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Oeuvres complètes de Charles Péguy, Oeuvres de poésie (tome 6): Le Mystère des Saints Innocents; La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc; La tapisserie de Notre-Dame.

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The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes de Charles Péguy, Oeuvres de poésie (tome 6)

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Title: Oeuvres complètes de Charles Péguy, Oeuvres de poésie (tome 6)

Author: Charles Péguy

Release date: July 14, 2018 [eBook #57506]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
produced from scanned images of public domain material
from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES DE CHARLES PÉGUY, OEUVRES DE POÉSIE (TOME 6) ***

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
CHARLES PÉGUY

1873–1914

ŒUVRES DE POÉSIE
LE MYSTÈRE
DES SAINTS INNOCENTS
LA TAPISSERIE DE SAINTE
GENEVIÈVE ET DE JEANNE D'ARC
LA TAPISSERIE DE NOTRE DAME

[nrf]

PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 ET 37, RUE MADAME
MCMXIX

CETTE ÉDITION DÉFINITIVE DES ŒUVRES COMPLÈTES DE CHARLES PÉGUY
EST TIRÉE A DOUZE CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS PAR L'IMPRIMERIE PROTAT FRÈRES
SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA DE VOIRON
AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
EXEMPLAIRE No 334
TOUS DROITS DE REPRODUCTION, DE TRADUCTION ET D'ADAPTATION RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE
COPYRIGHT BY LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 1916
ŒUVRES COMPLÈTES DE CHARLES PÉGUY
ŒUVRES DE PROSE
TOME I INTRODUCTION PAR ALEXANDRE MILLERAND
Lettre du Provincial. Réponse. Le Triomphe de la République.—Du second Provincial.—De la Grippe. Encore de la Grippe. Toujours de la Grippe.—Entre deux trains.—Pour ma maison (cité socialiste). Pour moi.—Compte rendu de mandat.—La Chanson du roi Dagobert. Suite de cette chanson.
TOME II INTRODUCTION PAR MAURICE BARRÈS
De Jean Coste.—Les récentes œuvres de Zola.—Orléans vu de Montargis.—Zangwill.—Notre Patrie.—Courrier de Russie.—Les suppliants parallèles—Louis de Gonzague.
TOME III INTRODUCTION PAR HENRI BERGSON
De la situation faite à l'histoire et à la sociologie.—De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle.—A nos amis, à nos abonnés.—L'argent.
TOME IV INTRODUCTION PAR ANDRÉ SUARÈS
Notre Jeunesse.—Victor Marie, comte Hugo.
ŒUVRES DE POÉSIE
TOME V Le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc.—Le Porche du Mystère de la deuxième vertu.
TOME VI Le Mystère des Saints Innocents.—La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc.—La tapisserie de Notre-Dame.
TOME VII Ève.—Sonnets.
ŒUVRES POSTHUMES
TOME VIII Clio.
TOME IX Note conjointe sur Descartes (précédée de la note sur M. Bergson).
TOME X Autres ouvrages et fragments inédits.
POLÉMIQUE ET DOSSIERS
TOME XI Texte et commentaires se rapportant à la gérance et au rôle littéraire des Cahiers (préfaces).
TOME XII Texte et commentaires se rapportant au rôle politique joué par les Cahiers (compte rendu de Congrès.—Affaire Dreyfus, etc.).
TOME XIII Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet.—Langlois tel qu'on le parle.—L'argent (suite).
TOME XIV Marcel. La première Jeanne d'Arc.
TOME XV Correspondance. Biographie et Histoire des Cahiers de la Quinzaine, par ÉMILE BOIVIN et MARCEL PÉGUY.

le mystère
des saints Innocents

DELECTISSIMIS
IN INTIMO CORDE
cahier pour le dimanche des Rameaux
et pour le dimanche de Pâques de la treizième série;
cahier préparatoire
pour le quatre cent quatre-vingt-troisième anniversaire
de la délivrance d'Orléans,
anniversaire qui tombera
le mercredi 8 mai de l'an 1912.
LE MYSTÈRE
DES SAINTS INNOCENTS
Madame Gervaise



Je suis, dit Dieu, Maître des Trois Vertus.

La Foi est une épouse fidèle.
La Charité est une mère ardente.
Mais l'espérance est une toute petite fille.



Je suis, dit Dieu, le Maître des Vertus.



La Foi est celle qui tient bon dans les siècles des siècles.
La Charité est celle qui se donne dans les siècles des siècles.
Mais ma petite espérance est celle
qui se lève tous les matins.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur des Vertus.



La Foi est celle qui est tendue dans les siècles des siècles.
La Charité est celle qui se détend dans les siècles des siècles.
Mais ma petite espérance
est celle qui tous les matins
nous donne le bonjour.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur des Vertus.



La Foi est un soldat, c'est un capitaine qui défend une forteresse,
Une ville du roi,
Aux marches de Gascogne, aux marches de Lorraine.
La Charité est un médecin, c'est une petite sœur des pauvres,
Qui soigne les malades, qui soigne les blessés,
Les pauvres du roi,
Aux marches de Gascogne, aux marches de Lorraine.
Mais ma petite espérance est celle
qui dit bonjour au pauvre et à l'orphelin.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur des Vertus.



La Foi est une église, c'est une cathédrale enracinée au sol de France.
La Charité est un hôpital, un hôtel-Dieu qui ramasse toutes les misères du monde.
Mais sans l'espérance, tout ça ne serait qu'un cimetière.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur des Vertus.



La Foi est celle qui veille dans les siècles des siècles.
La Charité est celle qui veille dans les siècles des siècles.
Mais ma petite espérance est celle
qui se couche tous les soirs
et se lève tous les matins
et fait vraiment de très bonnes nuits.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur de cette vertu-là.



Ma petite espérance est celle
qui s'endort tous les soirs,
dans son lit d'enfant,
après avoir bien fait sa prière,
et qui tous les matins se réveille et se lève
et fait sa prière avec un regard nouveau.



Je suis, dit Dieu, Seigneur des Trois Vertus.



La Foi est un grand arbre, c'est un chêne enraciné au cœur de France.
Et sous les ailes de cet arbre la Charité, ma fille la Charité abrite toutes les détresses du monde.
Et ma petite espérance n'est rien que cette petite promesse de bourgeon qui s'annonce au fin commencement d'avril.



Et quand on voit l'arbre, quand vous regardez le chêne,
Cette rude écorce du chêne treize et quatorze fois et dix-huit fois centenaire,
Et qui sera centenaire et séculaire dans les siècles des siècles,
Cette dure écorce rugueuse et ces branches qui sont comme un fouillis de bras énormes,
(Un fouillis qui est un ordre),
Et ces racines qui s'enfoncent et qui empoignent la terre comme un fouillis de jambes énormes,
(Un fouillis qui est un ordre),
Quand vous voyez tant de force et tant de rudesse le petit bourgeon tendre ne paraît plus rien du tout.
C'est lui qui a l'air de parasiter l'arbre, de manger à la table de l'arbre.
Comme un gui, comme un champignon.
C'est lui qui a l'air de se nourrir de l'arbre (et le paysan les appelle des gourmands), c'est lui qui a l'air de s'appuyer sur l'arbre, de sortir de l'arbre, de ne rien pouvoir être, de ne pas pouvoir exister sans l'arbre. Et en effet aujourd'hui il sort de l'arbre, à l'aisselle des branches, à l'aisselle des feuilles et il ne peut plus exister sans l'arbre. Il a l'air de venir de l'arbre, de dérober la nourriture de l'arbre.
Et pourtant c'est de lui que tout vient au contraire. Sans un bourgeon qui est une fois venu, l'arbre ne serait pas. Sans ces milliers de bourgeons, qui viennent une fois au fin commencement d'avril et peut-être dans les derniers jours de mars, rien ne durerait, l'arbre ne durerait pas, et ne tiendrait pas sa place d'arbre, (il faut que cette place soit tenue), sans cette sève qui monte et pleure au mois de mai, sans ces milliers de bourgeons qui pointent tendrement à l'aisselle des dures branches.
Il faut que toute place soit tenue. Toute vie vient de tendresse. Toute vie vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d'avril, et de cette sève qui pleure en mai, et de la ouate et du coton de ce fin bourgeon blanc qui est vêtu, qui est chaudement, qui est tendrement protégé d'un flocon d'une toison d'une laine végétale, d'une laine d'arbre. En ce flocon cotonneux est le secret de toute vie. La rude écorce a l'air d'une cuirasse, en comparaison de ce tendre bourgeon. Mais la rude écorce n'est rien, que du bourgeon durci, que du bourgeon vieilli. Et c'est pour cela que le tendre bourgeon perce toujours, jaillit toujours dessous la dure écorce.
L'homme de guerre le plus dur a été un tendre enfant nourri de lait; et le plus rude martyr, le martyr le plus dur sur le chevalet, le martyr à la plus rude écorce, à la plus rugueuse peau, le martyr le plus dur à la serre et à l'onglet a été un tendre enfant laiteux.
Sans ce bourgeon, qui n'a l'air de rien, qui ne semble rien, tout cela ne serait que du bois mort.
Et le bois mort sera jeté au feu.



Ce qui vous trompe, c'est que cette rude écorce vous écorche les mains; et ni de l'épaule vous ne faites bouger le tronc d'un millième de millimètre, ni du pied vous ne pouvez faire bouger une de ces grosses racines d'un millième de millimètre; ni de la main une seule de ces grosses branches; et c'est à peine si vous ébranleriez quelques-unes de ces petites branches; et si vous les feriez balancer;
au lieu que le bourgeon ne résiste point sous le doigt et d'un coup d'ongle le premier venu vous fait sauter un bourgeon;
qui développé vous ferait une branche plus grosse que la cuisse;

Car il est plus facile, dit Dieu, de ruiner que de fonder;
Et de faire mourir que de faire naître;
Et de donner la mort que de donner la vie;

Et le bourgeon ne résiste point. C'est qu'aussi il n'est point fait pour la résistance, il n'est point chargé de résister.
C'est le tronc, et la branche, et cette maîtresse racine qui sont faits pour la résistance, qui sont chargés de résister.
Et c'est la rude écorce qui est faite pour la rudesse et qui est chargée d'être rude.
Mais le tendre bourgeon n'est fait que pour la naissance et il n'est chargé que de faire naître.

