Napoléon et Alexandre Ier (3/3): L'alliance russe sous le premier Empire
Avec Caulaincourt, il s'entretenait périodiquement. Le blâme de ce galant homme qu'il aimait et estimait, cette opposition qui n'intriguait point et ne se manifestait que devant lui, mais s'exprimait alors avec une verte franchise, le gênait et le troublait. Sachant apprécier à leur valeur les forces morales, il n'aimait pas à sentir auprès de lui cette conscience en révolte: son désir eût été de la ramener non par la contrainte, mais par la discussion et le raisonnement: c'était à ses yeux «comme une puissance qu'il aurait eu grand intérêt à convaincre 417».
Il appelait Caulaincourt, l'invitait à parler, à parler librement, à produire toutes ses objections, afin de pouvoir les saisir corps à corps et les réfuter. Si l'autre lui reprochait de ne plus vouloir en Europe que des vassaux et de tout sacrifier «à sa chère passion,--la guerre», il ne se fâchait pas trop, se contentant de tirer l'oreille à l'audacieux ou de lui donner «une petite tape sur la nuque, quand les choses lui paraissaient un peu fortes 418». Il prolongeait ensuite, nourrissait la dispute, le combat de paroles, toute lutte lui semblant une occasion de vaincre. Affirmant qu'il ne voulait pas la guerre et ne désespérait point de l'éviter, il reconnaissait toutefois que des intérêts essentiels pourraient lui en faire une nécessité. C'étaient alors de profonds aperçus sur sa politique et son système. On le méconnaissait, disait-il avec vérité, en lui supposant l'intention de conquérir pour conquérir, d'ajouter sans cesse de nouveaux territoires à son empire déjà trop étendu. Toutes les réunions qu'il avait opérées, toutes ses prises successives, toutes ses guerres n'avaient eu d'autre but que de réduire l'Angleterre. Il n'avait qu'une ambition, mais ardente, tenace, invariable, nécessaire: c'était d'obliger les Anglais à une capitulation qui rétablirait l'indépendance des mers et instituerait la paix européenne. Pour obtenir cette paix, il ne devait reculer devant aucune entreprise, si démesurée qu'elle parût: que lui parlait-on de modération, de sagesse, de «géographie raisonnable»! Était-elle faite pour lui, la sagesse du vulgaire? À l'extraordinaire situation que le passé lui avait léguée devaient s'appliquer des moyens sans analogues dans l'histoire et le régime ordinaire des peuples. Au point où en étaient les choses, il ne pouvait souffrir qu'aucune puissance favorisât nos ennemis sous le voile d'une alliance trompeuse ou d'une neutralité partiale: chacun devait marcher avec lui ou s'attendre à un traitement de rigueur: malheur à qui refusait de le comprendre et de le suivre!
Il s'expliquait ainsi longuement, intarissablement, dépensant toutes les forces persuasives de son intelligence, recourant aussi aux moyens de séduction et de grâce, se faisant enjôleur, captieux, charmant, avec des ruses et des délicatesses de femme. «Jamais femme, écrivait quelqu'un qui le connaissait bien, n'eut plus d'art pour faire vouloir, pour faire consentir à ce qu'elle désirait», et nul succès ne le flattait autant que ces conquêtes d'âmes. Caulaincourt cependant le laissait dire, respectueux, mais ferme, et finalement un mot, une phrase hardie, faisait sentir à Napoléon qu'il n'avait rien gagné sur l'esprit de son interlocuteur. Celui-ci répétait toujours que «ce qui se préparait serait un malheur pour la France, un sujet de regret et d'embarras pour Sa Majesté, et qu'il ne voulait pas avoir à se reprocher d'y avoir contribué». L'Empereur alors, déçu et dépité, lui tournait le dos, lui battait froid pendant quelques jours, sans aigreur pourtant et sans colère; mais la foule servile des courtisans soulignait cette demi-disgrâce. Les pronostics de Caulaincourt étaient signalés par eux comme les rêves d'une imagination chagrine: le duc était taxé de tiédeur et de modérantisme, à la façon de Talleyrand. Dans certains salons, on représentait des tableaux vivants, où le sage avertisseur figurait sous les traits d'un automate dont les ressorts étaient mus par la main de l'«enchanteur boiteux».
Napoléon n'approuvait pas cet optimisme béat, cette confiance frivole. S'il allait délibérément à la guerre où l'entraînaient les fatalités de son caractère et de sa destinée, il ne l'envisageait pas moins comme la plus formidable partie qu'il eût encore risquée: il se montrait grave et sérieux. Il dit à Savary: «Celui qui m'aurait évité cette guerre m'aurait rendu un grand service, mais enfin la voilà; il faut s'en tirer 419.» À Pasquier, qui lui signalait les dangers de la situation intérieure, il répondit: «C'est une difficulté de plus ajoutée à toutes celles que je dois rencontrer dans l'entreprise la plus grande, la plus difficile que j'aie encore tentée: mais il faut bien achever ce qui est commencé 420.»
Pour dissiper certaines craintes, il promettait de conduire les opérations avec prudence et lenteur, de ne pas s'aventurer trop vite et trop loin. Au fond, sur la manière de conduire cette guerre, après qu'il l'aurait commencée par une soudaine irruption, il n'était pas fixé. Deux plans se disputaient sa pensée, et il les laissait alternativement paraître dans son langage. Il comptait fermement trouver la principale force militaire de la Russie en ligne derrière le Niémen, la disloquer du premier coup et la saccager. Ce résultat obtenu, que ferait-il si les Russes prolongeaient leur résistance? Après les avoir refoulés au delà de la Dwina et du Dnieper, s'arrêterait-il? Se bornerait-il à s'établir et à hiverner sur les positions conquises, à préparer méthodiquement une seconde campagne, en se couvrant de la Pologne remise sur pied? Au contraire, profiterait-il de l'élan imprimé à ses troupes pour les pousser jusqu'à Moscou, pour atteindre ce coeur de la Russie et y plonger le fer? Il l'ignorait encore, se déciderait sur les lieux, selon les circonstances, suivant les vicissitudes de la campagne 421. Il disait quelquefois avoir adopté le premier plan et se le figurait peut-être, mais déjà une intime prédilection l'attirait vers le second, car ce parti éclatant et funeste fascinait son imagination, répondait mieux à son besoin de frapper vite, de frapper puissamment, et de hâter par une paix rapidement imposée à la Russie la soumission de l'Angleterre.
Note 421: (retour) Voy. dans le premier sens ses conversations avec Metternich à Dresde (Mémoires de Metternich, I, 122), avec Cambacérès, d'après Thiers, XII, 459-460; dans le second sens, ses conversations avec Narbonne (Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, par Villemain, 175-176) et avec Pradt (Histoire de l'ambassade dans le grand-duché de Varsovie, 154).
L'Angleterre cependant, à l'aspect même de la Russie tombée, pourrait ne pas fléchir tout de suite et prolonger sa résistance. Soit: mais l'Empereur alors ne trouverait plus d'obstacle à rien; tout lui deviendrait facile; les voies se rouvriraient d'elles-mêmes aux extraordinaires projets qu'il avait conçus naguère pour assaillir et dompter sa rivale. Et parfois, plongeant par la pensée au plus profond des espaces, dépassant toutes limites, il en venait à regarder par delà la Russie, à chercher plus loin où poser ses colonnes d'Hercule. Pur délire d'imagination, rêves d'une ambition démente, dira-t-on, si l'on mesure cet homme et son temps à la taille ordinaire de l'humanité. Mais ne s'était-il pas placé lui-même et n'avait-il pas élevé ses Français au niveau d'entreprises inaccessibles au commun des mortels? Ne les avait-il pas habitués à vivre et à se mouvoir dans une atmosphère de merveilles, mis de plain-pied avec le prodigieux et le surnaturel? Et tous ne s'étonnaient pas lorsqu'il parlait de faire entrer encore une fois et plus complètement le rêve dans la réalité.
L'écroulement de la puissance russe découvrirait l'Asie et nous rendrait contact avec elle. À Moscou, Napoléon retrouverait l'Orient, ce monde qu'il avait touché naguère par un autre bout, et dont l'impression lui était restée profonde, inoubliable. En Orient, en Asie, il ne rencontrerait devant lui qu'empires branlants et sociétés en décomposition: à travers ces ruines, serait-il impossible à l'une de ses armées d'atteindre ou de menacer les Indes, par l'une ou l'autre des voies qu'il avait en d'autres temps sondées du regard et marquées? Établi en Russie, il dominerait et surplomberait la mer Noire, la région du Danube, l'empire ottoman, avec son prolongement asiatique. Si les Turcs se refusaient aujourd'hui au rôle prescrit, punirait-il cette défection en se reportant plus tard contre eux? Pour en finir avec cette barbarie, descendrait-il de Moscou sur Constantinople? Reprendrait-il librement les projets de conquête, de partage, de percée à travers l'Asie, qu'il avait dû en 1808 mesurer d'après les convenances et les ambitions d'Alexandre 422? Il n'avait jamais perdu de vue l'Orient méditerranéen, vers lequel un invincible attrait le ramenait toujours; en 1811, alors qu'il semblait tout entier détourné vers le Nord, des voyageurs munis d'instructions lui envoyaient des renseignements topographiques sur l'Égypte et la Syrie, sur ces positions qu'il lui faudrait ressaisir s'il voulait se frayer la route directe des Indes 423. Pour frapper ou menacer l'Inde anglaise, préférerait-il la voie que Paul Ier s'était offert jadis à lui tracer? Après avoir vaincu la Russie et l'avoir enchaînée de nouveau à sa fortune, ferait-il du Caucase la base d'une expédition extra-européenne? Il disait à Narbonne: «Aujourd'hui, c'est d'une extrémité de l'Europe qu'il faut reprendre à revers l'Asie, pour atteindre l'Angleterre. Vous savez la mission du général Gardane et celle de Jaubert en Perse: rien de considérable n'en est apparu, mais j'ai la carte et l'état des populations à traverser, pour aller d'Érivan et de Tiflis jusqu'aux possessions anglaises dans l'Inde. C'est une campagne peut-être moins rude que celle qui nous attend sous trois mois. Supposez Moscou pris, la Russie abattue, le Tsar réconcilié ou mort de quelque complot de palais, peut-être un trône nouveau et dépendant (la Pologne), et dites-moi si pour une grande armée de Français et d'auxiliaires partis de Tiflis, il n'y a pas d'accès possible jusqu'au Gange, qu'il suffit de toucher d'une épée française pour faire tomber dans toute l'Inde cet échafaudage de grandeur mercantile 424.»
Qu'aucun de ces projets ait pris en lui forme arrêtée et précise, c'est ce que l'on ne saurait admettre. Pratiquement, toutes ses volontés se tendaient et se concentraient vers un but unique: entrer en Russie et y faire la loi. Nul doute néanmoins que ces conceptions vertigineuses ne l'aient hanté: ses confidences réitérées, les échos de son entourage, son tempérament même et ses habitudes d'esprit en font foi; il était dans sa nature d'envisager toujours, à travers l'entreprise en cours, un mystérieux au delà, d'infinies perspectives; il ne se reposait de l'action que dans le rêve. Cependant, pour donner à l'expédition de Russie un couronnement digne d'elle, à défaut d'un coup de force, un coup de théâtre suffirait peut-être. Suivant quelques témoignages, Napoléon réservait à l'avenir d'extraordinaires surprises de mise en scène et, dès à présent, en disposait les accessoires. Dans la longue file de voitures qui composaient son équipage personnel et s'acheminaient vers l'Allemagne, après les deux cents chevaux de main et les quarante mulets de bât, parmi les vingt calèches ou berlines et les soixante-dix caissons attelés de huit chevaux 425, un mystérieux fourgon aurait pris rang: là, invisibles aux regards, eussent reposé les ornements impériaux, la pourpre semée d'abeilles, la couronne et le globe, le sceptre et l'épée. En quel lieu, en quelle scène de théâtral triomphe Napoléon se fût-il proposé de faire apparaître et figurer ces insignes? Voulait-il, dans une cérémonie grandiose, décerner la couronne de Pologne à l'un de ses proches, qui la tiendrait de lui en fief, et après avoir soumis le Midi et le centre du continent, recevoir solennellement l'hommage du Nord? Voulait-il prendre enfin le titre dont ses soldats l'avaient salué plusieurs fois dans l'exaltation de la victoire, chercher au seuil de l'Orient la couronne de Charlemagne et faire surgir sur le Kremlin de Moscou, dans le décor des basiliques byzantines et des fantasques architectures, sur les degrés de l'Escalier rouge d'où les Tsars se montraient au peuple, un empereur d'Occident, un empereur romain? Autant de suppositions que nul aveu de sa part ne permet de vérifier; le fait même dont on s'autorise pour lui prêter ces desseins n'est point établi 426. C'était toutefois une croyance répandue que, dans le secret de son imagination, l'entreprise commençante devait aboutir pour lui à une consécration suprême, à un investissement nouveau qui l'élèverait sans conteste au-dessus des chefs de l'humanité et ferait apparaître à l'Europe du haut de la Russie conquise, dans le grandissement d'une lointaine et magique apothéose, l'Empereur divinisé.
CHAPITRE X
ALEXANDRE ET BERNADOTTE.
Impassibilité d'Alexandre pendant nos premières marches.--Nos ennemis craignent de sa part une défaillance.--Ils désirent un secours.--Arrivée à Pétersbourg d'un envoyé extraordinaire de Suède.--Bernadotte veut se faire l'artisan de la rupture définitive et le promoteur d'une dernière coalition.--Son plan d'opérations diplomatiques et militaires; son arrière-pensée.--Le comte de Loewenhielm.--Demande de la Norvège.--Scrupules passagers d'Alexandre: sa conscience capitule.--Envoi de Suchtelen en Suède.--Négociation en partie double.--Défiance réciproque.--La politique de l'Empereur; la politique du chancelier.--Arrivée du message de l'Élysée.--Agitation mondaine: lutte des partis.--Alexandre demeure inébranlable, mais il se sert des propositions françaises auprès de Loewenhielm pour l'amener à réduire ses exigences.--Bernadotte joue pareillement auprès de Suchtelen des offres transmises par la princesse royale.--Bizarre incident.--Les deux traités.--Duel de générosité.--L'accord conclu.--Alexandre fait sa réponse aux propositions françaises et signifie ses exigences.--Ultimatum du 8 avril.--Sommation d'évacuer la Prusse et les pays situés au delà de l'Elbe avant tout accord sur le fond du litige: ce qu'offre la Russie en échange.--Conciliation impossible.--Efforts de nos ennemis pour se débarrasser de Spéranski.--Causes profondes et motifs déterminants de sa disgrâce.--La soirée et la nuit du 17 mars; l'exil.--Alexandre se livre complètement à l'émigration européenne.--Ardeur furieuse de nos adversaires.--Toujours Armfeldt.--Opérations de Bernadotte.--Les soirées au palais royal de Stockholm.--Bernadotte presse Alexandre d'entamer les hostilités.--Départ d'Alexandre pour Wilna; sa dernière entrevue avec Lauriston.--Il incline encore une fois à pousser ses troupes en avant; incident fortuit qui le ramène et le fixe au système de l'absolue défensive.--La fatalité pèse déjà sur l'Empereur.
