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Napoléon et Alexandre Ier (3/3): L'alliance russe sous le premier Empire

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CHAPITRE IV

L'ALERTE.

Naissance du roi de Rome.--Anxiété de la population.--Explosion d'allégresse.--Emotion de l'Empereur.--Premiers bruits de guerre.--Les Varsoviens signalent au delà de leur frontière quelques mouvements suspects.--Incrédulité de Davout.--Renseignements venus de Suède et de Turquie.--Scepticisme de l'Empereur.--Il croit que la Russie arme par peur et tâche de la rassurer.--En apprenant que plusieurs divisions de l'armée d'Orient remontent vers la Pologne, il commence à s'émouvoir.--Mesures de précaution.--Napoléon aimerait mieux éviter la guerre que d'avoir à la faire tout de suite.--Il se résigne à l'idée d'une transaction.--Départ de Lauriston.--Nouvelle lettre à l'empereur Alexandre: appel à la confiance.--Arrivée de Tchernitchef: l'Empereur le reçoit aussitôt.--Quatre heures de conversation.--Vivement pressé, Tchernitchef finit par répéter la métaphore du comte Roumiantsof.--Napoléon se figure d'abord que la Russie lui demande le duché tout entier.--Mouvement de révolte et de colère.--Dantzick ou Varsovie.--Contre-propositions de l'Empereur.--Système de ménagements.--Tchernitchef comblé d'attentions et de gâteries.--Savary s'avise spontanément de couper court aux investigations de cet observateur.--Aplomb de Tchernitchef.--Savary joue de la presse.--Le Journal de l'Empire.--Article du 12 avril.--Les nouvellistes.--Esménard.--Courroux de l'Empereur; reproches au ministre de la police; mesures prises contre l'auteur de l'article et le rédacteur du journal.--Arrivée de Bignon à Varsovie.--Tumulte d'avis contradictoires.--Poniatowski reçoit communication par miracle des lettres écrites à Czartoryski par l'empereur Alexandre.--Le projet d'invasion surpris et éventé.--Les découvertes de Poniatowski confirmées par l'approche des troupes russes.--Affolement des Polonais.--Alarme générale.--La guerre en vue.--Activité de l'Empereur.--Les fêtes de Pâques 1811.--Napoléon prépare l'évacuation du duché et reporte sur l'Oder sa ligne de défense.--Davout invité à se diriger entuellement sur ce fleuve.--Mesures prises pour le renforcer et le soutenir.--Négociations avec l'Autriche, la Prusse, la Suède et la Turquie.--Napoléon ne renonce pas à éviter la guerre.--Ses efforts persévérants pour s'éclairer sur les désirs et les prétentions d'Alexandre.--Lettre inédite à Caulaincourt.--On cherche à faire parler Tchernitchef.--Chasse du 16 avril.--Visite matinale de Duroc. --Tchernitchef ne se laisse tirer aucune parole positive.--Changement dans le ministère.--Le duc de Bassano substitué au duc de Cadore.--Seconde lettre à Caulaincourt: si ce que les Russes désirent est faisable, cela sera fait.--Napoléon reste en garde: la Prusse et la frontière russe en observation.--Avis plus rassurants: phénomène d'optique: l'agitation des Polonais s'apaise.--Napoléon interrompt ses négociations avec l'Autriche, la Prusse, la Suède et la Turquie.--Il modère ses préparatifs militaires sans les discontinuer.--Doutes qu'il conserve sur les causes de l'alerte: il tient passionnément à pénétrer le secret de la Russie.

I

Depuis quelques jours, l'attente d'un grand événement tenait en émoi Paris et la France: la grossesse de l'Impératrice touchait à son terme. Quand le moment parut tout à fait prochain, la vie de la capitale s'interrompit; les affaires furent suspendues, les ateliers chômèrent, chacun quitta son travail ou ses plaisirs; inoccupée et désoeuvrée, la population cherchait à distraire son impatience par des prévisions, des pronostics, des gageures. A la Bourse, «où les sentiments sont les intérêts 160», les transactions ordinaires avaient cessé, mais la spéculation aventurait de grosses sommes sur le sexe de l'enfant à naître.

Note 160: (retour) Bulletins de police, 7 mars 1811. Archives nationales, AF, IV, 1514.

Le 19 mars au soir, l'Impératrice commença à souffrir; le lendemain matin, la ville entière était sur pied, la foule encombrait les rues, les places, les quais, les abords des Tuileries, compacte et muette. A dix heures, le canon se mit à tonner, annonçant l'accouchement: il devait tirer vingt et une fois pour une fille, cent une fois pour un fils. Au premier coup, la circulation s'arrêta dans les rues: chacun resta immobile, figé dans l'attitude prise, dans le geste commencé, et à chaque détonation nouvelle répondait un battement de coeur de la grande cité. Les secondes qui s'écoulèrent après le vingt et unième coup parurent un siècle: enfin, le vingt-deuxième retentit, lança dans l'air la triomphante nouvelle, annonça à la ville et au monde la naissance d'un fils de France qui trouvait dans son berceau une couronne de roi et la promesse de l'Empire. Alors, un formidable cri de «Vive l'Empereur!» s'échappa d'un million de poitrines. Bientôt, d'un bout à l'autre du pays, ce furent un enthousiasme presque unanime, une effusion générale. Pour quelques jours, les dissidences se turent, les querelles s'apaisèrent, les ennemis cessèrent de se haïr 161: la confiance se releva: la majorité des Français croyait encore en l'Empereur, elle se mit à croire en l'Empire. Tandis que la joie et l'obséquiosité se manifestaient sous mille formes, par des illuminations spontanées, par des pièces de circonstance improvisées dans tous les théâtres, par un déluge d'odes et de cantates, tandis que les congratulations officielles se succédaient, tandis que l'étiquette obligeait les dames présentées à la cour à venir chaque matin en grande toilette prendre des nouvelles de l'Impératrice et s'inscrire au château, tandis que les corps constitués traversaient Paris en équipages de gala pour porter au maître leurs félicitations ampoulées, lui, le front rayonnant, les yeux humides, le verbe familier et vibrant, se montrait largement et simplement heureux. Il était heureux comme homme, heureux comme chef et fondateur d'État. Son coeur s'attendrissait devant ce petit être vers qui allaient d'un élan passionné les tendresses de son âme, faite pour éprouver à un degré extraordinaire tous les sentiments humains. Puis, en ce berceau sur lequel l'aigle veillait, il croyait trouver pour sa race et son oeuvre un gage de perpétuité. Par des largesses, des bienfaits, des pardons, il ajoutait au bonheur des humbles, augmentait l'allégresse de ces instants qui tiraient momentanément la France de ses incertitudes et de ses souffrances, qui l'arrachaient du présent pour la faire vivre dans l'avenir, un avenir qu'elle voulait se figurer radieux et calme.

Note 161: (retour) Bulletin de police du 20 mars: « A la Halle, deux portefaix s'étaient pris de querelle et allaient se battre, lorsque le premier coup de canon a été entendu; ils ont suspendu leur querelle pour compter les coups, et au vingt-deuxième ils se sont embrassés.» Archives nationales, AF, IV, 1514.

Ce fut en ces jours qu'arrivèrent du Nord les premiers bruits inquiétants. L'ennemi reparaissait à l'horizon: l'ennemi, c'est-à-dire la guerre, qui avait fait des Français le peuple-roi, et qui leur apparaissait aujourd'hui, par ses reprises continuelles et ses cruautés croissantes, comme le principe de leurs maux. La menace était encore à peine sensible: ce n'était qu'un avertissement lointain, un murmure d'alarme, venant de ces régions de la Vistule qui marquaient la frontière stratégique de l'Empire. Les Polonais de Varsovie, malgré le soin que mettaient leurs voisins à se cacher d'eux, commençaient à remarquer quelques mouvements suspects. Leurs regards dépassaient avec peine la frontière étroitement gardée: néanmoins, derrière ce voile, ils voyaient passer et repasser des ombres menaçantes, des formes d'armées se dessiner confusément et grandir. Avertis par l'instinct de conservation, ils sentaient qu'un péril se levait en face d'eux et appelaient à l'aide. Les autorités ducales s'adressaient à tout le monde, écrivaient à Dresde, à Dantzick, à Hambourg, informaient la cour suzeraine, le général Rapp, le maréchal Davout. Le prince Poniatowski, ministre de la guerre et général en chef de l'armée, envoyait un de ses aides de camp à Paris prévenir l'Empereur 162.

Note 162: (retour) Correspondance de Serra, résident de France à Varsovie, février et mars 1811, passim. Lettres de Poniatowski, lettres de Rapp, feuilles de renseignements, avis divers transmis par Davout avec ses lettres à l'Empereur des 17, 24 et 31 mars. Archives nationales, AF, IV, carton n° 1653: ce carton contient un volumineux dossier de pièces relatives à l'alerte d'avril 1811.

Mais les Polonais avaient tant de fois dénoncé d'irréels périls qu'ils avaient épuisé l'intérêt et lassé l'attention. On connaissait leur tempérament impressionnable et nerveux, leur esprit exalté; on savait que leur imagination se créait volontiers des fantômes, et que ce verre grossissant décuplait tout à leurs yeux: pour une fois qu'ils voyaient juste et disaient vrai, ils n'arrivaient plus à se faire croire. Par acquit de conscience, Davout prescrivait à Rapp, plus rapproché que lui de la frontière, de s'éclairer et d'envoyer discrètement des officiers en reconnaissance; mais il se refusait, jusqu'à plus ample informé, à prendre l'alarme. Il reprochait un manque total de discernement aux divers chefs varsoviens, à Poniatowski comme aux autres: «Lorsque j'étais à Varsovie, écrivait-il en invoquant d'anciens souvenirs, on se servait de lui pour me faire les rapports les plus extravagants 163.» Malgré l'estime qu'inspirait leur bravoure, les Polonais n'avaient pas réussi à se rendre populaires dans notre armée; leurs revendications tapageuses, leur manie de se plaindre à tout propos, leurs continuelles demandes d'argent importunaient: on avait peine à les prendre au sérieux, en dehors du champ de bataille.

Note 163: (retour) Davout à l'Empereur, 31 mars 1811. Archives nationales, AF, IV, 1653.

Peu à peu, d'autres avis vinrent jusqu'à un certain point corroborer leurs dires. Ces nouvelles arrivaient à la fois du Nord et du Sud, des deux pays le mieux placés pour observer ce qui se passait dans l'empire russe. Notre ministre en Suède signalait sur le bord opposé de la Baltique, en Finlande, des déplacements de troupes, un défilé d'hommes et de matériel se dirigeant vers le Sud: il croyait à la reprise de relations entre la Russie et l'Angleterre, à un va-et-vient d'émissaires. A la vérité, notre légation de Stockholm ne parlait que par ouï-dire, d'après des renseignements détaillés et romanesques que Bernadotte lui faisait complaisamment passer, et il était fort possible que le prince royal prêtât au Tsar d'agressifs desseins pour se rendre plus utile à l'Empereur et se vendre plus cher. En Orient, nos agents invoquaient le témoignage de leurs propres yeux. Notre consul de Bucharest, qui résidait dans un pays occupé par les Russes et vivait au milieu d'eux, voyait chaque jour des régiments, des brigades, des divisions quitter les bords du Danube et se reporter vers les provinces polonaises. Pour que la Russie s'ôtât ainsi les moyens d'arracher aux Turcs la cession des Principautés, pour qu'elle renonçât à ses espérances et à ses poursuites en Orient, il fallait qu'elle se crût elle-même menacée ou qu'elle eût brusquement déplacé ses ambitions, qu'elle nourrît d'insidieux projets ou qu'elle eût bien peur.

Cette dernière hypothèse est la seule qui paraisse d'abord vraisemblable à l'Empereur. Quand on lui parle de projets sur le duché et de brusque invasion, il accueille ces propos avec un haussement d'épaules, avec un sourire d'incrédulité: le souverain et le cabinet de Russie ne l'ont point habitué à de pareils coups de tête: «Ils n'oseraient», semble-t-il dire. Si la Russie arme, c'est sans doute qu'elle a eu vent de nos propres préparatifs militaires, si discrets et rudimentaires qu'ils soient. Observant le grossissement graduel du premier corps, l'envoi à Dantzick de renforts divers, elle se croit plus près d'être attaquée et prend précipitamment quelques mesures. Pour dissiper cette alarme, Napoléon ordonne à Champagny de mentir plus soigneusement à Kourakine, de répéter avec un grand luxe de détails que la nouvelle garnison de Dantzick est destinée à empêcher un débarquement des Anglais 164. Caulaincourt est chargé de tenir un langage des plus pacifiques, en attendant que son successeur Lauriston vienne renouveler les mêmes assurances avec l'autorité d'un homme muni d'instructions toutes fraîches. Par quelques explications émollientes, Napoléon s'efforce de calmer une fermentation qu'il juge regrettable, mais encore superficielle et peu grave.

Note 164: (retour) Corresp., 17523.

Dans les premiers jours d'avril, les armements de la Russie retentirent si haut qu'il devint impossible d'en méconnaître l'importance. L'écho nous en arrivait de toutes parts, plus net, plus distinct, forçant l'attention. Tandis que les Polonais vivaient dans les transes et renouvelaient leurs signaux de détresse, on voyait clairement de Stockholm la Finlande se vider de soldats. En Orient, au dire de nos agents, c'est maintenant le gros de l'armée russe, ce sont cinq divisions sur neuf, cinq divisions portées au delà de leurs effectifs réglementaires par des prélèvements opérés sur les autres, qui font demi-tour, qui reviennent à marches forcées vers la frontière occidentale de l'empire: et cette volte-face militaire, indice d'un changement de front politique, apparaît à Napoléon comme le fait significatif entre tous et suspect.

D'ailleurs, l'Europe entière commence à parler d'une guerre dont la Russie prendrait l'initiative: nos amis, nos agents s'émeuvent et se croient tenus d'avertir. À Paris, le ministre de la police passe ses soirées et brûle ses yeux à lire des rapports inquiétants; le ministre des relations extérieures trouve dans les correspondances de Dresde, de Vienne, de Berlin, de Copenhague, la confirmation des faits signalés par celles du Nord et de l'Orient. Les bruits de guerre transpirent même dans le public: la Bourse s'émeut, les cours baissent: chacun s'aperçoit qu'un orage se forme au Nord et monte sur l'horizon. Seule, l'ambassade française à Pétersbourg conserve une impassible sérénité: elle ne voit rien, n'entend rien, vit dans un nuage: elle ignore qu'autour d'elle, dans le vaste empire dont elle a la surveillance, tout se lève et marche, qu'une impulsion continue se fait sentir, que la Russie porte et groupe toutes ses forces sur un point de sa frontière, celui qui confine à la Pologne varsovienne.

Dans ces conditions, une surprise du grand-duché devenait moins impossible. À supposer toujours que l'empereur Alexandre n'obéit à aucune intention préméditée d'offensive, résisterait-il à se servir de ses troupes lorsqu'il les tiendrait sous sa main, lorsqu'il les verrait toutes rassemblées, rangées en bel ordre, effleurant la faible armée du duché, qui s'offre comme une proie? La guerre est proche dès que les armées sont en présence: elle naît alors du moindre incident, d'un heurt fortuit d'où jaillit l'étincelle incendiaire. Depuis plusieurs mois, on allait incontestablement à la guerre; on y court aujourd'hui.

Napoléon se décide enfin à prendre quelques mesures de précaution immédiate. Il accélère la marche des contingents allemands dirigés sur Dantzick, stimule l'activité des princes appelés à les fournir, gourmande les retardataires. Davout devra, si les circonstances l'exigent, se porter «à tire-d'aile» vers l'Oder et la Vistule, par Stettin, le Mecklembourg et la Poméranie: le premier corps traverserait tout cet espace «en masse et avec rapidité, marchant comme en temps de guerre et sur trois colonnes 165».--«Mais nous n'en sommes pas encore là», se hâte d'ajouter l'Empereur. Néanmoins, il songe à opérer d'urgence quelques rassemblements derrière le Rhin et les Alpes.

Note 165: (retour) Corresp., 17566.

Puis, par une répercussion naturelle, les inquiétudes que lui donne la Russie se traduisent en avances un peu plus marquées aux États qui peuvent le servir contre elle. Le 5 avril, dans une conversation avec le prince de Schwartzenberg, ambassadeur d'Autriche, il prononce pour la première fois le mot d'alliance positive et exprime le désir d'avoir à sa disposition, en cas de besoin, un corps auxiliaire 166. Il dédaigne moins les avances de la Prusse et permet à Saint-Marsan, son représentant auprès d'elle, d'entrer en conversation 167. Dans le Nord, Alquier est invité à prêter une oreille plus attentive aux propositions de Bernadotte et à découvrir positivement «ce que l'on veut 168». Champagny prépare un projet de dépêche pour Latour-Maubourg, notre chargé d'affaires à Constantinople: cet agent devra s'ouvrir un peu plus aux ministres de la Porte, en y mettant toujours beaucoup de prudence: «Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, dit le projet. L'Empereur ne veut pas cette guerre nouvelle; la Russie la craint sûrement, bien loin de la désirer. L'alliance existe encore entre les deux gouvernements, l'apparence doit en être soigneusement conservée. Vous devez donc bien vous garder d'aucune démarche patente que la Russie pourrait regarder comme dirigée contre elle. Cependant, préparez le lien qui devrait unir la France et la Turquie, si la guerre venait à éclater, et aplanissez dans le silence tous les obstacles qui pourraient s'opposer à l'intime union des deux puissances 169.» Napoléon veut se mettre à même de jeter la Turquie, comme la Suède, sur le flanc des armées russes, s'il leur prend fantaisie de marcher sur Varsovie.

Note 166: (retour) Helfert, 197-200.
Note 167: (retour) Corresp., 17581.
Note 169: (retour) Archives des affaires étrangères, Turquie, 221.

Cette irruption n'en serait pas moins pour lui le pire des contretemps: elle dérangerait tout l'avenir tel qu'il le compose dans sa pensée, et la déplaisance qu'il éprouverait à improviser une guerre le pousse à traiter plus sérieusement avec la Russie. Tant qu'il a cru à la possibilité de reporter la crise à l'année suivante, c'est-à-dire à une époque où il aurait en main l'ensemble de ses moyens, il n'a guère admis qu'une solution radicale et tout à son avantage, une guerre qui jetterait la Russie à ses pieds ou une capitulation de cette puissance devant le simple déploiement de nos forces. Aujourd'hui, comme la crise se produit prématurément et le prend au dépourvu, il ne repousse plus l'idée d'un dénouement à l'amiable; il incline de son côté à transiger, à faire droit dans une certaine mesure aux demandes de l'adversaire, pourvu qu'il n'en coûte pas trop à son orgueil et à sa politique. Ces aspirations allaient-elles s'accorder avec les velléités de même ordre nées un peu plus tôt dans l'esprit d'Alexandre, interrompre le conflit et sauver la paix?

