Nouveaux Contes des Collines
LE HANDICAP DE LA CHAÎNE BRISÉE
Tant que le mors tiendra bon, tant que piquera l'éperon, tant que la grande perche oscillera ou que résonnera la cloche du départ; tant qu'il y aura des chevaux à entraîner, à faire courir, les femmes et le vin ne tiendront que la seconde place, pour moi, pour moi, tant qu'un maigre produit de trois ans aura un champ à fouler, une barrière à franchir.
(Chanson du G. R.)
Il y a plus de façons de faire courir un cheval d'une manière avantageuse pour votre carnet de courses qu'il n'y en a de lui faire tenir la tête droite.
Certaines gens l'oublient.
Comprenez bien que les courses sont une institution détestable, comme d'ailleurs tout ce qui a pour résultat une perte d'argent.
Dans ce pays-ci, outre cette décadence naturelle, les courses ont cet autre mérite de n'être, pour les deux tiers, qu'une fiction qui n'est jolie que sur le papier.
On se connaît trop mutuellement, pour faire des affaires sérieuses.
Comment tourmenter, persécuter, afficher un homme, alors que vous courtisez sa femme et que vous habitez la même station que lui?
Il vous dit:
—A lundi prochain. Je ne puis payer séance tenante.
Vous répondez:
—C'est entendu, mon vieux.
Et vous vous estimez fort heureux si vous tirez neuf cents roupies d'une créance de deux mille.
De quelque côté qu'on les considère, les courses de l'Inde sont une institution immorale, et, chose pire encore, d'une immoralité coûteuse.
Lorsqu'un homme a besoin de votre argent, il vaudrait mieux qu'il le demandât, ou qu'il fît circuler une liste de souscription, au lieu de jeter de la poudre aux yeux de tout le monde, avec son larrikin[9] d'Australie, son brumby[10] qui n'a pas plus de race que le valet d'écurie, ses deux chumars[11] en bonnets à broderies d'or, ses trois ou quatre poneys d'ekkas[12] aux crinières aussi raides que celles d'un sanglier, et sa demi-vertu de jument à la queue en bâton, qu'on qualifie d'arabe, parce qu'elle a une tache sur l'œil.
[9] Le larrikin d'Australie, c'est le gavroche, un gavroche mâtiné d'apache qui fait un excellent jockey.
[10] Cheval à demi sauvage.
[11] Valets hindous de basse caste.
[12] Ekka, voiture à un cheval.
Les courses mènent plus vite au shroff[13] qu'aucune autre chose.
[13] Usurier.
Mais si vous êtes dépourvu de conscience et de sentiments, si vous avez de bons poignets, si vous connaissez quelque peu les allures; si vous avez dix ans d'expérience des chevaux et plusieurs milliers de roupies par mois, je crois que vous pourrez arriver de temps à autre à payer les notes de votre maréchal ferrant.
Avez-vous jamais connu «Shackles b. w. g. 15. 1⅜»? Vilain, dégingandé, avec des oreilles de mulet, le ventre aussi long qu'un montant de porte, les nerfs aussi durs que du fil télégraphique, c'était bien le plus étrange animal qui eût jamais passé sa tête dans une bride.
Il n'appartenait à aucune catégorie définie, car il faisait partie d'une bande à l'oreille fendue qui avait été embarquée sur le Bucéphale à raison de quatre livres dix shillings par tête, pour compléter le fret; à Calcutta il avait été vendu tel quel, dépourvu de toute forme, pour deux cent soixante-quinze roupies.
Les gens, qui perdaient de l'argent sur lui, le qualifiaient de brumby. Mais si jamais cheval eut l'épaule de Harpon et le caractère de Gin, ce fut Shackles.
Son parcours ordinaire était de deux milles.
Il s'entraînait lui-même, se courait, se montait lui-même; si son jockey lui faisait l'affront de vouloir le diriger, il se fâchait aussitôt, et d'un coup de reins, se débarrassait de lui.
Il n'aimait pas qu'on lui donnât des ordres.
A la fin, il fut acheté par un homme qui comprit que si jamais il y avait une course à gagner, elle serait gagnée par Shackles, allant à sa façon, tant que son jockey se tiendrait tranquille.
Cet homme-là avait un jockey nommé Brunt, jeune homme de Perth, en Australie occidentale, et, au moyen d'un fouet d'entraîneur, il enseigna à Brunt la chose qu'il est le plus malaisé d'apprendre à un jockey: se tenir toujours immobile en selle.
Lorsque Brunt se fut bien pénétré de cette vérité, Shackles dévasta le pays.
Aucun poids n'était capable de le retarder sur sa distance ordinaire.
La renommée de Shackles s'étendit depuis Adjmir, dans le sud, jusqu'à Chedputter, au nord.
Il n'y avait pas de cheval comparable à Shackles, tant qu'on le laissait faire à sa tête. Mais il finit par être battu, et l'histoire de son échec ferait pleurer les anges.
