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Nouveaux Contes des Collines

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LA DÉROUTE DES HUSSARDS BLANCS

Ce ne fut point sur le champ de bataille que nous jetâmes l'épée, mais pendant la garde solitaire, dans les ténèbres, près du gué: les eaux léchaient la rive; le vent de la nuit soufflait. La terreur naquit tout armée et grandit, et nous étions en fuite avant même de rien savoir de la panique nocturne.

(Beoni Bar.)

Certaines gens soutiennent qu'un régiment anglais est incapable de courir.

C'est là une erreur.

J'ai vu quatre cent trente-sept sabres fuir à travers champs sous l'empire d'une terreur abjecte. J'ai vu le meilleur régiment qui ait jamais manié les brides, rayé de l'«Annuaire de l'Armée» pendant deux bonnes heures.

Si vous répétez ce récit aux Hussards blancs, il y a tout à parier qu'ils vous battront froid.

C'est un incident dont ils ne sont pas fiers.

Vous pouvez reconnaître les Hussards blancs à leur chic, supérieur à celui de tous les autres régiments de cavalerie qui figurent sur les contrôles.

Si cette indication ne vous suffit pas, vous les reconnaîtrez à leur vieux cognac. Il est au mess depuis soixante ans et vaut la peine qu'on se dérange pour le goûter.

Demandez le vieux cognac de Mac Gaire, et tâchez d'en avoir du vrai.

Si le sergent du mess juge que vous êtes un profane, et que l'article authentique ne sera pas dignement apprécié, il vous traitera en conséquence. C'est un brave homme.

Mais quand vous serez au mess, gardez-vous de parler à vos hôtes de marches forcées ou de chevauchées à grande distance. On est très susceptible au mess. Si l'on croit que vous vous moquez des Hussards, on vous le dira.

S'il faut en croire les Hussards blancs, c'est la faute au colonel seul. Il venait d'arriver, et il n'aurait jamais dû prendre le commandement. Il prétendait que le régiment manquait d'allant et de chic.

Dire cela aux Hussards blancs, qui se jugeaient capables de cerner n'importe quelle cavalerie, d'enfoncer n'importe quelle artillerie, de balayer n'importe quelle infanterie du monde!

Cet affront fut la cause première de tout le mal.

Puis, le colonel réforma le cheval-tambour… le cheval-tambour des Hussards blancs!

Peut-être vous demanderez-vous si c'était là un crime inexprimable? Je vais essayer de vous expliquer clairement la chose.

L'âme du régiment vit dans le cheval-tambour, qui porte les timbales d'argent.

C'est presque toujours un grand cheval pie, importé de la Nouvelle-Galles du Sud. C'est là un point d'honneur, et un régiment dépensera tout l'argent qu'on voudra pour avoir un cheval pie.

Ce cheval n'est soumis à aucun des règlements sur la réforme. Son travail est des plus faciles. Il ne manœuvre qu'au pas. Donc, aussi longtemps qu'il peut se tenir et garder sa belle prestance, son bien-être est assuré.

Il en sait plus long que l'adjudant[35] sur le régiment, et lors même qu'il le ferait exprès, il n'arriverait pas à se tromper.

[35] Officier adjoint au chef de corps.

Le cheval-tambour des Hussards blancs n'avait que dix-huit ans. Il suffisait parfaitement à sa tâche. Il était en état de travailler au moins six ans encore, et il avait dans son port autant de pompe, de dignité qu'un tambour-major de la Garde royale.

Le régiment l'avait payé dix-huit cents roupies.

Mais le colonel dit qu'il fallait s'en défaire. On le réforma selon toutes les règles. On le remplaça par une bête d'un bai sale, aussi laide qu'une mule, avec un cou de mouton, une queue pelée comme celle d'un rat, et des jarrets de vache.

Le tambour détestait cet animal, et les meilleurs chevaux de la fanfare dressaient les oreilles et montraient le blanc des yeux rien qu'en le voyant; ils le regardaient comme un parvenu et non comme un gentleman.

J'imagine que les idées du colonel sur le chic s'étendaient à la fanfare et qu'il entendait l'obliger à prendre part aux revues ordinaires.