(Et de faire durer).



(Et de se faire aimer).



Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin avril, sans ces milliers, sans cet unique petit bourgeonnement de l'espérance, qu'évidemment tout le monde peut casser, sans ce tendre bourgeon cotonneux, que le premier venu peut faire sauter de l'ongle, toute ma création ne serait que du bois mort.
Et le bois mort sera jeté au feu.




Et toute ma création ne serait qu'un immense cimetière.
Or mon fils le leur a dit: Il faut laisser les morts ensevelir leurs morts.




Hélas mon fils, hélas mon fils, hélas mon fils;
Mon fils qui sur la croix avait une peau sèche comme une sèche écorce;
une peau flétrie, une peau ridée, une peau tannée;
une peau qui se fendait sous les clous;
mon fils avait été un tendre enfant laiteux;




une enfance, un bourgeonnement, une promesse, un engagement;
un essai; une origine; un commencement de rédempteur;
une espérance de salut, une espérance de rédemption




O jour, ô soir, ô nuit de l'ensevelissement.
Tombée de cette nuit que je ne reverrai jamais.
O nuit si douce au cœur parce que tu accomplis.
Et tu calmes comme un baume.
Nuit sur cette montagne et dans cette vallée.
O nuit j'avais tant dit que je ne te verrais plus.
O nuit je te verrai dans mon éternité.
Que ma volonté soit faite. O ce fut cette fois-là que ma volonté fut faite.
Nuit je te vois encore. Trois grands gibets montaient. Et mon fils au milieu.
Une colline, une vallée. Ils étaient partis de cette ville que j'avais donnée à mon peuple. Ils étaient montés.
Mon fils entre ces deux voleurs. Une plaie au flanc. Deux plaies aux mains. Deux plaies aux pieds. Des plaies au front.
Des femmes qui pleuraient tout debout. Et cette tête penchée qui retombait sur le haut de la poitrine.
Et cette pauvre barbe sale, toute souillée de poussière et de sang.
Cette barbe rousse à deux pointes.
Et ces cheveux souillés, en quel désordre, que j'eusse tant baisés.
Ces beaux cheveux roux, encore tout ensanglantés de la couronne d'épines.
Tout souillés, tout collés de caillots. Tout était accompli.
Il en avait trop supporté.
Cette tête qui penchait, que j'eusse appuyée sur mon sein.
Cette épaule que j'eusse appuyée à mon épaule.
Et ce cœur ne battait plus, qui avait tant battu d'amour.
Trois ou quatre femmes qui pleuraient tout debout. Des hommes je ne me rappelle pas, je crois qu'il n'y en avait plus.
Ils avaient peut-être trouvé que ça montait trop. Tout était fini. Tout était consommé. C'était fini.
Et les soldats s'en retournaient, et dans leurs épaules rondes ils emportaient la force romaine:

C'est alors, ô Nuit, que tu vins. O nuit la même.
La même qui viens tous les soirs et qui étais venue tant de fois depuis les ténèbres premières.
La même qui étais venue sur l'autel fumant d'Abel et sur le cadavre d'Abel, sur ce corps déchiré, sur le premier assassinat du monde;
ô nuit la même tu vins sur le corps lacéré, sur le premier, sur le plus grand assassinat du monde. C'est alors, ô nuit, que tu vins.
La même qui étais venue sur tant de crimes depuis le commencement du monde;
Et sur tant de souillures et sur tant d'amertumes;
Et sur cette mer d'ingratitude, la même tu vins sur mon deuil;
Et sur cette colline et sur cette vallée de ma désolation c'est alors, ô nuit, que tu vins.
O nuit faudra-t-il donc, faudra-t-il que mon paradis
Ne soit qu'une grande nuit de clarté qui tombera sur les péchés du monde.
Sera-ce alors, ô nuit, que tu viendras.
C'est alors, ô nuit, que tu vins; et seule tu pus finir, seule tu pus accomplir ce jour entre les jours.
Comme tu accomplis ce jour, ô nuit accompliras-tu le monde.
Et mon paradis sera-t-il une grande nuit de lumière.
Et tout ce que je pourrai offrir
Dans mon offrande et moi aussi dans mon Offertoire
A tant de martyrs et à tant de bourreaux,
A tant d'âmes et à tant de corps,
A tant de purs et à tant d'impurs,
A tant de pécheurs et à tant de saints,
A tant de fidèles et à tant de pénitents,
Et à tant de peines, et à tant de deuils, et à tant de larmes et à tant de plaies,
Et à tant de sang,
Et à tant de cœurs qui auront tant battu,
D'amour, de haine,
Et à tant de cœurs qui auront tant saigné
D'amour, de haine,
Sera-t-il dit qu'il faut que ce soit
Qu'il faudra que je leur offre
Et qu'ils ne demanderont que cela,
Qu'ils ne voudront que de cela,
Qu'ils n'auront de goût que pour cela,
Sur ces souillures et sur tant d'amertumes,
Et sur cette mer immense d'ingratitude
La longue retombée d'une nuit éternelle.




O nuit tu n'avais pas eu besoin d'aller demander la permission à Pilate. C'est pourquoi je t'aime et je te salue.
Et entre toutes je te glorifie, et entre toutes tu me glorifies.
Et tu me fais honneur et gloire
Car tu obtiens quelquefois ce qu'il y a de plus difficile au monde,
Le désistement de l'homme.
L'abandonnement de l'homme entre mes mains.
Je connais bien l'homme. C'est moi qui l'ai fait. C'est un drôle d'être.
Car en lui joue cette liberté qui est le mystère des mystères.
On peut encore lui demander beaucoup. Il n'est pas trop mauvais. Il ne faut pas dire, qu'il est mauvais.
Quand on sait le prendre, on peut encore lui demander beaucoup.
Lui faire rendre beaucoup. Et Dieu sait si ma grâce
Sait le prendre, si avec ma grâce
Je sais le prendre. Si ma grâce est insidieuse, habile comme un voleur.
Et comme un homme qui chasse le renard.
Je sais le prendre. C'est mon métier. Et cette liberté même est ma création.
On peut lui demander beaucoup de cœur, beaucoup de charité, beaucoup de sacrifice.
Il a beaucoup de foi et beaucoup de charité.
Mais ce qu'on ne peut pas lui demander, sacredié, c'est un peu d'espérance.
Un peu de confiance, quoi, un peu de détente,
Un peu de remise, un peu d'abandonnement dans mes mains,
Un peu de désistement. Il se raidit tout le temps.
Or toi, ma fille la nuit, tu réussis, quelquefois, tu obtiens quelquefois cela
De l'homme rebelle.
Qu'il consente, ce monsieur, qu'il se rende un peu à moi.
Qu'il détende un peu ses pauvres membres las sur un lit de repos.
Qu'il détende un peu sur un lit de repos son cœur endolori.
Que sa tête surtout ne marche plus. Elle ne marche que trop, sa tête. Et il croit que c'est du travail, que sa tête marche comme ça.
Et ses pensées, non, pour ce qu'il appelle ses pensées.
Que ses idées ne marchent plus et ne se battent plus dans sa tête et ne grelottent plus comme des grains de calebasse.
Comme un grelot dans une courge vide.
Quand on voit ce que c'est, que ce qu'il appelle ses idées.
Pauvre être. Je n'aime pas, dit Dieu, l'homme qui ne dort pas.
Celui qui brûle, dans son lit, d'inquiétude et de fièvre.
Je suis partisan, dit Dieu, que tous les soirs on fasse son examen de conscience.
C'est un bon exercice.
Mais enfin il ne faut pas s'en torturer au point d'en perdre le sommeil.
A cette heure-là la journée est faite, et bien faite; il n'y a plus à la refaire.
Il n'y a plus à y revenir.
Ces péchés qui vous font tant de peine, mon garçon, eh bien c'était bien simple.
Mon ami il ne fallait pas les commettre.
A l'heure où tu pouvais encore ne pas les commettre.
A présent, c'est fait, va, dors, demain tu ne recommenceras plus.
Mais celui qui le soir en se couchant fait des plans pour le lendemain.
Celui-là je ne l'aime pas, dit Dieu.
Le sot, est-ce qu'il sait seulement comment demain sera fait.
Est-ce qu'il connaît seulement la couleur du temps.
Il ferait mieux de faire sa prière. Je n'ai jamais refusé le pain du lendemain.
Celui qui est dans ma main comme le bâton dans la main du voyageur,
Celui-là m'est agréable, dit Dieu.
Celui qui est posé dans mon bras comme un nourrisson qui rit,
Et qui ne s'occupe de rien,
Et qui voit le monde dans les yeux de sa mère, et de sa nourrice,
Et qui ne le voit et ne le regarde que là,
Celui-là m'est agréable, dit Dieu.
Mais celui qui fait des combinaisons, celui qui en lui-même pour demain dans sa tête
Travaille comme un mercenaire.
Travaille affreusement comme un esclave qui tourne une roue éternelle.
(Et entre nous comme un imbécile).
Eh bien celui-là ne m'est pas agréable du tout, dit Dieu.
Celui qui s'abandonne, je l'aime. Celui qui ne s'abandonne pas, je ne l'aime pas, c'est pourtant simple.
Celui qui s'abandonne ne s'abandonne pas et il est le seul qui ne s'abandonne pas.
Celui qui ne s'abandonne pas s'abandonne et il est le seul qui s'abandonne.
Or toi, ma fille la nuit, ma fille au grand manteau, ma fille au manteau d'argent,
Tu es la seule qui vaincs quelquefois ce rebelle et qui fais plier cette nuque dure.
C'est alors, ô Nuit que tu viens.
Et ce que tu as fait une fois,
Tu le fais toutes les fois.
Ce que tu as fait un jour,
Tu le fais tous les jours.
Comme tu es tombée un soir,
Ainsi tu tombes tous les soirs.
Ce que tu as fait pour mon fils fait homme,
O grande Charitable tu le fais pour tous les hommes ses frères
Tu les ensevelis dans le silence et l'ombre
Et dans le salutaire oubli
De la mortelle inquiétude
Du jour.
Ce que tu as fait une fois pour mon fils fait homme,
Ce que tu as fait un soir entre les soirs.
O nuit tu le refais tous les soirs pour le dernier des hommes
(C'est alors, ô nuit, que tu viens)
Tant il est vrai, tant il est réel qu'il était devenu l'un d'eux
Et qu'il s'était lié à leur sort mortel
Et qu'il était devenu l'un d'eux, pour ainsi dire au hasard,
Et qu'il s'était fait l'un d'eux
Sans aucune limitation ni mesure.
Car avant cette perpétuelle, cette imparfaite,
Cette perpétuellement imparfaite imitation de Jésus-Christ,
Dont ils parlent toujours,
Il y a eu cette très parfaite imitation de l'homme par Jésus-Christ,
Cette inexorable imitation, par Jésus-Christ,
De la misère mortelle et de la condition de l'homme.




