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Oeuvres complètes de Charles Péguy, Oeuvres de poésie (tome 6): Le Mystère des Saints Innocents; La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc; La tapisserie de Notre-Dame.
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2.—prière de demande
Nous ne demandons pas que le grain sous la meule
Soit jamais replacé dans le cœur de l'épi,
Nous ne demandons pas que l'âme errante et seule
Soit jamais reposée en un jardin fleuri.
Nous ne demandons pas que la grappe écrasée
Soit jamais replacée au fronton de la treille,
Et que le lourd frelon et que la jeune abeille
Y reviennent jamais se gorger de rosée.
Nous ne demandons pas que la rose vermeille
Soit jamais replacée aux cerceaux du rosier,
Et que le paneton et la lourde corbeille
Retourne vers le fleuve et redevienne osier.
Nous ne demandons pas que cette page écrite
Soit jamais effacée au livre de mémoire,
Et que le lourd soupçon et que la jeune histoire
Vienne remémorer cette peine prescrite.
Nous ne demandons pas que la tige ployée
Soit jamais redressée au livre de nature,
Et que le lourd bourgeon et la jeune nervure
Perce jamais l'écorce et soit redéployée.
Nous ne demandons pas que le rameau broyé
Reverdisse jamais au livre de la grâce,
Et que le lourd surgeon et que la jeune race
Rejaillisse jamais de l'arbre foudroyé.
Nous ne demandons pas que la branche effeuillée
Se tourne jamais plus vers un jeune printemps,
Et que la lourde sève et que le jeune temps
Sauve une cime au moins dans la forêt noyée.
Nous ne demandons pas que le pli de la nappe
Soit effacé devant que revienne le maître,
Et que votre servante et qu'un malheureux être
Soient libérés jamais de cette lourde chape.
Nous ne demandons pas que cette auguste table
Soit jamais resservie, à moins que pour un Dieu,
Mais nous n'espérons pas que le grand connétable
Chauffe deux fois ses mains vers un si maigre feu.
Nous ne demandons pas qu'une âme fourvoyée
Soit jamais replacée au chemin du bonheur.
O reine il nous suffit d'avoir gardé l'honneur
Et nous ne voulons pas qu'une aide apitoyée
Nous remette jamais au chemin de plaisance,
Et nous ne voulons pas qu'une amour soudoyée
Nous remette jamais au chemin d'allégeance,
ô seul gouvernement d'une âme guerroyée,
Régente de la mer et de l'illustre port
Nous ne demandons rien dans ces amendements
Reine que de garder sous vos commandements
Une fidélité plus forte que la mort.
3.—prière de confidence
Nous ne demandons pas que cette belle nappe
Soit jamais repliée aux rayons de l'armoire,
Nous ne demandons pas qu'un pli de la mémoire
Soit jamais effacé de cette lourde chape.
Maîtresse de la voie et du raccordement,
ô miroir de justice et de justesse d'âme,
Vous seule vous savez, ô grande notre Dame,
Ce que c'est que la halte et le recueillement.
Maîtresse de la race et du recroisement,
ô temple de sagesse et de jurisprudence,
Vous seule connaissez, ô sévère prudence,
Ce que c'est que le juge et le balancement.
Quand il fallut s'asseoir à la croix des deux routes
Et choisir le regret d'avecque le remords,
Quand il fallut s'asseoir au coin des doubles sorts
Et fixer le regard sur la clef des deux voûtes,
Vous seule vous savez, maîtresse du secret,
Que l'un des deux chemins allait en contre-bas,
Vous connaissez celui que choisirent nos pas,
Comme on choisit un cèdre et le bois d'un coffret.
Et non point par vertu car nous n'en avons guère,
Et non point par devoir car nous ne l'aimons pas,
Mais comme un charpentier s'arme de son compas,
Par besoin de nous mettre au centre de misère,
Et pour bien nous placer dans l'axe de détresse,
Et par ce besoin sourd d'être plus malheureux,
Et d'aller au plus dur et de souffrir plus creux,
Et de prendre le mal dans la pleine justesse.
Par ce vieux tour de main, par cette même adresse,
Qui ne servira plus à courir le bonheur,
Puissions-nous, ô régente, au moins tenir l'honneur,
Et lui garder lui seul notre pauvre tendresse.
4.—prière de report
Nous avons gouverné de si vastes royaumes,
ô régente des rois et des gouvernements,
Nous avons tant couché dans la paille et les chaumes,
Régente des grands gueux et des soulèvements.
Nous n'avons plus de goût pour les grands majordomes,
Régente du pouvoir et des renversements,
Nous n'avons plus de goût pour les chambardements,
Régente des frontons, des palais et des dômes.
Nous avons combattu de si ferventes guerres
Par devant le Seigneur et le Dieu des armées,
Nous avons parcouru de si mouvantes terres,
Nous nous sommes acquis si hautes renommées.