I
«Il ne faut pas se tromper soi-même, disait Alexandre en apprenant la marche de nos troupes en Allemagne: je serai probablement dans un mois ou six semaines en guerre ouverte avec la France 427.» Et sans forfanterie ni violence de langage, il attendait le choc, sérieux, triste parfois, mais impassible et calme, doucement intraitable. Malgré cette attitude, nos adversaires, qui l'entouraient et le surveillaient à toute heure, redoutaient l'instant où les préparatifs militaires de la France apparaîtraient dans leur monstrueux développement; que se passerait-il alors dans l'âme d'Alexandre? À l'aspect de tant d'armées et de peuples unis contre lui, au bruit de l'Europe en marche, venant contre ses frontières, ne céderait-il pas à un accès de découragement pareil à celui qui l'avait jeté une première fois dans les bras de Bonaparte? N'allait-il pas s'humilier, capituler, renouveler le scandale de Tilsit, dont le souvenir hantait nos ennemis? Ce qui ajoutait à leurs craintes, c'était de retrouver auprès d'Alexandre un représentant autorisé des idées de paix et de conciliation. Roumiantsof était toujours là, se refusant à désespérer d'un rapprochement. Dans les milieux aristocratiques et mondains, l'opinion ne s'était pas définitivement affermie et se cherchait un guide. Chez beaucoup de Russes, la haine qu'inspirait Napoléon s'était transformée en une sorte de superstitieux effroi et d'horreur sacrée: ils se demandaient si cet être «apocalyptique» n'était point de ceux contre lesquels il est interdit à l'homme de lutter. Puis, le système inauguré en 1807, quelque opposé qu'il fût au sentiment public, n'avait pu subsister plusieurs années sans se rattacher des intérêts, des ambitions, des espérances; un groupe de ralliés, très lent à se constituer, s'était formé pourtant autour de notre ambassade et suivait ses impulsions. Les partisans de la guerre ne se jugeaient pas entièrement maîtres du terrain et désiraient un secours.
Ce renfort arriva sous la forme de l'envoyé suédois dont le départ avait été signalé en France. Le 18 février, l'aide de camp général comte de Loewenhielm se présentait à Pétersbourg, apportant des lettres écrites à l'empereur par le roi Charles XIII 428 et le prince royal de Suède. Bernadotte, levant hardiment le drapeau de la révolte contre l'omnipotence napoléonienne, venait au Tsar; il voulait être sa force et son secours, son principal lieutenant, son conseiller, et lui soumettait un vaste plan d'opérations diplomatiques et guerrières.
Avant tout, il demandait qu'un envoyé russe partît sur-le-champ pour Stockholm, avec mission de signer un pacte offensif et défensif. Offrant ainsi au Tsar l'alliance de la Suède, il se faisait fort de lui en amener d'autres, de partager l'Europe, de ravir au conquérant une partie de ses auxiliaires présumés et d'égaliser tout au moins les chances de la lutte. Le traité russo-suédois servirait de point de départ à une ligue destinée à tenir en échec celle que Napoléon était en train de former, à une contre-coalition. D'abord, Bernadotte se disait prêt à servir de trait d'union entre la Russie et l'Angleterre. En même temps, sa diplomatie se mettrait en campagne à Constantinople. Depuis le siècle dernier, les Turcs reconnaissaient entre leur empire et la Suède un parallélisme d'intérêts qui les rendait spécialement accessibles aux conseils de cette puissance. Profitant de cet avantage, le représentant suédois auprès de la Porte s'emploierait à ménager la paix et même une alliance entre Ottomans et Russes. Par cet accord, on enserrerait toute la partie sud-orientale de la monarchie autrichienne, dont les liaisons avec Napoléon étaient encore inconnues: on tiendrait et on briderait l'Autriche, en la menaçant d'une diversion sur ses frontières méridionales. Tandis que le sud-est du continent se trouverait ainsi retourné contre nous ou au moins immobilisé, tandis que dans le Nord les troupes du Tsar soutiendraient l'attaque des Français et même la devanceraient, évitant toutefois une action générale et se bornant à user l'ennemi, Bernadotte se chargerait de fondre en Allemagne sur nos lignes de communication, de prendre la Grande Armée à revers et de dégager la Russie. Il lui suffirait de quatre-vingt à cent vingt mille soldats aguerris pour opérer cette descente. En Allemagne, les peuples du littoral semblaient particulièrement las de souffrir: plus loin, la Prusse n'attendait qu'une main secourable pour briser sa chaîne: à la vue de Bernadotte, tous les opprimés viendraient à lui et imiteraient sa défection: «Le Roi, disait l'instruction remise à Loewenhielm, espère que cet honorable exemple donné au monde réveillera enfin tant de courages qui sont assoupis et qui n'attendent que le moment du réveil pour développer l'énergie dont ils sont capables 429.»
L'exécution de ce plan demeurait subordonnée toutefois à une condition essentielle, sur laquelle Bernadotte ne pouvait fléchir ni transiger, car elle renfermait le secret et l'espoir invariable de sa politique; il fallait que le Tsar garantît préalablement aux Suédois l'acquisition de la Norvège. Même, ce ne serait pas assez que les Suédois reçussent licence expresse de s'approprier cette province; il était indispensable qu'Alexandre les aidât matériellement à s'en emparer, qu'il leur prêtât main-forte. Bernadotte reliait habilement ce concours à la diversion projetée en Allemagne. Voici, d'après lui, comment on devait procéder. Dès que Français et Russes seraient aux prises, Alexandre détacherait de ses troupes quinze à vingt-cinq mille hommes et les ferait passer en Suède; là, ils se réuniraient à trente-cinq ou quarante mille Suédois, à un contingent britannique. Subitement, cette masse tomberait de tout son poids sur le Danemark, envahirait l'île de Seeland, bloquerait Copenhague. Par la menace et au besoin par la violence, le roi Frédéric VI serait contraint de livrer la Norvège; il serait du même coup détaché de l'alliance napoléonienne, enrôlé de force dans la ligue antifrançaise, et c'est en prenant ses États pour point de départ que Bernadotte se porterait à volonté vers l'Elbe ou l'Oder, déboucherait sur les derrières de la Grande Armée 430 .
Au fond, était-il intimement résolu à exécuter cette dernière partie de son plan? Nanti de la Norvège, irait-il risquer une pointe aventureuse en Allemagne, entamer contre Napoléon une lutte directe et se rendre tout retour impossible? On peut croire, d'après certains indices, qu'il entendait se servir des Russes plutôt que les servir sans réserve. Dans l'acquisition de la Norvège, il voyait moins un moyen de se mêler dès le début et matériellement à la guerre que de s'en désintéresser tout d'abord et de n'y intervenir qu'à coup sûr. Réfugiée désormais et fortement établie dans la péninsule Scandinave, sans autre point de contact avec l'Europe continentale que les déserts de Laponie, la Suède se trouverait à peu près hors d'atteinte: protégée par les flottes de l'Angleterre, elle participerait à son invulnérabilité: elle pourrait attendre commodément le résultat du duel franco-russe et se faire respecter du vainqueur, quel qu'il fût. Seulement, pour que l'empereur Alexandre se prêtât à ce dessein, il ne fallait rien moins que de lui faire espérer un ensemble de mirifiques avantages. Ces promesses auraient en outre pour effet de le disposer plus sûrement à la guerre, de le rendre sourd aux derniers appels de Napoléon; elles précipiteraient le désordre général dont Bernadotte avait besoin pour pêcher en eau trouble et saisir sa proie. La rupture définitive entre la France et la Russie était indispensable au succès de son plan, et c'est pourquoi il comptait s'en faire l'artisan le plus actif. Sur cette intention perturbatrice, certaines paroles du chancelier de cour Wetterstedt, son confident, ne laissent aucun doute: «Dans l'état actuel des choses, disait Wetterstedt au conseil des ministres, le plus grand malheur qui pût frapper la Suède ne serait pas de voir éclater la guerre, mais de trouver chez nos voisins une obéissance continue aux ordres de la France. Je répète encore une fois que, quelle que soit la résolution qu'on ait à prendre, on ne doit compter sur la coopération de la Russie qu'après que la guerre aura éclaté entre cette puissance et la France 431.» Le comte de Loewenhielm, d'après ses instructions écrites et verbales, définissait ainsi le double objet de sa mission en Russie: «l'acquisition de la Norvège et l'éloignement d'un rapprochement inattendu avec la France 432.»
Note 432: (retour) Dépêche du 23 mars 1812. La Correspondance de Loewenhielm, conservée à Stockholm, est un des documents les plus curieux de cette époque: nous en avons dû la communication à M. Odhner, le savant directeur des archives du royaume, grâce à l'obligeante entremise de M. R. Millet, alors ministre de France en Suède.
Il se mit immédiatement à l'oeuvre. C'était un habile homme, souple à la fois et résolu, sachant, suivant les cas, affecter une franchise et une rondeur toutes militaires ou aller à son but par de sinueux détours. Une absence totale de scrupules le rendait particulièrement apte à la mission de haute immoralité qu'il avait à remplir, puisqu'il devait décider Alexandre à dépouiller un État faible, inoffensif, ami et client traditionnel de sa maison. Loewenhielm se doutait bien qu'il aurait à combattre quelques résistances, à triompher de certaines pudeurs; mais sa pratique des cours lui avait appris que la conscience des souverains résiste rarement à qui sait l'acheter d'un bon prix: d'ailleurs, un maître en fait de corruption et d'intrigues, Armfeldt, lui avait préparé les voies 433.
Admis en présence du monarque, Loewenhielm crut devoir user d'abord de quelques formules préparatoires, de quelques circonlocutions; il expliqua comment la Suède avait besoin de se refaire une existence stable par une augmentation de forces et de territoire. Alexandre le voyait venir et voulut brusquer ses aveux: il lui dit d'un ton engageant: «Parlez-moi avec franchise. Mes sentiments doivent vous être connus.--Sire, répondit l'agent suédois, un soldat sait mal s'entendre aux détours de la diplomatie. Je n'ai que ma franchise et mon zèle pour le bien de ma patrie, qui désormais marchera de pair avec les intérêts de votre empire.--Eh bien, tranchez le mot.--Sire, c'est donc la Norvège qui fait l'objet des vues dont le Roi ne peut se départir sans oublier le premier devoir de tout gouvernement, celui d'assurer l'indépendance et la sûreté de l'État 434...»
«--Je verrai toujours avec plaisir ce qui fait le bonheur de la Suède», dit l'Empereur, se bornant pour le moment à cette vague approbation. Même, lorsqu'on lui parla de porter ses armes contre le Danemark, il fit des réserves; son esprit paraissait dans le trouble, sa conscience à la torture: son agitation se trahissait par «des allées et venues 435». Sans trop insister pour cette fois, Loewenhielm détailla tous les avantages d'une coopération de la Suède contre la France, et ce qui lui fit plaisir, ce fut de constater que l'idée de la guerre semblait ancrée à fond dans l'esprit de son interlocuteur. En cette disposition belliqueuse, Alexandre devait mieux sentir le prix de l'alliance avec Bernadotte et finirait par en subir les conditions.
En effet, les jours suivants, Loewenhielm reconnut, à divers indices, que ses paroles tentatrices avaient porté. Il sut que l'Empereur s'était exprimé sur son compte dans les termes les plus gracieux; les familiers du palais lui témoignaient un empressement sans bornes, et nul présage n'était plus encourageant que «la politesse et les prévenances de ces messieurs, qui sont autant de thermomètres ambulants de la faveur 436». Le 23 février, Loewenhielm fut averti officiellement que Sa Majesté adhérait en principe aux conditions posées: l'ancien ministre de Russie en Suède, le général baron de Suchtelen, allait se rendre incessamment à Stockholm, pour négocier et signer le traité.
Cette marche, quoique conforme aux désirs primitivement exprimés par la cour de Suède, ne répondait guère à ceux de Loewenhielm. Ayant si heureusement amorcé la négociation, il tenait à en accaparer l'honneur jusqu'au bout et à la terminer de sa main. Puis, il craignait la lenteur de Suchtelen, son manque d'entrain; c'était un vieillard d'allures pesantes, timide en affaires, nullement expéditif, un savant et un «antiquaire» égaré dans la politique: entre ses mains, la conclusion ne pouvait que languir 437. Or, Loewenhielm sentait le besoin de battre le fer pendant qu'il était chaud et de ne pas laisser se refroidir les dispositions d'Alexandre. Il prit sur lui de rester à Pétersbourg, se fit envoyer des pouvoirs et offrit aux Russes d'ajuster avec eux les termes de l'arrangement, sans préjudice des efforts que se donnerait Suchtelen pour arriver aux mêmes fins. Le Tsar agréa cette négociation en partie double; ce fut alors entre les deux plénipotentiaires, dont l'un agissait à Pétersbourg, l'autre à Stockholm, une lutte de vitesse: mais Loewenhielm avait pris l'avance et entendait la garder.
Il se heurtait pourtant à certaines difficultés. La plus sérieuse provenait d'une suspicion mutuelle chez les deux contractants. C'est le châtiment des complices qui s'associent pour une oeuvre douteuse que de ne pouvoir s'accorder une pleine confiance, fortifiée d'estime: s'entendant pour molester autrui, ils craignent toujours d'être eux-mêmes dupes de leur partenaire. En apparence, il n'était témoignage d'attachement et de tendre amitié que ne se rendissent Alexandre et Bernadotte. Lorsqu'ils parlaient l'un de l'autre devant leurs envoyés respectifs, les épithètes de «noble, généreux, magnanime», revenaient à tout propos dans leur bouche. Charles-Jean vantait la belle loyauté de l'empereur russe, sa franchise chevaleresque, les mâles résolutions qui allaient faire de lui le sauveur de l'Europe; que ne donnerait-il pour voir de près l'objet de sa vénération? Une entrevue comblerait ses voeux. Sans s'engager prématurément à cette rencontre, Alexandre s'attendrissait devant un portrait de Bernadotte que lui avait remis Loewenhielm et le fixait avec ravissement, en attendant qu'il pût contempler l'original 438. Cependant, au travers de leurs effusions, tous deux s'observaient en dessous et du coin de l'oeil avec une secrète appréhension. Alexandre craignait toujours que l'ancien maréchal ne se laissât ramener à Napoléon par un rappel de patriotisme et d'honneur ou simplement par l'appât d'une surenchère. Bernadotte se souvenait qu'Alexandre avait été l'allié et l'ami de Napoléon: c'était l'homme des variations inattendues, des brusques revirements; n'allait-il point, à la veille même de la guerre, s'accommoder avec l'Empereur aux dépens de ses voisins? Et Bernadotte se voyait déjà renié, prestement sacrifié: tout autant que le Tsar, il craignait de payer les frais d'une réconciliation in extremis. Chacun d'eux cherchait donc à s'emparer de l'autre, à le tenir le plus tôt et le plus solidement possible, mais hésitait à se livrer soi-même; ce double sentiment leur inspirait à la fois l'impatience et la peur de conclure, accélérait tour à tour et ralentissait la négociation.
