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Oeuvres complètes de Charles Péguy, Oeuvres de poésie (tome 6): Le Mystère des Saints Innocents; La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc; La tapisserie de Notre-Dame.
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Éternellement il n'est pas donné de chanter ce cantique
nouveau.
Tel est mon ordre, tel est le secret de ma hiérarchie.
Une vie entière d'exercice et de prière.
Une vie d'épreuve, une vie d'humilité n'y suffit pas.
Une vie de mérite, une vie de vertu n'y sert de rien.
Une vie de sang, une vie de larmes, une vie même de grâce n'y est
pour rien.
Car ce qu'il y faut précisément c'est une vie qui ne soit pas entière.
Qui soit même exactement tout le contraire d'être entière.
Qui soit le moins vécue, qui soit à peine commencée.
Qui soit le moins commencée possible. Et nemo poterat dicere
canticum. Or ces cent quarante-quatre mille
Qui seuls pouvaient chanter ce cantique nouveau, qu'est-ce qu'ils
avaient fait?
Admirez ici l'ordre de ma grâce. Ils avaient fait ceci
Qu'ils étaient venus au monde. Un point, c'est tout. Ou si vous
préférez,
Ils avaient fait ceci qu'ils étaient des petits nouveau-nés.
C'étaient des espèces de petits nourrissons juifs. Des garçons et des
filles.
Leurs mères disaient comme dans tous les pays du monde: C'est le
mien qui est le plus beau.
Eux, ça leur était bien égal, d'être beaux. Pourvu qu'ils dorment et
qu'ils tettent.
Quand ils avaient sommeil,
Quand ils avaient envie de dormir ils dormaient;
Quand ils avaient faim et soif (ensemble)
Quand ils avaient envie de téter, ils tétaient;
Quand ils avaient envie de crier ils criaient:
C'étaient leurs plus grandes occupations. C'est ainsi qu'ils
trouvèrent
Non seulement le royaume de Dieu et la vie éternelle.
Mais seuls d'y porter écrit sur le front mon nom et le nom de mon
Fils.
Et seuls d'y chanter ce cantique nouveau.
Qui empti sunt de terra. Tant d'autres sont morts au nom de
mon Fils.
In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti.
Tant d'autres sont morts pour sauver l'honneur
Du Nom de mon fils. Et eux.
Qui seuls portent ce nom écrit sur le front
Et seuls peuvent chanter ce cantique nouveau,
Ils sont les seuls aussi assurément qui sur terre
Aient jamais ignoré totalement le nom de mon fils. Tel est mon décret.
Ce nom pour lequel ils sont morts, ils ne le connaissaient pas.
Ils ne l'ont jamais connu sur terre. Voilà ce que j'aime, dit Dieu.
A présent ils le connaissent peut-être. Éternellement on peut le lire
écrit
Sur cent quarante-quatre mille fronts. Sur nul autre.
Sur pas un de plus. Mais vivant, mais sur terre
On peut dire qu'ils n'ont jamais su de quoi on parlait
Ni même que l'on parlait et que l'on pouvait parler
(De quelque chose). Voilà ce qui me plaît, dit Dieu.
Or ils pleuraient, et ils riaient, et ils tétaient, et ils criaient,
et ils dormaient.
C'était leur grande, c'était leur plus sérieuse occupation.
Et un jour vint.
Que.
Un jour (ils ne connaissaient pas plus le nom d'Hérode que le nom de
Jésus)
(et ils ne connaissaient pas plus le nom de Jésus que le nom
d'Hérode. J'ose dire
Que ces deux noms leur étaient également indifférents). Or ces deux
hommes,
Jésus, Hérode, Hérode, Jésus,
Antagonistes allaient tout simplement leur procurer
La gloire de mon paradis.
Le royaume des cieux et la gloire éternelle. Un jour vint
Qu'une horde de brutes soldats, qui faisaient leur métier,
(Mais qui le dépassaient peut-être un peu)
Une ruée de brutes passa, des espèces de gendarmes, des ogres comme
dans les contes de fées, des Croquemitaines pour les enfants.
Portant des sabres qui étaient comme des grands coutelas.
Et c'étaient les soldats d'Hérode.
Une ruée, un tumulte. Un fracas, des bras retroussés. Une clameur.
Des cris. Des dents. Des regards luisants.
Des femmes qui fuyaient, des femmes qui mordaient
Comme elles mordent toujours quand elles ne sont pas les plus fortes.
Et il n'y eut plus dans le sang et dans le lait
Qu'une grande jonchée de corps morts
Un cimetière de poupons et de jeunes femmes juives.
Vous savez, dit Dieu, ce que nous en avons fait.
Ces yeux qui s'étaient à peine ouverts à la lumière du soleil charnel.
Pour éternellement furent clos à la lumière du soleil charnel
Ces yeux qui s'étaient à peine ouverts à la lumière du soleil
terrestre
Pour éternellement furent clos à la lumière du soleil terrestre.
Ces yeux qui s'étaient à peine ouverts à la lumière du soleil temporel
Pour éternellement furent clos à la lumière du soleil temporel.
Ces regards qui étaient à peine montés vers le jour et vers le soleil
du temps
Pour éternellement furent clos à ces passagères,
A ces périssables lumières.
Ces voix, ces lèvres qui n'avaient jamais chanté les louanges de Dieu
sur terre,
Qui ne s'étaient jamais ouvertes que pour demander à téter. (Mais il
me plaît ainsi, dit Dieu).
Sont ainsi les seules, sont aujourd'hui les seules,
Sont aussi les seules qui puissent chanter ce cantique nouveau.
Qui empti sunt de terra. Vous voyez ce que nous en avons fait,
dit Dieu.
Aux Innocents les mains pleines. C'est le cas de le dire. Ces
Innocents avaient simplement ramassé dans la bagarre
Le royaume de Dieu et la vie éternelle. Qu'importe aujourd'hui
Leurs membres blancs rompus dans tous les bourgs de Judée.
Et leurs petits bras potelés coupés comme par des hommes qui émondent.
Et leurs petits doigts crispés qui se refermaient sur la paume de la
main.
Et les cris renfoncés dans la gorge, les mains criminelles les
renfonçant, s'enfonçant dans la gorge comme un bouchon. Comme un
tampon.
Et le jeune sang jaillissant du cœur. Qu'importent les membres
coupés.