II

Notre nouvel ambassadeur en Russie, le général de Lauriston, avait reçu le 1er avril ordre de quitter Paris et de se rendre à son poste. Ses instructions l'autorisaient à dire que l'Empereur ne ferait la guerre que dans deux cas, si la Russie signait la paix avec les Anglais ou réclamait des Turcs une extension de territoire au delà du Danube 170. À peine parti, Lauriston fut rejoint par une lettre que Napoléon lui donnait mission de présenter à l'empereur Alexandre: c'était un appel plus pressant à un mouvement d'expansion et de confiance, à une franche explication où l'on se dirait tout des deux parts, où les prétentions pourraient se concilier. Napoléon avoue maintenant qu'il arme et soutient qu'il en a le droit, car «les nouvelles de Russie ne sont pas pacifiques.--Ce qui se passe, ajoute-t-il, est une nouvelle preuve que la répétition est la plus puissante figure de rhétorique: on a tant répété à Votre Majesté que je lui en voulais que sa confiance en a été ébranlée. Les Russes quittent une frontière où ils sont nécessaires, pour se rendre sur un point où Votre Majesté n'a que des amis. Cependant, j'ai dû penser aussi à mes affaires et j'ai dû me mettre en mesure. Le contre-coup de mes préparatifs portera Votre Majesté à accroître les siens; et ce qu'elle fera, retentissant ici, me fera faire de nouvelles levées; et tout cela pour des fantômes. Ceci est la répétition de ce que j'ai vu, en 1807 171, en Prusse, et en 1809, en Autriche. Pour moi, je resterai l'ami de la personne de Votre Majesté, même quand cette fatalité qui entraîne l'Europe devrait un jour mettre les armes à la main à nos deux nations. Je ne me réglerai pas sur ce que fera Votre Majesté: je n'attaquerai jamais, et mes troupes ne s'avanceront que lorsque Votre Majesté aura déchiré le traité de Tilsit. Je serai le premier à désarmer et à tout remettre dans la situation où étaient les choses il y a un an, si Votre Majesté veut revenir à la même confiance. A-t-elle jamais eu à se repentir de la confiance qu'elle m'a témoignée 172?».....

Note 170: (retour) Corresp., 17571.
Note 171: (retour) Il voulait dire 1806.
Note 172: (retour) Corresp., 17579.

Porteur de cette lettre, Lauriston croisa sur les routes d'Allemagne le colonel Tchernitchef, qui courait en sens inverse. Le 9 avril, le télégraphe aérien signalait le passage à Metz de l'alerte officier. Napoléon en fut charmé: Tchernitchef apportait sans doute une réponse à la lettre du 28 février, et son arrivée pourrait tout éclaircir. On l'attendait pour le surlendemain, mais sa célérité dépassait toujours les prévisions: le 10 au matin, il tombait à Paris. Tout en arrivant et presque au débotté, il se rendit aux Tuileries. Là, il n'eut pas à faire halte longuement dans le salon d'attente: à peine se fut-il nommé que le chambellan de service l'introduisit chez Sa Majesté.

Averti par le ministre de la police, l'Empereur savait que ce messager était aussi un espion. Néanmoins, ayant d'impérieuses raisons pour le bien accueillir, il vint à lui d'un air riant, témoigna une joyeuse surprise de le revoir sitôt et le félicita pour ses prodiges d'activité. «Eh bien,--dit-il ensuite,--à quoi croit-on chez vous, à la paix ou à la guerre 173

Note 173: (retour) Toutes les citations qui suivent, jusqu'à la page 134, sont tirées du rapport de Tchernitchef publié dans le tome XXI du Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, p. 66 à 109. Le rapport figure dans cette publication sous une date erronée: il est du mois d'avril.

Pour réponse, Tchernitchef lui présenta la lettre de l'empereur Alexandre en date du 25 mars et ajouta que son maître conservait l'inébranlable désir de restaurer l'alliance. Une longue discussion s'engagea aussitôt sur les griefs respectifs, après quoi Napoléon déclara qu'«ayant la ferme conviction qu'il n'aurait rien à gagner que des coups dans une guerre avec la Russie, il n'avait rien tant à coeur que de s'arranger à l'amiable avec elle: il allait donc voir si la lettre de l'empereur Alexandre lui en fournissait les moyens».

Il rompit alors le cachet. À mesure qu'il parcourait la lettre, le désappointement perçait sur ses traits; dans tout ce que lui disait Alexandre, il ne trouvait rien de précis et de concluant. En effet, il était difficile de deviner le sens caché de la lettre, à défaut du commentaire que Tchernitchef était autorisé à en donner. Arrivé au passage où le Tsar se plaignait d'un défaut de sécurité, Napoléon s'écria avec humeur: «Qui est-ce qui en veut à votre existence? Qui est-ce qui a le projet de vous attaquer?» Il avait déjà dit que le rétablissement de la Pologne était «le cadet de ses soucis».

Il partit de là pour déplorer les terreurs de la Russie, ses vaines agitations, qui la portaient à des mouvements mal combinés et incohérents: ennemis de l'Angleterre, les Russes faisaient son jeu; ennemis des Turcs, ils suspendaient les hostilités sans signer la paix, se plaçant vis-à-vis de la Porte et aussi de l'Autriche dans une situation fausse, bizarre, mal définie; portant intérêt à la Prusse, ils la compromettaient et l'exposaient au pire destin: enfin, alliés de la France, ils se mettaient dans le cas de se trouver inopinément en guerre avec elle. Et se rendait-on compte à Pétersbourg de ce que serait cette guerre? «Je crois,--dit Napoléon,--que l'empereur Alexandre est dans l'erreur sur nos moyens: en nous croyant faibles dans ce moment, il se trompe; j'ai sur lui l'avantage de pouvoir lui faire la guerre sans retirer un seul homme de mes armées d'Espagne... Cela arrêtera mes projets pour la marine et me coûtera de l'argent. Mais les six cents millions qui se trouvent dans mon trésor pourront y suffire... Si vous ne m'en croyez pas, je suis capable de vous faire conduire sur-le-champ dans l'aile de mon château qui contient le trésor pour le compter. Ainsi, la France est en mesure de soutenir la guerre, mais elle n'a ni les moyens ni l'envie de la commencer: elle ne prendra jamais l'offensive: «Je donne ma parole d'honneur,--dit Napoléon,--à moins que vous ne commenciez vous-même, de ne pas vous attaquer de quatre ans.» Il ne tiendrait qu'à lui pourtant de réunir en peu de mois trois cent mille Français, d'innombrables alliés: et subitement il fait surgir aux yeux de Tchernitchef un terrifiant appareil: des camps de cent mille hommes chacun tout prêts à se former, cent quarante-quatre régiments dont soixante-dix seulement sont occupés en Espagne, une armée «immense, gigantesque», sur le point de s'acheminer vers le Nord avec huit cents pièces d'artillerie. C'est ainsi que tour à tour, par un jeu alterné, il cherche à rassurer sur ses intentions et à effrayer sur ses moyens, afin de prouver à la Russie qu'un arrangement reste possible et qu'elle doit le préférer à la guerre.

«Mais, reprend-il en faisant allusion à cet arrangement, la lettre de l'Empereur votre maître ne m'indique nul moyen pour y arriver: j'aime garder mon argent en poche, et j'avoue que je vous attendais avec impatience, espérant que votre arrivée dissiperait tous les différends survenus et permettrait de suspendre et d'épargner les frais immenses que nous coûtent les préparatifs que nous faisons de part et d'autre. Cependant je vois d'après tout, mon cher ami, que malgré la célérité de vos deux courses, toute votre mission se borne à m'adresser quelques reproches; nous voilà donc aussi avancés qu'avant votre départ.» Comme Tchernitchef réitérait ses protestations pacifiques: «C'est très bien, continua-t-il, cela ne me fait pourtant pas deviner quel peut être le désir de la Russie.» Sur ce, prenant Tchernitchef par l'oreille, «démonstration qui prouvait une grande caresse de la part de Sa Majesté», il lui dit, en appuyant ses paroles de ce geste impérieusement amical: «Parlons maintenant en vrais soldats, là, sans verbiage diplomatique.» Et fixant sur le jeune homme un regard interrogateur et plongeant, il cherchait à lire jusqu'au fond de son âme, à lui arracher le secret de sa cour.

Quoique tenu en assez gênante posture, Tchernitchef ne livra pas immédiatement ce secret, ne voulut point révéler à première sommation les prétentions de la Russie sur l'État varsovien. Comme ce qu'il avait à dire était grave et risquait d'être mal pris, il ne s'en ouvrirait qu'après une longue contrainte. Il se récusa d'abord, fit des façons, se laissa prier: à la fin, jugeant le moment venu de placer l'insinuation décisive, il l'exprima au figuré et répéta mot pour mot la métaphore de Roumiantsof: «Comme M. le chancelier, dit-il, m'a constamment témoigné beaucoup de bonté et de confiance, j'oserai, si Sa Majesté le permet, lui rapporter le discours qu'il me tint, en conservant même une de ses expressions, qui était que si l'on pouvait parvenir à mettre les affaires de la Pologne ainsi que celles d'Oldenbourg dans un même sac, les y bien mêler ensemble et puis le vider, M. le comte était fermement persuadé que l'alliance entre les deux empires en deviendrait bien solide, plus intime et plus sincère qu'autrefois, et cela en dépit des Anglais et même des Allemands.»

Le mot était lâché. La lumière se fit dans l'esprit de l'Empereur, instantanée et violente. Il crut même d'abord que la Russie lui demandait le duché tout entier, qu'elle voulait en échange de l'Oldenbourg se faire livrer l'ouvrage avancé qui formait la tête de notre système défensif et la clef de l'Allemagne. A cela, il ne consentirait jamais! Abandonner le duché! L'imprudence serait grande, la honte plus grande; plutôt mille fois la guerre, la guerre immédiate, avec ses chances et ses périls, que de souscrire à une telle exigence! Ce furent l'orgueil offensé de l'Empereur, sa méfiance en révolte, qui firent la réponse.

Il s'était levé et marchait maintenant à grands pas, secoué de colère, et tout en marchant jetait violemment ces paroles: «Non, monsieur, heureusement nous ne sommes pas encore réduits à cette extrémité; donner le duché de Varsovie pour l'Oldenbourg serait le comble de la démence. Quel effet produirait sur les Polonais la cession d'un pouce de leur territoire au moment où la Russie nous menace! Tous les jours, monsieur, l'on me répète de toutes parts que votre projet est d'envahir le duché. Eh bien, nous ne sommes pas encore tous morts; je ne suis pas plus fanfaron qu'un autre, je sais que vos moyens sont grands, que votre armée est aussi belle que brave, et j'ai trop livré de batailles pour ne pas connaître à combien peu de chose tient leur sort; mais, comme les chances sont égales, dans le cas que le Dieu de la victoire se range de notre côté, je ferai repentir la Russie, et c'est alors qu'elle pourra perdre non seulement ses provinces polonaises, mais aussi la Crimée.»

Tchernitchef laissa passer cette bourrasque. Dès qu'il trouva occasion de placer un mot, ce fut pour donner à ses précédentes paroles une interprétation restrictive: il s'excusa d'avoir répété à la légère une réflexion échappée au chancelier: peut-être avait-il mal compris la pensée de ce ministre, peut-être l'avait-il mal rendue?

Voyant ce recul, Napoléon en conclut que Tchernitchef avait pouvoir de modifier et d'atténuer la demande: à défaut de l'État polonais, la Russie voulait tout au moins un territoire adjacent qui mettrait Varsovie sous sa dépendance, l'importante place qui dominait la Vistule: «A présent, dit-il d'un ton plus calme, je vous devine; c'est Dantzick que vous désirez avoir en échange. Il y a de cela un an, seulement six mois, je vous l'aurais donné; maintenant que j'ai de la méfiance, que je suis menacé, comment voulez-vous que je vous livre l'unique place sur laquelle je puisse, dans le cas d'une guerre contre vous, appuyer toutes mes opérations sur la Vistule? Il faudrait donc que je les reporte volontairement sur l'Oder, dans le cas que je sois menacé postérieurement.»

Ainsi, sans juger la seconde idée aussi révoltante que la première, il avouait très haut les raisons qui la lui faisaient rejeter. Il ne rompit pas pour cela l'entretien. Tenant à savoir si la crainte d'une renaissance polonaise restait bien la préoccupation essentielle et le tourment de la Russie, s'il fallait chercher là le noeud du problème et la difficulté à résoudre, il s'y prit pour se renseigner d'originale façon, et le récit de Tchernitchef nous fait assister à un curieux jeu de scène.

«Napoléon--raconte l'officier dans son rapport au Tsar--me dit là-dessus avec cet air de rondeur et de bonhomie que Votre Majesté Impériale lui connaît: «Dites-moi franchement, l'empereur Alexandre et le comte de Roumianzoff croient-ils sérieusement que j'ai le désir de rétablir la Pologne?» Je répondis que je ne pouvais pas dire positivement si Votre Majesté lui supposait cette intention, mais que néanmoins ce qui s'était passé dans le duché de Varsovie depuis la campagne de 1809 était fait pour lui donner de l'inquiétude. Me prenant de nouveau par l'oreille, il me dit alors qu'il voulait absolument connaître ce que j'en pensais, moi, ajoutant: «N'est-ce pas, vous croyez que je n'attends que la fin de mes affaires d'Espagne pour effectuer ce projet?» Je répondis que j'étais trop jeune et trop inexpérimenté pour avoir une opinion à moi, que de plus mon devoir était de ne juger que par les yeux de l'Empereur mon maître. Pour lors, me pressant toujours de répondre, Napoléon s'amusa tout en riant à me tirer l'oreille avec force, en m'assurant qu'il ne la lâcherait point avant que je l'aie satisfait. Cette plaisanterie commençant à m'impatienter parce qu'elle me faisait un peu mal, je lui dis: «Eh bien, Sire, puisque Votre Majesté veut absolument une réponse, je lui dirai que je ne saurais déterminer si l'exécution d'un tel projet serait dans ses intérêts ou non; cependant, dans le cas qu'elle lui parût avantageuse, malgré son alliance avec la Russie, je n'hésiterai pas à supposer le rétablissement de la Pologne être une de ses arrière-pensées une fois qu'elle serait libre de toute autre guerre.»

Devant cet aveu, Napoléon manifesta une sorte de stupéfaction douloureuse: Il est inconcevable, dit-il, que l'on persiste à m'attribuer pareil dessein: c'est même «une grande gaucherie»; à force de me répéter que j'ai cette idée, on finira peut-être par me la faire venir, on me poussera à tenter l'entreprise. Alors, «si je suis bien rossé et obligé de rentrer chez moi», au moins la question sera-t-elle décidée une fois pour toutes; elle le sera aussi dans un autre sens, si la guerre tourne à mon avantage. Cependant, fallait-il renoncer à tout espoir de prévenir cette extrémité? N'existait-il pas quelque moyen de dissiper le malentendu, en dehors des sacrifices territoriaux auxquels Tchernitchef avait fait allusion en termes sibyllins? A l'énigme qui lui avait été proposée par deux fois et qu'il craignait d'avoir trop devinée, Napoléon finit par opposer une série de contre-propositions fermes: offre d'ajouter à Erfurt autant de territoire allemand qu'il en faudrait pour constituer au duc d'Oldenbourg un apanage pleinement égal à la principauté confisquée; offre de reprendre et de signer la convention portant garantie contre le rétablissement de la Pologne, dans les termes où elle avait été naguère proposée par la France. En échange de cette grave concession, Napoléon ne demandait qu'une chose, c'était que la Russie renonçât à brûler nos produits; après quoi, il proposerait un désarmement simultané. Il pria Tchernitchef de communiquer ses offres à qui de droit, sans perdre un instant, et comme il était loin d'accorder tout ce que la Russie paraissait réclamer, il essaya de combler la différence par de grands ménagements dans la forme. Jusqu'à la fin de l'entretien, qui dura en tout quatre heures et demie, il combla Tchernitchef de paroles amicales et flatteuses, honorant le Tsar dans la personne de son émissaire.

Les jours suivants, il sembla qu'un mot d'ordre fût tombé de haut dans les milieux officiels, recommandant de bien traiter l'aide de camp voyageur, de lui rendre son séjour à Paris agréable et plaisant. Ce fut dès lors, chez la plupart des personnages appartenant à la cour, un empressement à lui faire fête. Chacun se mit à l'attirer, à le choyer; le prince de Neufchâtel le pria d'assister à un concert intime, donné devant une vingtaine d'élus: la princesse Pauline eut permission de l'inviter, comme autrefois, «à ses petites soirées».

Ce jeu souple et câlin allait être brusquement dérangé par l'intervention inopportune d'un ministre. On sait à quel point la curiosité remuante de Tchernitchef et ses allures de furet inquiétaient le général Savary, duc de Rovigo. Ce grand maître de la police avait respiré en voyant Tchernitchef repartir pour la Russie, mais son soulagement avait été de courte durée: quels n'avaient pas été son émoi, son indignation, en apprenant que l'officier suspect n'avait fait que toucher barres à Pétersbourg, comme s'il y fût allé uniquement «pour changer de chevaux 174», et qu'il revenait effrontément à Paris poursuivre ses manoeuvres! La manière dont il y était accueilli, le bruit fait autour de son arrivée, la bienveillance qu'on lui témoignait et dont il ne manquerait pas d'abuser, achevèrent de désoler et de scandaliser l'ombrageux ministre, qui ne connaissait point les dessous de la politique impériale. Réagissant contre l'universelle faiblesse, il crut devoir montrer les dents et faire autour de nos secrets militaires le bon chien de garde.

Note 174: (retour) Mémoires de Rovigo, V, 129.

Tchernitchef fut averti de sa part que trop de curiosité pourrait lui nuire: qu'il s'amusât de son mieux à Paris, sans se mêler d'autre chose, tel était le conseil qu'on avait à lui donner. Sentant la pointe, Tchernitchef paya d'audace, commença par le ministre de la police sa tournée de visites et se montra à lui fort affecté d'injurieux soupçons. Pour mettre désormais sa conduite à l'abri de toute interprétation fâcheuse, il demanda à Savary, avec un air de candeur, de lui tracer un plan de conduite et de lui indiquer les maisons à fréquenter.

Jouant au plus fin, Savary feignit d'accueillir ses protestations avec une crédulité débonnaire, prodigua au visiteur «caresses et attentions», «l'embrassa à plusieurs reprises 175», mais dès le lendemain lui décocha un nouveau trait de sa façon. Cette fois, l'arme qu'il employa fut la presse. Pour dissiper l'engouement qui se déclarait de plus belle en faveur du jeune étranger et qui lui rouvrait toutes les portes, pour rabattre son assurance et le ramener au simple rôle de courrier, il imagina, par un persiflage inséré en bon lieu, de le disqualifier en quelque sorte et de le ridiculiser aux yeux du public.

Note 175: (retour) Rapport cité aux pages 128 et suiv.

L'ex-Journal des Débats, transformé en Journal de l'Empire, devenait de plus en plus un Moniteur officieux, moins solennel que l'autre et plus littéraire. C'était là que l'administration faisait passer des notes, des allusions propres à orienter l'esprit public; l'expression de toute pensée libre s'y était effacée devant ce journalisme d'État. Le 12 avril, on put lire en deuxième page un article d'une colonne et demie, non signé, intitulé: les Nouvellistes. Le ton en était humoristique et plaisant: l'auteur anonyme citait un passage fort piquant des Lettres persanes sur les nouvellistes du dernier siècle et en faisait l'application à ceux du temps présent: ces derniers ne se montraient-ils point les dignes émules de leurs devanciers par leur tendance à émouvoir inconsidérément l'opinion, par leur manie de tout grossir, choses et hommes, de pronostiquer sans cesse des événements formidables et de transformer en personnage de haute marque le plus mince porteur de lettres?