Alexandre consentait bien à procurer aux Suédois la Norvège; il désirait toutefois que cette conquête suivît et rémunérât leur descente en Allemagne au lieu de la précéder, qu'elle fût la récompense et non la condition de leurs services. De son côté, Bernadotte tenait essentiellement à se faire payer d'avance, et Loewenhielm dût se montrer inflexible sur le principe qu'il avait posé, celui d'une coopération préalable des Russes à l'entreprise contre Copenhague. Alexandre en passa finalement par cette exigence; il promit d'agir contre le Danemark, mais encore voulait-il y mettre quelques formes. Au lieu d'entrer inopinément chez le roi Frédéric et de lui soustraire une province par brusque effraction, ne pourrait-on lui adresser un avis préalable, essayer du raisonnement et de la douceur, persuader à l'infortuné souverain de se laisser dépouiller pour le bien de la cause générale et le salut de l'Europe? On lui garantirait un dédommagement en Allemagne, dès que ce pays serait délivré du joug, et Alexandre montrait sur la carte les États qu'il destinait à la consolation du Danemark, l'Oldenbourg entre autres, «qu'il sacrifierait volontiers malgré la parenté 439»; quelle révélation dans ce mot, et combien Napoléon avait-il raison de ne voir qu'un prétexte dans le zèle obstiné d'Alexandre pour la cause de son oncle!
Force fut à Loewenhielm de prendre en considération les scrupules du Tsar et d'accéder à la marche proposée; il s'en excusa auprès de son gouvernement en termes d'un hautain scepticisme. Il regrettait toutes ces pruderies, disait-il, mais une sorte d'hommage platonique au droit et à la justice était une formalité dont les souverains n'avaient pas encore su s'affranchir: «Quelque peu que les principes de la justice soient en général admis dans les stipulations des puissances, les souverains ont toujours cherché à en colorer leurs vues, et il n'y a que l'empereur des Français dont la bonne foi plus audacieuse se soit mise au-dessus de cet usage 440.»
Il y avait une autre cause de lenteur: c'était l'opposition sournoise de Roumiantsof à l'accord en préparation avec la Suède, au pacte qui exclurait toute possibilité de rapprochement avec la France. Le chancelier cajolait l'envoyé suédois, se disait pleinement guéri de ses illusions, rallié de coeur au système actuel de son souverain, aussi ennemi que lui de Napoléon et de la paix; mais Loewenhielm ne se méfiait pas moins de «ce nouveau converti, à chaque pas près d'être relaps 441». Même, il reconnut bientôt que la ferveur de fraîche date dont Roumiantsof faisait étalage n'était rien moins que sincère, et que ce ministre suivait toujours en secret son ancienne religion politique. Désigné par ses fonctions pour discuter officiellement les termes du traité, Roumiantsof soulevait des objections à chaque article et trouvait moyen de répondre à toute réquisition par quelque phrase vague et «très entortillée 442». Heureusement pour Bernadotte, l'aide de camp diplomate avait su se ménager des accès familiers auprès de l'Empereur, le droit de s'adresser à lui directement, et chacun de ces recours aboutissait pour l'épineuse affaire à un pas de plus en avant 443. Alexandre Ier, voyant nos armées couvrir l'Allemagne, voyant nos colonnes avancer toujours, dépasser l'Elbe, puis l'Oder, et s'allonger jusqu'à proximité de la Vistule, sentait mieux l'urgence d'un secours, le besoin de saisir la main qu'on lui tendait, de prendre Bernadotte pour guide et pour «boussole» dans la tourmente 444. Il stimulait, aiguillonnait son vieux ministre, multipliait les ordres «précis et clairs 445», si bien que vers le milieu de mars la négociation parvint à maturité.
Ce fut à ce moment qu'arrivèrent les propositions formulées par Napoléon le 25 février et dont Tchernitchef était porteur. Cet envoi fit sensation et émut fortement Loewenhielm, qui y vit pour la constance d'Alexandre l'épreuve décisive. Sans doute, le versatile souverain semblait s'être fait une âme nouvelle, toute d'énergie et de fermeté. Néanmoins, le message confié à Tchernitchef pouvait faire renaître en lui la tentation de traiter: ses résolutions tiendraient-elles devant une offre positive, assez modérée dans la forme, présentée par son adversaire sur la pointe de l'épée et appuyée par la marche en Allemagne de quatre cent mille hommes?
Alexandre commença par communiquer à Loewenhielm, en témoignage de confiance, les propositions françaises; il lui fit lire, avec des annotations de sa main, le copieux rapport où Tchernitchef avait reproduit textuellement la conversation de l'Élysée; il ajouta, en matière de commentaire, une profession d'incrédulité à l'égard des sentiments exprimés par Bonaparte: «Je considère tout cela, dit-il fort justement, comme des efforts pour gagner du temps parce qu'on n'est pas encore prêt, mais je ne me laisserai pas tromper 446.»
Si précieuses qu'elles fussent, ces paroles n'eurent pas le don de rassurer entièrement Loewenhielm. Il croyait à la faiblesse des hommes en général et à celle d'Alexandre en particulier; les antécédents de ce prince lui faisaient peur. Puis il n'ignorait pas que les partisans de la paix, profitant de la circonstance, se remettaient en mouvement. Dans divers cercles, dans plusieurs salons, la fermentation était extrême: on cherchait tous les moyens d'arriver à l'Empereur et de le circonvenir; des femmes aimables se dévouaient à cette oeuvre, se mettaient en frais de séduction auprès du galant monarque et tâchaient de l'amollir. «L'Empereur, écrivait Loewenhielm avec angoisse, est assiégé de toutes parts 447.» Lauriston, souriant et calme, annonçant imperturbablement la paix, dirigeait discrètement les travaux d'approche; le comte de Bray, ministre de Bavière, s'était institué son premier auxiliaire et son aide de camp: l'appui plus ou moins déguisé de Roumiantsof leur ménageait des intelligences dans la place, et chaque jour les assaillants devenaient plus hardis, leurs efforts plus pressants.
Observant cette crise et «la position volcanique de l'empire», Loewenhielm crut devoir réveiller le zèle du parti belliqueux et soulever «toute la partie bien pensante du public 448». Sans souci de son caractère diplomatique, il se jeta à corps perdu dans la mêlée des intrigues; il n'hésita pas à prendre pour associés Armfeldt et sa bande, les éternels fauteurs de troubles. En agissant ainsi, écrivait-il à son roi, il ne faisait que se conformer aux usages et aux moeurs politiques de la Russie: «Dans un pays livré comme celui-ci à l'intrigue et où le champ est aussi vaste que les désirs ambitieux de ceux qui sont en scène, il est difficile de remplir sa tâche sans suivre les affaires dans leur marche la plus tortueuse, et si j'osais me livrer à un proverbe populaire, je dirais qu'ici plus qu'ailleurs on est forcé de hurler avec les loups 449.» Conformément à ce principe, l'envoyé de Bernadotte se fit le moteur et le lien de toutes les menées antifrançaises, «le principal ouvrier du parti de la guerre 450».
Les instances de ce parti s'adressaient à un prince beaucoup moins vacillant qu'on ne le supposait; elles prêchaient un converti. Alexandre ne se bornait pas à repousser l'idée d'un acquiescement pur et simple aux volontés de l'Empereur; depuis longtemps, on l'a vu, il n'admettait plus de transaction. Si Napoléon voulait tout obtenir, Alexandre était intimement résolu--il en avait fait plusieurs fois l'aveu--à ne rien Accorder.
Seulement, avec son habituelle finesse, il comprit le parti qu'il pourrait tirer des propositions françaises pour s'assurer à meilleur compte l'alliance de la Suède. Tout en réitérant devant Loewenhielm ses protestations d'énergie, il lui glissa qu'il différerait quelques jours de répondre au message. «On veut, lui dit-il d'un ton dégagé, me hâter de répondre à la lettre de Napoléon, mais je n'en suis pas si pressé et je crois qu'il n'y a pas de mal à le faire attendre 451.» Ce retard suffisait à entretenir dans l'esprit de Loewenhielm une inquiétude utile: tant que le refus n'aurait pas été officiellement signifié, le Tsar pouvait se raviser, fléchir et succomber. La menace d'un accommodement avec la France demeurait suspendue sur la tête de Loewenhielm et le déterminerait sans doute à baisser ses prétentions.
En effet, le Suédois n'eut plus qu'une pensée: hâter la signature. Il céda sur plusieurs points assez importants, qui restaient en litige, et le 28 mars on tombait d'accord. On s'occupait à polir la rédaction des articles, lorsque Roumiantsof rentra fort inopportunément en scène, armé d'une observation imprévue. Un devoir de convenance, disait-il, exigeait que l'instrument préparé fût envoyé à Stockholm et signé dans cette ville par Suchtelen, désigné primitivement à cet effet; c'était pour le chancelier un moyen de gagner quelques jours, et ce retard pouvait tout compromettre. Quelle déception amère, quelle mésaventure pour Loewenhielm, qui avait cru tenir son traité et voyait se rouvrir devant lui d'inquiétantes perspectives 452!
Dans cette passe dangereuse, il paya d'audace: il connaissait le chemin qui menait au cabinet de l'Empereur et le prit dès le lendemain. Aux premiers mots du prince, ses appréhensions s'évanouirent: «Du moment, lui dit Alexandre, que vous avez les pleins pouvoirs nécessaires pour conclure et signer, je signerai ici; personne n'est plus jaloux que moi de terminer notre alliance 453.» Et il laissa entendre que l'expédient dilatoire imaginé par le chancelier n'était nullement de son goût. Il affecta toutefois, avec un tact parfait, de ne pas mettre en doute le bon vouloir de son ministre. Si Roumiantsof soulevait des difficultés de protocole, c'était chez lui pur formalisme et habitude de carrière: «Que voulez-vous? Il a ses vieilles formes diplomatiques, qui m'ennuient souvent. On reste toujours ce qu'on est. Un cordonnier reste cordonnier; un diplomate, diplomate. Mais nous sommes militaires et nous aimons à aller vite et loyalement en besogne.» Loewenhielm s'en fut sur-le-champ porter à Roumiantsof, avec le plus profond respect, l'expression de la volonté souveraine. «L'Empereur est bien le maître», dit le ministre d'un ton vexé; mais il se ressaisit aussitôt, reprit son masque officiel et, faisant à mauvaise fortune bon visage, se répandit en assurances sur son «désir à lui de terminer avec toute la diligence possible». Le 5 avril, le traité était mis au point et signé.
Loewenhielm s'applaudissait de ce dénouement et se croyait au bout de ses tracas: il avait compté sans un incident bizarre qui allait encore une fois tout remettre en question. Tandis qu'il se précipitait à son but, le vieux Suchtelen, arrivé à Stockholm et gracieusement accueilli par le prince royal, s'était piqué au jeu; il avait rompu avec ses habitudes de lenteur et déployé une activité inattendue. Il était parvenu de son côté à mettre rapidement sur pied un traité et l'avait signé le 9 avril, presque au moment où Loewenhielm parachevait le sien, à quatre jours d'intervalle. Dans leur ardeur à se saisir et leur crainte de se manquer, Alexandre et Bernadotte s'étaient enlacés d'un double lien. Mais cette surabondance d'engagements n'allait-elle pas nuire? Le texte des deux traités n'était pas identique, et ce qu'il y avait de plus étrange dans cette disparité, c'était que l'accord passé à Stockholm par l'envoyé russe d'après les pleins pouvoirs et les instructions de son maître, était beaucoup moins favorable à la Russie que l'acte conclu à Pétersbourg par l'envoyé extraordinaire de Suède. Tandis que le premier obligeait le Tsar à payer l'entretien et le transport des divisions russes destinées à opérer contre Copenhague, le second laissait ces débours à la charge de la Suède.
Si surprenante que paraisse au premier abord cette différence, elle s'explique aisément. Loewenhielm s'était désisté de ses exigences sous l'impression que lui avaient causée les ouvertures de Napoléon à la Russie. Suchtelen avait obéi à un sentiment analogue. Il était à Stockholm quand Bernadotte avait reçu de son côté les offres venues de Paris par l'intermédiaire de la princesse royale. Bernadotte avait joué de ces propositions vis-à-vis de Suchtelen avec autant d'habileté qu'Alexandre en avait mis à exploiter auprès de l'agent suédois le message de l'Élysée: il avait obtenu le même succès. Par crainte de voir Bernadotte retomber dans les liens de la France, Suchtelen avait fait les concessions auxquelles Loewenhielm avait souscrit par peur d'un rapprochement entre les deux empereurs, et cette piquante similitude donnait la mesure de la confiance que s'accordaient réciproquement les nouveaux alliés. Mais comment concilier désormais des prétentions qui s'appuyaient de part et d'autre d'un texte formel? Entre les deux traités, lequel choisir? Lequel devait être tenu pour bon et valable? La difficulté eût été sérieuse, si Bernadotte n'eût senti que le comble de l'adresse était de fixer la reconnaissance d'Alexandre par un trait de munificence. Il jugea à propos de se montrer grand, libéral, magnifique; il renonça spontanément aux avantages que lui conférait le traité de Stockholm pour s'en tenir au traité de Pétersbourg 454. Touché de ce beau mouvement, Alexandre ne voulut pas demeurer en reste de bons procédés avec un allié si délicat. Il refusa le présent de Bernadotte, déclara que la Russie et la Suède subviendraient chacune à l'entretien de leur contingent, et l'issue de ce duel de générosité fut que l'on convint de spolier le Danemark à frais communs 455.
Alexandre ne se sentait plus seul en face de Napoléon: son traité avec la Suède l'enhardit à repousser plus fièrement nos exigences, à signifier enfin les siennes. Il fit le 8 avril sa réponse au message de l'Élysée: ce fut l'objet d'une note qui devait être expédiée à l'ambassadeur Kourakine et remise par lui au cabinet français, avec une lettre polie et brève pour l'empereur des Français 456. La note était censée exprimer les conditions auxquelles le Tsar, après s'être dérobé si longtemps à toute explication, se prêterait aujourd'hui à traiter: elle spécifiait que l'acceptation pure et simple de ces bases pourrait seule «rendre un arrangement encore possible». Si la Russie se décidait après quinze mois à rompre le silence, il était entendu que ce premier mot serait aussi le dernier; son envoi constituait au plus haut point un ultimatum.
