut promptement déçu. Dès le 26, l'Empereur apprit que nos grand'gardes étaient arrivées jusqu'à cinq lieues de la capitale lithuanienne sans rencontrer de résistance. La ligne des avant-postes russes se retirait devant nous, souple et flottante, ne tenant nulle part, cédant sous la moindre pression. Le gros des forces ennemies quittait la belle position de Troki, rempart de Wilna, pour traverser cette ville et s'éloigner vers le nord-est. Les corps de Wittgenstein et de Baggovouth, avec lesquels Oudinot et Ney cherchaient à prendre contact, évoluaient dans la même direction. Tout dénotait chez la première armée russe un plan prémédité de recul et d'abandon.

L'Empereur fut vivement contrarié de ces nouvelles, auxquelles il refusa d'abord d'ajouter foi, ne se rendant à l'évidence que sur le vu de témoignages réitérés et probants 631. Mais son dépit se tourna aussitôt en un sursaut d'activité et d'énergie. Voyant les ennemis lui refuser le combat, il se rattache violemment au projet de les surprendre dans le désordre d'une retraite précipitée, de couper et d'enlever plusieurs corps.

Note 631: (retour) Documents inédits.

Une partie des forces commandées par Barclay de Tolly, l'aile gauche, sous Touchkof et Doctorof, se trouvait encore au sud de Wilna; pour gagner le point général de ralliement, qui semblait indiqué à une assez grande distance au nord-est, vers Dunabourg et le camp retranché de Drissa, ces troupes auraient à côtoyer Wilna et à opérer un long circuit: en se portant précipitamment sur la ville et en la dépassant, notre armée n'aurait-elle point chance de les devancer à leur point de passage, de les intercepter, de leur couper la retraite, de leur infliger un irrémédiable désastre? Puis, la seconde armée russe, celle de Bagration, rangée jusqu'alors sur les confins du duché de Varsovie, devait certainement remonter elle-même au nord, afin de rejoindre la première et de concourir à l'ensemble de la défense. Ignorant notre arrivée à Wilna, les colonnes de Bagration viendraient donner dans nos masses profondes, brusquement établies en ce lieu; abordées de front par l'Empereur, saisies en flanc par Eugène, prises en queue par les Polonais de Poniatowski, par les Saxons et les Westphaliens de Jérôme, qui recevaient l'ordre de s'ébranler et d'entrer en Russie, elles échapperaient difficilement à cette multiple étreinte. Donc l'Empereur peut encore obtenir de magnifiques résultats, avant même d'ouvrir le message d'Alexandre et de répondre à ses suprêmes paroles. «Si les Russes ne se battent pas devant Wilna, dit-il, j'en prendrai une partie 632.» Pour arriver à ce but, tout se réduit à une question de temps et de vitesse; il ne faut qu'un ensemble de manoeuvres rapides, précises et concordantes. Dans la journée du 26, l'Empereur ordonne et accélère le mouvement sur Wilna; il invite tous les corps à reprendre leur élan, à marcher franchement, rondement, sans halte ni repos; il stimule le zèle et l'ardeur de chacun: «Il eût voulu, dit un témoin, donner des ailes à tout le monde 633

Note 632: (retour) Documents inédits.

Soulevée par cette impulsion vigoureuse, l'armée franchit d'une seule haleine les dix lieues environ qui la séparaient de Wilna, mais elle résista mal à l'épreuve de cette marche précipitée. Beaucoup de nos soldats, recrutés trop jeunes, n'avaient pas acquis l'endurance nécessaire; ils perdaient l'allure, s'attardaient, s'égrenaient en traînards le long des chemins; on en vit mourir sur la route de fatigue et d'épuisement, d'inanition aussi et de besoin. En effet, malgré l'impérieuse sollicitude de l'Empereur, l'armée était insuffisamment pourvue de vivres: avant le passage, les hommes n'en avaient dans leur sac que pour quelques jours, et ils se trouvaient maintenant «au bout de leurs consommations». Les convois qui amenaient le surplus de l'approvisionnement, ralentis par leur nombre, par leur pesanteur, par l'horrible encombrement qu'ils créaient partout sur leur passage, éprouvaient d'extrêmes difficultés à rejoindre. La plupart des voitures apportant le pain, la viande, le bois, restaient en arrière: les rares caissons qui parvenaient à rallier les colonnes étaient aussitôt pris d'assaut, défoncés, vidés, malgré les efforts de l'intendance, et c'étaient sur la route des scènes de confusion et de violence, des tempêtes de jurons et de cris, des rassemblements tumultueux, qui faisaient obstruction et retardaient indéfiniment l'arrivée des autres convois.

Dénuée et mourant de faim, la plus grande partie de l'armée dut vivre aux dépens du pays, aux dépens de cette Pologne russe que Napoléon tenait essentiellement à ménager et à se concilier. Pauvre et mal cultivé, le pays suffisait avec peine à ses propres besoins; les habitations étaient rares et clairsemées, les villages éloignés de la route et perdus dans les bois. Pour les atteindre, nos soldats devaient s'écarter des rangs, se disséminer, se perdre dans les profondeurs de la région. Beaucoup d'entre eux, dès qu'ils apercevaient un groupe de maisons ou une demeure isolée, se formaient en bandes pour fondre sur cette proie, arrachaient aux paysans leurs maigres ressources à force de menaces et de coups; ils saccageaient les chaumières, emportaient les meubles pour se faire du bois, ne laissant derrière eux que des débris, promenant partout la dévastation, se faisant exécrer de ceux qu'ils venaient affranchir. Le nombre de ces pillards, des isolés, des dispersés, grossissait d'heure en heure; la maraude, cette plaie de nos armées, prenait des proportions inconnues; des détachements, des régiments entiers perdaient leur cohésion, s'effritaient, se dissolvaient en une poussière humaine qui s'abattait sur le pays et le ravageait. Et ces désordres, ces signes d'indiscipline et de désagrégation, funeste présage pour l'avenir, naissaient spontanément, par la force même des choses; trompant tous les calculs de la prévoyance, déjouant l'effort du génie, ils accusaient le vice essentiel de l'entreprise et le défi porté par Napoléon aux possibilités humaines. L'appareil de guerre à proportions inconnues dont il était l'auteur, gêné par l'enchevêtrement et l'incroyable multiplicité des ressorts, fonctionnait mal; ses rouages compliqués se faussaient du premier coup ou se refusaient à entrer en jeu; à peine mise en mouvement, l'énorme machine craquait et se démontait.

Nos avant-gardes de cavalerie atteignirent Wilna dans la nuit du 27 au 28 juin; elles venaient d'occuper sans combat des positions défensives par excellence, un triple étage de hauteurs escarpées, formant camp retranché, «le pays le plus stratégique que l'on pût rencontrer», disait Jomini en connaisseur 634. Sans se laisser tenter par ce terrain si bien approprié à la résistance, la cavalerie et les troupes légères de l'ennemi continuaient à se replier, observées et serrées de près. Parfois, quand la poursuite devenait trop pressante, elles faisaient front et risquaient un court engagement, pour reprendre ensuite leur marche rétrograde: il y eut aux abords de Wilna une escarmouche assez vive qui ne tourna pas à notre avantage et où le frère du général de Ségur fut fait prisonnier.

Note 634: (retour) Lettre du duc de Bassano au ministre de la police, 21 juillet 1812. Archives nationales, AF, IV, 1648.

Néanmoins, le 28 au matin, nos chasseurs et nos dragons pénétraient dans la ville. La population nous attendait et se préparait à nous faire fête; sans qu'il y eût chez les habitants unanimité d'opinion, la ferveur patriotique était très prononcée chez le plus grand nombre, la haine du Russe exubérante, l'exaltation vive. Heureux de notre approche, ils s'attendaient à voir paraître des émancipateurs qui les traiteraient en alliés et leur apporteraient l'ordre avec l'indépendance; ils virent arriver une nuée d'affamés qui se précipitèrent sur les faubourgs, forçant les boutiques, pillant les auberges et les dépôts de vivres, faisant main basse sur tous les objets placés à leur portée. À cet aspect, la terreur se répandit; chacun ne songea plus qu'à se renfermer et à se barricader chez soi, à mettre en sûreté son avoir, à se cacher et à se terrer. Le désordre de notre entrée arrêta net l'élan national, figea l'enthousiasme.