Je comprends très bien, dit Dieu, qu'on fasse son examen de conscience.
C'est un excellent exercice. Il ne faut pas en abuser.
C'est même recommandé. C'est très bien.
Tout ce qui est recommandé est très bien.
Et même ce n'est pas seulement recommandé. C'est prescrit.
Par conséquent c'est très bien.
Mais enfin vous êtes dans votre lit. Qu'est-ce que vous nommez votre examen de conscience, faire votre examen de conscience.
Si c'est penser à toutes les bêtises que vous avez faites dans la journée, si c'est vous rappeler toutes les bêtises que vous avez faites dans la journée
Avec un sentiment de repentance et je ne dirai peut-être pas de contrition,
Mais enfin avec un sentiment de pénitence que vous m'offrez, eh bien, c'est bien.
Votre pénitence je l'accepte. Vous êtes des braves gens, des bons garçons.
Mais si c'est que vous voulez ressasser et ruminer la nuit toutes les ingratitudes du jour,
Toutes les fièvres et toutes les amertumes du jour,
Et si c'est que vous voulez remâcher la nuit tous vos aigres péchés du jour,
Vos fièvres aigres et vos regrets et vos repentirs et vos remords plus aigres encore,
Et si c'est que vous voulez tenir un registre parfait de vos péchés,
De toutes ces bêtises et de toutes ces sottises,
Non, laissez-moi tenir moi-même le Livre du Jugement.
Vous y gagnerez peut-être encore.
Et si c'est que vous voulez compter, calculer, supputer comme un notaire et comme un usurier et comme un publicain,
C'est-à-dire comme un collecteur d'impôts,
C'est-à-dire comme celui qui ramasse les impôts,
Laissez-moi donc faire mon métier et ne faites pas
Des métiers qui n'ont pas à être faits.
Vos péchés sont-ils si précieux qu'il faille les cataloguer et les classer
Et les enregistrer et les aligner sur des tables de pierre
Et les graver et les compter et les calculer et les compulser
Et les compiler et les revoir et les repasser
Et les supputer et vous les imputer éternellement
Et les commémorer avec on ne sait quelle sorte de piété.
Comme nous dans le ciel nous lions les gerbes éternelles,
Et les sacs de prière et les sacs de mérite
Et les sacs de vertus et les sacs de grâce dans nos impérissables greniers
Pauvres imitateurs, allez-vous à présent vous mêler,—
Et imitateurs contraires, imitateurs à l'envers,—
Allez-vous vous mettre à lier tous les soirs
Les misérables gerbes de vos affreux péchés de chaque jour.
Quand ce ne serait que pour les brûler, c'est encore trop. Ils n'en valent même pas la peine.
Pas même de cela même.
Vous n'y pensez que trop, à vos péchés.
Vous feriez mieux d'y penser pour ne point les commettre.
Pendant qu'il en est encore temps, mon garçon, pendant qu'ils ne sont point encore commis. Vous feriez mieux d'y penser un peu plus alors.
Mais le soir ne liez point ces gerbes vaines. Depuis quand le laboureur
Fait-il des gerbes d'ivraie et de chiendent. On fait des gerbes de blé, mon ami.
Ne dressez point ces comptes et ces nomenclatures. C'est beaucoup d'orgueil.
C'est aussi beaucoup de traînasserie. Et de paperasserie. Quand le pèlerin, quand l'hôte, quand le voyageur
A longtemps traîné dans la boue des chemins,
Avant de passer le seuil de l'église il s'essuie soigneusement les pieds,
Avant d'entrer,
Parce qu'il est très propre.
Et il ne faut pas que la boue des chemins souille les dalles de l'église.
Mais une fois que c'est fait, une fois qu'il s'est essuyé les pieds avant d'entrer,
Une fois qu'il est entré il ne pense plus toujours à ses pieds,
Il ne regarde plus toujours si ses pieds sont bien essuyés.
Il n'a plus de cœur, il n'a plus de regard, il n'a plus de voix
Que pour cet autel où le corps de Jésus
Et le souvenir et l'attente du corps de Jésus
Brille éternellement.
Il suffit que la boue des chemins n'ait point passé le seuil du temple.
Il suffit qu'ils se soient bien essuyé les pieds une fois avant de passer le seuil du temple.
Bien soigneusement, bien proprement et n'en parlons plus.
On ne parle pas toujours de la boue. Ce n'est pas propre.
Transporter dans le temple la mémoire même et le souci de la boue
Et la préoccupation et la pensée de la boue
C'est encore transporter de la boue dans le temple.
Or il ne faut point que la boue passe le seuil de la porte.
Quand l'hôte arrive chez l'hôte qu'il s'essuie simplement les pieds avant d'entrer
Qu'il entre propre et les pieds propres et qu'ensuite
Il ne pense pas toujours à ses pieds et à la boue de ses pieds.
Or vous êtes mes hôtes, dit Dieu, et je vaux bien ce Dieu qui était le Dieu des hôtes.
Vous êtes mes hôtes et mes enfants qui venez dans mon temple.
Vous êtes mes hôtes et mes enfants qui venez dans ma nuit.
Au seuil de mon temple, au seuil de ma nuit, essuyez-vous les pieds et qu'on n'en parle plus.
Faites votre examen de conscience, mais que ce soit de vous essuyer les pieds.
Et nullement au contraire que ce ne soit pas
De transporter dans le temple les boues et le souvenir des boues du chemin
Et que ce ne soit pas de faire traîner sur le seuil auguste de ma nuit
Les traces, les marques des boues
De vos sales chemins de la journée.
Débarbouillez-vous le soir. C'est ça, faire votre examen de conscience. On ne se débarbouille pas tout le temps.
Soyez comme ce pèlerin qui prend de l'eau bénite en entrant dans l'église
Et qui fait le signe de la croix. Ensuite il entre dans l'église.
Et il ne prend pas tout le temps de l'eau bénite.
Et l'église n'est pas composée uniquement de bénitiers.
Il y a ce qui est avant le seuil. Il y a ce qui est au seuil. Et il y a ce qui est dans la maison.
Il faut entrer une fois, et ne pas sortir et entrer tout le temps.
Soyez comme ce pèlerin qui ne regarde plus que le sanctuaire.
Et qui n'entend plus.
Et qui ne voit plus que cet autel où mon fils a été sacrifié tant de fois.
Imitez ce pèlerin qui ne voit plus que l'éclat
Du resplendissement de mon fils
Entrez dans ma nuit comme chez moi. Car c'est là que je me suis réservé
D'être le maître.
Et si vous tenez absolument à m'offrir quelque chose
Le soir en vous couchant
Que ce soit d'abord une action de grâces
Pour tous les services que je vous rends
Pour les innombrables bienfaits dont je vous comble chaque jour
Dont je vous ai comblés ce jour-là même.
Remerciez-moi d'abord, c'est le plus pressé
Et c'est aussi le plus juste.
Ensuite que votre examen de conscience
Soit un débarbouillement une fois fait
Et non point au contraire un traînassement de marques et de souillures.
La journée d'hier est faite, mon garçon, pense à celle de demain.
Et à ton salut qui est au bout de la journée de demain.
Pour hier il est trop tard. Mais pour demain il n'est pas trop tard
Et pour ton salut qui est au bout de la journée de demain.
Ton salut n'est plus hier. Mais il peut être demain.
Hier est fait. Mais demain n'est pas fait, demain est à faire
Et ton salut qui est au bout de la journée de demain.
Ton salut n'est pas dans le sens d'hier, il est dans le sens de demain.
Porte-toi sur demain, ne te reporte pas sur hier.
Pensez donc un peu moins à vos péchés quand vous les avez commis
Et pensez-y un peu plus au moment de les commettre.
Avant de les commettre.
Ce sera plus utile, dit Dieu.
Quand ils sont commis, quand ils sont faits il est trop tard.
Il n'est pas trop tard pour la pénitence.
Mais il est trop tard pour ne pas les commettre
Et ne pas les avoir commis.
Quand vous avez passé par dessus vos péchés, vous les faites gros comme des montagnes, dit Dieu.
C'est au moment de les passer qu'il faut voir que ce sont en effet des montagnes et qu'elles sont affreuses.
Vous êtes vertueux après. Soyez donc vertueux avant
Et pendant.
L'heure qui sonne est sonnée. Le jour qui passe est passé. Demain seul reste, et les après demains
Et ils ne resteront pas longtemps.
Que vos examens de conscience et que vos pénitences
Ne soient donc point des raidissements et des cabrements en arrière,
Peuple à la nuque dure,
Mais qu'ils soient des assouplissements et que vos examens de conscience et que vos pénitences et que vos contritions même les plus amères
Soient des pénitences de détente, malheureux enfants, et des contritions de rémission
Et de remise en mes mains et de démission.
(De démission de vous).
Mais je vous connais, vous êtes toujours les mêmes.
Vous voulez bien me faire de grands sacrifices, pourvu que vous les choisissiez.
Vous aimez mieux me faire de grands sacrifices, pourvu que ce ne soit pas ceux que je vous demande
Que de m'en faire de petits que je vous demanderais.
Vous êtes ainsi, je vous connais.
Vous ferez tout pour moi, excepté ce peu d'abandonnement
Qui est tout pour moi.
Soyez donc enfin, soyez comme un homme
Qui est dans un bateau sur la rivière
Et qui ne rame pas tout le temps
Et qui quelquefois se laisse aller au fil de l'eau.