Dans la note du 8 avril, Alexandre ne parlait point de la Pologne, tenant toujours à couvrir d'un voile les intentions qu'il avait eues sur l'État de Varsovie. Déplaçant et élargissant le débat, il substituait à un grief personnel un grief général, européen, intéressant ses voisins autant que lui-même: la réoccupation par les Français de l'Allemagne septentrionale. Comme condition nécessaire et préalable de toute entente, l'ultimatum exigeait l'évacuation intégrale de la Prusse, l'évacuation de la Poméranie suédoise, la réduction de la garnison de Dantzick, l'abandon de toutes les autres places, de tous les points stratégiques occupés par nos troupes au delà de l'Elbe; il fallait que la Grande Armée fît demi-tour, qu'elle dégageât l'Allemagne, qu'elle cessât de peser sur le Nord et de tenir la Russie sous la menace de l'invasion. Nulle prétention n'eût été plus légitime, si l'empereur Alexandre se fût offert en même temps à terminer les différends qui depuis un an avaient nécessité les armements et les mouvements respectifs. Ce que la Russie réclamait de Napoléon, en le sommant d'abandonner toutes les positions d'où il pouvait entreprendre la lutte avec avantage, c'était un véritable désarmement. Or, entre États prêts à en venir aux mains et pourtant désireux de prévenir l'effusion du sang, on ne désarme qu'après avoir déterminé les conditions de l'accord et s'être lié par des engagements formels. En échange de l'évacuation requise, la Russie nous offrait-elle de trancher dès à présent et définitivement les questions pendantes, conséquemment d'assurer la paix? En aucune façon. Qu'offrait-elle donc? Elle proposait, après que Napoléon aurait «irrévocablement et par mesure préliminaire» replié sa puissance en deçà de l'Elbe, d'entrer en négociation pour un traité de commerce, d'examiner les moyens de nuire au commerce anglais, de reconnaître la réunion de l'Oldenbourg, moyennant une indemnité territoriale pour le duc dépossédé. Mais en quoi consisterait cet équivalent? Où serait-il situé? Quelles facilités seraient accordées à notre commerce? Quelles mesures de rigueur seraient prises contre l'Angleterre? Tous ces points, qui formaient le fond même du débat, restaient en suspens; ils feraient l'objet de pourparlers ultérieurs dans lesquels le cabinet de Pétersbourg se réservait une pleine liberté d'appréciation: que la France évacuât d'abord, on verrait ensuite à s'entendre. Sur une seule question, la Russie se prononçait dès à présent et tout à notre désavantage: elle déclarait qu'elle ne pourrait en aucun cas considérer le commerce soi-disant neutre comme une dépendance du commerce anglais et l'exclure de ses ports.
Ainsi, exiger de Napoléon un engagement sans réciprocité, un recul humiliant, indépendant de toute concession à faire par l'autre partie, présenter en retour de très vagues espérances, accompagnées d'explicites réserves, voilà à quoi se réduisait l'offre conciliante d'Alexandre. Il était par trop évident que ce prince, réclamant à nouveau, et cette fois dans les termes les plus impérieux, un gage de sécurité, ne voulait rien promettre en échange. Il avait posé ces conditions en sachant qu'elles n'avaient aucune chance d'être agréées, et que Napoléon y répondrait vraisemblablement à coups de canon: mais, fatigué et énervé de l'attente, jugeant ses préparatifs parvenus à un degré infranchissable de maturité, il trouvait inutile de retarder plus longtemps l'explosion de la crise. Sortant de sa résistance inerte et passive, il en venait à une démarche d'éclat; sous couleur de formuler des contre-propositions pacifiques, il manifestait l'incompatibilité des exigences respectives et provoquait la rupture ouverte.
II
L'ultimatum russe, succédant au traité avec la Suède, était un succès capital pour nos ennemis: ils venaient d'en remporter un autre dans l'intérieur même du gouvernement. S'ils n'avaient point réussi à faire renvoyer Roumiantsof auquel l'Empereur tenait par habitude, par l'effet d'une longue accoutumance à sa personne et à ses services, ils étaient parvenus à écarter le seul homme qui maintînt encore en haut lieu, avec le chancelier, un reste de sympathies françaises et comme un souvenir du passé.
Le rôle de Michaël Mikailovitch Spéranski dans les préliminaires de la guerre n'a pas été entièrement éclairci. Maître de l'administration intérieure, il mettait aussi la main aux affaires du dehors: sa correspondance avec Nesselrode en fait foi, et il paraît bien que cet homme de paix, tout entier à sa mission civilisatrice, avait conseillé jusqu'au bout une politique de ménagements. Aujourd'hui, il ne semblait plus en son pouvoir d'empêcher la guerre: on craignait qu'il ne la fît tourner court, pour reprendre sa tâche de réorganisation intérieure 457. Or, ce que voulait le parti dominant, c'était la lutte à outrance, sans trêve ni merci.
Pour atteindre Spéranski, ce parti se trouvait les voies ouvertes. Depuis qu'Alexandre s'était détaché de l'alliance napoléonienne, il goûtait moins les idées, les imitations françaises, dont Spéranski se faisait l'ardent promoteur: il écoutait davantage ceux qui lui montraient dans toutes ces nouveautés «le poison de la Russie 458», qui prétendaient le ramener à un étroit absolutisme; il laissait les passions rétrogrades se manifester avec plus de hardiesse, avec plus d'impétuosité, et ce torrent de réaction emporterait tôt ou tard le ministre innovateur. Puis, inflexible sur les principes, ne voyant que son but et y allant avec un aveuglement d'apôtre, Spéranski avait froissé sur son passage et ameuté contre lui une foule d'intérêts. Les membres de la hiérarchie officielle, les tchinovniks, exécraient l'homme qui avait établi des concours à l'entrée des carrières et fait une part au mérite dans la distribution des emplois. Ce même homme voulait simplifier le chaos des lois, introduire dans l'administration régularité et méthode, et le désordre, le laisser-aller étaient choses trop commodes, trop profitables, trop lucratives, pour qu'on ne s'insurgeât pas violemment contre qui portait la main sur cette institution nationale. Le mécontentement descendait jusqu'aux classes d'ordinaire résignées et muettes. L'embarras des finances ayant obligé à surélever les impôts, le peuple murmurait; sans pénétrer la cause de ses maux, il s'en prenait au parvenu, au «fils de pope», qui changeait tout et bouleversait les bases de l'État, et l'impopularité du ministre rejaillissait sur le souverain. Alexandre Ier, sentant le besoin à la veille du grand combat de rallier autour de lui toutes les forces vives de la Russie et de refaire l'unité morale d'une société profondément divisée, se demandait quelquefois si le sacrifice de Spéranski n'était pas nécessaire pour sceller entre son peuple et lui un pacte de réconciliation. Il hésitait cependant, résistait encore: à son âme ombrageuse, torturée de doutes, soupçonnant tout le monde, il était si doux d'avoir trouvé un ami en qui elle crût pouvoir se fier pleinement et se reposer.
Le crédit de Spéranski n'était qu'ébranlé: pour l'abattre, une grande intrigue fut combinée. Armfeldt s'en fit naturellement le chef: il se ligua avec des Russes en faveur croissante auprès du maître, le ministre de la police Balachof, le violent Araktchéef. On se procura des lettres écrites par Spéranski: celui-ci avait le grand tort, dans sa correspondance intime, de s'exprimer en termes déplacés et inconvenants sur le monarque auquel il devait tout et qui l'honorait d'une affection sincère: il le dépeignait frivole et vaniteux, amoureux de sa figure, consacrant à de futiles occupations le temps qu'il devait au travail d'État: il lui donnait des sobriquets empruntés à Voltaire 459. Spéranski avait certainement trahi l'amitié: il n'avait pas trahi la patrie. On l'en accusa pourtant: on prétendit qu'il entretenait avec Lauriston des intelligences suspectes. L'opinion, qui s'enfiévrait de plus en plus à l'approche du péril et voyait partout des traîtres, accueillit, propagea ces bruits: des avis sinistres, des billets dénonciateurs affluèrent au palais; Spéranski avait commis des fautes: on lui prêta des crimes 460.
Tandis que l'orage s'amoncelait, il poursuivait son infatigable labeur, passait dix-huit heures par jour à son bureau, fréquentait peu le monde: son délassement était de se faire lire le soir une tragédie de Corneille ou de Racine, parfois un chapitre de Don Quichotte; il y avait cependant, dans cette vie toute cérébrale, une place pour le coeur; Spéranski avait une fille et l'adorait. Par moments, il sentait vaguement le péril: pour échapper aux haines et aux jalousies qui le guettaient, il demandait que ses attributions fussent diminuées, cherchait à se faire petit, à donner moins de prise; il avait exprimé le désir de quitter volontairement le service.
On ne lui en laissa pas le temps. Quant on eut mis sous les yeux du Tsar les lettres où Spéranski s'était permis sur sa personne des propos outrageants, Alexandre crut tout, et son premier mouvement fut de frapper sans pitié. Toutefois, un scrupule qui l'honore le fit recourir à celui qu'il considérait comme son directeur spirituel, au professeur Parrot, dont il appréciait le sens droit, la belle franchise, le désintéressement. Mandé près de lui le soir du 16 mars, Parrot le trouva dans un état d'exaspération violente, pleurant de rage et de douleur, parlant de faire fusiller Spéranski 461. Parrot demanda vingt-quatre heures pour réfléchir sur le cas et prononcer un avis. Pendant ces vingt-quatre heures, la destinée du réformateur s'accomplit: Alexandre s'était tout à la fois décidé de lui-même et repris: il avait senti que des accusations n'étaient pas des preuves, qu'il n'avait pas le droit, pour venger ses injures personnelles, de traiter Spéranski en criminel d'État: il se bornerait à le frapper de disgrâce et d'exil 462.
Le 17 mars au soir, Spéranski fut mandé comme à l'ordinaire au palais pour travailler avec l'Empereur. On le vit traverser le salon d'attente, où se tenait, avec l'aide de camp de service, le prince Nicolas Galitsyne, et entrer chez Sa Majesté. Trois heures se passèrent. Quand la porte du cabinet impérial se rouvrit, Spéranski reparut pâle et défait, les yeux pleins de larmes, avec des gestes précipités et incohérents qui trahissaient une sorte d'égarement: à Galitsyne qui cherchait à le retenir et à le réconforter, il dit seulement: «Adieu, prince», et sortit. Dans le même moment, l'Empereur se montrait sur le seuil de son cabinet, et profondément ému lui-même, les traits altérés, jetait ces mots: «Adieu encore une fois, Michaël Mikailovitch.»
Que s'était-il passé entre ces deux hommes? L'entretien resta longtemps mystérieux; ce fut Alexandre qui plus tard souleva le voile: il dit à Novossiltsof que Spéranski n'avait jamais été traître, mais seulement coupable d'avoir payé sa confiance et son amitié par l'ingratitude la plus noire, la plus abominable; qu'en même temps ses écarts et ses imprudences l'avaient mis en suspicion grave auprès du public: aussi, ajouta-t-il, lui ai-je dit en l'éloignant de ma personne: «En tout autre temps, j'aurais employé deux années pour vérifier avec la plus grande attention tous les renseignements qui me sont parvenus concernant votre conduite et vos actions. Mais le temps, les circonstances ne me le permettent pas en ce moment. L'ennemi frappe à la porte de l'empire, et dans la situation où vous ont placé les soupçons que vous avez attirés sur vous par votre conduite et les propos que vous vous êtes permis, il m'importe de ne pas paraître coupable aux yeux de mes sujets, en cas de malheur, en continuant de vous accorder ma confiance, en vous conservant même la place que vous occupez. Votre situation est telle que je ne vous conseillerai même pas de rester à Pétersbourg ou dans la proximité de cette ville. Je joue gros jeu, et plus il est gros, d'autant plus vous risqueriez en cas de non-réussite, vu le caractère du peuple auquel on a inspiré de la haine et de la méfiance pour vous 463.» Spéranski avait choisi pour lieu d'exil Nijni-Novgorod.
Au sortir du palais, il passa chez l'employé Magnitzky, son ami et son collaborateur intime, et ne trouva qu'une femme en pleurs, dont le mari venait d'être enlevé par la police et expédié à Wologda. Il rentra chez lui; le ministre de la police y était déjà, avec ses hommes, se préparant à apposer les scellés: à la porte, une voiture de poste propre aux longs parcours, une kibitka, attendait le proscrit, pour l'emmener à Nijni. Spéranski obtint la permission de placer quelques papiers sous une enveloppe à l'adresse de l'Empereur, ne voulut point réveiller sa fille, fit seulement le signe de la croix sur la porte de la chambre où elle dormait, et laissa pour elle un court billet. En pleine nuit, la rapide voiture l'emporta, et le lendemain, à la première heure, Pétersbourg apprenait sa disparition.
Ce fut alors une explosion de joie furieuse et de haine: on s'abordait en se félicitant, en s'embrassant: l'homme néfaste était tombé: «c'était une première victoire sur les Français 464.»
Le public crut à la grande trahison de Michaël Mikailovitch et s'imagina qu'il avait voulu livrer à Napoléon les secrets de la défense: l'affaire Spéranski parut le pendant de l'affaire Michel. Cependant, comme un drame plus poignant s'annonçait à l'horizon, on oublia bientôt le disparu, les passions qui s'étaient soulevées autour de lui, la place qu'il avait tenue; l'exil est souvent un tombeau. Pendant quelques jours, Alexandre se montra triste, et comme désemparé: «Êtes-vous malade, Sire? lui demanda Galitsyne.--Non. Si on t'avait coupé ta main droite serais-tu tranquille?» On l'entendit répéter plusieurs fois, comme s'il eût voulu refouler un doute par trop pénible à son coeur: «Non, Spéranski n'est pas un traître.» Il l'avait sacrifié à des ressentiments légitimes et surtout aux exigences de l'opinion: c'était un gage qu'il avait voulu donner à sa noblesse, à son peuple; mais lui-même s'était du même coup livré plus complètement aux étrangers qui l'enfermaient désormais dans un cercle ardent de haines: à Bernadotte, à l'accusateur en chef Armfeldt, à Stein qui accourait de Prague, à Loewenhielm, aux Italiens Paulucci et Serra-Capriola, à l'émigré Vernègues, à tous ces affamés de vengeance qui venaient faire la guerre à Napoléon avec le sang de la Russie.
L'audace de ces hommes ne connut plus de bornes, dès qu'ils furent débarrassés de Spéranski, et ils se remirent à leur besogne de machinations internationales avec une ardeur furibonde. Les passions, les inimitiés qui nous divisent actuellement paraissent pâles et mesquines à côté de ces haines forcenées, à côté de ces colères grandioses qui absorbaient toute une vie. Armfeldt avait monté d'un bout à l'autre de l'Europe une diplomatie occulte. Il faisait appel aux patriotes allemands, aux Français qu'une honorable fidélité au malheur retenait loin de leur pays, aux irréconciliables de l'émigration; mais il s'adressait aussi à tous les déçus, à tous les envieux, aux aventuriers en disponibilité, aux traîtres qui avaient manqué leur coup, et, remuée par lui, cette vermine recommençait à grouiller. Il écrivait à d'Antraigues et s'efforçait de réveiller le zèle de ce conspirateur lassé 465; il écrivait à Dumouriez, qui lui répondait en proposant pour modèle de la lutte future «la guerre des Scythes contre Darius 466». Le vieux Serra-Capriola, ministre à Pétersbourg de l'ex-roi des Deux-Siciles, se chargeait d'agiter l'Italie. Loewenhielm obtenait à l'envoyé des Cortès insurrectionnelles un accès officiel en Russie, reliait les efforts de l'Espagne aux opérations du Nord 467. Bernadotte était le plus enragé à nous nuire. Tout en faisant aux ouvertures de Napoléon une réponse vaguement conciliante, car il jugeait bon de lui «débiter des phrases qui le laisseraient dans le doute 468», il entreprenait contre nous les multiples opérations dont il avait par avance tracé le programme. Il pressait le rapprochement entre la Russie et la Grande-Bretagne, tâchait de moyenner à Constantinople une paix d'où pourrait sortir une guerre des Turcs contre la France; il travaillait à Berlin, travaillait à Vienne; pour agir sur l'Autriche, il faisait écrire à l'archiduc Charles, parlant à l'amour-propre de ce prince et cherchant à tenter ses ambitions: «Si les choses vont comme il y a lieu de l'espérer, il y aura trois ou quatre trônes vacants ou à créer...; celui de l'Italie paraît fait pour fixer son attention.»--«Enfin, disait Bernadotte, j'ai tâché de le monter: je ne sais quel en sera l'effet 469.»