«Après avoir vingt fois précipité le Nord sur le Midi, ou l'Europe sur l'Asie, après avoir assemblé plus d'armées en Pologne que toutes les puissances de la terre n'ont de bataillons, après avoir fait venir de l'artillerie du Kamtchatka et levé des escadrons de rennes en Laponie, ils passent de ces prodiges à l'exagération des événements les plus vulgaires: ils les travestissent de la manière la plus ridicule... Il y a tel officier étranger dont ils ont mesuré l'importance sur le nombre de postes qu'il a parcourues depuis six mois; ils ont calculé savamment que le chemin qu'il a fait en moins d'une année pourrait embrasser deux ou trois fois le tour du monde; d'où ces messieurs concluent que le présent est gros de l'avenir, et qu'on ne voyage pas si vite, si loin et si souvent, sans être chargé de la destinée de deux empires et de cinq ou six royaumes.

«On pourrait cependant les tranquilliser en leur rappelant une anecdote connue. Le prince Potemkin, qui, de son temps, donnait aussi de l'exercice à l'imagination des nouvellistes, avait parmi ses officiers un major nommé Bawer, l'un des hommes du dernier siècle qui ont le plus occupé les gazetiers d'Allemagne et les postillons de Russie. On le voyait sans cesse sur les routes les plus opposées, courant de l'embouchure du Danube à celle de la Néva, et de Paris aux confins de la Tartarie. Les politiques de café, témoins de tous ces mouvements, rêvaient déjà la renaissance de l'ancienne Grèce, le rétablissement du royaume de Tauride, la conquête de Constantinople, ou même quelques-unes de ces grandes émigrations du Nord qui jadis couvraient de ruines l'occident et le midi de l'Europe. Veut-on savoir quelles étaient les missions secrètes du major Bawer? De retour de Paris, où il venait de choisir un danseur, le prince l'envoyait chercher de la boutargue 176 en Albanie, des melons d'eau à Astrakan ou des raisins en Crimée. Cet officier, passant sa vie sur les grands chemins, craignait de s'y rompre le cou et demandait une épitaphe: un de ses amis lui fit celle-ci, qui pourra servir à quelques-uns de ses successeurs:

«Ci-gît Bawer, sous ce rocher;

Fouette, cocher.»

Note 176: (retour) Sorte de caviar préparé avec des oeufs de poisson salé.

L'article fit grand tapage. Cette manière de présenter l'envoyé d'un souverain officiellement allié, un colonel en mission, sous les traits d'un postillon qui s'en faisait accroire, toujours allant, toujours courant, passant dans un claquement de fouet et un bruit de grelots, fut jugée en général le comble du mauvais goût et de l'irrévérence. Mais nul n'en fut plus courroucé que l'Empereur. Ainsi, c'était le chef de sa police qui prenait sur lui de contrecarrer sa politique de ménagements et d'exaspérer des susceptibilités déjà trop en éveil. Cette guerre que tous ses efforts tendaient à éloigner, il allait peut-être l'avoir tout de suite sur les bras, par la faute et l'ineptie d'un de ses ministres.

Il manda le duc de Rovigo et le tança furieusement: «Voudriez-vous me faire faire la guerre? lui disait-il. Mais vous savez que je ne la veux pas, que je n'ai rien de prêt pour la faire 177.» Et derechef ordre fut donné au duc, en termes absolus cette fois et péremptoires, de rentrer ses crocs, de laisser Tchernitchef parfaitement tranquille, libre d'«aller, venir, voir, écouter».--«Il n'y manquait que l'ordre de le faire informer moi-même», ajoutait plus tard Savary d'un ton boudeur, au souvenir de sa mésaventure 178.

Note 177: (retour) Mémoires de Rovigo, V, 132-135.

L'Empereur ne se borna pas à des véhémences de parole et à de rigoureuses prescriptions pour l'avenir. Au-dessous du ministre qu'il n'entendait point découvrir aux yeux du public et sacrifier, il voulut trouver des coupables à punir. Il tint à savoir qui avait rédigé l'article: on lui nomma Esmenard, aventurier de lettres, retraité dans l'administration de la police, où il exerçait les fonctions de censeur: c'était la plume habituée à biffer impitoyablement chez autrui tout passage suspect qui s'était risquée à tracer, dans une feuille officieuse, de suprêmes inconvenances. Un fait plus singulier, resté dans l'ombre à cette époque, achève de caractériser et de juger le personnage. Esmenard s'employait à démasquer les espions, mais ne négligeait pas à l'occasion de les servir. Il entretenait des relations plus que suspectes avec certaines légations et faisait volontiers commerce de papiers d'État: il paraît avoir conclu avec Tchernitchef lui-même quelques affaires de ce genre. Seulement, trompant l'agent russe sur la qualité de la marchandise vendue, il lui annonçait des documents authentiques et les lui produisait faux 179. Il vivait ainsi de méfaits divers, dans une impunité tranquille: ce fut un excès de zèle qui le perdit, et l'article du 12 avril lui fut fatal. L'Empereur le cassa aux gages et l'envoya réfléchir à quarante lieues de Paris sur l'inconvénient de trop bien servir les rancunes ministérielles 180. Le rédacteur en chef du journal, Étienne, fut pour trois mois suspendu de ses fonctions.

Note 179: (retour) On verra plus loin, au ch. VIII, un exemple de ce genre de trafic.
Note 180: (retour) Il profita de son exil pour faire un voyage en Italie et y périt d'un accident de voiture.

Par ces mesures prises avec éclat, Napoléon comptait atténuer l'effet que produirait en Russie l'article malencontreux, assurer davantage celui de ses contre-propositions: il espérait éviter toute altération plus profonde des rapports, tandis qu'il réfléchirait à tête reposée aux vagues ouvertures de Tchernitchef et préparerait pour son nouvel ambassadeur en Russie des instructions appropriées.

Il n'en eut pas le temps. Encore une fois, les événements vinrent le surprendre et le saisir. Brusquement, il fut assailli par une nuée de nouvelles plus inquiétantes les unes que les autres; pendant quatre ou cinq jours, correspondant au milieu d'avril 1811, elles se succédèrent sans relâche et d'heure en heure, se pressant, s'accumulant, arrivant de tous les points de l'horizon. En particulier, la correspondance de Varsovie prenait une gravité inattendue. Notre légation ne se bornait plus à recueillir des rumeurs grossissantes: elle avait obtenu des notions décisives, reçu de stupéfiantes confidences, et ses rapports, concordant avec les mille cris d'alarme qui montaient vers l'Empereur dans un formidable unisson, portèrent la crise à son point culminant.

III

Depuis un mois, un nouvel agent représentait la France à Varsovie, en qualité de ministre résident: M. Bignon, précédemment employé à Bade, avait été désigné pour occuper ce poste d'observation. C'était un petit homme singulièrement actif, remuant, fureteur, plein d'intelligence et de zèle, passionné pour le service et la gloire de l'Empereur. En arrivant dans le pays, il avait été d'abord comme étourdi par un tumulte de voix confuses et discordantes. Tout le monde lui parlait à la fois: dans les salons, dans les bureaux, dans les états-majors, chacun prétendait le mettre au courant des projets russes, mais ces avis différaient essentiellement. Au milieu de cet assourdissant vacarme, parmi tant de renseignements contradictoires, M. Bignon avait peine à se reconnaître, lorsque le premier personnage de l'État, le prince Joseph Poniatowski en personne, lui fournit des données d'une importance et d'une précision telles qu'il était impossible à un agent français de ne s'en point émouvoir.

Le 29 et le 30, deux longues conversations s'étaient engagées entre Poniatowski et le ministre de France. D'abord, le prince Joseph s'attacha à bien établir qu'il demeurait en pleine possession de son sang-froid, qu'il se défendait contre l'exaltation propre à ses compatriotes et souvent nuisible à la rectitude de leur jugement: suivant lui, on ne devait point attribuer ses paroles «à ce zèle indiscret qui grossit le danger pour accélérer le secours et qui, peut-être, veut amener un éclat en ayant l'air de le craindre 181». Cette précaution prise, il entra en matière. D'un ton calme et pénétré, avec l'accent d'une conviction indéracinable, il dit que le duché avait été tout récemment à deux doigts de sa perte: que l'empereur Alexandre avait eu l'intention de l'assaillir, d'y jeter une armée, d'appeler cet État à se fondre dans une Pologne unie et rivée à la Russie; cette absorption eût été le premier acte d'une grande guerre contre la France. Et Poniatowski d'ajouter qu'il ne parlait point par ouï-dire, d'après de simples présomptions, d'après des indices plus ou moins sûrs: il avait eu la preuve matérielle de ce qu'il avançait: il l'avait vue et touchée, tenue entre ses mains. Il savait les desseins de l'empereur Alexandre avec la même certitude qu'il connaîtrait les intentions de l'empereur Napoléon «s'il avait lu les lettres de Sa Majesté 182»: impossible de faire entendre plus clairement, à moins de le dire en propres termes, que les instructions données par Alexandre à ses partisans en Pologne lui avaient été communiquées mot pour mot, et que l'écriture même du Tsar avait passé sous ses yeux.

Note 181: (retour) Bignon à Champagny, 29 mars 1811.
Note 182: (retour) Bignon à Champagny, 29 mars 1811.

Sur l'origine de la découverte, il demeurait aussi réservé qu'il se montrait affirmatif sur le fait en lui-même. On sentait qu'il ne voulait point nommer et compromettre l'auteur de ces poignantes révélations. Il parlait de circonstances providentielles, d'«un miracle 183», qui l'avait éclairé sur le péril national. Par qui s'était opéré ce miracle? On doit se rappeler que les instructions d'Alexandre à l'homme de confiance chargé de préparer l'entreprise, c'est-à-dire au prince Adam Czartoryski, comportaient et nécessitaient une certaine dose d'indiscrétion: le prince Adam avait dû pressentir quelques membres éminents de la noblesse et de l'armée, puisque tout dépendait de leur assentiment. Avait-il jugé indispensable de s'ouvrir à Poniatowski lui-même et de sonder ses dispositions, au risque de tout compromettre? Avait-il pensé que l'intérêt supérieur de la patrie, dont les destinées allaient se jouer, lui commandait de consulter l'homme qui en semblait l'incarnation vivante? La communication avait-elle été volontaire ou fortuite, directe ou indirecte? Autant de points qui restent dans l'ombre. Il n'en est pas moins certain que les pièces auxquelles Poniatowski faisait allusion et dont il avait eu connaissance, étaient les propres lettres de l'empereur Alexandre à Czartoryski, les deux lettres en date des 25 décembre et 30 janvier, celles dont le Tsar avait fait pendant près de trois mois la base et le pivot de sa politique.

Note 183: (retour) Id., 30 mars 1811.

Ce qui ne permet aucun doute, c'est la concordance qui existe entre les révélations de Poniatowski à Bignon, telles qu'elles se trouvent relatées dans la correspondance de ce dernier 184, et le contenu des lettres: il suffit de collationner les deux textes pour que l'analogie se manifeste en toute évidence: à quelques variantes près, ce sont mêmes pensées, mêmes expressions. Dans le langage de Poniatowski, tout se retrouve de ce qu'Alexandre avait indiqué et détaillé au prince Adam: promesse d'accorder aux Polonais la plus large autonomie et une constitution libérale, espoir fondé sur la coopération de la Prusse, perspective d'un soulèvement universel en Europe contre le despotisme impérial, mise en mouvement de deux armées russes destinées à s'ébranler l'une après l'autre; enfin, nécessité d'une adhésion préalable et formelle des chefs varsoviens à leur changement de condition. Au dire de Poniatowski, cette réserve ressortait des termes de la seconde lettre, et nous avons vu qu'elle était en effet particulièrement explicite et comme interprétative de la première: Alexandre, s'y faisant mieux comprendre, se déclarait prêt à entrer en campagne, mais exigeait que les Varsoviens lui adressassent au préalable une sorte d'invitation à venir et à les recevoir sous ses lois.

Note 184: (retour) Dépêches des 29, 30 et 31 mars 1811, avec les pièces jointes.

Poniatowski savait que cet appel ne s'était nullement produit, que le concours espéré par les Russes leur avait fait défaut, que ce mécompte avait empêché l'exécution immédiate de l'entreprise. Actuellement, d'après des informations plus récentes, les dispositions d'Alexandre demeuraient problématiques: il semblait incliner à une politique d'expectative et d'inertie armée, mais rien n'indiquait qu'il s'y fût fixé. Le danger, qui avait certainement existé, n'avait pas disparu et s'était tout au plus éloigné: il pouvait se rapprocher d'un instant à l'autre et fondre sur Varsovie 185.

Note 185: (retour) Bignon à Champagny, 30 et 31 mars.

Tout concourait à donner cette impression, la présence dans le pays de nombreux émissaires lancés par la Russie en avant-garde, un effort visible pour travailler et égarer l'opinion, le bruit répandu d'une reconstitution nationale par le bienfait de l'autocrate, enfin et surtout l'accumulation progressive des forces russes en avant du grand-duché. Les officiers et chefs de poste qui faisaient sentinelle sur la frontière, les agents déguisés qui se hasardaient à la franchir, envoyaient des bulletins terrifiants: à Varsovie, les pouvoirs publics, le ministère de la guerre, la légation de France étaient assiégés de ces avis; Poniatowski passait ses jours et ses nuits à en opérer le dépouillement: il communiquait ensuite à Bignon les pièces mêmes ou leur analyse. Sans doute, beaucoup de ces récits variaient entre eux et portaient la trace de l'«exagération polonaise»: le tempérament même de la nation s'opposait à toute constatation précise: «Il n'est pas, écrivait judicieusement Bignon, jusqu'à l'espion le plus vulgaire qui, au lieu de donner simplement la note de ce qu'il a vu, ne fasse un roman d'armée à sa façon 186.» Néanmoins, comme tous les rapports s'accordaient en certains points, il était possible de dégager quelques certitudes approximatives. Suivant toutes probabilités, on avait en face de soi cent soixante mille hommes, peut-être deux cent mille,--tel était en réalité le chiffre exact, d'après les aveux mêmes d'Alexandre. Une partie de ces masses s'était rapprochée de la frontière. Dans les districts les plus avancés de la Lithuanie, de la Volhynie et de la Podolie, sur toute la lisière occidentale de ces provinces, les routes se couvraient de régiments en marche, les moindres hameaux regorgeaient de troupes, des divisions parcouraient le pays, évoluaient, passaient d'un point à l'autre, changeant continuellement de place, comme si elles eussent voulu déconcerter l'observateur par cette mobilité et échapper à tout dénombrement. Et ces mouvements divers, ondoyants, difficiles à suivre, surgissant par intervalles de l'obscurité, se confondaient aux yeux des Polonais dans une vision d'épouvante. Vivant dans un cauchemar, il leur semblait qu'une ombre menaçante s'était dressée devant eux et les opprimait; ils la voyaient s'allonger démesurément, s'élever au-dessus de leur tête, se rapprocher, prendre les traits d'un colosse qui se laissait tomber sur eux de toute sa hauteur, pour les écraser de sa masse.

Note 186: (retour) Id., 30 avril.

Par des dépêches presque quotidiennes, Bignon signalait à son gouvernement ces angoisses et les notait au jour le jour; il transmettait tous les documents en bloc, sans prendre le temps d'opérer dans ce fatras un triage et de démêler le vrai du faux, hésitant encore à formuler une appréciation d'ensemble et à porter un jugement 187. Quant à Poniatowski, voyant les semaines s'écouler sans amener de détente, effrayé de sa responsabilité, il ne se bornait plus à informer notre légation: c'était à l'Empereur même qu'il voulait aller et parler, dût-il quitter un instant son poste pour chercher du renfort. Il venait de se faire désigner comme envoyé extraordinaire et complimenteur officiel à l'occasion de la naissance du roi de Rome; cette mission lui serait un prétexte pour accomplir à Paris un rapide voyage. En attendant, il répandait partout l'alarme, et, depuis Varsovie jusqu'à l'Elbe, l'inquiétude gagnait de proche en proche: la cour de Dresde s'affolait: à Vienne, il n'était bruit que de l'apparition imminente des Russes au bord de la Vistule; à Hambourg, l'imperturbable Davout n'échappait plus aux atteintes de l'émotion ambiante. Il admettait maintenant la possibilité «d'un événement 188», demandait des ordres, traitait moins les craintes des Polonais d'hallucinations et de rêveries. Au reste, des renseignements de toute provenance s'accordent à prouver que ces fous ont mieux vu que les sages, que la Russie a réuni et persiste à diriger contre eux toutes ses forces. Il résulte d'avis multiples que les troupes rappelées de Finlande et de Turquie ont rejoint sur le Bug et le Dniester la masse principale, que celles d'Odessa et de Crimée refluent maintenant dans la même direction: il n'est pas, suivant quelques rapports, jusqu'à la Sibérie qui n'envoie ses lointaines réserves 189. A l'aspect de la puissance russe continuant à se replier et à se ramasser sur elle-même comme pour prendre un subit élan, qui pourrait affirmer que l'empereur Alexandre a totalement abandonné ses projets, qu'il n'est pas à la veille d'un nouvel entraînement? Le duché et ses entours, les deux rives de la Vistule, les approches de Dantzick, tous les pays dont se compose notre première ligne de défense, restent en péril d'invasion.

Note 187: (retour) Bignon à Champagny, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 13, 15, 17, 20 avril 1811.
Note 188: (retour) Davout à l'Empereur, 11 avril. Archives nationales, AF, IV, 1653.
Note 189: (retour) Correspondances de Suède et de Turquie, avril 1811: lettres de Davout, 31 mars, 11, 14, 16, 25, 28, 30 avril, lettres jointes de Poniatowski, rapport à la cour de Saxe, rapport venu de Stockholm. Archives nationales, AF, IV, 1653.

IV

Napoléon prit immédiatement ses dispositions de combat, comme si la guerre eût dû éclater le lendemain. Trois jours de suite, le lundi de Pâques 15 avril, le 16, le 17, sans qu'il cesse de vaquer aux devoirs extérieurs de la souveraineté, de recevoir les ambassadeurs et les députations qui viennent le féliciter pour la naissance de son fils, il impose à sa pensée un travail ininterrompu: il prévoit, calcule, combine, ordonne. En ces jours de fête et de loisir où la population de Paris se répand dans les rues et jouit du printemps, où la foule s'amasse aux abords des Tuileries pour apercevoir et saluer l'Impératrice qui fait sur la terrasse du bord de l'eau sa première sortie, où les conversations du public roulent sur les solennités annoncées à l'occasion du baptême, une agitation invisible au dehors, une fièvre de travail règne dans les ministères et les bureaux. Le personnel de la guerre et des affaires étrangères est sur pied, occupé jour et nuit à rédiger des ordres de marche, à préparer des décrets: d'heure en heure des instructions partent du cabinet impérial, des courriers s'envolent dans toutes les directions, vers Dantzick, Varsovie, Hambourg, Dresde et Milan.

Le plus pressant des soins à prendre était de mobiliser et de concentrer l'armée varsovienne. Il faut que vingt-quatre heures après l'arrivée du premier courrier tous les ordres soient donnés pour réunir les troupes, compléter les effectifs, monter la cavalerie, atteler l'artillerie, mettre les places en état de défense; il faut que l'armée se rassemble rapidement sur une position bien choisie, en évitant de s'éparpiller et de s'offrir dispersée aux atteintes de l'adversaire. Que l'on se mette donc à l'oeuvre, résolument, sans tarder d'un instant, sans s'inquiéter de la dépense: «Ce n'est pas le moment, écrit Napoléon au roi de Saxe, où Votre Majesté doit regarder à un million 190.» Surtout, que chacun conserve son sang-froid et se pénètre bien de cette idée que rien n'est perdu, quand même les Russes arriveraient à Varsovie: en 1809, les Autrichiens ont occupé Munich, et la Bavière n'en est pas moins sortie intacte de cette épreuve.

Note 190: (retour) Corresp., 17612.

