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Oeuvres complètes de Charles Péguy, Oeuvres de poésie (tome 6): Le Mystère des Saints Innocents; La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc; La tapisserie de Notre-Dame.
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Et je le sais aussi.
Quand Joinville même, et je ne dis pas seulement saint Louis,
Quand Joinville tombe à genoux sur la dalle
Dans la cathédrale de Reims
Ou dans la simple chapelle de son château de Joinville,
Ce n'est pas un esclave d'Orient qui s'écroule,
Dans la peur et dans quelque lâche et dans quelque sale tremblement
Aux genoux et aux pieds de quelque potentat
D'Orient. C'est un homme libre et un baron français,
Joinville sire de Joinville,
Qui donne, qui apporte et qui fait tomber à genoux
Librement et pour ainsi dire et en un certain sens gratuitement
Et un homme libre et un baron français,
Joinville sire de Joinville de la comté de Champagne,
Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne.
Il ne faut pas oublier non plus Joinville, dit Dieu.
Il osait reprendre même le roi.
Il me reprenait bien un peu moi-même
Avec son histoire de la lèpre et des péchés mortels.
Mais je leur en passe tant, je leur passe tout ce qu'ils veulent.
Il ne faut pas oublier Joinville, dit Dieu. C'étaient de nobles
hommes.
Si l'on oubliait les pécheurs, il n'en resterait pas beaucoup.
Peu de saints, beaucoup de pécheurs, comme partout.
Mais il faut ce grand cortège de pécheurs
Pour accompagner ces quelques saints. Il faut penser aussi au sire de
Joinville.
Quelques saints marchent en tête. Et le grand cortège des pécheurs
suit derrière. Ainsi est faite ma chrétienté.
C'est ainsi qu'on obtient les grandes processions.
Quelques pasteurs marchent devant. Et le grand troupeau suit
derrière. Ainsi est fait le cortège de ma chrétienté.
Comme leur liberté a été créée à l'image et à la ressemblance de ma
liberté, dit Dieu,
Comme leur liberté est le reflet de ma liberté,
Ainsi j'aime à trouver en eux comme une certaine gratuité
Qui soit comme un reflet de la gratuité de ma grâce,
Qui soit comme créée à l'image et à la ressemblance de la gratuité de
ma grâce.
J'aime qu'en un sens ils prient non seulement librement mais comme
gratuitement.
J'aime qu'ils tombent à genoux non seulement librement mais comme
gratuitement.
J'aime qu'ils se donnent et qu'ils donnent leur cœur et qu'ils se
remettent et qu'ils supportent et qu'ils estiment non seulement
librement mais comme gratuitement.
J'aime qu'ils aiment enfin, dit Dieu, non seulement librement mais
comme gratuitement.
Or pour cela, dit Dieu, avec mes Français je suis bien servi.
C'est un peuple qui est venu au monde la main ouverte et le cœur
libéral.
Il donne, il sait donner. Il est naturellement gratuit.
Quand il donne, il ne vend pas, celui-là, et il ne prête pas à la
petite semaine.
Il donne pour rien. Autrement est-ce donner.
Il aime pour rien. Autrement est-ce aimer.
Il ne me propose point toujours des marchés généralement honteux.
Peuple libre, peuple gratuit, et non plus seulement peuple jardinier.
Peuple gratuit, peuple gracieux.
Peuple de barons français, peuple qui lève la tête, peuple qui sais
parler aux grands
Et par conséquent à moi le Très-Grand. Ceux qui baissent toujours la
tête
On ne voit pas qu'ils baissent aussi la tête
A l'Offertoire et à l'Élévation du Corps de mon Fils.
Mais ces Français qui lèvent toujours la tête,
Qui ont toujours la tête droite
Et haute,
Quand dans une église cent cinquante ou deux cents rangées de
Français à genoux
Baissent la tête ensemble en même temps trois fois aux trois coups de
la sonnette
Pour l'offrande et l'offertoire
Et pour la consécration et pour l'élévation du corps de mon fils,
Ça se voit, qu'ils baissent la tête et tout le monde comprend
Que ça en vaut la peine,
Que c'est un instant solennel et le plus grand mystère et le plus
grand instant qu'il y ait dans le monde.
C'est un peuple, dit Dieu, qui a la gratuité dans le sang. Il donne
et ne retient pas.
Il donne et ne reprend pas.
Sa main gauche ne retient pas ce que donne sa main droite.
Sa main gauche ne reprend pas ce que donne sa main droite.
Sa main gauche ignore littéralement ce que fait sa main droite.
Et ainsi c'est le peuple qui se conforme le plus littéralement
Aux paroles de mon fils. Et qui le plus littéralement réalise
Les paroles de mon fils.
Peuple naturellement libéral, dit Dieu, peuple aux mains libérales
Il ne sait pas marchander. Il ne marchande pas sur une prière.
Il ne marchande pas sur un vœu. Quand il donne, il donne. Quand il
demande, il demande.
Il ne fait pas traîner ce qu'il donne dans ce qu'il demande et ce
qu'il demande dans ce qu'il donne.
Il n'embarbouille pas tout ça l'un dans l'autre.
Il n'emmêle pas. Il ne demande pas pour donner, il ne donne pas pour
demander, il ne donne pas pour recevoir. Il sait très bien
Que tout ce qu'on m'apporte n'est rien auprès,
En comparaison, au prix de ce que je donne.
Aussi ces Français ne me proposent-ils jamais un échange, un marché.
Ils savent très bien
Que ma grâce est gratuite, qu'il n'est que de me plaire, que je fais
ce que je veux
Et ils y répondent par une sorte de prière gratuite et même
Par des sortes de vœux gratuits. Ils savent très bien
Qu'ils ne m'apportent aucuns mérites et que ce que je fais,
Je le fais pour les mérites et par les mérites de mon fils et des
saints.
A une gratuité de ma grâce ils répondent par une certaine gratuité de
la prière.
Et par une certaine gratuité du vœu même.
Ils me répondent comme je demande. Or s'il en est ainsi du menu
peuple et d'un baron français
Que sera-ce d'un saint Louis, baron lui-même et roi des barons.
Dans leur histoire de la lèpre et du péché mortel voici comme je
calcule, dit Dieu.
Quand Joinville aime mieux avoir commis trente péchés mortels que
d'être lépreux
Et quand saint Louis aime mieux être lépreux que de tomber en un seul
péché mortel,
Je n'en retiens pas, dit Dieu, que saint Louis m'aime ordinairement
Et que Joinville m'aime trente fois moins qu'ordinairement.
Que saint Louis m'aime suivant la mesure, à la mesure,
Et que Joinville m'aime trente fois moins que la mesure.
Je compte au contraire, dit Dieu. Voici comme je calcule. Voici ce
que je retiens.
J'en retiens au contraire que Joinville m'aime ordinairement
Honnêtement, comme un pauvre homme peut m'aimer,
Doit m'aimer.
Et que saint Louis au contraire m'aime trente fois plus
qu'ordinairement,
Trente fois plus qu'honnêtement.
Que Joinville m'aime à la mesure,
Et que saint Louis m'aime trente fois plus qu'à la mesure.
(Et si je l'ai mis dans mon ciel, celui-là, au moins je sais
pourquoi).
Voilà comme je compte, dit Dieu. Et alors mon compte est bon. Car
cette lèpre dont il s'agissait,
Cette lèpre dont ils parlaient et d'être lépreux
Ce n'était pas une lèpre d'imagination et une lèpre d'invention et
une lèpre d'exercice.
Ce n'était pas une lèpre qu'ils avaient vue dans les livres ou dont
ils avaient entendu parler
Plus ou moins vaguement
Ce n'était pas une lèpre pour en parler ni une lèpre pour faire peur
en conversation et en figures,
Mais c'était la réelle lèpre et ils parlaient de l'avoir, eux-mêmes,
réellement,
Qu'ils connaissaient bien, qu'ils avaient vue vingt fois
En France et en Terre-Sainte,
Cette dégoûtante maladie farineuse, cette sale gale, cette mauvaise
teigne,
Cette répugnante maladie de croûtes qui fait d'un homme
L'horreur et la honte de l'homme,
Cet ulcère, cette pourriture sèche, enfin cette définitive lèpre
Qui ronge la peau et la face et le bras et la main,
Et la cuisse et la jambe et le pied
Et le ventre et la peau et les os et les nerfs et les veines,
Cette sèche moisissure blanche qui gagne de proche en proche
Et qui mord comme avec des dents de souris,
Et qui fait d'un homme le rebut et la fuite de l'homme,
Et qui détruit un corps comme une granuleuse moisissure
Et qui pousse sur le corps ces affreuses blanches lèvres,
Ces affreuses lèvres sèches de plaies
Et qui avance toujours et jamais ne recule
Et qui gagne toujours et qui jamais ne perd
Et qui va jusqu'au bout,
Et qui fait d'un homme un cadavre qui marche,
C'est de cette lèpre-là qu'ils parlaient, de nulle autre.
C'est de cette lèpre-là qu'ils pensaient, de nulle autre.
D'une lèpre réelle, nullement d'une lèpre d'exercice.
C'est cette lèpre-là qu'il aimait mieux avoir, nulle autre.
Eh bien moi je trouve que c'est trente fois saisissant
Et que c'est m'aimer trente fois et que c'est trente fois de l'amour.