L'Empereur cependant arrivait au grand trot, suivant de près l'avant-garde, avec son escorte et une partie de son état-major. Se rappelant Posen, il se croyait sûr de trouver à Wilna le même accueil; il s'attendait à des transports d'allégresse, à des arcs de triomphe, à une pluie de fleurs jetées sur son passage par ces gracieuses Polonaises qu'il avait vues, en d'autres lieux, aviver le feu des esprits et se passionner pour l'oeuvre de la régénération nationale. Il avait escompté cette explosion du sentiment polonais et l'avait fait entrer dans ses calculs; il espérait que la capitale de la Lithuanie, en se déclarant pour lui, en se levant dès qu'elle l'apercevrait, allait donner l'impulsion aux autres parties de la province; que la Pologne moscovite tout entière, animée par cet exemple, viendrait se ranger sous ses drapeaux et faciliter sa tâche, en opposant à la Russie, aux côtés de notre armée, une nation ressuscitée et vivante. Il entra dans Wilna à neuf heures du matin. Au lieu de la cité en fête qu'il avait rêvée, folle d'enthousiasme et d'amour, il trouva une ville morte: de longs faubourgs d'abord, laids et déserts, portant des traces de dévastation; dans les quartiers du centre, aux rues sombres et tortueuses, le silence et la solitude; point de femmes aux fenêtres, peu d'habitants groupés: seuls, quelques hommes de la lie du peuple, surtout des Juifs, à l'aspect sordide et craintif, se glissant le long des murs.

Cet accueil de glace n'affecta pas trop l'Empereur dans le premier moment. À la rigueur, tout pouvait s'expliquer par la rapidité de son apparition; suivant son habitude, il avait pris son monde à l'improviste, sans se faire annoncer; ne devait-il point laisser aux habitants le temps de se reconnaître, de venir à lui, de manifester leur zèle et d'organiser leur réception? Il parcourut la ville dans toute sa longueur et parvint à l'autre extrémité, au pont de bois qui traverse la Wilya et que les Russes avaient dû franchir pour se retirer. Là, une nouvelle déception l'attendait. Le pont n'était qu'une ruine fumante, achevant de se consumer; l'armée ennemie l'avait incendié derrière elle pour ralentir la poursuite. Sur les bords de la rivière, d'épaisses colonnes de fumée montaient vers le ciel; à leur base, plusieurs lignes de bâtiments s'écroulaient dans un brasier: c'était tout ce qui restait des nombreux magasins où les Russes avaient entassé pendant dix-huit mois des approvisionnements de tout genre. Obligés d'abandonner ce riche dépôt, inestimable trésor pour notre armée déjà dépourvue, ils nous l'avaient soustrait en le livrant aux flammes.

Cette scène de destruction fit songer l'Empereur; il resta quelque temps à la contempler. Des hommes du peuple s'étaient amassés autour de lui; il leur demanda un verre de bière et les remercia en leur disant: Dobre piwa, bonne bière: il avait appris quelques mots de polonais et les plaçait à tout propos 635. Il prit des mesures pour limiter l'incendie, passa en revue une division, puis rentra dans l'intérieur de la ville et se dirigea vers le palais, où il allait prendre logement.

Note 635: (retour) Réminiscences de la comtesse de Choiseul-Gouffier, p. 63.

À cette heure, il était impossible que le bruit de son arrivée ne se fût point répandu. On avait vu passer et entrer au palais le reste de son état-major, ses gens, ses équipages, sa maison, tout son accompagnement habituel. Malgré tant de signes indicatifs de sa présence, l'aspect de la ville n'avait guère changé; les fenêtres ne s'étaient point garnies ni décorées; les rues demeuraient désertes; nulle trace d'enthousiasme ou même de curiosité. Cette fois, l'Empereur ne sut point maîtriser son émotion, et son désappointement perça. Lorsqu'il fut entré dans la cour du palais et eut mis pied à terre, lorsqu'il s'installa dans les appartements de l'empereur Alexandre, lorsqu'il prit possession des pièces où son rival en fuite avait vécu et habité, l'orgueil de cette victorieuse substitution ne s'épanouit point sur son visage. Par un retour amer sur le passé, il comparait la froideur de Wilna aux acclamations passionnées qui l'avaient accueilli dans les villes du grand-duché et ne put s'empêcher de dire: «Ces Polonais-ci sont bien différents de ceux de Posen 636

Note 636: (retour) Documents inédits.

Il réprima durement les désordres qui lui avaient valu cette déconvenue, porta des peines terribles contre l'indiscipline et la maraude, fit parquer dans un enclos près de la ville tous les traînards que l'on put ramasser, n'épargna aucun moyen pour rassurer la population et ressusciter la confiance 637. Par les soins du major général, les principaux habitants furent recherchés et prévenus; ils reçurent des appels plus ou moins discrets, s'entendirent inviter à sortir de leur retraite, à paraître, à faire montre de leurs sentiments. On arriva ainsi à provoquer quelques manifestations tardives de sympathie et de joie; on parvint à créer une apparence d'enthousiasme, à susciter un simulacre d'ovation, avec ses accessoires habituels, fleurs, couronnes, décors, sur le passage des corps qui continuaient à traverser la ville et à se répandre autour d'elle.

Note 637: (retour) Cahiers du capitaine de Coignet, 192.

Davout était déjà présent, avec ses cinq divisions; Murat amenait son flot de cavalerie, Ney et Oudinot arrivaient à hauteur sur la gauche, et le reste de l'immense colonne, composé de la Garde et des réserves, rejoignait un peu moins vite, encore échelonné sur la route qui conduit de Kowno à Wilna. Du 28 au 30, Napoléon prépara les mouvements enveloppants qui avaient pour but de déborder les masses russes en retraite et de lui en livrer une partie. Tandis que le roi de Naples, appuyé par quelques divisions d'infanterie, poussera droit devant lui et s'enfoncera comme un coin entre les deux armées ennemies, Oudinot, Ney et Macdonald continueront à s'élever vers le nord-est, suivant et talonnant Barclay de Tolly; il est probable que l'armée de ce général, ainsi harcelée, ne saura s'esquiver sans dommage: «J'en aurai pied ou aile 638», dit l'Empereur. En même temps, il prescrit à Davout de prendre avec lui une partie de son infanterie, le plus de cavalerie possible, et de se rabattre sur la droite, vers le sud; c'est de ce côté principalement que l'occasion s'offre propice à de fructueux coups de main.

Note 638: (retour) Documents inédits.

À très petite distance au sud-est de Wilna, vers Ochmiana, des forces russes sont signalées. Quels sont ces corps, aventurés si près de nous et qui semblent inconscients du péril? Sont-ce ceux de Doctorof et de Touchkof, s'efforçant éperdument de rejoindre Barclay par le chemin le plus court? Napoléon incline à y voir plutôt l'avant-garde de Bagration 639. Il croit toujours que l'armée commandée par ce prince remonte vers Wilna; il a appris d'autre part, par des estafettes interceptées, que le bruit de notre rapide irruption à Wilna n'a pas encore pénétré dans l'intérieur de la Russie. En conséquence, on peut espérer que Bagration ne sera pas averti à temps; tout donne à penser que son armée, ignorant le péril où elle court, va se jeter tête baissée dans le filet tendu sous ses pas, qu'elle n'échappera point à un anéantissement total ou partiel. Pour la mettre entre deux feux, Napoléon fait inviter Eugène et Poniatowski à presser leur marche de flanc; il les aiguillonne par d'impérieux messages. Lui-même renforce continuellement, en cavalerie surtout, les troupes sous les ordres de Davout et destinées à courir sus aux colonnes de tête. Successivement, il fait partir de Wilna la division Dessaix, la division Saint-Germain, les cuirassiers de Valence, les lanciers de la Garde; il charge Nansouty et Grouchy, avec leurs corps entièrement composés de divisions à cheval, de coopérer aux mouvements du prince d'Eckmühl, afin que celui-ci puisse «faire de bonnes et belles choses 640». S'entêtant à l'espoir d'une capture immédiate, mettant tous ses soins à la préparer, se levant chaque jour à deux heures du matin pour expédier des ordres, se livrant entièrement à ses combinaisons de guerre, il néglige encore de recevoir Balachof, semble oublier le messager de paix, toujours confié à Davout et gardé à vue.

Note 639: (retour) Corresp., 18875, 18877.