Les cuisses blanches comme de la viande de chevreau et comme des
cuisses tendres de petits cochons de lait.
Et leurs mères qui criaient comme des folles et qui mordaient les
soldats au poignet. Comme dans une bataille, après la bataille
Les rôdeurs, les voleurs viennent dépouiller les blessés et les morts
et les mourants et emporter et dérober tout ce qui compte.
Tout ce qui vaut quelque chose, nouveaux rôdeurs, nouveaux voleurs
ces innocents
Dans cette bataille après cette bataille se sont dépouillés eux-mêmes
Et dans le fracas des armes, dans le tumulte et dans les cris.
Dans la galopade affolée, dans la poursuite effrénée, dans les femmes
par terre ils ont ramassé tout ce qui compte.
Ils ont dérobé tout ce qui vaut quelque chose car ils ont fait main
basse
Comme des détrousseurs de cadavres et ils se sont détroussés
eux-mêmes et ce qu'ils ont ramassé dans la bagarre ce n'est pas
moins
Que le royaume des cieux et la vie éternelle. Hi empti sunt ex
hominibus. Eux seuls,
Qui seuls peut-être sur terre non seulement n'avaient jamais chanté
les louanges de Dieu,
Mais n'avaient jamais prononcé même mon nom ni le nom de mon fils,
Eux seuls aussi ne portent point aux commissures des lèvres
l'ineffaçable pli,
Ce pli de l'infortune et de l'ingratitude
Et d'une amertume qui ne sera jamais rassasiée. Or si nous avons fait
d'eux ce que vous voyez, dit Dieu,
Il y en a sept raisons que je veux bien vous dire.
La première, c'est que je les aime, dit Dieu, et celle-là suffit.
Telle est la hiérarchie de ma grâce.
La deuxième, c'est qu'ils me plaisent, dit Dieu, et celle-là suffit.
Telle est la hiérarchie de ma grâce.
La troisième, c'est qu'il me plaît ainsi, dit Dieu, et celle-là
suffit.
Telle est la hiérarchie, tel est l'ordre, telle est l'ordonnance de
ma grâce.
Maintenant je vais vous dire, dit Dieu, la quatrième
C'est précisément qu'ils n'ont point aux commissures des lèvres
Ce pli d'ingratitude et d'amertume, cette blessure de vieillissement,
Ce pli d'avertissement, ce pli de mémoire que nous voyons à toutes
les lèvres.
La cinquième, dit Dieu, c'est que par une sorte d'équivalence,
Par une sorte de balancement ces innocents ont payé pour mon fils.
Pendant qu'ils gisaient sur le pavé des routes, sur le pavé des
villes, sur le pavé des bourgs
Dans la poussière et dans la boue, moins considérés que des agneaux
et des chevreaux et des cochonneaux.
(Car les agneaux et les chevreaux et les cochonneaux
Sont très considérés par le boucher et par le consommateur)
Abandonnés sur les corps de leurs mères
Pendant ce temps-là mon fils fuyait. Il faut le dire.
C'est donc, c'est une sorte de quiproquo. Il faut le dire.
C'est un malentendu.
Voulu, ce qui est grave. Il faut le dire.
Ils furent pris pour lui. Ils furent massacrés pour lui. En son lieu.
A sa place.
Non seulement à cause de lui, mais pour lui, comptant pour lui.
Le représentant pour ainsi dire. Étant substitués à lui. Étant comme
lui. Presque étant (d'autres) luis.
En représentation, en substitution, en remplacement de lui. Or tout
cela est grave, dit Dieu, tout cela compte. Ils furent semblables à
mon fils et le remplacèrent.
Exactement quand il ne s'agissait pas moins
Quand il n'y allait pas de moins que de le massacrer,
(Prématurément, avant qu'il fût mûr),
Quand Hérode voulait le massacrer. Tout cela se paye, dit Dieu.
Et puisqu'ils ont été trouvés semblables à mon fils exactement à
l'heure de ce massacre.
A présent, c'est pour cela qu'à présent ils sont trouvés semblables à
l'Agneau dans cette gloire éternelle.
Pendant ce temps conduit par un deuxième Joseph
Mon fils fuyait vers l'antique Égypte. Ils acquéraient ainsi.
Ces gamins, ces moins que gamins se procuraient ainsi
Une créance sur nous. Monté sur un âne avec sa mère
(Comme trente ans plus tard monté sur l'ânon d'une ânesse
Il devait entrer à Jérusalem)
Trente ans plus tôt monté sur un âne avec sa mère mon fils
Refaisait le voyage de l'antique Jacob. Et ces enfants ramassaient
dans la mêlée.
Dans leur propre sang ces nourrissons ramassaient
Une créance sur moi. Ils avaient bien raison.
Heureux ceux qui ont une créance sur nous. Nous sommes très bons
débiteurs.
La sixième raison, dit Dieu, (je crois que c'est la sixième),
(c'est une très bonne affaire que d'être pris pour mon fils et ça
rapporte),
la sixième raison, c'est qu'ils étaient contemporains de mon fils.
Du même âge et nés dans le même temps.
Juste à ce point du temps.
Nous aussi nous favorisons nos camarades de promotion.
Telle est la fortune que nous avons faite au temps.
C'est une grande fortune ou une grande infortune pour tout homme.
Que de naître ou de ne pas naître à tel moment du temps.
C'est une fortune ou une infortune sur laquelle rien ne prévaut.
Sur laquelle on ne revient pas, sur laquelle rien ne revient.
Et c'est un des plus grands mystères de ma grâce que cette part de
fortune,
Que cette part irrévocable, indéfaisable
Que nous avons laissée aux biens de fortune devant les biens qui ne
sont pas de fortune;
Au charnel devant et dans le spirituel;
Au temporel devant et dans l'éternel, c'est-à-dire
A la matière dans la création, et à la créature, et à la création, et
à la matière même de la création devant le Créateur.
A ce point, dit Dieu, que nous-mêmes nous ne sommes pas indifférents
à la date; au temps;
A la prise de date et que nous aimons secrètement ces cent
quarante-quatre mille
parce qu'ils se sont trouvés là et nous les aimons d'un secret amour
unique
parce qu'ils se sont trouvés naître là, parce qu'ils étaient,
parce qu'ils se sont trouvés être
Du même âge que mon fils, nés du même temps, de la même race.
A la même date.
Enfin parce qu'ils faisaient ensemble une promotion.