Ah sans doute si Joinville avec les yeux de l'âme avait vu
Ce que c'est que cette lèpre de l'âme
Que nous ne nommons pas en vain le péché mortel,
Si avec les yeux de l'âme il avait vu
Cette pourriture sèche de l'âme infiniment plus mauvaise,
Infiniment plus laide, infiniment plus pernicieuse,
Infiniment plus maligne, infiniment plus odieuse
Lui-même il eût tout de suite compris combien son propos était
absurde.
Et que la question ne se pose même pas. Mais tous ne voient pas avec
les yeux de l'âme.
Je comprends cela, dit Dieu, tous ne sont pas des saints, ainsi est
ma chrétienté.
Il y a aussi les pécheurs, il en faut, c'est ainsi.
C'était un bon chrétien, tout de même, ensemble, c'était un pécheur,
il en faut dans la chrétienté.
C'était un bon Français, Jean, sire de Joinville, un baron de saint
Louis. Au moins il disait ce qu'il pense.
Ces gens-là font le gros de l'armée. Il faut aussi des troupes. Il ne
suffit pas d'avoir des chefs qui marchent en tête.
Ces gens-là partent fort honnêtement en croisade, au moins une fois
sur les deux, et font très honnêtement la croisade.
Ils se battent très bien et se font tuer très proprement et gagnent
le royaume du ciel
Tout comme un autre.
(Je veux dire comme un autre gagnerait le royaume du ciel.
Ou je veux dire comme eux-mêmes ils gagneraient un autre royaume,
Un royaume de la terre.) C'est ce qu'il y a de plus remarquable en
eux.
Ils s'en vont les uns comme les autres, en troupe, les uns derrière
les autres.
Sans se presser, sans s'étonner, sans faire des grands gestes,
Très honnêtement, fort ordinairement,
Sans faire un éclat et ils finissent tout de même
Par conquérir le royaume du ciel.
Ou encore ils gagnent le royaume du ciel comme on gagne un royaume de
la terre,
Ils attaquent le royaume du ciel comme on attaque un royaume de la
terre,
A main forte et cela ne réussit déjà pas si mal. Violenti
rapiunt.
Ils vous font d'ailleurs tout cela fort honnêtement, très
communément, comme allant de soi.
Comme si ce fût la chose la plus naturelle du monde.
Seulement ces malheureux ne veulent pas avoir la lèpre. Ils trouvent
sans doute que ce n'est pas propre. Ils aimeraient mieux autre
chose.
Les malheureux, les sots, s'ils voyaient la lèpre de l'âme
Et s'ils voyaient la saleté ou la propreté de l'âme.
Mais voilà, ils se disent: Je n'ai qu'un corps (les sots, ils
oublient le principal,
Ils oublient non pas seulement l'âme, mais le corps de leur éternité,
Le corps de la résurrection des corps),
Je n'ai qu'un corps, pensent-ils (ne pensant qu'à leur corps
terrestre)
Si cette sale lèpre me prend, je suis perdu
(Ils veulent dire que leur corps temporel est temporellement perdu).
C'est une maladie qui prend toujours et qui ne rend jamais.
C'est une pourriture sèche qui fait avancer toujours et toujours
Les bords des lèvres de ses affreuses plaies.
Si je suis pris, je suis perdu.
Ça commence par un point, ça finit par tout le corps.
Ça ne pardonne pas, quand c'est commencé c'est fini.
C'est une maladie impossible à défaire.
Elle défait tout, ce qui est parti ne revient jamais plus. Elle rompt
tout.
Ce corps que j'ai (et qu'ils aiment tant) tomberait en poussière et
en lambeaux
Et en cette sale farine granuleuse et ne me reviendrait jamais plus.
C'est une gangrène irrévocable et qui ne retourne jamais en arrière.
Or ils y tiennent à leur corps. On dirait qu'ils croient qu'ils n'ont
que ça.
Ils savent pourtant bien qu'ils ont une âme. La vie est l'union de
l'âme et du corps,
La mort est leur séparation. Mais leur corps leur paraît
Solide et bon vivant.
Ils ont l'impression que la lèpre anéantira tout leur corps et
qu'elle les tiendra jusqu'au bout (ils ne considèrent point qu'au
bout de ce bout
Commence le véritable commencement)
Et alors ils aimeraient mieux avoir autre chose que la lèpre.
Je pense qu'ils aimeraient mieux attraper
Une maladie qui leur plairait. C'est toujours le même système.
Ils veulent bien affronter les plus terribles épreuves
Et m'offrir les plus redoutables exercices,
Pourvu que ce soient eux qui les aient préalablement
Choisis. Là-dessus les Pharisiens s'écrient et font des éclats
Et poussent des cris et font des mines et ces exécrables Pharisiens
Surtout prient disant: Seigneur nous vous rendons grâces
De ce que vous ne nous avez point fait semblables à cet homme
Qui a peur d'attraper la lèpre. Or moi je dis au contraire, dit Dieu,
C'est moi qui dis: Ce n'est pas rien que d'attraper la lèpre.
Je sais ce que c'est que la lèpre. C'est moi qui l'ai faite.
Je la connais. Je dis: Ce n'est pas rien que d'attraper la lèpre.
Et je n'ai jamais dit que les épreuves et les exercices de leur vie,
Et les maladies et les misères de leur vie,
Et les détresses de leur vie ce n'était rien.
J'ai toujours dit au contraire et j'ai toujours pensé
Et j'ai toujours pesé que ce n'était pas rien.
Et il faut bien croire qu'en effet ce n'était pas rien
Puisque mon fils a fait tant de miracles sur les malades
Et puisque j'ai donné au roi de France
De toucher les écrouelles.
Les Pharisiens poussent des cris sur celui qui ne veut pas attraper
la lèpre.
Et ils sont scandalisés, ces vertueux.
Mais moi qui ne suis pas vertueux,
Dit Dieu,
Je ne pousse pas des cris et je ne suis pas scandalisé.
Je ne compte pas, je n'en retiens pas que ce Joinville est trente
fois au dessous de l'ordinaire.
Mais j'en retiens, mais je compte au contraire
Que c'est ce saint Louis qui est peu ordinaire, trente fois peu
ordinaire, trente fois extraordinaire, trente fois au dessus de
l'ordinaire.
Je ne compte pas, je n'en retiens pas
Que Joinville est trente fois lâche.
Mais au contraire j'en retiens et je compte
Que c'est ce saint Louis qui est trente fois brave,
Trente fois brave au dessus de l'ordinaire et plus que la mesure.
Je ne compte pas, je n'en retiens pas
Que Joinville est trente fois plus bas.
Mais au contraire j'en retiens et je compte
Que c'est ce saint Louis qui est trente fois haut,
Trente fois haut au dessus de l'ordinaire et plus que la mesure.
Je ne compte pas, je n'en retiens pas
Que Joinville est trente fois petit.
Mais je sais seulement qu'il est homme.
Et au contraire j'en retiens et je compte,
Voici comme je compte,
Et c'est ainsi.
J'en retiens et je compte que c'est ce saint Louis, roi de France,
Qui est trente fois grand, trente fois au dessus de l'ordinaire et
plus que la mesure
Et qui est trente fois près de mon cœur et trente fois le frère de
mon fils.
Les Pharisiens crient le haro sur celui qui ne veut pas attraper la
lèpre.
Mais le saint ne crie pas le haro et il n'est pas scandalisé.
Il connaît trop la nature de l'homme et l'infirmité de l'homme et il
est seulement profondément peiné.
Les Pharisiens crient le haro sur cet homme qui ne veut pas attraper
la lèpre.
Voyez au contraire comme le Saint lui parle doucement.
Fermement mais doucement.
Et cette fermeté est d'autant plus sûre et me donne d'autant plus de
certitude et plus d'assurance et plus de garantie qu'elle est plus
douce.
Les cœurs des pécheurs ne se prennent point par effraction.
Ils ne sont pas assez purs. Le seul royaume du ciel se prend par
effraction.
Les Pharisiens courent sus à l'homme qui ne veut pas attraper la
lèpre.
Voyez comme au contraire le Saint le reprend doucement.
Le Saint est envahi d'une peine affreuse à cette parole du pécheur.
Mais il absorbe, il dévore sa peine et la souffre lui-même pour
lui-même en lui-même.
Et voyez comme il reprend doucement le pécheur.
Or moi, dit Dieu, je suis du côté des saints et nullement du côté des
Pharisiens.
Aussi j'absorbe et je dévore ma peine et je la souffre moi-même en
moi-même pour moi-même,
Et voyez comme je parle doucement au pécheur
Et comme je reprends doucement le pécheur.
Et quand les frères s'en furent partis,
(Il attend que les deux frères qu'il avait appelés,
Qu'il avait fait venir s'en soient partis. Il attend qu'ils soient
seuls. Il ne veut pas
Faire un semblant d'affront à un baron français),
il m'appela tout seul, et me fit seoir à ses pieds et me dit:
«Comment me dîtes-vous hier ce?»
Et je lui dis que encore lui disais-je.
Et je, qui onques ne lui mentis;
Et je lui dis que encore lui disais-je; en vérité, dit Dieu,
Cette franchise de Joinville, qui ose répéter cela au roi,
Est précisément ce qui me garantit la franchise de saint Louis.