III

L'Empereur avait compté sans un ennemi plus redoutable que les forces russes, inférieures en nombre et disséminées; le climat du Nord lui ménageait un premier et rude avertissement. Depuis quelques jours, le temps était variable, avec des alternatives de soleil et de pluie, avec une tendance à se gâter définitivement. Pendant l'après-midi du 29, un amas d'orages s'amoncela au-dessus de la Grande Armée et fit explosion sur tout l'espace occupé par nos troupes. La Garde fut surprise en marche sur Wilna, les autres corps de la droite pendant leur séjour et leurs évolutions autour de la ville, l'armée du prince Eugène encore sur les rives du Niémen. Le déchaînement des éléments fut épouvantable; la foudre sillonnait le ciel en tous sens, tombait à chaque instant, frappant et labourant nos colonnes, tuant des soldats sur la route. Après l'orage, la pluie s'établit, une pluie du Nord, ininterrompue, diluvienne, glaciale, accompagnée par un subit refroidissement de l'atmosphère; c'était un bouleversement complet dans l'ordre et l'aspect de la nature, un rappel de l'hiver au milieu des ardeurs de l'été.

Les troupes passèrent la nuit dans leurs bivouacs inondés, sans feu, sans abri contre le vent qui soufflait en bourrasques, enveloppées dans leurs manteaux ruisselants. Au jour, un spectacle désolant s'offrit à leur vue: les campements étaient transformés en lacs de boue, tous les objets nécessaires à la vie du soldat brisés ou dispersés, les voitures jetées sur le flanc, tristement échouées. Enfin, fait plus grave, dommage irréparable, des chevaux gisaient à terre par centaines, par milliers, les membres raidis, morts ou mourants. Nourris depuis plusieurs semaines d'herbes vertes, privés d'avoine, exténués de fatigue, ces animaux se trouvaient dans les pires conditions hygiéniques; ils n'avaient pu résister à la chute soudaine de la température, au froid qui les avait saisis, transis, abattus sur le sol: par un phénomène sans exemple dans l'histoire des guerres, une nuit avait fait l'oeuvre d'une épidémie, et nos soldats s'arrêtaient consternés devant cette hécatombe.

Chacun songeait avec désespoir au surcroît de peine et d'embarras qui en résulterait pour lui; parmi les officiers, l'un pensait à son escadron appauvri, l'autre à sa batterie démontée, le troisième à ses équipages en détresse; plusieurs s'emportaient avec violence contre une guerre qui débutait si mal et contre celui qui les avait conduits en ce pays; le général Sorbier, commandant l'artillerie de la Garde, criait «qu'il fallait être fou pour tenter de pareilles entreprises 641». Lorsqu'on eut à peu près supputé le mal et chiffré les pertes, il fut reconnu que le nombre des chevaux frappés s'élevait à plusieurs milliers,--à dix mille suivant quelques-uns--et ce désastre affaiblissait irrémédiablement la cavalerie et l'artillerie, retardait de nouveau l'arrivage des vivres, désorganisait en partie les transports, faisait craindre à l'armée un long avenir de pénurie et de souffrances 642.

Note 641: (retour) Pion des Loches, 282.
Note 642: (retour) Correspondances conservées aux archives nationales, AF, IV, 1644. Cf. Boulart, Brandt, Chambray, Cogniet, Gourgaud, Labaume, Ségur.

Dès à présent, la persistance du mauvais temps entravait tout, contrariait les opérations. L'armée s'épuisait en efforts inutiles pour se remettre en route, pour se tirer du bourbier où elle était prise et engluée. Tous les rapports arrivant au quartier général signalaient les difficultés de la marche; tous les chefs de corps se plaignaient à la fois, en termes plus ou moins vifs, suivant leur tempérament et leur humeur. Le bouillant général Roguet, qui éclairait avec sa division l'armée d'Italie, maugréait et sacrait. Ney continuait d'avancer, mais par quels miracles d'énergie! Encore ne pouvait-il cheminer qu'à très petits pas et sans se déployer. Il écrivait le 30 à l'Empereur: «La pluie qui ne cesse de tomber depuis hier trois heures de l'après-midi, met le corps d'armée dans la presque impossibilité de marcher autrement que par la grande route, les chemins de traverse étant inondés et présentant des fondrières d'où l'infanterie ne peut se tirer et que la cavalerie même passe avec beaucoup de peine 643.» Murat évoquait les plus fâcheux souvenirs de sa carrière militaire, ceux que lui avait laissés la campagne d'hiver entreprise à la fin de 1806 dans les boues de la Pologne: «Les routes sont devenues bien mauvaises, disait-il; à certains endroits, j'ai cru me retrouver à Pultusk.» Eugène était le plus découragé; sa correspondance dénotait plus d'appréhensions pour l'avenir que d'espérances. Il écrivait au prince major général: «Plus nous avançons, plus nous perdons de chevaux... Je ne puis pas dire à Votre Altesse le nombre des chevaux de transport que nous avons perdus, mais il est très considérable. Je suis désolé d'avoir toujours à entretenir Votre Altesse de notre fâcheuse position de vivres et de chevaux, mais il est pourtant de mon devoir de ne la lui cacher. Je n'ai plus à espérer que dans les ressources que nous pourrons trouver devant nous, car si le pays que nous allons parcourir est aussi dénué de ressources que celui que nous venons de traverser, je ne sais réellement pas à quel point nous serions réduits sous peu de temps.»

Note 643: (retour) Cet extrait de lettre et les suivants sont tirés des archives nationales, AF, IV, 1644.

Malgré cette misère et ces prévisions fâcheuses, on cherchait l'ennemi, on s'efforçait de le rejoindre, car chacun le sentait près de soi et à portée. Dans la matinée du 1er juillet, pendant une éclaircie, une alerte eut lieu aux environs de Wilna. La veille, le général Pajol, parvenu jusqu'à Ochmiana, y avait rencontré des dragons de Sibérie, des hussards bleus, des Cosaques; on s'était vivement chargé et sabré; la ville avait été prise, perdue, reprise; non loin de là, Bordesoulle annonçait de son côté l'ennemi en forces. L'Empereur et tout le monde au quartier général crurent que Bagration débouchait sur Wilna, qu'il allait tomber dans le réseau de troupes déployé autour de la ville et se faire prendre au piège. Dans nos campements, le cri: Aux armes! retentissait, et les soldats espéraient le combat. Mais la pluie recommença presque aussitôt à tomber, brouillant l'horizon, recouvrant tout de son voile gris, ramenant l'obscurité et l'incertitude. Au plus fort de l'averse, les soldats reconnurent au milieu d'eux l'Empereur, sur son cheval blanc; accompagné de Berthier, il était venu étudier les lieux dont il comptait faire la base d'une belle opération; il cherchait à discerner les reliefs du sol, les approches de la position; on le voyait braquer sa lorgnette sur les bois et les coteaux embrumés de pluie. Autour de lui, la rafale faisait rage; son uniforme ruisselait, l'eau dégouttait par les bords avachis de son chapeau sur sa redingote grise. Au bout de quelque temps, on l'entendit dire: «Mais c'est une pluie terrible 644»; et il tourna bride, revenant vers la ville.

Note 644: (retour) Souvenirs d'un officier polonais, 229

Les corps de cavalerie jetés au sud de Wilna continuaient à apercevoir l'ennemi par intervalles, puis le perdaient de vue, n'arrivaient pas à se renseigner exactement sur la nature et la direction de ses forces, ne savaient plus s'ils avaient affaire à Bagration ou à d'autres. En réalité, Bagration ne s'était jamais approché de Wilna. Quittant le haut Niémen à la première nouvelle du passage, au lieu de remonter vers le nord, il s'était jeté délibérément dans l'est, vers Minsk, vers l'intérieur de l'empire; renonçant momentanément à rejoindre la première armée, il n'espérait plus s'y réunir qu'à la faveur d'un immense détour. Il était actuellement hors d'atteinte; pour essayer contre lui d'une marche enveloppante, il faudrait élargir le cercle de nos évolutions, pousser Davout sur Minsk, attendre que Poniatowski et Jérôme fussent complètement entrés en ligne: ce ne pouvait plus être qu'une opération de longue haleine et de chances problématiques. Les Russes auxquels Pajol s'était heurté à Ochmiana appartenaient au corps de Doctorof, mais ce général, évitant de s'exposer sous Wilna, contournait cette ville à assez grande distance et prenait de l'espace. Nos dragons et nos chasseurs n'avaient fait que tâter et effleurer une colonne de cavalerie qui flanquait et protégeait son aile gauche, tandis que le reste du corps, ainsi couvert, filait à toute vitesse et dépassait la zone dangereuse. On pouvait encore s'élancer à sa suite, l'atteindre et le maltraiter dans sa retraite, non l'entourer et le prendre.