A l'extrémité inférieure du champ de courses de Chedputter, juste avant l'angle qui précède la ligne droite, la piste passe tout près de deux vieux tertres de briques, qui servent de clôture à un creux en forme de cheminée évasée.
Le gros bout de cette cheminée est à moins de six pieds des barrières extérieures.
La particularité extraordinaire que présente ce champ de courses réside en ceci: si vous vous tenez à un certain endroit, situé à environ un demi-mille en dedans de la piste, et que vous parliez d'une voix ordinaire, votre voix pénètre dans l'entonnoir entre les tas de briques et y est répétée en écho, mais avec une intonation pleurarde.
Cette particularité fut découverte un matin par un homme qui faisait de l'entraînement avec un ami. Il marqua de deux briques l'endroit où il fallait se placer pour parler, et garda le secret sur sa découverte.
Il n'est pas un seul détail d'une course qui ne doive être retenu, dans un pays où les rats sont capables de causer des ravages dans une portée d'éléphants, et où les propriétaires qui font courir disposent les obstacles au profit de leurs écuries.
Cet homme faisait courir une jument élevée à la campagne, une vraie créature fée, longue, à grandes foulées, très haute, qui avait un caractère de démon, mais l'allure d'un séraphin qui plane, avec un pas rasant, glissant.
Par un délicat hommage à mistress Reiver[14], on avait donné à cette jument le nom de: Lady Regula Baddun[15], ou, en abrégé, Regula Baddun.
[14] Voir, dans les Simples Contes des Collines, la nouvelle intitulée: Le Sauvetage de Pluffles.
[15] Baddun, prononciation familière de the bad one: la mauvaise ou la méchante.
Brunt, le jockey de Shackles, était un garçon de très bonne conduite, mais dont les nerfs avaient été ébranlés. Il avait débuté dans des courses d'obstacles à Melbourne, où un certain nombre de propriétaires d'écuries méritaient d'être lynchés.
C'était un des rares jockeys qui eussent échappé à cette terrible boucherie de la Coupe de Maribyrnong, dont il vous souvient peut-être.
Les murs étaient des remparts à la façon coloniale: ils étaient faits de poteaux de jarrah[16] enfoncés par la pointe dans de la maçonnerie, et fortifiés par des arcs-boutants aussi solides que des contreforts d'église. Une fois lancé, un cheval devait sauter ou tomber: il lui était impossible de tourner.
[16] Sorte d'eucalyptus.
Dans la Coupe de Maribyrnong, douze chevaux étaient serrés ensemble au second mur. Chapeau Rouge, qui tenait la tête, tomba d'un côté, et entraîna la chute du Gled; le peloton arriva par derrière, de sorte que l'espace entre les deux ailes ne fut bientôt plus qu'une masse sanglante qui s'agitait, ruait, criait.
Quatre jockeys furent emportés morts, trois étaient grièvement blessés, et Brunt était de ce nombre.
Il racontait de temps à autre l'affaire de Maribyrnong, et, quand il arrivait à l'instant où Whalley, montant Chapeau Rouge, dit, pendant que la jument s'abattait sous lui: «Dieu ait pitié de moi! je suis perdu!» au moment même où Assieds-toi là et Loutre Blanche, tombant sur le pauvre Whalley, l'écrasèrent, et où la poussière cacha une infernale mêlée d'hommes et de chevaux, personne ne s'étonnait que Brunt eût renoncé aux courses d'obstacles et, en même temps, à l'Australie.
Le propriétaire de Regula Baddun savait cette histoire par cœur.
Brunt la racontait sans jamais y rien changer: il n'avait pas d'éducation.
Shackles vint une année aux courses d'automne de Chedputter, et son propriétaire se promena partout, narguant les sportsmen de Chedputter, en général, si bien qu'ils finirent par aller trouver en corps le secrétaire honoraire, pour lui dire:
—Désignez des handicapeurs, et organisez une course de façon qu'elle démolisse Shackles et qu'elle donne une leçon d'humilité à son propriétaire.
Les Districts s'insurgèrent contre Shackles et envoyèrent ce qu'ils avaient de mieux: le Merle qu'on estimait capable de couvrir son mille en une minute 53 secondes; Pétard, produit d'un haras, entraîné par un régiment de cavalerie qui se connaissait en entraînement; Gringalet, l'agneau du 75e; Bobolink, l'orgueil de Peshawar, et bon nombre d'autres.
On donna à cette course-là le nom de Handicap de la chaîne brisée, parce qu'elle avait pour but de démolir Shackles[17]. Les handicapeurs accumulèrent les poids, la caisse donna huit cents roupies, et la distance fut le parcours de toute la piste pour tous les chevaux.
[17] Il convient de rappeler ici que shackle, en anglais, veut dire chaîne.
Le propriétaire de Shackles dit:
—Vous pouvez arranger la course en ne tenant compte que de Shackles. Tant que vous ne l'aurez pas enterré sous des couvertures pour le surcharger, je ne m'inquiète pas.