Cette franchise de péché de Joinville et de cette certaine impiété
Est justement ce qui me couvre, ce qui me garantit,
Ce qui pour ainsi dire me contrebalance
La franchise de sainteté de saint Louis. Et ce qui me la vérifie.
Entendez-moi, dit Dieu, c'est la liberté de Joinville
Qui me couvre, qui me garantit la liberté de saint Louis.
C'est la gratuité de Joinville
Qui me couvre, qui me garantit la gratuité, la grâce de saint Louis.
Entendez-moi c'est le péché de Joinville, ce bon chrétien,
Qui me couvre, qui me garantit la sainteté même de saint Louis.
Je, qui onques ne lui mentis, c'est parce que Joinville ne
mentit jamais à saint Louis,
Même au risque de lui déplaire, même au risque de le contrarier et de
lui faire une grande peine,
Que je suis sûr aussi et que je suis garanti
Que saint Louis ne me ment jamais,
Que son amour, que sa sainteté ne me ment pas,
Que ce n'est point un amour, une sainteté de convention,
De complaisance, imaginaire,
Mais que c'est un amour, une sainteté réelle,
Franche, terrienne,
Terreuse, une sainteté de race et de belle race,
Libre, gratuite.
Et il me dit: «Vous dîtes comme vif étourdi;
(Rien de plus, comme vif étourdi, comme vif étourneau);
car vous devez savoir que nulle si laide lèpre n'est comme d'être
en péché mortel, pour ce que l'âme qui est en péché mortel est
semblable au diable; par quoi nulle si laide lèpre ne peut être.
«Et bien est vrai que quand l'homme meurt, il est guéri de la
lèpre du corps; mais quand l'homme qui a fait le péché mortel
meurt, il ne sait pas ni n'est certain que il ait eu en sa vie
telle repentance que Dieu lui ait pardonné: par quoi grand peur
doit avoir que cette lèpre lui dure tant comme Dieu sera en
paradis. Si vous prie, fit-il, tant comme je puis, que vous mettiez
votre cœur à ce, pour l'amour de Dieu et de moi, que vous
aimassiez mieux que tout méchef avînt au corps, de lèpre et de
toute maladie, que ce que le péché mortel vînt à l'âme de vous.
Quelle douceur, mon enfant, quelle fermeté dans la douceur, quelle
douceur dans la fermeté.
L'une et l'autre ensemble liées indissolubles, l'une poussant
l'autre, l'une faisant valoir l'autre, l'une soutenant l'autre,
l'une nourrissant l'autre.
La douceur toute armée de fermeté, la fermeté toute armée de douceur.
L'une enfermée dans l'autre, l'autre enfermée dans l'une, comme un
double noyau dans un double fruit
De fermeté.
Une douceur d'autant mieux garantie par la fermeté, une fermeté
d'autant mieux garantie par la douceur.
L'une portant l'autre.
Car il n'est point de véritable douceur que fondée sur la fermeté,
Vêtue de fermeté.
Et il n'est point de véritable fermeté que vêtue de douceur.
Quelle douceur, quelle tendresse. Celui qui aime
Entre en la sujétion de celui qui est aimé.
Voilà comme il parle, lui le roi de France.
Il est vrai que c'est à un baron français.
Quel soin de ne point offenser.
De ne meurtrir aucunement, de ne point léser.
De ne point blesser.
De ne laisser aucune trace,
Aucun souvenir de blessure et de meurtrissure.
Quelle attention, quelle dilection.
Quel soin de ne pas donner même une apparence de tort.
Quel soin de ne pas commettre la moindre offense.
Lui le roi, parlant pour Dieu et pour lui-même
Pour Dieu et pour le roi de France il parle humblement.
Il parle comme un tremblant solliciteur.
C'est qu'il tremble en effet et c'est qu'il sollicite.
Il tremble que son fidèle Joinville ne fasse pas son salut.
Et il demande à Joinville, il sollicite que le fidèle Joinville
Fasse son salut. Veuille bien faire son salut. Quelle sollicitation.
Il a soin de le prendre à part. Il attend que les deux frères
soient partis.
Quelle douceur, quel père parlerait plus doucement à son fils.
Comment me dîtes-vous hier ce?
Et je lui dis que encore lui disais-je.
Et il me dit: Vous dîtes comme hastis musars; (comme hâtif
musard, comme hâtif étourdi, comme hâtif étourneau);
Il feint presque de plaisanter, de commencer sur un ton assez
plaisant, justement comme un qui a peur,
Précisément comme celui qui va entrer dans le propos le plus grave,
Qui va causer, qui va traiter de l'intérêt le plus grave);
(ainsi commencent les joutes les plus redoutables);
Et le sérieux profond arrive tout aussitôt après,
Entre incontinent dans le corps même et dans le texte de cette
plaisante,
De cette redoutable entrée. Vous dîtes comme hâtis musars;
car vous devez savoir que nulle si laide lèpre
n'est comme d'être en péché mortel,
pour ce que l'âme qui est en péché mortel est semblable au
diable:
par quoi nulle si laide lèpre ne peut être.
Et les paroles qui suivent ne sont point indignes, mon enfant, des
plus belles paroles des Évangiles,
Des plus grandes paroles de Jésus dans les Évangiles. Car en
imitation de Jésus
Il a été donné à des saints de prononcer des paroles non indignes
De Jésus, des paroles de Jésus,
Comme en imitation et en l'honneur de Jésus
Il a été donné à des martyrs de subir une mort
Non indigne de la mort de Jésus. Ainsi ces paroles qui viennent
Ne sont point indignes de la prédication de Jésus même.
Et bien est vrai que quand l'homme meurt, il est guéri de la lèpre
du corps;
(comme c'est la même voix que dans les Évangiles, mon enfant, la même
profondeur,
La même résonance de la même voix dans la même profondeur)
(c'est qu'aussi c'est la même sainteté. Jésus et les autres
saints. La même commune éternelle sainteté,
La même communion des saints);
mais quand l'homme qui a fait le péché mortel meurt,
il ne sait pas ni n'est certain que il ait eu en sa vie telle
repentance
que Dieu lui ait pardonné:
par quoi grand peur doit avoir que cette lèpre lui dure
tant comme Dieu sera en paradis. Mais les paroles qui
viennent, mon enfant,
Ne sont pas indignes du cœur des Évangiles,
Des trois paraboles de l'Espérance.
Elles sont le reflet, elles sont le report, elles sont le rappel
Dans la même résonance et dans la même ligne
Des trois paraboles de l'Espérance. Un homme avait deux fils.
Un roi avait un baron.
Un roi avait un fidèle. Un roi avait un fils. Un roi avait un féal.
Et comme les trois paraboles de l'espérance
Sont le cœur peut-être et sans doute et le couronnement des
Évangiles,
Ainsi ces paroles de saint Louis qui viennent sont le cœur
peut-être et sans doute et le couronnement
Non seulement de saint Louis et de la sainteté de saint Louis.
Mais de toute sainteté peut-être après les Évangiles,
De toute sainteté issue des Évangiles. Car elle est le reflet, et le
report, et le rappel
De cette unique parabole de l'enfant qui était perdu. Comme il
s'abaisse, le roi de France.
Quelle chrétienne humiliation, quelle humiliation de saint. Celui qui
aime
Entre dans la dépendance de celui qui est aimé. Quelle noble
humilité. Il ne commande pas, il demande.
Il attend, il espère, il reprend doucement. Il prie. Quelle humilité
toute vêtue de noblesse.
Si vous prie, fit-il, tant comme je puis, que vous mettiez votre
cœur à ce,
pour l'amour de Dieu et de moi,
que vous aimassiez mieux que tout méchef avînt au corps,
de lèpre et de toute maladie,
que ce que le péché mortel vînt à l'âme de vous.
Quelle instance, quelle humble instance, quelle noble instance,
quelle tendre instance.
Voilà comme le saint parle au pécheur,
Pour son salut. Jésus même
N'a jamais été plus tendre au pécheur. C'est que le saint par
lui-même sait
Ce que c'est que d'être homme et ce qu'est la faiblesse humaine
Et l'infirmité de l'homme
Et ce que c'est pour l'homme que la tentation
De sa propre faiblesse. Car l'esprit est prompt, mais la chair est
faible.
Et moi, dit Dieu, qui suis du côté des saints et nullement du côté
des Pharisiens,
Moi qui suis tout au bout du côté des saints
Moi aussi je sais quelle est la faiblesse et l'infirmité de l'homme
(c'est moi qui l'ai fait),
Et je parle à Joinville comme saint Louis.
Comment serais-je moins tendre que saint Louis. Comme lui je tremble
Pour leur salut. Comme lui je sollicite, hélas,
Pour leur salut. Les Pharisiens veulent que les autres soient
parfaits.
Et ils exigent et ils réclament. Et ils ne parlent que de cela. Mais
moi je ne suis pas si exigeant.
Parce que je sais ce que c'est que la perfection, je ne leur en
demande pas tant.
Parce que je suis parfait et il n'y a que moi qui est parfait.
Je suis le Tout-Parfait. Aussi je suis moins difficile.
Moins exigeant. Je suis le Saint des saints.
Je sais ce que c'est. Je sais ce qu'il en coûte.
Je sais ce que ça coûte, je sais ce que ça vaut. Les Pharisiens
veulent toujours de la perfection
Pour les autres. Chez les autres.