Une seule fraction des armées ennemies restait aventurée, compromise, en extrême péril; c'étaient quelques régiments d'infanterie et de cavalerie appartenant au 6e corps de Barclay et commandés par le général major Dorockhof. N'ayant point reçu en temps utile l'ordre de se joindre au mouvement général de retraite, cette arrière-garde s'était attardée au sud de Wilna; elle s'y était vue tout à coup environnée de nos postes; maintenant, elle errait affolée, se heurtant à nous de tous côtés, changeant à chaque instant de direction, cherchant désespérément une issue; les hommes marchaient nuit et jour, affamés, exténués, les pieds meurtris, en sueur et en sang; quelques soldats portaient jusqu'à trois ou quatre fusils, échappés aux mains de leurs camarades défaillants, et cependant ils allaient toujours, fouettés par la voix impérieuse du chef qui leur montrait les Français accourant pour les prendre et qui leur faisait peur de la captivité.

Heureusement pour eux, la nature du terrain facilitait leur évasion. Ceux de nos corps qui suivaient Doctorof et Dorockhof avaient peine à se reconnaître au milieu d'un pays boisé, couvert, accidenté, coupé de ravins et de défilés; ils s'embrouillaient dans les renseignements fournis par les habitants du pays, confondaient les localités et les noms, prenaient Doctorof pour Dorockhof et réciproquement. Davout, Pajol, Nansouty, Morand, Bordesoulle, touchaient à chaque instant l'ennemi sans le saisir et le sentaient glisser entre leurs doigts. La cavalerie légère entrait dans les villages sur les pas des Cosaques; elle trouvait des cantonnements encore chauds de leur présence, empestés de leur odeur, infectés de leur vermine; mais l'insaisissable ennemi avait fui. Parfois, il semblait que cet ennemi voulût tenir. Son infanterie se montrait à la lisière des bois, ses tirailleurs ouvraient le feu, nos grand'gardes étaient ramenées; puis, lorsque nos commandants avaient rassemblé leurs troupes et reçu des renforts, lorsqu'ils poussaient contre l'adversaire, celui-ci avait décampé; les masses entrevues la veille n'étaient plus que des formes indécises, se perdant peu à peu dans le brouillard et l'éloignement. Cette armée fantôme, vaguement surgie, s'évanouissait à notre approche, fondait sous notre main, se dérobait au contact 645.

Note 645: (retour) Lettres de Davout, Pajol, Morand, Bordesoulle. Archives nationales, AF, 1643 et 1644. Lettres de Berthier au roi Jérôme citées par Du Casse, Mémoires pour servir à l'histoire de la campagne de 1812, p. 137 et suiv. Bogdanovitch, I, 132 et suiv., d'après les rapports des généraux russes.

Il y eut pourtant au nord de Wilna, dans la région où Ney et Oudinot opéraient contre Baggovouth et Wittgenstein, où les corps opposés les uns aux autres se frôlaient sans se bien distinguer, quelques rencontres partielles, d'assez rudes froissements. Les deux partis se battaient alors avec vaillance, quoique sans acharnement. Français et Russes, que ne séparaient aucune inimitié traditionnelle, aucune injure de peuple à peuple, ne s'étaient pas encore animés mutuellement à la lutte et n'avaient pas eu le temps de se haïr 646. Dès le 28 juin, le maréchal duc de Reggio s'était heurté au corps de Wittgenstein, arrêté et établi aux environs de Wilkomir. Bien que le maréchal n'eût avec lui qu'une division de fantassins et sa cavalerie, il avait abordé l'ennemi avec entrain; il lui avait tué ou pris quelques centaines d'hommes et l'avait refoulé assez loin, sans l'entamer sérieusement. L'Empereur félicita le commandant et les troupes du 2e corps; mais qu'était cette brillante affaire d'avant-garde pour lui qui avait rêvé de recommencer Austerlitz ou Friedland, au moins Abensberg et Eckmühl? À tous les officiers qui lui apportaient des nouvelles, sa première question était: «Combien de prisonniers 647?» Les réponses ne le satisfaisaient guère. On recueillait des traînards, des déserteurs, quelques détachements et quelques convois égarés: là se bornaient nos prises, et l'Empereur attendait en vain ces colonnes d'ennemis désarmés, ces interminables trains d'artillerie, ces brassées d'étendards captifs que lui présentaient jadis ses soldats au retour du champ le bataille.

Note 646: (retour) Le général Lyautey, dans ses Souvenirs inédits, raconte à ce sujet une scène qui rappelle certains épisodes de la guerre de Crimée: «Le combat qui avait commencé pour nous dès le point du jour eut, vers le milieu de la journée, une heure ou deux de repos. Un ravin avec un cours d'eau noire nous séparait des Russes. Le besoin de faire boire les chevaux était commun aux deux partis, et de chaque côté on descendit dans le ravin. Les Russes buvaient d'un côté, nous de l'autre; on se parlait sans trop se comprendre que par gestes; on se donnait la goutte, du tabac; nous étions les plus riches et les plus généreux. Bientôt après, ces si bons amis se tiraient des coups de canon. Je trouvai un jeune officier parlant français; nous échangeâmes courtoisement quelques paroles, en attendant mieux.»
Note 647: (retour) Documents inédits.

Il eût eu besoin pourtant de trophées, de bulletins triomphants, pour retremper pleinement le moral de son armée, pour exciter surtout et soulever les Polonais de Lithuanie. En effet, bien que l'on essayât de toutes manières pour son compte à déterminer l'insurrection, à chauffer l'enthousiasme, l'attitude de la population trompait toujours son attente. Pour décider les notables de Wilna à se mettre en avant, à payer de leur nom et de leur personne, il avait fallu les relancer chez eux, les entreprendre un à un, quêter leur adhésion, forcer presque leur concours. Dans les campagnes, chaque classe d'habitants avait ses motifs de défiance. Les excès de nos soldats, les brigandages de nos alliés allemands continuaient à désoler les paysans, qui se sauvaient à notre approche et se réfugiaient dans les bois. Pour les ramener et se les concilier, Napoléon leur annonçait la liberté, l'abolition du servage; mais ces promesses indisposaient les seigneurs, les grands propriétaires ruraux, possesseurs d'esclaves. Si la majeure partie de la noblesse restait malgré tout favorablement disposée, un doute persistant sur les intentions réelles de Napoléon à l'égard de la Pologne, un doute naissant sur le succès de ses armes, la crainte de représailles russes, retardaient l'élan des coeurs 648. Tout ce qui se faisait en Lithuanie,--ébauche d'une organisation nationale, formation d'un gouvernement provisoire, levée de milices locales,--était exclusivement l'oeuvre de quelques seigneurs dévoués de longue date à notre cause, déjà compromis aux yeux de l'ennemi; la masse suivait mollement l'impulsion et ne la devançait jamais. L'Empereur voyait venir à lui des empressements isolés, point de mouvement collectif, des individus plutôt qu'une nation. Ses calculs se trouvaient doublement en défaut; les armées du Tsar avaient déjoué ses premiers plans et échappé à ses atteintes; la Pologne russe ne se levait qu'à demi et ne lui prêtait qu'un concours hésitant; après la déception militaire, la déception politique.

Note 648: (retour) Voy. spécialement à ce sujet Chambray, Histoire de l'expédition de Russie, 45.

IV

Napoléon décida alors de recevoir Balachof et le fit mander à son quartier général; c'était un trophée qu'il présenterait aux Polonais, à défaut d'autres; l'armée et la population pourraient croire que l'envoyé du Tsar venait en suppliant, attestant par sa présence que la Russie s'avouait vaincue avant d'avoir tenté la lutte. Le 30 juin, Balachof avait été ramené à Wilna; on l'y logea dans la maison du prince de Neufchâtel, où celui-ci le fit prier «de se considérer comme chez lui 649», et il fut prévenu que l'Empereur allait incessamment lui donner audience.

Note 649: (retour) Rapport de Balachof.