Ainsi vous et votre canot
Laissez-vous aller quelquefois au fil du temps
Et laissez-vous entrer bravement
Sous l'arche du pont de la nuit.



On parle toujours, dit Dieu, de l'imitation de Jésus-Christ
Qui est l'imitation,
La fidèle imitation de mon fils par les hommes.
Et j'en ai connu et j'en connaîtrai des imitations si fidèles, dit Dieu,
Et si approchées,
Que moi-même j'en demeure saisi d'admiration et de respect.
Mais enfin il ne faut pas oublier
Que mon fils avait commencé par cette singulière imitation de l'homme.
Singulièrement fidèle.
Qui elle fut poussée jusqu'à l'identité parfaite.
Quand si fidèlement si parfaitement il revêtit le sort mortel.
Quand si fidèlement si parfaitement il imita de naître.
Et de souffrir.
Et de vivre.
Et de mourir.



Mais quand je vous dis: Pensez plutôt à demain je ne vous dis pas: Calculez ce demain.
Pensez-y comme à un jour qui viendra; et que c'est tout ce que vous en savez.
Ne soyez point ce malheureux qui se retourne et se consume dans son lit
Pour saisir la journée de demain.
Ne portez point votre main
Sur le fruit qui n'est pas mûr.
Sachez seulement que ce demain
Dont on parle toujours
Est le jour qui va venir,
Et qu'il sera de mon gouvernement
Comme les autres.
Et qu'il sera sous mon commandement
Comme les autres.
C'est tout ce qu'il vous faut. Pour le reste, attendez.
J'attends bien, moi, Dieu. Vous me faites assez attendre.
Vous me faites assez attendre la pénitence après la faute.
Et la contrition après le péché.
Et depuis le commencement des temps j'attends
Le jugement jusqu'au jour du jugement.
Je n'aime pas, dit Dieu, l'homme qui spécule sur demain.
Je n'aime pas celui qui sait mieux que moi ce que je vais faire.
Je n'aime pas celui qui sait ce que je ferai demain.
Je n'aime pas celui qui fait le malin. L'homme fort ce n'est pas mon fort.
Penser au lendemain, quelle vanité. Gardez pour demain les larmes de demain.
Il y en aura toujours assez.
Et ces sanglots qui vous remontent et qui vous étranglent.
Penser à demain, savez-vous seulement comment je ferai demain.
Quel demain je vous ferai.
Savez-vous si moi-même je l'ai arrêté encore.
Je n'aime pas, dit Dieu, celui qui se méfie de moi.
Croyez-vous que je vais m'amuser à vous faire des attrapes, comme un roi barbare.
Croyez-vous que je passe ma vie à vous tendre des pièges et à prendre plaisir à vous voir tomber dedans.
Je suis honnête homme, dit Dieu, et j'agis toujours droitement.
Je suis l'honneur même, et la droiture, et l'honnêteté.
Je suis bon Français, dit Dieu, droit comme un Français.
Loyal comme un Français.
Je suis le roi de France, droit comme le roi de France.
Ce que le dernier des pauvres n'eût pas craint de saint Louis, allez-vous le craindre de moi?
Enfin je vaux peut-être saint Louis.
Croyez-vous que je vais m'amuser à vous faire des feintes comme un bretteur.
Toute la malice que j'ai, c'est la malice de ma grâce, et la feinte et la ruse de ma grâce, qui si souvent joue avec le pécheur pour son salut, pour l'empêcher de pécher.
Qui séduit le pécheur; pour le sauver. Mais croyez-vous. Croyez-vous que moi Dieu que je vais m'amuser à leur faire des misères et ce que ne ferait pas un honnête homme. Je suis bon chrétien, dit Dieu. Croyez-vous que je vais m'amuser à les surprendre comme un assassin de nuit.
Jeannette

Il viendra comme un larron et comme un voleur de nuit.
Madame Gervaise

Et il prendra comme au filet. Le royaume des cieux est encore semblable à une senne jetée dans la mer, et rassemblant de tout genre de poissons.
Jeannette

Laquelle, quand elle fut emplie, tirant de l'eau, et assis sur le bord du rivage, ils choisirent les bons pour leurs vaisseaux, mais jetèrent les mauvais dehors.
Madame Gervaise

Il en sera ainsi dans la consommation du siècle: les anges sortiront et sépareront les mauvais du milieu des justes.
Jeannette

Et répondant Jésus leur dit: Voyez que personne ne vous séduise.
Madame Gervaise

Mais de ce jour-là et de l'heure personne ne le sait, ni les anges des cieux, sinon le père seul.

Mais comme dans les jours de Noé, ainsi sera aussi l'avènement du Fils de l'homme.
(Le ciel et la terre passeront; mais mes paroles ne passeront pas).

Ainsi en effet qu'il y avait dans les jours avant le déluge des gens qui mangeaient et buvaient, se mariaient et donnaient en mariage, jusqu'à ce jour où Noé entra dans l'arche.

Et ils ne connurent pas jusqu'à ce que vint le déluge, et les emporta tous:
Jeannette