Le propriétaire de Regula Baddun dit:
—Je sacrifie ma jument pour faire marcher le Merle. La distance de Regula est de douze cents yards: alors elle se couchera et mourra. Le Merle en fera autant, car son jockey n'entend rien à une course d'attente.
Mais c'était là un mensonge, car Regula avait été entraînée pendant deux mois à Dehra, et ses chances étaient bonnes, toujours en supposant que Shackles se romprait un vaisseau ou que Brunt ferait un mouvement pendant la montée.
Il y eut un bel élan pour les paris. On plaça huit mises de mille roupies sur le Handicap de la chaîne brisée, et le Pionnier, dans un article, déclara «qu'il y avait plusieurs favoris». Pour tout dire, les divers groupes étaient enthousiastes de leurs chevaux respectifs, car les handicapeurs s'étaient acquittés habilement de leur tâche.
Le secrétaire honoraire s'était enroué à parler dans le tapage. La fumée des cigares et le bruit des cornets à dés étaient tels qu'on eût dit la fumée et le bruit d'un feu de file.
Dix chevaux partirent bien en ligne et le propriétaire de Regula Baddun, au trot de son vieux cheval, gagna un endroit situé dans l'intérieur du champ de courses, et où deux briques avaient été jetées.
Il se tourna de façon à faire face aux tas de briques à l'extrémité inférieure du champ et attendit.
Les détails de la course se trouvent dans le Pionnier.
A la fin du premier mille, Shackles se détacha du peloton, tout à fait sur le côté, tout prêt à contourner l'angle, à se rendre maître du mors, et à filer droit, avant que les autres se fussent doutés qu'il les avait quittés.
Brunt était en selle, immobile, parfaitement heureux, et prêtant l'oreille au drum! drum! drum! que faisaient derrière lui les sabots, sachant qu'au bout de vingt autres foulées, Shackles ferait une longue inspiration et parcourrait le dernier demi-mille comme s'il eût été le «Hollandais volant[18]».
[18] Vaisseau fantôme qui, d'après une légende maritime anglaise, hantait les parages du Cap de Bonne Espérance.
Comme Shackles raccourcissait le pas pour contourner l'angle,—il était alors juste au niveau des tas de briques,—Brunt entendit, à travers le vent qui sifflait à ses oreilles, une voix lamentable, éplorée, qui partait du dehors et disait:
—Dieu ait pitié de moi, je suis perdu!
Dans le temps d'une seule foulée, Brunt revit l'affreux pêle-mêle du champ de courses de Maribyrnong, tressaillit violemment sur sa selle et jeta un hurlement d'effroi.
Ce mouvement mit ses éperons en contact avec les flancs de Shackles, et ce cri blessa les sentiments de Shackles.
Il ne pouvait s'arrêter court, mais il mit les quatre pieds à terre, fit une glissade d'environ cinquante mètres; puis, d'un air très grave et très posé, il se débarrassa, par une ruade, de Brunt qui n'était plus qu'une loque tremblante, terrifiée, pendant que Regula Baddun venait se placer, encolure contre encolure avec Bobolink, que tous deux prenaient la piste droite et gagnaient d'une demi-tête. Pétard étant mauvais troisième.
Le propriétaire de Shackles, dans la tribune, essayait de se persuader que sa lorgnette le trompait.
Quant au propriétaire de Regula Baddun, qui attendait à côté des deux briques, il poussa un gros soupir de soulagement et regagna au trot la tribune.
En engagements et en paris, il avait gagné environ quinze mille roupies.
Ce fut bien le Handicap de la chaîne brisée. Il brisa les reins à presque tous ceux qui y avaient pris part, et il faillit briser le cœur du propriétaire de Shackles.
Ce dernier alla interviewer Brunt.
Le jockey gisait livide, pantelant d'effroi, à l'endroit même où il avait fait la culbute. On eût dit qu'il était indifférent au crime d'avoir perdu la course. Tout ce qu'il savait, c'était que Whalley l'avait appelé, que cet appel était un avertissement, et dût-on le couper en deux, il ne monterait jamais plus.
Ses nerfs étaient ébranlés pour toujours.
Il ne demandait à son maître qu'une chose: de lui donner une bonne raclée et de le laisser aller.
Il n'était bon à rien, disait-il. Son maître lui donna congé et il s'en retourna au paddock en se dissimulant, blanc comme plâtre, les lèvres bleues, les genoux flageolants.
Dans le paddock, on l'injuria grossièrement, mais Brunt ne s'en aperçut guère.
Il reprit ses vêtements et sa canne et s'en alla sur la route, toujours tremblant de frayeur, toujours répétant: «Dieu ait pitié de moi! je suis perdu!» et, autant que je sache et que je croie, il disait la vérité.
Vous savez maintenant comment fut couru et gagné le Handicap de la chaîne brisée. Naturellement vous n'en croirez rien! Vous prêteriez foi à n'importe quel conte ayant trait aux visées de la Russie sur l'Inde, ou bien aux recommandations de la Commission monétaire, mais ce petit morceau de simple vérité vous paraît beaucoup trop dur à avaler.