Mais le saint qui veut de la perfection pour lui-même
En lui-même
Et qui cherche et qui peine dans le labeur et dans les larmes
Et qui obtient quelquefois quelque perfection,
Le saint est moins difficile pour les autres.
Il est moins exigeant pour les autres. Il sait ce que c'est.
Il est exigeant pour soi, difficile pour soi. C'est plus difficile.
Les Pharisiens trouvent toujours les autres indignes et tout le monde
indigne.
Mais moi qui ne vaux peut-être pas ces hommes de bien, dit Dieu,
Je suis moins difficile, je trouve
Que ce Joinville est homme et que c'est saint Louis qui a trente fois
vaincu,
Trente fois surmonté, trente fois remonté, trente fois surpassé la
nature de l'homme.
Je trouve que ce Joinville est commun, que c'est un bon chrétien, un
bon pécheur de l'espèce commune,
Et que c'est ce saint Louis au contraire qui est trente fois hors du
commun, trente fois saint, trente fois hors de l'espèce ordinaire.
Je trouve que ce Joinville n'est pas indigne et même qu'il est digne,
Et que c'est ce saint Louis qui est trente fois digne
D'être mon fils dans mon cœur et d'appuyer son épaule
Contre mon épaule.
D'ailleurs ce qu'il avait eu en Égypte, dit Dieu,
Et ce qu'il attrapa en Tunisie,
Ce grand épuisement de tout son corps
Et cet incoercible
Flux de ventre dont il mourut
Ne valaient pas mieux que cette lèpre qu'il consentait d'avoir.
Il n'y a point de maladie de bonne, dit Dieu. Je le sais, c'est moi
qui les ai faites.
C'est pour cela qu'il se fait tant de saluts, et des plus beaux, dans
la maladie,
Et des plus grands.
Et que tant de saints sortent de la maladie
Naturellement comme du ventre de leur mère et que tant de saintetés
Sortent naturellement de la maladie les plus éclatantes, les plus
tendres, les plus chères, les plus fleurissantes de toutes,
Et qu'il y a manière de tourner la maladie et la mort par la maladie
en martyre même.
Pour moi, dit Dieu, quand je vois,
Quand je considère cette maladie qu'est réellement la lèpre,
Cette inexpiable maladie farineuse aux croûtes blanches,
Qui les défait morceau par morceau,
(Qui défait leur corps charnel),
Qu'un homme qui en a vu, réellement,
Qui a vu de la lèpre et des vrais lépreux
Dise tranquillement qu'il aimerait mieux attraper la lèpre que de
tomber en péché mortel,
C'est-à-dire dise réellement qu'il aimerait mieux attraper cette
maladie-là que de me déplaire,
J'en suis saisi moi-même, dit Dieu, et je tremble d'admiration
Devant tant d'amour et je suis honteux
D'être tant aimé.
Mon fils qui les aimait tant, comme il avait raison de les aimer.
Qu'un homme, que ce roi qui n'a que ce corps après tout
(enfin ce corps sur terre et qui n'en aura jamais d'autre sur terre)
(et quand il en est dépouillé,—de quel dépouillement,—c'est une
fois pour toutes)
Dise tranquillement qu'il aimerait mieux attraper la lèpre que de
tomber en péché mortel,
C'est-à-dire dise tranquillement qu'il aimerait mieux attraper cette
maladie-là que de me déplaire,
Moi-même je n'en reviens pas, dit Dieu, qu'il y ait un homme comme ce
saint Louis,
(et tant d'autres saints et tant d'autres martyrs)
Et je suis confondu d'être tant aimé.
Et il faut que ma grâce soit tellement grande.
Et éternellement je serai en reste avec eux
Car dans mon paradis même ils m'aimeront éternellement autant.
Je demeure tremblant, dit Dieu, je demeure confondu de cette preuve
d'amour.
De tant de preuve d'amour et il n'y a que mon fils
Qui n'est point en reste avec eux, car pour eux comme eux il a
souffert
Un martyre d'homme.
Et il est mort pour eux comme ils sont morts pour lui.
Et qu'il y ait un homme qui ait dit cela non point comme un propos,
Non point comme une lèpre de propos,
De discours,
Mais réellement d'une lèpre réelle,
De la lèpre non point d'une lèpre de parole, d'une lèpre de récit,
Mais d'une lèpre toute prête, toute proposée.
Et qu'il n'ait pas dit cela, cette sorte d'énormité,
Avec un grand geste, avec éclat,
Mais qu'il ait dit cela simplement,
Comme allant de soi, comme une chose ordinaire,
Dans le texte même de son propos, dans le tissu ordinaire de sa vie,
Cela c'est la fleur, dit Dieu, cette aisance,
Et à cela je reconnais le Français,
La race à qui tout est simple et commun et ordinaire,
Cette race de toute gentillesse.
Et je reconnais ici la résonance et le rang du Français
Et je salue
Leur ordre propre.
Peuple à qui les plus grandes grandeurs
Sont ordinaires.
Je salue ici ta liberté, ta grâce,
Ta courtoisie.
Ta gracieuseté.
Ta gratitude.
Ta gratuité.
Demandez à ce père si le meilleur moment
N'est pas quand ses fils commencent à l'aimer comme des hommes,
Lui-même comme un homme,
Librement,
Gratuitement,
Demandez à ce père dont les enfants grandissent.
Demandez à ce père s'il n'y a point une heure secrète,
Un moment secret,
Et si ce n'est pas
Quand ses fils commencent à devenir des hommes,
Libres,
Et lui-même le traitent comme un homme,
Libre,
L'aiment comme un homme,
Libre,
Demandez à ce père dont les enfants grandissent.
Demandez à ce père s'il n'y a point une élection entre toutes
Et si ce n'est pas
Quand la soumission précisément cesse et quand ses fils devenus hommes
L'aiment, (le traitent), pour ainsi dire en connaisseurs,
D'homme à homme,
Librement,
Gratuitement. L'estiment ainsi.
Demandez à ce père s'il ne sait pas que rien ne vaut
Un regard d'homme qui se croise avec un regard d'homme.
Or je suis leur père, dit Dieu, et je connais la condition de l'homme.
C'est moi qui l'ai faite.
Je ne leur en demande pas trop. Je ne demande que leur cœur.
Quand j'ai le cœur, je trouve que c'est bien. Je ne suis pas
difficile.
Toutes les soumissions d'esclaves du monde ne valent pas un beau
regard d'homme libre.
Ou plutôt toutes les soumissions d'esclaves du monde me répugnent et
je donnerais tout
Pour un beau regard d'homme libre,
Pour une belle obéissance et tendresse et dévotion d'homme libre,
Pour un regard de saint Louis,
Et même pour un regard de Joinville,
Car Joinville est moins saint mais il n'est pas moins libre,
(Et il n'est pas moins chrétien).
Et il n'est pas moins gratuit.
Et mon fils est mort aussi pour Joinville.
A cette liberté, à cette gratuité j'ai tout sacrifié, dit Dieu,
A ce goût que j'ai d'être aimé par des hommes libres,
Librement,
Gratuitement,
Par de vrais hommes, virils, adultes, fermes.
Nobles, tendres, mais d'une tendresse ferme.
Pour obtenir cette liberté, cette gratuité j'ai tout sacrifié,
Pour créer cette liberté, cette gratuité,
Pour faire jouer cette liberté, cette gratuité.
Pour lui apprendre la liberté.
Or je n'ai pas trop de toute ma Sagesse
Pour lui apprendre la liberté,
Je n'ai pas trop de toute la Sagesse de ma Providence.
Et de la duplicité même de ma Sagesse pour ce double enseignement.
Quelle mesure il faut que je garde, et comment la calculer.
Quel autre pourrait la calculer. Et comme il faut que je sois double
Et comme il faut que je compose prudemment ce doublement,
(Voilà qui va encore scandaliser nos Pharisiens),
Comme il faut que je calcule prudemment cette duplicité même.
Quelle ne faut-il pas que soit ma prudence. Il faut créer, il faut
enseigner cette liberté
Sans exposer leur salut. Car si je les soutiens trop
Ils n'apprennent jamais à nager.
Mais si je ne les soutiens pas juste au bon moment,
Ils piquent du nez, ils boivent un mauvais bouillon, ils plongent
Et il ne faut pas qu'ils sombrent
Dans cet océan de turpitudes.
Je suis leur père, dit Dieu, je suis roi, ma situation est exactement
la même,
Je suis exactement comme ce roi, qui était je pense un roi
d'Angleterre,
Qui ne voulut point envoyer de secours, aucune aide
A son fils engagé dans une mauvaise bataille.
Parce qu'il voulait que l'enfant
Gagnât lui-même ses éperons de chevalier.
Il faut qu'ils gagnent le ciel eux-mêmes et qu'ils fassent eux-mêmes
leur salut.
Tel est l'ordre, tel est le secret, tel est le mystère. Or dans cet
ordre, et dans ce secret, et dans ce mystère
Nos Français sont avancés entre tous. Ils sont mes témoins.
Préférés.
Ce sont eux qui marchent le plus tout seuls.
Ce sont eux qui marchent le plus eux-mêmes.
Entre tous ils sont libres et entre tous ils sont gratuits.
Ils n'ont pas besoin qu'on leur explique vingt fois la même chose.
Avant qu'on ait fini de parler, ils sont partis.