Une fanfare de régiment est chose sacrée. Elle ne sort que pour les revues passées par les officiers qui commandent en chef, et le chef de musique est d'un degré au-dessus du colonel, au point de vue de l'importance.

C'est un grand-prêtre, et son hymne solennel est le Keel Row. Le Keel Row est le trot de la cavalerie, et quiconque n'a point entendu cette sonnerie éclater en notes aiguës par-dessus le bruit du régiment qui passe devant la base de salut, a encore quelque chose à apprendre et à comprendre.

Lorsque le colonel réforma le cheval-tambour des Hussards blancs, il y eut presque une révolte.

Les officiers étaient de mauvaise humeur, les hommes furieux, et les musiciens juraient… comme de simples troupiers.

Le cheval-tambour devait être vendu aux enchères… oui, aux enchères publiques, et peut-être serait-il acheté par un Parsi, qui l'attellerait à une charrette!

C'était pire que d'étaler toute la vie intérieure du régiment devant le monde entier, pire que de vendre l'argenterie du mess à un Juif… à un Juif noir.

Le colonel était un homme mesquin et brutal. Il savait ce que le régiment pensait de son acte et, quand les troupiers offrirent d'acheter le cheval-tambour, il répondit que leur offre était contraire à la discipline et aux règlements.

Mais un jeune lieutenant, Hogan-Yale, un Irlandais, acheta le cheval-tambour pour cent soixante roupies à la vente, et le colonel entra dans une grande colère.

Yale affecta le repentir. Il montra une soumission qui n'avait rien de naturel; il n'avait fait cet achat, disait-il, que pour éviter au cheval d'être maltraité et de crever de faim; il le tuerait d'un coup de fusil, et tout serait fini.

Cela parut contenter le colonel, car il ne voulait plus entendre parler du cheval-tambour. Il sentait qu'il avait fait une gaffe et, naturellement, il lui était impossible d'en convenir.

En attendant, la présence du cheval-tambour était pour lui une cause d'irritation.

Yale s'offrit un verre du vieux cognac, trois cigares, et emmena son ami Martyn. Ils quittèrent le mess ensemble.

Yale et Martyn restèrent en tête à tête pendant deux heures dans la chambre de Yale, mais le bull terrier qui garde les embauchoirs de Yale fut seul à savoir ce qu'ils se dirent.

Un cheval coiffé et enveloppé jusqu'aux oreilles sortit de l'écurie de Yale et fut conduit, malgré sa mauvaise volonté, jusqu'au quartier des employés civils.

Le groom de Yale l'accompagnait.

Deux hommes firent irruption dans le théâtre du régiment, et s'emparèrent de plusieurs pots de peintures et de quelques gros pinceaux à brosser les décors.

Puis la nuit tomba sur la caserne, et on entendit le bruit que faisait un cheval en démolissant son box à coups de pieds dans l'écurie de Yale.

Yale avait un grand vieux cheval gallois blanc.

Le lendemain était un jeudi.

Les hommes apprenant que Yale devait tuer le cheval-tambour dans la soirée, résolurent de faire à l'animal des funérailles dignes du régiment, des funérailles plus belles que celles qu'on eût faites au colonel s'il était mort ce jour-là.

Ils se procurèrent un char à bœufs, une quantité de sacs, des tas et des tas de roses, et le corps, bien couvert de sacs, fut transporté à l'endroit où l'on incinérait les victimes du charbon.

Les deux tiers du régiment formèrent le cortège. La fanfare n'y était pas, mais tous chantaient: L'endroit où mourut le vieux cheval, air qu'ils jugeaient respectueux et de circonstance.

Quand le corps eut été descendu dans la fosse, alors que les hommes commençaient à y jeter des brassées de roses, le sergent maréchal ferrant lâcha un juron et dit tout haut:

—Mais ça n'est pas plus le cheval-tambour que moi!

Les sergents-majors de troupe lui demandèrent s'il n'avait pas laissé sa raison à la cantine.

Le sergent maréchal ferrant répondit qu'il connaissait les pieds du cheval-tambour aussi bien que les siens, mais il se tut quand il vit le numéro du régiment marqué au fer rouge sur le sabot raidi et retourné de la pauvre bête.