Non plus seulement une promotion de Juifs mais une promotion d'hommes.
(Telle était la nouvelle loi)
La promotion de Jésus-Christ.
Et indéniablement ils étaient
(le temps a toujours une certaine force, apporte toujours une
certaine preuve d'indéniable)
Indéniablement ils étaient
Ses camarades de promotion.
(Il y a toujours dans le temps, dans la date
On ne sait quoi d'irréfutable).
La septième raison, dit Dieu, pourquoi la taire. C'est qu'ils étaient
semblables à mon fils.
Et lui était semblable à eux.
(Une génération d'hommes, dit Dieu,
une promotion c'est comme une belle longue vague
qui s'avance d'un bout à l'autre sur un même front
et qui d'un seul coup sur un même front d'un bout à l'autre
toute ensemble déferle sur le rivage de la mer.
ainsi une génération, une promotion est une vague d'hommes.
toute ensemble elle s'avance sur un même front,
et toute ensemble sur un même front elle s'écroule comme une muraille
d'eau
quand elle touche au rivage éternel).
Mon fils était tendre comme eux et comme eux il était nouveau.
Il était assez inconnu. Comme eux.
Cette grande adoration double, qui (sans cela) l'avait déjà mis hors
de pair.
La grande adoration double des bergers et des mages était déjà un peu
oubliée.
Il était redevenu assez inconnu. Et les mages s'étaient moqués
d'Hérode.
Il n'avait pas deux ans, il était comme eux.
C'était un bel enfant, et sa mère le disait.
Il ne soupçonnait point encore
l'ingratitude de l'homme.
Il n'avait point encore aux commissures des lèvres
le pli de l'amertume et de l'ingratitude.
Il n'avait point encore aux commissures des paupières
sa ride, le pli des larmes et d'en avoir trop vu.
Il n'avait point encore aux commissures de la mémoire
le pli de ne pouvoir point oublier.
Il ignorait encore, comme homme il ignorait les vicissitudes.
Il ignorait, comme homme il ignorait ce qui laissera une éternelle
trace.
la couronne d'épines et le sceptre de roseau.
et cette affreuse agonie du Calvaire.
et cette agonie encore plus affreuse de la veille au soir
au mont des Oliviers.
Comme eux il était un vase d'albâtre
Que n'avait encore souillé aucune trace,
Aucune lie d'aucune écume.
Et c'est la sixième raison, dit Dieu, et la septième, ils me
rappellent mon fils.
Comme il était s'il n'eût point changé depuis, quand il était si
beau. Si cette énorme aventure
Se fût arrêtée là. Voilà pourquoi je les aime, dit Dieu, entre tous
ils sont les témoins de mon fils.
Ils me montrent, ils sont comme il était, si seulement
Il n'eût point changé. De toutes les imitations de Jésus-Christ
C'est la première et c'est la toute neuve; et c'est la seule
Qui ne soit à aucun degré
Qui ne soit pas même pour un atome
Une imitation de quelque flétrissure et de quelque meurtrissure et de
quelque blessure de l'âme de Jésus.
C'est une ignorance totale de l'avanie et de l'affront.
Et de l'injure et de l'offense.
Ils ne connaissent que le meurtre, et d'avoir été tués, ce qui ne
serait rien.
Ils ne furent jamais tournés en dérision.
Voilà ce que j'aime en eux, dit Dieu. Voilà en quoi, pourquoi je les
aime.
Ils sont pour moi des enfants qui ne sont jamais devenus des hommes.
Des agneaux qui ne sont jamais devenus des boucs.
Ni des brebis. (Et ceux-ci suivent l'agneau partout où il ira).
Des enfants Jésus qui ne vieillirent jamais. Qui ne grandirent point.
Or le mien profitait
en sagesse, et en âge, et en grâce
auprès de Dieu et auprès des hommes.
Je les aime innocemment, dit Dieu. Et c'est la septième raison.
(C'est ainsi qu'il faut aimer ces innocents)
Comme un père de famille aime les camarades de son fils
Qui vont à l'école avec lui.
Mais eux ils n'ont point bougé depuis ce temps-là.
Ils sont les imitations éternelles
De ce que Jésus fut pendant un temps très court
Car il profitait, lui. Il croissait
pour cette énorme aventure.
Et la septuple raison, dit Dieu, c'est qu'ils sont ainsi comme David
les voulait.
Immaculati in via. Ainsi est l'ordre, dit Dieu.
Le prophète prédit.
Mon fils dit.
Et moi je redis.
Ou encore:
Le prophète prédit.
Mon fils dit.
Et moi je confirme et je consacre.
Et mon Église confirme et célèbre,
Et consacre et commémore.
Ainsi l'Apôtre les reprend du Prophète et Jean les reprend de David.
Et comme David avait voulu qu'ils fussent
Immaculés dans la voie ainsi Jean les a vus
Sur la montagne de Sion
Autour de l'Agneau debout. Il n'y en a que pour eux.
Ceux-ci suivent l'Agneau partout où il ira.
(Les plus grands saints ne le suivent apparemment pas partout).
Ceux-ci ont été enlevés des hommes:
(d'entre les hommes, de parmi les hommes, d'être des hommes)
Les plus grands saints ont été des hommes, n'ont point été enlevés
d'être des hommes).
et dans leur bouche n'a pas été trouvé le mensonge:
ils sont en effet sans tache devant le trône de Dieu.
Et l'Apôtre les nomme primitiae Deo, et Agno: prémices à
Dieu, et à l'Agneau. C'est-à-dire premiers fruits de la terre
que l'on offre à Dieu et à l'Agneau. Les autres saints sont les
fruits ordinaires, les fruits de la saison. Mais eux ils sont les
fruits
De la promesse même de la saison.
Et suivant l'Apôtre l'Église répète: Innocentes pro Christo
infantes occisi sunt,
les Innocents pour le Christ
enfants furent massacrés,
(infantes, tout jeunes enfants, tout petit enfant ne parlant
pas encore)
ab iniquo rege
lactentes interfecti sunt:
par un inique Roi
laiteux ils furent assassinés:
(lactentes, pleins de lait, laiteux, à l'âge du lait, étant
encore au régime du lait,
nourris de lait)
ipsum sequuntur Agnum sine macula
ils suivent l'Agneau lui-même sans tache
(et le texte est tel, mon enfant, que c'est ensemble l'Agneau qui est
sans tache
et eux avec lui qui sont sans tache)
Mais l'Église va plus loin, l'Église passe outre, l'Église dépasse
l'Apôtre.