Nous n'avons plus de goût pour le métier des armes,
Reine des grandes paix et des désarmements,
Nous n'avons plus de goût pour le métier des larmes,
Reine des sept douleurs et des sept sacrements.
Nous avons gouverné de si vastes provinces,
Régente des préfets et des procurateurs,
Nous avons lanterné tous tant d'augustes princes,
Reine des tableaux peints et des deux donateurs.
Nous n'avons plus de goût pour les départements,
Ni pour la préfecture et pour la capitale,
Nous n'avons plus de goût pour les embarquements,
Nous ne respirons plus vers la terre natale.
Nous avons encouru de si hautes fortunes,
ô clef du seul honneur qui ne périra point,
Nous avons dépouillé de si basses rancunes,
Reine du témoignage et du double témoin.
Nous n'avons plus de goût pour les forfanteries,
Maîtresse de sagesse et de silence et d'ombre,
Nous n'avons plus de goût pour les argenteries,
ô clef du seul trésor et d'un bonheur sans nombre.
Nous en avons tant vu, dame de pauvreté,
Nous n'avons plus de goût pour de nouveaux regards,
Nous en avons tant fait, temple de pureté,
Nous n'avons plus de goût pour de nouveaux hasards.
Nous avons tant péché, refuge du pécheur,
Nous n'avons plus de goût pour les atermoiements,
Nous avons tant cherché, miracle de candeur,
Nous n'avons plus de goût pour les enseignements.
Nous avons tant appris dans les maisons d'école,
Nous ne savons plus rien que vos commandements,
Nous avons tant failli par l'acte et la parole,
Nous ne savons plus rien que nos amendements.
Nous sommes ces soldats qui grognaient par le monde,
Mais qui marchaient toujours et n'ont jamais plié,
Nous sommes cette Église et ce faisceau lié,
Nous sommes cette race internelle et profonde.
Nous ne demandons plus de ces biens périssables,
Nous ne demandons plus vos grâces de bonheur,
Nous ne demandons plus que vos grâces d'honneur,
Nous ne bâtirons plus nos maisons sur ces sables.
Nous ne savons plus rien de ce qu'on nous a lu,
Nous ne savons plus rien de ce qu'on nous a dit.
Nous ne connaissons plus qu'un éternel édit,
Noua ne savons plus rien que votre ordre absolu.
Nous en avons trop pris, nous sommes résolus.
Nous ne voulons plus rien que par obéissance,
Et rester sous les coups d'une auguste puissance,
Miroir des temps futurs et des temps révolus.
S'il est permis pourtant que celui qui n'a rien
Puisse un jour disposer, et léguer quelque chose.
S'il n'est pas défendu, mystérieuse rose,
Que celui qui n'a pas reporte un jour son bien;
S'il est permis au gueux de faire un testament,
Et de léguer l'asile et la paille et le chaume,
S'il est permis au roi de léguer le royaume,
Et si le grand dauphin prête un nouveau serment;
S'il est admis pourtant que celui qui doit tout
Se fasse ouvrir un compte et porter un crédit,
Si le virement tourne et n'est pas interdit,
Nous ne demandons rien, nous irons jusqu'au bout,
Si donc il est admis qu'un humble débiteur
Puisse élever la voix pour ce qui n'est pas dû,
S'il peut toucher un prix quand il n'a pas vendu,
Et faire balancer par solde créditeur;
Nous qui n'avons connu que vos grâces de guerre
Et vos grâces de deuil et vos grâces de peine,
(Et vos grâces de joie et cette lourde plaine),
Et le cheminement des grâces de misère;
Et la procession des grâces de détresse,
Et les champs labourés et les sentiers battus,
Et les cœurs lacérés et les reins courbatus,
Nous ne demandons rien, vigilante maîtresse.
Nous qui n'avons connu que votre adversité,
(Mais qu'elle soit bénie, ô temple de sagesse),
ô veuillez reporter, merveille de largesse,
Vos grâces de bonheur et de prospérité.
Veuillez les reposer sur quatre jeunes têtes,
Vos grâces de douceur et de consentement,
Et tresser pour ces fronts, reine du pur froment,
Quelques épis cueillis dans la moisson des fêtes.
TABLE DES MATIÈRES
| LE MYSTÈRE DES SAINTS INNOCENTS | PAGE | 13 |
| LA TAPISSERIE DE SAINTE GENEVIÈVE ET DE JEANNE D'ARC | PAGE | 247 |
| LA TAPISSERIE DE NOTRE DAME | PAGE | 343 |
ACHEVÉ D'IMPRIMER LE TRENTE
SEPTEMBRE MIL NEUF CENT
DIX-NEUF, PAR L'IMPRIMERIE
PROTAT FRÈRES, MACON.
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