Ainsi sera aussi l'avènement du Fils de l'homme.
Madame Gervaise

Je suis leur père, dit Dieu. Notre Père, qui êtes aux Cieux. Mon fils le leur a assez dit, que je suis leur père.
Je suis leur juge. Mon fils le leur a dit. Je suis aussi leur père.
Je suis surtout leur père.
Enfin je suis leur père. Celui qui est père est surtout père. Notre Père qui êtes aux Cieux. Celui qui a été une fois père ne peut plus être que père.
Ils sont les frères de mon fils; ils sont mes enfants; je suis leur père.
Notre Père qui êtes aux cieux, mon fils leur a enseigné cette prière. Sic ergo vos orabitis. Vous prierez donc ainsi.
Notre Père qui êtes aux cieux, il a bien su ce qu'il faisait ce jour-là, mon fils qui les aimait tant.
Qui a vécu parmi eux, qui était un comme eux.
Qui allait comme eux, qui parlait comme eux, qui vivait comme eux.
Qui souffrait.
Qui souffrit comme eux, qui mourut comme eux.
Et qui les aime tant les ayant connus.
Qui a rapporté dans le ciel un certain goût de l'homme, un certain goût de la terre.
Mon fils qui les a tant aimés, qui les aime éternellement dans le ciel.
Il a bien su ce qu'il faisait ce jour-là, mon fils qui les aime tant.
Quand il a mis cette barrière entre eux et moi, Notre Père qui êtes aux cieux, ces trois ou quatre mots.
Cette barrière que ma colère et peut-être ma justice ne franchira jamais.
Heureux celui qui s'endort sous la protection de l'avancée de ces trois ou quatre mots.
Ces mots qui marchent devant toute prière comme les mains du suppliant marchent devant sa face.
Comme les deux mains jointes du suppliant s'avancent devant sa face et les larmes de sa face.
Ces trois ou quatre mots qui me vainquent, moi l'invincible.
Et qu'ils font marcher devant leur détresse comme deux mains jointes invincibles.
Ces trois ou quatre mots qui s'avancent comme un bel éperon devant un pauvre navire.
Et qui fendent le flot de ma colère.
Et quand l'éperon est passé, le navire passe, et toute la flotte derrière.
Actuellement, dit Dieu, c'est ainsi que je les vois;
Et pour mon éternité, éternellement, dit Dieu,
Par cette invention de mon Fils éternellement c'est ainsi qu'il faut que je les voie.
(Et qu'il faut que je les juge. Comment voulez-vous, à présent, que je les juge.
Après cela).
Notre Père qui êtes aux cieux, mon fils a très bien su s'y prendre.
Pour lier les bras de ma justice et pour délier les bras de ma miséricorde.
(Je ne parle pas de ma colère, qui n'a jamais été que ma justice.
Et quelquefois ma charité).
Et à présent il faut que je les juge comme un père. Pour ce que ça peut juger, un père. Un homme avait deux fils.
Pour ce que c'est capable de juger. Un homme avait deux fils. On sait assez comment un père juge. Il y en a un exemple connu.
On sait assez comment le père a jugé le fils qui était parti et qui est revenu.
C'est encore le père qui pleurait le plus.
Voilà ce que mon fils leur a conté. Mon fils leur a livré
le secret du jugement même.
Et à présent voici comme ils me paraissent; voici comme je les vois;
Voici comme je suis forcé de les voir.
De même que le sillage d'un beau vaisseau va en s'élargissant jusqu'à disparaître et se perdre,
Mais commence par une pointe, qui est la pointe même du vaisseau.
Ainsi le sillage immense des pécheurs s'élargit jusqu'à disparaître et se perdre
Mais il commence par une pointe, et c'est cette pointe qui vient vers moi,
Qui est tournée vers moi.
Il commence par une pointe, qui est la pointe même du vaisseau.
Et le vaisseau est mon propre fils, chargé de tous les péchés du monde.
Et la pointe du vaisseau ce sont les deux mains jointes de mon fils.
Et devant le regard de ma colère et devant le regard de ma justice
Ils se sont tous dérobés derrière lui.
Et tout cet immense cortège des prières, tout ce sillage immense s'élargit jusqu'à disparaître et se perdre.
Mais il commence par une pointe et c'est cette pointe qui est tournée vers moi.
Qui s'avance vers moi.
Et cette pointe ce sont ces trois ou quatre mots: Notre Père qui êtes aux cieux; mon fils en vérité savait ce qu'il faisait.
Et toute prière monte vers moi dérobée derrière ces trois ou quatre mots.
Et il y a une pointe de la pointe. C'est cette prière même non plus seulement dans son texte.
Mais dans son invention même. Cette première fois que réellement dans le temps elle fut prononcée.
Cette première fois que mon fils la prononça.
Non plus seulement dans son texte comme elle est devenue un texte.
Mais dans son invention même et dans son sourcement et dans son forcement.
Quand elle-même fut une naissance de prière, une incarnation et une naissance de prière. Une espérance.
Une naissance d'espérance.
Une parole naissante.
Un rameau et un germe et un bourgeon et une feuille et une fleur et un fruit de parole.
Une semence, un naissement de prière.
Un verbe entre les verbes.
Cette première fois qu'elle sortit charnellement, temporellement des lèvres d'homme de mon fils.
Et dans la pointe de la pointe, dans cette pointe même il y avait une pointe.
Et c'étaient ces trois ou quatre mots, Notre Père qui êtes aux cieux, non plus seulement comme un texte, non plus seulement dans leur texte.
Mais dans leur source même.
Dans leur invention et dans leur bourgeonnement.
La première fois que mon fils les prononça sur cette montagne.
Les prononça, les fit sortir de ses lèvres d'homme.
La première fois qu'elles sortirent réellement, temporellement, charnellement,
De ces lèvres de tendresse.
Et il était debout sur cette montagne qui sera célèbre dans les siècles des siècles.
Sur cette montagne de la terre des hommes au-dessus de cette vallée qui allait en descendant.
Notre Père qui êtes aux cieux, il inventa cela.
Il était avec eux, il était comme eux, il était un d'eux.
Notre Père. Comme un homme qui jette un grand manteau sur ses épaules,
Tourné vers moi il s'était revêtu,
Il avait jeté sur ses épaules
Le manteau des péchés du monde.
Notre Père qui êtes aux Cieux. Et à présent derrière lui le pécheur se dérobe à ma face. Et voici comme je vois, voici comme je suis forcé de les voir. Voici comment je me représente ce cortège.
Tout part d'un point, qui est tourné vers moi, de l'extrême pointe d'une pointe.
Et ce point de pointe ce sont ces trois ou quatre mots comme ils furent inventés, comme ils furent introduits dans la création du monde.
Comme ils furent prononcés pour la première fois par mon propre fils. Notre Père qui êtes aux cieux.
Et derrière ce point s'avance la pointe elle-même, c'est-à-dire la prière tout entière.
Comme elle fut prononcée cette première fois-là.
Et derrière s'élargit jusqu'à disparaître et se perdre
Le sillage des prières innombrables
Comme elles sont prononcées dans leur texte dans les jours innombrables
Par les hommes innombrables,
(Par les simples hommes, ses frères).
Prières du matin, prières du soir;
(Prières prononcées toutes les autres fois);
Tant d'autres fois dans les innombrables jours;
Prières du midi et de toute la journée;
Prières des moines pour toutes les heures du jour,
Et pour les heures de la nuit;
Prières des laïcs et prières des clercs
Comme elles furent prononcées d'innombrables fois
Dans les innombrables jours.
(Il parlait comme eux, il parlait avec eux, il parlait l'un d'eux).
Toute cette immense flotte de prières chargée des péchés du monde.
Toute cette immense flotte de prières et de pénitences m'attaque
Ayant l'éperon que vous savez,
S'avance vers moi ayant l'éperon que vous savez.
C'est une flotte de charge, classis oneraria.
Et c'est une flotte de ligne,
Une flotte de combat.
Comme une belle flotte antique, comme une flotte de trirèmes
Qui s'avancerait à l'attaque du roi.
Et moi que voulez-vous que je fasse: je suis attaqué.
Et dans cette flotte, dans cette innombrable flotte
Chaque Pater est comme un vaisseau de haut bord
Qui a lui-même son propre éperon, Notre Père qui êtes aux cieux
Tourné vers moi, et qui s'avance derrière ce propre éperon.
Notre Père qui êtes aux cieux, ce n'est pas malin. Évidemment quand un homme a dit ça, il peut se cacher derrière.
Quand il a prononcé ces trois ou quatre mots.
Et derrière ces beaux vaisseaux de haut bord les Ave Maria
S'avancent comme des galères innocentes, comme de virginales birèmes.
Comme des vaisseaux plats, qui ne blessent point l'humilité de la mer.
Qui ne blessent point la règle, qui suivent, humbles et fidèles et soumis au ras de l'eau.
Notre Père qui êtes aux cieux. Évidemment quand un homme a commencé comme ça.
Quand il m'a dit ces trois ou quatre mots.
Quand il a commencé par faire marcher devant lui ces trois ou quatre mots.
Après il peut continuer, il peut me dire ce qu'il voudra.
Vous comprenez, moi, je suis désarmé.
Et mon fils le savait bien.
Qui a tant aimé ces hommes.
Qui avait pris goût à eux, et à la terre, et à tout ce qui s'ensuit.
Et dans cette flotte innombrable je distingue nettement trois grandes flottes innombrables.
(Je suis Dieu, je vois clair).
Et voici ce que je vois dans cet immense sillage qui commence par cette pointe et qui de proche en proche peu à peu se perd à l'horizon de mon regard.
Ils sont tous l'un derrière l'autre, même ceux qui débordent le sillage
Vers ma main gauche et vers ma main droite.
En tête marche la flotte innombrable des Pater
Fendant et bravant le flot de ma colère.
Puissamment assis sur leurs trois rangs de rames.
(Voilà comme je suis attaqué. Je vous le demande. Est-ce juste?)
(Non, ce n'est point juste, car tout ceci est du règne de ma Miséricorde)
Et tous ces pécheurs et tous ces saints ensemble marchent derrière mon fils
Et derrière les mains jointes de mon fils.
Et eux-mêmes ont les mains jointes comme s'ils fussent mon fils.
Enfin mes fils. Enfin chacun un fils comme mon fils.
En tête marche la lourde flotte des Pater et c'est une flotte innombrable.
C'est dans cette formation qu'ils m'attaquent. Je pense que vous m'avez compris.
Le royaume du ciel souffre la force, et les hommes de force le prendront de force. Ils le savent bien. Mon fils leur a tout dit. Regnum cœli, le royaume du ciel. Ou regnum cœlorum, le royaume des cieux.
Regnum cœli vim patitur. Et violenti rapient illud. Ou rapiunt. Le royaume du ciel souffre la violence. Et les violents le violent. Ou le violeront.
Comment voulez-vous que je me défende. Mon fils leur a tout dit. Et non seulement cela. Mais dans le temps il s'est mis à leur tête. Et ils sont comme une grande flotte antique, comme une flotte innombrable qui s'attaquerait au grand roi. Derrière le point, derrière l'extrême point de cette extrême pointe cette extrême pointe s'avance et derrière et se tenant serrée comme un faisceau que je ne puis rompre cette pointe elle-même et aussitôt derrière s'avancent effrontément ces lourdes trirèmes antiques et elles fendent, plus serrées que la phalange macédonienne, impudemment elles fendent le flot de ma colère, et de la colère de ma justice.
(Et de la justice de ma colère).
Liées comme un faisceau d'hommes à la guerre elles s'avancent lourdement portées sur leurs trois rangs de rames.
Et cette flotte est plus innombrable que la flotte des Achéens.
Et reculant je reconnais les trois ponts superposés, les trois invincibles, les trois insubmersibles ponts.
Plus forts que l'océan de ma colère.
Et je reconnais les trois rangs de rames.
Et ce sont des rames juives et ce sont des rames grecques.
Et ce sont des rames latines et ce sont des rames françaises.
Et le premier rang de rames est:


(S'il n'y a que la justice, qui sera sauvé.
Mais s'il y a la miséricorde, qui sera perdu.
S'il y a la miséricorde, qui peut se vanter de se perdre.


Se sauver est impossible à l'homme; mais rien n'est impossible à Dieu.


Du haut de mon promontoire,
Du promontoire de ma justice,
Et du siège de ma colère,
Et de la chaire de ma jurisprudence,
In cathedra jurisprudentiae,
Du trône de mon éternelle grandeur
Je vois monter vers moi, du fond de l'horizon je vois venir
Cette flotte qui m'assaille,
La triangulaire flotte,
Me présentant cette pointe que vous savez.


Comme les grues volent en triangle dans le ciel,
Et ainsi vont où elles veulent,
Fendant l'air et refoulant la force du vent même,
Et la plus forte est devant faisant la pointe du triangle,
Ainsi cette grande flotte triangulaire
Vole et navigue et vogue
Et pour ainsi dire vole
Pour traverser l'océan de ma colère.
Et le plus fort est devant faisant la pointe du triangle.
Et ils se sont mis derrière lui de proche en proche
Et de proche en proche ils disparaissent tous au regard de ma colère.
Ils sont massés comme des peureux; et qui leur en ferait un reproche.
Comme des passereaux timides ils sont massés derrière celui qui est fort.
Et ils me présentent cette pointe.
Et ils fendent ainsi le vent de ma colère et ils refoulent la force même des tempêtes de ma justice.
Et le souffle de ma colère n'a plus aucune prise sur cette masse angulaire,
Aux fuyantes ailes.
Car ils me présentent cet angle et je ne puis les prendre que sous cet angle.
Que sont ici les flottes grecques et les flottes persiques;
Et les flottes puniques et les flottes romaines;
Et les flottes anglaises et les flottes françaises
Qu'une lame de fond roule éternellement.
Ici s'avance une flotte que nulle lame de fond de ma colère ne roulera jamais.
Et dérobés les uns derrière les autres je découvre une flotte innombrable.
Et les derniers se perdent comme dans une brume à l'horizon de mon regard.
Et dans cette flotte innombrable je découvre trois flottes également innombrables.
Et la première est devant, pour m'attaquer plus durement. C'est la flotte de haut bord,
Les navires à la puissante carène,
Cuirassés comme des hoplites,
C'est-à-dire comme des soldats pesamment armés.
Et ils se meuvent invinciblement portés sur leurs trois rangs de rames.

