Napoléon et Alexandre Ier (3/3): L'alliance russe sous le premier Empire
CHAPITRE VI
L'AUDIENCE DU 15 AOÛT 1811.
Conclusions que tire l'Empereur de son entretien avec le duc de Vicence.--Il ne croit plus à l'imminence des hostilités et ralentit ses préparatifs.--Il soupçonne plus fortement Alexandre de vouloir un lambeau de la Pologne, mais réserve jusqu'à plus ample informé ses déterminations finales.--Baptême du roi de Rome.--Coups de sifflet au Carrousel: placards séditieux.--Tchernitchef relève ces symptômes.--L'Empereur à Notre-Dame.--Discours au Corps législatif: allusions à la Pologne.--Lauriston rappelé à la fermeté.--Difficulté de trouver un moyen de se rapprocher et de s'entendre.--Les préparatifs de guerre se développent en silence.--L'Europe moins inquiète.--La diplomatie et la société en villégiature.--Stations thermales de la Bohême.--Tableau de Carlsbad.--Madame de Recke et son barde.--Opérations de Razoumowski.--La discussion continue à Pétersbourg.--Le dissentiment entre les deux empereurs devient moins aigu et plus profond.--Influence d'Armfeldt.--Alexandre prend le parti de ne plus traiter: il adopte à la même époque le plan militaire de Pfuhl.--Ses raisons pour se dérober à tout arrangement et perpétuer le conflit.--Il décline la médiation autrichienne et prussienne.--Procédés évasifs et dilatoires.--Napoléon s'aperçoit de ce jeu et constate en même temps de nouvelles infractions au blocus.--Explosion de colère.--La journée du 15 août aux Tuileries.--Audience diplomatique: la salle du Trône.--Prise à partie de Kourakine.--Napoléon déclare qu'il ne cédera jamais un pouce du territoire varsovien.--Son langage coloré et vibrant: ses comparaisons, ses menaces.--Kourakine tenu longtemps dans l'impossibilité de placer un mot.--Coup droit.--Trois quarts d'heure de torture.--Travail avec Sa Majesté.--Napoléon fait composer sous ses yeux un mémoire justificatif de sa future campagne: importance de cette pièce: elle fait l'historique du conflit et met supérieurement en relief le noeud du litige.--Pernicieuse logique.--Raisons qui empêchent Napoléon de faire droit aux désirs soupçonnés de la Russie.--Le duché de Varsovie et le blocus.--La guerre est à la fois décidée et ajournée.--Napoléon se fait une règle de prolonger avec Alexandre des négociations fictives, de préparer lentement ses alliances de guerre et de donner à ses armements des proportions formidables: il fixe au mois de juin 1812 le moment de l'irruption en Russie.
I
Sans produire le résultat désiré par le duc de Vicence, le mémorable entretien du 5 juin ne fut pas dépourvu d'effet. Si l'Empereur avait réagi avec violence contre le trouble passager où l'avaient jeté les paroles de son grand écuyer, il n'arrivait pas à s'en dégager totalement. On le vit quelque temps pensif, préoccupé, partagé entre des impulsions contradictoires. En somme, sur le point essentiel, sur la question de savoir à quel prix pourrait se rétablir l'entente, la conversation ne l'avait pas tout à fait éclairé. Il croyait de plus en plus que la Russie exigeait, comme condition sine quâ non d'un arrangement, l'abandon partiel du grand-duché, mais il n'en était pas absolument sûr 231. Tant qu'il n'aurait pas à cet égard une certitude, il réserverait ses déterminations finales. Sans relever les insinuations faites à Caulaincourt et à son successeur, il attend qu'elles se reproduisent ou se modifient.
Sur un point, il tirait dès à présent de l'entretien une conclusion formelle: les affirmations de Caulaincourt l'avaient à peu près convaincu que la Russie n'attaquerait pas dans le courant de cette année. Par conséquent, il avait plus de temps devant lui pour s'apprêter à la guerre, si elle devait nécessairement avoir lieu, pour réunir aussi et peser tous les éléments d'appréciation. Jugeant que les circonstances décidément «moins urgentes 232» laissent plus de latitude à ses mouvements et de jeu à sa pensée, il s'abstient de tout acte irrévocable et même ralentit légèrement ses préparatifs militaires. Dès le 5 juin, c'est-à-dire au lendemain du jour où il a reçu le duc de Vicence, il expédie certains contre-ordres, retient en France plusieurs détachements dirigés vers l'Allemagne. Les jours suivants, il révoque quelques commandes de troupes faites à ses confédérés, reporte sur l'Espagne une partie de son attention, envisage le Nord d'un oeil moins hostile 233. Cette détente n'échappa pas à son entourage: elle rendit à Caulaincourt, qui se voyait traiter avec des alternatives de bienveillance et de froideur, un douteux et fugitif espoir 234.
Ce fut durant cette accalmie que s'accomplit la cérémonie du baptême; elle devait concorder avec l'ouverture de la session législative, retardée à cause des fêtes, et avec la réunion du concile national, destiné à consacrer la mainmise de l'État sur le gouvernement de l'Église. L'Europe attendait avec anxiété ces divers événements, car ils fourniraient à l'Empereur l'occasion de parler publiquement et de lancer quelques-unes de ces paroles qui éclairaient l'avenir.
Le baptême se fit le 9 juin. À cinq heures du soir, le roi de Rome fut conduit solennellement à l'église métropolitaine, où l'attendaient les grands corps de l'État, les autorités de la capitale, les députations, cent archevêques et évêques. L'Empereur se rendit lui-même à Notre-Dame avec l'Impératrice dans la voiture du sacre, précédé et suivi de ses grands officiers et officiers. La foule contemplait ce spectacle avec curiosité, avec admiration; mais l'enthousiasme suscité par la naissance du prince commençait à tomber. Depuis quelque temps, la crise économique sévissait sur Paris avec un redoublement d'intensité: plus de travail au faubourg Saint-Antoine, des ateliers déserts, des métiers abandonnés, des groupes d'ouvriers errants par les rues, désoeuvrés et sombres. Le contraste de ces misères avec le déploiement des splendeurs officielles, avec l'or et l'argent inutiles qui brillaient à profusion sur les costumes et les livrées, sur les harnais et les voitures, éclatait trop vivement pour ne point provoquer des réflexions haineuses et des murmures de colère. Depuis plusieurs jours, la police avait à arracher des placards séditieux apposés la nuit dans les quartiers populaires 235. Le 9, quand le cortège impérial quitta les Tuileries et déboucha sur la place du Carrousel en passant sous l'Arc de triomphe, les acclamations furent beaucoup moins nourries qu'à l'ordinaire; même, deux ou trois coups de sifflet partirent stridents. C'est du moins ce que nous apprend Tchernitchef dans un venimeux rapport 236: le jeune Russe, se tenant à l'affût des mauvaises nouvelles, attentif à instruire son maître de tous les indices qui pourraient encourager ou réveiller ses dispositions hostiles, prenait plaisir à lui faire savoir que l'exaspération contre le despote gagnait en profondeur, et que Napoléon était moins sûr de Paris.
Est-ce à cet accueil de la population qu'il faut attribuer la tristesse de l'Empereur en ces jours de triomphe? Pendant toute la cérémonie du 9, on le vit sombre, distrait, taciturne, et ce fut seulement à la fin de l'office qu'un éclair perça ces nuages. Après l'accomplissement des pratiques rituelles, l'Empereur prit des bras de l'Impératrice l'enfant de France, enveloppé de ses voiles, pour le présenter au peuple. Le jour tombait; dans l'obscurité croissante, les lustres du choeur, les gerbes de lumière, les milliers de cierges brillaient d'un éclat plus intense, mettaient au fond de la nef un amoncellement d'étoiles, et soudain l'Empereur apparut dans cette gloire, debout, surhumain, tenant et exaltant dans ses bras son blanc fardeau. À cet instant, une subite émotion l'envahit, un resplendissement de joie et d'orgueil transfigura sa face, tandis que le chef des hérauts d'armes entonnait le: Vive l'Empereur!--Vive le roi de Rome! et que toute l'assistance officielle répétait ce cri frénétiquement, faisant passer dans l'immense vaisseau un ouragan d'acclamations 237. Une semaine fut ensuite consacrée aux fêtes données par la ville, aux divertissements populaires. Le 16, trois jours avant la réunion du concile, l'Empereur présida la séance d'ouverture du Corps législatif. Son discours fut comme à l'ordinaire un exposé de sa politique: l'Angleterre en faisait naturellement les frais: c'était elle, c'étaient ses suggestions perfides qui avaient occasionné les bruits de guerre dont l'Europe avait été récemment troublée, dont la prospérité publique avait eu à gémir:
«Les Anglais, disait l'Empereur, mettent en jeu toutes les passions. Tantôt ils supposent à la France tous les projets qui peuvent alarmer les autres puissances, projets qu'elle aurait pu mettre à exécution s'ils étaient entrés dans sa politique: tantôt ils font un appel à l'amour-propre des nations pour exciter leur jalousie: ils saisissent toutes les circonstances qui font naître les événements inattendus des temps où nous nous trouvons: c'est la guerre sur toutes les parties du continent qui peut seule assurer leur prospérité. Je ne veux rien qui ne soit dans les traités que j'ai conclus. Je ne sacrifierai jamais le sang de mes peuples pour des intérêts qui ne sont pas immédiatement ceux de mon empire. Je me flatte que la paix du continent ne sera pas troublée 238.»
Les phrases précédant l'expression de ce voeu s'appliquaient à la Pologne et promettaient implicitement que la France ne partirait pas en guerre pour la gloire et le plaisir de libérer un peuple. C'était comme un écho très affaibli des paroles que l'Empereur avait prononcées solennellement en 1809, alors qu'il désirait épouser la soeur d'Alexandre 239. Pour le cas peu probable où la Russie se contenterait aujourd'hui de telles satisfactions, il n'entendait pas les lui refuser.
Lauriston fut chargé de faire ressortir en Russie le caractère pacifique du discours, concordant avec un ensemble de symptômes rassurants, et d'insister sur l'urgence d'un arrangement: «Faites comprendre à Lauriston,--écrivait l'Empereur au duc de Bassano,--que je désire la paix, et qu'il est bien temps que tout cela finisse promptement. Mandez-lui que, l'arrivée de Caulaincourt et ses dernières lettres faisant espérer que l'Empereur revient à des dispositions différentes, et que tout ceci n'est que le résultat d'un malentendu, si la Russie ne fait plus de mouvements, je n'en ferai plus; que j'avais demandé à la Bavière et à Bade de nouveaux régiments, et que je viens de contremander cette demande; que j'ai arrêté le départ de canons qui étaient destinés pour les places de l'Oder; que, quant aux convois en ce moment en chemin et dont on pourrait apprendre l'arrivée à Dantzick, il faut qu'on remarque la distance, qui explique que ce sont des mouvements effectués d'après des ordres donnés il y a deux mois 240.»
Ces mouvements, Napoléon n'admet pas un instant qu'on les lui reproche, car ils ont été la conséquence de l'attitude adoptée au printemps par la Russie. À l'aspect des colonnes s'avançant vers le duché en masses profondes, la France s'est trouvée dans le cas de légitime défense: son droit d'armer était positif, indéniable, et il ne semble pas que Lauriston l'ait suffisamment fait valoir. Lisant les premières dépêches de cet envoyé, Napoléon s'aperçoit qu'il a du premier coup subi l'ascendant d'Alexandre et mal résisté à la séduction: dans la controverse, il s'est montré faible et mou, il n'a pas usé de ses avantages, il n'a pas su faire justice de raisonnements captieux: lui aussi, si l'on n'y met ordre, va se laisser enjôler, «enguirlander», et tout de suite Napoléon lui fait adresser par le duc de Bassano un sévère rappel à la fermeté, l'injonction d'avouer très haut et de justifier nos armements, au lieu de se jeter dans des dénégations vagues, embarrassées et d'ailleurs contraires à l'évidence: «Dites à Lauriston,--écrit l'Empereur au ministre,--qu'il comprend mal ma position, que la Russie sait tout cela; que je l'ai dit à tous les Russes, parce qu'il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir toutes mes routes chargées de convois, de détachements en marche, de convois militaires, et qu'on ne peut pas dépenser vingt-cinq millions par mois sans que tout soit en mouvement dans un pays; mais que ces mouvements, je ne les ai ordonnés qu'après que la Russie m'eut fait connaître qu'elle pouvait changer et saisir le premier moment favorable pour commencer les hostilités.
«Dans votre lettre à Lauriston, ajoutez: L'Empereur trouve fort extraordinaire que vous vous soyez trouvé si à court de discussion dans cette circonstance...... L'Empereur n'a pas armé lorsque la Russie armait en secret: il a armé publiquement et lorsque la Russie était prête, d'après ce que dit l'empereur Alexandre lui-même. L'Empereur n'a pas fait de manifeste 241 ni de querelle aux yeux des cours de l'Europe; il n'a pas même fait de réponse; enfin l'Empereur ne demande pas mieux que de remettre les choses dans l'état où elles étaient. Il l'a proposé; mais au lieu d'envoyer quelqu'un pour négocier, on dit des choses peu solides. L'intention de l'Empereur n'est donc pas que vous niiez les armements et que vous mettiez la Saxe dans une position embarrassante, mais que vous demandiez avec instance qu'on fasse cesser cet état violent, non par des récriminations, mais par des explications sincères et en cherchant des moyens d'arrangement, si on peut en trouver 242.»
Cette restriction, cette formule essentiellement dubitative livre la pensée vraie de l'Empereur. Il ne désire point la guerre par dessein préconçu: au fond, il ne demanderait pas mieux que de l'éviter et saurait gré à qui la lui épargnerait. Seulement, il entrevoit de moins en moins la possibilité d'échapper à la rupture par un accord transactionnel. La pensée de faire droit pleinement aux désirs de la Russie et de démembrer le duché lui demeure odieuse: «Partez bien de ce principe, fait-il écrire à Lauriston, qu'il faudrait que les armées russes nous eussent ramenés sur le Rhin pour nous faire souscrire à un démembrement aussi déshonorant 243 .»--«Cela serait déshonorant, reprend-il avec force, et pour l'Empereur l'honneur est plus cher que la vie.» Mais il se rend compte également qu'à défaut de cette satisfaction impossible, la Russie ne reprendra jamais confiance, qu'il reste bien peu d'espoir de tourner la difficulté et de trouver un biais: qu'en un mot, en dehors de ce qu'il ne veut pas faire, il n'y a rien de praticable. C'est pourquoi, malgré ses assurances pacifiques, malgré ses protestations relativement sincères, l'obsession de la guerre inévitable pour l'année prochaine le possède toujours et le domine, continue à inspirer la plupart de ses actes. Après avoir un instant suspendu les envois de troupes en Allemagne, il les reprend très vite. Sans doute, il diminue plutôt qu'il n'augmente ses forces de première ligne: pour répondre à l'une des préoccupations d'Alexandre, il cesse d'accroître la garnison de Dantzick, arrête sur l'Oder un des régiments destinés à occuper cette place, fait opérer quelques marches rétrogrades à une portion de la brigade westphalienne commandée pour le même service; mais ces précautions ont pour but de masquer des mouvements plus importants qui s'accomplissent en arrière. Les bataillons de dépôt rejoignent définitivement l'armée de Davout et y insinuent trente mille hommes de plus: autour de l'Allemagne, Napoléon organise avec plus de soin et sur des proportions plus vastes les masses de renfort. Sur la rive gauche du Rhin, sur le versant méridional des Alpes, il substitue de véritables armées à des formations hâtives et partant incomplètes 244 . Il veut se mettre en mesure, à l'heure opportune, de verser sur l'Allemagne un déluge de soldats et de le pousser en torrent jusqu'aux frontières de la Russie.