Peuple intelligent,
Avant qu'on ait fini de parler, ils ont compris.
Peuple laborieux,
Avant qu'on ait fini de parler, l'œuvre est faite.
Peuple militaire,
Avant qu'on ait fini de parler, la bataille est donnée.
Peuple soldat, dit Dieu, rien ne vaut le Français dans la bataille.
(Et ainsi rien ne vaut le Français dans la croisade).
Ils ne demandent pas toujours des ordres et ils ne demandent pas
toujours des explications sur ce qu'il faut faire et sur ce qui va
se passer.
Ils trouvent tout d'eux-mêmes, ils inventent tout d'eux-mêmes, à
mesure qu'il faut.
Ils savent tout tout seuls. On n'a pas besoin de leur envoyer des
ordres à chaque instant.
Ils se débrouillent tout seuls. Ils comprennent tout seuls. En pleine
bataille. Ils suivent l'événement.
Ils se modifient suivant l'événement. Ils se plient à l'événement.
Ils se moulent sur l'événement. Ils guettent, ils devancent
l'événement.
Ils se retournent, ils savent toujours ce qu'il faut faire sans aller
demander au général.
Sans déranger le général. Or il y a toujours la bataille, dit Dieu,
Il y a toujours la croisade.
Et on est toujours loin du général.
C'est embêtant, dit Dieu. Quand il n'y aura plus ces Français,
Il y a des choses que je fais, il n'y aura plus personne pour les
comprendre.
Peuple, les peuples de la terre te disent léger
Parce que tu es un peuple prompt.
Les peuples pharisiens te disent léger
Parce que tu es un peuple vite.
Tu es arrivé avant que les autres soient partis.
Mais moi je t'ai pesé, dit Dieu, et je ne t'ai point trouvé léger.
O peuple inventeur de la cathédrale, je ne t'ai point trouvé léger en
foi.
O peuple inventeur de la croisade je ne t'ai point trouvé léger en
charité.
Quant à l'espérance, il vaut mieux ne pas en parler, il n'y en a que
pour eux.
Tels sont nos Français, dit Dieu. Ils ne sont pas sans défauts. Il
s'en faut. Ils ont même beaucoup de défauts.
Ils ont plus de défauts que les autres.
Mais avec tous leurs défauts je les aime encore mieux que tous les
autres avec censément moins de défauts.
Je les aime comme ils sont. Il n'y a que moi, dit Dieu, qui suis sans
défauts. Mon fils et moi. Un Dieu avait un fils.
Et comme créatures il n'y en a que trois qui aient été sans défauts.
Sans compter les anges.
Et c'est Adam et Ève avant le péché.
Et c'est la Vierge temporellement et éternellement.
Dans sa double éternité.
Et deux femmes seulement ont été pures étant charnelles.
Et ont été charnelles étant pures.
Et c'est Ève et Marie.
Ève jusqu'au péché.
Marie éternellement.
Nos Français sont comme tout le monde, dit Dieu. Peu de saints,
beaucoup de pécheurs.
Un saint, trois pécheurs. Et trente pécheurs. Et trois cents
pécheurs. Et plus.
Mais j'aime mieux un saint qui a des défauts qu'un pécheur qui n'en a
pas. Non, je veux dire:
J'aime mieux un saint qui a des défauts qu'un neutre qui n'en a pas.
Je suis ainsi. Un homme avait deux fils.
Or ces Français, comme ils sont, ce sont mes meilleurs serviteurs.
Ils ont été, ils seront toujours mes meilleurs soldats dans la
croisade.
Or il y aura toujours la croisade.
Enfin ils me plaisent. C'est tout dire. Ils ont du bon et du mauvais.
Ils ont du pour et du contre. Je connais l'homme.
Je sais trop ce qu'il faut demander à l'homme.
Et surtout ce qu'il ne faut pas lui demander.
Si quelqu'un le sait, c'est moi.
Depuis que l'ayant créé à mon image et à ma ressemblance.
Par le mystère de cette liberté ma créature
Je lui abandonnai dans mon royaume
Une part de mon gouvernement même.
Une part de mon invention.
Il faut le dire une part de ma création.
Il faut les prendre comme ils sont. Si quelqu'un le sait, c'est moi.
Et aussi savez-vous
Combien une seule goutte de sang de Jésus
Pèse dans mes balances éternelles.
Que donc celui qui est né pour dormir, dorme. La terre était
informe et nue; les ténèbres couvraient la face de l'abîme; et
l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux. Et ce ne fut
qu'ensuite que j'ai créé la lumière. Or Dieu dit: Que la lumière
soit: et la lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière
d'avec les ténèbres.
Il donna à la lumière le nom de jour, et aux ténèbres le nom de
nuit: et du soir et du matin se fit le premier jour.
Sera-t-il dit qu'il y aura des regards si éteints, des regards si
pâlis
Que nulle étincelle ne les allumera plus.
Et qu'il y aura des voix si fanées, et des âmes si blettes
Que nul ressourcement ne les approfondira plus.
Et qu'il y aura des âmes si fanées
D'épreuves, de détresse,
De larmes, de prière, de travail,
Et d'avoir vu ce qu'elles ont vu. Et d'avoir souffert ce qu'elles ont
souffert.
Et d'avoir passé par où elles ont passé. Et de savoir ce qu'elles
savent.
Qu'ils en auront assez.
Pour éternellement assez et que tout ce qu'ils demanderont c'est
qu'on leur fiche la paix.
Dona eis, Domine, pacem,
Et requiem aeternam. La paix et le repos éternel.
Parce qu'ils auront connu certaines histoires de la terre.
Et qu'ils ne voudront plus entendre de rien que d'un champ de repos.
Et de se coucher pour dormir.
Dormir, dormir enfin.
Et que tout ce qu'ils supporteront et que tout ce que je pourrai
mettre
Et apporter
(Celui que je prends dans son sommeil de la terre est bien heureux,
et c'est bon signe, mes enfants)
Comme le trop malade et le trop blessé ne supporte plus la vie et le
remède et l'idée même de la guérison.
Mais seulement le baume sur la blessure.
Et n'a plus aucun goût pour la santé.
Ainsi sera-t-il dit que sur tant de blessures.
Ils ne supporteront que la fraîcheur du baume.
Comme un blessé fiévreux.
Et qu'ils n'auront (plus) aucun goût pour mon paradis
Et pour ma vie éternelle.
Et que tout ce que je pourrai mettre sur tant de blessures;
Sur tant de cicatrices et sur tant de sacrifices;
Et sur l'amertume de tant de calices;
Et sur les ingratitudes de tant de malices;
Et sur les pointes d'épines de tant de cilices;
Et sur les écartèlements de tant de supplices;
Et sur les éclaboussements de tant de sang;
(J'ai pris le criminel accroupi sur son crime
Dit Dieu. Sera-t-il dit que sur tant de fatigues.
Et tant de navrements et de meurtres complices.
Sur tant d'hébétements et de vicissitudes.
Sur tant d'inquiétude et sur tant d'habitude.
Sur tant de solitude et de décrépitude.
Sur tant de lassitude et de sollicitude.
Sur tant d'ingratitude et d'inexactitude.
Sur tant d'incertitude et tant de solitude.
Et tant de servitude et de désuétude.
Et tant de platitude et sur tant d'amertume.
Et sur cette écume
De sang.
Et sur cette écume
De haine.
Et sur cette écume
D'ingratitude.
Et sur cette écume
D'amour.
Et sur tant de blessures sera-t-il dit.
Que sur tant de blessures tout ce que je pourrai mettre.
Et sur tant de flétrissures et sur tant de meurtrissures.
Et sur tant d'éclaboussures et sur tant de morsures.
Ce sera de faire descendre comme un baume du soir.
Comme après la blessure d'un ardent midi la grande tombée d'un beau
soir d'été
La lente descension d'une nuit éternelle.
O nuit sera-t-il dit que je t'aurai créée la dernière.
Et que mon Paradis et que ma Béatitude
Ne sera qu'une grande nuit de clarté.
Une grande nuit éternelle
Et que le couronnement du jugement et le commencement du Paradis et
de ma Béatitude sera
Le coucher de soleil d'un éternel été.
Or il en serait ainsi, dit Dieu.
Et tout ce que je pourrais mettre sur les bords des lèvres
Des plaies des martyrs
Ce serait le baume, et l'oubli, et la nuit.
Et tout s'achèverait de lassitude,
Cette énorme aventure,
Comme après une ardente moisson
La lente descension d'un grand soir d'été.
S'il n'y avait pas ma petite espérance.
C'est par ma petite espérance seule que l'éternité sera.
Et que la Béatitude sera.
Et que le Paradis sera. Et le ciel et tout.
Car elle seule, comme elle seule dans les jours de cette terre
D'une vieille veille fait jaillir un lendemain nouveau
Ainsi elle seule des résidus du Jugement et des ruines et du débris
du temps
Fera jaillir une éternité neuve.
Je suis, dit Dieu, le Seigneur des vertus.
La Foi est la lampe du sanctuaire.
Qui brûle éternellement.
La Charité est ce grand beau feu de bois
Que vous allumez dans votre cheminée
Pour que mes enfants les pauvres viennent s'y chauffer dans les soirs
d'hiver.
Et autour de la Foi je vois tous mes fidèles
Ensemble agenouillés dans le même geste et dans la même voix
De la même prière.