Et le premier rang de rames est:
Que votre nom soit sanctifié,
Le vôtre;

Et le deuxième rang de rames est:
Que votre règne arrive,
Le vôtre;

Et le troisième rang de rames est la parole entre toutes insurmontable:
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,
La vôtre.

Sanctificetur nomen
Tuum.

Adveniat regnum
Tuum.

Fiat voluntas
Tua
Sicut in cœlo et in terra.

Et telle est la flotte des Pater, solide et plus innombrable que les étoiles du ciel. Et derrière je vois la deuxième flotte, et c'est une flotte innombrable, car c'est la flotte aux blanches voiles, l'innombrable flotte des Ave Maria.
Et c'est une flotte de birèmes. Et le premier rang de rames est:
Ave Maria, gratia plena;

Et le deuxième rang de rames est:
Sancta Maria, mater Dei.



Et tous ces Ave Maria, et toutes ces prières de la Vierge et le noble Salve Regina sont de blanches caravelles, humblement couchées sous leurs voiles au ras de l'eau; comme de blanches colombes que l'on prendrait dans la main.
Or ces douces colombes sous leurs ailes,
Ces blanches colombes familières, ces colombes dans la main,
Ces humbles colombes couchées au ras de la main,
Ces colombes accoutumées à la main,
Ces caravelles vêtues de voilures
De tous les vaisseaux ce sont les plus opportunes,
C'est-à-dire celles qui se présentent le plus directement devant le port.



Telle est la deuxième flotte, ce sont les prières de la Vierge. Et la troisième flotte ce sont les autres innombrables prières.
Toutes. Celles qui se disent à la messe et aux vêpres. Et au salut.
Et les prières des moines qui marquent toutes les heures du jour. Et les heures de la nuit.
Et le Benedicite qui se dit pour se mettre à table.
Devant une bonne soupière fumante.
Toutes, enfin toutes. Et il n'en reste plus.



Or je vois la quatrième flotte. Je vois la flotte invisible. Et ce sont toutes les prières qui ne sont pas même dites, les paroles qui ne sont pas prononcées.
Mais moi je les entends. Ces obscurs mouvements du cœur, les obscurs bons mouvements, les secrets bons mouvements.
Qui jaillissent inconsciemment et qui naissent et inconsciemment montent vers moi.
Celui qui en est le siège ne les aperçoit même pas. Il n'en sait rien, et il n'en est vraiment que le siège.
Mais moi je les recueille, dit Dieu, et je les compte et je les pèse.
Parce que je suis le juge secret.



Telles sont, dit Dieu, ces trois flottes innombrables. Et la quatrième.
Ces trois flottes visibles et cette quatrième invisible.
Ces prières secrètes dont un cœur est le siège, ces prières secrètes du cœur. Ces mouvements secrets.
Et assailli aussi effrontément, assailli de prières et de larmes,
Directement assailli, assailli en pleine face
Après cela on veut que je les condamne. Comme c'est commode.
On veut que je les juge. On sait assez comment finissent tous ces jugements-là et toutes ces condamnations.
Un homme avait deux fils. Ça finit toujours par des embrassements.
(Et c'est encore le père qui pleure le plus).
Et par cette tendresse qui est, que je mettrais au-dessus des Vertus même.
Parce qu'avec sa sœur la Pureté elle procède directement de la Vierge.


D'autres galères, dit Dieu, en d'autres temps
D'autres galères ont vogué vers les sanctuaires des îles
Et vers les temples qui étaient sur les promontoires.
Mais cette fois-ci voici la flotte
Qui assaille le saint des saints.



Le royaume des cieux souffre la violence. Et les violents le ravissent.
Et voici l'ordre de ce rapt et de ce ravissement.
En tête c'est comme un coin ces trois ou quatre paroles, Notre Père qui êtes aux cieux, celles qui furent prononcées réellement pour la première fois par mon fils.
Derrière c'est toute la prière, celle qui fut prononcée réellement pour la première fois par mon fils.
Derrière, achevant, constituant la première flotte ce sont tous les autres Notre Père
Mais chacun précédé de sa propre pointe
Qui est ces trois ou quatre mots.
Et derrière seulement viennent les trois autres flottes.
Et toutes ces quatre flottes sont sur voiles.
Et ces Pater, qui sont des hommes, ont de fortes voiles brunes
Pleines et rugueuses, au tissu serré.
En toile bise, en toile écrue. Mais les Ave Maria
Courent sous de souples et courbes voiles blanches. Et toutes ces quatre flottes
S'avancent incurvées.
Ainsi le coin fend le bois par la pointe.
Ainsi quand des soldats veulent monter à l'assaut,
Quand ils vont monter au moment même ils font une pointe, un avancement
Un toit de leurs boucliers et quelquefois de leurs corps.
Ainsi le front du bélier enfonce la plus lourde porte.
Et ces caravelles de la deuxième flotte
Sont comme des colombes blotties dans la main.



Ce Notre Père, dit Dieu est le père des prières. C'est comme celui qui marche en tête.
C'est un homme robuste, et la prière du Je vous salue Marie est comme une humble femme.
Et les autres prières sont derrière eux comme des enfants.
Et le Notre Père et le Je vous salue Marie sont comme l'homme et la femme.
Qui vont l'un derrière l'autre et qui fendent la foule qui est venue pour la procession.
L'homme va devant et fend le flot de la foule,
La foule de ma colère,
Et la femme suit derrière dans le sillage.
Et l'homme a pris sur ses épaules à califourchon
Cette curieuse enfant Espérance.
Et le Notre Père est le roi et le Je vous salue Marie est la reine et l'espérance est la dauphine.
Et c'est un jeu de cartes et le Notre Père est le roi et le Je vous salue Marie est la reine et tous les autres sont
les fidèles valets.


J'ai souvent joué avec l'homme, dit Dieu. Mais quel jeu, c'est un jeu dont je tremble encore.
J'ai souvent joué avec l'homme, mais Dieu c'était pour le sauver et j'ai assez tremblé de ne pas pouvoir le sauver,
De ne pas réussir à le sauver. Je veux dire j'ai assez tremblé redoutant de ne pouvoir le sauver,
Me demandant si je réussirais à le sauver.


J'ai souvent joué avec l'homme, et je sais que ma grâce est insidieuse, et combien et comment elle se tourne et elle joue. Elle est plus rusée qu'une femme.
Mais elle joue avec l'homme et le tourne et tourne l'événement et c'est pour sauver l'homme et l'empêcher de pécher.


Je joue souvent contre l'homme, dit Dieu, mais c'est lui qui veut perdre, l'imbécile, et c'est moi qui veux qu'il gagne.
Et je réussis quelquefois
A ce qu'il gagne.



C'est le cas de le dire, nous jouons à qui perd gagne.
Du moins lui, car moi si je perdais, je perds.
Mais lui quand il perd, alors seulement il gagne.
Singulier jeu, je suis son partenaire et son adversaire
Et il veut gagner, contre moi, c'est-à-dire perdre.
Et moi son adversaire je veux le faire gagner.


Et le royaume du Notre Père est le royaume même de l'espérance: Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour.
(Et le royaume du Je vous salue Marie est un royaume plus secret).