Aussi bien, l'Empereur ne se paye point d'illusions: il sait que les cinquante mille hommes de Poniatowski, appuyés sur des forteresses en ruine ou sur des ouvrages à peine ébauchés, ne sauraient arrêter longtemps les masses moscovites: il sait également que Davout ne peut plus arriver à temps sur la Vistule et couvrir le duché. Au point où en sont les choses, la ligne de la Vistule est perdue, si l'attaque se prononce; il convient donc de reporter en arrière notre véritable base d'opérations, et Napoléon, tout en ordonnant la résistance, prévoit et prépare l'évacuation de la principauté varsovienne.

L'essentiel est de ne céder que le terrain, de sauver les armes, les munitions, les administrations, les archives, et de faire en sorte que l'État tout entier émigré avec l'armée. À mesure que les Russes avanceront, la grosse artillerie, les objets les plus importants, seront mis sur bateaux et expédiés à Dantzick par la Vistule. Avec son vaste système de fortifications et sa garnison déjà imposante, Dantzick leur ouvre un refuge. Dès à présent, l'Empereur arrête sur l'Oder les convois d'armes destinés au duché, afin que ce précieux outillage n'aille point tomber aux mains de l'envahisseur. Quant à l'armée varsovienne, il lui prescrit de se ménager une ligne de retraite vers l'Allemagne, d'y échelonner des poudres et des subsistances, afin qu'elle puisse, après avoir honorablement tenu tête en avant et autour de la capitale, se replier à pas mesurés et en fière contenance jusqu'à l'Oder: c'est là que doit commencer réellement et s'asseoir la résistance.

Au premier avis de l'invasion, Davout se portera sur l'Oder avec tout son monde: il déploiera ses divisions en arrière du fleuve, en les appuyant aux places de Stettin, Custrin et Glogau: il recueillera l'armée varsovienne, qui prendra rang dans la sienne et grossira ses effectifs: à sa droite, deux divisions saxonnes, rapidement mobilisées et accourues de Dresde, viendront appuyer et prolonger sa ligne; à sa gauche, la garnison de Dantzick, avec laquelle il aura à se tenir en communication, lui servira de poste avancé; il pourra ainsi, dès le 1er juin, opposer près de cent cinquante mille soldats aux deux cent mille Russes dont les baïonnettes scintillent au bord de la frontière. Pour des hommes commandés par le duc d'Auerstædt, prince d'Eckmühl, se trouver trois contre quatre, c'est avoir presque la certitude de vaincre.

D'ailleurs, Davout sera promptement secouru. Les quatrièmes et sixièmes bataillons de ses régiments, déjà mis en route, vont lui arriver: des divisions de cuirassiers s'élanceront à toute bride au delà du Rhin et de l'Elbe. Dans les vallées du Tyrol et de la haute Italie, un corps de quarante à cinquante mille hommes, demandé d'urgence à Eugène, va se former, se tenir prêt à passer les Alpes au 15 mai, à traverser l'Allemagne du sud-ouest au nord-est, à s'élever rapidement jusqu'à l'Oder par cette marche oblique. En même temps, l'Empereur lui-même apparaîtra en Allemagne, amenant un corps qui se rassemble en Hollande, amenant sa garde, amenant toutes ses forces disponibles, et poussera droit à l'Oder; là, joignant Davout et le relevant de faction, prenant le commandement en chef, il franchira le fleuve pour reconquérir le terrain abandonné, rejeter les Russes en deçà de leurs limites et châtier leur audace 191.

Note 191: (retour) Corresp., 17607 à 17609, 17611 à 17613, 17617, 17619 à 17623.

Malgré la lucidité d'esprit merveilleuse avec laquelle il concevait tous ces mouvements, malgré l'aisance souveraine avec laquelle il gouvernait ses préparatifs, malgré la confiance qu'il essayait d'inspirer aux autres, Napoléon n'en restait pas moins violemment préoccupé et dans une certaine mesure déconcerté. Ses projets renversés, la guerre anticipant d'une année sur ses prévisions, l'avantage et le prestige de l'offensive passant à l'adversaire, la campagne de 1809 à recommencer dans de pires conditions et contre un ennemi plus redoutable, voilà ce qu'il apercevait nettement dans les bulletins d'alarme qui envahissaient son cabinet. Et cette guerre à brève échéance, en temps et lieu inopportuns, lui est tellement odieuse qu'il s'obstine encore et plus fortement à l'espoir de la prévenir, tout en se préparant à y faire face. En dépit des témoignages qui éclatent à sa vue, il a peine toujours à croire ce qu'on lui rapporte de l'empereur Alexandre: tant de hardiesse le confond chez un prince qu'il s'est habitué à considérer comme faible et irrésolu: «Si la Russie,--se dit-il,--n'avait affaire qu'au grand-duché, je suppose qu'elle pourrait se divertir d'un coup de main; mais, dans l'état actuel des choses, elle doit voir cette entreprise sous un point de vue plus sérieux 192.» Après tout, si l'empereur Alexandre a failli se jeter sur le duché, c'était peut-être l'excès de la peur qui le précipitait à cette audace. Le fait qu'au lieu de donner suite à son extraordinaire projet, il a envoyé Tchernitchef à Paris avec mission d'entamer quelques pourparlers, prouve qu'il préférerait à la guerre une garantie de sécurité. Mais en quoi peut consister cette garantie? Que veut la Russie, que réclame-t-elle en fin de compte? Les timides énonciations de Tchernitchef sont-elles le premier ou le dernier mot de sa cour? Alexandre prétend-il réellement se faire céder le duché en totalité ou en partie? En ce cas, aucun accord n'est possible, et il faudra se battre. Mais peut-être le Tsar se contenterait-il d'un gage moins onéreux pour la France? C'est ce qu'il importe d'éclaircir à tout prix, au plus vite. Et précipitamment, avec une ardeur un peu fébrile, Napoléon cherche à s'enquérir. Pendant les trois jours où il accumule sans relâche des dispositions militaires, il tente parallèlement des démarches interrogatrices, pousse de tous côtés des reconnaissances, afin de savoir où, comment et sur quelle base il pourra négocier.

Note 192: (retour) Lettre au roi de Saxe. Corresp., 17612.

Dès le début de la crise, le 15 avril, il trace le canevas d'une dépêche pour son ambassadeur en Russie. Caulaincourt n'a pas encore été déchargé de ses fonctions par l'arrivée de son successeur: c'est à lui que s'adressent ces lignes inédites. Il est de toute nécessité que cet ambassadeur soit tiré de sa quiétude, instruit du danger, et qu'il tire au clair les véritables désirs de la Russie, afin que l'on puisse, s'il y a lieu, traiter, s'entendre et ramener le calme.

«Monsieur le duc de Cadore,--écrit Napoléon en revenant premièrement sur l'incident de presse,--je désire que vous expédiiez aujourd'hui pour la Russie un courrier par lequel vous ferez connaître au duc de Vicence que j'ai vu avec indignation l'article du Journal de l'Empire qui semblait singer M. de Tchernitchef, qu'on assure que cet article a été fait avant l'arrivée de cet officier, et que l'insertion n'en avait été retardée que par des circonstances du journal; mais je n'en ai pas moins fait destituer le sieur Esménard, qui était chargé de la surveillance des journaux; que je l'ai envoyé à quarante lieues de Paris; qu'il (le duc de Vicence) pourra donner connaissance de cette notification au grand chancelier, cependant indirectement et comme une nouvelle. Vous ferez connaître au duc de Vicence qu'il est mal instruit des nouvelles de Russie, que de Moldavie et de Finlande les troupes affluent sur la frontière de Pologne, et qu'il paraît qu'on lui fait mystère de tous ces mouvements; que cependant il est nécessaire de savoir ce que l'on veut, parce que cet état de choses qui nous oblige à armer est fort coûteux; que dans ses dépêches il n'y a rien de positif; que, quant à moi, je ne me plains en rien de la Russie et je ne veux rien. Aussi je n'ai point armé comme elle; qu'il faudrait donc savoir ce qu'elle veut pour faire tant d'armements; que je désire qu'avant de revenir il ait quelques explications là-dessus et puisse savoir quels moyens il y a de faire renaître la confiance 193

Note 193: (retour) Archives nationales, AF, IV, 910.

La réponse de Caulaincourt, à la supposer rapide et concluante, n'arriverait que dans un mois au plus tôt ou six semaines. Un mois, c'est un délai bien long pour l'impatience de l'Empereur, en ces jours d'émotion et d'alarme où toute heure perdue risque d'entraîner d'irréparables conséquences. Est-il nécessaire d'aller chercher si loin le secret de la Russie? À Paris, quelqu'un le possède suivant toutes probabilités, mais hésite peut-être à le livrer. Peut-être Tchernitchef, effrayé de l'accueil fait à ses allusions concernant le duché et Dantzick, n'a-t-il point osé, dans sa conversation avec l'Empereur, indiquer ce qu'accepterait finalement son maître, quel serait le minimum indispensable de concessions et de garanties. En revenant à lui, on arrivera sans doute, à force de cajoleries et de sollicitations, à lui tirer des lèvres une proposition à la fois réduite et ferme, qu'il a reçu ordre apparemment de tenir en réserve et de ne présenter qu'après beaucoup d'instances.

En ce même jour du 15 avril, Tchernitchef était invité à un dîner d'apparat au ministère des relations extérieures. Rentrant chez lui à la fin de la soirée, il fut étonné d'apprendre qu'en son absence le grand maréchal du palais, le général Duroc, duc de Frioul, avait passé par deux fois à sa porte. Ce haut émissaire était venu, lui dit-on, d'abord pour l'inviter à chasser le jour d'après avec Sa Majesté, ensuite pour lui parler d'affaires. La chasse du lendemain devait avoir lieu dans la forêt de Saint-Germain et serait particulièrement brillante: on y verrait figurer «le grand-duc de Wurtzbourg, le roi de Naples, le prince Borghèse, le prince vice-roi, plusieurs maréchaux et généraux, plusieurs dames de la cour 194». Convier Tchernitchef à cette réunion, c'était le distinguer et lui faire honneur; c'était aussi se ménager avec lui l'occasion d'entretiens familiers 195.

Note 194: (retour) Journal de l'Empire, 19 avril 1811.
Note 195: (retour) Les détails et extraits qui suivent, jusqu'à la page 152, sont tirés du rapport de Tchernitchef précédemment mentionné.

Le lendemain, Tchernitchef fut l'un des premiers au rendez-vous de chasse, indiqué comme d'habitude dans un pavillon situé en plein milieu des bois. Les invités, les équipages, la vénerie commençaient à se rassembler. Le grand maréchal arriva de bonne heure et essaya de remplir auprès de Tchernitchef la commission dont il n'avait pu s'acquitter la veille. Il lui dit que l'empereur Napoléon, «supposant ne pas lui avoir laissé le temps de s'acquitter de toutes les communications que Sa Majesté Russe avait pu le charger de faire, avait donné l'ordre de reprendre avec lui la discussion des mêmes objets et d'écouter s'il n'avait pas quelque proposition à faire». Les vains efforts de Duroc pour obtenir une réponse furent interrompus par l'arrivée de l'Empereur, venant à la rescousse: il parut enchanté de revoir Tchernitchef et, pour commencer, se mit à l'entourer d'une sollicitude quasi paternelle.

«Je fus d'abord désigné--écrivait quelques jours après le jeune officier--pour être du petit nombre des personnes admises à déjeuner avec Sa Majesté. À table, me trouvant très pâle, elle me questionna avec beaucoup d'intérêt sur ma santé, me recommanda de me soigner et en général m'adressa fort souvent la parole.» Après le déjeuner, on monta à cheval, les chiens furent découplés, la bête lancée, les appels du cor, éclatant en joyeuses fanfares, annoncèrent l'attaque, et la compagnie des chasseurs, souverains, grands dignitaires français et étrangers, cavaliers en habit vert galonné d'or, dames en élégantes calèches de poste, se lança dans les profondeurs de la forêt, sous les arceaux de verdure naissante.

Pendant la chasse, Napoléon interrompit plusieurs fois ses galops effrénés pour se rapprocher du groupe de cavaliers où se tenait le jeune Russe et placer avec affectation des remarques qui devaient lui être agréables. «Je l'entendais--continue celui-ci dans son rapport au Tsar--dire à très haute voix aux personnes de sa suite qu'on lui avait préparé un bien grand plaisir pour la journée: c'était de lui faire monter deux chevaux que Votre Majesté lui avait donnés, prônant fort longuement leurs qualités et leur bonté. Feignant alors de m'apercevoir, il vint à moi pour m'en parler et me demanda ce que Votre Majesté avait fait de ceux qu'il lui avait offerts: sur ma réponse qu'ils se trouvaient aux haras, il me dit qu'il aurait mieux aimé qu'elle les montât, parce que cela l'aurait rappelé à son souvenir.»

Peu de temps après cette digression sentimentale, l'Empereur fit de nouveau halte et, laissant la meute et les piqueurs continuer sans lui la poursuite, permit à ses invités quelque repos. Tandis qu'à distance plus ou moins grande, dans les bois environnants, les péripéties de la chasse se continuaient et se déplaçaient, tandis que tour à tour retentissaient toutes proches ou mouraient au loin les errantes sonneries, il piqua droit sur Tchernitchef, qui causait à ce moment avec le comte de Wrède, et interrompit ce colloque par une brusque et franche apostrophe: «Ils ont furieusement peur de vous dans le duché, s'écria-t-il; ils ont la même peur que la Bavière en 1809. On me dit que vous avez rassemblé cent cinquante mille hommes au bas mot, que chaque jour une de vos divisions revient de Turquie, que vous préparez un coup de main; pensez-vous qu'entre grandes puissances on se surprenne comme on enlève une place? Sans doute, il vous est facile d'envahir le duché; mais il n'en faudra pas moins ensuite risquer le sort des batailles.»

Puis, coupant court aux dénégations respectueuses de Tchernitchef: «Pourquoi l'empereur Alexandre ne s'est-il pas d'abord expliqué?--continua-t-il vivement,--pourquoi a-t-il commencé à armer?... Maintenant il a rassemblé deux cent mille hommes, j'en mettrai deux cent mille de mon côté, et voilà certes une nouvelle méthode de négocier un peu ruineuse...» Il est donc grand temps que tout cela cesse, que l'empereur Alexandre se décide à entrer en matière et à faire connaître ses prétentions: «Je ne sais pas ce qui peut vous convenir, c'est à vous à demander.» Tchernitchef soutint le thème opposé, et la conversation n'aboutit qu'à une reprise de controverse. «Un événement de la chasse» la rompit; sans doute, la poursuite se rapprochait, la bête passait à proximité; et Napoléon, voyant arriver l'hallali, retourne impétueusement à cette lutte. Dans la suite, il revient encore deux ou trois fois à Tchernitchef; il lui lance des questions entrecoupées de mots aimables, de clignements d'oeil souriants, reprend la conversation par à-coups, par saccades, se rejette ensuite à travers bois, fournit d'un seul trait des courses à perdre haleine, abat par cet exercice violent la surexcitation de ses nerfs et rompt le travail de sa pensée.

En somme, durant cette journée de liberté et de plein air, favorable aux épanchements, on n'avait pu surprendre à Tchernitchef aucune parole positive. L'Empereur ne se découragea point et revint à la charge, sinon en personne, au moins par procuration. Le lendemain matin, Tchernitchef se reposait chez lui, lorsque le grand maréchal se présenta inopinément. Il lui dit que l'Empereur, «ayant vu avec inquiétude qu'il n'était pas très bien portant, désirait savoir si d'abord après des voyages aussi fatigants une chasse à courre de dix-huit lieues ne lui avait pas fait de mal». Après s'être enquis à ce sujet avec une touchante sollicitude, Duroc aborda le véritable objet de sa visite; il pria Tchernitchef, en y mettant encore plus d'insistance que la veille, il l'adjura d'énoncer «les demandes que Sa Majesté Russe l'avait peut-être chargé de ne faire qu'après des exhortations pressantes».

À cette amicale mise en demeure, Tchernitchef ne pouvait répondre, puisqu'il avait reçu défense expresse de compromettre son gouvernement par de trop claires ouvertures. Ayant touché mot à l'Empereur de sacrifices territoriaux en Pologne, il avait épuisé son mandat et n'avait plus pouvoir de revenir à l'objet légèrement effleuré; son second entretien avec le grand maréchal, comme le premier, se fondit en discussions vagues.

Voyant que Tchernitchef persiste définitivement dans la réserve dont il n'est sorti qu'un instant, Napoléon se retourne vers son ambassadeur en Russie, juge opportun d'adresser à la perspicacité de Caulaincourt un second, un plus pressant appel. Seulement, la main qu'il emploiera pour lui écrire ne sera plus la même: il confiera ce soin à un rédacteur nouveau, transféré subitement d'un poste à un autre dans la haute administration de l'État. Depuis quelques heures, un coup de théâtre se préparait dans les régions gouvernementales, et, par un fait sans exemple dans l'histoire de l'Empire, la crise extérieure aboutissait à un changement dans le ministère.

Depuis trois ans et demi, Napoléon avait pu expérimenter le zèle, l'assiduité, les qualités d'esprit du comte de Champagny, duc de Cadore. Cependant, chez ce ministre surmené, quelques symptômes de lassitude, quelques défaillances commençaient à se manifester. L'année précédente, dans le maniement d'affaires aussi délicates que celles de Pologne et de Suède, Napoléon l'avait jugé au-dessous de sa tâche. Peut-être aussi, fâché et humilié d'avoir été surpris par les préparatifs militaires de la Russie, reprochait-il au chef de sa diplomatie d'avoir insuffisamment stimulé la vigilance de notre ambassade en cet obscur pays. Conservant pour Champagny beaucoup d'estime et de reconnaissance, il avait cessé d'apprécier ses services et ne voyait pas en lui le ministre des temps difficiles. Il résolut de le déplacer sans le disgracier, de lui réserver l'administration de sa maison, dont la direction moins absorbante lui serait un repos. En ces instants où la guerre menaçait, où notre diplomatie aurait peut-être à se faire l'auxiliaire de nos armées, à réchauffer le zèle de nos alliés, à surveiller, à diriger, à coordonner leurs mouvements militaires, ce qu'il fallait à l'Empereur aux affaires étrangères, c'était une sorte de chef d'état-major civil, un agent de transmission ponctuel et impeccable. Son choix devait se porter sur l'homme le plus familiarisé avec ses habitudes d'esprit et de travail, sur celui qui l'assistait depuis tant d'années dans sa besogne administrative et politique, sur le secrétaire d'État Maret, duc de Bassano, dont le nom est resté à toutes les époques synonyme de fidélité.

Les sympathies de M. de Bassano pour les Polonais et leur cause étaient notoires; aux yeux de ce peuple, dont le dévouement et le loyalisme pouvaient être mis bientôt à redoutable épreuve, sa nomination apparaîtrait comme une marque d'intérêt, un encouragement et presque un gage, sans être un défi jeté à la Russie, car le duc savait à propos exprimer des sentiments hautement pacifiques. En fait, habitué à taire ses préférences personnelles, doutant de lui-même plutôt que du maître, il fournirait moins à celui-ci un conseil qu'un service, le plus constant, le plus actif, le plus infatigable des services. Sa dévotion à l'Empereur, sa foi profonde en l'infaillibilité du grand homme, étaient un sûr garant qu'il n'hésiterait et ne faiblirait jamais dans l'exécution des ordres reçus, que son langage et ses écrits se mouleraient exactement sur la pensée souveraine, qu'ils en sauraient rendre toute l'intensité et aussi en refléter les moindres nuances. Sa remarquable facilité de rédaction permettait de lui imposer un labeur surhumain sans l'écraser sous le fardeau. Enfin, par le charme et l'agrément de sa personne, par l'aménité qui s'alliait en lui à une sereine assurance, par la belle harmonie de son existence partagée entre le travail et la représentation, il ajouterait à l'éclat extérieur et au prestige de la fonction.