Celui qu'il s'efforçait encore plus de monter et d'exaspérer, c'était Alexandre lui-même. Il ne le trouvait jamais assez ardent contre Napoléon, cherchait à l'enflammer davantage, ne laissait s'écouler aucun jour sans attiser le feu. Suchtelen était toujours à Stockholm, parfaitement traité. Le prince se laissait voir, aborder par lui à toute heure, sauf les jours «où il faisait ses dévotions 470». Le soir, Suchtelen était admis au cercle intime qui se tenait chez la Reine. L'aspect de la réunion était simple et presque patriarcal. Autour d'une table ronde, la Reine et quelques dames travaillaient. Le Russe avait sa place marquée entre le Roi et la Reine, qui l'entretenaient avec bonté: au bout de quelque temps, le prince arrivait, et la conversation prenait un tour plus vif. Avec sa belle faconde, Bernadotte parlait de Napoléon, arrangeant à sa façon ses souvenirs personnels et les venimeux commérages qui lui arrivaient de Paris: point de fables qu'il n'imaginât pour peindre «l'homme» dans sa perfidie, sa noirceur, son extravagance. Il en faisait un furieux, un malade, parfois un assassin. À l'entendre, des stylets s'aiguisaient dans l'ombre contre l'empereur Alexandre et contre lui-même: il prétendait savoir qu'on s'était adressé «à la secte des Illuminés à Paris pour qu'ils travaillassent leurs confrères en Russie, aussi bien qu'en Suède, afin que les deux coups fussent portés en même temps 471»; que le projet avait été dénoncé par un membre de la secte, saisi d'horreur. Et il faisait supplier l'empereur Alexandre de veiller à la conservation de sa précieuse existence. Quant à lui, il était «bien au-dessus de la peur: il mourrait content pourvu qu'il eût payé sa dette à la Suède et contribué de sa part à sauver le Nord: il consentait à être frappé de la dernière balle qui partirait de l'armée de Napoléon dans sa retraite pour repasser le Rhin».
Peu après, mêlant de colossales inventions à quelques bribes de vérité, il prêtait à Napoléon des projets dont l'insanité devait encourager ses ennemis: «L'autre jour, disait-il à Suchtelen, je vous ai parlé de ses projets sur Constantinople et l'Égypte. On m'en dit bien d'autres aujourd'hui. On m'écrit qu'il compte finir en deux mois avec la Russie, qu'ensuite il va sur Constantinople, où il parle de transférer son siège, pour de là gouverner la Russie et l'Autriche, comme tout le reste. Ensuite il veut attaquer la Perse, s'établir à Ispahan, où il n'aura pas affaire à des gens qui raisonnent, et en trois ans au plus, enfin, marcher sur Delhy et attaquer les Anglais dans l'Inde. Voilà ce qu'on m'écrit, et il n'y a aucune extravagance de sa part à laquelle je ne puisse croire 472.» Plus pratiquement, il fournissait de temps à autre sur le caractère de Napoléon, sur les particularités de son tempérament, sur les moyens de le combattre et de le déconcerter, des notions utiles, résultat d'une observation sagace 473: il montrait aussi le fort et le faible de nos armées, signalait, avec leurs terribles élans, leur impressionnabilité, leurs découragements soudains: il suppliait de «se battre en ligne le moins possible», d'affamer et d'exténuer nos troupes, de les énerver par des surprises, des embuscades, des escarmouches, de prendre les officiers, lorsque l'on réussirait à cerner quelque détachement, et de massacrer les hommes, et par des conseils proprement infâmes ce Français d'hier recommandait de ne point faire quartier aux soldats de France 474.
Note 473: (retour) Il disait, en parlant de l'Empereur, «qu'il n'y avait qu'un seul cas où l'on pourrait le trouver en défaut, c'est quand il était bien battu; qu'alors il perdait la tête, et que, si on savait en profiter, il serait capable de tout abandonner ou de se faire tuer; mais qu'il fallait bien saisir le moment, puisqu'une fois revenu à lui, il retrouve des ressources où personne ne les soupçonnerait.» Vol. cité, 438. C'était annoncer à l'avance, avec une remarquable perspicacité, les défaillances de Napoléon en 1812 et 1813, les abattements subits de ce grand nerveux et ses dépressions d'âme: c'était aussi prophétiser la merveilleuse campagne de 1814.
Malgré tant d'efforts pour porter Alexandre au paroxysme de l'exaltation, pour fortifier sa confiance, nos ennemis ne s'estimeraient absolument sûrs de lui qu'après le premier coup de canon, lorsque le carnage aurait repris. Loewenhielm exprimait cette idée avec un cynisme féroce: «On ne peut être sûr, disait-il, de la marche non interrompue des choses que du jour où le sang aura derechef commencé à couler 475.» C'est pourquoi, d'accord avec Bernadotte et d'après ses instructions, il poussait Alexandre à brusquer les hostilités, à ne pas attendre que les Français eussent touché la frontière russe, à les devancer dans la Prusse orientale et la Pologne.
Ce point était le seul sur lequel Alexandre se montrât encore indécis et perplexe. Il mettait en balance les avantages présumés de l'initiative avec le préjudice moral qui pourrait en résulter pour lui. Sa phrase favorite était toujours: Je ne veux pas être l'agresseur. Il se préparait seulement à quitter Pétersbourg pour se rendre à Wilna, où il formerait son quartier général et prendrait le commandement de ses troupes. Bientôt, il considéra que son départ ne pouvait plus être différé. Le 21 avril, après avoir assisté à un service solennel dans l'église de Notre-Dame de Kazan, il traversa la ville à la tête d'un état-major cosmopolite et prit le chemin de Wilna, escorté par les voeux et les hommages de la population. Peu de jours auparavant, il avait réuni à sa table un grand nombre d'officiers et leur avait dit: «Nous avons pris part à des guerres contre les Français comme alliés d'autres puissances, et il me semble que nous avons fait notre devoir. Le moment est venu de défendre nos propres droits, et non plus ceux d'autrui. Voilà pourquoi, croyant en Dieu, j'espère que chacun de vous accomplira son devoir, et que nous ne diminuerons pas la gloire que nous avons acquise 476.»
Ce langage était simple et grand. Dans ses adieux à l'ambassadeur de France, Alexandre montra moins de franchise. Le 10 avril, il avait invité Lauriston à dîner; il lui annonça qu'il allait faire simplement «une tournée», éprouvant «le besoin de voir ses troupes 477»: il espérait revenir bientôt: d'ailleurs, en quelque lieu qu'il fût, «à Pétersbourg, sur la frontière ou bien à Tobolsk», on le trouverait toujours prêt à restaurer l'alliance, pourvu qu'on n'exigeât de lui aucun sacrifice incompatible avec l'honneur. Mais son émotion en disait plus que ses paroles: elle dénonçait l'idée d'une séparation définitive et trahissait en lui, malgré l'immutabilité de sa résolution, l'angoisse du redoutable avenir: sa voix était entrecoupée et sourde: «des larmes lui roulaient dans les yeux 478.» Au moment de se mettre en route, il fit annoncer officiellement à Lauriston «qu'à Wilna comme à Pétersbourg, il serait toujours l'ami et l'allié le plus fidèle de l'empereur Napoléon, qu'il partait avec la ferme intention et le désir le plus sincère de ne pas faire la guerre, et que si elle avait malheureusement lieu, on ne pourrait lui en attribuer la faute 479». Ces protestations ne l'empêchaient pas, à peu d'heures d'intervalle, de déclarer à ses confidents étrangers qu'elle s'engagerait certainement, cette lutte nécessaire, car il n'était pas homme à reculer au dernier moment et à faire des excuses sur le terrain. Même, cédant aux impatiences belliqueuses qui bouillonnaient autour de lui, il parut enfin disposé à mettre en mouvement ses troupes, dès que les nôtres auraient moralement fait acte de guerre contre lui en franchissant la Vistule: «Si les Français, dit-il à Loewenhielm, passent un certain point (ce point est la Vistule), je marche en avant de mon côté 480.» Écrivant à Czartoryski, il n'excluait pas la possibilité d'une pointe au delà même de la Vistule et d'une entrée à Varsovie 481.
Cette suprême velléité d'offensive stratégique ne tint guère: ce qui la fit tomber, ce fut l'annonce de l'alliance franco-autrichienne. En signant le traité du 12 mars, Napoléon et François Ier s'étaient promis que cet acte demeurerait secret aussi longtemps que possible: une fausse manoeuvre d'un agent autrichien en décida autrement. L'empereur François avait alors pour représentant à Stockholm le comte de Neipperg, celui-là même qui devait faire oublier Napoléon à Marie-Louise et se glisser ainsi dans l'histoire. Instruit du traité, Neipperg crut en devoir communication officielle au gouvernement suédois: de Stockholm, la nouvelle retentit en Russie, où elle produisit la plus douloureuse impression. Il y avait longtemps qu'autour du Tsar on avait cessé de faire fonds sur la Prusse: on savait que cette monarchie en servage ne s'appartenait plus: son assujettissement définitif à la France avait causé moins de surprise et de colère que de pitié. Au contraire, on avait espéré jusqu'au bout que l'Autriche, plus libre de ses mouvements, n'irait pas s'enchaîner d'elle-même: le langage mielleux de Metternich et de ses agents avait entretenu cette illusion. On avait tout prévu, sauf la défection de l'Autriche: le coup n'en fut que plus sensible. Sans provoquer chez Alexandre aucune défaillance, aucune idée de capitulation et de paix, l'amère nouvelle lui fit craindre que ses troupes, s'aventurant dans la Pologne varsovienne, ne fussent prises en flanc par les Autrichiens, et elle le fixa au système de l'absolue défensive: arrivé à Wilna, il décida de demeurer sur place et d'attendre l'attaque que hâterait vraisemblablement son ultimatum 482. La résolution qui devait sauver la Russie--car une prise de contact sur la Vistule avec des forces supérieures l'eût jetée à un désastre--fut arrêtée définitivement par Alexandre à la dernière heure, à raison d'une circonstance indépendante de sa volonté et que Napoléon avait ménagée: tout ce qui devait, dans la pensée du conquérant, rendre infaillible le succès de sa grande entreprise, concourut à le perdre.
CHAPITRE XI
L'ULTIMATUM RUSSE.
Bonne foi et candeur de Kourakine.--Il blâme son gouvernement.--Il continue à désirer la paix et à célébrer l'alliance.--Procès de haute trahison.--Discours du procureur général.--Interrogatoire des prévenus; responsabilités inégales.--Le verdict.--Condamnation de Michel et de Saget.--Protestation de Kourakine contre les termes de l'accusation.--Arrivée de l'ultimatum.--Kourakine à Saint-Cloud.--Colère et inquiétude de l'Empereur.--Alerte passagère.--Napoléon veut à tout prix détourner les Russes de l'offensive pour la prendre lui-même à son heure.--Proposition d'armistice éventuel.--Envoi de Narbonne à Wilna; caractère et but de cette mission.--Démarche à effet auprès de l'Angleterre.--Le gouvernement français se donne l'air d'accepter une négociation avec Kourakine sur la base de l'ultimatum; l'ambassadeur est ensuite remis de jour en jour, dupé et mystifié de toutes manières.--Ses yeux commencent à s'ouvrir.--Réquisitions pressantes.--Symptômes alarmants.--Exécution de Michel.--Nouvel enlèvement de Wustinger.--Départ de Schwartzenberg.--Kourakine s'aperçoit qu'on l'abuse et qu'on le joue; un subit accès d'exaspération le jette hors de son caractère.--Il réclame ses passeports; cette démarche équivaut à une déclaration de guerre.--Contre-temps également fâcheux pour les deux empereurs.--Départ de Napoléon et de Marie-Louise pour Dresde.--Note du Moniteur.--Napoléon confie au duc de Bassano le soin d'apaiser Kourakine et de lui faire retirer sa demande de passeports.--Nouvelle conférence.--Crise de larmes.--Le duc feint d'entrer en matière; il soulève une difficulté de procédure: question des pouvoirs.--Le ministre échappe à l'ambassadeur et part pour l'Allemagne.--Kourakine retenu à son poste.--Napoléon est parvenu à éloigner momentanément la rupture.
I
Entre les deux gouvernements qui voulaient la guerre sans se l'avouer l'un à l'autre et rivalisaient de duplicité, un homme restait de bonne foi: c'était l'ambassadeur russe en France, celui-là même auquel allait incomber la charge de produire l'ultimatum et de le maintenir dans toute sa rigueur. Le prince Kourakine n'avait jamais cessé de désirer avec ardeur la fin des différends. Souffrant de se voir privé «d'ordres, d'instructions, de lumières 483», il blâmait, en son for intérieur, le silence évasif dans lequel la chancellerie russe persistait depuis tant de mois et rejetait sur elle une partie des torts. Depuis le début de l'année, il passait par des découragements profonds et de subits réconforts. En février, voyant s'ébranler nos armées, il en avait conclu que Napoléon avait irrévocablement décidé la guerre. Un peu plus tard, il s'était repris à l'espérance; apprenant le discours tenu par l'Empereur à Tchernitchef et l'envoi de ce messager, il avait cru à la sincérité de cette démarche: il était, qu'on nous passe l'expression, tombé dans le panneau, et avait supplié son maître de ne point négliger cette suprême chance de paix, d'entamer «la négociation qui lui avait été si souvent proposée 484». En attendant, il continuait à recevoir la société parisienne, à donner de beaux bals, de grands dîners où il buvait solennellement «à l'alliance».
Au milieu d'avril, un incident pénible vint le rejeter dans ses angoisses et le blesser cruellement. Il présumait, d'après ce qui lui avait été dit, que l'affaire d'espionnage dans laquelle Tchernitchef se trouvait impliqué n'aboutirait point à un éclat, que le gouvernement français prendrait à coeur de l'étouffer. Quelles ne furent pas sa surprise, sa douloureuse stupeur, en apprenant un soir par la Gazette de France, sans que personne eût daigné l'avertir au préalable, l'ouverture d'un procès où la Russie était en quelque sorte jugée par contumace!
La cour d'assises de la Seine s'était assemblée le 13 avril pour statuer dans l'affaire de haute trahison: elle lui consacra trois audiences. Quatre inculpés seulement comparurent devant elle: Michel, Saget, Salmon et Mosès, dit Mirabeau: les autres employés arrêtés avaient bénéficié d'une ordonnance de non-lieu, faute de charges suffisantes. Quant à Wustinger, bien qu'il eût été le lien de toute l'intrigue, on avait pensé que sa qualité d'étranger et ses attaches avec l'ambassade russe ne permettaient point de le faire passer en jugement; toutefois, comme ses déclarations étaient indispensables pour éclairer la justice et qu'il n'offrait point des garanties suffisantes de comparution, on l'avait retenu en prison jusqu'au jour de l'audience; c'est en état d'arrestation qu'il allait déposer à titre de «témoin nécessaire». Au banc de la défense figuraient diverses illustrations du barreau. Le procureur général Legoux occupait en personne le siège du ministère public, assisté de deux avocats généraux.