Celui qui a dit le soir son Notre Père peut dormir tranquille.
Croyez-vous que je vais m'amuser à faire des misères à ces pauvres enfants.
Suis-je pas leur père.
Et que je vais m'amuser à leur faire des surprises comme on en fait à la guerre.
Est-ce que je leur fais la guerre?
Oui je leur fais la guerre, mais sait bien pourquoi.
C'est pour les empêcher de perdre la bataille.
Je suis un honnête homme, dit Dieu.
Croyez-vous que je vais m'amuser à les prendre dans leur sommeil
Comme un homme de guerre qui prend son ennemi.
Croyez-vous que j'aie quelque goût à les prendre en défaut.
Et que ça m'amuse, de condamner.
Pauvres gens. Je vous le demande.
Suis-je donc un bourreau d'Orient?
Sans doute il est arrivé quelquefois,—
Rarement,—
Que j'ai saisi un criminel tout endormi
Dans la nuit qui précédait l'accomplissement,
La perpétration de son crime,
Et que je l'ai pris par la peau du cou.
Et que je l'ai traîné tout pantelant devant mon Tribunal.
Comme un chien crevé.
Mais cela même je l'ai fait pour bien peu. Pour trop peu.
Je ne l'ai pas fait assez souvent. J'aurais dû le faire plus souvent.
J'ai laissé Caïphe, et Pilate, et Judas
Dormir tout le sommeil jusqu'au matin
De la nuit qui précédait l'accomplissement,
La perpétration de leur forfait.
Et ce que je n'ai pas fait pour ces trois là, et pour tant d'autres.
Ce que j'ai fait à peine pour les rois d'Orient.
Mane, Thecel, Pharès vous voudriez que je le fasse.
Pour un bon chrétien, pour un bon paysan de mes paroisses françaises.
Qui a labouré tout le jour, qui a travaillé, comme c'est la loi, pour nourrir sa femme et ses trois enfants.
Qui le soir a mangé une bonne assiettée de soupe et bu un malheureux verre de vin.
Et qui s'est couché dans son lit recru de fatigue,
Rompu.
Ce que je n'ai pas fait pour les rois d'Égypte et pour les rois de Babylonie.
Vous voudriez que je le fasse pour ce malheureux.
Qui a femme et enfants.
Croyez-vous que je vais le prendre en traître?
Et qui serais-je, moi leur père. Non, non, rassurez-vous.
Suis-je donc un mercenaire qui ramasserait
Et qui volerait du bois pour son feu.
Quand un de ces malheureux meurt dans son sommeil,
Ayant fait sa prière du soir,
Son Notre Père et son Je vous salue Marie,
C'est bon signe; son affaire est bonne.
C'est signe qu'il était mûr pour paraître devant mon tribunal.
Mûr dans le bon sens.
Voilà les surprises que je fais. Je le jugerai comme un père.
Un homme avait deux fils. Et l'on sait comment les pères jugent.
Celui qui a fait sa prière peut lever l'ancre
Pour la traversée de la nuit.
O nuit, dit Dieu, ma fille au grand manteau, ma fille au manteau d'argent.
Par toi j'obtiens quelquefois le désistement de l'homme.
Et le renoncement de l'homme.
Et le déraidissement de l'homme.
Et qu'il se taise, surtout, qu'il se taise, il n'en finit pas de parler.
Pour ce qu'il dit. Pour ce que ça vaut ce qu'il dit.
Et qu'il cesse de penser. Pour ce que ça vaut.
Créature à la nuque raide. Créature aux tempes barrées. Je n'aime pas, dit Dieu,
Celui qui a la tête comme un morceau de bois. Les idoles aussi étaient en bois.
Celui qui dans un perpétuel raidissement roule une perpétuelle migraine.
Je n'aime pas, dit Dieu, celui qui pense
Et qui se tourmente et qui se soucie
Et qui roule une migraine perpétuelle
Dans la barre du front et un mal de tête
Dans le creux de la nuque dans le derrière de la tête.
Au point d'inquiétude.
Et qui a les sourcils froncés perpétuellement
Comme un secrètement malheureux.
Et les tempes battantes et qui est brûlé de fièvre.
Et aussi qui a les bords des paupières fripés
A force de regarder le jour du lendemain.
Ne suffit-il pas que moi je le regarde, le jour du lendemain.
O nuit tu obtiens quelquefois le désistement de ce malheureux.
Et qu'il se détende. C'est tout ce que je leur demande.
Qu'il ne roule point un flot perpétuel dans sa tête,
Un océan d'inquiétude.
Qu'est-ce que je leur demande. Qu'ils ferment un peu les yeux.
Qu'ayant fait leur prière ils se couchent dans leur lit en long.
Les jambes au bout des pieds et le corps au bout des jambes et la tête au bout du corps.
Qu'ils désarment enfin, ces pauvres enfants, qu'ils ne prennent plus des gardes contre moi.
Qu'ils dorment comme des bêtes, comme un bon cheval de labour sur de la bonne paille, sans penser,
Sans prévoir, sans calculer,
Voilà ce que je demande, ce n'est pourtant pas difficile.
Voilà ce que je ne peux pas obtenir.
Ils veulent toujours faire mon métier, qui est de peser le lendemain.
Ils ne veulent jamais faire le leur, qui est de le subir.
Voilà ce que je ne peux jamais obtenir.
Ils se tourmentent, ils se tendent, ils se travaillent.
Et toi seule ô nuit quelquefois tu l'obtiens,
Qu'ils tombent dans un lit perdus de lassitude.
O nuit sera-t-il dit que tout ce que je pourrai leur offrir et tout ce que je pourrai inventer.
Et que mon Paradis sera cela.
Et que tout ce qu'ils voudront ce sera cela.
Et qu'ils seront si fatigués de la vie, et qu'ils seront si ridés,
Et qu'ils auront été si fripés par une telle existence,
Par la vie de cette terre
Qu'ils ne voudront entendre que cela.
Sera-t-il dit qu'il y aura des fronts si courbés qu'ils ne se relèveront jamais.
Et des reins si rompus qu'ils ne se redresseront jamais.
Et des épaules si voûtées que jamais elles ne se redresseront.
Et des fronts si ridés que jamais ils ne se dérideront.
Et des yeux si voilés qu'ils ne se dévoileront jamais.
Et des peaux si flétries que jamais elles ne redeviendront fraîches.
Et des peaux si fanées que jamais elles ne redeviendront jeunes.
Et des peaux si tannées que jamais elles ne redeviendront neuves.
Et des peaux si meurtries que jamais elles ne redeviendront saines.
Et des âmes si flétries que jamais elles ne redeviendront pures.
Et des mémoires si pleines que jamais elles ne redeviendront vides.
Et des bords de paupière si ourlés que jamais ils ne redeviendront purs.
Et des paupières si usées de travail que jamais elles ne redeviendront lisses.
Et des voix si voilées que jamais elles ne redeviendront pures. Que jamais elles ne redeviendront jeunes.
Et des regards si voilés que jamais ils ne redeviendront profonds.
Et des voix si noyées de sanglots.
Et des yeux si noyés de travail, et des yeux si noyés de larmes.
Des yeux perdus, des voix perdues.
Et des mémoires si perdues de peines que jamais elles ne redeviendront neuves.
Et des âmes si perdues de détresse que jamais elles ne redeviendront jeunes.
Que jamais elles ne redeviendront enfants.
Et que les cheveux blancs jamais ne redeviendront
Des cheveux bouclés de jeunesse.
Et que ces pauvres créatures auront passé par de telles détresses.
Par de telles épreuves.
Et qu'elles auront dans leurs mémoires des histoires telles.
Qu'elles ne pourront les oublier jamais.
Sera-t-il dit qu'il y a des plis qu'on ne pourra pas défaire.
Avec un fer à repasser.
Des traces que l'on ne pourra pas effacer.
Laver au battoir à la rivière. Laver au lavoir.
Et que les épreuves uniques et que les uniques détresses de cette terre
Les auront marqués pour éternellement.
Et qu'ils ne voudront rien savoir
Et qu'ils ne voudront entendre à rien
(Je joue toujours contre moi, dit Dieu.
Sans doute il est arrivé quelquefois,
Trop rarement,
(Et je regrette bien de ne pas l'avoir fait plus souvent,
Au moins quelquefois plus souvent)
Que j'ai saisi un criminel tout chaud dans la nuit de son crime.
Et que je l'ai pris par la peau du cou.
Et que je l'ai traîné tout pantelant devant mon Tribunal.
Comme un chien crevé.
Mais c'est qu'ils préparaient de telles horreurs et de telles monstruosités.
Que moi Dieu j'en ai été épouvanté.
Et que dans ma propre nuit j'en ai été saisi d'horreur.
Et que je n'ai pas pu attendre au soir du jour qu'ils préparaient.
Et que je n'ai pas même pu supporter l'idée.
Que cela se ferait, que cela se passerait, que cela aurait lieu,
Qu'ils préparaient.
Et que j'ai perdu patience. Et pourtant je suis patient.
Parce que je suis éternel.
Et je les ai saisis dans la préparation de l'accomplissement.
Mais je n'ai pas pu me retenir. C'était plus fort que moi. J'ai aussi ma face de colère.
Mais ces bourreaux et ces criminels.
Que j'ai pris par la peau de l'échine et que j'ai traînés tout vivants.
Combien étaient-ils et combien de fois cela est-il arrivé.
Or ce que je n'ai pas fait pour Cyrus et pour Cambyse.
Et pour les festins de Sardanapale.
Et pour les rois de Ninive et de Babylone.
Et pour les peuples de Babel.
Et pour Nabuchodonosor et pour Téglath-Phalazar.
Croyez-vous que je vais le faire à présent contre un pauvre laboureur.
Pour qui me prenez-vous. Qui me faites-vous.
Croyez-vous que je vais mobiliser la foudre et les éclairs.
Et déranger le tonnerre de Dieu.
Et tout le tremblement contre mes vieilles paroisses françaises.
Non, non, bonnes gens, mangez votre soupe et dormez.
Faites une bonne journée, (si vous pouvez), mangez votre soupe, une bonne platée de soupe, une pleine soupière si vous pouvez, s'il y en a, une bonne soupière bien fumante pleine de pommes de terre; faites votre prière; et dormez.
Celui qui fait sa prière, Notre Père qui êtes aux cieux, pose entre lui et moi
Une barrière infranchissable à ma colère.
Et peut s'abandonner au sommeil de la nuit.
(O nuit, je t'ai créée la première). Que votre volonté soit faite.
Or ce que je n'ai pas fait contre les races perdues.
Vous voudriez que je le fasse contre mes paroisses françaises.
Un événement s'est passé dans l'intervalle, un événement est intervenu, un événement a fait barrière.
C'est que mon fils est venu.
Et moi qu'est-ce que je serais sans mes vieilles paroisses françaises.
Qu'est-ce que je deviendrais. C'est là que mon nom monte éternellement.
Depuis quand le général décime-t-il ses meilleurs soldats. Ce sont mes meilleures troupes.
Croyez-vous que je vais aller surprendre dans son sommeil mon propre camp.
Ils sont mes propres hommes. Vais-je me mettre
A décimer mes propres hommes.
Je ferais une belle bataille, après.
Oh je sais bien qu'ils ne sont pas parfaits.
Ils sont comme ils sont. Ce sont mes meilleures troupes.
Il faut aimer ces créatures comme elles sont.
Quand on aime un être, on l'aime comme il est.
Il n'y a que moi qui est parfait.
C'est même pour cela peut-être
Que je sais ce que c'est que la perfection