II
Cette préparation lente et méthodique frappait moins les regards que le fiévreux travail de la période précédente. En Allemagne, en Autriche, en Pologne même, dans tous les pays qui avaient craint de devenir le théâtre et l'enjeu de la lutte, on crut que décidément la guerre s'éloignait. Dans les chancelleries, dans le conseil des souverains, à l'affolement produit par l'imminence de la crise et l'embarras des résolutions à prendre, succédait un calme relatif. La politique chômait; la diplomatie prenait ses vacances: le grand monde se répandait dans les villes d'eaux de la Bohême, pour y jouir des splendeurs d'un merveilleux été. Il n'était pas jusqu'aux Russes de Vienne, jusqu'à ces infatigables artisans de discorde qui ne parussent désespérer d'une rupture immédiate. Après avoir pendant tout le printemps poussé furieusement à la guerre et cherché à y entraîner l'Autriche, ils quittaient momentanément la place et s'en allaient, suivant le mot de notre ambassadeur, «noyer leur amertume dans les eaux de Baden, de Carlsbad et de Toeplitz 245». Mais ce déplacement ne suspendait pas leur activité; il leur permettait au contraire, à l'aide de nombreux renforts arrivés de Russie et d'auxiliaires trouvés sur place, de renouveler leur guerre de partisans, d'ouvrir une campagne d'été, propre à réveiller et à nourrir le mécontentement de l'Empereur.
La Bohême se trouvait sur le chemin de toutes les nouvelles et de toutes les intrigues. Depuis le mariage de Marie-Louise, la partie intransigeante de la noblesse autrichienne avait émigré à Prague: elle avait fait de cette ville son refuge et son retranchement. Puis, les agents secrets que l'Angleterre versait continuellement sur l'Europe, après avoir atterri en Suède, après s'être faufilés en Prusse, cheminaient à travers la Saxe et la Bohême pour gagner Vienne, où ils allaient travailler la société et pervertir l'opinion: avant de pousser jusqu'à ce terme de leur voyage, ils prenaient langue à Carlsbad ou à Toeplitz. C'était là aussi qu'affluaient des divers pays germaniques, comme en un point central, comme en un parloir périodiquement ouvert, les émissaires du Tugendbund, les dépositaires du secret patriotique, les membres de ces mystérieuses confréries qui composaient en Allemagne, parmi l'affaissement de tous les pouvoirs constitués, la seule force active et belligérante.
Nos représentants en Autriche et en Saxe, observateurs désignés, traçaient alors un tableau assez piquant des stations thermales de la Bohême, de ces rendez-vous d'élégance et d'intrigue, où l'opposition contre nous prenait toutes les formes, depuis les plus violentes jusqu'aux plus puériles, et s'amusait de satisfactions sentimentales, en attendant mieux: «Depuis la fâcheuse aventure de Schill, écrivait un agent de surveillance, les chevaliers et chevalières de la Vertu ont continué à travailler à la restauration de l'antique Germanie; et comme rien ne doit être négligé pour faire le bien, ils ont envoyé dans les diverses parties de l'Allemagne des missionnaires habiles qui, tantôt par leur éloquence, tantôt par des ouvrages mystiques, s'efforcent de faire germer les graines répandues pendant la dernière guerre. Les dames mêmes se chargent de ces missions honorables, et la comtesse de Recke s'est acheminée à Carlsbad pour y présider le club de la Vertu et relever la colonne d'Arminius. Les membres de cette société se reconnaissent par des signes convenus, et ont, principalement dans le Nord, des moyens de communication. Pour conserver les formes antiques de son pays, Mme de Recke est accompagnée d'un barde, qui, suivant le sentiment unanime du club, est l'homme le plus éloquent et le plus grand poète de son siècle. Issu de la colonie française de Berlin, il n'a contre lui que son nom; il s'appelle Didier, ci-devant chanoine de Magdebourg. Le génie fécond de ce nouveau Tyrtée enchante, transporte et enivre tous ceux qui ont la permission d'assister aux séances.
«Des odes, des apologues, des chants de guerre varient les plaisirs des auditeurs. Pour donner une juste idée de la finesse de ses allusions, on se borne à citer ici la fable du Tigre, où, après mille incidents plus ingénieux les uns que les autres, le tigre finit par manger le lion, l'éléphant, les léopards et les ours. L'auteur fait entendre que ce tigre n'est autre chose que l'empereur Napoléon lui-même. Communément la séance se termine par un chant de guerre de la composition de M. le chanoine. La dernière ode, le martyre de la bienheureuse reine de Prusse, ayant été applaudie avec extase, il s'est écrié: «Que ne puis-je la chanter à la tête de deux cent mille hommes!» Mme de Recke a une telle horreur de tout ce qui est français, qu'elle a fait voeu, dit-on, de ne plus parler notre langue 246.»
Autour de ce singulier cénacle se groupaient des officiers prussiens, «prêts à tout sacrifier aux mânes de leur reine», «des mouchards anglais», des émigrés français, d'anciens chefs de chouans, tous s'animant les uns les autres, chuchotant et gesticulant, s'insurgeant en paroles contre le «puissant dominateur de l'Europe». Leur horreur de la France était telle que la venue annoncée d'un de nos diplomates, du respectable baron de Bourgoing, ministre impérial à Dresde, faisait s'envoler toute une partie de cette bande, comme à l'approche d'un pestiféré. La présence d'un de nos officiers provoquait des manifestations scandaleuses: «Sa décoration de la Légion d'honneur donnait des vapeurs aux femmes qui se vantaient d'avoir montré du caractère, c'est-à-dire d'avoir été à son égard aussi grossières qu'il est possible 247.» Dans ce milieu où bouillonnaient tant de passions, on juge si l'arrivée du comte Razoumowski, chef de la faction russe à Vienne, fit sensation, lorsqu'il parut avec ses amis comme un général au milieu de ses troupes, plein d'audace et de jactance, se donnant pour mission de coaliser tous les mécontentements et de les mener haut la main à une action commune.
Il arriva avec une suite et un équipage de souverain, s'établit à Franzbrunn, près d'Egra, poste dominant d'où il surveillerait toutes les stations de la Bohême et centraliserait les intrigues 248. Ses opérations commencèrent aussitôt, régulièrement organisées. Tout un personnel d'agents secondaires travaillait sous ses ordres; il eut ses employés, ses bureaux: deux secrétaires à cheval étaient occupés journellement à porter sa volumineuse correspondance; dans chacun des «bains» du voisinage, il avait établi un homme à lui, un distributeur de paroles, et aucun voyageur ne quittait la Bohême sans rapporter dans son pays ce mot d'ordre: agir sur les gouvernements par l'opinion et les disposer à de prochaines prises d'armes, «la guerre contre la France devant être l'état habituel de tout gouvernement bien ordonné 249». Des princes et princesses de sang royal, des souverains en disponibilité, ne dédaignaient point d'assister Razoumowski dans son oeuvre de propagande fanatique. Ses principaux coadjuteurs étaient l'électeur de Hesse, dépossédé de ses États et réfugié en Bohême, le prince Ferdinand de Prusse, et les jeunes duchesses de Courlande, qui savaient «allier avec beaucoup d'abandon la galanterie à la politique 250».
Note 248: (retour) Il amenait avec lui, ajoute le rapport précité, «deux secrétaires, quatre cuisiniers, de nombreux domestiques, vingt-deux chevaux et quatre fourgons chargés d'équipages. Les habitants, peu habitués à cette magnificence, auraient désiré lui donner une garde d'honneur; mais, faute de mieux, ils ont placé aux deux portes de sa maison quatre superbes sentinelles en peinture, dont deux Russes et deux Cosaques.»
Pendant quelques semaines, l'audace entreprenante de ces personnages fut telle que nos agents crurent voir se former à Carlsbad un véritable congrès de mécontents, d'où pourrait sortir «le feu d'une nouvelle coalition 251». Ce qui les rassurait relativement, c'était le manque d'accord entre les divers groupes d'étrangers. La plupart abhorraient la France, mais tous se détestaient entre eux. Les Prussiens méprisaient les Saxons; ceux-ci faisaient bande à part, se distinguaient par leur tiédeur pour la cause commune et échappaient à peu près aux atteintes de la «fièvre germanique 252». Les Russes fréquentaient de préférence les membres de l'aristocratie viennoise, et cet exclusivisme leur faisait tort auprès des autres Allemands. Néanmoins, leurs exhortations, leurs pronostics, tenaient en haleine les espérances et les colères, encourageaient le zèle guerroyant des sociétés secrètes, maintenaient parmi les peuples d'Allemagne un levain d'agitation et de révolte.
À Pétersbourg, les bruits de guerre immédiate s'étaient à peu près dissipés: la discussion avec la France baissait d'un ton, mais continuait, s'éternisait, monotone et stérile. C'était toujours de part et d'autre reprise des mêmes plaintes, répétition des mêmes arguments. Parfois, on variait, on renforçait un peu les expressions, sans changer le fond et la substance des raisonnements, et deux grands gouvernements semblaient se livrer à cet exercice de rhétorique qui consiste à répéter interminablement les mêmes choses sous des formes différentes. Seul, par désir de conciliation, Roumiantsof s'efforçait d'introduire dans le débat quelques éléments nouveaux, cherchait toujours une base d'accord. Envisageant la question du duché sous un point de vue nouveau, il laissait entendre à Lauriston que, sans toucher à l'intégrité matérielle de cet État, on pourrait le transformer et anéantir en lui tout esprit d'expansion: on pourrait lui enlever son autonomie, son gouvernement et ses institutions propres, son administration indigène, le dénationaliser en quelque sorte et le réduire à la condition de simple province saxonne 253.
Mais Alexandre ne parlait plus de la Pologne. Il laissait le chancelier s'épuiser à la recherche de vains expédients et ne le suivait plus dans cette voie: moins pacifique, plus entier et plus exigeant sous son masque d'impassible douceur, il s'était juré de ne fermer le conflit qu'au cas où Napoléon lui accorderait le gage éclatant qu'il avait en vue. Ce résultat vainement attendu de la mission Tchernitchef, il avait pensé que le retour du duc de Vicence à Paris et ses instances pourraient le produire. Après le départ de l'ambassadeur, on l'avait vu en proie à une impatience et à une émotion mal dissimulées, calculant la durée du voyage et le temps nécessaire pour le retour d'un courrier, comptant les jours, presque les heures. Au commencement de juin, il avait compris que Caulaincourt arrivait à Paris et s'était senti au moment décisif. Depuis, plusieurs semaines s'étaient écoulées, sans apporter de réponse satisfaisante, et rapprochant ce silence d'autres indices, Alexandre l'interprétait comme un refus254. Voyant que Napoléon n'entrait pas dans la voie des concessions caractérisées, il ne voulait plus traiter, renonçait à présenter des moyens d'apaisement et de concorde: la démarche à la fois énigmatique et pressante qu'il avait tentée par l'intermédiaire de Caulaincourt avait épuisé sa bonne volonté.
Note 254: (retour) Napoléon avait dit à Kourakine «qu'il aurait cédé deux districts du duché de Varsovie, en donnant une compensation au roi de Saxe, et même la ville de Dantzick et son territoire, si l'empereur Alexandre l'eût demandé et n'eût pas fait des armements menaçants». Alexandre cita ce propos à Lauriston, en ajoutant «que ce si voulait tout dire et qu'il le comprenait». Lettre particulière de Lauriston à Maret, 1er juin 1811. D'autre part, une personne haut placée en France et se disant bien informée faisait avertir par Tchernitchef Sa Majesté Russe que Napoléon n'avait nul dessein «de se raccommoder sincèrement avec elle». Rapport du 17 juin, vol. cité, 175. La personne en question n'était-elle pas celle à qui le Tsar avait fait remettre une lettre autographe au commencement de l'année?
Une influence étrangère contribuait à dissiper ses dernières hésitations. Tous les témoignages de première main s'accordent à signaler durant cette période la faveur croissante du Suédois Armfeldt et son rôle dans les événements. Peu à peu, les bienfaits, les encouragements, les marques d'intérêt venaient le trouver et le mettaient hors de pair: son crédit tout intime ne laissait plus de place aux conseils officiels de Roumiantsof et reléguait au second rang Speranski lui-même.
Le Suédois avait gagné la confiance du maître par l'indépendance même de ses allures: Alexandre se piquait de détester les flatteurs, et le meilleur moyen de lui faire agréer un avis était de le lui présenter avec quelque rudesse; on donnait ainsi à cet autocrate, qui rougissait de l'être, l'illusion de commander à des hommes libres. Armfeldt lui parlait haut et ferme: «Très éloigné, dira de lui bientôt un observateur perspicace 255, de ce caractère et de ce langage serviles qui caractérisent le peuple esclave, le baron d'Armfeldt a surtout frappé et conquis l'Empereur par sa franchise et sa hardiesse à lui opposer le tableau de ce qu'il pouvait être à celui de ce qu'il était.» Avec une insistance presque cruelle, il faisait sentir au Tsar l'infériorité de sa position présente, les dégoûts dont Napoléon l'abreuvait, l'humiliation et le danger de céder toujours, la nécessité de se reprendre et de résister, sous peine de n'être plus qu'un fantôme d'empereur: il lui adressa un long mémoire portant cette épigraphe «To be or not to be 256.»
Sensible à ces âpres mises en demeure, Alexandre s'imprégnait des idées qu'on lui versait dans l'esprit, mais il les appliquait conformément à son caractère et à son génie propres, plus portés d'ordinaire aux ténacités inertes qu'aux brusques initiatives. Il se fixait à une politique toute de dénégations, à un système évasif et dilatoire, à une intransigeance voilée, sans se dissimuler qu'il provoquait ainsi et finirait par s'attirer la guerre. Après s'y être préparé le premier, après avoir été sur le point de la commencer, après s'être prêté ensuite à quelques tentatives pour l'éviter, il revenait à y voir, comme au printemps, le dénouement certain et obligé du conflit, avec cette différence qu'il entendait désormais se faire attaquer au lieu d'attaquer, laisser venir à lui l'adversaire, au lieu de le devancer.