Et autour de la Charité je vois tous mes pauvres
Assis en rond autour de ce feu
Et tendant leurs paumes à la chaleur du foyer.
Mais mon espérance est la fleur et le fruit et la feuille et la
branche.
Et le rameau et le bourgeon et le germe et le bouton.
Et elle est le bourgeon et le bouton de la fleur
De l'éternité même.
O mon peuple français, dit Dieu, tu es le seul qui ne fasses point
des contorsions.
Ni des contorsions de raideur, ni des contorsions de mollesse.
Et dans ton péché même tu fais moins de contorsions
Que les autres n'en font dans leurs exercices.
Quand tu pries, agenouillé tu as le buste droit.
Et les jambes bien jointes bien droites au ras du sol.
Et les deux pieds bien joints.
Et les deux mains bien jointes bien appliquées bien droites.
Et les deux regards des deux yeux bien parallèlement montants droit
au ciel.
O seul peuple qui regardes en face.
Et qui regardes en face la fortune et l'épreuve
Et le péché même.
Et qui moi-même me regardes en face.
Et quand tu es couché sur la pierre des tombeaux
L'homme et la femme se tiennent bien droits l'un à côté de l'autre.
Sans raideur et sans aucune contorsion.
Bien couchés droits l'un à côté de l'autre sans faute.
Sans manque et sans erreur.
Bien pareils. Bien parallèlement.
Les mains jointes, les corps joints et séparés parallèles.
Les regards joints.
Les destinées jointes. Joints dans le jugement et dans l'éternité.
Et le noble lévrier bien aux pieds.
Peuple, le seul qui pries et le seul qui pleures sans contorsion.
Le seul qui ne verses que des larmes décentes.
Et des larmes perpendiculaires.
Le seul qui ne fasses monter que des prières décentes
Et des prières et des vœux perpendiculaires.
Dans toute famille, dit Dieu, il y a un dernier-né.
Et il est plus tendre.
Cette petite espérance qui sauterait à la corde dans les processions.
Elle est dans la maison des vertus
Comme était Benjamin dans la maison de Jacob.
Un homme avait douze fils. Comme les quarante-six livres de
l'Ancien Testament marchent devant les quatre Évangiles et les
Actes et les Épîtres et l'Apocalypse.
Qui ferme la marche.
Comme les quarante-six livres de l'Ancien Testament marchent devant
les vingt-sept livres du Nouveau Testament.
Ayant posé leurs quarante-six tentes dans le désert.
Et comme Israël marche devant la chrétienté.
Et comme le bataillon des justes marche devant le bataillon des
saints.
Et Adam devant Jésus-Christ
Qui est le deuxième Adam.
Ainsi devant toute histoire et devant toute similitude du Nouveau
Testament
Marche une histoire de l'Ancien Testament qui est sa parallèle et qui
est sa pareille.
Un homme avait deux fils. Un homme avait douze fils. Et ainsi
devant toute sœur chrétienne
S'avance une sœur juive qui est sa sœur aînée et qui l'annonce
et qui va devant.
Et qui a posé sa tente dans le désert. Et le puits de Rébecca
Avait été creusé avant le puits de la Samaritaine.
Or entre toutes une histoire a planté sa tente.
Et avant l'histoire de l'homme qui avait deux fils
Mon enfant c'est l'histoire de l'homme qui avait douze fils.
Et comme était Benjamin dans la famille de cet homme,
Ainsi est mon Espérance dans la famille des vertus.
Parmi les trois Théologales et parmi les quatre Cardinales.
Sans compter toutes les autres et notamment parmi celles,
Parmi les sept qui s'opposent directement aux Capitaux.
Et avant le fils qui fut retrouvé gardien de cochons,
Marche le fils qui fut retrouvé roi,
Je veux dire ministre du roi et réellement gouverneur du royaume.
Ministre du Pharaon et gouverneur du royaume d'Égypte.
—Je suis Joseph, votre frère. Quel Juif, quel chrétien
N'a pleuré à cette retrouvaille. Israël aimait Joseph plus que
tous ses autres enfants, parce qu'il l'avait eu étant déjà
vieux;
Jeannette
Et il lui avait fait faire une robe de plusieurs couleurs.
Madame Gervaise
Il arriva aussi que Joseph rapporta à ses frères un songe qu'il
avait eu, qui fut la semence d'une plus grande haine.
Jeannette
Car il leur dit:
Madame Gervaise
Quel cœur juif, quel cœur chrétien n'a tressailli au fil de
cette histoire. Quel cœur juif, quel cœur chrétien n'a
tressailli à cette retrouvaille.
Jeannette
Car il leur dit: Écoutez le songe que j'ai eu.
Madame Gervaise
Juif, chrétien, qui n'a pleuré à cette reconnaissance.
Jeannette
Il me semblait que je liais avec vous des gerbes dans le champ;
que ma gerbe se leva et se tint debout; et que les vôtres étant
autour de la mienne, l'adoraient.
Madame Gervaise
Ses frères lui répondirent: Est-ce que vous serez notre Roi, et
que nous serons soumis à votre puissance? Ces songes et ces
entretiens allumèrent donc encore davantage l'envie et la haine
qu'ils avaient contre lui.
Jeannette
Il est encore un autre songe qu'il raconta à ses frères en leur
disant: J'ai cru voir en songe que le soleil et la lune, et onze
étoiles m'adoraient.
Madame Gervaise
Lorsqu'il eut rapporté ce songe à son père et à ses frères, son
père lui en fit réprimande, et lui dit: Que voudrait dire ce songe
que vous avez eu? Est-ce que votre mère, vos frères et moi nous
vous adorerons sur la terre?
Jeannette
Ainsi ses frères étaient transportés d'envie contre lui: mais le
père considérait tout ceci dans le silence.
Madame Gervaise
Il arriva alors que les frères de Joseph s'arrêtèrent à Sichem où
ils faisaient paître les troupeaux de leur père.
Jeannette
Et Israël dit à Joseph: Vos frères font paître nos brebis dans le
pays de Sichem. Venez, et je vous enverrai vers eux.
Madame Gervaise
(Je suis tout prêt, lui dit Joseph).—Allez, et voyez si vos
frères se portent bien, et si les troupeaux sont en bon état; et
vous me rapporterez ce qui se passe.—Ayant (donc) été envoyé de la
vallée d'Hébron, il vint à Sichem;
Jeannette
et un homme l'ayant trouvé errant dans un champ, lui demanda ce
qu'il cherchait.
Madame Gervaise
Il lui répondit: Je cherche mes frères; je vous prie de me dire où
ils font paître leurs troupeaux.
Jeannette
Cet homme lui répondit: Ils se sont retirés de ce lieu; et j'ai
entendu qu'ils se disaient: Allons vers Dothaïn. Joseph alla donc
après ses frères; et il les trouva dans (la plaine de) Dothaïn.
Madame Gervaise
Lorsqu'ils l'eurent aperçu de loin, avant qu'il se fût approché
d'eux, ils résolurent de le tuer;
Jeannette
Et ils se disaient l'un à l'autre: Voici notre songeur qui
vient.
Madame Gervaise
Allons, tuons-le, et le jettons dans cette vieille citerne: nous
dirons qu'une bête sauvage l'a dévoré; et après cela on verra à
quoi ses songes lui auront servi.
Jeannette
Ruben les ayant entendu parler ainsi, tâchait de le tirer d'entre
leurs mains, et il disait:
Madame Gervaise
Ne le tuez point, et ne répandez point son sang, mais jettez-le
dans cette citerne qui est dans le désert, et conservez vos mains
pures.
Jeannette
comme donnant un renseignement, pour qu'on n'aille point s'égarer:
Il disait ceci dans le dessein de le tirer de leurs mains, et de
le rendre à son père.
Madame Gervaise
Aussitôt donc qu'il fut arrivé près de ses frères, ils lui ôtèrent
sa robe de plusieurs couleurs qui le couvrait jusqu'en bas;
Jeannette
Et ils le jettèrent dans cette vieille citerne qui était sans
eau.
Madame Gervaise
S'étant ensuite assis pour manger, ils virent des Ismaëlites qui
passaient, et qui venant de Galaad portaient sur leurs chameaux des
parfums, de la résine et de la myrrhe,…
Jeannette
Déjà l'or, déjà l'encens, déjà la myrrhe.
Madame Gervaise
… et s'en allaient en Égypte.
Jeannette
Et ce fut la première fuite en Égypte.
Madame Gervaise
Alors Juda dit à ses frères: Que nous servira d'avoir tué notre
frère, et d'avoir caché sa mort?
Il vaut mieux le vendre…
Jeannette
Il vaut mieux le vendre à ces Ismaëlites, et ne point souiller nos
mains; car il est notre frère et notre chair.
comme condescendant:
Ses frères consentirent à ce qu'il disait:
Madame Gervaise
L'ayant donc tiré de la citerne, et voyant ces marchands
Madianites qui passaient, ils le vendirent vingt pièces d'argent
aux Ismaëlites, qui le menèrent en Égypte.
Jeannette
Ils le vendirent vingt pièces d'argent. Un autre,
Un autre fut vendu.
Madame Gervaise
Un autre fut envoyé vers ses frères, pour savoir comment les brebis
se portaient. Un autre fut dépouillé de sa robe et jeté dans cette
vieille citerne qui était sans eau. Un autre fut vendu.