L'Église ne dit plus seulement qu'ils sont des prémices à Dieu, et à
l'Agneau.
L'Église les invoque et les nomme
fleurs des Martyrs.
Entendant littéralement par là que les autres martyrs sont les
fruits mais que ceux-ci, parmi les martyrs, sont les fleurs mêmes.
SALVETE flores Martyrum,
Salut FLEURS des Martyrs.
Couchés sur le chevalet, liés au chevalet comme des fruits liés à
l'espalier
Les autres martyrs, vingt siècles de martyrs
Les siècles des siècles de martyrs
Sont littéralement les fruits de saison,
De chaque saison échelonnés sur l'espalier
Et notamment des fruits d'automne
Et mon fils même fut cueilli
Dans sa trente-troisième saison. Mais eux ces simples innocents,
Ils sont avant les fruits mêmes, ils sont la promesse du fruit.
Salvete flores Martyrum, ces enfants de moins de deux ans sont
les fleurs de tous les autres Martyrs.
C'est-à-dire les fleurs qui donnent les autres martyrs.
Au fin commencement d'avril ils sont la rose fleur du pêcher.
Au plein avril, au fin commencement de mai ils sont la blanche fleur
du poirier.
Au plein mai ils sont la rouge fleur du pommier.
Blanche et rouge.
Ils sont la fleur même et le bouton de la fleur et le coton du bouton.
Ils sont le bourgeon du rameau et le bourgeon de la fleur.
Ils sont l'honneur d'avril et la douce espérance.
Ils sont l'honneur et des bois et des mois.
Ils sont la jeune enfance.
Le dimanche de Reminiscere n'est que pour eux, parce qu'ils se
rappellent.
Le dimanche d'Oculi n'est que pour eux, parce qu'ils voient.
Le dimanche de Laetare n'est que pour eux, parce qu'ils se
réjouissent.
Le dimanche de la Passion n'est que pour eux, parce qu'ils furent la
première Passion.
Le dimanche des Rameaux n'est que pour eux, parce qu'ils sont le
rameau même qui a porté tant de fruits.
Et le dimanche du jour de Pâques n'est que pour eux, parce qu'ils
sont ressuscités.
Ils sont la fleur de l'aubépine qui fleurit pendant la semaine sainte
Et la fleur de l'avant-courrière épine noire, qui fleurit cinq
semaines plus tôt
Ils sont la fleur de toutes ces plantes et de tous ces arbres rosacés.
Promesse de tant de martyrs, ils sont les boutons de rose
De cette rosée de sang.
Salvete flores Martyrum,
Salut fleurs des Martyrs,
quos, lucis ipso in limine,
Christi insecutor sustulit,
ceu turbo nascentes rosas.
que, sur le seuil même de la lumière,
le persécuteur du Christ enleva,
(emporta)
ceu turbo nascentes rosas.
comme la tempête de naissantes roses.
(c'est-à-dire comme la tempête, comme une tempête enlève, emporte de
naissantes roses).
Vos prima Christi victima,
Grex immolatorum tener,
Aram sub ipsam simplices
Palma et coronis luditis.
Vous première victime du Christ,
Troupeau tendre des immolés,
Au pied de l'autel même simples,
Simplices, âmes simples, simples enfants,
Palma et coronis luditis. Vous jouez avec la palme et les
couronnes. Avec votre palme et vos couronnes.
Tel est mon paradis, dit Dieu. Mon paradis est tout ce qu'il y a de
plus simple.
Rien n'est aussi dépouillé que mon paradis.
Aram sub ipsam au pied de l'autel même
Ces simples enfants jouent avec leur palme et avec leurs
couronnes de martyrs.
Voilà ce qui se passe dans mon paradis. A quoi peut-on bien jouer
Avec une palme et des couronnes de martyrs.
Je pense qu'ils jouent au cerceau, dit Dieu, et peut-être aux grâces
(du moins je le pense, car ne croyez point
qu'on me demande jamais la permission)
Et la palme toujours verte leur sert apparemment de bâtonnet.
la tapisserie
de sainte Geneviève
et de Jeanne d'Arc
cahier pour le jour de Noël
et pour la neuvaine de sainte Geneviève
de la quatorzième série;
et pour la neuvaine de sainte Geneviève
de la quatorzième série;
à madame Geneviève Favre
communis urbis atque antiquae
patronae in fidem aeternam
patronae in fidem aeternam
PREMIER JOUR
POUR LE VENDREDI 3 JANVIER 1913
FÊTE DE SAINTE GENEVIÈVE
QUATORZE CENT UNIÈME ANNIVERSAIRE
DE SA MORT
I
Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre,
On la mit à garder un bien autre troupeau,
La plus énorme horde où le loup et l'agneau
Aient jamais confondu leur commune misère.
Et comme elle veillait tous les soirs solitaire
Dans la cour de la ferme ou sur le bord de l'eau,
Du pied du même saule et du même bouleau
Elle veille aujourd'hui sur ce monstre de pierre.
Et quand le soir viendra qui fermera le jour,
C'est elle la caduque et l'antique bergère,
Qui ramassant Paris et tout son alentour
Conduira d'un pas ferme et d'une main légère
Pour la dernière fois dans la dernière cour
Le troupeau le plus vaste à la droite du père.
DEUXIÈME JOUR
POUR LE SAMEDI 4 JANVIER 1913
II
Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre
Et qu'on était content de son exactitude,
On mit sous sa houlette et son inquiétude
Le plus mouvant troupeau, mais le plus volontaire.
Et comme elle veillait devant le presbytère,
Dans les soirs et les soirs d'une longue habitude,
Elle veille aujourd'hui sur cette ingratitude,
Sur cette auberge énorme et sur ce phalanstère.
Et quand le soir viendra de toute plénitude,
C'est elle la savante et l'antique bergère,
Qui ramassant Paris dans sa sollicitude
Conduira d'un pas ferme et d'une main légère
Dans la cour de justice et de béatitude
Le troupeau le plus sage à la droite du père.
TROISIÈME JOUR
POUR LE DIMANCHE 5 JANVIER 1913
III
Elle avait jusqu'au fond du plus secret hameau
La réputation dans toute Seine et Oise
Que jamais ni le loup ni le chercheur de noise
N'avaient pu lui ravir le plus chétif agneau.
