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Nouveaux Contes des Collines

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VENUS ANNO DOMINI

Et les années se succédèrent, comme c'est le devoir des années; mais notre grande Diane était toujours nouvelle, fraîche, comme en fleur, et blonde, et blanche, avec des yeux azurés, avec une chevelure dorée; et tous, les venants et les partants, lui offraient l'hommage de leurs éloges autant qu'elle le désirait.

(Diane d'Éphèse.)

Elle n'a rien de commun avec le no 18 qui se trouve dans le Braccio Nuovo du Vatican, entre la Cérès de Visconti et le Dieu du Nil.

C'était une divinité exclusivement hindoue,—une divinité anglo-hindoue, cela s'entend,—et nous l'appelions la Venus Anno Domini.

D'après une légende qui avait cours dans le Haut-Pays, elle avait jadis été jeune, mais il n'y avait pas d'homme vivant qui pût venir déclarer hardiment que la légende était vraie.

Des gens arrivaient à cheval à Simla, s'en retournaient, se faisaient une réputation, accomplissaient la tâche de leur vie, et revenaient, pour trouver la Venus Anno Domini exactement telle qu'ils l'avaient laissée.

Elle était aussi immuable que les collines, pas tout à fait aussi verte, pourtant.

Tout ce que peut se permettre une jeune fille de dix-huit ans en fait d'équitation, de marche, de danse, de déjeuners sur l'herbe, en un mot d'exercice exagéré, la Venus Anno Domini le faisait, sans jamais laisser voir de fatigue, ni trahir d'ennui.

Outre le don de l'éternelle jeunesse, elle avait découvert, à ce que prétendaient les hommes, le secret de l'éternelle santé, et sa renommée s'était répandue au loin dans le pays.

De simple femme, elle s'était élevée à la hauteur d'une Institution, en ce sens qu'aucun jeune homme n'était regardé comme suffisamment formé, tant qu'il n'avait point, à un moment ou à un autre, porté ses hommages au sanctuaire de la Venus Anno Domini.

Elle était unique, bien qu'il y eût de nombreuses imitations.

Six ans, à ses yeux, avaient la même durée que six mois pour les femmes ordinaires, et dix ans laissaient sur elle des traces moins visibles qu'une fièvre d'une semaine sur une femme ordinaire.

Tout le monde l'adorait, et, de son côté, elle se montrait agréable et courtoise presque pour tout le monde.

Elle s'était fait de la jeunesse une telle habitude, qu'elle ne pouvait plus s'en séparer. D'ailleurs, elle ne comprit jamais que ce renoncement pût être une nécessité, et elle choisissait sa société préférée parmi des jeunes gens.

Au nombre des adorateurs de la Venus Anno Domini se trouvait le jeune Gayerson.

On le nommait le «très jeune Gayerson», pour le distinguer de son père, que l'on appelait le «jeune Gayerson», fonctionnaire civil du Bengale, qui affectait les façons de la jeunesse et qui était, d'ailleurs, jeune de cœur.

Le «très jeune Gayerson» ne se bornait pas, comme les autres jeunes gens, à un culte paisible et de pure forme, à accepter une promenade à cheval, une danse ou une conversation offertes par la Venus Anno Domini, et à se montrer alors aussi humble, aussi reconnaissant qu'il convenait.

Il était exigeant.

Aussi la Venus Anno Domini le tenait-elle à distance.

Il se tourmentait à propos d'elle, pour des riens, à se rendre malade. Son dévouement et son sérieux le faisaient paraître tantôt timide, tantôt encombrant et rude, selon son humeur du jour, à côté de gens plus âgés qui avaient, avant lui, fléchi le genou devant la Venus Anno Domini.

Elle en était fâchée pour lui.

Il lui rappelait un gamin qui, vingt-trois ans auparavant, avait proclamé son dévouement sans bornes pour elle, et pour lequel elle avait éprouvé une sorte de faible pendant plus d'une semaine.

Mais le gamin était parti. Il avait épousé une autre femme, moins d'un an après qu'il l'avait adorée, et la Venus Anno Domini avait presque—je dis presque—entièrement oublié son nom.

Le «très jeune Gayerson» avait les mêmes grands yeux bleus, la même façon de faire la moue de la lèvre inférieure quand il était animé ou chagrin. Mais la Venus Anno Domini ne l'en rappelait pas moins sévèrement à l'ordre.

Trop de zèle était une chose qu'elle n'approuvait pas. Elle préférait à cela une tendresse modérée et contenue.

Le «très jeune Gayerson» était fort malheureux et ne prenait nulle peine pour cacher la souffrance.

Il appartenait à l'armée, à un régiment de ligne, je crois, et sa figure était comme un miroir, son front un livre ouvert. En raison de son innocence, ses frères d'armes lui faisaient la vie dure et aigrissaient son caractère naturellement doux.

Le «très jeune Gayerson» était le seul à savoir quel âge le «très jeune Gayerson» attribuait à la Venus Anno Domini, et il ne faisait part de ses idées à personne.

Peut-être lui donnait-il vingt-cinq ans?

Peut-être lui avait-elle dit qu'elle avait cet âge?

Le «très jeune Gayerson» aurait franchi le Gugger débordé, rien que pour porter un billet d'elle, et il croyait en elle aveuglément.

Tout le monde aimait ce jeune homme et tout le monde regrettait qu'il fût ainsi tenu en esclavage par la Venus Anno Domini.