Et que je demande moins de perfection à ces pauvres gens.
Je sais, moi, combien c'est difficile.
Et combien de fois quand ils peinent tant dans leurs épreuves
J'ai envie, je suis tenté de leur mettre la main sous le ventre
Pour les soutenir dans ma large main
Comme un père qui apprend à nager à son fils
Dans le courant de la rivière
Et qui est partagé entre deux sentiments.
Car d'une part s'il le soutient toujours et s'il le soutient trop
L'enfant s'y fiera et il n'apprendra jamais à nager.
Mais aussi s'il ne le soutient pas juste au bon moment
Cet enfant boira un mauvais coup.
Ainsi moi quand je leur apprends à nager dans leurs épreuves
Moi aussi je suis partagé entre ces deux sentiments.
Car si je les soutiens toujours et je les soutiens trop
Ils ne sauront jamais nager eux-mêmes.
Mais si je ne les soutiens pas juste au bon moment
Ces pauvres enfants boiraient peut-être un mauvais coup.
Telle est la difficulté, elle est grande.
Et telle la duplicité même, la double face du problème.
D'une part il faut qu'ils fassent leur salut eux-mêmes. C'est la règle.
Et elle est formelle. Autrement ce ne serait pas intéressant. Ils ne seraient pas des hommes.
Or je veux qu'ils soient virils, qu'ils soient des hommes et qu'ils gagnent eux-mêmes
Leurs éperons de chevaliers.
D'autre part il ne faut pas qu'ils boivent un mauvais coup
Ayant fait un plongeon dans l'ingratitude du péché.
Tel est le mystère de la liberté de l'homme, dit Dieu,
Et de mon gouvernement envers lui et envers sa liberté.
Si je le soutiens trop, il n'est plus libre
Et si je ne le soutiens pas assez, il tombe.
Si je le soutiens trop, j'expose sa liberté
Si je ne le soutiens pas assez, j'expose son salut:
Deux biens en un sens presque également précieux.
Car ce salut a un prix infini.
Mais qu'est-ce qu'un salut qui ne serait pas libre.
Comment serait-il qualifié.
Nous voulons que ce salut soit acquis par lui-même.
Par lui-même l'homme. Soit procuré par lui-même.
Vienne en un sens de lui-même. Tel est le secret,
Tel est le mystère de la liberté de l'homme.
Tel est le prix que nous mettons à la liberté de l'homme.
Parce que moi-même je suis libre, dit Dieu, et que j'ai créé l'homme à mon image et à ma ressemblance.
Tel est le mystère, tel est le secret, tel est le prix
De toute liberté.
Cette liberté de cette créature est le plus beau reflet qu'il y ait dans le monde
De la Liberté du Créateur. C'est pour cela que nous y attachons,
Que nous y mettons un prix propre.
Un salut qui ne serait pas libre, qui ne serait pas, qui ne viendrait pas d'un homme libre ne nous dirait plus rien. Qu'est-ce que ce serait.
Qu'est-ce que ça voudrait dire.
Quel intérêt un tel salut présenterait-il.
Une béatitude d'esclaves, un salut d'esclaves, une béatitude serve, en quoi voulez-vous que ça m'intéresse. Aime-t-on à être aimé par des esclaves.
S'il ne s'agit que de faire la preuve de ma puissance, ma puissance n'a pas besoin de ces esclaves, ma puissance est assez connue, on sait assez que je suis le Tout-Puissant.
Ma puissance éclate assez dans toute matière et dans tout événement.
Ma puissance éclate assez dans les sables de la mer et dans les étoiles du ciel.
Elle n'est point contestée, elle est connue, elle éclate assez dans la création inanimée.
Elle éclate assez dans le gouvernement,
Dans l'événement même de l'homme.
Mais dans ma création animée, dit Dieu, j'ai voulu mieux, j'ai voulu plus.
Infiniment mieux. Infiniment plus. Car j'ai voulu cette liberté.
J'ai créé cette liberté même. Il y a plusieurs degrés de mon trône.
Quand une fois on a connu d'être aimé librement, les soumissions n'ont plus aucun goût.
Quand on a connu d'être aimé par des hommes libres, les prosternements d'esclaves ne vous disent plus rien.
Quand on a vu saint Louis à genoux, on n'a plus envie de voir
Ces esclaves d'Orient couchés par terre
Tout de leur long à plat ventre par terre. Être aimé librement,
Rien ne pèse ce poids, rien ne pèse ce prix.
C'est certainement ma plus grande invention.
Quand on a une fois goûté
D'être aimé librement
Tout le reste n'est plus que soumissions.
C'est pour cela, dit Dieu, que nous aimons tant ces Français,
Et que nous les aimons entre tous uniquement
Et qu'ils seront toujours mes fils aînés.
Ils ont la liberté dans le sang. Tout ce qu'ils font, ils le font librement.
Ils sont moins esclaves et plus libres dans le péché même
Que les autres ne le sont dans leurs exercices. Par eux nous avons goûté.
Par eux nous avons inventé. Par eux nous avons créé
D'être aimés par des hommes libres. Quand saint Louis m'aime, dit Dieu,
Je sais qu'il m'aime.
Au moins je sais qu'il m'aime, celui-là, parce que c'est un baron français. Par eux nous avons connu
D'être aimés par des hommes libres. Tous les prosternements du monde
Ne valent pas le bel agenouillement droit d'un homme libre. Toutes les soumissions, tous les accablements du monde
Ne valent pas une belle prière, bien droite agenouillée, de ces hommes libres-là. Toutes les soumissions du monde
Ne valent pas le point d'élancement
Le bel élancement droit d'une seule invocation
D'un libre amour. Quand saint Louis m'aime, dit Dieu, je suis sûr,
Je sais de quoi on parle. C'est un homme libre, c'est un libre baron de l'Ile de France. Quand saint Louis m'aime
Je sais, je connais ce que c'est que d'être aimé.
(Or c'est tout). Sans doute il craint Dieu.
Mais c'est d'une noble crainte, toute emplie, toute gonflée,
Toute pleine d'amour, comme un fruit gonflé de jus.
Nullement quelque lâche, quelque basse crainte, quelque sale peur
Qui prend dans le ventre. Mais une grande, mais une haute, mais une noble crainte,
La peur de me déplaire, parce qu'il m'aime, et de me désobéir, parce qu'il m'aime,
Et, parce qu'il m'aime, la peur
De ne pas être trouvé agréable
Et aimant et aimé sous mon regard. Nulle infiltration, dans cette noble crainte,
D'une mauvaise peur et d'une pernicieuse et vile lâcheté.
Et quand il m'aime, c'est vrai. Et quand il dit qu'il m'aime, c'est vrai. Et quand il dit qu'il aimerait mieux
Être lépreux que de tomber en péché mortel (tant il m'aime), c'est vrai.
Lui je sais que c'est vrai.
Ce n'est pas vrai seulement qu'il le dit. C'est vrai que c'est vrai. Il ne dit pas ça pour que ça fasse bien.
Il ne dit pas ça parce qu'il a vu ça dans les livres ni parce qu'on lui a dit de le dire. Il dit ça parce que ça est.
Il m'aime à ce point. Il m'aime ainsi. Librement. La preuve que j'en ai dans la même race
C'est que le sire de Joinville (que j'aime tant tout de même) qui est un autre baron français,
Qui aimerait mieux au contraire avoir commis trente péchés mortels que de devenir lépreux,
(Trente, le malheureux, comme il ne sait pas ce qu'il dit)
Ne se gêne pas non plus pour dire ce qu'il pense
C'est-à-dire pour dire le contraire
En présence même d'un si grand roi
Et d'un si grand saint
Que pourtant il connaissait pour tel,
C'est-à-dire pour contrarier un si grand roi et un si grand saint. La liberté de parole
De celui qui ne veut pas risquer le coup
D'être lépreux plutôt que de tomber en péché mortel
Me garantit la liberté de parole de celui qui aime mieux être lépreux
Que de tomber en péché mortel.
Si l'un dit ce qu'il pense, l'autre aussi dit ce qu'il pense.
L'un prouve l'autre.
Ils n'ont pas peur de contrarier même le roi, même le saint.
Mais aussi quand ils parlent, on sait qu'ils parlent comme ils sont.
Et qu'ils pensent ce qu'ils disent. Et qu'ils disent ce qu'ils pensent. C'est tout un.
Que ne ferait-on pas pour être aimé par de tels hommes.
La servitude est un air que l'on respire dans une prison
Et dans une chambre de malade. Mais la liberté
Est ce grand air que l'on respire dans une belle vallée
Et encore plus à flanc de coteau et encore plus sur un large plateau bien aéré.
Or il y a un certain goût de l'air pur et du grand air
Qui fait les hommes forts, un certain goût de santé,
D'une pleine santé, virile, qui fait paraître tout autre air
Enfermé, malade, confiné.
Celui-là seul qui vit au grand air
A la peau assez cuite et l'œil assez profond et le sang de sa race.
Ainsi celui-là seul qui vit à la grande liberté
A la peau assez cuite et l'âme assez profonde et le sang de ma grâce.
Que ne ferait-on pas pour être aimé par de tels hommes.
Comme ils sont francs entre eux, ainsi ils sont francs avec moi.
Comme ils se disent la vérité entre eux, ainsi ils me disent la vérité à moi.
Et comme le baron n'a point peur de contrarier le roi et le saint même,
(Qu'il aime tant, qu'il estime à son prix, pour qui il se ferait tuer),
Ainsi je l'avoue ils n'ont quelquefois pas peur de me contrarier.
Moi le roi, moi le saint. Mais quand ils m'aiment, ils m'aiment.
Ils m'estiment mon prix. Ils se feraient tuer pour moi.
J'en ai pour garant même leur âpre liberté.
Leur liberté de parole, leur liberté d'acte. Ces hommes libres
Savent donner à l'amour un certain goût âpre, un certain goût propre et cette liberté
Est le plus beau reflet qu'il y ait dans le monde car elle me rappelle, car elle me renvoie
Car c'est un reflet de ma propre Liberté
Qui est le secret même et le mystère
Et le centre et le cœur et le germe de ma Création.
Comme j'ai créé l'homme à mon image et à ma ressemblance,
Ainsi j'ai créé la liberté de l'homme à l'image et à la ressemblance
De ma propre, de mon originelle liberté. Aussi quand saint Louis tombe à genoux
Sur les dalles de la Sainte-Chapelle, sur les dalles de Notre-Dame
C'est un homme qui tombe à genoux, ce n'est pas une chiffe, ce n'est pas une loque
Un tremblant esclave d'Orient
C'est un homme et c'est un Français et quand saint Louis m'aime
C'est un homme qui m'aime et quand saint Louis se donne
C'est un homme qui se donne. Et quand saint Louis me donne son cœur
Il me donne un cœur d'homme et un cœur de Français. Et quand il m'estime mon prix
C'est-à-dire quand il m'estime Dieu,
C'est une tête d'homme qui m'estime, une saine tête de Français.
(Et Joinville même, Joinville qu'il ne faut point oublier.
Quand il m'aime (car il m'aime aussi),
Quand il m'estime (car il m'estime aussi),
Quand il se donne (car il se donne aussi) et quand il me donne son cœur,
Il sait ce qu'il est, qui il est,
Il sait ce qu'il vaut, il sait ce qu'il pèse, il sait ce qu'il donne, il sait ce qu'il apporte
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