Tout le monde savait de Limours à Pontoise
Et les vieux bateliers contaient au fil de l'eau
Qu'assise au pied du saule et du même bouleau
Nul n'avait pu jouer cette humble villageoise.
Sainte qui rameniez tous les soirs au bercail
Le troupeau tout entier, diligente bergère,
Quand le monde et Paris viendront à fin de bail
Puissiez-vous d'un pas ferme et d'une main légère
Dans la dernière cour par le dernier portail
Ramener par la voûte et le double vantail
Le troupeau tout entier à la droite du père.
QUATRIÈME JOUR
POUR LE LUNDI 6 JANVIER 1913
JOUR DES ROIS
CINQ CENT UNIÈME ANNIVERSAIRE
DE LA NAISSANCE DE JEANNE D'ARC
IV
Comme la vieille aïeule au plus fort de son âge
Se réjouit de voir le tendre nourrisson,
L'enfant à la mamelle et le dernier besson
Recommencer la vie ainsi qu'un héritage;
Elle en fait par avance un très grand personnage,
Le plus hardi faucheur au temps de la moisson,
Le plus hardi chanteur au temps de la chanson
Qu'on aura jamais vu dans cet humble village:
Telle la vieille sainte éternellement sage
Connut ce qui serait l'honneur de sa maison
Quand elle vit venir, habillée en garçon,
Bien prise en sa cuirasse et droite sur l'arçon,
Priant sur le pommeau de son estramaçon,
Après neuf cent vingt ans la fille au dur corsage;
Et qu'elle vit monter de dessus l'horizon,
Souple sur le cheval et le caparaçon,
La plus grande beauté de tout son parentage.
CINQUIÈME JOUR
POUR LE MARDI 7 JANVIER 1913
V
Comme la vieille aïeule au fin fond de son âge
Se plaît à regarder sa plus arrière fille,
Naissante à l'autre bout de la longue famille.
Recommencer la vie ainsi qu'un héritage;
Elle en fait par avance un très grand personnage.
Fileuse, moissonneuse à la pleine faucille,
Le plus preste fuseau, la plus savante aiguille
Qu'on aura jamais vu dans ce simple village:
Telle la vieille sainte éternellement sage,
Du bord de la montagne et de la double berge
Regardait s'avancer dans tout son équipage,
Dans un encadrement de cierge et de flamberge,
Et le casque remis aux mains du petit page,
La fille la plus sainte après la sainte Vierge.
SIXIÈME JOUR
POUR LE MERCREDI 8 JANVIER 1913
VI
Comme Dieu ne fait rien que par miséricordes,
Il fallut qu'elle vît le royaume en lambeaux,
Et sa filleule ville embrasée aux flambeaux,
Et ravagée aux mains des plus sinistres hordes;
Et les cœurs dévorés des plus basses discordes,
Et les morts poursuivis jusque dans les tombeaux,
Et cent mille Innocents exposés aux corbeaux,
Et les pendus tirant la langue au bout des cordes:
Pour qu'elle vît fleurir la plus grande merveille
Que jamais Dieu le père en sa simplicité
Aux jardins de sa grâce et de sa volonté
Ait fait jaillir par force et par nécessité;
Après neuf cent vingt ans de prière et de veille
Quand elle vit venir vers l'antique cité,
Gardant son cœur intact en pleine adversité,
Masquant sous sa visière une efficacité;
Tenant tout un royaume en sa ténacité,
Vivant en plein mystère avec sagacité,
Mourant en plein martyre avec vivacité,
La fille de Lorraine à nulle autre pareille.
SEPTIÈME JOUR
POUR LE JEUDI 9 JANVIER 1913
VII
Comme Dieu ne fait rien que par simple bergère,
Il fallut qu'elle vît la discorde civile
Secouer son flambeau sur les toits de la ville
Et joindre sa fureur à la guerre étrangère;
Il fallut qu'elle vît l'horrible harengère
Haranguer le bas peuple et la tourbe servile,
Et de la halle au blé jusqu'à l'hôtel de ville
Refluer le hoquet de l'odieuse mégère:
Pour qu'elle vît venir merveilleuse et légère,
Par les chemins de ronce et de frêle fougère,
Pliant ses beaux drapeaux comme une humble lingère;
Gouvernant sa bataille en bonne ménagère,
Traînant les trois Vertus dans quelque fourragère,
Vers l'antique vaisseau la jeune passagère.
HUITIÈME JOUR
POUR LE VENDREDI 10 JANVIER 1913
VIII
Comme Dieu ne fait rien que par pauvre misère,
Il fallut qu'elle vît sa ville endolorie,
Et les peuples foulés et sa race flétrie,
L'émeute suppurant comme un secret ulcère;
Il fallut qu'elle vît pour son anniversaire
Les cadavres crevés que la Seine charrie,
Et la source de grâce apparemment tarie,
Et l'enfant et la femme aux mains du garnisaire:
Pour qu'elle vît venir sur un cheval de guerre,
Conduisant tout un peuple au nom du Notre Père,
Seule devant sa garde et sa gendarmerie;
Engagée en journée ainsi qu'une ouvrière,
Sous la vieille oriflamme et la jeune bannière
Jetant toute une armée aux pieds de la prière;
Arborant l'étendard semé de broderie
Où le nom de Jésus vient en argenterie,
Et les armes du même en même orfèvrerie;
Filant pour ses drapeaux comme une filandière,
Les faisant essanger par quelque buandière,
Les mettant à couler dans l'énorme chaudière;
Les armes de Jésus c'est sa croix équarrie,
Voilà son armement, voilà son armoirie,
Voilà son armature et son armurerie;
Rinçant ses beaux drapeaux à l'eau de la rivière,
Les lavant au lavoir comme une lavandière,
Les battant au battoir comme une mercenaire;
Les armes de Jésus c'est sa face maigrie,
Et les pleurs et le sang dans sa barbe meurtrie,
Et l'injure et l'outrage en sa propre patrie;
Ravaudant ses drapeaux comme une roturière,
Les mettant à sécher sur le front de bandière,
Les donnant à garder à quelque vivandière;
Les armes de Jésus c'est la foule en furie
Acclamant Barabbas et c'est la plaidoirie,
Et c'est le tribunal et voilà son hoirie;
Teignant ses beaux drapeaux comme une teinturière,
Les faisant repasser par quelque culottière,
Adorant le bon Dieu comme une couturière;
Les armes de Jésus c'est cette barbarie,
Et le décurion menant la décurie,
Et le centurion menant la centurie;
Les armes de Jésus c'est l'interrogatoire,