Après lecture de l'acte d'accusation, le procureur général prit le premier la parole: la procédure des assises l'y autorisait alors. Dans un exposé préliminaire, il mit en relief les principaux faits de la cause. Son discours offre un exemple du genre emphatique et redondant qui fleurissait en ces années; l'époque des grandes actions était aussi celle des grandes phrases. M. Legoux rendit hommage au libéralisme de l'Empereur, qui eût pu soustraire les accusés à leurs juges naturels, en invoquant l'intérêt supérieur de la défense nationale, et qui n'avait point usé de cette faculté. Faisant l'historique de la trahison, il ne manqua pas d'en dramatiser les débuts. Le premier corrupteur d'employés, le chargé d'affaires d'Oubril, fut représenté sous les traits d'un démon tentateur, errant à travers Paris et cherchant sur qui exercer son activité malfaisante. Un hasard met Michel en sa présence: «Un jour, ils se rencontrent sur le boulevard, et M. d'Oubril remarque un papier que Michel tenait à la main. L'agent de la Russie paraît frappé de la beauté de l'écriture; lui-même avait quelque chose à faire copier; il en charge Michel, et, quoique ce travail soit peu considérable et son objet insignifiant, le copiste en est récompensé magnifiquement et au delà de toute attente--par un billet de mille francs 485! «Alléché par cette générosité qui eût dû lui sembler suspecte, Michel prête l'oreille à des suggestions captieuses et se laisse dire qu'il est en position de rendre quelques services: premier crime, impardonnable crime chez un fonctionnaire que d'écouter ce langage! Michel met ainsi le pied dans la voie scélérate et se condamne désormais à y persévérer, à y marcher sans relâche, à la parcourir jusqu'au bout. Ces services qu'on lui demande, il ne tarde pas à les rendre; il les renouvelle, il les multiplie, il les accumule, et voici les divers agents de la Russie se repassant l'un à l'autre ce vil instrument, l'employant tour à tour, et chacun d'eux, avant de quitter Paris, léguant Michel à son successeur comme un précieux dépôt.
Moins fort en histoire qu'en jurisprudence, le procureur s'embrouille dans ce va-et-vient compliqué d'ambassadeurs et de chargés d'affaires, confond les noms et les dates, mais recouvre quelques inexactitudes matérielles sous des flots d'éloquence. Il a des métaphores audacieuses et des indignations fleuries, des antithèses et des cliquetis de mots à la Fontanes. À travers le déroulement de ses périodes, on voit «le corrompu se faisant corrupteur», Michel débauchant ses collègues et organisant le trafic des consciences; on le voit s'élevant peu à peu jusqu'au comble de l'impudence, osant porter un regard sacrilège sur le livret mystérieux et magique qui donne à l'Empereur le don d'ubiquité et «le transporte, pour ainsi dire, au milieu de ses camps». Derrière l'employé séduit, Tchernitchef apparaît constamment; c'est lui qui a inspiré et commandé cette longue série d'infidélités; le solennel magistrat se plaît à lancer de mordantes épigrammes contre «l'homme de cour», qui n'a pas craint de se souiller à d'ignobles contacts; il l'appelle «le plus indiscret comme le plus entreprenant des diplomates», et toujours, par habitude de métier, en même temps qu'il désigne Michel et ses coaccusés à la vindicte des lois, il met aussi la Russie en cause et semble requérir contre elle.
Il fait allusion aux «puissances jalouses», qui s'efforcent d'entraver dans l'ombre l'essor du génie et «d'intercepter les destinées du monde». Vaines tentatives, machinations impuissantes! La Providence veille visiblement sur l'Empereur et ses braves soldats: c'est elle qui a permis que «la trahison finît par se trahir elle-même», par se livrer avec une inconcevable témérité, et le billet de Michel étourdiment oublié par Tchernitchef est communiqué soudain à l'auditoire, lu dans son entier, et fait surgir aux yeux l'infamie toute nue. Enfin, dans une péroraison chaleureuse, l'organe du ministère public exhorte les jurés, si la suite du procès les met en présence de faits indubitables et prouvés, à faire leur devoir, tout leur devoir, car leur verdict retentira à travers l'Europe et vengera la France d'indignes manoeuvres.
Foudroyés par cette éloquence, les prévenus répondirent d'une voix accablée à l'interrogatoire du président. Les témoins défilèrent ensuite; Wustinger vint le premier, et, comme il gardait rancune à Michel pour l'avoir attiré dans un guet-apens, il le chargea de son mieux. Au reste, le misérable commis était abandonné de tout le monde; son sort ne semblait pas faire question. Lorsque le procureur général eut à requérir l'application des lois, lorsqu'il répondit aux plaidoiries des avocats, il prit tout au plus la peine de réclamer contre Michel le châtiment suprême; préjugeant son supplice, il n'offrait à son repentir que des consolations d'outre-tombe.
Au contraire, le sort des autres accusés fut vivement disputé à la prévention par la défense. Les débats n'établirent pas péremptoirement qu'il y eût eu chez Saget, Salmon et Mosès trahison consciente, qu'ils eussent connu l'usage parricide que Michel faisait des documents remis par eux entre ses mains. En conséquence, à la suite d'un verdict pleinement affirmatif contre Michel, affirmatif contre Saget seulement sur le fait d'avoir, à prix d'argent, accompli «des actes de son emploi non licites et non sujets à salaire 486», Michel fut condamné à mort, avec confiscation de ses biens: la peine encore subsistante de l'exposition et du carcan fut prononcée contre Saget, avec adjonction d'une amende: Salmon et Mosès furent acquittés.
L'issue de ce triste procès, qui fit sensation dans tous les milieux parisiens, acheva d'irriter le prince Kourakine, déjà profondément offusqué par les termes de l'accusation et la tournure donnée aux débats. À mesure qu'il avait lu dans les journaux le compte rendu des audiences, la colère et l'indignation s'étaient peintes sur ses traits, habituellement débonnaires et placides. À la fin, après avoir pris connaissance du verdict et de l'arrêt, récapitulant toutes les particularités de «l'odieuse affaire 487», il arriva à une conclusion propre à le révolter. Le parquet avait poursuivi Michel et la cour l'avait condamné pour avoir procuré à un État étranger, l'empire de Russie, «les moyens d'entreprendre la guerre contre la France»: c'était reconnaître et proclamer implicitement que la Russie avait cherché ses moyens, qu'elle avait nourri des plans d'agression; l'ambassadeur de cette puissance, commis au soin de veiller sur l'honneur et la réputation de son pays, laisserait-il passer de telles assertions? Kourakine estima qu'«un devoir sacré» l'obligeait à soulever un incident diplomatique et à lancer une note de protestation; il la fit autant qu'il put solide et véhémente 488. L'imputation calomnieuse ayant été publique, il jugeait que le démenti devait l'être et demandait à faire passer dans les journaux une note rectificative. Naturellement, cette satisfaction lui fut refusée, et le prince demeura fort embarrassé de sa personne et de son rôle, partagé entre le désir de soutenir sa dignité et la crainte de provoquer une irréparable scission, se demandant s'il n'aurait point prochainement à quitter Paris, s'effrayant fort à l'idée d'un voyage pénible et d'un rapatriement difficile, réunissant néanmoins des moyens de transport, songeant déjà à faire filer en Allemagne une partie de son personnel, préparant le déménagement de sa maison, en attendant qu'il opérât celui de sa volumineuse personne.
Il vaquait tristement à ces soins lorsque arriva le 24 avril à Paris un jeune homme du nom de Serdobine, qu'on lui expédiait de Pétersbourg en courrier et qui lui tenait de très près, étant l'un des enfants naturels que le prolifique ambassadeur avait semés partout sur son passage. Celui qu'il appelait paternellement «son Serdobine 489» lui apportait le texte de l'ultimatum à présenter. Cette communication lui causa un vif émoi, mêlé de satisfaction et d'orgueil. Enfin, après l'avoir tenu si longtemps dans une humiliante inertie, sa cour lui confiait une affaire capitale à traiter: cette manière de le remettre en activité consolait son amour-propre. De plus, sans réfléchir à l'énormité des prétentions russes, il ne jugeait pas impossible de les faire accepter par la France, qui s'était toujours déclarée prête à écouter toute explication catégorique. Prenant au sérieux son rôle de conciliateur, il résolut d'y consacrer ce qui lui restait de forces. Toutefois, puisque son gouvernement lui enjoignait de parler haut et ferme, il se conformerait ponctuellement à cet ordre. S'étant rendu chez le duc de Bassano, après avoir fait provision d'énergie, il présenta l'évacuation de la Prusse comme une condition primordiale et essentielle, sur laquelle il n'y avait même point à discuter: «C'était seulement après que cette demande aurait été accordée qu'il serait permis à l'ambassadeur de promettre que l'arrangement pourrait contenir certaines concessions, dont était formellement excepté le commerce des neutres, auquel la Russie ne pourrait jamais renoncer.» Dans une note remise quelques jours après, Kourakine répéta par écrit ces expressions 490, mais déjà Napoléon, instruit de ses communications verbales, l'avait appelé en audience particulière au château de Saint-Cloud, le 27 avril.
Dans cet entretien, Napoléon suivit d'abord son premier mouvement, tout d'indignation. Ainsi, c'est une retraite humiliante qu'on prétend lui imposer d'emblée et avant tout accord: la Russie l'a-t-elle déjà battu pour le traiter de la sorte? Lorsqu'elle daigne enfin parler, son premier mot est une insulte. Il s'exprimait par phrases hachées, saccadées, haletantes: «Quelle est donc la manière dont vous voulez vous arranger avec moi? Le duc de Bassano m'a déjà dit que vous voulez me faire avant tout évacuer la Prusse. Cela m'est impossible. Cette demande est un outrage. C'est me mettre le couteau sur la gorge. Mon honneur ne me permet pas de m'y prêter. Vous êtes gentilhomme, comment pouvez-vous me faire une proposition pareille? Où a-t-on eu la tête à Pétersbourg?... J'ai autrement ménagé l'empereur Alexandre, quand il est venu me trouver à Tilsit, après ma victoire de Friedland... Vous agissez comme la Prusse avant la bataille d'Iéna: elle exigeait l'évacuation du nord de l'Allemagne. Je ne puis aujourd'hui consentir davantage à celle de la Prusse: il y va de mon honneur 491.»
Ce courroux se mêlait d'une vive contrariété et d'une inquiétude réelle. L'âpreté de l'ultimatum semblait en effet dénoncer chez les Russes l'intention de brusquer la rupture. Un instant même, d'après certains avis, Napoléon crut que l'empereur Alexandre, comme il en avait eu effectivement la pensée, avait donné ordre à ses troupes de passer le Niémen et de marcher à la rencontre des nôtres; que les hostilités s'engageaient, que l'on se fusillait déjà sur la Vistule et la Passarge. Et il voyait avec dépit son plan d'offensive subitement traversé, ses combinaisons échouant au moment d'aboutir, l'ennemi ravissant à la Grande Armée sa base d'opérations.
Il était tellement ému de cet accident possible qu'il songea, pour enrayer à tout prix le mouvement des Russes, à un moyen d'un empirisme désespéré. Changeant de ton avec Kourakine et mettant une sourdine à sa colère, il prononça devant lui le mot d'armistice. On signerait à Paris une trêve éventuelle, pour le cas où les hostilités auraient commencé; elle séparerait les armées aux prises et neutraliserait le territoire entre le Niémen et la Passarge, laissant aux gouvernements le temps de se reconnaître et de négocier encore. Kourakine, beaucoup moins intrépide qu'il n'en avait l'air, accueillit avec joie cette ouverture. Napoléon n'en prenait pas moins à toute occurrence ses dispositions de départ et de combat: il n'attendait qu'un avis de Davout, un signe du télégraphe aérien pour quitter immédiatement Paris; il traverserait l'Allemagne d'un trait, ne s'arrêterait nulle part, brûlerait la politesse aux souverains assemblés sur son passage et, allant «presque aussi rapidement qu'un courrier 492», arriverait sur la Vistule pour recevoir et rendre le choc.
Cette alerte ne dura guère: au bout de quelques jours, des nouvelles plus rassurantes arrivèrent du Nord. Nos agents, nos observateurs ne pouvaient répondre que les Russes n'attaqueraient point: ce qui était certain, c'était qu'ils n'étaient pas encore sortis de leur territoire et s'y tenaient l'arme au pied: la Russie ne soutenait pas jusqu'à présent par ses actes l'arrogance de ses discours.
Dans cette attitude, Napoléon croit découvrir chez Alexandre un signe d'hésitation et de trouble. Il continue à se méprendre sur les intentions de son rival: tandis qu'Alexandre est inébranlablement résolu à la guerre, mais non moins résolu désormais à ne la faire que chez lui, en deçà de ses frontières, Napoléon le croit toujours partagé entre des velléités d'attaque et une secrète appréhension du combat. Et tout de suite il se reprend à l'espoir de mettre à profit ces dispositions, de ruser, d'atermoyer encore, de détourner jusqu'au bout les Russes de l'offensive, afin de la prendre lui-même en temps voulu et de tomber sur l'ennemi avec toutes ses forces. Après avoir été jusqu'à proposer un armistice pour suspendre les premières hostilités, il juge possible maintenant de les retarder par une nouvelle et fausse négociation.
Mais sur quelle base et par quel intermédiaire négocier? La base proposée par la Russie, à savoir l'ultimatum, est inadmissible, et d'ailleurs cette sommation catégorique ne laisse aucune prise à la controverse. D'autre part, avec Kourakine, chargé par sa cour d'une commission positive et tout plein de son sujet, on ne peut parler que de l'ultimatum et subsidiairement de l'armistice. Qu'à cela ne tienne: l'Empereur déplacera le lieu des pourparlers, afin d'en changer l'objet. Il dirigera à toute vitesse sur Wilna, où il suppose que l'empereur Alexandre va se placer, un envoyé extraordinaire, un porteur de paroles pacifiques, qui sera censé avoir reçu son message avant l'arrivée à Paris de l'ultimatum. L'envoyé pourra donc ignorer cette pièce et écarter du vague débat qu'il a mission de rouvrir, cet élément de discorde. Napoléon s'évite ainsi d'opposer aux paroles impérieuses de la Russie une réponse nécessairement négative et qui accélérerait la guerre; pour n'avoir pas à se fâcher, il feint de n'avoir rien entendu.