En effet, à l'instant même où il cède en politique aux suggestions belliqueuses d'Armfeldt, il choisit définitivement, comme guide et conseiller militaire, Pfuhl le temporisateur. Il adopte officiellement son plan: il prescrit d'organiser des lignes de défense conformément aux données admises et charge l'Allemand Wolzogen de préparer cette oeuvre 257. S'il incline encore à faire précéder le grand recul par une pointe en Pologne, c'est à seule fin de désorganiser autant que possible les moyens de l'envahisseur: il ne s'agit plus là que d'une offensive strictement limitée, destinée à faire commencer de plus loin la retraite dévastatrice et la résistance fuyante: il s'agit surtout d'une offensive purement stratégique. Politiquement, Alexandre est résolu à éviter toute mesure violente, tout éclat, jusqu'à ce que les Français se soient avancés assez loin en Allemagne, assez près de ses frontières, pour le mettre en état de légitime défense. Ce qu'il veut avant tout, c'est se donner aux yeux de l'Europe l'apparence du droit et les dehors de la longanimité. Tous ses efforts vont tendre à perpétuer le conflit, mais à le perpétuer sans en avoir l'air, en rejetant sur son rival la responsabilité et l'odieux de la rupture.
Note 257: (retour) Mémoires de Wolzogen, 57. Une note publiée dans la collection des archives Woronzof, XVI, 390, fixe également au mois de juin l'adoption du plan défensif. Loewenhielm définira ainsi les résolutions d'Alexandre: «Ne rien accorder à la France et attirer l'ennemi dans des lignes de défense établies.» Dépêche du 3 mars 1812, archives du royaume de Suède. Armfeldt écrivait qu'il espérait bien que Bonaparte viendrait «donner dans le piège». Tegner, III, 384.
Dans ce but, il évite désormais toute allusion au duché de Varsovie; celant au plus profond de son âme le grief réel, il n'allègue que le grief apparent, la réunion de l'Oldenbourg, et joue avec un art consommé de cette affaire, où il a incontestablement le beau rôle et peut se dire l'offensé. D'un ton triste et doux, il continue à se plaindre de l'outrage: il réclame vaguement une satisfaction. Si la France le serre de plus près et le conjure d'énoncer ses désirs, il se borne à demander la réparation du préjudice causé, la réintégration du duc dans le patrimoine familial. Lui parle-t-on d'équivalent et de compensation, il ne dit ni oui ni non: il promet d'expédier à Kourakine les pouvoirs nécessaires pour conclure un accord et se garde de les envoyer: il se dit invariablement prêt à terminer l'affaire et n'en fournit jamais les moyens 258. En même temps, il a soin d'affirmer très haut, de publier que la saisie de l'Oldenbourg, si pénible qu'elle lui ait été, ne constitue pas à ses yeux un casus belli, qu'il ne revendiquera jamais les armes à la main les droits de sa maison. Par conséquent, si Napoléon renforce ses effectifs, glisse de nouvelles troupes en Allemagne, prépare ses instruments d'agression, c'est sans cause valable, c'est par pur délire d'ambition et d'orgueil, c'est pour soumettre au joug un empire qui ne demande qu'à vivre en paix avec lui et à demeurer son allié.
En prenant cette attitude, le Tsar gagnait aussi l'avantage de pouvoir éconduire les puissances intéressées à empêcher le conflit et à proposer leur entremise pacificatrice, car, ne voulant pas d'accord, il ne voulait point de médiateur. Lorsque tour à tour la Prusse et l'Autriche, sortant d'une quiétude momentanée et reprenant l'alarme, le conjurent d'accepter leurs offices, il feint l'étonnement: il ne sait de quoi on lui parle: qu'est-il besoin de conciliateurs, puisqu'il n'est pas question de guerre? «Sa Majesté Impériale,--fait-il écrire à Vienne,--a cru d'autant plus devoir décliner l'intervention d'une puissance tierce qu'en l'acceptant elle aurait nécessairement fait supposer un état de mésintelligence entre les cours de Pétersbourg et des Tuileries, mésintelligence qui n'existe pas, puisque Sa Majesté Impériale persiste invariablement dans ses anciens sentiments et ses relations politiques avec la France, qui de son côté ne cesse de lui donner l'assurance de son amitié 259.»
Cependant, le litige discrètement entretenu fournira motif au Tsar pour fermer les yeux de plus en plus sur la contrebande et rouvrir finalement ses ports au commerce régulier de l'Angleterre: c'est l'une de ses grandes raisons pour se soustraire à un arrangement qui l'emprisonnerait à nouveau dans l'alliance 260. Si Napoléon supporte ce détachement plus complet et, voyant que les Russes ne bougent de leurs positions défensives, arrête lui-même et rappelle ses armées, Alexandre ne l'ira pas chercher: mais il est infiniment plus probable que le conquérant poussera à bout ses projets destructeurs, commencera la guerre et l'invasion. Cette guerre, Alexandre l'acceptera alors avec une tranquille vaillance, résolu à la faire acharnée, terrible, éternelle, en s'aidant du climat et de la nature, et il se dit qu'il aura préalablement remporté un grand avantage moral et gagné son procès devant l'opinion européenne. Son calcul était juste, puisque son jeu subtil et patient, sans faire illusion totalement aux contemporains, a trompé pendant quatre-vingts ans la postérité et l'histoire.
Il ne trompa pas Napoléon. En voyant la Russie se dérober à toute explication, l'Empereur en conclut qu'elle ne voulait point d'accommodement, parce qu'elle désespérait d'obtenir l'objet réel de ses convoitises. Ainsi, il a vu clair, il a deviné juste: comme compensation à l'Oldenbourg, on tenait à obtenir une fraction du duché et on n'admet pas autre chose. Ce qu'on attendait de lui, c'était qu'il livrât sa première ligne de défense, qu'il frappât lui-même ce peuple polonais dont il avait éprouvé le dévouement, qu'il lui infligeât une nouvelle mutilation. L'an passé, en lui proposant le fameux traité, on ne lui avait demandé que de ratifier le partage: on voudrait aujourd'hui le lui faire recommencer, et cette prétention le courrouce. En même temps, les nouvelles du Nord lui apprennent qu'avec la belle saison le commerce anglais dans la Baltique, à peine déguisé sous pavillon américain, reprend sur des proportions infiniment accrues. Les navires fraudeurs ne se bornent plus à se glisser un à un et subrepticement à Riga ou à Pétersbourg: ce sont de véritables flottes marchandes, des convois de cent cinquante bâtiments à la fois, qui abordent aux ports de Russie: on les y reçoit impudemment, on les laisse déverser sur le littoral d'opulentes cargaisons, et ce trafic, en permettant à l'Angleterre d'écouler une partie des produits qui l'encombrent et l'oppressent, l'empêche de périr de surabondance et de pléthore 261. Voilà donc à quoi tendaient les prétendues alarmes de la Russie, ses terreurs simulées, ses plaintes, les querelles qu'elle nous cherchait: en admettant qu'elle n'ait pas eu l'intention formelle de faire la guerre, elle voulait se ménager un prétexte pour reprendre avec les Anglais des relations profitables, tout en nous arrachant une concession humiliante et funeste. Son jeu est clair désormais, «son système se déroule 262», et ces constatations achèvent de décider l'Empereur. Cédant à une brusque colère, obéissant aussi à une pensée politique et au désir de se rallier l'opinion, il éprouve le besoin de dénoncer publiquement ses griefs, de démasquer aux yeux de toute l'Europe les intentions d'Alexandre, de proclamer que les Russes veulent un lambeau de la Pologne et ne l'obtiendront jamais.
L'occasion lui en fut fournie le 15 août, jour de sa fête. Chaque année, il faisait célébrer cette date par des réjouissances populaires et par la tenue aux Tuileries d'une grande assemblée. Le cérémonial habituel du dimanche s'observait en cette occasion avec un surcroît de solennité, et l'Empereur présidait en personne à ces représentations grandioses, qu'il machinait comme des scènes d'opéra, avec cortège, défilé, figurations somptueuses, et qui remettaient périodiquement sous les yeux du public l'apothéose de sa puissance. C'était une série de spectacles magnifiquement et ponctuellement réglés: à l'heure de la messe, la sortie des grands appartements, l'apparition successive des pages, aides et maîtres des cérémonies, écuyers, préfet du palais et chambellans, de l'aide de camp de service, des cinq grands officiers de la couronne, de l'Empereur enfin, suivi du grand aumônier, des princes et colonels généraux: c'était l'Impératrice s'acheminant de son côté avec les princesses et tous ses services; parfois, la conjonction des deux cortèges, leur déploiement sur le grand escalier, la traversée lente des salons et des galeries, l'arrivée à la chapelle, où le peuple était admis à contempler Leurs Majestés: sur les divers points du parcours, des détachements de la garde échelonnés, des grenadiers présentant les armes, des tambours battant aux champs, des rangées d'uniformes et de costumes de cour se détachant sur le décor luxueux des appartements, sur les ors et les marbres, sur la pourpre des tentures: l'appareil le plus propre à frapper les yeux, à émouvoir les esprits, à rehausser de faste et de splendeur le culte tout viril qui se rendait au souverain 263. Après la messe, il y avait souvent parade militaire dans la cour du château: avant ou après la messe, il y avait invariablement audience dans les grands appartements et réception du corps diplomatique. Les ambassadeurs et ministres étrangers étaient introduits dans la salle du Trône; eux seuls avaient droit d'y venir, avec les ministres secrétaires d'État, avec un certain nombre de privilégiés, et c'était dans cette partie du château auguste entre toutes que Napoléon, après s'être montré à eux dans l'environnement de sa pompe impériale, accueillait leurs hommages.
Le 15 août 1811, l'audience diplomatique eut lieu avant la messe. À midi, tandis qu'au dehors des salves d'artillerie signalaient la solennité du jour, l'Empereur fit son entrée dans la salle et prit place sur le trône. Successivement, les princes grands dignitaires, les cardinaux et les ministres, les grands officiers de l'Empire, les grands aigles de la Légion d'honneur et autres dignitaires furent admis à lui présenter leurs voeux 264. Après eux, le corps diplomatique parut, précédé par un maître et un aide des cérémonies, introduit par le grand chambellan. Il se déploya en cercle autour du trône, ses membres se plaçant par ordre d'ancienneté dans leur poste. Le prince Kourakine figurait à son rang, moins mal portant qu'à l'ordinaire, resplendissant comme un soleil dans ses habits constellés de décorations et de pierreries, formant groupe avec le prince de Schwartzenberg et l'ambassadeur d'Espagne.
L'Empereur descendit du trône. Lentement et par deux fois, il fit le tour du cercle, s'arrêtant çà et là pour jeter un mot, une question, pour se faire nommer les étrangers qui avaient sollicité l'honneur de l'approcher: ce jour-là, la liste des présentations comprenait, avec un général bavarois et un colonel suisse, trois «citoyens des États-Unis 265». Ces diverses opérations prirent un certain temps. Dans la salle, la chaleur était étouffante: par cette radieuse journée d'août, une lumière blanche et crue tombait des hautes fenêtres, faisait flamber d'un éclat aveuglant les broderies massives des uniformes, ajoutait au malaise que causaient à chacun la longueur de la séance, la foule et la presse, l'angoisse de la comparution devant l'arbitre de toutes les destinées, devant le maître et le juge. Quand les formalités d'usage eurent été entièrement accomplies, il parut que le cercle touchait à sa fin: une grande partie de l'assemblée s'était écoulée déjà dans les salons voisins: il ne restait dans la salle du Trône, avec le corps diplomatique, que quelques ministres et «cordons rouges»; on attendait le moment où l'Empereur allait faire prévenir l'Impératrice et se rendre à la chapelle, pour entendre la messe et le chant du Te Deum, lorsqu'on le vit se rapprocher du groupe dont faisait partie Kourakine 266.
Note 266: (retour) Les éléments du récit qui suit ont été puisés à différentes sources: lettre de Maret à Lauriston, 25 août 1811; pièces conservées aux archives des affaires étrangères (Russie, 153), sous le titre: Relation tirée des notes de l'ambassadeur d'Autriche et Rapport d'un ministre d'un prince de la Confédération; extraits du rapport de Kourakine, cités par Bogdanovitch, I, p. 31 et suiv.; rapport du ministre prussien Krusemarck, analysé et publié en partie par Duncker, 374-375, d'après les archives de Berlin. Tous ces documents concordent sur les points essentiels.
«Vous nous avez donné des nouvelles, prince», dit-il d'un air avenant. Il s'agissait de bulletins récemment communiqués par l'ambassade russe et portant avis d'une rencontre en Orient, aux environs de Rouchtchouk, entre les troupes que la Russie avait laissées sur le Danube, sous le commandement de Kutusof, et l'armée ottomane. L'affaire avait été chaude et indécise: les deux partis s'attribuaient la victoire. Kourakine vanta la valeur de ses compatriotes: Napoléon rendit hommage à ces braves gens, mais fit observer que les Russes n'en avaient pas moins été forcés d'évacuer Rouchtchouk, leur tête de pont au delà du Danube, et qu'ils avaient ainsi perdu la ligne du fleuve. En effet, suivant lui, on ne pouvait se servir défensivement d'un fleuve qu'à la condition de se garder le moyen d'opérer sur les deux rives: à Essling, il s'était estimé vainqueur parce qu'il avait conservé Lobau, qui lui donnait accès sur la rive gauche et prise sur l'armée autrichienne. Il développa ce thème avec abondance, avec sa maîtrise habituelle, et fit, devant ses auditeurs émerveillés, tout un cours de tactique.
Renonçant à lui disputer l'avantage sur ce terrain, Kourakine convint que les Russes avaient dû reculer, faute d'effectifs suffisants pour maintenir leur position, et il attribua cette pénurie d'hommes à un manque d'argent, qui avait obligé le Tsar à rappeler dans l'intérieur de ses États une partie des troupes employées contre la Turquie. C'était là que l'attendait l'Empereur, qui lui dit aussitôt, avec une bonhomie narquoise: «Mon cher ami, si vous me parlez officiellement, je dois faire semblant de vous croire ou ne pas vous répondre du tout: mais si nous parlons confidentiellement, je vous dirai que vous avez été battus, que vous l'avez été parce que vous manquiez de troupes, et que vous en manquiez parce que vous avez envoyé cinq divisions de l'armée du Danube à celle de Pologne, et cela, non par embarras de vos finances, qui s'en seraient mieux trouvées de nourrir ces troupes aux dépens de l'ennemi, mais pour me menacer.»
Les mouvements opérés par les Russes en avant de Varsovie devinrent alors le sujet de la conversation. Avec vivacité, Napoléon fit sentir que ces marches précipitées l'avaient d'autant plus ému qu'elles lui avaient paru inexplicables: «Je suis comme l'homme de la nature, dit-il, ce que je ne comprends pas excite ma défiance.» Il s'est donc vu dans l'obligation de se mettre lui-même sur ses gardes; des deux côtés, on s'est piqué, on s'est armé, on s'est livré à de vastes déplacements de troupes qui continuent encore, et voilà les deux nations sur pied, en face l'une de l'autre, prêtes à s'entr'égorger, sans s'être jamais dit pourquoi.
