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Nouveaux Contes des Collines

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WRESSLEY, DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

Je m'engageai à fond, je tirai l'épée pour celle que j'aime, celle qui maintenant m'a trompé; j'égorgeai le brigand de Tarrant Moss et je rendis la liberté à Dumeny.

Et l'on me comble de louanges et d'or, et je ne cesse de gémir sur ma perte. Car j'ai frappé pour celle qui trompa mon amour et non point pour les hommes du Moss.

(Tarrant Moss.)

Un des nombreux fléaux de la vie qu'on mène dans ce pays-ci, c'est l'absence d'atmosphère, dans le sens où l'entendent les peintres.

Il n'y a pas de demi-teintes pour ainsi dire.

Les gens ont des couleurs nettes et crues, que rien n'adoucit, que rien ne place sur des plans différents. Ils accomplissent leur besogne, et ils en viennent à s'imaginer qu'il n'y a rien au monde que leur besogne, qu'il n'y a rien au-dessus de leur besogne et qu'ils sont les pivots sur lesquels tourne réellement l'administration.

Voici un exemple de cet état d'âme.

Un employé sang mêlé réglait des papiers dans un bureau de paie. Il me dit:

—Savez-vous ce qui arriverait si je traçais une ligne en plus ou en moins sur cette feuille?

Il ajouta, d'un air de conspirateur:

—Cela désorganiserait tout le service des paiements dans toute l'étendue du cercle de la présidence. Le croiriez-vous?…

Si les gens n'avaient pas cette illusion de l'importance énorme de leurs emplois particuliers, je suppose qu'ils s'associeraient pour se tuer. Mais leur faiblesse est assommante, surtout quand leur auditeur sait qu'il est sujet au même travers.

Le secrétariat lui-même croit bien faire en prescrivant à un fonctionnaire du pouvoir exécutif, déjà surmené, de procéder au recensement des charançons du blé dans un district de cinq mille milles carrés.

Il y avait jadis au Foreign Office un homme… un homme qui y avait atteint l'âge moyen, et qui, s'il faut en croire des employés que leur jeunesse rendait irrespectueux, était en mesure de réciter à rebours, en dormant, les Traités et Concessions d'Aitchison.

Quel parti tirait-il de ce trésor de science? C'est ce que le secrétaire seul eût pu dire. Quant à lui, naturellement, il se gardait bien d'en parler.

Il se nommait Wressley, et c'était, en ce temps-là, un mot de passe que de dire: «Wressley en sait plus sur les États de l'Inde centrale, qu'aucun homme vivant.» Si vous ne disiez pas cela, vous passiez pour un petit esprit.

De nos jours, un homme qui déclarerait connaître l'enchevêtrement des tribus, des deux côtés de la frontière, serait d'une plus grande utilité, mais au temps de Wressley l'attention était surtout dirigée vers les États de l'Inde centrale.

On les appelait des «foyers», des «facteurs». On leur donnait des noms impossibles.

Et c'est là que se faisait sentir de tout son poids le fléau de la vie anglo-indienne.

Lorsque Wressley élevait la voix et disait que tels et tels avaient succédé à tels et tels sur un trône, le Foreign Office se taisait, et les chefs de service répétaient les deux ou trois derniers mots des phrases de Wressley en y ajoutant des «oui! oui!» et ils avaient conscience d'aider «l'Empire à faire face à de graves contingences politiques».

Dans les très grosses entreprises, un ou deux hommes font la besogne, tandis que les autres restent assis près d'eux, à causer et attendre la prochaine pluie de décorations.

Wressley était, dans la «firme» du Foreign Office, l'homme qui travaille, et, pour le maintenir à la hauteur de sa tâche et le remonter, quand il donnait des signes de défaillance, ses supérieurs faisaient le plus grand cas de lui et disaient que c'était un rude gaillard.

Il n'avait pas besoin qu'on lui passât la main dans le dos, parce qu'il était solidement bâti; mais le peu de caresses qu'il recevait le confirmaient dans sa conviction que personne n'était aussi nécessairement, aussi impérieusement indispensable à la stabilité de l'Inde, que Wressley des Affaires Étrangères.

Il y avait d'autres hommes capables, c'était bien possible, mais, entre tous les hommes, celui qu'on connaissait, que l'on honorait, en qui l'on avait confiance, c'était Wressley des Affaires Étrangères.

Nous avions, en ce temps-là, un vice-roi qui savait exactement comment il faut s'y prendre pour calmer un gros personnage indocile, ou remonter un pauvre hère que le collier blesse, afin que l'attelage soit bien équilibré.