C'est ainsi qu'on ensevelit le cheval-tambour des Hussards blancs, cependant que le sergent maréchal ferrant grognait toujours.

La bâche qui couvrait le corps était barbouillée de peinture noire en maints endroits, et le sergent maréchal attira l'attention sur ce détail, mais le sergent-major du cinquième escadron lui lança un bon coup de pied dans les jambes et lui dit qu'il était évidemment ivre.

Le lundi qui suivit l'enterrement, le colonel chercha à prendre sa revanche sur les Hussards blancs.

Par malheur, comme il était temporairement commandant d'armes, il ordonna une manœuvre de brigade. Il dit qu'il ferait «trimer le régiment pour son insolence», et il mit sa menace à exécution.

Ce lundi-là fut une des journées les plus pénibles dont les Hussards blancs aient gardé le souvenir.

Ils furent lancés contre un ennemi fictif, portés en avant, ramenés en arrière, mis à pied, et «maniés scientifiquement» de toutes les façons possibles, dans un pays plein de poussière, où ils suèrent abondamment.

Le seul moment de distraction qu'ils eurent, ce fut le soir, lorsqu'ils tombèrent sur la batterie d'artillerie montée qu'ils chassèrent pendant deux milles.

Cela, c'était une affaire personnelle.

Beaucoup d'hommes avaient engagé des paris sur le résultat, les artilleurs prétendant qu'ils avaient d'aussi bonnes jambes que les Hussards blancs.

Ils avaient tort.

Une marche forcée termina la manœuvre, et, quand le régiment regagna ses lignes, tous les hommes étaient couverts de boue depuis les éperons jusqu'aux jugulaires.

Les Hussards blancs possèdent un grand privilège qui leur est propre, et qu'ils ont gagné à Fontenoy, je crois.

Bon nombre de régiments ont des droits spéciaux, par exemple celui de porter un col en petite tenue, ou un nœud de rubans entre les épaules, ou des roses rouges ou blanches au casque, à certains jours de l'année.

Certains de ces droits se rapportent aux saints qui sont les patrons des régiments, ou bien à des exploits régimentaires.

Tous ces privilèges sont hautement appréciés, mais il n'en est aucun qui soit plus envié que celui qu'ont les Hussards blancs de mener boire leurs chevaux dans le camp, au son de la fanfare.

On ne joue qu'un morceau, qui est toujours le même. Je n'en connais pas le véritable nom, mais les Hussards blancs le désignent par ces mots: Qu'on me ramène à Londres.

L'air est très joli.

Le régiment aimerait mieux être rayé des contrôles que de renoncer à cette distinction.

Après la sonnerie de la «dislocation», les officiers retournèrent chez eux pour préparer le pansage, et les hommes rentrèrent au camp, au pas, à volonté. Cela signifie qu'ils déboutonnèrent leurs vestes serrées, qu'ils mirent leur casque en arrière, et échangèrent des plaisanteries ou des jurons, selon l'humeur de chacun, pendant que les plus soigneux mettaient pied à terre et desserraient les sangles et les brides.

Un bon cavalier fait autant de cas de sa monture que de lui-même et croit, ou devrait croire, que les deux réunis sont d'un effet irrésistible, qu'on ait devant soi des femmes ou des hommes, des jeunes filles ou des canons.

Alors l'officier d'ordonnance commanda:

—A l'abreuvoir!

Le régiment se dirigea en flânant vers les abreuvoirs d'escadron, qui étaient derrière les écuries, entre celles-ci et la caserne.

Il y avait là quatre abreuvoirs immenses, un par escadron, disposés en échelon, de sorte que tout le régiment pouvait, si l'on voulait, faire boire ses chevaux en dix minutes. Mais cela prenait généralement dix-sept minutes, pendant que la fanfare jouait.

La fanfare se mit à jouer au moment où les escadrons défilaient vers les abreuvoirs, et où les hommes sortaient leurs pieds des étriers et plaisantaient entre eux.

A ce moment même, le soleil se couchait dans un grand lit brûlant de nuages rouges, et l'on eût dit que la route qui menait aux services civils allait entrer tout droit dans l'œil du soleil.