En effet, à qui fera-t-on croire que l'Oldenbourg soit le vrai motif de la querelle? Entre grandes puissances, on ne se bat pas pour l'Oldenbourg. D'ailleurs, la France a offert une indemnité; elle l'a offerte «entière et complète», elle a réitéré à dix reprises ses propositions, sans obtenir de réponse. Il y a donc autre chose: il y a chez les Russes une arrière-pensée, et brusquement, violemment, Napoléon tire le voile, met à découvert le fond mystérieux du litige. Il dit: «Je ne suis pas assez bête pour croire que ce soit l'Oldenbourg qui vous occupe: je vois clairement qu'il s'agit de la Pologne. Vous me supposez des projets en faveur de la Pologne; moi, je commence à croire que c'est vous qui voulez vous en emparer, pensant peut-être qu'il n'y a pas d'autre moyen d'assurer de ce côté vos frontières.» Mais il importe qu'à cet égard toute illusion cesse, que la Russie sache à quoi s'en tenir, et ici l'Empereur s'anime terriblement. «Ne vous flattez pas», s'écrie-t-il, «que je dédommage jamais le duc du côté de Varsovie. Non, quand même vos armées camperaient sur les hauteurs de Montmartre, je ne céderai pas un pouce du territoire varsovien: j'en ai garanti l'intégrité. Demandez un dédommagement pour l'Oldenbourg, mais ne demandez pas cent mille âmes pour cinquante mille, et surtout ne demandez rien du grand-duché. Vous n'en aurez pas un village, vous n'en aurez pas un moulin. Je ne pense pas à reconstituer la Pologne; l'intérêt de mes peuples n'est pas lié à ce pays. Mais si vous me forcez à la guerre, je me servirai de la Pologne comme d'un moyen contre vous. Je vous déclare que je ne veux pas la guerre et que je ne vous la ferai pas cette année, à moins que vous ne m'attaquiez. Je n'ai pas de goût à faire la guerre dans le Nord; mais si la crise n'est point passée au mois de novembre, je lèverai cent vingt mille hommes de plus: je continuerai ainsi deux ou trois ans, et si je vois que ce système est plus fatigant que la guerre, je vous la ferai... et vous perdrez toutes vos provinces polonaises.»
Ainsi, en s'acharnant à une prétention inadmissible, la Russie s'expose à une lutte aussi désastreuse que celles où ont succombé la Prusse et l'Autriche: faut-il donc que le même esprit d'aveuglement et de vertige s'empare successivement de tous les États et les entraîne aux abîmes? «Car», poursuit l'Empereur en changeant subitement de ton et en affectant une modestie pleine d'impertinence, «soit bonheur, soit bravoure de mes troupes, soit parce que j'entends un peu le métier, j'ai toujours eu des succès, et j'espère en avoir encore, si vous me forcez à la guerre.»--«Vous savez», ajoute-t-il, «que j'ai de l'argent et des hommes.» Et aussitôt des visions à faire frémir, une fantasmagorie de chiffres, un concours prodigieux d'armées s'évoquent à sa voix: «Vous savez que j'ai huit cent mille hommes, que chaque année met à ma disposition 250,000 conscrits, et que je puis par conséquent augmenter mon armée en trois ans de sept cent mille hommes qui suffiront pour continuer la guerre en Espagne et pour vous la faire. Je ne sais pas si je vous battrai, mais nous nous battrons. Vous comptez sur des alliés: où sont-ils? Est-ce l'Autriche, à qui vous avez ravi trois cent mille âmes en Galicie? Est-ce la Prusse? La Prusse se souviendra qu'à Tilsit l'empereur Alexandre, son bon allié, lui a enlevé le district de Bialystock. Est-ce la Suède? Elle se souviendra que vous l'avez à moitié détruite en lui prenant la Finlande. Tous ces griefs ne sauraient s'oublier: toutes ces injures se payent: vous aurez le continent contre vous.»
Devant ce débordement d'effrayantes paroles, Kourakine restait interloqué, douloureusement ému de cette prise à partie qui le mettait en cause et en spectacle. Il s'essayait pourtant à remplir son devoir, à défendre de son mieux son pays et son maître. Mais comment parler devant un prince qui transformait toute conversation en monologue? On voyait l'ambassadeur s'épuiser en vains efforts pour placer quelques mots: on le vit pendant près d'un quart d'heure rester la bouche ouverte, sans que l'intarissable verve de son interlocuteur lui permît de commencer la phrase qu'il avait sur les lèvres 267.
À la fin, il profita d'un moment où Napoléon reprenait haleine pour sortir de cette position ridicule, pour affirmer que l'empereur de Russie restait «l'allié le plus fidèle de la France et même l'ami de son souverain».--«C'est le même langage», interrompit Napoléon, «que vous tenez à Pétersbourg à mon ambassadeur; mais que me servent des paroles que les faits démentent et que vous démentez vous-même par la protestation contre l'incorporation de l'Oldenbourg?»--«Est-ce donc», continua-t-il, «pour plaire aux Anglais que vous l'avez faite?» Et il montra au loin l'Angleterre dominant l'horizon, tenant le fil de toutes les intrigues, tirant et ramenant à elle la Russie. À l'appui de ce tableau, il rappela les facilités rendues au commerce britannique, le développement inouï de la contrebande, et fortement il insista sur ces griefs, qui le remplissaient d'amertume.
Dans les rares instants de répit que lui laissait l'Empereur, Kourakine se bornait à dire que son maître n'avait rien tant à coeur que de terminer le litige. Pour faire justice de ces allégations sans preuve, Napoléon lui lança tout à coup une question catégorique et le mit au pied du mur: «Quant à s'arranger, dit-il, j'y suis prêt: avez-vous les pouvoirs nécessaires pour traiter? Si oui, j'autorise de suite une négociation.»
Force fut à l'ambassadeur d'avouer qu'il n'avait point «la latitude nécessaire pour conclure un arrangement»; il se hâterait toutefois de faire connaître à Pétersbourg les désirs exprimés par Sa Majesté et ne doutait point qu'ils ne fissent faire un grand pas à l'entente. Mais le vague et l'embarras de cette réponse avaient une fois de plus éclairé l'Empereur: «Écrivez, reprit-il avec scepticisme, je n'ai rien contre, mais votre cour sait depuis longtemps ce que je viens de vous dire: je l'ai dit à Tchernitchef, au général Schouvalof, et mes ambassadeurs n'ont cessé depuis quatre mois de vous le répéter.»
Il le répéta encore lui-même, longuement, insatiablement, avec des expressions à effet subitement dardées, avec un grand luxe d'images et de métaphores. Pourquoi, disait-il, au moment où la Russie se trouvait le plus fortement engagée sur le Danube, s'est-elle retournée et dressée contre la Pologne? «Vous faites comme le lièvre qui a reçu du plomb; il se lève sur ses pattes et s'agite affolé, s'exposant à recevoir en plein corps une nouvelle décharge.» Pourquoi prolonger un état incertain, qui n'est ni la guerre ni la paix? «Quand deux gentilshommes se querellent, quand l'un, par exemple, a donné un soufflet à l'autre, ils se battent et puis ensuite se réconcilient: les gouvernements devraient agir de même, faire carrément la guerre ou la paix.» Mais non, la Russie préfère se dérober à toute solution, elle semble vouloir éterniser le malaise général, et c'est ce que l'Empereur, à grands coups d'arguments et de répétitions, s'efforce de faire sentir à tous les diplomates qui l'écoutent, au public européen qui l'entoure. Conservant une certaine modération dans les termes et affectant le calme de la force, traitant l'ambassadeur avec une sorte de bienveillante pitié, il continue à frapper son gouvernement par-dessus sa tête: tout en rendant justice à la bonne volonté de Kourakine, il l'accable d'une dialectique inexorable. Enfin, après l'avoir tenu trois quarts d'heure à la torture, il le laissa aller, et le pauvre prince se retira consterné, rouge et suant à grosses gouttes, suffoquant d'émotion, étouffant dans son bel habit doré, répétant «qu'il faisait bien chaud chez Sa Majesté». Cependant, comme il faut que tout entretien diplomatique se termine par un appel à la concorde, les dernières paroles de l'Empereur avaient été pacifiques: il avait exprimé l'espoir que la guerre et ses calamités pourraient encore être évitées, si la Russie voulait s'expliquer autrement que par énigmes. Mais que pouvaient ces vagues tempéraments contre l'âpreté belliqueuse de toute son argumentation, contre l'éclat menaçant de ses discours et cette subite décharge de sa colère?
III
Le lendemain 16 août, retourné à Saint-Cloud, Napoléon se fit apporter toutes les pièces de la correspondance avec la Russie, depuis l'entrevue du Niémen. En même temps, le ministre secrétaire d'État au département des relations extérieures, le duc de Bassano, était appelé à un travail avec Sa Majesté: cela consistait à recueillir par écrit les réflexions que suggérait à l'Empereur telle ou telle question, d'après ses éléments et ses pièces, à enregistrer ensuite la décision prise. Le ministre tenait la plume, arrondissait la phrase, tempérait parfois l'expression: la pensée venait du maître. Il éprouvait le besoin de la mettre ainsi en forme positive et dogmatique, afin de voir plus clair dans ses propres idées, dans les raisons qui le déterminaient; c'était comme un rapport qu'il se faisait à lui-même et dont les conclusions fixaient sa volonté 268.
Cette fois, le problème à résoudre était celui-ci: «La situation de la France avec la Russie est-elle de nature à ce qu'on doive craindre une guerre, qu'il faille lever une nouvelle conscription et autoriser les dépenses que les ministres de la guerre proposent 269?»
La veille, parlant à Kourakine, Napoléon avait déclaré ab irato qu'il connaissait les exigences de la Russie et ne s'y prêterait jamais. Maintenant, il reprend la question et en délibère avec lui-même, de sang-froid et à tête reposée. Avec son habituelle acuité de perception, il va droit au noeud de l'affaire; il le débarrasse de toute ambiguïté, l'extrait des incidents entassés à plaisir pour le couvrir et le masquer: il le dégage et l'isole, le fait saillir en plein relief. Longuement, méthodiquement, il reprend toutes les déductions qui l'amènent à croire que la Russie en veut à l'intégrité de l'État varsovien. Doit-il ou non souscrire à cette prétention? C'est ce qu'il examine ensuite. Il pèse le pour et le contre, met en balance les arguments qui militent en faveur de l'un et de l'autre parti; aveugle et rigoureux logicien, il aboutit enfin, par une suite de raisonnements serrés, à se prononcer pour la négative, à préférer le conflit violent et la guerre, et nous avons ainsi un mémoire justificatif de sa campagne de 1812, dicté par lui-même.
Tout d'abord, il pose en principe qu'une guerre avec la Russie serait chose inopportune et fâcheuse; elle détournerait nos forces de l'Espagne et nous obligerait à y laisser tout inachevé; elle occasionnerait une effroyable consommation d'hommes, d'argent, et «ne produirait jamais des avantages égaux aux sacrifices qu'elle aurait exigés». Il est donc à désirer qu'elle puisse être évitée. Peut-elle l'être? Pour répondre à cette question, l'Empereur retrace à grands traits l'historique de ses rapports avec Alexandre Ier depuis l'alliance, se reporte par la pensée à Tilsit, repasse par Erfurt, saisit dès 1809 le conflit en germe et démontre irréfutablement que «la véritable difficulté de la position actuelle» provient de la conduite tenue par les Russes avant et pendant la dernière campagne contre l'Autriche, de leurs défaillances diplomatiques et militaires.
Si l'empereur Alexandre, comme Napoléon l'en avait conjuré, avait parlé ferme à Erfurt et menacé l'Autriche, celle-ci eût senti la réalité de l'alliance franco-russe: elle eût craint d'affronter en même temps les deux grandes monarchies et eût renoncé à la guerre: aucun changement ne se serait opéré sur les frontières de la Russie; la Galicie n'eût pas changé de maître. «Si, la guerre ayant eu lieu, la Russie y avait pris part, comme elle le devait, au moment même et en y employant des forces considérables, elle serait entrée la première dans cette province, et les troupes du duché de Varsovie n'y auraient paru qu'en auxiliaires. Le contraire arriva. Les troupes du duché de Varsovie firent la conquête de la Galicie orientale, les habitants de cette province prirent les armes contre l'ennemi, et elle se trouva à la paix dans une telle situation qu'elle ne pouvait être rendue à l'Autriche et que Sa Majesté fut obligée de stipuler sa réunion au duché de Varsovie.» La Russie s'est donc trouvée en présence d'une Pologne à demi reconstituée, qui excitait ses inquiétudes. Les garanties données ou offertes--cession d'un district de la Galicie, envoi des troupes varsoviennes en Espagne, traité stipulant le non-rétablissement du royaume de Pologne--ont paru insuffisantes, et la Russie est restée en alarme, prête à saisir la première occasion pour porter atteinte à un ordre de choses dont elle était responsable et qu'elle jugeait néanmoins incompatible avec sa sécurité.
Le prétexte dont elle s'est emparée a été l'incorporation de l'Oldenbourg à l'empire français. «Les arrêts du conseil britannique forcèrent Sa Majesté à réunir à la France les villes hanséatiques, pour fermer les ports du Nord au commerce de l'Angleterre. Le duché d'Oldenbourg fut compris dans cette réunion. La Russie intervint pour le duc d'Oldenbourg. Le pays d'Erfurt fut offert en indemnité. La Russie la refusa; au lieu d'en demander une autre, elle fit une protestation, procédé sans exemple dans l'histoire des puissances alliées. Elle commença sa protestation par des réserves, et elle la finit par l'expression du désir de conserver l'alliance: ce qui signifiait assez clairement qu'elle voulait faire beaucoup de bruit de l'affaire de l'Oldenbourg sans pousser les choses à bout et en laissant un moyen d'arrangement.
«Ses projets commençaient à se développer. On vit qu'ils se dirigeaient contre le duché de Varsovie, dont l'existence et l'agrandissement l'alarmaient, et qu'ils tendaient, sinon à une réunion totale du duché aux provinces polonaises russes, du moins à une réunion partielle qui conduirait incessamment à son entière destruction. Le refus d'accepter Erfurt comme indemnité avait été motivé sur ce que ce pays n'était pas contigu à la Russie: or, le seul pays contigu à la Russie sur lequel Sa Majesté pouvait avoir quelque influence est le duché de Varsovie. Des insinuations verbales faites par le colonel Tchernitchef et par le comte Roumiantsof avaient fait comprendre que l'affaire d'Oldenbourg s'arrangerait, lorsque l'on s'entendrait sur les affaires de la Pologne. On conçut très bien alors comment la Russie était intervenue dans l'affaire d'Oldenbourg; comment, en faisant sa protestation, elle avait exprimé de nouveau son attachement à l'alliance; comment enfin, en refusant Erfurt, elle n'avait pas fait connaître ce qu'elle désirait.