Par une faveur du hasard, l'agent le plus propre à faire agréablement figure auprès d'Alexandre se trouvait déjà porté à mi-chemin de la Russie. Napoléon avait envoyé à Berlin le plus brillant de ses aides de camp, le comte de Narbonne, pour surveiller l'exécution du traité avec la Prusse. Parmi les recrues qu'il avait récemment opérées dans le personnel de l'ancienne cour, il n'était point d'acquisition plus précieuse que cet ancien ministre de Louis XVI, entré en 1810 dans la maison de l'Empereur avec le grade de général. Ayant vécu en pleine société du dix-huitième siècle, M. de Narbonne en conservait, malgré ses cinquante ans et son front chauve, les vives allures et la grâce cavalière; son esprit était fin, agile, tout en traits et en saillies; son rapide passage au pouvoir l'avait initié à la pratique des grandes affaires, qu'il traitait élégamment, avec aisance et avec tact. Officier par devoir de naissance et vocation première, ministre par occasion, il avait été et restait surtout homme du monde, le type de l'homme du monde intelligent et cultivé, ayant sur tout des vues et des ouvertures, excellant à effleurer brillamment les questions plutôt qu'à les approfondir et à les maîtriser; nul n'était plus propre que ce courtisan expérimenté, que ce parfait et spirituel gentilhomme, à remplir une mission où il y aurait moins à négocier qu'à causer et surtout à plaire.
Il reçut immédiatement l'ordre de quitter Berlin pour se rendre à Wilna. Sans lui avouer en toutes lettres que sa mission n'était qu'une feinte, ses instructions le lui laissaient très suffisamment entrevoir. Arrivé à Wilna, il aurait à s'y faire garder le plus longtemps possible, en ayant l'oeil ouvert sur les mouvements des armées russes et en se procurant avec discrétion des renseignements militaires. Dans ses entretiens avec l'empereur Alexandre, il dirait, répéterait que l'empereur Napoléon conservait le désir et l'espoir d'un arrangement à l'amiable, et il s'en tiendrait à ces généralités; c'était surtout l'ensemble de son attitude, le tour et le ton de son langage qui devaient persuader, ramener un peu de confiance, provoquer une détente. Sans se hasarder sur le terrain des discussions pratiques et serrer de trop près les questions, il prodiguerait les assurances propres à tenir la Russie inerte et engourdie pendant nos derniers mouvements, calmerait au besoin l'ardeur guerrière d'Alexandre par des propos charmeurs, par des paroles assoupissantes, et doucement, insensiblement, lui verserait ce narcotique.
Toutefois, afin de donner à sa mission plus d'apparence, le duc de Bassano lui expédia un mémoire à l'adresse du chancelier Roumiantsof, une note officielle 493. Comme entrée en matière, le ministre français faisait savoir que l'Empereur s'était décidé à une suprême tentative auprès de l'Angleterre et l'avait encore une fois mise en demeure de traiter. En effet, à la veille d'une nouvelle guerre sur le continent, Napoléon avait jugé que cette sorte d'invocation platonique à la paix générale serait d'un effet utile et grandiose. En notifiant sa démarche à la Russie, ne donnait-il pas la preuve qu'il s'estimait toujours en état d'alliance avec elle, qu'il ne considérait nullement comme périmé l'article du traité de Tilsit interdisant aux deux puissances de négocier séparément avec l'Angleterre? Le reste de l'exposé ministériel reprenait nos griefs avec force, mais affirmait qu'il ne tenait qu'à la Russie de donner aux différends une terminaison pacifique: toute la pensée apparente du mémoire se résume en cette phrase: «Quelle que soit la situation des choses, au moment où cette lettre parviendra à sa destination, la paix dépendra encore des résolutions du cabinet russe.»
Comme suprême sanction à ces paroles, Napoléon écrivit au Tsar une lettre à la fois ferme et courtoise, sans négliger d'y mettre une pointe de sentiment. Il ne méconnaissait pas la gravité de la situation, mais affirmait son obstiné désir de paix, sa fidélité aux souvenirs du passé et son intention de rester l'ami d'Alexandre, alors même que le malheur des temps l'obligerait à traiter en ennemi l'empereur de Russie: «Votre Majesté, disait-il, me permettra de l'assurer que, si la fatalité devait rendre une guerre inévitable entre nous, elle ne changerait en rien les sentiments que Votre Majesté m'a inspirés et qui sont à l'abri de toute vicissitude et de toute altération 494.»
La lettre pour Alexandre et la note pour Roumiantsof, écrites à Paris le 3 mai, transmises aussitôt à Narbonne, furent antidatées avec intention du 25 avril; à cette époque, il était parfaitement admissible que le texte portant expression des volontés russes ne fût pas encore parvenu à Saint-Cloud: ainsi devenait plus vraisemblable cette ignorance voulue de l'ultimatum sur laquelle l'Empereur fondait toute sa manoeuvre.
II
L'envoi de Narbonne ne faisait pas cesser tous les embarras que nous avait causés la Russie en se déclarant à l'improviste. Aussi bien, tandis que le général volerait à Wilna, que dire à Kourakine, qui restait en face de nous, son ultimatum à la main, et réclamait à tout instant une réponse? Assurément, si la mission de Narbonne réussissait, il était à présumer que le gouvernement russe tempérerait le zèle de son représentant et lui recommanderait moins d'insistance; mais, jusqu'à l'arrivée de ces instructions modératrices, comment faire prendre patience à l'obstiné questionneur? L'Empereur et son ministre se résolurent à un système d'ajournements et de faux-fuyants: faisant fond sur la faiblesse de Kourakine, sur le caractère de cet inoffensif personnage, ils jugèrent possible d'abuser impunément de sa candeur, de le traîner de jour en jour, d'heure en heure, sous les plus invraisemblables prétextes, et aussitôt allait commencer pour l'infortuné vieillard une longue série de mystifications.
Dans ses entretiens avec lui, le duc de Bassano ne se plaçait plus sur le terrain d'une résistance absolue à l'article premier de l'ultimatum. L'Empereur lui-même avait déclaré qu'il ne se refusait pas en principe à évacuer la Prusse, pourvu que la demande lui en fût faite sous une forme compatible avec sa dignité, respectueuse de son honneur, pourvu que le retrait de ses troupes lui fût présenté comme l'un des termes et non comme la condition préalable de l'arrangement. Kourakine, toujours intraitable sur le fond, se prêta à chercher un tempérament dans la rédaction. Voici ce qu'il imagina: on signerait tout de suite une convention préliminaire, qui servirait de base à une entente ultérieure et définitive. Par le premier article de cette convention, l'empereur des Français s'engagerait dès à présent et de la façon la plus formelle à évacuer la Prusse, à réduire la garnison de Dantzick; par les articles subséquents, la Russie s'obligerait à négocier ultérieurement sur les autres objets en litige. Ainsi, dans le dispositif matériel de l'arrangement, se trouverait établie, entre les concessions faites de part et d'autre, une sorte de corrélation apparente et de balancement, propre à en atténuer la disparité réelle. Le duc de Bassano parut agréer cette idée et pria Kourakine de préparer à tête reposée une série d'articles.
Croyant tenir la solution pacifique à laquelle il aspirait de toute son âme, Kourakine se mit aussitôt à l'oeuvre, prit la plume et rédigea de son plus beau style un projet de convention. À son grand étonnement, un jour, puis deux, puis trois s'écoulèrent, sans qu'il eût à faire usage de son chef-d'oeuvre. Lorsqu'il se rendait chez le ministre, celui-ci était invariablement absent: on eût dit qu'il avait oublié la grande affaire et l'existence de l'ambassadeur. Kourakine se préparait à lui rafraîchir la mémoire par une communication pressante, quand le 2 mai au matin, se promenant dans son jardin et humant l'air frais des premières heures, il vit se présenter à lui un employé du ministère, venu pour lui exprimer tout le plaisir que Son Excellence éprouverait à le voir. Réconforté par cet appel, le prince s'y rendit sur-le-champ: il accourut tel qu'il était, «en bottes et en surtout, sans être coiffé», sans prendre le temps de passer son uniforme constellé d'ordres et d'insignes, ce qui dénotait chez lui une précipitation tout à fait contraire à ses habitudes et une curiosité haletante.
Le duc l'accueillit de la manière la plus affable. Il avait désiré le voir, disait-il, afin de lui communiquer d'excellentes nouvelles, reçues la veille de Pétersbourg, et il commença à lui lire la dépêche par laquelle Lauriston rendait compte de ses entretiens avec le Tsar, avant le départ pour Wilna. Afin de mieux prouver que rien ne pressait et que l'on était encore fort loin d'une rupture, M. de Bassano citait les paroles du monarque russe, toutes de douceur et de conciliation, et il se servait de cette monnaie libéralement dispensée par Alexandre à nos agents pour payer lui-même l'ambassadeur de ce prince: ce qui est particulièrement digne d'attention,--fit-il observer,--c'est que l'Empereur n'a pas dit à notre représentant un seul mot concernant l'évacuation de la Prusse.--Quoi d'étonnant à cela, reprit Kourakine, puisque mon maître a fait de moi l'intermédiaire unique et le canal de cette négociation décisive? Et il attendait avec impatience l'instant où le débat allait se rouvrir, où son projet de traité, qu'il portait toujours dans sa poche, pourrait paraître au jour et s'exhiber. À son vif déplaisir, le duc termina l'entretien sans avoir fait aucune allusion à cette pièce.
Trois jours passèrent encore; il n'était plus question du traité, et Kourakine, ébranlé dans son optimisme, moins crédule qu'on ne l'avait supposé, se sentait envahi d'un trouble croissant: il en venait à concevoir les doutes les plus forts sur la sincérité du gouvernement français, d'autant plus qu'il craignait maintenant que l'Empereur, en partant pour l'armée, ne se dérobât à toute reprise de discussion.
Renonçant à la course précipitée que ne lui semblaient plus commander les dispositions de la Russie, Napoléon avait repris son projet d'acheminement graduel vers le Nord, par l'Allemagne, par Dresde, où il conduirait Marie-Louise à ses parents et convoquerait l'assemblée des souverains. Le temps que lui prendraient ces opérations, sa volonté d'arriver sur la Vistule et d'ouvrir la campagne en juin, ne lui permettaient guère de prolonger son séjour à Paris au delà du commencement de mai. Une seule considération le retenait encore: il ne voulait pas sortir de sa capitale le premier et attendait, pour partir, d'avoir appris que l'empereur Alexandre s'était rendu à Wilna et avait pris position à proximité de la frontière. En prévision de cette nouvelle, on procédait, au château de Saint-Cloud, aux préparatifs du grand déplacement, et ces dispositions, malgré le secret ordonné, commençaient à retentir au dehors.
À mesure que le bruit du départ prend plus de consistance, Kourakine s'émeut davantage, sent mieux le besoin d'arracher une réponse. Le 6 mai au matin, n'y pouvant plus tenir, il se rend à l'hôtel des relations extérieures, rue du Bac, et n'est point reçu: il revient à quatre heures et demie, promène péniblement à travers les escaliers et les antichambres sa lourde impotence, force enfin la porte du ministre et le saisit.
De nouveau, il se vit opposer une bonne grâce évasive: le duc lui avoua qu'il était encore sans ordres de l'Empereur, sans pouvoirs pour achever la négociation: mais, disait-il, pourquoi s'affecter si fort de ce retard, pourquoi tant d'alarmes?
«Rien ne presse, ajoutait-il sur un ton de nonchalance, nous avons le temps et tous les moyens de nous entendre.» Doucement, il plaisantait l'ambassadeur sur son manque de sang-froid et tâchait de le tranquilliser. Embarrassé par ce flux de molles et caressantes paroles, Kourakine éprouvait de grandes difficultés à placer les véhémentes objurgations qu'il avait préparées: comment se fâcher avec un homme aussi poli? Il finit pourtant par exprimer, avec toute la force dont il était capable, l'étonnement profond où le jetait la quiétude du ministre: celui-ci ignorait-il l'extrême péril de la situation? Les troupes françaises continuaient d'avancer, les armées allaient se trouver en présence, et de ce contact naîtrait indubitablement la guerre, à moins qu'on n'y mît obstacle par un accord urgent. Erreur que tout cela, reprenait le duc avec une inaltérable sérénité: «nos troupes sont encore sur la Vistule, les vôtres n'ont pas dépassé leurs frontières.--Mais l'Empereur va partir.--Il est possible que le départ de l'Empereur ait lieu bientôt: mais l'époque n'en est pas encore fixée.»
Kourakine releva avec terreur l'aveu du ministre: «Quand l'Empereur sera parti et que vous aurez également quitté Paris à sa suite, que les communications seront interrompues entre vous et moi, quel sera donc mon destin à Paris, et à quel avenir dois-je m'attendre?» Et l'angoisse se peignait sur ses traits.--«Vous êtes toujours dans vos inquiétudes, reprit le duc de Bassano. Rien n'est encore décidé. L'Empereur votre maître est à Pétersbourg, et ses troupes sont derrière les frontières. L'Empereur Napoléon est à Paris, et ses armées n'ont pas passé la Vistule. Il y a du temps et l'on pourra s'arranger.--Mais voilà plus d'une semaine que vous attendez les ordres de l'Empereur. Je ne puis rester dans une pareille incertitude sur vos réponses. Mettez-vous à ma place. Considérez les responsabilités majeures où je me trouve envers l'Empereur mon maître, envers ma patrie, envers le public éclairé et impartial de tous les pays, qui juge les événements politiques et la conduite de ceux qui y contribuent. Je ne puis me contenter de semblables délais, et surtout lorsque nous avons à prévenir une guerre tellement imminente. Quand verrez-vous donc l'Empereur?
«--Demain, j'aurai avec lui un travail extraordinaire, avant et après le conseil des ministres.
«--À quelle heure serez-vous de retour chez vous?
«--Pas avant huit heures du soir.
«--En ce cas, je ne pourrai vous voir demain, mais au moins ce sera, j'espère, après-demain jeudi.
«--Non, ne venez pas jeudi. J'aurai ce jour-là mon travail ordinaire avec l'Empereur, et il y aura spectacle à Saint-Cloud, où le corps diplomatique sera invité.
«--Ce sera donc vendredi, mais j'espère au moins que pour ce jour-là vous aurez vos ordres et que je pourrai enfin de mon côté vous produire mes deux projets de convention et d'armistice, que chaque jour je prends avec moi et qui sont déjà usés et troués dans ma poche... Donnez-moi des réponses sur les articles que je vous ai proposés, quelles qu'elles soient; mais que je puisse donner à ma cour un résultat quelconque de la communication que j'ai faite de ces articles.»
Tout ce que put obtenir Kourakine, ce fut la promesse d'un nouvel entretien pour le vendredi 9 mai, sans l'annonce positive d'une réponse.
Rentré chez lui, au sortir de cette décevante conférence, l'ambassadeur tomba dans un abîme de réflexions amères. Quand il se fut remémoré toutes les épreuves par lesquelles il avait passé depuis quinze jours, ses dernières illusions tombèrent. La lumière se fit pleinement dans son esprit: la mauvaise foi du cabinet français lui apparut insigne, évidente, palpable: il se sentit outrageusement joué, en présence de gens bien décidés à ne pas traiter, à cacher sous une ombre de négociation des projets d'attaque et de surprise.