L'apparente négociation dont Alexandre avait pris l'initiative ne pouvait aboutir qu'à une controverse rétrospective, à une altercation vaine. En souscrivant à la condition posée par son rival en termes absolus, en ramenant ses troupes en deçà du Niémen, Napoléon n'eût pas seulement meurtri et supplicié son orgueil; reconnaissant aux yeux de tous son impuissance, signalant son erreur, il eût détruit son prestige, rompu l'enchantement qui liait tant de peuples à sa fortune, encouragé les Russes à l'offensive et l'Europe à la révolte. Il est hors de toute vraisemblance que l'idée d'un recul l'ait même effleuré. Les débuts manqués de la campagne l'avaient incontestablement affecté: on le voyait parfois «sérieux, préoccupé, sombre 650»; mais les difficultés animaient son coeur de lion, loin de l'abattre, et la persistance avec laquelle les Russes se dérobaient l'excitait à continuer plus âprement la poursuite, à convoiter davantage cette proie. À supposer même qu'Alexandre, se désistant de son exigence préalable, se fût résigné à négocier en présence et sous la pression de nos troupes, à respecter désormais les lois du blocus continental et à s'employer contre les Anglais, cet arrangement, que l'Empereur aurait accepté en d'autres temps, ne l'eût plus satisfait. Il dit crûment devant Berthier, Caulaincourt et Bessières: «Alexandre se f... de moi; croit-il que je suis venu à Wilna pour négocier des traités de commerce? Il faut en finir avec le colosse du Nord, le refouler, mettre la Pologne entre la civilisation et lui. Que les Russes reçoivent les Anglais à Arkhangel, j'y consens, mais la Baltique doit leur être fermée... Le temps est passé où Catherine faisait trembler Louis XV et se faisait prôner en même temps par tous les échos de Paris. Depuis Erfurt, Alexandre a trop fait le fier; l'acquisition de la Finlande lui a tourné la tête. S'il lui faut des victoires, qu'il batte les Persans, mais qu'il ne se mêle plus de l'Europe; la civilisation repousse ces habitants du Nord 651.

Note 650: (retour) Documents inédits.

Résolu d'arracher aux Russes l'abandon total ou partiel de leurs conquêtes, il comptait toujours l'obtenir d'eux à bref délai, par quelques coups retentissants et hardis, dont il saurait retrouver l'occasion. Son espoir était encore qu'Alexandre, aussi prompt à désespérer qu'accessible à d'orgueilleuses illusions, s'humilierait et viendrait à résipiscence dès qu'il aurait réellement senti le fer. Pour surprendre plus rapidement au Tsar cette soumission, il importait de ne pas la lui rendre par trop pénible dans la forme, de laisser à cet ancien allié le chemin du retour ouvert et même facile. Napoléon s'était donc résolu, sans vouloir écouter sérieusement Balachof, à l'accueillir avec politesse, afin d'encourager pour l'avenir de nouveaux envois; il chercherait à maintenir entre les souverains, malgré la guerre, des communications suivies, afin qu'Alexandre, au premier trouble qui s'emparerait de son âme, après une ou deux batailles perdues, sût où s'adresser pour capituler et faire parvenir des paroles de paix et de repentir. Toutefois, désireux de hâter par d'autres moyens ce moment d'abandon, il affecterait devant Balachof une assurance sans bornes, une confiance imperturbable; se proposant d'épouvanter le Russe par l'étalage de ses forces et de ses ressources, il donnerait à sa courtoisie un ton d'écrasante supériorité.

Le 1er juillet, à dix heures du matin, il envoya chercher Balachof par un chambellan. Amené au palais, l'aide de camp fut introduit dans la salle où il avait vu Alexandre pour la dernière fois et qui servait maintenant de cabinet à l'empereur des Français; rien n'y était changé, sauf le maître. Dans la pièce d'à côté, Napoléon finissait de déjeuner; après quelques minutes, Balachof entendit distinctement le bruit d'une chaise que l'on repoussait; la porte s'ouvrit, et tranquillement, posément, en conquérant qui se sent bien établi en pays ennemi et y prend ses aises, l'Empereur passa dans le cabinet, où il se fit «servir son café».

Au salut de Balachof, il répondit d'un ton aimable: «Je suis bien aise, général, de faire votre connaissance. J'ai entendu du bien de vous. Je sais que vous êtes attaché sérieusement à l'empereur Alexandre, que vous êtes un de ses amis dévoués. Je veux vous parler avec franchise, et je vous charge de rendre fidèlement mes paroles à votre souverain 652

Note 652: (retour) Cette citation et toutes les suivantes jusqu'à la page 527 sont empruntées au rapport de Balachof.

Après cette déclaration, son premier mot fut: «J'en suis bien fâché, mais l'empereur Alexandre est mal conseillé»; il aimait mieux s'en prendre à l'entourage du souverain qu'au souverain lui-même. Et pourquoi cette guerre? Deux grands monarques poussaient leurs peuples au carnage sans que l'objet de leur querelle eût été nettement précisé. Balachof répliqua que son maître ne voulait pas la guerre, qu'il avait tout fait pour l'éviter; en témoignage suprême, il invoqua la proposition de paix dont il était porteur. Napoléon revint alors sur le passé, et l'on discuta, on ergota sur les incidents qui avaient été la cause occasionnelle de la rupture. Chacun des deux interlocuteurs répéta à satiété ses griefs, sans vouloir reconnaître et prendre en considération ceux de l'adversaire. À mesure que l'Empereur rappelait les actes par lesquels la Russie avait manifesté l'intention de tenir contre la puissance française et de la braver, de ne pas même entrer en composition avec elle, il parlait avec plus de chaleur, avec une acrimonie croissante, s'animant au feu de ses propres discours. Sa colère, feinte peut-être au début, devenait réelle, et il prenait au sérieux son rôle d'offensé.

Il marchait à grands pas dans la chambre, et l'on pouvait reconnaître, à certains signes d'impatience qui éclataient en lui, le frémissement de tout son être. À un moment, le vasistas d'une fenêtre, imparfaitement fermé, s'ouvrit et laissa pénétrer, par bouffées fraîches, l'air du dehors. L'Empereur le repoussa avec violence. Mais les bois joignaient mal; au bout d'un instant, la mince clôture, remise en branle par le vent, se souleva de nouveau et recommença à battre. Dans l'état de ses nerfs, l'Empereur ne put supporter ce bruit agaçant. D'un geste rageur, il arracha le vasistas et le lança en dehors; on l'entendit s'abattre sur le sol, avec un fracas de verre brisé.

Napoléon revint à son interlocuteur, se plaignant amèrement de ce que la Russie, en l'obligeant à se détourner contre elle, l'eût empêché de finir la guerre d'Espagne et de pacifier l'Europe. Puis, arrachant les voiles, dédaignant les subtilités et les controverses diplomatiques où il s'était attardé jusqu'alors, il alla au fond des choses. Supérieurement, il mit en relief ce qu'avait eu depuis longtemps de louche et de suspect la conduite d'Alexandre. Il fit sentir que ce prince s'était acheminé irrésistiblement à la guerre du jour où il avait laissé des personnages équivoques, notoirement connus pour nos adversaires, se rapprocher de sa personne et surprendre sa confiance. Autour de lui, dans sa société intime, qui voyait-on? Étaient-ce des Russes, possédant le sens et la tradition de la politique nationale? Point; on ne voyait qu'un groupe d'étrangers, un conseil cosmopolite, un comité d'émigrés et de proscrits, Stein le Prussien, Armfeldt le Suédois, Wintzingerode, déserteur de nos armées, d'autres encore, éternels artisans d'intrigue et de discorde. Avec raison, Napoléon montrait, abrités et embusqués derrière le prince qui lui avait juré fidélité, ses ennemis personnels et acharnés, ceux qu'il avait retrouvés de tout temps en son chemin, ameutant les rois, fomentant la conspiration européenne. Chassés par lui de tous les pays où s'exerçait son pouvoir, ces hommes étaient allés en Russie lui ravir l'allié qu'il croyait avoir subjugué par l'ascendant de son génie, et sa colère éclatait contre ces séducteurs, contre le monarque faible qui s'était laissé reprendre et suborner.

En vain s'était-il promis d'être calme, de montrer plus de pitié que de courroux, de gronder amicalement et de haut. Emporté par ses haines, il manquait à l'engagement pris envers lui-même, ne se contenait plus, frappait et blessait. Sa voix devenait brève et stridente; ses phrases étaient autant de traits chargés de passion ou de venin; chaque mot portait sa griffe.