«Si elle se trouvait blessée, pourquoi ne faisait-elle pas la guerre? Si elle voulait des indemnités plus ou moins considérables, pourquoi n'ouvrait-elle pas des négociations? Toute discussion entre des gouvernements ne peut cependant finir que de l'une ou l'autre de ces manières; mais la Russie voulait des choses qu'elle n'osait pas avouer. Elle voulait la cession de 5 à 600,000 habitants du duché en indemnité de l'Oldenbourg. Cette conséquence de la protestation, des insinuations, du silence même de la Russie, est évidente.
«Tout porte donc à penser que la paix pourrait être maintenue, si l'on voulait céder 5 à 600,000 âmes du duché de Varsovie à l'empire russe, et Sa Majesté est dans l'opinion que s'il existait dans le duché une nation à part de 5 à 600,000 âmes dont elle eût le droit de disposer, et qu'elle pût, sans manquer à l'honneur, réunir à la Russie, cette cession serait préférable à la guerre. Mais toutes les parties du duché ont la même origine, sont composées des mêmes éléments. Elles appartiennent toutes au même peuple, qui, quoique partagé, existe toujours dans ses droits. À mesure qu'un des membres qui en avait été séparé est réuni à un autre, il se confond avec lui pour faire un corps de nation. Telle est l'existence actuelle du duché de Varsovie. Ce qui tendrait à le diviser tendrait à le détruire; la Russie ne l'ignore point; elle sait très bien que si elle parvenait à faire faire une marche rétrograde au duché, il n'en resterait pas là; que lorsqu'il aurait perdu 5 à 600,000 habitants, sa perte totale s'ensuivrait à la première circonstance favorable: que lorsqu'il verrait ses intérêts abandonnés par celui qui lui donna l'existence, elle pourrait espérer de l'attirer à elle; que quoique les Polonais ne puissent quitter sans regret les lois paternelles et libérales du roi de Saxe, ils seraient portés à faire ce sacrifice pour acquérir une situation définitive, car le plus grand malheur pour une nation, c'est l'incertitude sur son avenir; qu'enfin il suffirait que l'existence du duché de Varsovie fût attaquée dans un de ses éléments quelconques et qu'il cessât de compter sur la protection de la main puissante par laquelle il existe, pour porter tout ce qui reste de la Pologne vers la Russie.
«Ces raisonnements sont justes. Il est constant que la cession de 5 à 600,000 habitants entraînerait celle de tout le duché. La question doit donc être posée d'une autre manière. Il faut examiner s'il convient à la France d'agrandir la Russie du duché tout entier.
«Cet agrandissement porterait les frontières de la Russie sur l'Oder et sur les limites de la Silésie. Cette puissance que l'Europe, pendant un siècle, s'est vainement attachée à contenir dans le Nord, et qui s'est déjà portée par tant d'envahissements si loin de ses bornes naturelles, deviendrait puissance du midi de l'Allemagne; elle entrerait avec le reste de l'Europe dans des rapports que la saine politique ne peut pas permettre, et en même temps qu'elle obtiendrait de si dangereux avantages par sa nouvelle position géographique, elle aurait acquis en peu d'années, par la possession de la Finlande, de la Moldavie, de la Valachie et du duché de Varsovie, une augmentation de 7 à 8 millions de population, et un accroissement de force qui détruirait toute proportion entre elle et les autres grandes puissances. Ainsi se préparerait une révolution qui menacerait tous les États du Midi, que l'Europe entière n'a jamais prévue sans effroi et que la génération qui s'élève verrait peut-être accomplir.
«Sa Majesté est donc décidée à soutenir par les armes l'existence du duché de Varsovie, qui est inséparable de son intégrité. L'intérêt de la France, celui de l'Allemagne, celui de l'Europe, l'exigent; la politique le commande, en même temps que l'honneur en ferait plus particulièrement un devoir à Sa Majesté.»
La seconde partie du mémoire traite du litige commercial et économique. L'Empereur rappelle l'ukase prohibitif du commerce français. Il insiste sur l'ouverture des ports russes aux marchandises coloniales et y voit la négation même des règles du blocus. Si graves que soient ces mesures, elles ne sauraient pourtant, prises en elles-mêmes, constituer un motif valable de rupture: «il faudrait plaindre les États qui se battraient pour des intérêts partiels du commerce.» Mais les faits incriminés ont une valeur essentielle à titre d'indications et de symptômes; ils marquent une évolution progressive de la Russie vers l'Angleterre, ils trahissent chez elle une partialité pour nos ennemis, un désir de rapprochement qui conduira peu à peu les deux États à une réunion complète, et l'Empereur est résolu à ne pas attendre cet aboutissement inévitable de la politique russe pour «soutenir ses droits par les armes. Si la France, pour éviter la guerre, préférait laisser la Russie faire la paix avec l'Angleterre, elle ne parviendrait point à son but. Une paix faite par un allié avec l'ennemi commun, non seulement sans un accord préalable, mais en violation des traités, amènerait promptement une mésintelligence ouverte qui porterait bientôt la Russie à s'abandonner sans réserve à l'Angleterre. Nous la verrions mêlée dans ses intrigues, et la guerre serait le résultat inévitable et prochain d'une position si singulière.»
Ainsi, sous quelque point de vue que l'on envisage le différend, la guerre est au bout: tous les raisonnements de l'Empereur, toutes les parties de son discours, comme autant d'avenues convergentes, ramènent à la même conclusion: nécessité de la guerre. Cette guerre, Napoléon entend plus que jamais la faire offensive. Mais l'état actuel de ses préparatifs, retardés par leur grandeur même, s'oppose encore à cette initiative. Puis, les négociations avec l'Autriche, avec la Prusse, avec toutes les puissances qu'il importe d'enrôler dans nos rangs, sont restées à l'état d'ébauche. Enfin, la saison est trop avancée pour permettre en 1811 une série d'opérations fructueuses. Dans le Nord, où la grande difficulté pour l'envahisseur est de se pourvoir en subsistances et surtout en fourrages, la saison propice aux hostilités est la fin du printemps: alors, l'épanouissement d'une végétation tardive, mais exubérante, «fait naître le fourrage sous les pieds des chevaux 270»: la cavalerie, l'artillerie, les équipages militaires trouvent sur place à se ravitailler, sans recourir à de difficiles et dispendieux transports. C'est à cette époque que la Prusse orientale et la Pologne, avec leurs plaines fertiles et leurs vastes prairies, se formeront pour nous en dépôt d'approvisionnements créé par la nature, en grenier d'abondance.
Par tous ces motifs, décidant la guerre, Napoléon décide en même temps et encore une fois de la différer: il en fixe l'époque au mois de juin 1812. Tous ses efforts d'ici là ne tendront plus qu'à gagner du temps. Mettant une sourdine à sa colère, il va exprimer de nouveau et sans relâche à la Russie le désir de traiter, bien certain qu'on ne le prendra pas au mot et qu'il peut impunément multiplier ses invites. Sous le couvert de ces démonstrations pacifiques, il poussera à fond ses armements et ses levées. Simultanément, sa diplomatie reprendra contact avec l'Autriche et la Prusse, avec la Suède et la Turquie, afin qu'il n'ait plus, au moment décisif, qu'à cueillir des alliances parvenues à maturité. Ainsi, sans bruit et sans éclat, tout se préparera pour la grande entreprise. Enfin, lorsque toutes nos forces seront en ligne, lorsque nos alliances seront formées, lorsque Napoléon verra arriver l'heure marquée dans ses profonds calculs, il donnera brusquement le signal: après avoir mis près d'un an à tendre et à bander les ressorts de sa puissance, il les lâchera brusquement, donnera l'impulsion aux cinq cent mille hommes réunis sous sa main, viendra à leur tête aborder impétueusement la Russie. Voilà le plan grandiose et félin qui s'est esquissé dans son esprit dès le début de l'année et auquel il s'arrête définitivement en août 1811; il le fixe alors sur le papier: il l'indique en quelques mots dans le mémoire du 16 août, avec les actions diverses que ce plan comporte et le dénouement foudroyant auquel elles doivent aboutir: c'est comme une règle de conduite qu'il se trace par écrit, pour plus de méthode, et à laquelle nous le verrons rigoureusement s'astreindre.
Les considérations développées, dit le mémoire, «n'ont laissé aucun doute à Sa Majesté sur la question dont elle cherchait la solution». En conséquence, elle a prescrit trois séries d'opérations parallèles. Elle a ordonné de continuer les négociations avec la Russie; elle a ordonné que «des négociations soient ouvertes avec l'Autriche et avec la Prusse, afin que, si d'ici à six mois la Russie persiste dans son système ironique de se plaindre sans cesse et de ne s'expliquer sur rien, Sa Majesté puisse établir un nouveau système d'alliances par des traités qui ne seraient signés qu'à l'expiration de ce terme». Enfin, Sa Majesté a ordonné que «dès à présent les armées soient mises sur le pied de guerre, afin que le mois de juin arrivant, époque où la saison devient favorable aux opérations militaires dans les pays où Sa Majesté devrait porter ses armes, elle soit en mesure, si elle est forcée à la guerre, de venger la foi des traités qu'on ne jura jamais en vain, de défendre le duché de Varsovie et de le consolider en ajoutant à son étendue et à sa puissance».
On remarquera que l'Empereur, dans cette dernière partie du mémoire, affecte encore de s'exprimer sur la guerre en termes dubitatifs; il termine même en paraphrasant la maxime qu'il qualifie de banale: «Si vis pacem, para bellum.» Mais quelques réticences voulues, quelques phrases de pure forme sauraient-elles prévaloir contre l'ensemble du texte et l'orientation générale des idées? Dans un document destiné à rester, un souverain n'avoue jamais qu'il va délibérément et de parti pris à la guerre, lors même qu'il la veut et la décrète intimement. Au reste, tout projet humain, fût-il conçu par le plus volontaire des hommes, laisse une part à l'inconnu et aux contingences de l'avenir. Napoléon ne jugeait pas tout à fait impossible que la Russie, épouvantée par nos préparatifs, consentît au dernier moment à rentrer dans l'alliance sans conditions ni garanties. Seulement, il se réservait en ce cas d'exiger des sacrifices proportionnés aux efforts et aux dépenses que les Russes lui auraient occasionnés: il n'entendait pas faire pour rien une immense et coûteuse expédition jusqu'au seuil de leur empire. Non content de les assujettir à ses volontés sur tous les points en litige, il leur retirerait les avantages concédés à Erfurt, les priverait de la Moldavie et de la Valachie, les réduirait pour longtemps à un état d'impuissance et de nullité, et certains passages de son mémoire ne laissent aucun doute sur cette intention de les traiter en vaincus, lors même qu'ils viendraient à lui et s'humilieraient au seul contact du fer. Au fond, il n'admet plus qu'une solution par les armes, une capitulation de l'adversaire sous le coup ou sous la menace immédiate de la défaite. C'est en ce sens que les journées des 15 et 16 août 1811 inscrivent une date décisive dans l'histoire de la rupture: elles marquent l'instant où Napoléon renonce à toute idée de transaction, où il se promet d'imposer purement et simplement la loi par la pression de ses armées, et ajourne en même temps à l'échéance de dix mois cette grande contrainte.
CHAPITRE VII
SUITE DES PRÉPARATIFS.
Réponse d'Alexandre aux paroles de l'Empereur.--Nouvelles demandes d'explications.--Instances à la fois pressantes et vagues.--Ce que ni l'un ni l'autre des deux empereurs ne veulent dire.--Coup d'oeil sur nos préparatifs et nos positions militaires.--Dantzick.--L'armée varsovienne.--Les contingents allemands.--L'armée de Davout.--L'armée des côtes.--Camps de Hollande et de Boulogne.--Oudinot et Ney.--L'armée d'Italie.--La garde.--Entassement d'hommes et de matériel.--Minutieux efforts de l'Empereur pour assurer les vivres, le ravitaillement, les transports: moyens employés pour vaincre la nature et les espaces.--Universelle prévoyance.--Napoléon excessif en tout.--Il ruse tour à tour et menace.--Il se laisse volontairement espionner.--Travail parallèle d'Alexandre.--Formation des armées russes en deux groupes principaux.--Barclay de Tolly et Bagration.--Alexandre cherche à reprendre la libre disposition de son armée d'Orient en hâtant sa paix avec la Porte.--Service demandé à l'Angleterre.--Napoléon incite les Turcs à continuer la guerre.--Causes de sa lenteur à s'assurer de l'Autriche, de la Prusse et de la Suède.--Dangers de cette politique.--Bernadotte rentre en scène.--Départ de la princesse royale.--L'été à Drottningholm.--Contrebande effrénée; rapports avec l'Angleterre.--Langage de la France: modération relative.--Le baron Alquier part spontanément en guerre contre la Suède.--Note injurieuse.--Réplique sur le même ton.--Scène extraordinaire entre Alquier et Bernadotte.--Déplacement de l'irascible ministre.--Mise en interdit de Bernadotte.--Il reprend sa marche vers la Russie.--Erreur de Napoléon sur la Suède.--Alternatives de rigueur et de longanimité.--Une crise s'annonce en Allemagne; elle peut avancer la guerre et en changer les conditions.
I
À l'apostrophe lancée au prince Kourakine, Alexandre fit le 25 septembre, par communication diplomatique, une réponse calme et digne, où il se défendait énergiquement d'avoir jeté un regard de convoitise sur aucune partie de la Pologne varsovienne 271. Mettant à profit le vague et l'obscur de ses insinuations antérieures, il protestait contre l'interprétation qu'on prétendait leur donner; il affectait de n'avoir jamais désiré ce qu'il n'avait pu obtenir.