Du reste, chacun reconnaissait que ce n'était pas sa faute, à elle, car la Venus Anno Domini différait de mistress Hauksbee et de mistress Reiver en ceci qu'elle ne remuait pas même un doigt pour attirer un homme.

C'étaient les hommes qui étaient attirés vers elle, comme vers Ninon de Lenclos.

On pouvait admirer et respecter mistress Hauksbee, avoir du mépris et de l'aversion pour mistress Reiver, mais on était forcé d'adorer la Venus Anno Domini.

Le papa du «très jeune Gayerson» dirigeait une division ou une perception ou quelque autre administration dans une partie du Bengale qui est particulièrement désagréable, car elle fourmille de Babous[39] qui publient des journaux, où ils démontraient que le «jeune Gayerson» était «un Néron», «une Scylla», «une Charybde»; outre les Babous, il y avait dans la région pas mal de dysenterie et de choléra pendant neuf mois de l'année.

[39] Hindous à demi anglicisés.

Le «jeune Gayerson», qui avait environ quarante-cinq ans, goûtait assez les Babous, car ils le divertissaient, mais il trouvait que la dysenterie n'avait rien de plaisant, et dès qu'il put s'échapper, il alla, le plus vite possible, à Darjeeling.

Le jeune homme n'en fut pas très enchanté.

Il dit à la Venus Anno Domini que son père allait venir.

Elle rougit légèrement et répliqua qu'elle serait enchantée de faire sa connaissance. Ensuite, elle jeta un long regard pensif sur le «très jeune Gayerson», parce qu'elle était très, très peinée pour lui, et qu'il était un très, très grand sot.

—Ma fille va venir dans une quinzaine de jours, monsieur Gayerson, dit-elle.

—Votre quoi? dit-il.

—Ma fille, dit la Venus Anno Domini. Elle est partie, il y a un an, pour l'Angleterre et je désire qu'elle voie un peu l'Inde. Elle a dix-neuf ans, et c'est, je crois, une jolie jeune fille et très sensée.

Le «très jeune Gayerson», qui avait moins de vingt-deux ans, faillit tomber de sa chaise en recevant cette étonnante nouvelle, car il s'entêtait à croire, contre toute vraisemblance, à la jeunesse de la Venus Anno Domini.

Quant à elle, tournant le dos à la fenêtre tendue de rideaux, elle épiait en souriant l'effet de ses phrases.

Le papa du «très jeune Gayerson» vint douze jours après, et il n'était pas depuis vingt-quatre heures à Simla que deux hommes, de vieux amis, lui avaient appris comment le «très jeune Gayerson» se conduisait.

Le «jeune Gayerson» en rit beaucoup. Il demanda qui pouvait être la Venus Anno Domini.

Cela prouve qu'il avait passé sa vie au Bengale, où l'on ne sait jamais rien de ce qui se passe, excepté la cote de la Bourse.

Alors il dit:

—Les enfants seront toujours des enfants.

Et il causa de la chose avec son fils.

Le «très jeune Gayerson» dit qu'il se sentait malheureux, misérable, et le «jeune Gayerson» répondit qu'il regrettait d'avoir contribué à donner le jour à un sot.

Il donna à entendre que son fils ferait mieux d'abréger son congé et de retourner où son service l'appelait.

Cela amena une réponse qui n'avait rien de filial.

Les rapports se tendirent, jusqu'à ce que le «jeune Gayerson» proposât qu'ils rendissent ensemble visite à la Venus Anno Domini. Le «très jeune Gayerson» s'y rendit avec son papa, se sentant à la fois mécontent et diminué.

La Venus Anno Domini les reçut gracieusement et le «jeune Gayerson» dit:

—Par Jupiter! c'est Kitty!

Le «très jeune Gayerson» aurait bien voulu avoir une explication, s'il n'avait dû essayer de causer avec une grande belle personne tranquille, élégamment mise, que la Venus Anno Domini lui présenta comme sa fille.

Celle-ci était tellement plus âgée par ses façons, son apparence et son air reposé, que le «très jeune Gayerson» en fut désespéré.

Bientôt il entendit la Venus Anno Domini qui disait:

—Savez-vous que votre fils est un de mes admirateurs les plus dévoués?

—Cela ne m'étonne pas, dit le «jeune Gayerson».

Et élevant la voix:

—Il marche sur les traces de son père. N'ai-je pas adoré le sol que vous fouliez, il y a longtemps de cela, Kitty, et depuis ce temps-là vous n'avez pas changé? Comme cela semble étrange!

Le «très jeune Gayerson» ne souffla mot.

Pendant tout le reste de la visite, sa conversation avec la fille de la Venus Anno Domini fut fragmentaire et décousue.

—Alors demain, à cinq heures, disait la Venus Anno Domini, et soyez exact, je vous prie.

—A cinq heures précises! dit le «jeune Gayerson». Mon garçon, vous pouvez prêter un cheval à votre vieux père, je suppose? Je vais faire une promenade à cheval demain dans l'après-midi.

—Certainement, dit le «très jeune Gayerson», je repars là-bas demain matin. Mes poneys sont à vos ordres, monsieur.

La Venus Anno Domini le regarda à travers la pénombre de la pièce, et ses grands yeux gris se mouillèrent.

Elle se leva et lui tendit la main.

—Adieu, Tom, lui dit à demi-voix la Venus Anno Domini.

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