L'empereur Alexandre, disait-il, se pique de sentiments élevés; il veut être un chevalier sur le trône. Est-ce se conformer à cette règle que de s'entourer d'hommes vils, honte et rebut de l'Europe? Parmi les Russes eux-mêmes, quels sont ceux qu'il choisit pour leur confier le commandement de ses armées et le sort du pays? «Je ne connais pas le Barclay de Tolly, mais Bennigsen!»--Bennigsen, qui doit à ses crimes une célébrité affreuse: en cherchant sur les mains de cet homme, on y trouverait une tache de sang, et de quel sang! L'allusion à l'assassinat de Paul Ier, au forfait où Bennigsen avait trempé et qui avait avancé le règne d'Alexandre, était sur les lèvres de l'Empereur; il la laissa plus d'une fois percer dans son langage.

Si ardentes que fussent ses colères, il savait toujours les gouverner et s'en servir pour atteindre son but. Ce qu'il veut aujourd'hui, c'est moins offenser Alexandre que de le terrifier; il veut lui faire honte, mais surtout lui faire peur. Son but est de prouver que le Tsar, en se livrant à des étrangers, en épousant leurs rancunes, s'aliène le sentiment national, qui s'insurgera contre lui à la première occasion et dont l'explosion peut mettre en péril sa couronne et sa vie. Depuis un siècle, le mécontentement des hautes classes en Russie s'était manifesté à plusieurs reprises par des complots, par des attentats, par des révolutions de palais ou de caserne. En soixante ans, ces crises intérieures avaient abouti à quatre changements de règne, à l'assassinat de trois empereurs. Fondée sur ces précédents, la croyance à l'instabilité du pouvoir à Pétersbourg était générale en Europe; c'était l'une des raisons qui donnaient toute confiance à Napoléon dans le succès de son entreprise et qui l'avaient engagé à la risquer: il tenait pour presque assuré que, dans l'état critique et violent où il allait placer la Russie, une révolte de nobles viendrait favoriser indirectement l'invasion et couper court à la résistance. Dans tous les cas, il voulait consterner Alexandre par la crainte de cette diversion, afin de l'avoir plus facilement à merci, et toutes ses paroles, toutes ses insinuations tendaient à faire redouter au fils de Paul Ier le sort de son père, à évoquer de lugubres visions, des spectres avertisseurs.

En Russie--laissait-il entendre--les souverains sont-ils si solidement assis sur le trône qu'ils puissent impunément plonger leurs peuples dans les calamités d'une guerre malheureuse et les réduire au désespoir? Les hommes auxquels Alexandre prostitue sa confiance seront les premiers à se retourner contre lui, dès qu'ils y verront leur intérêt, à le trahir et à le vendre, «à tirer la corde qui peut trancher sa vie». Ces mots étaient-ils une allusion à l'écharpe qui avait serré le cou de Paul Ier et étouffé ses cris, tandis qu'on lui défonçait le crâne avec un pommeau d'épée? Pour renouveler de pareilles horreurs, que fallait-il? Un grand coup porté du dehors qui ébranlerait l'opinion, l'annonce d'une bataille perdue, d'un désastre militaire! Or, ce désastre était imminent. Ici, par une suite d'affirmations superbes et tranchantes, Napoléon pose en fait que la guerre doit nécessairement tourner au détriment et à la confusion des Russes. Il soutient qu'elle commence mal pour eux et que la manière dont elle s'engage permet d'en préjuger l'issue; il s'acharne à le prouver. Toutes les circonstances qui ont marqué le début des hostilités et qui ont été pour lui autant de déceptions, il les tourne en sa faveur, il s'en fait des avantages. Quant à la disproportion des forces en hommes, en argent, en ressources de tout genre, n'est-elle pas évidente, écrasante? Napoléon se targue de tout connaître des armées russes, la composition de chacune d'elles, sa valeur, le nombre de ses divisions, l'effectif moyen des bataillons; il cite des chiffres, accumule des détails, se livre à un retour complaisant sur sa propre puissance, fait des calculs et des comparaisons, oppose avec habileté les groupements respectifs de manière à se montrer partout le plus fort, et excellant à donner aux assertions les plus hasardées l'aspect de vérités rigoureusement déduites, il démontre que le succès de la campagne est pour lui un problème résolu, qu'il est sûr, absolument sûr de son fait, qu'il a la certitude mathématique de vaincre.

Qui d'ailleurs en Europe, d'après lui, doute de ce résultat? Les Anglais eux-mêmes regrettent cette guerre, car ils prévoient «des malheurs pour la Russie et peut-être le comble des malheurs», c'est-à-dire une révolution. Quant à l'Europe continentale, elle marche avec nous et suit notre étoile. Les Russes se vantent, à la vérité, de nous avoir soustrait certains de nos auxiliaires traditionnels: on parle d'une paix qu'ils auraient conclue avec le Turc, et Napoléon, fort mécontent au fond et fort intrigué de ce traité, voudrait en savoir les conditions; il soumet Balachof à un interrogatoire en règle, auquel l'autre se dérobe. Il fait fi alors des Turcs et des Suédois, pauvres alliés, appoint insignifiant; on les verra d'ailleurs, dès que la fortune se sera prononcée en sa faveur, revenir à lui et se rattacher au vainqueur. Il sait bien qu'on cherche à lui débaucher, à lui voler ses alliés allemands; ses troupes ont intercepté une lettre écrite par un prince apparenté à la famille impériale de Russie pour exciter les Prussiens à la désertion. Tristes moyens! Sont-ce là jeux d'empereur? Que les potentats se fassent la guerre, c'est leur droit, mais au moins devraient-ils mettre dans leurs luttes la courtoisie et la hauteur d'âme qui conviennent à ces grands tournois. Au reste, en quoi espère-t-on lui nuire par de semblables manoeuvres? On débarrassera ses armées de «quelques coquins», on arrivera à lui ravir quelques centaines de soldats: il en a 550,000,--oui, 550,000 bien comptés,--contre 200,000 Russes: «Dites à l'empereur Alexandre que je l'assure par ma parole d'honneur que j'ai 550,000 hommes en deçà de la Vistule.»

Après avoir asséné ce dernier coup, il se radoucit, change de ton, et légèrement, presque négligemment, arrive au point où il veut en venir. La conclusion qu'il laisse se dégager de tous ses discours, celle qu'il sous-entend, celle qu'il exprime à demi-mot, c'est que l'empereur Alexandre, certain d'être battu, environné de périls, n'a qu'un parti à prendre: interrompre promptement la lutte et subir la loi. Quant à lui, il va faire la guerre, puisqu'on l'y oblige, mais il n'en est pas plus belliqueux pour cela ni plus acharné: «Il n'est ni contre les négociations ni contre la paix.» Qu'on ne lui parle pas sans doute d'évacuer Wilna et de faire reculer son armée; de semblables conditions ne sauraient être prises au sérieux. Mais l'empereur Alexandre veut-il se rendre compte de la situation et se résoudre aux sacrifices convenables, quiconque se présentera de sa part sera le bienvenu. Veut-il rappeler le comte de Lauriston, afin d'avoir toujours sous la main un négociateur? Il n'a qu'à faire un signe, et l'ancien ambassadeur reprendra le chemin de Pétersbourg. Veut-il dès à présent régler les conditions du combat de manière à sauvegarder les droits de l'humanité et de la civilisation, conclure un cartel sur les bases les plus libérales, assurer le sort des blessés et des prisonniers? Napoléon est prêt à mener cette négociation parallèlement aux hostilités, et de plus en plus sa pensée intime se révèle: ce qu'il désire, c'est de garder le contact avec Alexandre, c'est de conserver sur lui une prise par laquelle il puisse le ressaisir en temps opportun et le ramener à lui, résigné et contrit. Il s'exprime maintenant sur le compte du Tsar avec une commisération sympathique, comme on parle d'un ami égaré, pour lequel on conserve malgré tout un fonds d'indulgence et que l'on voudrait voir revenir. Puis, quand il a jeté dans le débat toutes ces idées sans y trop insister, laissant aux adversaires le soin de les relever et d'en faire leur profit, il se met, avec une suprême désinvolture, à parler de choses indifférentes.