Napoléon prit acte de ces déclarations, mais répliqua aussitôt: Puisque vous ne voulez rien de la Pologne, que voulez-vous? Entrez en matière sur les intérêts de la maison d'Oldenbourg, parlez net; nous sommes prêts à vous écouter. Et périodiquement, de mois en mois, il invitait le cabinet de Pétersbourg à sortir de sa réserve, à lui envoyer un négociateur spécial ou à munir Kourakine des pouvoirs nécessaires pour faire un arrangement 272. À ces demandes, Alexandre répondait par ses plaintes ordinaires, par des doléances sans conclusion, et délayait en phrases évasives ses refus de traiter. Ces fins de non-recevoir prévues n'empêchaient nullement l'Empereur de renouveler ses avances en vue d'un accord dont il ne spécifiait pas les bases. Ainsi se maintenait entre les deux souverains un conflit stagnant. Tous deux évitaient de se dévoiler et de trancher la grande équivoque. La véritable question en jeu était maintenant celle du blocus, mais Alexandre n'en parlerait jamais le premier, et Napoléon était résolu à n'en parler qu'à la tête de cinq cent mille hommes. Le duc de Bassano faisait à Lauriston cet aveu: «Je vous le dis encore pour vous seul, Monsieur, l'affaire d'Oldenbourg est peu de chose pour la Russie et pour nous. Les intérêts du commerce et du système continental sont tout... Cette explication ne vous autorise point à aborder ces questions et à sortir de la mesure qui vous est prescrite 273.» Le ministre recommandait à l'ambassadeur, il est vrai, de s'éclairer discrètement sur les dispositions que témoignerait le cabinet de Pétersbourg «si ces questions étaient abordées 274»; mais l'Empereur, malgré cette formule interrogative, se rendait parfaitement compte que la Russie, ayant répudié presque ouvertement et trahi le système continental, n'y rentrerait jamais de plein gré, qu'il faudrait l'y ramener d'autorité, et il rassemblait sans relâche, coordonnait, multipliait à l'infini ses moyens d'invasion.
Ce travail se poursuit d'un bout à l'autre de l'Europe française. Au nord, l'avant-poste de Dantzick devient presque une armée, composée de bataillons français, polonais, westphaliens, hessois et badois. Dantzick n'est plus seulement une place munie de toutes ses défenses et se suffisant à elle-même: c'est «le grand dépôt pour toute la guerre du Nord 275», un magasin abondamment pourvu, un atelier de construction et de réparation. Il y a là des fonderies, des usines, des chantiers en activité, car il importe que la Grande Armée, lorsqu'elle passera sous Dantzick pour entrer en Russie, trouve dans la ville de quoi compléter ses munitions et refaire son matériel. Sur la droite de Dantzick, Napoléon augmente l'armée varsovienne, n'admet plus de différence entre les états portés sur le papier et les effectifs réels: il vient en aide à l'administration locale et lui fait passer des subsides, tout en lui reprochant de mésuser de ses ressources 276.
En arrière de la Vistule, les garnisons de l'Oder reçoivent des renforts et se composent désormais de troupes exclusivement françaises. Dans la région de l'Elbe, Davout commande maintenant à quatre divisions. Napoléon lui en forme peu à peu une cinquième. Surtout, fidèle à ses procédés, il grossit les divisions déjà existantes par une lente infusion de détachements divers: dans ces moules tout formés, il fait couler insensiblement la matière humaine. Davout a 72,000 hommes d'infanterie; 13,000 sont en route pour le rejoindre: ils porteront les compagnies à l'effectif de 150 hommes, les bataillons à 900, les régiments à 4,500 277. Autour de Davout et en arrière, les princes de la Confédération sont invités «à remonter leur cavalerie et à préparer leur contingent 278». L'Empereur donne une attention particulière aux troupes saxonnes, aux divisions westphaliennes, et les tient prêtes à marcher aux côtés de notre armée d'Allemagne.
En Hollande et dans la France du Nord, une autre armée de quatre divisions était en train de se former. Échelonnée sur le littoral depuis le pas de Calais jusqu'à l'Ost-Frise, s'appuyant aux camps de Boulogne et d'Utrecht, elle regardait la mer et semblait faire face aux Anglais: pour mieux donner le change, Napoléon l'avait nommée: corps d'observation des côtes de l'Océan. En réalité, elle était destinée à passer en Allemagne par un changement de front, par une conversion à droite, et à former deux corps de la Grande Armée. Vers la fin de l'année, les troupes massées autour d'Utrecht et de Nimègue viendront se poster entre Munster et Osnabrück et y attendront de nouveaux ordres: celles de Boulogne se dirigeront sur Mayence.
L'Empereur songe d'abord à relier les premières, lors de leur entrée en Allemagne, au corps de Davout, et à constituer au maréchal une armée de deux cent mille hommes, comprenant neuf divisions 279. Mais Davout s'alarme de ce surcroît de charge et de responsabilité: dans une lettre remarquable, qui fait honneur à sa modestie autant qu'à sa connaissance profonde des vrais principes du commandement, il rappelle à l'Empereur que le maniement direct de neuf divisions excède les forces d'un seul homme 280. Napoléon se rend à ces raisons; il décide de donner aux troupes de Hollande un commandant en chef spécial et d'en faire une puissante unité sous les ordres d'Oudinot, duc de Reggio; il confiera à Ney, duc d'Elchingen, les masses qui arriveront de Boulogne.
Dès à présent, de tous les points du territoire, les conscrits rapidement éduqués affluent dans les camps des Pays-Bas, s'y mêlent à de vieux soldats, achèvent de se former à leur contact. Le matériel se réunit à la Fère, Metz, Mayence, Wesel, Maëstricht, afin que les deux corps le prennent en passant. D'un mouvement analogue, toutes les forces disponibles de l'Italie remontent vers le centre de formation établi au pied des Alpes, entre Brescia et Vérone: là s'établit, sous Eugène, une troisième armée, destinée à déboucher en Allemagne par Ratisbonne et à prendre rang dans la grande colonne d'invasion. Chaque corps se compose individuellement ses états-majors, son personnel administratif, ses services auxiliaires, ses parcs, se complète en munitions et en chevaux. Indépendamment des cinq brigades de cavalerie légère affectées aux corps d'Allemagne, Napoléon en crée huit autres, sans fixer encore leur destination: il crée cinq divisions de grosse cavalerie, deux en Hanovre, une à Bonn, une à Mayence, une à Erfurt, la dernière sur le Mincio. Quant à la réserve générale de l'armée, elle est tout indiquée; ce sera la garde. Répartie dans le triangle compris entre Paris, Bruxelles et Metz, la garde rappelle à soi les détachements et les cadres envoyés en Espagne, grossit et enfle sur place, arrive à un complet et magnifique épanouissement. Avec ses grenadiers, voltigeurs, tirailleurs, fusiliers, chasseurs, flanqueurs, avec ses vélites royaux et ses bataillons italiens, l'infanterie comprend maintenant quatre divisions; la cavalerie en forme deux, l'artillerie possède deux cent huit pièces 281, mais les régiments ne quittent pas encore leurs garnisons ordinaires et leurs quartiers de paix. Ainsi, sur des points divers, sous des dénominations différentes, se constituent toutes les parties de la Grande Armée future: Napoléon confectionne séparément les pièces de l'organisme, en attendant qu'il les ajuste, qu'il les soude les unes aux autres, qu'il les monte et les dresse en un formidable appareil 282.
Comme les guerres précédentes et surtout celle d'Espagne ont dévoré en partie ses meilleurs régiments, il veut suppléer à la qualité par la quantité, vaincre et écraser par le nombre. Sur tous les points de réunion, il entasse régiments sur régiments, fait des brigades et des divisions avec des éléments de toute sorte, puissamment amalgamés et pétris; il croit n'avoir jamais assez d'hommes, assez de contingents: il attire ses plus lointaines ressources, envoie au prince Eugène des Dalmates et des Croates, promet à Oudinot d'autres Croates, qui combattront à côté de bataillons suisses, fait venir à Paris et passe en revue deux régiments de Slaves à demi sauvages, de haydoucks qui guerroyaient naguère contre le Turc sur les confins de l'Autriche. Il jette en Allemagne des bataillons portugais, d'autres en Hollande, et çà et là, dans les différents corps, des régiments espagnols apparaissent, décimés par la désertion et grelottant de fièvre, dépaysés et emprisonnés dans nos rangs.
Puis, c'est une accumulation d'artillerie. Comptant moins sur les hommes, Napoléon veut avoir plus de canons; il en a déjà six cent quatre-vingt-huit, avec quatre mille cent quarante-deux voitures d'artillerie 283; il en aura davantage. Sachant aussi qu'en Russie son grand ennemi sera la nature, qu'il engage contre elle un duel redoutable, il tient à munir ses soldats de tout ce qu'il faut pour la vaincre, pour s'ouvrir des chemins, aplanir les routes, supprimer les espaces, créer des communications, franchir les fleuves. Il donne au corps du génie des proportions inusitées: il tient à posséder trois équipages de ponts, servis par un corps spécial et par les marins de la garde: il en fait rassembler lui-même les différentes pièces, les énumérant et les citant par leur nom, afin que l'on n'en oublie aucune: par ses soins, chaque équipage devient un mécanisme parfait et délicat comme un ressort d'horlogerie. Pour mieux assurer le bien-être et l'endurance de ses troupes, pour les mettre à l'abri du dénuement et des intempéries, il leur compose des réserves d'habillement, un rechange complet d'habits, de linge et de chaussures. Il n'oublie pas de commander «vingt-huit millions de bouteilles de vin, deux millions de bouteilles d'eau-de-vie: total, trente millions de liquide, ce qui abreuverait toute une armée pendant une année 284» Enfin, pour voiturer l'effrayant fardeau d'approvisionnements que l'armée doit traîner à sa suite, il recourt à tous les modes connus de transport et de locomotion: il multiplie le nombre des véhicules; il en invente de nouveaux, commande des caissons d'un modèle perfectionné, recrute des chevaux de trait par milliers, lève des bataillons de boeufs, organise un immense matériel roulant, destiné à suivre nos colonnes, à s'enfoncer avec elles dans les profondeurs de l'Est.
Jamais sa pensée n'a tant embrassé, ne s'est montrée à ce point féconde et créatrice: jamais il n'a mêlé une science aussi raffinée du détail à d'aussi larges conceptions d'ensemble, et c'était pourtant cette universelle prévoyance qui l'acheminait plus sûrement aux désastres. Son tort, si invraisemblable que le fait paraisse, fut l'excès même de ses précautions: ce fut de ne vouloir rien laisser aux chances de l'imprévu dans l'expédition qui en comportait le plus, de mettre trop de prudence dans sa grande aventure, de raisonner à outrance ses témérités et de prétendre en assurer mathématiquement le succès. Il donnait ainsi à l'oeuvre géante une complexité qui la disproportionnait encore davantage aux facultés humaines. L'armée qu'il se composait, énorme, surchargée et épaissie d'éléments hétérogènes, lourde d'impédiments, réussirait moins aux tâches d'élan et d'entrain où excellaient naguère ses souples armées: elle offrirait plus de prise aux accidents de guerre ou de climat qui pourraient la désagréger dès le début ou la frapper d'impotence: l'une des raisons qui firent échouer l'entreprise fut la grandeur même et la perfection des préparatifs.
Par un jeu double et fortement calculé, Napoléon dissimulait certains de ces préparatifs et montrait les autres. On a vu avec quel soin il cachait l'introduction de nouveaux groupes en Allemagne et celait ses efforts pour loger des instruments d'agression aux portes mêmes de la Russie. Il voulait faire croire qu'il ne donnait encore à aucune partie de ses troupes une direction offensive, qu'il ne marquait point par des jalonnements déjà imposants ses futures positions d'attaque. Par contre, il avouait hautement qu'en présence de l'attitude inexplicable d'Alexandre, il se croyait tenu d'armer, qu'il armait à force, que tout se levait dans l'intérieur de ses États, et que la France, s'il fallait en venir finalement à la guerre, l'engagerait avec un ensemble de moyens dont elle n'avait jamais disposé. «L'Empereur ne veut point la guerre, il fait tout pour l'éviter, mais il a dû se mettre en état de ne point la craindre 285»: tel était le langage prescrit à sa diplomatie. Lui-même citait des chiffres à effrayer l'imagination: il disait à des auditeurs bien placés pour transmettre au loin ses paroles: «Non, je suis sûr que l'empereur Alexandre ne se fait aucune idée de toutes les forces que je puis employer contre lui; l'ayant connu personnellement et ne pouvant m'empêcher de l'aimer et de rendre justice à ses bonnes qualités, j'en suis réellement très fâché pour lui 286.» L'effet de ces menaces indirectes serait peut-être de faire trembler la Russie et de vaincre son obstination: peut-être la verrait-on, à l'instant où nos armées s'ébranleraient, s'abattre misérablement devant elles et se plier aux plus dures exigences. Dans tous les cas, ainsi avertie, elle se sentirait moins disposée à risquer une attaque, à nous prévenir sur la Vistule.
C'était dans le même but que l'Empereur continuait à fermer systématiquement les yeux sur les intrigues de Tchernitchef, dont il ignorait d'ailleurs toute l'étendue. Il se doutait bien que le jeune officier, resté depuis le mois d'avril à Paris où il semblait avoir élu définitivement domicile, rôdait autour des bureaux de la guerre: mais où serait le mal s'il attrapait au passage quelques renseignements, quelques états de situation, propres à lui faire vaguement connaître l'immensité de nos moyens? Les notions qu'il transmettrait à sa cour, à la suite de ces découvertes, ne la porteraient guère aux aventures. Malgré les airs inquiets et les mines déconfites de Savary, Napoléon laissait agir Tchernitchef, quitte à l'arrêter lorsque les choses iraient trop loin et à le prendre sur le fait.
À demi instruit de nos apprêts, Alexandre ne restait pas inactif. À vrai dire, il ne pouvait plus guère augmenter ses armées, ayant fait appel depuis longtemps à tous ses effectifs disponibles: il venait encore d'avouer à l'ambassadeur d'Autriche que les corps étaient «au parfait complet 287». Il se reposait avec quelque confiance sur ses vingt-sept divisions, ses cinq cent quatorze bataillons, ses quatre cent dix escadrons, ses cent cinquante-neuf compagnies d'artillerie, ses seize cents bouches à feu 288: «mais, disait-il, il ne faut pas s'endormir pour cela: je mets à profit le temps qu'on me laisse 289.»
Il essayait d'améliorer l'organisation militaire de l'empire, de simplifier et d'assouplir les rouages, de renforcer les réserves. Par ses ordres, on préparait de nouveaux appels, la levée de quatre hommes sur cinq cents parmi les jeunes gens en âge de servir; mais ces contingents ne seraient en état de paraître devant l'ennemi qu'après de longs mois d'instruction. Actuellement, l'état-major s'occupait surtout à disposer, conformément au plan imaginé par Pfuhl, les troupes sur pied. Les armées de la frontière, rangées jusqu'alors l'une derrière l'autre, se mêlaient pour se distribuer ensuite en deux groupes principaux, placés sur la même ligne. Le premier se formait autour de Wilna, en arrière du Niémen: il composerait l'armée principale, celle qui reculerait vers le camp retranché de Drissa et en ferait le centre de la résistance; le ministre de la guerre, Barclay de Tolly, prendrait sous sa direction immédiate ce grand rassemblement. Le second groupe se formait au sud de Wilna, près de Prouzany, derrière le Bug; ce serait l'armée chargée de tenir la campagne et de harceler l'ennemi, d'effleurer continuellement son flanc droit, de fatiguer les Français par une guerre d'escarmouches et de surprises, de les obliger à combattre toujours, sans jamais leur offrir l'occasion de vaincre. Le commandement de cette deuxième armée, réservé d'abord au général Lavrof, serait confié finalement à l'impétueux Bagration; une troisième, sous Tormassof, se tiendrait en réserve et serait utilisée suivant les circonstances. C'était dans cet ordre que l'on comptait affronter la guerre défensive, sans préjudice des efforts à tenter, au début des hostilités, pour entamer momentanément le duché de Varsovie ou la Prusse orientale et déconcerter l'adversaire par cette rapide incursion 290.