La transmission des pouvoirs s'opéra en l'espace d'une matinée. Le 17, au commencement du jour, après avoir prescrit à Champagny quelques envois urgents, Napoléon lui notifia sa détermination par une lettre personnelle, chef-d'oeuvre de tact et de délicatesse, destiné à panser la blessure qu'il allait faire: «Monsieur le duc de Cadore,--disait-il,--je n'ai eu qu'à me louer des services que vous m'avez rendus dans les différents ministères que je vous ai confiés; mais les affaires extérieures sont dans une telle circonstance que j'ai cru nécessaire au bien de mon service de vous employer ailleurs. J'ai voulu cependant, en vous faisant demander votre portefeuille, vous donner moi-même ce témoignage, afin d'empêcher qu'il reste aucun doute dans votre esprit sur l'opinion que j'ai du zèle et de l'attachement que vous m'avez montrés dans le cours de votre ministère 196.» Peu après l'envoi de cette lettre, la mutation s'opérait: M. Maret recevait le service des mains de son prédécesseur et prenait possession avec aisance du cabinet ministériel.

Note 196: (retour) Corresp., 17614.

Sur le bureau, il trouva la lettre commandée l'avant-veille pour le duc de Vicence, rédigée la veille et prête à partir. Le nouveau ministre la soumit à l'Empereur: celui-ci en autorisa l'expédition, mais prescrivit de la confirmer et d'en accentuer la portée par une autre, qui servirait de post-scriptum à la première.

Cette seconde lettre, le duc de Bassano la fit brève et nette; il la rédigea sous l'impression immédiate de la conversation qu'il venait d'avoir avec Sa Majesté et qui l'avait laissé tout imprégné de sa pensée: en ces lignes, à travers une imperturbabilité voulue et des affirmations de toute puissance, perce plus manifestement chez l'Empereur le désir de s'arranger avec la Russie, pourvu qu'elle ne lui demande point d'insupportables sacrifices: «Il paraît,--écrit le ministre,--que la cour de Pétersbourg est occupée de deux griefs, relatifs, l'un à l'affaire du duché d'Oldenbourg, l'autre aux inquiétudes qu'elle a conçues sur la Pologne. Que faut-il faire pour rassurer la Russie? Une explication franche aurait mieux valu que des armements; une explication prompte vaudrait mieux que des préparatifs ruineux. Vous connaissez assez, Monsieur le duc, la situation de la France et des armées de l'Empereur pour juger combien peu elle a à craindre, mais l'Empereur ne peut que s'affliger de voir la bonne intelligence menacée pour des bagatelles et l'empereur de Russie abandonner des réalités pour des chimères et se préparer à rompre une alliance qu'on devait croire à l'abri de toutes les vicissitudes. Si ce que désirent les Russes est faisable, j'ai ordre de vous le dire, Monsieur le duc, cela sera fait

Ayant lancé cette assurance formelle, Napoléon n'avait plus qu'à laisser venir la réponse et en attendant à rester en garde, tout prêt, si les Russes prononçaient une attaque, à les recevoir sur la pointe de son épée. Pendant les semaines suivantes, pendant un mois environ, il demeura et tint tout le monde sur le qui-vive. Même, l'arrivée à Paris de Poniatowski, ses confidences directes sur le projet d'offensive, parurent nécessiter un surcroît de précautions. Les autorités françaises ou alliées dans le Nord furent invitées à presser l'armement de Dantzick, à observer continuellement la frontière de Russie et à se méfier de la Prusse. «Ayez un chiffre avec le gouverneur de Dantzick,--écrivait l'Empereur à Davout... Il faut qu'il soit très alerte, qu'il monte une police secrète et sache ce qui se passe du côté de Tilsit, Riga, sur la frontière, et vous tienne informé de tout. Il faut surtout qu'il fasse faire le service de sa place avec rigueur, pour éviter toute surprise 197.» Les officiers d'état-major placés à Stettin, Glogau, Custrin, en pays suspect, «doivent avoir l'oeil sur tout»; leur vigilance ne doit pas se relâcher une minute: «ils doivent dormir le jour et rester debout toute la nuit 198».

Note 197: (retour) Corresp., 17621.

En arrière de ces postes, l'Empereur développe et multiplie ses moyens de guerre, par l'action combinée de mouvements militaires et diplomatiques. Sans cesse, il s'efforce de compléter le corps de Davout, de former ceux qui devront, en cas de besoin, rallier et soutenir cette puissante avant-garde, et à l'armée de deux cent trente mille hommes qu'il se met en mesure de réunir avant juillet dans l'Allemagne du Nord, il s'occupe de composer une aile gauche avec la Suède, une aile droite avec la Turquie. Ses envois à Stockholm et à Constantinople, pendant la seconde quinzaine d'avril, si on les compare aux dépêches de la période précédente, montrent qu'il se sent plus près d'éventualités extrêmes, signalent le progrès de la crise.

En Suède, il ne s'agit plus de tâter le terrain, mais d'y prendre position. Alquier reçoit ordre de proposer carrément et de négocier une alliance, sans la conclure encore: évitant toute allusion à la Norvège, passant sous silence cet objet cher à Bernadotte, il présentera aux Suédois la Finlande comme le prix naturel de leur concours dans une guerre contre la Russie. Au besoin, pour les mieux mettre en état de faire diversion, la France fournira des subsides: c'est l'Empereur qui le dit lui-même dans une note jetée en marge de l'instruction 199. En ce qui concerne la Turquie, le projet de dépêche préparé le 12 avril par Champagny et non encore approuvé par l'Empereur, est abandonné comme insuffisant: M. de Bassano lui en substitue un autre, plus net, plus précis, plus nerveux. Latour-Maubourg devra réclamer l'envoi à Paris d'un ambassadeur turc, ayant mission et pouvoir de passer des accords: «Il est convenable que, dédaignant la pompe orientale, cet ambassadeur parte sur-le-champ. Il faut qu'il soit autorisé à signer un traité en forme, avec toutes les dispositions qui lient les gouvernements.» Napoléon veut avoir à sa portée et sous sa main l'alliance de la Turquie, afin de la saisir quand il lui plaira. Le traité à signer serait très avantageux au Sultan: «La France garantirait la Moldavie et la Valachie à la Porte, et en cas de succès, ce qui n'est pas douteux, les deux armées se combineraient pour faire rendre la Crimée à la Porte...--Tout cela, ajoute la dépêche du 27 avril, doit être dit avec prudence et sans rien compromettre, car l'alliance avec la Russie n'est pas rompue, et les difficultés peuvent s'aplanir. Mais, avant que le ministre qu'enverra la Porte arrive, tout sera décidé 200

Note 199: (retour) Archives des affaires étrangères, Suède, 295. Cf. la lettre de Maret à l'Empereur du 20 avril 1811, insérée dans la correspondance de Turquie, vol. 221.
Note 200: (retour) Maret à Latour-Maubourg, 27 avril 1811.

Ces derniers mots prouvent que l'Empereur croyait alors à un dénouement très bref, qui serait la guerre ou la consolidation de la paix. Ni l'une ni l'autre de ces deux hypothèses ne se réalisa. Alexandre se montrait peu pressé de délier la langue de Tchernitchef, et aucune communication nouvelle n'arrivait du Nord. Par contre, dès le mois de mai, les nouvelles de la frontière prirent un caractère beaucoup moins alarmant. À Varsovie, quand était arrivé l'ordre de mobiliser l'armée, l'émotion avait atteint à son paroxysme: chacun croyait apprendre à tout instant l'entrée des Russes, s'imaginait déjà entendre leur canon 201. Aujourd'hui, si les bruits d'une restauration de la Pologne par la main du Tsar continuaient à circuler, l'état des forces opposées au duché ne faisait plus croire à l'imminence de l'entreprise. Les agents d'observation, les guetteurs apostés, ne retrouvaient plus les masses ennemies sur les points où ils avaient cru les discerner: elles semblaient s'être dissipées et évanouies: on n'était plus bien sûr maintenant de les avoir vues, et c'était à se demander si un peuple entier n'avait pas été le jouet d'une illusion d'optique. Entre Riga et Brzesc, on continuait à découvrir une ligne de troupes, des divisions échelonnées, dont il était très difficile de déterminer avec exactitude la composition, le numéro d'ordre et l'emplacement, mais la frontière même paraissait se dégager. À Wilna, à Grodno, plus de concentration menaçante; à Bialystock, où une force imposante avait été signalée, on constatait, vérification faite, l'existence d'un bataillon. Bignon, ayant contrôlé les premiers avis à l'aide «d'informateurs plus sages 202», ayant procédé très soigneusement à une contre-enquête, en venait à penser que les Polonais avaient été une fois de plus dupes d'eux-mêmes, que le péril avait existé surtout dans leur imagination: Davout arrivait à sa même conclusion, se reprochant d'avoir cédé à un pessimisme exagéré 203.

Note 201: (retour) Bignon à Maret, 4 mai 1811.
Note 202: (retour) Dépêche du 28 avril 1811.
Note 203: (retour) Davout à l'Empereur, 23 avril, 2, 12 et 17 mai. Archives nationales, AF, IV, 1653.

En fait, le gros des armées russes restait à proximité du territoire varsovien. Seulement, comme Alexandre persistait dans les hésitations dont nous avons montré le début, quelques divisions avaient été reportées en arrière, éloignées des limites. Puis, chez les troupes qui s'étaient accumulées dans les provinces frontières, une sorte de tassement s'était opéré: les corps, ayant pris leurs positions, s'y tenaient maintenant immobiles, repliés sur eux-mêmes: ils offraient ainsi moins de prise à l'observation qu'à l'état de mouvement et de marche. Les Varsoviens, n'apercevant plus en face d'eux un remuement d'hommes et de matériel qui multipliait les objets à leurs yeux et prêtait à des grossissements fantastiques, se sentaient quelque peu délivrés de leurs angoisses: ils respiraient plus librement: l'oppression diminuait, la fièvre des esprits s'apaisait: l'alerte était passée 204.

Note 204: (retour) Bignon à Champagny et à Maret, 20, 24, 25, 27, 28, 30 avril, 2, 4, 7, 8, 9, 10, 11, 15, 22 et 27 mai.

Le premier effet de cette accalmie fut d'arrêter les négociations que menait l'Empereur à titre de précautions contre la Russie. Il cesse de répondre aux assurances douteuses de la Prusse: il tient l'Autriche en suspens. Ayant étendu le bras vers la Suède et la Turquie pour les reprendre et les tirer à lui, il interrompt son geste, dès que le besoin immédiat de ces compromettantes alliances ne se fait plus sentir. Il laisse ses représentants sans ordres, sans instructions, et son silence leur prescrit tacitement l'inaction.

À Stockholm, nos offres avaient été accueillies avec un enthousiasme plus apparent que réel: l'objet proposé à Bernadotte ne correspondait pas à ses véritables désirs, et lorsque le baron Alquier l'avait provoqué à discuter un plan de diversion en Finlande, il l'avait trouvé mal préparé sur le sujet, s'exprimant avec gêne, demandant à réfléchir. Cependant, comme il importait de ne pas décourager la bonne volonté de l'Empereur, comme une partie du conseil tenait encore pour l'ancienne politique et regrettait la Finlande, le ministre Engeström avait d'abord suivi les pourparlers avec une sorte d'ardeur. Au bout de quelques semaines, voyant que son interlocuteur n'insistait plus, il cessa lui-même de nourrir la conversation et laissa tomber l'affaire 205. Avec les Turcs, on s'en tint pareillement aux premières ouvertures: notre légation n'ayant pas renouvelé ses instances pour l'envoi à Paris d'un plénipotentiaire, cet ambassadeur ne partit point: les deux gouvernements restèrent l'un vis-à-vis de l'autre dans une situation mal définie et sur un pied de demi-confiance.

Note 205: (retour) Correspondance d'Alquier, mai à juin 1811.

Quant à ses armements, Napoléon ne contremande aucune mesure, mais informe ses lieutenants qu'il y a lieu de procéder un peu moins précipitamment, avec plus de mystère et surtout à moins de frais: «Lorsque vous trouverez de l'économie,--écrit-il à Davout,--à mettre douze ou quinze jours de plus à faire faire une chose, je pense qu'il faut adopter ce parti de préférence 206.» Il veut que les corps en formation s'augmentent incessamment, mais qu'ils se munissent de leurs organes sur place, les uns en Allemagne, les autres en Italie ou en France, sans exécuter aucun mouvement qui éveille l'attention 207.

Note 206: (retour) Corresp., 17702.

En somme, l'impulsion donnée soudainement aux préparatifs se modère, mais continue à se faire sentir, méthodique et réglée. Par suite de l'alerte survenue, un grand pas avait été franchi dans la voie des mesures guerrières, et il n'était point dans le tempérament et l'humeur de Napoléon de s'arrêter en ce chemin, dès que les circonstances l'y avaient engagé à fond. Vis-à-vis de la Russie, il demeure sous une impression plus prononcée de méfiance et de colère: il en veut amèrement à cette puissance de lui avoir presque fait peur, sans qu'il se rende un compte exact de ce qui s'est passé dans l'esprit d'Alexandre. Il n'est pas éloigné de croire que ce prince a voulu simplement diriger contre lui une grande démonstration militaire, avec l'espoir de lui forcer la main par cette pression et de lui arracher un lambeau de la Pologne. Mais cette hypothèse suffit à le révolter: est-il homme à qui l'on dicte des conditions à la pointe de l'épée? Si l'on veut négocier, pourquoi venir «le casque en tête au lieu d'un bâton blanc à la main 208 »? Et l'apaisement actuel, loin de le confirmer dans la volonté de mettre fin au litige, l'en détourne au contraire, en lui rendant le loisir de préparer sa revanche: se reprenant à l'espérance de gagner du temps et de pouvoir donner à ses préparatifs une formidable ampleur, il revient progressivement à l'idée de faire la guerre au lieu de l'éviter, de la faire en 1812, de mener alors une campagne offensive, à la tête de l'Europe, et de trancher violemment le conflit par la plus grande expédition des temps modernes. Son ardeur à traiter décroît à mesure que le danger s'éloigne.

Note 208: (retour) Paroles répétées par Alexandre à Lauriston, d'après un rapport de Kourakine; lettre particulière de Lauriston au ministre, 1er juin 1811.

Cependant, ayant senti l'embarras où le jetterait une rupture trop prompte avec la Russie, sachant que cette éventualité peut se reproduire, frappé parfois des risques immenses où l'entraînerait une entreprise au Nord même longuement et minutieusement préparée, il reste encore indécis, perplexe, et ne rejette pas tout à fait l'idée d'une transaction. Sincèrement, il voudrait écarter la question polonaise et chasser ce fantôme: il le dit à Kourakine, avec un luxe de paroles obligeantes qui donne au vieil ambassadeur «la force de se promener avec Sa Majesté pendant deux heures malgré sa goutte 209». Il le répète avec une sorte d'impatience à un diplomate russe de passage à Paris, au comte Schouvalof: «Que me veut l'empereur Alexandre?--lui dit-il.--Qu'il me laisse tranquille! Croit-on que j'irai sacrifier peut-être deux cent mille Français pour rétablir la Pologne 210?» Et il fait justement observer que le duché dans son état actuel, c'est-à-dire faible et soumis, lui est plus avantageux qu'une Pologne indépendante et forte, qui se soustrairait tôt ou tard à sa tutelle. Mais est-il possible de rassurer la Russie à moins d'un dépècement du duché, condition inacceptable et déshonorante? Puis, il est une autre question que Napoléon ne renonce jamais au fond de l'âme à réveiller et à reprendre: c'est celle des neutres et du blocus. À supposer que l'on trouve moyen d'aplanir les difficultés présentes, Alexandre consentira-t-il à décréter des mesures plus efficaces contre les Anglais et suppressives de leur commerce? Telle est la question d'importance capitale qui complique toujours aux yeux de l'Empereur et aggrave le problème. Sur tous les points en suspens, il espère que le duc de Vicence, soit par réponse aux deux lettres qui lui ont été adressées, soit de vive voix après son retour, va lui fournir enfin des notions précises: il a hâte de savoir à quel prix au juste il pourrait s'épargner une guerre avec la Russie et s'assurer un renouvellement de concours contre l'éternelle ennemie.

Note 209: (retour) Rapport cité dans la lettre de Lauriston du 1er juin.
Note 210: (retour) Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, XXI, 415.

CHAPITRE V

RETOUR DU DUC DE VICENCE.

Contre-coup à Pétersbourg de l'émotion suscitée en Allemagne et en France.--Alexandre est instruit de nos mouvements militaires et craint que Napoléon ne prenne l'offensive.--Il se demande encore si une attaque n'est pas la meilleure des parades.--Mouvement de l'opinion en sens contraire.--Wellesley donne à l'Europe des leçons de guerre défensive.--Il fait école.--Le général Pfuhl et son plan.--Peu à peu, Alexandre incline vers un système purement défensif.--Il voudrait éviter la guerre sans rentrer dans l'alliance.--Encore le duché de Varsovie.--Confidence au ministre d'Autriche.--Réponse par allusions et sous-entendus, aux interrogations du duc de Vicence.--L'empereur Alexandre et le roi de Rome.--Arrivée de Lauriston.--Gracieux accueil.--Alexandre compte sur Caulaincourt pour déterminer Napoléon à lui offrir ce qu'il n'entend pas demander.--Il annonce la résolution de se défendre à toute extrémité: solennité et sincérité de cette déclaration.--Émotion de Caulaincourt: ses tristes pressentiments.--Son retour en France.--Il va trouver l'Empereur à Saint-Cloud.--Sept heures de conversation.--Caulaincourt se porte garant des intentions pacifiques d'Alexandre.--Un quart d'heure de silence.--Les deux questions corrélatives.--Napoléon repousse l'idée de diminuer la garnison de Dantzick.--Caulaincourt insiste sur la nécessité d'opter entre la Pologne et la Russie.--La pensée de l'Empereur passe par des alternatives diverses.--L'infranchissable obstacle.--Caulaincourt signale les dangers d'une lutte contre le climat du Nord, la nature et les espaces; il affirme qu'Alexandre se retirera au plus profond de la Russie et cite les propres paroles de ce monarque.--L'Empereur ébranlé; son interlocuteur croit avoir cause gagnée.--Napoléon fait le dénombrement de ses forces; un vertige d'orgueil lui monte au cerveau.--Il croit que tout se réglera par une bataille.--Suite de la conversation.--Retour sur l'affaire du mariage.--Dernier mot de Caulaincourt.--Juste raisonnement et illusions fatales.

I

Alexandre flottait toujours entre plusieurs partis, indécis et troublé. Les rapports de Tchernitchef et d'autres avis lui avaient appris l'élan donné à nos préparatifs: il voyait les armées varsovienne et saxonne se mobiliser à la hâte: il voyait se lever derrière elles la puissance française. Effrayé en outre de paroles violentes que Napoléon s'était permises devant le conseil de commerce à l'adresse des États contrebandiers, il craignait que le conquérant ne fondît à bref délai sur ses frontières, pour le punir d'avoir armé. Autour de lui, on croyait à la guerre pour la fin du printemps, pour l'été au plus tard: l'alarme avait repassé de Paris à Pétersbourg, et le Tsar se demandait parfois s'il ne ferait pas bien de mettre à profit ce qui lui restait d'avance, de marcher à la rencontre de l'envahisseur 211.