Il interroge Balachof sur la cour de Russie, demande des nouvelles du chancelier: «Le comte Roumiantsof est malade? Il a eu un coup d'apoplexie?... Dites-moi, je vous prie, pourquoi a-t-on éloigné... celui que vous aviez à votre conseil d'État... comment l'appelez-vous? Spie... Sper...» Il faisait allusion à Spéranski, mais il n'avait pas la mémoire des noms et s'amusait d'ailleurs à les défigurer. Il veut néanmoins savoir pourquoi on a disgracié l'homme qu'il a vu à Erfurt, se complaît à ces questions, à ces curiosités, comme si l'excellence de sa position et une parfaite tranquillité d'esprit lui laissaient pleinement le loisir de causer, jusqu'à ce qu'enfin, tout à fait rasséréné et gracieux, il s'y prenne pour rompre l'entretien avec une politesse presque excessive: «Je ne veux plus vous dérober votre temps, général. Dans le cours de la journée, je vous préparerai une lettre pour l'empereur Alexandre.»

V

Le soir, à sept heures, Balachof fut invité à dîner chez Sa Majesté. Les autres convives étaient Berthier, Duroc, Bessières et Caulaincourt; ce dernier avait été spécialement mandé et s'étonna un peu de cet appel, car son maître ne l'habituait plus depuis quelque temps à de pareilles faveurs. Pendant tout le repas, l'Empereur entretint et domina naturellement la conversation, mais il était redevenu haut, entier, agressif; s'adressant à un auditoire au lieu de parler à un seul interlocuteur, il mesurait ses effets au nombre de personnes à frapper et à convaincre. Son but évident était d'embarrasser Balachof devant témoins, de le décontenancer par des questions imprévues; on eût dit qu'il voulait confondre et humilier la Russie entière en sa personne. Malheureusement pour lui, il avait affaire à un adversaire difficile à démonter, servi par un patriotisme avisé et une rare présence d'esprit; l'avantage lui fut vivement disputé dans ce combat de paroles.

Il affecta d'abord un ton de rondeur familière et de bonhomie narquoise, abordant les sujets les plus frivoles, comme si son esprit eût eu besoin de se détendre et de se reposer après les préoccupations de la journée. Il fit allusion à la vie privée de l'empereur Alexandre, à ses succès féminins, aux occupations galantes qui semblaient l'absorber à l'heure même où nos troupes franchissaient la frontière:

--«Est-ce vrai, dit-il, que l'empereur Alexandre allait tous les jours à Wilna prendre le thé chez une beauté d'ici?» Et se tournant vers le chambellan de service, M. de Turenne, qui se tenait debout derrière sa chaise:--«Comment l'appelez-vous, Turenne?»

--«Soulistrowska, Sire», répondit le chambellan, dont le devoir était d'être parfaitement informé en ces matières.

--«Oui, Soulistrowska.» Et Napoléon adressait à Balachof un coup d'oeil interrogateur.

--«Sire, répondit le Russe, l'empereur Alexandre est ordinairement galant avec toutes les femmes, mais à Wilna je l'ai vu occupé de tout autre chose.

--«Pourquoi pas? reprit l'Empereur. Au quartier général, c'est encore permis.»

Mais il reprochait à Alexandre des fréquentations plus compromettantes. Était-il donc vrai que ce monarque, non content d'accueillir à son service des Stein et des Armfeldt, permît à de tels hommes de s'asseoir à sa table et de manger son pain?

--«Dites-moi, Stein a-t-il dîné avec l'empereur de Russie?»

--«Sire, toutes les personnes de distinction sont admises à la grande table de Sa Majesté.»

--«Comment peut-on mettre un Stein à la table de l'empereur de Russie? Si même l'empereur Alexandre s'est décidé à l'écouter, toujours ne devait-il pas le mettre à sa table. Est-ce qu'il a pu s'imaginer que Stein pouvait lui être attaché? L'ange et le diable ne doivent jamais se trouver ensemble.»

Il parla alors de la Russie avec une curiosité pleine d'assurance, comme d'un pays qu'il allait visiter prochainement et parcourir en tous sens. Le nom de Moscou était déjà venu sur ses lèvres:

--«Général, demanda-t-il, combien comptez-vous d'habitants à Moscou?

--«Trois cent mille, Sire.

--«Et de maisons?

--«Dix mille, Sire.

--«Et d'églises?

--«Plus de trois cent quarante.

--«Pourquoi tant?

--«Notre peuple les fréquente beaucoup.

--«D'où vient cela?

--«C'est que notre peuple est dévot.

--«Bah! on n'est plus dévot de nos jours.

--«Je vous demande pardon, Sire, cela n'est pas partout de même. On n'est peut-être plus dévot en Allemagne et en Italie, mais on est encore dévot en Espagne et en Russie.»

L'allusion était mordante et méritée; on ne pouvait dire plus spirituellement à l'Empereur qu'un peuple croyant avait seul réussi jusqu'à présent à le tenir en échec, qu'une autre nation également inébranlable dans sa foi, confiante en Dieu, saurait imiter cet exemple, et que la Russie lui serait une Espagne. Sous cette repartie, il se tut un instant; puis, reprenant l'attaque, tendant le fer, il dit à Balachof, en le regardant fixement:

--«Quel est le chemin de Moscou?»

À ce coup droit, la riposte se fit un instant attendre. Balachof prit son temps, parut réfléchir, puis:

--«Sire, répondit-il, cette question est faite pour m'embarrasser un peu. Les Russes disent comme les Français que tout chemin mène à Rome. On prend le chemin de Moscou à volonté; Charles XII l'avait pris par Pultava.»

En évoquant subitement le nom et l'infortune du conquérant suédois, en avertissant l'Empereur qu'au lieu d'aller à Moscou il risquait d'aller à Pultava, Balachof répondait à une bravade par une menace prophétique et prenait finement sa revanche. Il ne parut pas toutefois que l'à-propos de ses paroles ait vivement impressionné les assistants; ses réponses acquirent leur célébrité après coup, lorsque l'événement fut venu les mettre en relief et les souligner.

On sortit de table et l'on passa dans un salon voisin. Là, l'Empereur se mit à philosopher, déplorant l'aveuglement des princes et la folie des hommes: «Mon Dieu! que veulent donc les hommes?» L'empereur Alexandre avait obtenu de lui tout ce qu'il pouvait désirer, tout ce que ses prédécesseurs osaient à peine rêver: la Finlande, la Moldavie, la Valachie, un morceau de la Pologne: s'il eût persévéré dans l'alliance, son règne se fût inscrit en lettres d'or dans les fastes de son peuple: «Il a gâté le plus beau règne qui a jamais été en Russie... Il s'est jeté dans cette guerre pour son malheur, ou par de mauvais conseils, ou par la fatalité de son sort.» Et par quels moyens faisait-il cette guerre? À ce sujet, s'échauffant de nouveau et tempêtant, Napoléon reprit toutes ses plaintes, tous ses motifs d'indignation, et toujours l'argument direct et personnel, celui qui cherchait l'homme sous le souverain, qui devait alarmer Alexandre pour sa sécurité et le faire trembler dans sa chair. L'empereur Alexandre, disait-il, en se plaçant lui-même à la tête de ses armées, s'est découvert devant ses peuples; il s'est offert en première ligne, il s'est désigné à leur fureur, en cas de revers: «Il s'est réservé la responsabilité de la défaite. La guerre est mon milieu. J'y suis accoutumé. Ce n'est pas la même chose avec lui; il est empereur par sa naissance. Il doit régner et nommer un général pour commander: s'il fait bien, le récompenser; s'il fait mal, le punir. Que le général ait une responsabilité devant lui plutôt que lui-même devant la nation, car les souverains ont aussi une responsabilité; il ne faut pas oublier cela.»

Il continua ainsi longuement, prodiguant les avertissements sinistres, les paroles acerbes, se promenant avec animation au milieu de ses convives debout. À un moment, il avisa Caulaincourt, qui restait silencieux et grave, sans donner aucun signe d'acquiescement, et lui frappant légèrement la joue, il l'interpella en ces termes: «Eh bien! que ne dites-vous rien, vieux courtisan de la cour de Saint-Pétersbourg?» Très haut, il ajouta: «Ah! l'empereur Alexandre traite bien les ambassadeurs: il croit faire de la politique avec des cajoleries. Il a fait de vous un Russe 653

Note 653: (retour) Documents inédits.