À cette constation désolante, d'autres causes s'ajoutèrent pour le pousser à bout. Depuis quelque temps, son séjour à Paris ne lui valait que mortifications. Il n'en avait pas fini avec les tracas que lui avaient causés l'intrigue de Tchernitchef et le procès de ses complices. Cette déplorable affaire avait une suite inattendue, indépendamment de son épilogue naturel. Le 1er mai, l'échafaud s'était dressé en place de Grève; Michel avait été conduit au supplice, et sa tête était tombée sous le couperet de la guillotine 495. Saget avait subi en même temps sa peine infamante, mais cette double expiation n'avait point épuisé la colère du gouvernement impérial et suspendu ses rigueurs. Non seulement les deux acquittés, Salmon et Mosès, après un simulacre de mise en liberté, avaient été arrêtés à nouveau par mesure de haute police et réincarcérés comme prisonniers d'État, mais Wustinger avait éprouvé le même sort, malgré sa qualité d'employé à l'ambassade russe. Au sortir de l'audience où il avait figuré comme simple témoin, on l'avait relaxé d'abord et rendu à son maître; celui-ci s'était applaudi de cette réparation tardive, tout en s'étonnant un peu que Wustinger lui eût été renvoyé sans un mot d'excuse et que ce concierge intermittent eût reparu à l'hôtel Thélusson «comme tombé des nues 496»; il s'apprêtait à le congédier par égard pour la France, lorsque la police lui avait épargné cette peine. Au bout de quelques jours, l'élargissement de Wustinger ne semblant pas compatible avec l'ordre public, il avait été ressaisi, enlevé par les agents en pleine rue de Bourgogne, remis en lieu sûr, et depuis lors Kourakine protestait en vain contre cette récidive dans l'arbitraire.
De plus, par la faute du gouvernement français, il éprouvait maintenant des difficultés à remplir les devoirs les plus positifs de sa charge. On retardait ses courriers, c'est-à-dire l'expédition de ses rapports: il y avait, à n'en pas douter, un parti pris de l'isoler, de le mettre en état de blocus, afin qu'il ne pût signaler à son gouvernement la situation réelle et le manège perfide de la France. Enfin, chez toutes les personnes tenant à la cour, chez les ministres des puissances alliées à l'Empereur, il remarquait des allures plus qu'équivoques, une disposition à se cacher de lui, à lui faire mystère de tout. Le 30 avril, à Saint-Cloud, il s'était rencontré à la table du duc de Frioul avec le prince de Schwartzenberg: en cette occasion, l'ambassadeur d'Autriche avait paru lui témoigner une ouverture de coeur qu'expliquait leur longue intimité; il n'avait jamais été plus prévenant, plus affectueux, et voici qu'au lendemain de ces effusions Kourakine apprenait le subit départ de Schwartzenberg, allant prendre le commandement du corps destiné à opérer contre la Russie. Tout le monde s'accordait donc à le duper, à le berner: c'était un mot d'ordre donné que de se faire un jouet de lui et de le tromper indignement. Alors, sous l'impression de ces trop légitimes griefs, sous le coup de multiples et cuisantes blessures, l'amour-propre exaspéré du pauvre homme se révolta, en même temps qu'un sentiment plus haut, la passion de venger son maître outragé en sa personne, envahissait son âme. La colère des faibles est souvent aveugle en ses mouvements et déconcertante par ses effets: celle de Kourakine le porta à un belliqueux coup de tête. Brusquement, le pusillanime vieillard se transforme en un foudre de guerre. Jusqu'alors, l'idée seule d'une rupture avec Napoléon le faisait trembler de tous ses membres: maintenant, c'est lui qui va la précipiter et pousser les choses à l'extrême.
Le 7 mai, avant d'avoir revu le duc de Bassano, à la veille de la conférence promise, il lance une note enflammée: il y fait connaître que tout ajournement nouveau le mettra dans l'obligation de quitter Paris: en vue de cette éventualité, il réclame dès à présent ses passeports 497. De sa propre initiative, il se résout à la démarche la plus grave dont un ambassadeur puisse assumer la responsabilité, à celle qui précède immédiatement et annonce le recours aux armes. Par un affolement subit et trop explicable, l'adversaire convaincu de la guerre se trouvait amené à la déclarer.
Cette bombe éclatant à l'improviste avait de quoi troubler à l'égal les gouvernements français et russe dans leurs secrets calculs. La tactique d'Alexandre tendait à provoquer la guerre, sans la déclarer, et à faire prononcer par son adversaire l'irréparable signal. La démarche inopinée de Kourakine, dont le public comprendrait mal les motifs, risquait d'intervertir les rôles: elle ne pouvait que compromettre et mécontenter le Tsar. D'autre part, elle attaquait et mettait en péril tout le système de temporisation imaginé par l'empereur des Français. Si Napoléon avait rusé avec Kourakine au lieu de repousser franchement son ultimatum, c'était à seule fin de retarder l'instant où les prétentions apparaîtraient inconciliables et le conflit patent. Par malheur, en ménageant trop peu la dignité et la patience de Kourakine, en le soumettant à un régime vraiment intolérable, on s'était précipité dans l'inconvénient que l'on voulait éviter; tendue à l'excès, la corde avait cassé: on s'était attiré un acte qui consommait et signalait la rupture. Si Kourakine quittait Paris, l'empereur Alexandre aurait toutes raisons pour éconduire lui-même Narbonne, s'estimer en état de guerre, pousser ses troupes en avant et les jeter sur le pays compris entre le Niémen et la Vistule.
Le seul moyen pour Napoléon d'obvier à ce danger était d'apaiser Kourakine, de l'amadouer, de lui faire rétracter sa demande de passeports. Quelque indispensable que fût ce travail, l'Empereur n'y pouvait procéder en personne. Il venait enfin d'apprendre qu'Alexandre avait quitté Pétersbourg pour Wilna, et cette résolution commandait la sienne. Il se décida à partir, en laissant derrière lui son ministre des relations extérieures pour faire entendre raison à Kourakine et l'amener à résipiscence.
Le 5 mai, il s'était montré à l'Opéra, avec l'Impératrice; c'étaient ses adieux aux Parisiens, qui ne devaient plus le revoir triomphant et heureux. Le 9, de grand matin, le départ se fit de Saint-Cloud: dans la journée, des centaines, des milliers d'équipages sortirent bruyamment de Paris, s'empressant à la suite de Leurs Majestés et couvrant les routes. Pendant plusieurs jours, entre Paris et la frontière, la circulation est interrompue; tous les moyens ordinaires de transport sont monopolisés, tous les chevaux de poste réquisitionnés, un grand fracas met les populations en émoi: c'est l'Empereur qui passe, magnifiquement escorté. Mais il tient encore à faire croire qu'il entreprend un voyage de pur apparat et de convenance, doublé d'une tournée militaire. Le 10 mai, le Moniteur publiait la note suivante, sous la date de la veille: «L'Empereur est parti aujourd'hui pour aller faire l'inspection de la Grande Armée, réunie sur la Vistule. Sa Majesté l'Impératrice accompagnera Sa Majesté jusqu'à Dresde, où elle espère jouir du bonheur de voir son auguste famille.» Napoléon partait officiellement pour Dresde, pour Varsovie, et subrepticement pour Moscou.
L'entretien convenu entre Maret et Kourakine eut lieu peu d'heures après ce départ, dans la journée du 9. L'ambassadeur se présenta au rendez-vous affermi dans ses résolutions, fort de sa conscience en repos, mais le coeur navré de ce que le soin de sa dignité l'avait obligé à faire. En apercevant le duc: «Vous voyez, dit-il, à quoi vous m'avez réduit.» Et il rappela sa demande de passeports.--«Mais comment, interrompit le ministre, avez-vous pu prendre une résolution aussi précipitée, une résolution qui entraîne sur vous la responsabilité de la guerre? Avez-vous eu pour cela des ordres de l'Empereur votre maître?--Non, je n'ai pu les avoir. L'Empereur mon maître ne pouvait prévoir ni supposer tout ce qui m'est arrivé et ces retards de plus de quinze jours que vous avez laissés s'écouler sans répondre aux communications dont j'étais chargé.» Alors, en termes tour à tour affectueux et sévères, le duc essaya de le raisonner, de le sermonner, de lui faire comprendre la redoutable portée de son acte. La guerre était possible, disait-il, mais non certaine; il le savait mieux que personne, comme ministre et confident de l'Empereur, et c'était au moment où l'on pouvait conserver les plus sérieuses espérances de paix que l'ambassadeur de Russie prenait sur lui de les anéantir d'un trait de plume. Avait-il donc songé, cet ambassadeur si bien intentionné jusqu'alors, au poids dont il allait charger sa conscience, aux reproches que seraient en droit de lui adresser son souverain, son pays, l'Europe, l'humanité? Ces réflexions, Kourakine se les était faites et avait passé outre; néanmoins, à l'aspect des effrayantes perspectives que son interlocuteur déployait à ses yeux, le sentiment de sa responsabilité l'étreignit davantage et l'accabla. Ce surcroît d'épreuve excédait ses forces: sa face s'empourpra, des sanglots lui montèrent à la gorge, et il fondit en larmes 498.
Le duc, témoin impassible de cette explosion, se préparait à en profiter, lorsque Kourakine, par un suprême effort de volonté, se roidit contre son émotion et se ressaisit. Il refusa de retirer sa demande de passeports à moins que la France ne rompît un injurieux silence. Récapitulant ses griefs, énumérant ses sujets de plainte, il serrait le duc entre les deux termes de cette alternative: répondre à ses notes ou le laisser partir.
Si infranchissable que parût le cercle où le ministre français se voyait enfermé, il trouva moyen d'en sortir, découvrit une échappatoire. Il se montra prêt à discuter enfin l'arrangement. Seulement, avant de répondre sur le fond, il souleva une difficulté de forme, posa une question préalable: Vous offrez, dit-il à Kourakine, de signer un accord sur les bases proposées par la Russie? Soit; l'Empereur ne s'y refuse point. Mettons-nous donc à l'oeuvre, entrons en matière, et avant tout, pour faire bonne et valable besogne, remplissons les formalités qu'exige en pareil cas la procédure diplomatique. La première et la plus essentielle, entre négociateurs prêts à s'aboucher, est de se communiquer respectivement leurs pouvoirs. Êtes-vous muni d'un acte authentique et spécial qui vous autorise à conclure et signer un arrangement? En ce cas, veuillez exhiber et me communiquer ces pouvoirs.
Kourakine dut confesser qu'il ne les possédait point: le duc s'en doutait et prenait sciemment son adversaire au dépourvu. La cour de Russie avait si peu la pensée de traiter sérieusement, elle avait si peu prévu l'acceptation de ses exigences qu'elle avait négligé de conférer à son représentant les pouvoirs nécessaires pour passer un acte qui constaterait l'entente: elle s'était bornée à lui en annoncer l'expédition ultérieure et éventuelle. La manoeuvre du gouvernement français était donc habilement conçue et dégageait sa position. On lui reprochait un défaut de sincérité; il ripostait en obligeant Kourakine à découvrir chez son propre cabinet un manque de bonne foi ou tout au moins d'empressement.
À la vérité, Kourakine pouvait répondre--et il ne s'en fit pas faute dès qu'il fut revenu de la stupéfaction où l'avait jeté cette diversion inopinée--que son caractère d'ambassadeur lui donnait essentiellement qualité pour recevoir et constater l'adhésion de la France aux bases proposées. S'il n'était point investi des pouvoirs nécessaires pour signer un contrat en forme, il s'offrait quand même à le passer. Supposant malgré tout la bonne foi de son gouvernement, jugeant les autres d'après lui-même, il ne mettait pas en doute et garantissait l'approbation de son maître. Toujours sincère, émouvant à force d'honnêteté, il supplia, il adjura le duc, avec l'accent d'une conviction profonde, de ne plus s'arrêter à de misérables arguties, à de dangereuses chicanes: «Puisqu'il en est temps encore, disait-il, ne perdons pas un instant; négocions à fond et franchement; arrêtons un projet d'arrangement, et je signerai sous réserve d'une ratification qui viendra sûrement: en agissant ainsi, nous aurons bien servi nos maîtres et nos pays.--Non pas, reprenait le duc, nous ne serions pas à deux de jeu. J'ai mes pleins pouvoirs, vous n'avez pas les vôtres. Plus d'une année nous avons demandé que vous en fussiez revêtu. Avant que vous le soyez, comment voulez-vous que je puisse négocier avec vous? Je ne puis nullement accéder à ce mode de procéder.» Et tenant tout en suspens, il rejetait sur la Russie la responsabilité des retards dont se plaignait l'ambassadeur, déniait à celui-ci le droit de s'en offusquer et de réclamer ses passeports.
Cette controverse occupa la journée du 10 mai. Le soir, désespérant de vaincre un parti pris de déloyauté, revenant à l'idée de trancher dans le vif, Kourakine se jura de retourner le lendemain chez le ministre, à seule fin de rompre définitivement et d'exiger ses passeports. La nuit passa sur cette résolution sans la changer. Au matin, Kourakine se préparait à prendre pour la dernière fois le chemin de l'hôtel de la rue du Bac, lorsqu'il apprit par un billet assez embarrassé du ministre que celui-ci avait quitté Paris dans la nuit pour rejoindre l'Empereur. Après avoir opposé une fin de non-recevoir qui lui avait permis d'éluder à la fois une réponse à l'ultimatum et la remise des passeports, le duc avait jugé opportun de se soustraire par un départ à de nouvelles réquisitions: entre l'ambassadeur et lui, il était en train de mettre deux cents lieues de pays. Et Kourakine restait en face du vide, désorienté, accablé, une fois de plus mystifié, mais placé dans l'impossibilité de se venger par le coup d'éclat qu'il méditait, car l'éloignement allait permettre à l'Empereur de lui faire attendre indéfiniment son congé et les moyens matériels de partir. Pour le moment, il se voyait condamné à rester, rivé à son poste, ambassadeur malgré lui. Il prit la résolution d'abriter son chagrin et ses humiliations dans une maison de plaisance qu'il avait louée pour la belle saison: au lieu de partir pour la Russie, il partit pour la campagne. Établi au pavillon de Coislin, près de Saint-Cloud, il apercevait de ses fenêtres l'impériale résidence où il avait été comblé naguère de distinctions et d'honneurs, et une profonde mélancolie s'emparait de lui lorsqu'il comparait à ce triomphant passé sa détresse actuelle 499.
À travers de multiples péripéties, Napoléon était parvenu à ses fins. Il retardait le dénouement de la crise, sans chercher à le modifier: il comprimait le cours des événements, se réservant de le déchaîner à son heure. En retenant Kourakine, il sauvait l'apparence de la paix: il rendait possible l'accalmie momentanée qu'il espérait créer par l'envoi de Narbonne: tandis qu'il s'essayait à renouer en Russie le fil de la négociation, il l'empêchait de se briser à Paris: il évitait que le fait brutal et matériel de la rupture n'éclatât derrière lui, dans son dos, tandis qu'il irait tenir à Dresde de solennelles assises, recevoir l'hommage et le serment des rois, et gagnerait à pas comptés les frontières de la Russie. Pour obtenir ce résultat, aucun scrupule ne l'avait arrêté: artifices, caresses, violences, procédés despotiques et raffinements de duplicité, tous les moyens lui avaient été bons: jamais le jeu compliqué de la diplomatie, ses roueries et ses petites habiletés ne s'étaient plus bizarrement enchevêtrés aux conceptions d'une politique effrénée qui avait entrepris encore une fois de bouleverser l'Europe et de la remanier à jour fixe.