Note 211: (retour) Dans son grand rapport d'avril, Tchernitchef avait continué, tout en reconnaissant que la Russie pouvait actuellement traiter avec l'Empereur, à développer des plans d'agression et de surprise, celui-ci entre autres: «Prodiguer toutes les assurances et en général toutes les démonstrations qui tendraient à tranquilliser Napoléon à notre égard, consentir à désarmer simultanément et faire faire même quelques marches rétrogrades à nos divisions, sans toutefois trop les éloigner; enfin l'endormir et l'engager à diriger de nouveaux efforts sur l'Espagne, ce qui, en le rendant moins redoutable, nous permettrait d'attendre qu'il fût complètement engagé dans cette nouvelle lutte pour profiter de la diversion.» En marge du rapport, on trouve cette annotation de la main d'Alexandre: «Pourquoi n'ai-je pas beaucoup de ministres comme ce jeune homme?» Vol. cité, 109.

En avril, un agent prussien qui l'approchait souvent, le lieutenant-colonel Schöler, ne considérait pas qu'il eût écarté toute idée d'offensive 212. Un peu plus tard, le Suédois Armfeldt éprouvait la même impression. Cet adversaire implacable de Napoléon, cet homme qui semble n'avoir vécu que pour haïr, était arrivé récemment de Stockholm, d'où Bernadotte l'avait chassé par crainte de ses intrigues et aussi pour plaire à l'Empereur. Parfaitement accueilli à Pétersbourg, Armfeldt tâchait d'y démontrer que «tout était perdu si on se laissait prévenir par Bonaparte 213», et constatait avec joie que ses paroles trouvaient de l'écho: Alexandre lui parlait de l'envoyer prochainement à Londres négocier la paix et l'alliance avec l'Angleterre, ce qui équivaudrait à une rupture avec la France 214.

Note 212: (retour) Voyez les rapports de Schöler en date des 30 mars, 5 et 18 avril, mentionnés ou cités par Duncker, 353-354.
Note 213: (retour) Tegner, Le baron d'Armfeldt, III, 300.

Ainsi, Alexandre ne décourageait pas totalement les partisans de l'offensive. Cependant, il en sentait mieux chaque jour les inconvénients et le danger. Il savait que son projet, vaguement soupçonné dans les différentes cours, avait suscité partout un blâme universel, et que l'opinion européenne ne le suivrait pas dans cette aventure. S'essayant encore par moments à gagner, à convertir l'Autriche, dont il jugeait la bienveillance indispensable 215, il n'obtenait que de froides et évasives paroles. De plus, des raisons purement stratégiques, développées autour de lui avec une véhémence croissante, l'inclinaient à chercher le salut dans une défensive préméditée et systématique.

Note 215: (retour) Dépêche à Stackelberg, 2 juin 1811. Archives de Saint-Pétersbourg.

L'idée de faire aux Français une guerre à la Fabius, de se dérober à leur choc, d'attendre pour les combattre qu'ils fussent épuisés par les marches et les privations, de leur opposer alors un terrain hérissé de défenses, des remparts plutôt que des hommes et derrière ces remparts d'inaccessibles espaces, hantait depuis longtemps certains esprits: elle avait été préconisée auprès d'Alexandre par des Allemands, comme Wolzogen; par des Russes, comme Barclay de Tolly, le futur ministre de la guerre: au lendemain d'Eylau, Barclay avait dit: «Si je commandais en chef, j'éviterais une bataille décisive et je me retirerais, de sorte que les Français, au lieu de trouver la victoire, finiraient par trouver un second Poltawa 216.» Ces conseils étaient demeurés toutefois isolés et timides, jusqu'au jour où un grand événement de guerre en avait démontré la valeur. En ce printemps de 1811, la campagne de Portugal s'achevait, et l'on commençait à bien connaître les détails de ce duel poursuivi aux extrémités de l'Europe occidentale entre Masséna et Wellesley. Masséna n'avait rien fait de grand, parce que le général anglais, après avoir reculé devant lui, après avoir laissé les Français s'aventurer dans les déserts rocheux du Portugal et les sierras brûlantes, avait fini par leur opposer, au bout de cette voie douloureuse, un front couvert d'ouvrages et de redoutes, contre lequel s'était brisé l'élan affaibli de nos troupes. En art militaire, la manie d'imitation est plus fréquente que partout ailleurs, la mode plus impérieuse. Désormais, il n'y avait plus qu'une voix dans les états-majors européens pour déclarer que Wellesley avait trouvé le secret de résistance si longtemps cherché, la recette de victoire, et qu'il convenait d'appliquer en tous lieux sa méthode.

Note 216: (retour) Bogdanovitch, I, 93.

À Pétersbourg, cette doctrine se formulait sous la plume d'un Allemand au service de la Russie, le général Pfuhl, officier studieux et érudit, stratégiste de cabinet, qui brillait dans la théorie et faiblissait dans la pratique. Pfuhl avait rédigé un plan de campagne fondé sur les données fournies par la guerre de Portugal, combinées avec certaines règles classiques. Il s'agirait d'attirer les Français le plus loin possible de leur base d'opérations et de les recevoir dans des lignes de défense fortement établies. En particulier, dans l'espace vide qui s'ouvre entre le Dnieper et la Dwina et sépare ces deux fleuves protecteurs, une sorte de réduit central, un camp retranché de dimensions colossales, un Torres-Vedras russe, s'élèverait et boucherait la trouée. La principale armée de l'empire reculerait peu à peu jusqu'à ce poste, viendrait s'y immobiliser et s'y défendrait obstinément, tandis qu'une seconde armée, moins nombreuse et plus mobile, inquiéterait et harcèlerait l'adversaire. Ce n'était pas encore le système de la retraite à outrance, du recul continu; c'était le système de la défensive sur le front de bataille combiné avec celui des attaques de flanc. Quant à la Prusse, on ne lui demanderait qu'une coopération passive: elle aurait à livrer sans combat sa capitale et ses provinces, à s'effacer devant l'invasion, à se retirer et à s'enfermer tout entière, armée, gouvernement, administration, dans celles de ses places qui avoisinaient la mer. Transformées en camps retranchés, ces places immobiliseraient une partie des troupes françaises: ce seraient autant de Torres-Vedras prussiens, appuyant de loin celui que les Russes feraient surgir en avant de leurs deux capitales, à grande distance de leur frontière 217. Le principal inconvénient du plan proposé par Pfuhl était de diviser les forces de la résistance et d'offrir notamment les armées russes en deux masses séparées aux coups de l'envahisseur. Néanmoins, Alexandre sentait quelque disposition à l'adopter, parce que ce plan donnait une forme précise et presque scientifique à la conception défensive qui commençait de prévaloir en lui. Dès la fin de mai, il cédait visiblement à l'instinct sauveur qui lui montrait la Russie inexpugnable chez elle et hors d'atteinte 218.

Note 217: (retour) Bogdanovitch, I, 72-95. Mémoires de Wolzogen, 55 et suiv.
Note 218: (retour) Voyez sa lettre au roi de Prusse, arrivée à Berlin du 26 au 28 mai, citée par Duncker, 361-362.

Il tenait, d'autre part, à rester en conversation avec la France, à ne pas interrompre les pourparlers. Au fond, voyant la guerre de plus près, il en sentait mieux l'horreur et ne voulait point rejeter toute idée d'apaisement. Il s'estimerait satisfait si Napoléon, au prix de quelques mouvements rétrogrades des Russes, consentait à éloigner le danger de ses frontières, à désarmer Dantzick, le duché de Varsovie et la ligne de l'Oder, sans trop le presser pour la terminaison des différends: il s'accommoderait d'un état mal défini qui lui épargnerait les risques formidables d'une lutte et qui le dispenserait en même temps de remplir les obligations contractées, qui lui fournirait prétexte pour consommer plus tard son rapprochement économique avec l'Angleterre.

Quant à finir totalement la querelle avec la France, à supposer que la chose fût souhaitable, où en était le moyen? Les contre-propositions transmises par Tchernitchef paraissaient d'inefficaces palliatifs. Restait, il est vrai, la solution chère à Roumiantsof, celle qui consistait à morceler le duché de Varsovie. Alexandre n'en admettait pas d'autre, mais il continuait à admettre celle-là, et certaines de ses confidences en font preuve. Parlant un jour au comte de Saint-Julien, ministre d'Autriche, de l'Oldenbourg et du dédommagement à trouver, il finissait par lui dire «d'un air de réticence»:--«Je sais bien un équivalent qui pourrait nous convenir 219»;--et Saint-Julien, après avoir cherché à bonne source l'explication de ce propos, écrivait à sa cour que le Tsar ne ferait point difficulté d'accepter «la partie du duché de Varsovie située sur la rive droite de la Vistule».

Note 219: (retour) Oncken, Oesterreich und Preussen im Befreiungskriege, II, 611.

Alexandre, il est vrai, se hâtait d'ajouter, au sujet du mystérieux équivalent: «Il n'en peut pas être question encore.» En effet, après l'accueil qu'avaient reçu les insinuations de Tchernitchef, il jugeait plus inopportun que jamais de notifier trop clairement des prétentions dont Napoléon pourrait se faire contre lui une arme empoisonnée. Dans ses entretiens avec notre ambassadeur, il va réitérer vaguement sa demande, mais il cherchera moins à se faire comprendre qu'à ne pas se compromettre: il continuera à s'exprimer par allusions à peine formulées, à négocier du bout des lèvres: il couvrira sa pensée d'un voile assez transparent pour qu'elle se laisse entrevoir, assez épais pour que nul ne puisse la distinguer pleinement et la dénoncer.

Le 5 mai, Caulaincourt le pressa de s'expliquer, conformément aux ordres expédiés de Paris les 15 et 17 avril: reprenant les paroles mêmes du ministre français, l'ambassadeur dit en propres termes: «Si ce que les Russes désirent est faisable, cela sera fait.» Alexandre répondit d'abord en protestant de sa modération: «Quant au désir de s'expliquer et de s'entendre, cette tâche avait depuis longtemps été remplie par lui: c'était nous qui ne répondions à rien et qui demandions chaque jour la même chose, comme si lui n'avait pas déjà répondu sur tout depuis trois mois, depuis un an, comme si quelque chose dans tout cela dépendait de lui, tandis que tout dépend de l'empereur Napoléon.»--«Personne, reprenait-il, n'a servi aussi loyalement que moi ses intérêts, personne n'a aimé aussi franchement sa gloire, et personne ne peut encore lui témoigner une plus franche, une plus utile amitié. Le temps est venu de le reconnaître: j'ai été tout coeur pour lui, quelles que fussent les circonstances: qu'il soit enfin juste pour moi 220

Note 220: (retour) Caulaincourt à Maret, 7 mai 1811.

Caulaincourt répéta que l'Empereur et Roi était sincèrement disposé à satisfaire la Russie, mais qu'encore fallait-il savoir «comment et où: qu'on ne s'était jamais expliqué là-dessus». Alexandre commença alors par réclamer l'observation pure et simple des traités, ce qui eût impliqué le retour du prince dépossédé dans ses États, prétention de pure forme et que nul ne prenait au sérieux. Au bout de quelque temps, comme s'il se fût laissé graduellement forcer la main, il admit le principe d'une indemnité «juste et convenable». Pour indiquer celle qu'il avait en vue, sans avoir à la désigner, il procéda par voie d'élimination. «Erfurt tout seul, disait-il, était notoirement insuffisant.» D'autre part, «ce qu'on voudrait y ajouter devant être pris sur des États qui tous étaient sous la protection de la France, ce n'était pas à lui à les spolier». Enfin, «la Russie ne pouvait certainement prendre cet équivalent sur la Prusse, parce qu'il n'y aurait ni justice ni raison à rendre, pour l'amour du duc d'Oldenbourg, ce pays encore plus malheureux qu'il ne l'était, et qu'il ne pouvait être de l'intérêt de la Russie d'augmenter encore la faiblesse de la Prusse». La Prusse et les États secondaires de l'Allemagne ainsi écartés, restait le grand-duché: Alexandre se garda bien d'en prononcer le nom, si ce n'est pour dire «qu'il n'enviait rien à cet État pas plus qu'à ses autres voisins»; c'était jouer sur les mots, car on eût livré le duché à la Russie en le concédant partiellement au duc d'Oldenbourg. Après avoir ainsi équivoqué, après avoir déclaré encore une fois qu'«il attendait justice pour son proche parent, pour l'oncle d'un allié tel que lui», Alexandre sauta de là aux affaires de Pologne, insistant sur l'urgence de mettre fin aux agitations et aux espérances de ce peuple, cherchant évidemment à rapprocher et à lier les questions. La plupart de ses paroles, il est vrai, étaient accompagnées de telles circonlocutions et de si pudiques réticences, il se défendait si bien de vouloir dicter le choix de l'Empereur, que Caulaincourt ne paraît pas avoir expressément compris que la garantie sollicitée contre la Pologne se confondait et s'identifiait avec l'indemnité réclamée pour le duc d'Oldenbourg. Il emporta seulement de cet entretien et de plusieurs causeries avec le chancelier la conviction absolue, profonde, que les deux questions devaient se trancher concurremment, sinon l'une par l'autre; que la solution de la première emporterait par elle-même ou au moins dégagerait de toute difficulté le règlement de la seconde.

Durant toute cette période, Alexandre sut garder, avec un tact parfait, l'attitude convenable à un ami justement froissé, méconnu et menacé, qui se tient à l'écart par dignité et néanmoins ne demande qu'à revenir, pourvu qu'on fasse vers lui le premier pas. Il traitait notre ambassadeur avec égards, avec distinction, mais ne dissimulait point que les attaques de la presse française contre Tchernitchef, que les paroles de l'Empereur au conseil de commerce l'avaient blessé au coeur. Il s'exprima en fort bons termes sur la naissance du roi de Rome, manifesta la part qu'il prenait au bonheur de la France, sans dépasser certaines limites. Pour célébrer l'événement, Caulaincourt avait eu l'idée de donner un grand bal, une fête qui ferait époque dans les fastes de Pétersbourg, et de réunir toute la société dans son hôtel splendidement décoré à l'intérieur et à l'extérieur. L'autorité russe lui prêta obligeamment son concours pour les dispositions à prendre, mais le Tsar fit savoir qu'il ne pourrait assister à la fête dans les circonstances présentes: si on le priait officiellement, il accepterait l'invitation, mais, à moins qu'il ne vînt d'ici là quelque chose «d'amical et de rassurant, il serait malade le jour de la fête». «Quelle figure ferais-je, disait-il à Caulaincourt, aux yeux de l'Europe, de ma propre nation, en allant danser chez l'ambassadeur de France pendant que les troupes françaises marchent de toutes parts?... Donnez la fête sans moi, ne me priez pas. Toutes les facilités pour qu'elle soit belle et au-dessus de tout ce qui a été fait et de ce que les étrangers peuvent faire, vous les avez eues. Ou bien attendez quelques jours. Que l'Empereur me prouve par ce qu'il dira à Kourakine ou à Tchernitchef, par ce qu'il fera, qu'il tient réellement à moi et à l'alliance, et j'irai avec un grand empressement chez vous, car je n'ai d'autre désir que de donner à l'Empereur et à votre pays des marques d'amitié. De mon côté, je vous assure qu'il ne me restera pas une arrière-pensée, pas un souvenir sur les circonstances actuelles, et que je replacerai tout, dès que vous le voudrez franchement, dans l'état d'alliance et d'amitié 221

Note 221: (retour) 135[e] rapport de Caulaincourt à l'Empereur, envoi du 8 mai 1811.

Sur ces entrefaites, M. de Lauriston arriva à Pétersbourg. Il fut grandement, magnifiquement reçu. En lui donnant audience pour la première fois, Alexandre se plaignit avec quelque vivacité de l'effervescence guerrière qu'on signalait en Saxe, mais il entremêla ses doléances de paroles flatteuses: galamment, il exprima le désir de voir madame de Lauriston rejoindre son mari et prendre séjour en Russie: son arrivée prouverait que l'ambassadeur avait l'espoir de se fixer pour longtemps dans le pays et apparaîtrait comme un signe de paix 222.

Note 222: (retour) Lauriston à Maret, 12 mai 1811.

Les jours suivants, tandis que le duc de Vicence faisait ses préparatifs de départ, Alexandre vit plusieurs fois les deux ambassadeurs, celui qui entrait en charge et celui dont la mission s'achevait: il les reçut ensemble ou séparément. À Lauriston, il répéta ce qu'il avait dit à Caulaincourt, et même le nouveau représentant semble avoir mieux compris que l'ancien, à certaines nuances d'expression, à certains jeux de physionomie, qu'on en voulait à l'intégrité de l'État varsovien: faisant timidement allusion à l'opportunité de céder quelques terres en Pologne, il écrivait: «Je pense que si l'empereur Napoléon a cette intention, cela remplirait le double but de la compensation et de la convention pour la Pologne 223

Note 223: (retour) Lettre particulière à Maret, 1er juin 1811.

Tandis qu'Alexandre tâtait ainsi M. de Lauriston et lui laissait soupçonner ses désirs, il le comblait de menues faveurs: invitations à la parade du dimanche, invitations fréquentes à dîner, conversations en tête à tête. De son côté, comme si elle eût saisi et voulu servir les intentions du maître, la société ne montrait à l'ambassadeur de France que souriants visages 224. Et tout de suite le charme opéra: la grâce de cet accueil, la simplicité enjouée du monarque, son parler plaisant et joli, le talent avec lequel il savait faire couler la conviction dans l'esprit de son interlocuteur, produisirent sur Lauriston leur effet accoutumé. Nouveau venu dans la politique, cet officier général se prit à croire Alexandre beaucoup moins détaché de la France et de son empereur qu'il ne l'était en réalité.

Note 224: (retour) Lauriston écrivait à Maret le 17 juin: «Je ne peux assez me louer de la manière affable avec laquelle je suis reçu et traité dans toutes les maisons où je vais. La saison de la campagne disperse la société; néanmoins, en parcourant les maisons de campagne, je pourrai faire, pour ainsi dire, une provision de connaissances pour l'hiver.»

Son premier mouvement avait été d'écrire à Paris: «L'empereur Alexandre ne veut pas la guerre, il ne la fera que si on l'attaque 225»; et cette assertion devenait de jour en jour plus exacte. Mais Lauriston allait plus loin, n'admettait pas que la Russie eût jamais nourri des intentions agressives. Parti de Paris avant que les découvertes de Poniatowski y fussent connues, il ne lui en était revenu que de faibles échos. Puis, quel moyen de résister aux preuves d'innocence et de candeur qu'Alexandre lui plaçait ingénieusement sous les yeux? On avait l'air de l'initier à tous les secrets de l'état-major: on lui montrait une carte où l'emplacement des corps russes était marqué à une assez grande distance de la frontière; on lui proposait d'envoyer son aide de camp procéder à une vérification sur les lieux. Au reste, Alexandre convenait parfaitement qu'il avait fait appel à toutes ses forces disponibles, qu'il avait voulu se mettre à l'abri d'une surprise, qu'il se trouvait en mesure depuis plus longtemps que nous d'ouvrir la campagne; mais le fait d'avoir laissé passer le moment où il aurait pu attaquer avec avantage ne constituait-il pas sa meilleure justification, n'apportait-il pas à l'appui de ses intentions purement défensives un témoignage irréfragable? «Je suis prêt, disait-il, je n'ai plus de mouvements à faire, et cependant je n'attaque pas. Pourquoi? Parce que je ne veux pas la guerre. Je me mets seulement en état de défense. J'arme Bobruisk, Riga, Dunabourg: est-ce là une agression? N'est-ce pas déclarer positivement que je veux me défendre, et rien que cela 226

Note 225: (retour) Lauriston à Maret, 29 mai.
Note 226: (retour) Lauriston à Maret, 29 mai.