Jeannette
Un autre fut emmené en Égypte, dans la même, dans une autre Égypte.
Un autre fut vendu.
Madame Gervaise
C'est une figure, mon enfant. C'est une histoire unique et elle fut
jouée deux fois. Une fois en juiverie, une fois en chrétiennerie.
Et pour celui qui regarde les deux fois se voient en transparence
l'une sur l'autre.
Jeannette
Un autre fut lié, un autre fut vendu.
Madame Gervaise
Un autre fut vendu esclave.
Jeannette
Un autre aussi fut retrouvé. Un autre aussi fut reconnu. Un autre
aussi se dévoila. Je suis Jésus, votre frère.
Madame Gervaise
Un autre se manifesta dans sa gloire, et dans le ministère et dans le
gouvernement du royaume.
Jeannette
Dans le gouvernement d'une Égypte éternelle. Ruben étant retourné
à la citerne, et n'y ayant point trouvé l'enfant.
Madame Gervaise
Un autre a rompu le sceau de son secret. Un autre est apparu dans sa
gloire. Un autre est apparu à la droite. Un autre est apparu dans
le gouvernement. Un autre est apparu sur les degrés du trône. Un
autre est apparu dans son ascension.
Jeannette
Et c'était Jésus notre frère. Je suis Jésus,
Je suis Jésus votre frère.
Et nous autres nous sommes ces gerbes et ces onze étoiles.
Un homme avait douze fils. Et nous autres nous sommes ces
frères ingrats,
les onze ou enfin les dix ou enfin les neuf mauvais fils de Jacob.
Ruben étant retourné à la citerne, et n'y ayant point retrouvé
l'enfant,
Madame Gervaise
déchira ses vêtements, et vint dire à ses frères: L'enfant ne
paraît plus, et que deviendrai-je?
Après cela ils prirent la robe…
Jeannette
Une autre robe fut ravie. Après cela ils prirent la robe de
Joseph, et l'ayant trempée dans le sang d'un chevreau qu'ils
avaient tué,
Madame Gervaise
ils l'envoyèrent au père, lui faisant dire par ceux qui la lui
portaient: Voici une robe que nous avons trouvée, voyez si c'est
celle de votre fils, ou non.
Jeannette
Le père l'ayant reconnue, dit: C'est la robe de mon fils, une bête
cruelle l'a dévoré, une bête a dévoré Joseph.
Madame Gervaise
Et ayant déchiré ses vêtements, il se couvrit d'un cilice,
pleurant son fils fort longtemps.
Jeannette
Alors tous ses enfants s'assemblèrent, pour tâcher de soulager
leur père dans sa douleur: mais il ne voulut point recevoir de
consolation, et il dit: Je pleurerai toujours jusqu'à ce que je
descende avec mon fils au fond de la terre. Ainsi il continua
toujours de pleurer.
Madame Gervaise
Cependant les Madianites vendirent Joseph en Égypte.
Un homme avait douze fils. Or celui qu'il aimait plus que tous les
autres (Israël aimait Joseph plus que tous ses autres enfants,
parce qu'il l'avait eu étant déjà vieux, et il lui avait fait faire
une robe de plusieurs couleurs) celui-là même était esclave en
Égypte et il croyait qu'il était mort.
Or c'est pour cela même qu'il eut plus tard cette grande joie.
Qu'il ne pouvait pas en avoir autrement.
Jeannette
… et je n'aurai au-dessus de vous que le trône et la
qualité de Roi.
Madame Gervaise
Pharaon dit encore à Joseph: Je vous établis aujourd'hui pour
commander à toute l'Égypte.
Jeannette
Ensemble il ôta son anneau de sa main et le mit en celle de
Joseph; il le fit revêtir d'une robe de fin lin, et lui mit au cou
un collier d'or.
Madame Gervaise
Il le fit monter sur l'un de ses chars, qui était le second après
le sien, et fit crier par un Héraut, que tout le monde fléchît le
genou devant lui, et que tous reconnussent qu'il avait été établi
pour commander à toute l'Égypte.
Jeannette
Le Roi dit encore à Joseph: Je suis Pharaon; nul ne remuera ni le
pied ni la main dans toute l'Égypte que par votre commandement.
Madame Gervaise
Il changea aussi son nom, et il l'appela en langue
Égyptienne…
Jeannette
… le Sauveur du Monde.
Madame Gervaise
Les sept années de fertilité vinrent donc; et le blé ayant été mis
en gerbes, fut serré ensuite dans les greniers de l'Égypte.
Jeannette
Trente et trois années de fertilité vinrent donc; et le blé ayant été
mis en gerbes, fut serré ensuite dans les greniers d'une Égypte
éternelle.
Madame Gervaise
On mit aussi en réserve dans toutes les villes cette grande
abondance de grains.
Jeannette
On mit aussi en réserve dans tout le ciel cette grande abondance de
grâces.
Madame Gervaise
Car il y eut si grande quantité de froment, qu'elle égalait le
sable de la mer, et qu'elle ne pouvait pas même se mesurer.
Jeannette
Car il y eut une si grande quantité de grâces, qu'elle égalait le
sable de la mer, et qu'elle ne pouvait pas même se mesurer.
Madame Gervaise
Ces sept années…
Jeannette
Il avait lié les sacs de blé pour les greniers à blé. Un autre
Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers à grâces.
Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers du ciel.
Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers
Éternels.
Madame Gervaise
Ces sept années…
Jeannette
Dans les sept années grasses il avait lié les sacs de blé pour les
greniers à blé du pays
D'Égypte. Un autre
Dans les trente-trois années grasses un autre
Lia les sacs de vertus, les sacs de mérites, les sacs de grâces
Pour les greniers à blé du pays éternel.
Madame Gervaise
Ces sept années de fertilité d'Égypte étant donc passées,
Jeannette
Ces trente-trois années de fertilité du cœur étant donc passées,
Madame Gervaise
Les sept années de stérilité vinrent ensuite, selon la prédiction
de Joseph:
Jeannette
Les innombrables années de la stérilité du cœur
Vinrent ensuite,
Selon la prédiction de Jésus:
Madame Gervaise
Une grande famine survint dans tout le monde;
Jeannette
Une grande famine survint dans tout le monde;
Madame Gervaise
Mais il y avait du blé dans toute l'Égypte.
Jeannette
Mais il y a du blé dans toute cette Égypte
Éternelle.
Madame Gervaise
Le peuple étant pressé à la famine,
cria à Pharaon,
et lui demanda de quoi vivre.
Jeannette
Et aujourd'hui.
Et à présent c'est nous ce peuple qui est pressé de la famine.
Et nous crions vers Dieu,
Lui demandant de quoi vivre.
Madame Gervaise
Mais il leur dit: Allez trouver Joseph,
Et faites tout ce qu'il vous dira.
Jeannette
Mais il nous dit: Allez trouver Jésus,
Et faites tout ce qu'il vous dira.
Madame Gervaise
Cependant la famine croissait tous les jours dans toute la
terre:
Jeannette
et Jésus…
Madame Gervaise
et Joseph ouvrant tous les greniers,
Jeannette
vendait du blé aux Égyptiens,
Madame Gervaise
parce qu'ils étaient tourmentés eux-mêmes de la famine.
Et on venait de toutes les provinces en Égypte pour acheter de
quoi vivre, et pour trouver quelque soulagement
Jeannette
dans la rigueur de cette famine.
Cependant Jacob ayant ouï dire qu'on vendait du blé en Égypte, dit
à ses enfants: Pourquoi négligez-vous?
J'ai appris qu'on vend du blé en Égypte; allez-y acheter ce qui
nous est nécessaire, afin que nous puissions vivre et que nous ne
mourions pas de faim.
Madame Gervaise
Les dix frères de Joseph allèrent donc en Égypte pour y acheter du
blé;
Jeannette
Jacob retint Benjamin avec lui, ayant dit à ses frères qu'il
craignait
qu'il ne lui arrivât quelque accident dans le chemin.
Madame Gervaise
Ils entrèrent dans l'Égypte avec les autres qui y allaient pour y
acheter;
parce que la famine était dans le pays de Chanaan.
Jeannette
Joseph commandait dans toute l'Égypte,
Madame Gervaise
et le blé ne se vendait aux peuples que par son ordre. Ses frères
l'ayant donc adoré,
il les reconnut: et leur parlant assez rudement, comme à des
étrangers, il leur dit:
Jeannette
faisant un peu la grosse voix
D'où venez-vous?
Madame Gervaise
Ils lui répondirent:
Jeannette
faisant un peu la petite voix
Du pays de Chanaan pour acheter ici de quoi vivre.
Et quoi qu'il connût bien ses frères, il ne fut point néanmoins
connu d'eux.
Alors se souvenant des songes qu'il avait eus autrefois,
Madame Gervaise
il leur dit: Vous êtes des espions, et vous êtes venus ici pour
considérer les endroits les plus faibles de l'Égypte.
Jeannette
Ils répondirent: Seigneur, cela n'est pas ainsi; mais vos
serviteurs sont venus ici pour acheter du blé.
Madame Gervaise
Nous sommes tous enfants d'un seul homme,
Jeannette
Nous sommes tous enfants d'un seul Dieu.