Il y avait sur cette route un petit point noir. Il grossit, grossit, et finit par prendre la forme d'un cheval, avec une sorte de gril sur le dos.

Le nuage rouge flamboyait à travers les barreaux du gril.

Quelques troupiers, abritant leurs yeux de leurs mains, dirent:

—Que diable cet animal a-t-il sur le dos?…

La minute d'après, ils entendirent un hennissement que tous les êtres vivants du régiment,—chevaux et hommes,—reconnurent, et l'on vit, piquant tout droit vers la fanfare, le cheval-tambour des Hussards blancs, que l'on croyait mort.

Sur les deux côtés de son garrot ballottaient à grand bruit les timbales, voilées de crêpe, et sur son dos se tenait très raide, en véritable cavalier, un squelette dont le crâne était nu.

La fanfare s'arrêta. Un instant le silence se fit.

Alors un cavalier du cinquième escadron,—les hommes disent que c'était le sergent-major,—fit pivoter son cheval et poussa un cri.

Personne ne saurait expliquer ce qui se passa ensuite, mais il paraît qu'un homme au moins par escadron donna l'exemple de la panique, et que les autres suivirent comme des moutons.

Les chevaux, qui avaient à peine mis leurs naseaux dans l'abreuvoir, se dressèrent, gambadèrent, mais aussitôt que la fanfare se tut, c'est-à-dire quand le fantôme du cheval-tambour fut à quelque deux cents mètres de distance, les fers s'abattirent, et le bruit confus d'une panique,—bruit bien différent du battement régulier et sourd que produit une manœuvre sur le terrain, ou de celui qui résulte du désordre des chevaux autour des abreuvoirs,—ne fit que mettre le comble à la terreur.

Ils sentirent que leurs cavaliers avaient peur de quelque chose.

Lorsque des chevaux sentent cela, tout est fini, sauf le massacre.

Les escadrons, les uns après les autres, s'éloignèrent des abreuvoirs, et coururent de tous côtés, dans toutes les directions, comme du mercure qu'on verse sur le sol.

C'était un spectacle des plus extraordinaires, car hommes et bêtes étaient dans toutes les phases possibles du laisser-aller, et les fourreaux des carabines, battant les flancs des chevaux, achevaient de les exciter.

Les hommes tempêtaient, pestaient, cherchaient à s'écarter de la fanfare, qui était poursuivie par le cheval-tambour, dont le cavalier était tombé en avant et semblait jouer des éperons pour gagner un pari.

Le colonel était allé se rafraîchir au mess.

La plupart des officiers l'avaient suivi, et le lieutenant de jour se préparait à regagner le camp et à recevoir des sergents-majors les rapports sur la conduite à l'abreuvoir.

Quand l'air de: Qu'on me ramène à Londres s'arrêta à la vingtième mesure, tous les officiers qui se trouvaient au mess dirent:

—Que diable est-il donc arrivé?

Une minute après, ils entendirent des bruits qui n'avaient rien de militaire, et ils virent les Hussards blancs, qui fuyaient en désordre à travers la plaine.

Le colonel était muet de rage, car il se figurait que tout le régiment s'était soulevé contre lui ou s'était enivré comme un seul homme.

La fanfare, cohue désordonnée, passa, ayant sur ses talons le cheval-tambour,—le cheval-tambour qui était mort et enterré,—portant sur son dos le squelette qu'il secouait à grand bruit.

Hogan-Yale chuchota à Martyn:

—De ce train-là, tous les fils de fer vont casser.

Et la fanfare, qui avait fait un crochet brusque, telle un lièvre, reparut. Mais le reste du régiment était parti et parcourait au hasard tout le pays, car l'obscurité était venue, et chaque homme hurlait à son voisin qu'il avait le cheval-tambour sur les talons.

En général, les chevaux de troupe sont traités avec trop de ménagement. Quand l'occasion l'exige, ils peuvent rendre beaucoup, même avec une charge de cent vingt livres sur le dos, et les hommes s'en aperçurent.

Combien de temps dura cette panique? Je ne saurais le dire.