À ces mots, Caulaincourt pâlit, ses traits se contractèrent. Il s'était entendu infliger maintes fois et même publiquement, à la suite des objections qu'il avait vaillamment produites contre la guerre, cette épithète de Russe que désavouait son patriotisme. Il en avait souffert, mais il avait supporté jusque-là le jeu déplaisant où s'obstinait son maître. Cette fois, c'en était trop: répéter devant un étranger, un ennemi, le reproche contre lequel protestait toute sa vie, c'était mettre en doute ses sentiments français et sa loyauté; l'injustice passait les bornes, la taquinerie tournait en insulte. Caulaincourt ne put se contenir et répliqua sur un ton que l'Empereur n'était pas habitué à entendre: «C'est sans doute parce que ma franchise a trop prouvé à Votre Majesté que je suis un très bon Français qu'elle veut avoir l'air d'en douter. Les marques de bonté de l'empereur Alexandre étaient à l'adresse de Votre Majesté; comme votre fidèle sujet, Sire, je ne les oublierai jamais 654

Note 654: (retour) Documents inédits.

À l'expression de visage qui accompagna ces paroles, chacun sentit que le duc était blessé au coeur; un froid s'ensuivit; l'Empereur lui-même parut gêné et presque déconcerté. Il changea de conversation, s'entretint encore avec Balachof, et finit par le congédier avec aménité. Il lui fit pourtant remettre, comme adieu, avec la lettre préparée pour l'empereur Alexandre et résumant la querelle, un exemplaire de la belliqueuse allocution qu'il avait adressée à ses troupes en leur ordonnant de franchir le Niémen; c'était sa réponse à la demande de repasser le fleuve. S'adressant à Berthier et l'appelant familièrement par son prénom: «Alexandre, lui dit-il, vous pouvez donner la proclamation au général, ce n'est pas un secret 655

Note 655: (retour) Rapport de Balachof.

Tandis que Balachof quittait le palais et se préparait à monter en voiture, pour rejoindre son empereur, un vif incident se passait chez Napoléon et formait l'épilogue de ces scènes 656. Se retrouvant avec les siens, l'Empereur s'était rapproché de Caulaincourt, qui demeurait à l'écart, le visage douloureux et amer. Fâché et presque honteux d'avoir affligé ce serviteur fidèle, cet ami, il voulut finir leur brouille et essaya de guérir la blessure qu'il avait faite. Il dit au duc, sur un ton de bienveillante gronderie: «Vous avez eu tort de vous courroucer», et pour prouver qu'il n'avait fait qu'une plaisanterie, il affecta de la continuer. «Vous vous attristez sans doute, dit-il, du mal que je vais faire à votre ami.» Il répéta ensuite son éternelle phrase: «Avant deux mois, les seigneurs russes forceront Alexandre à me demander la paix.» Il prit aussi la peine d'expliquer une dernière fois au duc et aux personnages présents pourquoi il faisait cette guerre, mêlant toujours le vrai et le faux, rappelant avec raison que l'alliance de la Russie n'avait été qu'un leurre, une ombre mensongère, et concluant à tort de ce fait qu'une guerre d'invasion dans le Nord s'imposait, qu'elle était la plus utile et la plus politique de ses entreprises, qu'elle conduirait nécessairement à la paix générale.

Note 656: (retour) Le récit de l'incident, dont Ségur paraît avoir eu connaissance, est entièrement tiré des Documents inédits que nous citons constamment au cours de ce chapitre.

Mais Caulaincourt ne l'écoutait plus; tout entier à son outrage, au soin de défendre son honneur, il se mit avec une extrême vivacité à relever le propos qui l'avait meurtri. Il dit, il cria presque qu'il s'estimait meilleur Français que les fauteurs de cette guerre: «Il se faisait gloire, puisque Sa Majesté le publiait, de la désapprouver: au reste, puisqu'on suspectait son patriotisme et sa fidélité, il demandait à se retirer du quartier général, à s'en aller tout de suite, le lendemain même; il sollicitait de Sa Majesté un commandement en Espagne et la permission de la servir loin de sa personne.» En vain l'Empereur s'efforçait-il de le consoler par des paroles de bonté, il allait toujours, cédant à son indignation, perdant toute mesure; il ne semblait plus maître de sa parole et de ses gestes. Les autres grands officiers l'entouraient et tâchaient de l'apaiser, consternés de cet éclat, épouvantés de cette hardiesse, craignant pour leur ami une irréparable disgrâce. Mais l'Empereur restait très calme, très doux, se laissant tout dire, et le colérique souverain était redevenu le plus patient des maîtres. C'est que cet admirable connaisseur d'hommes mesurait en dernier lieu ses procédés à son estime: sincèrement attaché à ceux qui l'avaient conquise, s'il les faisait souffrir trop souvent par ses emportements et ses défauts de caractère, il leur revenait toujours et leur rendait finalement justice; il savait à merveille discerner les dévouements vrais et leur passait beaucoup. Au lieu d'imposer silence à Caulaincourt, il se bornait à lui dire: «Mais qu'est-ce qui vous prend? Et qui met votre fidélité en doute? Je sais bien que vous êtes un brave homme. Je n'ai fait qu'une plaisanterie. Vous êtes par trop susceptible. Vous savez bien que je vous estime. Dans ce moment vous déraisonnez: je ne répondrai plus à ce que vous dites.» La scène se prolongeant, il prit le parti d'y couper court en se retirant, passa et s'enferma dans son cabinet. Caulaincourt voulait l'y rejoindre et exiger son congé: il fallut que Duroc et Berthier le retinssent de force; il fallut ensuite de nombreux efforts pour que cet honnête homme exaspéré fît taire ses griefs et reprît ses fonctions, pour qu'il consentît à partager jusqu'au bout avec l'Empereur les épreuves et les dangers de la campagne, après avoir eu le courage plus rare de l'avertir loyalement et de lui montrer l'abîme.

Le message apporté par Balachof et la réponse de Napoléon furent les dernières communications échangées entre les alliés de Tilsit et d'Erfurt, divisés irrémédiablement. Aux avances comme aux menaces de Napoléon, Alexandre opposera désormais un mur de glace. Cette guerre à mort que son rival s'abstient de lui déclarer, c'est lui qui la veut; il s'est juré de la soutenir et d'y persévérer, quelles qu'en soient les péripéties. Pour se prémunir contre toute velléité décéder, il a prévu la défaite, l'occupation de ses villes, la dévastation de ses provinces; il s'est habitué à l'idée de sacrifier momentanément une moitié de son empire, pour sauver l'autre; il s'est soustrait à cette seconde guerre de Pologne que Napoléon lui proposait comme une courte passe d'armes, et voici la guerre de Russie qui commence, la guerre sans batailles, contre la nature et les espaces. Le 16 juillet, Napoléon dépassait Wilna; après avoir dépensé des trésors d'énergie à ravitailler et à réorganiser ses troupes, il les poussait maintenant vers la Dwina et le Dniéper, cherchant toujours à isoler et à envelopper l'une ou l'autre des armées russes, inventant des combinaisons multiples, ingénieuses, grandioses, dignes de lui en tout point et qui eussent assuré son triomphe, si l'extrême développement du théâtre des opérations n'eût permis à l'ennemi de se dégager sans cesse et de déconcerter la poursuite. Et Napoléon, devant cette résistance fuyante, irait plus loin, toujours plus loin, s'enfonçant dans l'infini, s'aventurant à travers le sombre et mystérieux empire, se dirigeant instinctivement vers le point de lumière qui brillait à l'horizon, au milieu d'universelles ténèbres, et qu'il fixait d'un regard halluciné. Ce qui l'entraîne à Moscou, sans qu'il ait décidé encore et irrévocablement de marcher sur cette capitale, c'est la fatalité à laquelle il obéit depuis le début de sa carrière, cette fatalité qu'il subit et qu'il crée en même temps, qui l'oblige à se surpasser constamment lui-même et qui ne lui permet de tenir les peuples dans l'obéissance qu'en les consternant par des prodiges sans cesse renouvelés et d'une splendeur croissante. Il subit aussi l'attirance de Moscou, la cité étrange et féerique, la cité de rêve, parce que cette conquête presque asiatique promet à son orgueil des jouissances inconnues et le tente comme le viol d'un monde nouveau. Enfin, il espère déterminer chez les Russes, par la prise de leur sanctuaire national, un ébranlement d'âme qui les jettera à ses pieds; plus la guerre avec eux lui apparaît difficile, pénible, hérissée d'épreuves et de dangers, plus il s'obstine à l'espoir de la terminer rapidement en la poussant à fond; il a dit à Caulaincourt: «Je signerai la paix dans Moscou.»

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