Madame Gervaise
Nous sommes tous enfants d'un seul homme, nous venons avec des
pensées de paix,
Jeannette
Et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.
Madame Gervaise
et vos serviteurs n'ont aucun mauvais dessein.
Leur répondit: Non cela n'est pas; mais vous êtes venus pour
remarquer ce qu'il y a de moins fortifié dans l'Égypte.
Ils lui dirent: Nous sommes douze frères, enfants d'un même homme
dans le pays de Chanaan, et vos serviteurs. Le dernier est avec
notre père, et l'autre n'est plus.
Jeannette
Comme était Benjamin dans la maison de Jacob, le dernier est avec
notre père, ainsi est l'espérance dans la maison des vertus.
Madame Gervaise
Voilà, dit Joseph, ce que je disais: Vous êtes des espions
Jeannette
faisant la grosse voix et s'adoucissant peu à peu
[d'ailleurs toute cette récitation sacrée, venue dans le courant même
de leur commune oraison, se fait: avant tout comme d'une belle
histoire; ensemble comme d'une histoire amusante; en dessous comme
d'une histoire de tendresse; d'une tendresse grandissante, si grande
qu'en même temps on s'en défend constamment jusqu'à l'éclatement final]
Je m'en vais éprouver si vous dites la vérité. Vive Pharaon,
[c'est surtout ce Vive Pharaon qui les amuse. Elles le font dans
une très grosse voix]
Vive Pharaon, vous ne sortirez point d'ici jusqu'à ce que le
dernier de vos frères y soit venu.
Madame Gervaise
Envoyez l'un de vous pour l'y amener: cependant vous demeurerez en
prison jusqu'à ce que j'aye reconnu si ce que vous dites est vrai
ou faux, autrement, même jeu,
vive Pharaon, vous êtes des espions.
Il les fit donc mettre en prison pour trois jours.
Et le troisième jour il les fit sortir de prison, et leur dit:
Faites ce que je vous dis, et vous vivrez: car je crains Dieu.
Si vous venez ici dans un esprit de paix, que l'un de vos frères
demeure lié dans la prison; et allez-vous-en vous; emportez en
votre pays le blé que vous avez acheté,
et amenez-moi le dernier de vos frères, afin que je puisse
reconnaître si ce que vous dites est véritable, et que vous ne
mouriez point. Ils firent ce qu'il leur avait ordonné.
Jeannette
Et ils se disaient l'un à l'autre: C'est justement que nous
souffrons tout ceci, parce que nous avons péché contre notre frère,
et que voyant la douleur de son âme lorsqu'il nous priait, nous ne
l'écoutâmes point: c'est pour cela que nous sommes tombés dans
cette affliction.
Madame Gervaise
Ruben l'un d'entre eux leur disait: Ne vous dis-je pas: Ne
commettez point un si grand crime contre cet enfant? Et vous ne
m'écoutâtes point. C'est son sang maintenant que l'on redemande.
Jeannette
Ils ne savaient pas que Joseph les entendît, parce qu'il leur
parlait par un truchement.
Mais il se retira pour un peu de temps, et versa des larmes.
Madame Gervaise
Et étant revenu il leur parla.
Il fit prendre Siméon, et le fit lier devant eux; et il commanda à
ses officiers d'emplir leurs sacs de blé, et de remettre dans le
sac de chacun d'eux l'argent, en y ajoutant encore des vivres pour
se nourrir pendant le chemin: ce qui fut exécuté aussitôt.
Les frères de Joseph s'en allèrent donc, emportant leur blé sur
leurs ânes.
Et l'un d'eux ayant ouvert son sac dans l'hôtellerie pour donner à
manger à son âne, vit son argent à l'entrée du sac,
et il dit à ses frères: On m'a rendu mon argent; le voici dans mon
sac. Ils furent tous saisis d'étonnement et de trouble; et ils
s'entredisaient: Quelle est cette conduite de Dieu sur nous?
Lorsqu'ils furent arrivés chez Jacob leur père au pays de Chanaan,
ils lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé, en disant:
Le Seigneur de ce pays-là nous a parlé rudement, et il nous a pris
pour des espions qui venaient observer le royaume.
Nous lui avons répondu: Nous sommes gens paisibles, et très
éloignés d'avoir aucun mauvais dessein.
Nous étions douze frères enfants d'un même père.
Jeannette
Nous étions douze frères enfants d'un même père. L'un n'est plus,
le plus jeune est avec notre père au pays de Chanaan.
Madame Gervaise
Il nous a répondu: Je veux éprouver s'il est vrai que vous n'ayez
que des pensées de paix. Laissez-moi donc ici l'un de vos frères;
prenez le blé qui vous est nécessaire pour vos maisons, et vous en
allez;
et amenez-moi le plus jeune de vos frères, afin que je sache que
vous n'êtes point des espions; que vous puissiez ensuite remener
avec vous celui que je retiens prisonnier, et qu'il vous soit
permis à l'avenir d'acheter ici ce que vous voudrez.
Après avoir ainsi parlé, comme ils jetaient leur blé hors de leurs
sacs, ils trouvèrent chacun leur argent lié à l'entrée du sac, et
ils en furent tous épouvantés.
Jeannette
Alors Jacob, leur père, leur dit:
Vous m'avez réduit à être sans enfants. Joseph n'est plus au
monde, Siméon est en prison, et vous voulez m'enlever Benjamin.
Tous ces maux sont retombés sur moi.
Madame Gervaise
Ruben lui répondit: Faites mourir mes deux enfants, si je ne vous
le ramène. Confiez-le moi, et je vous le rendrai.
Jeannette
Non, dit Jacob, mon fils n'ira point avec vous. Son frère est
mort, et il est demeuré seul. S'il lui arrive quelque malheur au
pays où vous allez, vous accablerez ma vieillesse d'une douleur qui
m'emportera dans le tombeau.
Madame Gervaise
Cependant la famine désolait extraordinairement tout le pays;
et le blé que les enfants de Jacob avaient apporté d'Égypte étant
consumé, Jacob leur dit:
Retournez pour nous acheter un peu de blé.
Juda lui répondit: Celui qui commande en ce pays-là nous a déclaré
sa volonté avec serment, en disant: Vous ne verrez point mon visage
à moins que vous n'ameniez avec vous le plus jeune de vos
frères.
Si vous voulez donc l'envoyer avec nous, nous irons ensemble, et
nous achèterons ce qui vous est nécessaire.
Que si vous ne le voulez pas, nous n'irons point: car cet homme,
comme nous l'avons dit plusieurs fois, nous a déclaré que nous ne
verrions point son visage, si nous n'avions avec nous notre jeune
frère.
Israël leur dit: C'est pour mon malheur que vous lui avez appris
que vous aviez encore un autre frère.
Mais ils lui répondirent: Il nous demanda par ordre toute la suite
de notre famille: Si notre père vivait; si nous avions un frère: et
nous lui répondîmes conformément à ce qu'il nous avait demandé.
Pouvions-nous deviner qu'il nous dirait: Amenez avec vous votre
frère?
Juda dit encore à son père: Envoyez l'enfant avec moi, afin que
nous puissions partir et avoir de quoi vivre, et que nous ne
mourions pas nous et nos petits enfants.
Je me charge de cet enfant, et c'est à moi à qui vous en
demanderez compte. Si je ne le ramène, et si je ne vous le rends,
je consens que vous ne me pardonniez jamais cette faute.
Si nous n'avions point tant différé, nous serions déjà revenus une
seconde fois.
Israël leur père leur dit donc: Si c'est une nécessité, faites ce
que vous voudrez. Prenez avec vous des plus excellents fruits de ce
pays-ci, pour en faire présent à celui qui commande; un peu de
résine, de miel, de storax, de myrrhe, de térébenthine et
d'amandes.
Jeannette
De l'or, de l'encens, de la myrrhe.
Madame Gervaise
Portez aussi deux fois autant d'argent qu'au premier voyage, et
reportez celui que vous avez trouvé dans vos sacs, de peur que ce
ne soit une méprise.
Enfin menez votre frère avec vous, et allez vers cet homme.
Jeannette
Je prie mon Dieu le tout-puissant de vous le rendre favorable,
qu'il renvoye avec vous votre frère qu'il tient prisonnier, et
Benjamin: cependant je demeurerai seul, comme si j'étais sans
enfants.
Madame Gervaise
Ils prirent donc avec eux les présents, et le double de l'argent,
avec Benjamin; et étant partis ils arrivèrent en Égypte, où ils se
présentèrent devant Joseph.
Jeannette
Joseph les ayant vus, et Benjamin avec eux, dit à son Intendant:
Faites entrer ces personnes chez moi; tuez des victimes, et
préparez un festin: parce qu'ils mangeront à midi avec moi.
Madame Gervaise
L'Intendant exécuta ce qui lui avait été commandé, et il les fit
entrer dans la maison.
Alors étant saisis de crainte, ils s'entredisaient: C'est à cause
de cet argent que nous avons remporté dans nos sacs qu'il nous fait
entrer ici, pour faire retomber sur nous ce reproche, et nous
opprimer en nous réduisant en servitude, nous et nos ânes.
C'est pourquoi étant encore à la porte, ils s'approchèrent de
l'Intendant de Joseph,
et lui dirent: Seigneur, nous vous supplions de nous écouter. Nous
sommes déjà venus une fois acheter du blé:
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