Quant à se défendre, il le ferait, disait-il, avec toute l'opiniâtreté dont il était capable, avec l'énergie du désespoir, et cette partie de ses discours n'était pas seulement un jeu de scène, un procédé de politique et de diplomatie: elle s'inspirait d'une conviction réfléchie et profonde. À mesure qu'Alexandre s'affermissait dans la volonté de ne point provoquer la lutte, il s'établissait inébranlablement dans la résolution qui devait faire sa grandeur morale et sa gloire, dans l'intention de soutenir la guerre jusqu'au bout, jusqu'à complet épuisement de ses forces, si on lui imposait cette épreuve. Il se battrait alors «à toute outrance 227», bien décidé, si la fortune trahissait ses premiers efforts, à se retirer jusque dans les provinces les plus reculées de la Russie pour continuer la résistance, à s'ensevelir au besoin sous les ruines de son empire. Mais l'annonce de ces stoïques déterminations ne réussirait-elle pas à impressionner l'Empereur, à lui arracher un grand acte de condescendance en Pologne ou au moins un ensemble de mesures pacificatrices? Alexandre s'en ouvrit donc, avec une force singulière d'expressions, à M. de Lauriston et surtout au duc de Vicence. Ce dernier allait rentrer à Paris et y reprendre auprès de son maître son service de grand écuyer: il aurait occasion de l'approcher à toute heure, de l'entretenir, de le convaincre. Dès à présent, il avait dépouillé son caractère d'ambassadeur: ce n'était plus qu'un ami commun des deux souverains; nul ne semblait mieux désigné pour porter de l'un à l'autre un message à la fois intime et solennel. Les termes dans lesquels Alexandre le fit dépositaire de ses suprêmes confidences le frappèrent et l'émurent profondément.

Note 227: (retour) Lettre à Czartoryski, 1er avril 1812. Mémoires et Correspondance de Czartoryski, II, 282.

Sans les confier au papier, il les enferma et les grava dans sa mémoire, afin de les répéter textuellement à l'Empereur, lorsqu'il lui rendrait compte de sa mission, et nous les trouverons alors dans sa bouche.

Il quitta Pétersbourg le 15 mai. Lorsqu'il parut pour la dernière fois à la cour et fit ses visites d'adieu, chacun put remarquer sur son visage pâli, sur ses traits fatigués et creusés, une expression de mélancolie profonde 228. Bien que son ambassade lui eût valu à la fin de pénibles déboires, bien que le climat de Pétersbourg eût altéré sa santé, il s'était pris d'affection pour cette Russie où il avait à la fois goûté de hautes satisfactions et traversé de multiples épreuves; c'est un penchant de l'âme humaine que de s'attacher aux lieux où elle a connu la souffrance et la joie, où elle a beaucoup agi, beaucoup lutté, c'est-à-dire, en somme, beaucoup vécu. Caulaincourt aimait Alexandre pour les bontés qu'il en avait reçues, et il lui avait voué une reconnaissance sincère: il aimait les élégances de la vie russe et regrettait cette société de hautes allures et d'esprit affiné, intéressante et charmeresse, dont il avait peu à peu conquis l'estime et forcé les sympathies. Puis, ayant fait de l'alliance l'oeuvre maîtresse et l'honneur de sa vie, il la voyait avec douleur se dissoudre et s'anéantir, pour céder la place à un inconnu plein de périls: le pressentiment de l'avenir, le regret de tant d'efforts dépensés en pure perte, l'assombrissaient au moment du départ: il en fut obsédé durant les journées et les nuits sans fin de l'interminable trajet. Il se gardait cependant de pensées par trop décourageantes, qui débiliteraient son énergie. Sa mission n'était pas terminée: un dernier devoir lui restait à remplir: ce serait de dire à l'Empereur la vérité tout entière telle qu'elle lui apparaissait, de l'informer, de l'éclairer, de l'avertir: il ne faillirait pas à cette obligation, au risque de déplaire, et sacrifierait au besoin sa fortune à sa conscience.

Note 228: (retour) La comtesse Edling écrit dans ses Mémoires: «Caulaincourt, en recevant son audience de congé, éprouva une émotion si extraordinaire que tout le monde en fut étonné.» P. 50.

II

Il arriva à Paris le 5 juin au matin. Il trouva une ville tout entière aux apprêts des réjouissances publiques qui allaient accompagner la célébration du baptême: les maisons se pavoisaient, s'enguirlandaient de feuillage, se paraient d'emblèmes. On nettoyait et on débarrassait les rues par lesquelles passerait le cortège: Paris faisait sa toilette des grands jours. Aux Tuileries, aux Champs-Élysées, sur la Seine, des jeux, des feux d'artifice, des illuminations se préparaient. Caulaincourt ne fit que traverser ce décor de fête et se rendit immédiatement à Saint-Cloud, où Leurs Majestés avaient pris résidence pour quelques semaines; il y était avant onze heures.

L'Empereur, qui achevait de déjeuner, le fit entrer dans son cabinet, l'y rejoignit bientôt et l'accueillit fraîchement. Sans lui adresser de reproches ni d'éloges, il reprit immédiatement ses griefs contre Alexandre: il les recensa avec amertume, rappela l'abandon où les Russes l'avaient laissé en 1809, leurs exigences tracassières en 1810, les infractions au blocus, les armements commencés de longue date, enfin les faits récents, les faits d'hier, l'ensemble de mouvements qui dénotaient un plan d'hostilité et d'agression: «Alexandre est faux, finit-il par dire en éclatant, il arme pour me faire la guerre 229

Note 229: (retour) Le récit de la conversation entre l'Empereur et Caulaincourt, ainsi que le texte même des paroles reproduites, est intégralement tiré de la précieuse collection de documents inédits et privés auxquels nous avons déjà fait de larges emprunts dans les tomes I et II. On en reconnaîtra facilement la provenance, que nous ne sommes pas autorisé à indiquer précisément.

Avec un grand courage, Caulaincourt plaida l'innocence d'Alexandre et la loyauté de ses intentions. Il arrivait tout imbu des raisonnements que le séduisant monarque lui avait présentés avec art, en les enveloppant d'effusions flatteuses et de paroles enchanteresses: sur tous les points, il opposa la théorie russe à la théorie française. Il énuméra les services rendus par Alexandre et les dénis de justice, les provocations directes ou indirectes, les offenses caractérisées et les coups d'épingle dont ce prince à l'âme chevaleresque avait eu à souffrir.

Napoléon écoutait tout, sans dissimuler une impatience croissante. Parfois, quand la réponse était trop facile, il la jetait en manière de vive interruption. Il ne permit pas à Caulaincourt de dire que la Russie avait été insuffisamment payée de son concours illusoire pendant la guerre d'Autriche. Enfin, lorsque l'ancien ambassadeur traita de «conte ridicule», imaginé par les Polonais, le plan d'offensive qui avait certainement existé et qu'il n'avait pas pénétré, l'Empereur devint tout à fait aigre et cassant: «Vous êtes dupe, dit-il, d'Alexandre et des Russes: vous n'avez pas su ce qui se passait. Davout et Rapp me tenaient mieux au courant.» Sans se laisser décontenancer par cette apostrophe, Caulaincourt continua et acheva son exposé: sa conclusion, qui eût été erronée de tous points quatre mois auparavant, était aujourd'hui fondée. Jugeant mieux le présent que le passé, il put affirmer avec vérité que l'empereur Alexandre ne commencerait pas la guerre et désirait l'éviter. En termes catégoriques, il se porta garant et caution de cette disposition: s'animant lui-même, il alla jusqu'à dire: «Je suis prêt à me constituer prisonnier et à porter ma tête sur le billot, si les événements ne me justifient pas.»

Ces paroles furent dites avec un tel accent de conviction qu'elles portèrent le trouble et l'incertitude dans l'esprit de l'Empereur. Il ne répondit point, s'arrêta de parler et se mit à arpenter son cabinet, réfléchissant et songeant. Caulaincourt le voyait aller et venir, en proie à une préoccupation profonde; il voyait s'éloigner dans l'enfoncement de la pièce ses épaules carrées, revenir et repasser son front large, dévoré de pensées. Quel flot de sentiments contradictoires s'agitait alors et battait dans son âme? Songeait-il qu'il vivait l'une des heures décisives de son règne? Il marchait toujours, étranger à tout objet extérieur, absorbé en lui-même, et les minutes s'écoulaient, interminables et pesantes.

Un quart d'heure se passa ainsi, dans un complet silence. À la fin, sortant de sa rêverie, Napoléon se rapprocha de son interlocuteur et lui dit ces mots qui posaient nettement le problème, dans ses deux termes essentiels et corrélatifs: «Vous croyez donc que la Russie ne veut pas la guerre, qu'elle resterait dans l'alliance et rentrerait dans le système continental, si je la satisfaisais sur la Pologne?»

Caulaincourt répéta ce qu'avaient exprimé ses dépêches, à savoir qu'un grand sacrifice aux dépens de la Pologne assurerait la paix et contribuerait à revivifier l'alliance, s'il était soutenu par toute une politique de modération. En quoi devait consister ce sacrifice? Caulaincourt, qui ne l'avait qu'imparfaitement démêlé à travers les confidences très vagues d'Alexandre, ne put le dire avec précision et se contenta de poser le principe. Il ajouta qu'à son avis l'évacuation partielle de Dantzick et des places prussiennes causerait à Pétersbourg un premier soulagement et provoquerait une détente. Mais l'idée de diminuer dès à présent nos moyens de défense et de guerre, avant tout accord définitif, ne fut nullement du goût de l'Empereur. Il la releva vertement, et aussitôt s'engagea entre lui et son contradicteur un dialogue animé, par brèves attaques et fermes ripostes.

«Les Russes ont donc peur?» dit Napoléon, comme si la terreur inspirée par le seul aspect de ses armées flattait et délectait son orgueil: «les Russes ont donc peur?»--«Non, mais ils préfèrent la guerre à une situation qui n'est plus la paix.»--«Croient-ils me faire la loi?»--«Non.»--«Cependant, c'est me la dicter que d'exiger que j'évacue Dantzick, pour le bon plaisir d'Alexandre.»--«Alexandre ne désigne rien sans doute pour qu'on ne dise pas qu'il menace; cependant il énumère tout ce qui s'est passé depuis Tilsit. J'ai pu voir ce qui inquiétait, je puis donc dire ce qui tranquilliserait.»--«Bientôt il faudra que je demande à Alexandre la permission de faire défiler la parade à Mayence?»--«Non, mais celle qui défile à Dantzick l'offusque.....»--«Les Russes sont devenus bien fiers: on veut me faire la guerre?»--«Non, ni la guerre, ni la loi; mais on ne veut pas la recevoir.»--«Les Russes croient-ils me mener comme ils menaient sous Catherine II leur roi de Pologne? Je ne suis pas Louis XV; le peuple français ne souffrirait pas cette humiliation.»

Ce n'était pas la première fois qu'il évoquait, à propos de la Pologne, la figure de l'indolent monarque qui avait laissé s'accomplir sous ses yeux le crime du partage et qui en portait la peine devant l'histoire: on eût dit que ce souvenir de honte l'obsédait, le hantait. Il répéta deux ou trois fois sa phrase sur Louis XV, avec une animation grandissante: puis, allant droit à Caulaincourt et le serrant de près, dardant sur lui le double jet de flamme de ses yeux: «Vous voudriez donc m'humilier?» dit-il.--«Votre Majesté, répliqua tranquillement l'autre, me demande les moyens de maintenir l'alliance, je les lui indique. Il faut se replacer autant que possible dans la situation où l'on était au lendemain d'Erfurt. Si vous voulez rétablir la Pologne, alors, c'est une autre affaire.»--«Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas rétablir la Pologne.»--«Alors, je ne comprends pas à quoi Votre Majesté a sacrifié l'alliance avec la Russie.»--«C'est elle qui l'a rompue parce que le système continental la gênait.» Caulaincourt fit observer que l'Empereur avait donné le premier l'exemple d'une infraction aux lois du blocus, en organisant le système des licences. À cette riposte, qui atteignait le point faible de son argumentation, l'Empereur se sentit touché et jugea le coup adroitement porté; il sourit, et prenant Caulaincourt par l'oreille: «Vous êtes donc amoureux d'Alexandre?» lui dit-il.--«Non, mais je le suis de la paix.»--«Et moi aussi, mais je ne veux pas que les Russes m'ordonnent d'évacuer Dantzick.»--Aussi n'en parlent-ils point: mais autre chose est d'exprimer un voeu et de formuler une exigence.»

En disputant sur Dantzick, on restait à côté du point essentiel et brûlant. Napoléon se rendait compte que l'empereur Alexandre, sous ses phrases énigmatiques et ses réticences, cachait une arrière-pensée persistante, une ambition inexprimée; qu'il y avait un dessous à l'affaire: «Vous êtes dupe, dit-il à Caulaincourt; je suis un vieux renard; je connais les Grecs.» Caulaincourt: «Votre Majesté me permet-elle une dernière observation?» L'Empereur: «Parlez... (avec impatience) mais parlez donc!» Et son geste, sa voix, l'interrogation de son regard commandaient une réponse franche et nette.

Reprenant alors la question principale, Caulaincourt la présenta avec plus de force et d'ampleur, quoique toujours en termes généraux: il la montra telle qu'il la discernait. D'après lui, l'instant était arrivé où l'Empereur devait opter entre deux partis bien tranchés, également soutenables, mais exclusifs l'un de l'autre.

Le premier consistait à rassurer la Russie, à reconquérir cette alliée de premier ordre en lui accordant un gage effectif et public contre le rétablissement de la Pologne, quitte à désespérer les habitants de ce pays et à nous les aliéner sans retour; il appartenait à l'Empereur, en sa sagesse, de décider quelle serait la garantie à fournir. Un second parti pouvait être adopté: ce serait, au contraire, de reprendre et de pousser à bout l'oeuvre de restauration à demi accomplie en 1807 et en 1809, de reconstituer entièrement la Pologne. On ferait en ce cas la guerre aux Russes, mais on la leur ferait avec un but, pour un objet parfaitement défini et qui en vaudrait la peine. Réintégrée dans ses anciennes limites, remise au rang de grande puissance, la Pologne deviendrait notre point d'appui dans le Nord et y modifierait à notre profit la distribution générale des forces. Chacun de ces systèmes avait ses avantages et ses inconvénients, mais l'heure avait sonné où il fallait embrasser franchement l'un ou l'autre et s'y fixer; entre eux, il n'était plus de place pour une solution intermédiaire et équivoque. Cette alternative rigoureuse, Caulaincourt l'avait déjà posée au cours de sa correspondance, et ses paroles ne furent que la paraphrase de ces lignes remarquables écrites dans l'une de ses dernières dépêches: «Il faut que l'Empereur choisisse entre la Pologne et la Russie, car les choses en sont venues au point que ne pas désenchanter l'une, c'est perdre l'autre 230

Note 230: (retour) Caulaincourt à Maret, 8 mai 1811.

«Quel parti prendriez-vous? dit l'Empereur.--Alliance, prudence et paix.--La paix! il faut qu'elle soit durable et honorable. Je ne veux pas d'une paix qui ruine mon commerce comme celle d'Amiens. Pour que la paix soit possible et durable, il faut que l'Angleterre soit convaincue qu'elle ne retrouvera plus d'auxiliaires sur le continent... Il faut que le colosse russe et ses hordes ne puissent plus menacer le Midi d'une irruption.» Et l'Empereur suivit avec feu ce raisonnement, qui l'emportait à la guerre et l'entraînait au Nord, pour y retrouver et y reconstituer les frontières de l'ancienne Europe.

«Votre Majesté penche donc pour la Pologne?» dit simplement Caulaincourt. Ces paroles arrêtèrent net l'Empereur dans son belliqueux essor et le rejetèrent dans ses perplexités. En effet, cette barrière qu'il songeait à relever contre la Russie, ce ne pouvait être que la Pologne: débile et inconsistante barrière, rempart de sable, puisqu'il s'agissait d'un peuple auquel avaient manqué toujours la stabilité et la cohésion: était-ce sur cette base fragile qu'il convenait d'échafauder une combinaison gigantesque? L'Empereur se reprit donc avec vivacité, comme si sa pensée eût opéré un mouvement de recul: «Je ne veux pas la guerre, dit-il, je ne veux pas la Pologne, mais je veux que l'alliance me soit utile. Elle ne l'est plus depuis qu'on reçoit les neutres; elle ne l'a jamais été.» Caulaincourt recommença son plaidoyer en faveur d'Alexandre; il affirma de nouveau la sincérité de ce prince, la noblesse de ses sentiments; il le fit avec tant de conviction et de chaleur que l'Empereur finit par lui dire, moitié souriant, moitié fâché: «Si les dames de Paris vous entendaient, elles raffoleraient encore plus de l'empereur Alexandre. Ce qu'on leur a raconté de ses manières, de ses galanteries à Erfurt, leur a tourné la tête: avec tout ce que vous dites, on ferait de beaux contes aux Parisiens.»

Ces éloges donnés à son rival l'agaçaient visiblement; il se contenait pourtant, et ses hésitations ne semblaient pas prendre fin. L'ambassadeur se crut autorisé à poursuivre l'oeuvre de raison et de salut à laquelle il s'était voué. Longuement, il expliqua que tous les actes de l'Empereur depuis 1808 faisaient craindre à la Russie de nouveaux bouleversements: «Mais quoi! s'écria Napoléon, quels desseins me suppose-t-on? Que puis-je désirer? La France n'est-elle pas assez grande?» D'ailleurs, n'avait-il pas donné aux Russes des preuves non équivoques de son bon vouloir et de sa munificence? N'était-ce rien que toutes ces provinces, tous ces territoires réunis à leur empire par la vertu et le bienfait de son amitié? Caulaincourt répliqua que ces cadeaux n'avaient pas été assez désintéressés ni bénévoles pour qu'on nous en sût beaucoup de gré: «On ne tient pas compte des choses que commande la nécessité.» La conversation s'égara ainsi en discussions rétrospectives, se prolongea pendant des heures, s'éparpilla sur tous les objets qui tenaient de près ou de loin à la politique des dernières années; mais une pente irrésistible la ramenait toujours à la difficulté centrale.

Napoléon voulut prouver qu'il avait tout fait pour rassurer Alexandre au sujet de la Pologne, que les objections systématiques ou captieuses étaient venues de l'autre côté. Il fit allusion au traité de garantie négocié en 1810: «On n'a discuté que sur les mots: je n'ai voulu changer que la rédaction.--Mieux eût valu rejeter la convention, répondit Caulaincourt, que de proposer des changements qui avaient trop prouvé qu'après avoir voulu donner cette sécurité, on avait, dans l'intervalle d'un courrier à l'autre, changé de politique et qu'on avait d'autres projets.--Alexandre a fait le fier, il n'a plus voulu de la convention, c'est lui qui l'a refusée. Convenez franchement que c'est lui qui veut faire la guerre.--Non, Sire, j'engagerai ma tête à couper qu'il ne tirera pas le premier coup de canon et ne dépassera jamais ses frontières.--Alors nous sommes d'accord, car je n'irai pas le chercher.--Soit, mais il faut s'expliquer et trouver un moyen de faire revivre la confiance.» C'était ce moyen que Caulaincourt ne pouvait ou n'osait énoncer positivement, que Napoléon devinait et ne voulait admettre. La conversation se replaçait ainsi au point qu'il lui semblait interdit de dépasser, où elle tournait interminablement sur elle-même, sans avancer d'une ligne.