Dans leur groupement nouveau, les armées russes remettaient en ligne sous une autre forme les deux cent cinquante à deux cent quatre-vingt mille hommes que le Tsar avait mobilisés dès le début de l'année. C'était à peu près tout ce qu'il pouvait opposer à l'invasion, obligé qu'il était de maintenir des corps assez importants en face de la Perse, dans le Caucase, sur le littoral de la mer Noire, dans le pays des Cosaques et en Finlande. Pour accroître les forces disponibles, il n'y avait qu'un moyen: achever la guerre de Turquie, reprendre ainsi la libre disposition des troupes que Kutusof commandait sur le Danube et qui se montaient encore, malgré les distractions opérées, à plus de quarante mille hommes. Alexandre s'y employait activement, s'efforçait de précipiter à leur terme les négociations avec la Porte et voyait dans cette oeuvre de diplomatie le complément indispensable de ses mesures stratégiques.
Pour amener les Turcs à la paix, il se résignait à de nouveaux sacrifices. En janvier et février, il avait voulu se faire céder les Principautés entières pour en repasser la majeure partie à l'Autriche, qu'il espérait séduire. Éconduit à Vienne, il renonçait à trafiquer des deux provinces, consentait à restituer aux Turcs ce qu'il avait offert aux Autrichiens, c'est-à-dire la Valachie entière et une moitié de la Moldavie, en gardant toujours pour lui la Bessarabie et la portion du territoire moldave comprise entre le Pruth et le Sereth. Résolu à négocier sur ses bases, il se mit en quête d'un intermédiaire qui pût instruire officieusement la Porte de ses concessions et les faire valoir, préparer et ménager un accord. L'idée lui vint de s'adresser à l'Angleterre: préjugeant son rapprochement avec elle, il lui fit demander par communication secrète de le traiter d'avance en allié et de le servir à Constantinople, où Pozzo di Borgo travaillait déjà depuis une année à lui assurer le bon vouloir de la mission britannique. Le cabinet de Londres se préparait à accréditer auprès du Sultan un ministre, M. Liston, en place d'un simple chargé d'affaires; à la sollicitation d'Alexandre, Liston fut chargé de transmettre et d'appuyer les propositions de la Russie 291. Il devait arriver à son poste vers la fin d'octobre; c'était alors que la négociation s'entamerait, aboutirait peut-être, et débarrasserait le Tsar de l'importune diversion. La paix avec les Turcs aurait en outre l'avantage d'améliorer les relations avec l'Autriche et conduirait peut-être à obtenir de cette puissance, à défaut d'un concours sur lequel il ne fallait plus compter, une neutralité strictement garantie.
Sentant que le principal effort de la diplomatie russe se tournait vers l'Orient, Napoléon s'appliquait à le contrecarrer. Dès le 14 septembre, il faisait insinuer aux Turcs qu'un accommodement avec leur ennemi serait désormais une défaillance sans excuse, car le secours était proche. Sans leur dire encore que sa rupture avec Alexandre devenait inévitable, il ne leur défendait pas de le croire: «Si le Divan, écrivait Maret à Latour-Maubourg, était persuadé que la guerre aura lieu, et s'il faisait, d'après cette opinion, de nouveaux efforts pour la continuer lui-même avec vigueur, ne détruisez point ses dispositions et laissez-lui penser tout ce qui pourra donner plus d'énergie à ses opérations militaires.» Le 21 septembre, Latour-Maubourg était invité à renouveler la demande faite au printemps, à réclamer l'envoi en France d'un plénipotentiaire ottoman, avec mission de négocier «un arrangement et un accord d'opérations».
Pour effacer toute trace de mésintelligence, Napoléon descend aux plus petits moyens. Au temps de l'intimité avec Alexandre, il avait négligé de répondre à la lettre par laquelle le sultan Mahmoud lui avait notifié son avènement, et ce manque de procédés avait fait à l'orgueil musulman une cuisante blessure. Aujourd'hui, si l'on revient à Constantinople sur cet incident, Latour-Maubourg pourra dire que l'Empereur a parfaitement répondu au message du Sultan, qu'il lui a écrit de Vienne pendant la dernière campagne, mais que la lettre est tombée sans doute aux mains de partis ennemis ou s'est égarée au milieu du désordre inséparable d'une grande guerre. À l'appui de cette fable, le chargé d'affaires présentera un duplicata de la lettre soi-disant perdue, une pièce qu'on lui expédie de Paris pour les besoins de la cause. Dans cette copie d'un original qui n'a jamais existé, l'Empereur s'astreint à toutes les formules de la phraséologie orientale; il dit à Mahmoud: «Je prie Dieu, très haut, très excellent, très puissant, très magnanime et invincible empereur, notre très cher et parfait ami, qu'il augmente les jours de Votre Hautesse et les remplisse de gloire et de prospérité, avec fin très heureuse 292»; et il exprime le voeu de voir l'union des deux empires, «qui fut l'ouvrage des siècles», redevenir inaltérable.
S'étant promis pareillement de reprendre les pourparlers avec l'Autriche, la Prusse et la Suède, il n'y mettait aucune précipitation, car il craignait toujours que des liaisons positives et difficiles à cacher n'avertissent la Russie de ses volontés hostiles. Ayant décidé en principe de faire traîner jusqu'en janvier 1812 la conclusion de ses alliances avec les deux cours germaniques, il ne recommençait pas même à poser des jalons, s'en tenait avec l'Autriche aux paroles échangées pendant les premiers mois de l'année, défendait toujours à la Prusse d'armer, fût-ce même en sa faveur, l'invitait durement à n'attirer l'attention sur elle par aucune démarche inconsidérée, à ne point se mêler, humble et faible qu'elle était, à la querelle des grands. Quant à la Suède, dont il craignait encore plus les emportements, il entendait ne la mander qu'à la dernière heure; apprenant que Bernadotte continuait à rassembler des troupes par provision et à tout événement, il blâmait ces mesures, conseillait impérieusement de les suspendre 293. Il voulait que depuis la Baltique jusqu'au Danube, personne ne bougeât qu'à son commandement: à Vienne, à Berlin, à Stockholm, on devait attendre patiemment l'heure de sa bienveillance, sans chercher à la devancer, sans donner l'alarme à Pétersbourg par un empressement inopportun. Mais ce système de ménagements perfides envers la Russie lui préparait d'assez sérieux mécomptes, l'exposerait à manquer des alliances insuffisamment préparées. Si l'Autriche montrait un calme relatif, les deux autres États s'agitaient, l'un par ambition et malaise, l'autre par peur, et ne se jugeaient plus en position d'attendre. Les nonchalances voulues de notre politique, ses lenteurs calculées, vont nous mettre en péril de perdre la Prusse; déjà, elles nous ont aliéné de nouveau la Suède, qui recommence à se détacher de nous et à s'échapper de notre orbite.
II
Depuis l'arrêt de la négociation entamée avec la Suède au printemps et dans laquelle Napoléon avait offert la Finlande à qui lui demandait la Norvège, Bernadotte avait renouvelé quelques allusions à l'objet de ses rêves. Comme l'Empereur continuait à faire la sourde oreille, il s'était tu: désespérant à peu près d'obtenir de la France ce qui lui tenait au coeur, comprenant que dans tous les cas Napoléon ne lui laisserait jamais dicter les conditions de l'alliance, se jugeant par cela même méconnu et délaissé, il revenait insensiblement à l'idée qui répondait le mieux à ses rancunes personnelles, celle de demander la Norvège au Tsar et d'en faire le prix d'un accord actif avec la Russie.
Une circonstance d'ordre intime contribuait alors à l'isoler de la France. La princesse royale allait le quitter, n'ayant pu s'habituer à vivre dans le pays où elle devait régner. «Son Altesse périt d'ennui», écrivait un diplomate 294. À Stockholm, elle n'avait su ni s'occuper, ni plaire; ses journées s'écoulaient dans une oisiveté boudeuse, et les soirées, où les dames de la cour avaient conservé l'habitude de filer en devisant paisiblement, lui paraissaient d'une insupportable longueur. Sa seule ressource était la compagnie d'une dame française, sa grande maîtresse et sa confidente, madame de Flotte, qui s'ennuyait plus qu'elle, et dont les doléances achevaient d'assombrir son humeur. Puis, il y avait entre elle et le couple royal des froissements, des heurts: la jeune femme ne pouvait comprendre qu'il existât encore dans le monde une cour où l'on n'eût pas adopté, en ce qui concernait la manière de passer le temps, le train de vie et jusqu'aux heures des repas, la mode de Paris, et la violence qu'on lui demandait de faire à ses goûts, à ses usages, achevait de lui faire prendre en horreur le séjour de Stockholm 295. À la fin, n'y pouvant plus tenir, elle allégua une raison de santé pour s'éloigner, annonça l'intention de faire une cure à Plombières et partit pour la France en déplacement d'été. Cette villégiature devait durer douze ans 296. Privant Bernadotte de la compagne qui mettait auprès de lui un rappel vivant de la patrie, elle le laissait plus exposé aux influences ennemies.
Néanmoins, si sa pensée recommençait à incliner vers la Russie, cette évolution ne se manifestait encore par aucun signe extérieur: entre les deux courants qui se la disputaient, sa politique restait en apparence stationnaire. À cette heure, il semblait que sa grande occupation fût toujours de soigner sa popularité; jamais on ne l'avait vu plus affable, plus porté à ériger la banalité en système. Pour atténuer le fâcheux effet produit sur les dames de la société par le départ de la princesse, il leur faisait la cour à toutes, réparait par ses empressements les dédains de sa femme et se montrait aimable pour deux 297. Il continuait aussi à visiter les provinces et ne perdait pas une occasion d'éprouver son prestige. Des troubles éclataient-ils quelque part, il accourait au plus vite, et à sa vue tout rentrait dans l'ordre: il stupéfiait et domptait la révolte par ce qu'il appelait lui-même «son éloquence fulminante 298».
Lorsque après ces exploits il retournait au château de Drottningholm, où la cour passait l'été, il «faisait les délices 299» du vieux roi, qu'il honorait dans sa décrépitude; la Reine raffolait de lui: sa verve, ses beaux contes amusaient tout le monde; sa présence mettait l'entrain, l'animation, dans le noble et froid palais «où la vie se passait maintenant en société depuis le matin jusqu'au soir 300». Cependant, sous cette apparence de sérénité, d'enjouement même, son esprit inquiet et toujours en travail fermentait de plus en plus; ses convoitises déçues s'exaspéraient, se tournaient contre la France en une aigreur qui finirait tôt ou tard par déborder.
Il se contraignait encore, à la vérité, avec notre envoyé, et même raffinait envers lui ses prévenances; il avait offert au baron Alquier une maison de campagne tout près de Drottningholm, afin que l'on pût se voir plus facilement et voisiner; il le visitait souvent, s'invita un jour à dîner chez lui, et cette réunion, pleine de gaieté et d'accord, fit événement dans la société de Stockholm 301. Mais ces fallacieuses attentions, par lesquelles le ministre français se laissait encore éblouir et leurrer, n'étaient qu'un moyen d'endormir sa vigilance, de lui faire oublier les infractions à la règle continentale qui se commettaient de toutes parts.
N'attendant plus grand'chose de la France, Bernadotte était plus résolu que jamais à ne point faire violence, pour nous complaire, aux intérêts et aux commodités de son peuple. En réalité, malgré ses promesses cent fois réitérées, aucune mesure sérieuse n'avait été prise contre le commerce anglais. Si l'hiver, en suspendant la navigation, avait quelque peu ralenti les rapports, le retour de la belle saison, en rouvrant la Baltique, facilitait de nouveau les transactions prohibées et leur rendait libre cours. Sur vingt points de la côte, la contrebande se pratiquait au grand jour: la Suède se rendait de plus en plus accessible et perméable aux produits anglais, qui la traversaient pour s'écouler en Russie ou s'infiltrer en Allemagne. Entre les deux États officiellement en guerre, pas un coup de canon n'avait été échangé. L'escadre britannique, qui faisait sa tournée annuelle dans la Baltique, trouvait dans les îles suédoises toute espèce de facilités pour se rafraîchir et se ravitailler. Entre elle et le grand port de Gothenbourg, devant lequel elle croisait de préférence, c'étaient d'étranges contacts, un échange continuel de messages: les officiers anglais venaient à terre et se déguisaient à peine pour paraître dans la ville. Tout dénotait chez les autorités suédoises une connivence avec nos ennemis ou du moins une scandaleuse tolérance.
Instruit de ces faits, Napoléon s'en plaignit vivement. Bien qu'il n'eût jamais attendu de la Suède une docilité exemplaire, l'insubordination de cet État lui semblait passer toute limite: «Cette cour va trop loin», inscrivait-il en marge d'un rapport 302. Plusieurs notes furent rédigées sous ses yeux et adressées au chargé d'affaires suédois; elles étaient âpres, sévères, récapitulaient fortement nos griefs, demandaient «réparation pour le passé et garantie pour l'avenir 303». Indépendamment des relations avec l'ennemi, elles se plaignaient de sévices exercés sur des matelots français en Poméranie: ce coin de terre, où l'Angleterre pourrait reprendre pied en Allemagne, attirait spécialement l'attention de l'Empereur. Toutefois, si acerbe que fût l'expression de son mécontentement, il avait soin d'y conserver certaine mesure. Trop inflexible sur son système, trop jaloux de ses droits pour fermer les yeux sur d'incessantes contraventions, il tenait cependant à ne pas rompre avec la Suède, à ne point l'éloigner de lui définitivement, afin de pouvoir la ressaisir à temps et la tourner contre la Russie. Il gardait donc, jusqu'en ses colères, quelque retenue, et évitait de jeter entre les deux cours l'irréparable.
Malheureusement, le ministre impérial à Stockholm, rappelé enfin à la clairvoyance et subitement revenu de son optimisme, ne devait pas imiter cette modération relative; le serviteur allait se montrer plus dur, plus exigeant que le maître. Lorsque M. Alquier eut appris par les rapports des consuls et par de multiples renseignements qu'on s'était joué de lui, lorsqu'il sut, à n'en pouvoir douter, que partout les lois de blocus étaient effrontément violées, sa colère fut d'autant plus vive que ses illusions tombaient de plus haut: furieux d'avoir été pris pour dupe, il fit de nos démêlés avec la Suède sa querelle personnelle. Non content de témoigner par un brusque changement d'attitude, par des manières impolies et grossières, son mépris et sa colère, il fit plus et se décida spontanément à une démarche d'une extrême gravité. De son chef, sans y avoir été invité ou autorisé par son gouvernement, il rédigea et adressa au baron d'Engeström une note écrite, une missive furibonde, où nos griefs étaient repris et commentés avec une virulence tout à fait en dehors du ton diplomatique. Ce réquisitoire ne se bornait pas à taxer de fourberie et de mensonge les gouvernants actuels de la Suède; il les accusait de trahir l'intérêt public et leur présageait le pire destin: une révolution vengeresse avait châtié les fautes de leurs prédécesseurs; le retour à une «politique misérable» aurait pour infaillible effet «de replacer le gouvernement suédois dans la situation qui a produit la catastrophe du dernier Gustave 304».