Quand la lune se leva, les hommes virent qu'ils n'avaient rien à craindre, et rentrèrent deux par deux, trois par trois, par demi-pelotons, en se cachant, et fort honteux d'eux-mêmes.

Alors le cheval-tambour, vexé de se voir ainsi accueilli par ses anciens amis, s'arrêta, fit demi-tour et s'en alla au trot devant l'escalier de la véranda pour demander du pain.

Personne n'osa s'enfuir, mais personne n'osa s'avancer jusqu'au moment où le colonel fit quelques pas et prit le pied du squelette.

La fanfare s'était arrêtée à quelque distance. Alors elle se rapprocha lentement.

Le colonel lança aux musiciens, collectivement et individuellement, toutes les injures qui lui vinrent à l'esprit sur le moment, car il avait mis la main sur la poitrine du cheval-tambour et avait reconnu qu'il était en chair et en os.

Puis, il frappa du poing sur les timbales et découvrit qu'elles étaient en papier d'argent et en bambou.

Ensuite, et à grand renfort de jurons, il essaya d'arracher le squelette de la selle, mais il s'aperçut qu'il était fixé avec du fil de fer sur le troussequin.

C'était un spectacle peu banal qu'offrait le colonel, les bras autour du bassin du squelette et un genou dans le creux de l'estomac du cheval-tambour.

Je dirais presque que la scène était amusante.

Le colonel secoua l'objet une ou deux minutes et finit par le jeter à terre, en disant à la fanfare:

—Venez par ici, capons! Voilà ce qui vous fait peur!

Le squelette n'était pas très joli sous le crépuscule.

On eût dit que le sergent-musicien le reconnaissait, car il se mit à rire en dessous, à étouffer.

—Faut-il l'emporter, mon colonel? demanda le sergent-musicien.

—Oui, emportez-le au diable, et allez-y tous!

Le sergent-musicien salua, ramassa le squelette, le mit en travers de sa selle et partit vers les écuries.

Alors le colonel commença à demander où était le reste du régiment, se servant pour cela d'un langage singulier.

Il disloquerait le régiment… il ferait passer tout le monde en conseil de guerre… il ne commanderait jamais une cohue pareille, etc., etc.

A mesure que les hommes reparaissaient, son langage devenait plus furieux, si bien qu'il finit par dépasser les limites extrêmes de la liberté qu'on accorde à un colonel de cavalerie.

Martyn prit Hogan-Yale à part et lui suggéra que, dans le cas où tout viendrait à se découvrir, il serait forcé de démissionner.

Martyn était le plus faible des deux.

Hogan-Yale fronça les sourcils, et fit observer, tout d'abord, qu'il était le fils d'un lord, et, en second lieu, qu'il était aussi innocent que l'enfant qui vient de naître.

—D'après mes instructions, dit Yale avec un sourire d'une douceur singulière, le cheval-tambour devait nous être renvoyé de la manière la plus solennelle possible. Je vous le demande, est-ce ma faute à moi, si un ami à tête de mulet le réexpédie d'une façon propre à troubler la tranquillité d'esprit d'un régiment de cavalerie de Sa Majesté?

Martyn répondit:

—Vous êtes un grand homme, et vous passerez général un jour, mais je sacrifierais volontiers les chances que je puis avoir de commander un escadron pour être sorti de cette affaire.

La Providence sauva Martyn et Hogan-Yale.

L'officier commandant en second emmena le colonel à part dans le petit réduit fermé de rideaux où les lieutenants des Hussards blancs avaient coutume de se réunir pour jouer le soir au poker, et là, quand le colonel eut juré à son aise, ils s'entretinrent à voix basse.

Je me figure que le commandant en second dut représenter l'alerte comme une machination dont il serait impossible de découvrir l'auteur, et je sais qu'il insista sur ce qu'il y aurait de fâcheux, de honteux à faire de cette échauffourée un sujet de risée pour le public.