S'écartant à nouveau de l'obstacle, Napoléon se mit à parler des Russes, de la nation et des différentes classes. Il parut croire que la noblesse, corrompue et égoïste, incapable d'abnégation et de discipline, obligerait le souverain à signer la paix après une ou deux batailles perdues et dès que l'invasion l'aurait touchée: «Votre Majesté est dans l'erreur», interrompit hardiment Caulaincourt, et il indiqua que le patriotisme des Russes primait en eux tout autre sentiment, qu'il les réunirait contre nous en masse compacte et les exalterait jusqu'à l'héroïsme.

Placé sur ce terrain, il s'y tint opiniâtrement, refusant de le quitter avant de l'avoir parcouru en tous sens et épuisé; ses paroles prirent alors une gravité exceptionnelle, la valeur d'un avertissement prophétique. Il osa dire que Napoléon s'abusait dangereusement sur la Russie et méconnaissait les facultés défensives de ce peuple. Avec un bon sens et une fermeté vraiment dignes de mémoire, il montra ce que serait une guerre dans le Nord, et il en dévoila à l'avance les sombres horreurs. «En Russie, dit-il, on ne se fait aucune illusion sur le génie de l'adversaire et ses prodigieuses ressources; on sait que l'on aura affaire au grand gagneur de batailles, mais on sait aussi que le pays est vaste, qu'il offre de la marge pour se retirer et céder du terrain; on sait, Sire, que ce sera déjà vous combattre avec avantage que de vous attirer dans l'intérieur et de vous éloigner de la France et de vos moyens. Votre Majesté ne peut être partout; on ne frappera que là où elle ne sera pas. Ce ne sera point une guerre d'un jour. Votre Majesté sera obligée au bout de quelque temps de revenir en France, et tous les avantages passeront alors de l'autre côté. Il faut compter de plus avec l'hiver, avec un climat de fer, par-dessus tout avec le parti pris de ne jamais céder.»

Sur ce dernier point, tout ce que Caulaincourt avait vu et entendu, tout ce qu'il avait recueilli et appris ne lui laissait aucun doute: il put se montrer inébranlablement affirmatif. Comme suprême argument, il cita les paroles mêmes que l'empereur Alexandre lui avait laissées pour adieu. Voici ce que ce prince lui avait dit: «Si l'empereur Napoléon me fait la guerre, il est possible, probable même qu'il nous battra si nous acceptons le combat, mais cela ne lui donnera pas la paix. Les Espagnols ont été souvent battus; ils ne sont pour cela ni vaincus ni soumis; ils ne sont pourtant pas si éloignés de Paris, et ils n'ont ni notre climat ni nos ressources. Nous ne nous compromettrons pas, nous avons de l'espace derrière nous, et nous conserverons une armée bien organisée. Avec cela, on n'est jamais forcé, quelque revers que l'on éprouve, de recevoir la paix; on force son vainqueur à l'accepter. L'empereur Napoléon a fait cette réflexion à Tchernitchef après Wagram; il a reconnu lui-même qu'il n'eût jamais consenti à traiter avec l'Autriche, si celle-ci n'avait su se conserver une armée: avec plus de persévérance, les Autrichiens eussent obtenu de meilleures conditions. Il faut à l'Empereur des résultats aussi prompts que ses pensées sont rapides: il ne les obtiendra pas avec nous. Je profiterai de ses leçons: ce sont celles d'un maître. Nous laisserons notre climat, notre hiver faire la guerre pour nous. Les Français sont braves, mais moins endurants que les nôtres; ils se découragent plus facilement. Les prodiges ne s'opèrent que là où est l'Empereur: il ne peut être partout; d'ailleurs, il sera nécessairement pressé de s'en retourner dans ses États. Je ne tirerai pas l'épée le premier, mais je ne la remettrai que le dernier au fourreau. Je me retirerai au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces ou de signer dans ma capitale conquise une paix qui ne serait qu'une trêve.»

À mesure que Caulaincourt parlait, une attention étonnée et croissante se peignait sur les traits de l'Empereur: il écouta jusqu'au bout, sans perdre un mot; à la fin, comme si le voile de l'avenir se fût déchiré devant ses yeux, comme si un rapide éclair eût illuminé le précipice ouvert sous ses pas, il parut ému, frappé jusqu'au fond de l'âme. Caulaincourt eut le sentiment d'avoir produit un grand effet et crut avoir cause gagnée. Loin d'en vouloir à qui lui disait si crûment la vérité, l'Empereur semblait au contraire apprécier cette franchise. Son attitude avait changé: son visage, dur jusqu'alors et fermé, devenait ouvert, bienveillant. Malgré l'heure avancée, bien que le milieu de la journée fût déjà largement dépassé, il incita Caulaincourt à parler encore; il voulait en savoir davantage; il posa mille questions sur l'armée russe, sur l'administration, sur la société; il se fit conter les intrigues de salon, les amours, et sa curiosité s'amusait de ces détails, comme si son esprit eût eu besoin de se délasser avant de se reprendre au grand problème et de l'attaquer encore. Pour la première fois, il remercia Caulaincourt de son zèle, de son dévouement; il eut pour lui des paroles aimables et familières.

Profitant de cet épanchement, infatigable au bien, le duc renouvela ses efforts avec plus d'insistance: il supplia l'Empereur d'écouter les conseils de la sagesse: «Vous vous trompez, Sire, lui dit-il, sur Alexandre et les Russes: ne jugez pas la Russie d'après ce que d'autres vous en disent; ne jugez pas l'armée d'après ce que vous l'avez vue après Friedland, effondrée et désemparée; menacés depuis un an, les Russes se sont préparés et affermis: ils ont calculé toutes les chances, même celles de grands revers; ils se sont mis en mesure d'y parer et de résister à outrance.»

Napoléon convint que les ressources de la Russie étaient grandes, mais il ajouta que ses forces à lui étaient immenses. Peu à peu, il se mit à en faire l'énumération. Il les montra couvrant l'Europe depuis la Vistule jusqu'au Tage, réparties sur tous les points stratégiques, prêtes à s'agglomérer; il montra l'Empire inépuisable en hommes, cent vingt départements versant annuellement leurs contingents dans des cadres sans cesse élargis, les dépôts se remplissant de recrues à mesure qu'ils se vidaient pour fournir de nouveaux bataillons de guerre: puis, au centre de ces masses continuellement augmentées, il montra ce qui lui restait de ses anciens régiments, ses premiers compagnons, les vieux, les invincibles, ceux d'Italie et d'Égypte, ceux d'Austerlitz et d'Iéna, ces soldats à toute épreuve, cet acier humain, trempé au feu de cent batailles, cette phalange sacrée d'où rayonnaient l'ardeur à bien faire et la contagion de l'héroïsme. Enfin, autour de ses Français, il appela en imagination tous ses alliés, tous ses peuples, il les fit accourir de tous les points de l'horizon: il appela les Lombards d'Eugène et les Napolitains de Murat, les Espagnols et les Portugais, Marmont avec ses Croates, l'Allemagne et ses dix-huit contingents, Jérôme avec ses Westphaliens, les régiments de Hanovriens et de Hanséates qui se formaient sous Davout, Poniatowski et ses Polonais; il se composait ainsi une armée sans pareille dans l'histoire, il la faisait défiler devant lui et la passait en revue, calculant les effectifs, comptant les bataillons, les escadrons, les batteries, les divisions, les corps, et, à mesure qu'il poursuivait ce prodigieux dénombrement, le sentiment de sa force l'envahissait et l'enivrait, un vertige d'orgueil lui montait au cerveau. Sa parole vibrait, ses yeux étincelaient, et son regard, son geste semblaient dire: «Qu'est-il d'impossible avec tant d'hommes et de tels hommes?» Devant cette poussée graduelle et cette explosion de triomphante confiance, Caulaincourt sentit s'écrouler son espoir: il eut conscience d'avoir reperdu le terrain péniblement gagné: il vit se rapprocher cette guerre qu'il croyait avoir éloignée, dont il appréhendait l'issue fatale, et une angoisse patriotique lui serra le coeur.

En effet, l'Empereur lui dit au bout de quelque temps: «Bah! une bonne bataille fera raison des belles déterminations de votre ami Alexandre et de ses fortifications de sable.» Ces derniers mots étaient une allusion aux dunes du Dnieper et de la Dwina que les Russes façonnaient en ouvrages défensifs. Napoléon ajouta qu'au reste il n'entreprendrait point la guerre, mais qu'Alexandre la provoquerait certainement; ce versatile monarque avait rouvert son esprit aux suggestions de l'Angleterre; on lui avait mis en tête des idées de conquête et de prééminence qui flattaient sa vanité, des ambitions sournoises: «Il est faux et faible.»--Caulaincourt: «Il est opiniâtre, il cède facilement sur certaines choses, mais il se trace en même temps un cercle qu'il ne dépasse point.»--L'Empereur: «Il est faux: il a le caractère grec.»--Caulaincourt: «Sans doute, il ne m'a pas toujours dit tout ce qu'il pensait; mais ce qu'il m'a dit s'est toujours vérifié, et ce qu'il m'a promis pour Votre Majesté, il l'a toujours tenu.»--L'Empereur: «Alexandre est ambitieux: il a un but dissimulé en voulant la guerre; il la veut, vous dis-je, puisqu'il se refuse à tous les arrangements que je propose. Il a un motif secret; n'avez-vous pas pu le pénétrer? Je vous dis qu'il a d'autres motifs que ses craintes au sujet de la Pologne et que l'affaire de l'Oldenbourg.--Cela et votre armée à Dantzick suffiraient à expliquer ses alarmes; il partage d'ailleurs les inquiétudes que donnent à tous les cabinets les changements qu'a faits Votre Majesté depuis Tilsit et notamment depuis la paix de Vienne.--Qu'importe à Alexandre? Cela n'est pas chez lui. Ne l'ai-je pas engagé à prendre de son côté? Ne lui ai-je pas dit de prendre la Finlande, la Valachie, la Moldavie? Ne lui ai-je pas proposé de partager la Turquie? Ne lui ai-je pas donné trois cent mille âmes en Pologne après la guerre d'Autriche?--Oui, mais ces appâts ne l'ont pas empêché de voir que Votre Majesté a placé depuis lors des jalons pour des changements en Pologne, ce qui est chez lui.--Vous rêvez comme lui. Je n'ai fait de changements que loin de ses frontières. Quels sont donc ces changements en Europe qui l'effrayent tant? Que font-ils à la Russie qui est au bout du monde? Ce sont ces mesures que vous blâmez qui ôteront tout espoir aux Anglais et les forceront à la paix.»

Il exprima ces idées sous vingt formes diverses, abondant, prolixe, s'abandonnant à sa passion et à sa verve, comme s'il eût perdu la notion du temps. Le jour tombait; au dehors, dans le parc, les feux mourants du soir doraient encore la cime des grands arbres, mais l'obscurité envahissait la salle, et l'Empereur parlait toujours, esquissant à larges traits toute sa politique, montrant le but à atteindre, l'Angleterre à frapper au travers de toute puissance qui reprendrait parti pour elle et lui ferait un rempart. Il revenait aussi aux questions qui formaient plus spécialement l'objet de l'entretien; il les traitait pêle-mêle et sans ordre, sautait de l'une à l'autre, pressait et tâtait Caulaincourt de toutes manières, répétant les mêmes questions pour voir s'il obtiendrait les mêmes réponses, cherchant à saisir son interlocuteur en flagrant délit de contradiction ou d'erreur. Parfois, devant une objection vivement présentée, il s'interrompait, retombait dans ses réflexions, gardait le silence pendant plusieurs minutes. Il y avait dans son argumentation des arrêts et des reprises, des reculs et de brusques élans, qui trahissaient le va-et-vient de sa pensée. Il cherchait à envisager le différend sous toutes ses faces, remontait à ses origines, comme pour en mieux pénétrer le caractère et en découvrir l'issue.

Il dit tout d'un coup, après une pause prolongée: «C'est le mariage autrichien qui nous a brouillés: Alexandre a été fâché que je n'aie pas épousé sa soeur.» Étrange assertion, puisque la cour de Russie avait décliné la proposition d'alliance matrimoniale, et que Caulaincourt le savait mieux que personne, ayant été chargé de transmettre le refus. Vis-à-vis même de cet intermédiaire et de ce confident, Napoléon voulait-il se donner l'air, par un raffinement d'amour-propre, d'avoir préféré spontanément l'Autrichienne à la Russe? En quelques mots, Caulaincourt lui remémora les faits: «J'avais oublié ces détails», dit l'Empereur d'un ton dégagé; et il ajouta cette observation très juste: «Il n'en est pas moins certain qu'on a été fâché à Pétersbourg du rapprochement avec l'Autriche.»

Quand tout eut été rappelé et dit de part et d'autre, l'Empereur se résuma et essaya encore une fois de conclure: «Je ne veux ni la guerre ni le rétablissement de la Pologne, répéta-t-il pour la dixième fois, mais il faut s'entendre sur les neutres et sur les autres différends.»--Caulaincourt: «Si Votre Majesté le veut réellement, cela ne sera pas difficile.»--L'Empereur: «En êtes-vous sûr?»--Caulaincourt: «Certain; mais il faut des choses proposables.»--L'Empereur: «Mais quoi encore?»--Caulaincourt: «Votre Majesté sait aussi bien que moi et depuis longtemps quelles sont les causes du refroidissement; elle sait mieux que moi ce qu'elle peut faire pour y remédier.»--L'Empereur: «Mais quoi? que propose-t-on?»

Caulaincourt expliqua, en ce qui concernait le commerce, qu'il fallait prendre en considération les intérêts économiques de la Russie, se contenter de quelques adoucissements au tarif, tolérer l'admission des neutres, établir en commun un système de licences. Il fallait aussi s'entendre sur Dantzick, améliorer et garantir la situation de la Prusse; il fallait enfin faire au duc d'Oldenbourg un sort qui ne le mît pas sous notre dépendance, qui n'en fît pas, comme il l'eût été à Erfurt, un préfet français... Mais Napoléon jugea inutile d'en écouter davantage. Il s'était aperçu que Caulaincourt tranchait toutes les questions dans le sens russe et le jugeait définitivement endoctriné par Alexandre. Ce qu'on lui soumettait, c'était moins le plan d'un arrangement transactionnel qu'une liste de concessions. Il dit à Caulaincourt que son successeur Lauriston était chargé de traiter en détail et de régler, s'il était possible, les questions pendantes; que lui-même devait avoir besoin de repos.

Malgré ce congé, Caulaincourt voulut insister encore et demanda la permission de présenter une suprême observation.

«--Parlez! lui fut-il répondu.

«--La guerre et la paix sont entre les mains de Votre Majesté. Je la supplie de réfléchir pour son propre bonheur et pour le bien de la France qu'elle va choisir entre les inconvénients de l'une et les avantages bien certains de l'autre.

«--Vous parlez comme un Russe, dit Napoléon, redevenu sévère.

«--Non, Sire, comme un bon Français, comme un fidèle serviteur de Votre Majesté.

«--Je ne veux pas la guerre, mais je ne puis pas empêcher les Polonais de me désirer et de m'appeler.»

Il ajouta que les Polonais des provinces russes, les Lithuaniens en particulier, partageaient l'impatience de leurs compatriotes varsoviens: ils le sollicitaient, lui faisaient signe de loin, prêts à lui donner pour allié, si la guerre s'engageait, tout un peuple en révolte. Dans ce tableau, Caulaincourt vit une illusion de plus et s'attacha à la dissiper. Avec une assurance que l'événement devait trop justifier, il déclara que les Polonais de Lithuanie s'étaient pour la plupart accommodés du régime russe; ils hésiteraient à se compromettre avec nous, à se livrer aux chances et aux vicissitudes d'un avenir incertain, «à se remettre en loterie»--«D'ailleurs, continua audacieusement Caulaincourt, Votre Majesté ne peut se dissimuler qu'on sait trop maintenant en Europe qu'elle veut des pays plus pour elle que pour leur intérêt propre.

«--Vous croyez cela, monsieur?

«--Oui, Sire.

«--Vous ne me gâtez pas, répondit l'Empereur d'un ton piqué; il est temps d'aller dîner.» Et il se retira.

L'entretien avait duré sept heures. Jamais Napoléon n'avait entendu un tel langage; jamais le danger vers lequel il marchait ne lui avait été si clairement signalé. Cependant, dans les appréciations de Caulaincourt, il faut faire la part de l'erreur et de la vérité. L'ancien ambassadeur s'abusait gravement lorsqu'il montrait l'empereur russe prêt à rentrer de bonne foi dans le système inauguré à l'époque des entrevues. Lui-même était obligé de convenir qu'Alexandre n'exclurait jamais de ses ports le commerce anglais sous pavillon américain, ce qui était pour Napoléon le point essentiel à obtenir. Le sacrifice même de la Pologne n'eût pas déterminé chez Alexandre un élan de coeur, un rappel de confiance qui se fût traduit par une reprise de coopération effective contre les Anglais et que Napoléon avait d'ailleurs rendu bien difficile par les excès, les audaces, les frénésies de sa politique. À plus forte raison l'Empereur ne fût-il point parvenu à ses fins par des concessions moins radicales; néanmoins, il eût évité le conflit violent, la collision fatale, s'il eût consenti à ployer son orgueil et à modérer les exigences de son système, s'il eût admis la paix sans l'alliance, car à cette époque l'empereur Alexandre, qui ne voulait plus l'alliance, ne voulait certainement pas la guerre. À la vérité, comme Napoléon n'avait point la faculté de lire dans l'âme de l'autre empereur, il pouvait objecter à Caulaincourt que le passé ne lui répondait guère de l'avenir; il pouvait raisonner ainsi: On m'assure, on me répète de tous côtés,--et des faits matériels viennent à l'appui de cette assertion,--que l'empereur Alexandre a nourri contre moi des projets d'attaque, qu'il n'y a renoncé que devant d'imprévues difficultés d'exécution; qui me garantit qu'il ne retombera pas dans les mêmes errements si je lui en rouvre l'occasion, si je démantelle ma frontière par la destruction de la Pologne varsovienne, si même je retire mes avant-gardes du Nord et si je ramène mes troupes en Espagne? Toutefois, à supposer que le mouvement très réel qui entraînait la Russie vers l'Angleterre l'eût porté tôt ou tard à lier partie avec nos rivaux, mieux eût valu cent fois pour nous attendre la guerre, laisser l'ennemi sortir de ses frontières et s'enferrer, que de l'aller chercher dans ces déserts du Nord où plus d'une fortune illustre avait déjà trouvé son tombeau. Où Caulaincourt s'était montré admirable de haute sagesse et de clairvoyance, c'était lorsqu'il avait montré les difficultés et les dangers d'une campagne offensive, les désastres qui nous attendaient dans cette voie, et cet intrépide avertissement suffirait à fonder sa gloire. L'Empereur avait souvent raison contre lui sur le terrain politique: il avait tort sur le terrain militaire, où le sentiment de sa puissance, exalté jusqu'au délire, obscurcissait son jugement et troublait sa vue. S'il était autorisé à croire qu'une guerre avec la Russie résultait presque nécessairement de la situation anormale et violente où les deux empires s'étaient respectivement placés, son malheur, son égarement furent de ne pas voir que, parmi tous les périls auxquels pouvaient se trouver exposées sa fortune et la grandeur de la France, il n'en était point de plus terrible qu'une guerre en Russie.

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