Et les lanciers romains debout dans le prétoire,
Et les dérisions fusant dans l'auditoire;
Les armes de Jésus c'est cette pénurie,
Et sa chair exposée à toute intempérie,
Et les chiens dévorants et la meute ahurie;
Les armes de Jésus c'est sa croix de par Dieu,
C'est d'être un vagabond couchant sans feu ni lieu,
Et les trois croix debout et la sienne au milieu;
Les armes de Jésus c'est cette pillerie
De son pauvre troupeau, c'est cette loterie
De son pauvre trousseau qu'un soldat s'approprie;
Les armes de Jésus c'est ce frêle roseau,
Et le sang de son flanc coulant comme un ruisseau,
Et le licteur antique et l'antique faisceau;
Les armes de Jésus c'est cette raillerie
Jusqu'au pied de la croix, c'est cette moquerie
Jusqu'au pied de la mort et c'est la brusquerie
Du bourreau, de la troupe et du gouvernement,
C'est le froid du sépulcre et c'est l'enterrement,
Les armes de Jésus c'est le désarmement;
L'avanie et l'affront voilà son industrie,
La cendre et les cailloux voilà sa métairie
Et ses appartements et son duché-pairie;
Les armes de Jésus c'est le souple arbrisseau
Tressé sur son beau front comme un frêle réseau,
Scellant sa royauté d'un parodique sceau;
Les disciples poltrons voilà sa confrérie,
Pierre et le chant du coq voilà sa seigneurie,
Voilà sa lieutenance et capitainerie;
Le lavement de mains et la forfanterie
De ce garde des sceaux et la plaisanterie
De ces beaux damoiseaux et la galanterie
De ces beaux jouvenceaux c'est sa boulangerie,
Et son pain de poussière et de sueur pétrie,
Et l'éponge de fiel et de vinaigrerie;
La croix bien assemblée en double coulisseau,
L'ironique pancarte engravée au ciseau,
Le tasseau pour les pieds descendant en biseau;
Un autre bûcheron avait coupé ce bois,
Un autre charpentier avait taillé la croix,
Mais lui-même, et nul autre, avait porté ce poids;
L'image de la Vierge en tissu de soierie,
Et sainte Marguerite en fleurs de draperie,
Et sainte Catherine et la tapisserie
Où l'on voit saint Michel habillé de nouveau,
Le Saint-Esprit planant sous figure d'oiseau,
Et l'archange écrasant Satan sur le museau;
Mais Satan lui résiste et par sorcellerie
Et par atermoiement et par grivèlerie
S'est juré d'absorber et la Beauce et la Brie;
Les saints ont sur la tête un très léger cerceau
Pour bien voir que c'est eux, une sorte d'arceau
Ouvre le paradis, Jésus dans son berceau
Regarde saint Joseph et par espièglerie
Veut lui tirer la barbe et le vieux se récrie
Et fait semblant de mordre afin que l'enfant rie;
Mais Satan les regarde et fumant du naseau
Ce serpent venimeux, cet immonde pourceau
S'est juré d'empester le faubourg Saint-Marceau;
Ce serpent à sonnette avec sa sonnerie
S'est vanté qu'il ferait (voyez sa hâblerie)
Jeter par ses suppôts les saints à la voirie;
Les armes de Jésus c'est la paille et l'étable
Et le pain et le vin et la nappe et la table,
Et le plus malheureux, voilà son connétable;
Les armes de Satan c'est la supercherie,
Un aplomb infernal, une aigre drôlerie,
Le savoir des savants et la cafarderie;
Les armes de Jésus c'est la poignante épine,
C'est la fleur de son sang sur la blanche aubépine,
Et les fleurs de ses pleurs sur la rouge églantine;
La perle qui descend sur sa joue attendrie,
Et la perle qu'il boit sur sa lèvre appauvrie,
Voilà ses beaux cristaux et sa joaillerie;
Les armes de Jésus c'est la verte couronne,
C'est ce front que l'amour et la grâce environne,
Et l'éternelle fleur qui sur sa peau fleuronne;
La perle qui descend sur sa face amoindrie
Et qui vient humecter sa langue rabougrie,
Voilà son coffre-fort et sa bijouterie;
Les armes de Jésus c'est notre forfaiture,
Les clous et le marteau, la robe sans couture,
L'homme, l'ange et la bête et la double nature;
Les armes de Satan c'est la jobarderie,
C'est le scientificisme et c'est l'artisterie,
C'est le laboratoire et la flagornerie;
Les armes de Satan c'est notre forfaiture,
C'est d'avoir dispersé la robe sans couture,
C'est la bête sous l'ange et la double nature;
Les armes de Satan c'est la bouffonnerie,
Et c'est le moraliste et son infirmerie,
Et la haute éloquence et sa pâtisserie;
Les armes de Jésus c'est la peine de l'homme,
C'est le chemin qui mène et qui ramène à Rome,
C'est la main qui le frappe et le poing qui l'assomme;
Les armes de Satan c'est la parfumerie
De l'écrivain disert et c'est la sucrerie
De l'écrivain amer et c'est la pruderie,
La blette aridité de la vieille dévote,
C'est l'âme en confiture et la poire en compote,
Et le raisin coti moisissant dans la hotte;
Les armes de Satan c'est le clou dans la botte,
La nef sans nautonnier, la flotte sans pilote,
Le carcan, le garrot, l'entrave, la menotte;
Les armes de Satan c'est quelque jonglerie,
C'est le loup dans la ferme et dans la bergerie,
C'est le renard feutré dans la poulaillerie;
Les armes de Jésus c'est l'amour et la peine,
Les armes de Satan c'est l'envie et la haine,
Et la guerre est aux mains de toute châtelaine;
Les armes de Satan c'est quelque forgerie,
Un document secret dans quelque hôtellerie,
Les armes de Satan c'est toute diablerie;
Les armes de Jésus c'est la croix de Lorraine,
Et le sang dans l'artère et le sang dans la veine,
Et la source de grâce et la claire fontaine;
Les armes de Satan c'est la croix de Lorraine,
Et c'est la même artère et c'est la même veine
Et c'est le même sang et la trouble fontaine;
Les armes de Jésus c'est l'esclave et la reine
Et toute compagnie avec son capitaine
Et le double destin et la détresse humaine;
Les armes de Satan c'est l'esclave et la reine
Et toute compagnie avec son capitaine