Il faisait sur Wressley l'impression que je viens de définir, et l'homme le plus insensible peut se laisser démonter par les éloges d'un vice-roi.

Il y avait une fois… mais ceci est une autre histoire.

Toute l'Inde connaissait le nom et l'emploi de Wressley,—ils étaient inscrits dans l'Annuaire Thacker et Spink,—mais qui était-il personnellement? Que faisait-il? Quels étaient ses mérites spéciaux? C'est à peine si cinquante personnes le savaient et s'en souciaient.

Sa besogne lui prenait tout son temps, et il n'avait pas de loisirs qui lui permissent de cultiver d'autres connaissances que celle des défunts chefs radjpoutes, morts avec des taches d'Ahir[48] sur leurs armoiries.

[48] Ahir, caste inférieure de l'Inde centrale et septentrionale.

Wressley aurait fait un excellent fonctionnaire du Collège Héraldique, s'il n'avait pas été employé dans le service civil du Bengale.

Un jour, en dehors de ses heures de bureau, Wressley éprouva un grand trouble. Il fut dominé, abattu et laissé à terre, respirant à peine, tout comme un petit écolier.

Sans raison, sans prudence, sans symptômes prémonitoires, il s'éprit d'une frivole jeune fille à la chevelure d'or, qui galopait sans cesse sur le Mail de Simla, montée sur un grand et indocile cheval d'Australie; elle portait une casquette de jockey, en velours bleu, enfoncée presque jusqu'aux yeux.

Elle se nommait Venner, Tillie Venner, et elle était exquise.

Elle conquit le cœur de Wressley en un temps de galop, et Wressley découvrit qu'il n'est pas bon pour l'homme de vivre seul, eût-il la moitié des documents du Foreign Office dans ses cartons.

Alors tout Simla rit, car Wressley amoureux était légèrement grotesque.

Il fit de son mieux pour inspirer à la jeune fille quelque intérêt pour lui, c'est-à-dire pour son œuvre; miss Venner, de son côté, en vraie femme qu'elle était, fit de son mieux pour avoir l'air de s'intéresser à ce qu'elle appelait, derrière le dos de l'intéressé, «les Wajahs[49] de M. Wressley», car elle avait un joli zézaiement.

[49] Rajahs.

Elle n'y entendait absolument rien, mais elle faisait semblant de comprendre.

Cette erreur a causé le mariage de plus d'un homme jusqu'à ce jour.

Néanmoins la Providence veillait sur M. Wressley.

Il fut énormément frappé de l'intelligence de miss Venner. Il en aurait été bien plus émerveillé encore, s'il avait entendu comment elle racontait, en particulier et confidentiellement, les visites qu'il lui faisait.

Il avait ses idées à lui sur la manière de faire la cour aux jeunes filles. Selon lui, il fallait qu'un homme mît avec respect, à leurs pieds, ce qu'il avait fait de mieux pendant toute sa carrière.

Ruskin, je crois, a dit cela quelque part, mais dans la vie ordinaire, quelques baisers réussissent mieux, et font gagner du temps.

Un mois environ après que miss Venner lui eût pris son cœur, et qu'il eût, en conséquence, déplorablement gâché sa besogne, il conçut la première idée de son livre sur le gouvernement indigène dans l'Inde centrale, et cela le remplit de joie.

Tel qu'il l'esquissait, c'était une grande œuvre, une étude très vaste sur un sujet très attrayant, et il fallait, pour le traiter, toutes les connaissances spéciales et laborieusement acquises par Wressley, des Affaires Étrangères. C'était un présent digne d'une impératrice.

Il annonça à miss Venner qu'il allait prendre un congé et qu'il espérait, à son retour, lui apporter un présent digne d'elle.

Attendrait-elle?

Certainement, elle attendrait.

Wressley touchait dix-sept cents roupies par mois. Elle attendrait bien un an pour cela. Sa maman l'aiderait à patienter.

Wressley prit donc un congé d'un an et, en même temps, tous les documents qu'il put réunir, ce qui représentait à peu près la charge d'un wagon de marchandises. Puis il se rendit dans l'Inde centrale, tout plein de son sujet.

Il commença son livre dans le pays dont il allait parler.

A force d'écrire des lettres officielles, il était devenu un écrivain froid, et il avait dû deviner qu'il lui fallait mettre la lumière blanche de la couleur locale sur sa palette. C'est une couleur dont l'emploi imprudent est dangereux pour les amateurs.

Dieu sait quelle peine il se donna!

Il prit ses rajahs, les analysa, retrouva leur ascendance jusque dans les brouillards du passé, et plus haut encore, sans omettre leurs reines et leurs concubines.