Aucun homme de coeur, aucun ministre soucieux de la dignité nationale n'eût toléré ces menaces. M. d'Engeström, sortant de son naturel placide et larmoyant, rendit outrage pour outrage. À la diatribe française, il répondit par une note dans laquelle il prenait violemment à partie notre ministre et l'accusait, dans les termes les moins ménagés, de brouiller à dessein les deux cours, pour quitter une résidence qui lui déplaisait. «Le climat de ce pays-ci, lui disait-il, peut bien vous être contraire, vous pouvez former des voeux pour avoir une autre destination, mais il n'y aurait pas de loyauté à provoquer votre changement par des assertions dénuées de preuves... Ceux qui pourraient avoir la coupable pensée de provoquer la discorde finiraient toujours par être démasqués.» En terminant, il protestait contre un écrit qui, «en attaquant l'honneur national, offrait l'exemple de la violation la plus inouïe du droit des gens 305».
Devant cette réplique, l'indignation et la colère d'Alquier n'eurent plus de bornes; il refusa de recevoir la note suédoise, la renvoya à son auteur et rompit avec lui toutes relations. Quelques jours après, le 25 août, il provoquait une explication avec le prince royal. Celui-ci ne la lui refusa point: il cherchait lui-même une occasion de dire au représentant de la France tout ce qu'il avait sur le coeur, de publier et de crier ses griefs: la rencontre de ces deux hommes, également enfiévrés de passion et de haine, devait inévitablement aboutir à un choc violent: ce fut l'explosion de l'orage.
La conversation débuta pourtant sur un mode assez doux. Bernadotte convint que la réponse de M. d'Engeström était raide; il ajouta même, par un aveu inattendu, qu'à la place de M. Alquier il eût fait comme lui et refusé de recevoir la pièce. Mais bientôt, avec acrimonie, il se plaignit de tous les agents français, consuls ou autres, établis en Suède; à l'entendre, parmi ces hommes «passionnés ou calomnieux», il n'en était pas un qui ne cherchât, par des motifs plus ou moins avouables, à envenimer les discussions, à tendre les rapports, à le dénigrer personnellement aux yeux de l'Empereur; c'était d'eux que lui venaient tous les traits dont il était continuellement harcelé, qui ne lui laissaient aucun repos et lui faisaient l'existence insupportable: «Il est bien extraordinaire, dit-il, qu'après avoir rendu d'aussi grands services à cette France, j'aie continuellement à me plaindre de ses agents.»
Alquier commençait de son côté à s'échauffer; il finit par dire: «Vous vous plaignez étrangement de cette France, Monseigneur; si vous l'avez bien servie, il me semble qu'elle vous a bien récompensé, et j'oserai maintenant vous demander ce que vous avez fait pour elle depuis votre arrivée en Suède, si l'influence de la France s'est accrue par votre avènement, quelle preuve d'intérêt ou de dévouement vous avez donnée à l'Empereur depuis près d'une année... Vous prodiguez aux Anglais toutes les ressources que votre pays peut offrir, et vous n'avez rien voulu faire en faveur de la France.»
Bernadotte essaya d'abord assez faiblement de défendre sa conduite. Tout à coup, dédaignant de se justifier et découvrant le fond de sa pensée, il s'écria: «Au reste, je ne ferai rien pour la France, tant que je ne saurai pas ce que l'Empereur veut faire pour moi, et je n'adopterai ouvertement son parti que lorsqu'il se sera lié avec nous par un traité; alors je ferai mon devoir. Au surplus, je trouve un dédommagement et ma consolation dans les sentiments que m'a voués le peuple suédois. Le souvenir du voyage que je viens de faire ne s'effacera jamais de mon coeur. Sachez, monsieur, que j'ai vu des peuples qui ont voulu détacher mes chevaux et s'atteler à ma voiture. En recevant cette preuve de leur amour, je me suis presque trouvé mal. J'avais à peine la force de dire aux personnes de ma suite: «Mais, mon Dieu! qu'ai-je fait pour mériter les transports de cette nation, et que fera-t-elle donc pour moi lorsqu'elle me sera redevable de son bonheur?» J'ai vu des troupes invincibles dont les hourras s'élevaient jusqu'aux nues, qui exécutent leurs manoeuvres avec une précision et une célérité bien supérieures à celles des régiments français, des troupes avec lesquelles je ne serai pas obligé de tirer un seul coup de fusil, à qui je n'aurai qu'à dire: «En avant, marche!» des masses, des colosses qui culbuteront tout ce qui sera devant eux.»
«--Ah! c'en est trop, interrompit Alquier; si jamais ces troupes-là ont devant elles des corps français, il faudra bien qu'elles nous fassent l'honneur de tirer des coups de fusil, car assurément elles ne nous renverseront pas aussi facilement que vous paraissez le croire.» Bernadotte: «Je sais fort bien ce que je dis, je ferai des troupes suédoises ce que j'ai fait des Saxons, qui, commandés par moi, sont devenus les meilleurs soldats de la dernière guerre.»
Sans relever cette énormité, Alquier glissa quelques observations sur l'inutilité qu'il y avait pour la Suède à armer présentement: «Je suis au contraire, lui dit le prince, plus résolu que jamais à lever de nouvelles troupes. Le Danemark a cent mille hommes sous les armes, et j'ignore s'il n'a pas quelque dessein contre moi. D'ailleurs, je dois me prémunir contre l'exécution du projet entamé par l'Empereur aux conférences d'Erfurt pour le partage de la Suède entre le Danemark et la Russie.» Il ajouta que cet avis lui avait été donné de Pétersbourg «par des femmes, qui savaient et lui écrivaient tout...».--«Mais je saurai me défendre, reprenait-il avec exaltation; il me connaît assez pour savoir que j'en ai les moyens. Les Anglais ont voulu se montrer exigeants avec moi; eh bien, je les ai menacés de mettre cent corsaires en mer, et à l'instant ils ont baissé le ton.»
Ces fanfaronnades n'étaient que le début d'une sortie plus extraordinaire que tout le reste. «Au surplus, dit le prince, quels que soient mes sujets de plainte contre la France, je suis néanmoins disposé à faire tout pour elle dans l'occasion, quoique les peuples que je viens de voir ne m'aient demandé que de conserver la paix, à quelque prix que ce pût être, et de rejeter tout motif de guerre, fût-ce même pour recouvrer la Finlande, dont ils m'ont déclaré qu'ils ne voulaient pas. Mais, monsieur, qu'on ne m'avilisse pas, je ne veux pas être avili, j'aimerais mieux aller chercher la mort à la tête de mes grenadiers, me plonger un poignard dans le sein, me jeter dans la mer la tête la première, ou plutôt me mettre à cheval sur un baril de poudre et me faire sauter en l'air!»
Tandis que le prince, roulant des regards furibonds, proférait ces extravagances, la porte de son cabinet s'était ouverte; son jeune fils, âgé de douze ans, avait franchi le seuil et fait quelques pas dans la pièce. S'apercevant de cette entrée, ménagée ou non, Bernadotte y vit l'occasion d'un grand jeu de scène; il s'élança vers l'enfant, et s'emparant de lui d'un geste théâtral: «Voilà mon fils, dit-il, qui suivra mon exemple; le feras-tu, Oscar?--Oui, mon papa.--Viens que je t'embrasse, tu es véritablement mon fils.» Alquier ajoute dans son rapport: «Pendant cette scène si honteuse et si folle, le prince, agité par la plus forte émotion, avait tous les dehors d'un homme en démence. J'avais tenté plusieurs fois de me retirer, et toujours il m'avait retenu. J'étais enfin parvenu à la porte du cabinet, lorsqu'il me dit: «J'exige de vous une promesse, c'est que vous rendrez compte exactement à l'Empereur de cette conversation.--Je m'y engage, puisque Votre Altesse Royale le veut absolument.» Je viens de le faire, Monseigneur, et je prie Votre Excellence de croire que j'ai fidèlement tenu parole 306.»
Note 306: (retour) Alquier à Maret, 26 août 1811. Cette dépêche est consacrée au compte rendu de la conversation et aux conclusions qu'en tire notre ministre. Divers extraits en ont été cités et analysés par Bignon, X, 177-179; Geffroy, Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1855, et Thiers, XIII, 217-219.
Les derniers mots du prince n'étaient-ils qu'une suprême bravade? À l'encontre de ce qu'il paraissait désirer, espérait-il qu'Alquier tairait une partie de la conversation et ne le montrerait pas dans l'égarement de sa colère? Au contraire, nourrissait-il encore le fol espoir d'arracher à l'Empereur, par la violence et la menace, cette promesse d'un grand avantage territorial, ce don de la Norwège qui tardait tant à venir? Quoi qu'il en soit, ses allusions réitérées ne permettent aucun doute sur la cause primordiale du ressentiment qui avait déterminé en lui cet accès de délirante fureur. Si nos exigences en matière commerciale, si les tracasseries d'Alquier l'avaient fortement irrité, c'était surtout le dédaigneux silence opposé par l'Empereur à ses requêtes, à ses avances, c'était cette manière de le traiter en personnage suspect et négligeable, qui avait particulièrement ulcéré son amour-propre et déçu ses convoitises: il reprochait moins à la France de lui trop demander que de ne lui avoir rien accordé encore: sa rage était surtout celle du solliciteur éconduit ou du moins indéfiniment ajourné.
Dans l'esclandre survenu à Stockholm, Napoléon sut faire la part des responsabilités respectives. Engeström dans sa note, Bernadotte dans son langage avaient porté un défi à toutes les convenances, mais Alquier s'était attiré ces répliques par son attitude agressive; c'était lui qui avait pris l'initiative d'un scandaleux débat. Napoléon ne voulut pas le désavouer publiquement et le disgracier, car la note ministérielle suédoise avait en quelque sorte interverti les torts; il comprit toutefois que le maintien de ce ministre à Stockholm devenait impossible; il l'en fit prestement et discrètement déguerpir.
Au reçu du rapport relatant la conversation du 25 août, le duc de Bassano invita le baron par retour du courrier à remettre le service entre les mains d'un chargé d'affaires, à plier bagage, à quitter son poste sans prendre congé ni voir personne, à repasser le Sund et à échanger la légation de Stockholm contre celle de Copenhague: ce transfert était une demi-satisfaction donnée à la Suède, outragée dans la personne d'un de ses ministres.
Quant à Bernadotte, si las que fût l'Empereur de ses incartades, si dégoûté qu'il fût du personnage, il dédaigna de relever ses paroles et le jugea au-dessous de sa colère. Une fois de plus, il se borna à se détourner de lui comme d'un esprit incohérent, troublé de vaines agitations, malade d'ambition et d'orgueil, à traiter par l'isolement. Il fit mander au chargé d'affaires, M. Sabatier de Cabre, de se conformer au système qui avait été recommandé en vain à Alquier et qui consistait à éviter avec le prince toute conversation politique. Quelques semaines après, formulant plus rigoureusement l'interdit, il écrivait au ministre des relations extérieures: «Vous ferez connaître au chargé d'affaires, dans ses instructions, que je lui défends de parler au prince royal; que, si le prince l'envoie chercher, il doit répondre que c'est avec le ministre qu'il est chargé de traiter. Il doit garder avec le prince royal le plus absolu silence, ne pas même ouvrir la bouche. Seulement, si le prince se permettait de s'échapper en menaces contre la France, comme cela lui est déjà arrivé, le chargé d'affaires doit dire alors qu'il n'est pas venu pour écouter de pareils outrages et qu'il se retire 307.»
M. de Cabre ne se trouva pas dans le cas de pousser les choses aussi loin, et même Bernadotte lui fit au sujet d'une entente possible, d'un gage qui le rassurerait sur les intentions de l'Empereur, quelques insinuations laissées sans réponse; mais on peut croire qu'elles ne trahissaient plus chez leur auteur que de fugitives hésitations. En fait, c'était vers Alexandre que ses regards se tournaient désormais: sans entrer encore en matière avec lui et sans parler d'alliance, il lui adressait de plus significatifs sourires, cajolait davantage son envoyé 308; il se rouvrait ainsi le chemin de Pétersbourg; pour s'y jeter délibérément, il attendait qu'un acte de violence trop facile à prévoir de la part de l'Empereur lui servît d'excuse auprès de ses futurs sujets et levât les derniers scrupules de la nation.
Napoléon apercevait ce changement de direction, mais ne s'en inquiétait pas outre mesure. Son illusion était toujours de croire qu'il n'aurait pas besoin de s'entendre avec le prince pour disposer de la Suède; que celle-ci lui reviendrait spontanément, au jour de la grande explosion; qu'alors «l'espoir de reconquérir la Finlande porterait la nation tout entière au-devant des intentions du gouvernement 309», et que Bernadotte, entraîné malgré lui, n'aurait plus qu'à se faire le soldat de l'idée nationale. En un mot, Napoléon s'imaginait que s'il rencontrait aujourd'hui les Suédois contre lui avec l'Angleterre, il les retrouverait avec lui contre la Russie, pourvu qu'il ne leur rendît pas ce retour trop difficile par une scission éclatante. De là, dans ses rapports officiels avec leur gouvernement, de nouvelles alternatives de rigueur et de longanimité. Parfois, en présence d'actes attestant une partialité éhontée pour le commerce et la cause britanniques, la patience lui échappe: il songe à sévir, à faire occuper la Poméranie, théâtre des principales infractions, à lancer des notes fulminantes qui constitueront l'état de guerre 310: puis, il se ravise, impose silence à ses ressentiments, laisse s'accumuler ses griefs, se réservant d'en faire masse plus tard et de demander aux Suédois à titre de réparation, en même temps qu'il leur offrira son alliance et leur promettra la Finlande, le droit d'occuper la Poméranie et d'y faire lui-même la police.
Sa querelle avec eux ne dégénérait donc pas en rupture ouverte, n'augmentait pas ostensiblement les complications de l'heure présente et passait à peu près inaperçue. Il en était autrement d'une crise survenue soudain en Allemagne. Là, un bruit d'armes retentissait, grossissait sans cesse, mettait l'Europe en émoi; la Prusse se levait d'un subit élan; folle de terreur, croyant qu'on en voulait à son existence, elle semblait saisie d'un vertige de guerre, et ce belliqueux coup de tête jetait le trouble dans le jeu des deux empereurs, en risquant de les mettre prématurément aux prises.