—On nous surnommera les «Fuyards nocturnes», dit le commandant en second, qui avait vraiment une belle imagination; on nous appellera les «Chasseurs de fantômes», et, d'un bout à l'autre de l'Annuaire militaire, on nous affublera de sobriquets. Toutes les explications du monde ne suffiront pas à prouver aux profanes que les officiers étaient absents au début de la panique. Pour l'honneur du régiment, et dans votre propre intérêt, laissez la chose tomber d'elle-même.

Le colonel était si épuisé par la colère qu'il se laissa apaiser plus facilement qu'on ne s'y serait attendu. On l'amena tout doucement, par degrés, à reconnaître qu'il était d'une égale impossibilité de faire passer tout le régiment en conseil de guerre, et de sévir contre les jeunes officiers qui avaient pu tremper dans la farce.

—Mais la bête est vivante, s'écria le colonel. On ne l'a pas abattue du tout! C'est une désobéissance absolument flagrante. J'ai connu un homme qui a été cassé pour moins que ça, mille fois moins! On se fiche de moi, je vous le dis, Mutman, on se fiche de moi!

Le commandant en second entreprit de nouveau de calmer le colonel, et il en eut pour une demi-heure. Au bout de ce temps, le sergent-major du régiment vint au rapport.

La situation était assez nouvelle pour lui, mais il n'était pas homme à se laisser démonter par les circonstances.

Il salua et dit:

—Le régiment est rentré, mon colonel.

Puis, afin de se rendre le colonel favorable, il ajouta:

—Tous les chevaux sont en bon état.

Le colonel, en renâclant, répondit:

—Alors vous n'avez qu'à faire coucher les hommes dans leurs berceaux, prenez bien garde à ce que, pendant la nuit, ils ne se réveillent ni ne pleurent.

Le sergent se retira.

Ce bon mot rendit au colonel sa bonne humeur; plus tard il se sentit honteux du langage qu'il avait tenu.

Le commandant en second revint à la charge. Puis, tous deux s'engagèrent dans une conversation qui se prolongea fort avant dans la nuit.

Le surlendemain, il y eut une manœuvre dirigée par le commandant en second. Le colonel harangua vigoureusement les Hussards blancs.

Il dit, en substance, que le cheval-tambour s'étant montré, malgré son grand âge, capable de mettre en fuite tout le régiment, il reprendrait son poste d'honneur à la tête de la fanfare, mais que le régiment n'était qu'une bande de brigands dépourvus de conscience.

Les Hussards blancs applaudirent par de grands cris, en lançant en l'air tout ce qu'ils avaient sous la main, et, quand la manœuvre fut finie, ils crièrent: «Vive le colonel» jusqu'à extinction de voix.

Quant au lieutenant Hogan-Yale, qui souriait d'un air bénin, au dernier rang, il n'eut aucune part des applaudissements.

Le commandant en second dit au colonel, d'un ton qui n'était pas officiel:

—Ces petites choses-là assurent la popularité, et ne portent pas la moindre atteinte à la discipline.

—Mais j'ai rétracté mon ordre! répliqua le colonel.

—Peu importe! dit le commandant en second. Les Hussards blancs vous suivront partout désormais. Les régiments sont tout comme les femmes. Ils font n'importe quoi pour des babioles.

Une semaine après, Hogan reçut une lettre extraordinaire de quelqu'un qui signait: «Secrétaire, société Charité et Zèle, 3709, E-C», dans laquelle on le priait «de restituer notre squelette, qui, comme nous avons des raisons de le croire, est en votre possession».

—Quel est donc ce maniaque qui fait le commerce des os? demanda Hogan.

—Je vous demande pardon, dit le sergent-musicien, mais le squelette est chez moi, et je le renverrai si vous voulez bien payer le port jusqu'au quartier des employés civils. Il y a aussi un cercueil, mon lieutenant.

Hogan-Yale sourit, mit deux roupies dans la main du sergent-musicien, et dit:

—Écrivez la date sur le crâne, voulez-vous?

Si vous doutez de ce récit et si vous connaissez la garnison, vous pourrez voir cette date sur le squelette. Mais surtout, pas d'allusion à ce sujet en présence des Hussards blancs.

Si je connais cette histoire, c'est que c'est moi qui ai préparé le cheval-tambour pour sa résurrection. Et il n'a pu s'accommoder du squelette.

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