Il data, contre-data, fit des arbres généalogiques, les développa, compara, nota, renota, tissa, enchevêtra, fit des fiches, les classa, les reclassa, calcula, dressa des tableaux chronologiques et les refit, en travaillant dix heures par jour.

Comme il était illuminé par ce soudain et nouveau flambeau de l'amour, il fit de ces ossements desséchés de l'histoire, de ces récits poudreux de méchantes actions, une œuvre où l'on trouvait de quoi rire, de quoi pleurer, à son gré. Son cœur et son âme étaient au bout de sa plume, et ils passèrent dans ses écrits.

Il fit preuve de sentiment, de pénétration, d'humour et de style pendant deux cent trente jours et autant de nuits, et son livre était un Livre.

Il portait en lui-même, pour ainsi dire, ses vastes connaissances spéciales, mais l'âme des choses, ce qu'il y a de vraiment humain en elles, la poésie et la faculté d'expression, voilà qui était en dehors de toute connaissance spéciale.

Cependant, je n'affirmerais pas qu'il eût conscience de la faculté qui était alors en lui et qu'il n'eût pas perdu quelque peu de bonheur.

Il travaillait pour Tillie Venner, non pour lui-même. Souvent les hommes font leur œuvre la meilleure avec un bandeau sur les yeux, pour l'amour de quelqu'un d'autre.

Aussi, disons-le,—bien que cela n'ait rien à voir avec ce récit,—dans l'Inde, où tout le monde se connaît, il peut vous arriver d'observer des hommes qui sont poussés par la femme qui les mène. Elle les fait sortir du rang et les envoie occuper isolément quelque position dominante.

Dans ce cas, un homme qui a du fond, une fois lancé, continue à aller de l'avant; mais un homme de valeur ordinaire rentre dans le rang et on n'entend plus parler de lui dès que la femme cesse de s'intéresser à son succès et d'y voir un hommage rendu à sa puissance.

Wressley porta à Simla le premier exemplaire de son ouvrage, et, tout rougissant et bégayant, l'offrit à miss Venner. Elle en lut quelques lignes. Je rapporte mot à mot son appréciation:

—Oh! votre livre: il n'y est question que de ces horribles Wajahs! Je ne l'ai pas compris.

Wressley, des Affaires Étrangères, fut brisé, assommé,—je n'exagère rien,—par cette petite fille frivole.

Il ne put que dire d'une voix faible:

—Mais… mais c'est mon magnum opus, mon Œuvre, l'Œuvre de ma vie!

Miss Venner ne savait pas ce que signifiait magnum opus. Elle savait, par contre, que le capitaine Kerrington avait gagné trois courses au dernier gymkhana[50].

[50] Ici: réunion sportive.

Wressley n'insista pas auprès d'elle pour qu'elle l'attendît plus longtemps. Il eut assez de bon sens pour ne point le faire.

Puis la réaction se produisit, après une année de tension. Wressley retourna aux Affaires Étrangères, et à ses «wajahs», redevint un tâcheron qui compilait, paperassait dans les journaux, écrivait des rapports, et dont le travail eût été largement rémunéré avec trois cents roupies par mois.

Il s'en tint à l'appréciation de miss Venner. Cela prouve que l'inspiration de ce livre n'était que passagère et n'avait point sa source en lui-même.

Néanmoins, il n'avait nullement le droit de jeter dans un lac des montagnes cinq ballots, qu'il avait rapportés de Bombay, à grands frais, du meilleur ouvrage qui ait jamais été écrit sur l'histoire de l'Inde.

Lorsqu'il vendit son mobilier, avant de prendre sa retraite, quelques années plus tard, j'étais là, fouillant sur ses étagères; je tombai sur l'unique exemplaire qui restât du Gouvernement indigène dans l'Inde, l'exemplaire même dont miss Venner avait déclaré qu'elle n'y comprenait rien.

Je le lus, assis sur ses malles, tant que le jour dura, et je lui en offris le prix qu'il voulut.

Il lut quelques pages par-dessus mon épaule. Après quoi, il se dit à lui-même, tristement:

—Aujourd'hui, je me demande comment diable j'ai fait pour écrire d'aussi bonnes choses.

Puis s'adressant à moi:

—Prenez-le, gardez-le. Écrivez, sur ses origines, quelqu'une de vos histoires à un penny. Peut-être… peut-être… tout était-il combiné d'avance pour que la chose finît ainsi.

Sachant ce qu'avait été jadis Wressley, des Affaires Étrangères, cela me parut la chose la plus amère que j'aie jamais entendu dire à un homme sur son œuvre.

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