Et le même destin et la même déveine;
Les armes de Jésus c'est la mort et la vie,
C'est la rugueuse route incessamment gravie,
C'est l'âme jusqu'au ciel insolemment ravie;
Les armes de Satan c'est la vie et la mort,
Le désir et la femme et les dés et le sort
Et le droit du plus dur et le droit du plus fort;
Les armes de Jésus c'est la mort et la vie,
C'est le glaive de Dieu qui hésite et dévie,
C'est la fidèle route obscurément suivie;
Les armes de Satan c'est la vie et la mort,
C'est l'écueil immobile en plein milieu du port,
C'est la peine immuable en plein milieu du sort;
Les armes de Jésus c'est la vie et la mort,
C'est un heureux naufrage en plein milieu du port,
C'est le plus beau présage en plein milieu du sort;
Les armes de Satan c'est la vie et la mort,
C'est le péril de mer, c'est l'homme dans son tort,
Le voleur aux aguets, le tyran dans son fort;
Les armes de Jésus c'est la vie et la mort,
C'est Dieu dans sa justice et Satan dans son tort,
La beauté du plus pur, le juste dans son fort;
Les armes de Jésus c'est la vie et la mort,
C'est l'enfant et la femme et le secret du sort,
Le navire acouflé dans le recreux du port;
Les armes de Satan c'est l'homme qui dévie,
C'est les deux poings liés et c'est l'âme asservie,
C'est la vengeance inlassablement poursuivie;
Les armes de Jésus ce sont les deux mains jointes,
Et l'épine et la rose et les clous et les pointes,
Et sur le lit de mort les pauvres âmes ointes;
C'est le chœur alterné des martyrs et des saintes,
C'est le chœur conjugué des sanglots et des plaintes,
Le temple, les degrés, les pilastres, les plinthes;
Les armes de Satan c'est le vert térébinthe,
Cet arbre résineux et c'est la coloquinte,
Cette citrouille amère et c'est la morne absinthe;
Les armes de Satan c'est les deux poings liés,
Les armes de Jésus les cœurs humiliés,
Les pauvres à genoux, les suppliants pliés;
Les armes de Jésus c'est la belle jacinthe
Posée en un tapis dans une belle enceinte,
Plus douce que la laine et plus souple et mieux teinte;
Les armes de Jésus c'est la cloche qui tinte
Pour les sept sacrements, c'est l'ordre et la contrainte,
Et le dessin fidèle de l'image bien peinte;
Les armes de Satan c'est la cloche qui tinte
Pour le feu de l'enfer, c'est la ville contrainte
A passer par le sort, c'est toute âme repeinte
Avec un faux pinceau, c'est toute règle enfreinte
Au nom de quelque règle et toute foi restreinte
Au nom de quelque maître et toute ville ceinte
D'un rempart frauduleux et toute fleur déteinte
A force de pleuvoir et toute flamme éteinte
A force de brûler, toute infortune atteinte
Au seuil de toute mort et la morne complainte
Au long de toute vie et l'éphémère empreinte
De nos pas sur le sable et la mortelle étreinte
Des deux amants impurs: le corps, l'âme contrainte;
Les armes de Satan c'est la ruse et la feinte,
L'épouvante, l'envie et la graisse qui suinte,
Et le double concert des asthmes et des quintes,
Et les cœurs compliqués et les soins et les craintes
Et les cœurs contournés comme des labyrinthes;
Les armes de Jésus c'est l'éternelle empreinte
De ses pas sur le sable et l'immortelle étreinte
Des deux époux très purs: le corps et l'âme astreinte;
Les armes de Jésus c'est la faim assouvie,
C'est le corps glorieux, ce n'est pas la survie,
C'est l'éternelle table abondamment servie;
Satan c'est la vengeance elle-même assouvie,
Les armes de Satan c'est une horlogerie,
Un chef-d'œuvre d'adresse et de serrurerie;
Mais la clef c'est Jésus et Jésus est la porte,
Et la porte du ciel ne se prend qu'à main forte,
Et tous les serruriers resteront à la porte;
Les armes de Jésus c'est cette grande escorte
Que Rome lui prêta, c'est la rude cohorte
Qui lui faisait honneur et c'est la croix qu'il porte;
Les armes de Satan sont de la même sorte,
Car c'est la même Rome et c'est la même escorte
Et la même cohorte et la même mer Morte;
Les armes de Jésus c'est qu'il nous réconforte
En notre déconfort et c'est qu'il nous reporte
Au premier paradis et c'est qu'il nous apporte
Le pardon de son père et c'est qu'il nous emporte
Au dernier paradis et c'est qu'il nous déporte
De l'exil du péché vers ce qui seul importe
Et c'est notre salut et c'est qu'il nous transporte
Au royaume de grâce et c'est qu'il nous supporte,
Nous et notre péché cette immense mainmorte
Qu'il porte sur l'épaule et c'est qu'il nous exhorte
Par son silence même et qu'il frappe à la porte
Et que l'homme est au vent comme la feuille morte;
Les armes de Satan c'est la même mainmorte,
Le même désarroi, c'est qu'il nous déconforte
En notre réconfort et c'est qu'il nous reporte
Au péché d'origine et c'est qu'il nous rapporte
Le mépris du pardon et c'est qu'il nous remporte
A la science du mal et qu'il nous redéporte
Vers la terre du bagne et qu'il nous retransporte
Au ténébreux royaume où lui-même supporte
Le poids de tout un monde et c'est qu'il nous exhorte
Par les beaux compliments et qu'il gratte à la porte,
Et que l'homme est léger comme la feuille morte
Et comme elle pourrit sous les pieds du cloporte;
Les armes de Jésus c'est la vie et la mort,
C'est un solide ancrage au beau milieu du port,
Et c'est le grand partage au beau milieu du sort;
Les armes de Jésus c'est la vie et la mort,
C'est un heureux mouillage en plein milieu du port,
C'est le grand héritage en plein milieu du sort;
Les armes de Jésus c'est la vie et la mort,
C'est le bon voisinage en plein milieu du port
Et le pèlerinage en plein milieu du sort;
Les armes de Jésus c'est la vie et la mort,
C'est le compagnonnage en plein milieu du port,
Et c'est l'appareillage en plein milieu du sort:
Les armes de Satan ce sont les sept péchés,
Et la minauderie avec les airs penchés,
Et les honteux ressorts savamment déclanchés;
Les armes de Jésus ce sont les trois Vertus,
Et les torses courbés et les reins courbatus,
Et les galériens battus et rebattus;
Les armes de Satan c'est la méthode torte,
Le sang de l'oreillette et le sang de l'aorte,
Le sang du ventricule et de la veine porte;
Les armes de Jésus c'est tout le sang du cœur,
Le sang de la victime et le sang du vainqueur,
Le sang du noble cerf et le sang du piqueur;
Les armes de Satan ce sont les sept péchés
Embarqués quatre à quatre et mollement couchés
Dans la folle galère aux dais empanachés;
Les armes de Jésus c'est la barque de Pierre,
Qui toujours fluctuante et toujours batelière,
Racle de ses filets le fond de la rivière;
Les armes de Jésus c'est la barque de Pierre,
C'est le vieux pêcheur d'homme assis sur son derrière,
Dépeuplant l'Océan, le lac et la rivière;
Les armes de Jésus c'est les sept sacrements
Dans la barque de Pierre et les sept bâtiments
Qui suivent par derrière et les sept monuments
Qui ne périront point, les sept couronnements,
Qui sont les sept douleurs, les sept fleuronnements
De l'arbre de la grâce et les sept firmaments;
Les armes de Jésus c'est cette unique nef,
Gouvernant au plus près sous cet unique chef,
Toujours en plein péril et toujours sans méchef;
Les armes de Jésus c'est cet unique fief,
Tenu par un seul homme armé de quelque bref,
Toujours en plein péril et toujours sans grief;
Les armes de Jésus c'est l'éternelle peine
Assise au creux du lit de toute race humaine
Et la mort est aux mains de toute châtelaine;
Les armes de Jésus c'est la grande semaine
Qui part du lundi saint, c'est la grande neuvaine
Qui part du trois janvier et c'est la barque pleine
Les armes de Jésus c'est cette unique nef,
Le bateau vers l'écluse amarré dans le bief,
Le bateau charpenté par le vieux saint Joseph;
Mais c'est aussi Jacob et le premier Joseph,
Moïse sur le Nil dans une étroite nef,
Et le peuple de Dieu gouverné derechef;
Les armes de Jésus c'est le sang de sa veine
Et le sang de son cœur, les sanglots de sa peine
Et l'immense sanglot de toute race humaine;
Les armes de Satan c'est la sourde gangrène
Et l'obscur mal de tête et la lourde migraine
Et l'orgueil et l'ivraie et la mauvaise graine;
Les armes de Jésus c'est la double prière,
L'une marchant devant, l'autre marchant derrière,
Comme lui matinale et vers lui journalière;
Les armes de Jésus c'est la double prière,
L'une arrivant devant, l'autre avançant derrière,
Comme lui vespérale et vers lui journalière;
C'est aussi le secret, la prière nocturne,
L'immuable regret dans un cœur taciturne,
Et la mort de l'amour et la cendre dans l'urne;
Les armes de Jésus c'est l'angélus du soir
Et celui du matin, le calme reposoir
Dans la procession, l'éclatant ostensoir
Balancé sur les fronts comme un soleil ardent;
Les armes de Satan c'est la griffe et la dent,
Le nez mal retroussé, le regard impudent
Les armes de Jésus c'est le calme du soir,
C'est la procession assise au reposoir.
De feuilles et de fleurs, c'est le lourd ostensoir
Levé dessus les fronts comme un soleil levant,
Les armes de Jésus c'est la pluie et le vent
Qui souffle sur la nef et c'est le cœur fervent;
C'est le fruit qui mûrit aux planches du dressoir,
C'est l'enfant qui se couche et qui vous dit bonsoir,
Et s'endort en priant, c'est le lourd ostensoir
Haussé dessus les fronts comme un soleil couchant,
C'est le souple vallon, c'est le coteau penchant,
L'église dans la plaine et la prose et le chant;
C'est la grappe giclant sous l'énorme pressoir,
C'est l'étang répandu dessus le déversoir,
C'est l'encens balancé dans le lourd encensoir;
Les armes de Satan c'est l'écu trébuchant,
Le propos alléchant, le souffle desséchant,
La plaine sans église et l'ortie et le champ;
Les armes de Jésus c'est l'écuyer tranchant,
Le bon et le méchant, le beau vaisseau marchand,
L'église sur la plaine et l'homme sur le champ;
Les armes de Jésus, c'est la belle marraine
Et c'est le beau baptême et c'est la belle étrenne
Et l'avoine et le seigle et c'est la bonne graine
Et c'est le seneçon et c'est les sept péchés
Par la contrition et les nœuds relâchés
Du filet de Satan et les cordons tranchés;
Les armes de Satan c'est les sept débauchés,
Et c'est le prince-évêque et les sept évêchés,
Et les tentations courant sur les marchés;
Les armes de Jésus c'est sept cents évêchés,
Et c'est le pape-évêque et cent archevêchés,
Et l'esclave et l'enfant vendus sur les marchés;
Les armes de Jésus c'est sa tête penchée;
Son coude, son genou, son épaule écorchée,
Son estomac, ses reins, sa hanche démanchée;
Sa barbe, ses cheveux, ses habits arrachés,
Sa poitrine, ses bras, ses poignets attachés,
Les plus savants ressorts à l'instant décrochés;
C'est dans le vieux Paris la foule endimanchée
Le dimanche matin, c'est la soif étanchée
Au calice d'or pur, la pauvresse penchée
Sur une plus pauvresse et c'est l'amour cachée
Dans l'âme la plus pauvre et la douleur couchée
Dans le lit de tout homme et toute orge fauchée;
Les armes de Jésus c'est toute onde épanchée
Dans un gosier de fièvre et toute âme ébauchée
Au coin de toute lèvre et toute fleur jonchée
Au pied des pieds saignants et toute arme ébréchée
A force de servir et la tige ébranchée
A force de produire et la paille hachée;
Les armes de Jésus c'est l'amour et la peine,
Et l'amour est aux mains des suppôts de la haine,
Et la mort est aux mains de toute châtelaine;
Les armes de Jésus c'est la vie et la mort,
C'est le fleuve fécond, c'est l'éternel apport
De vase et de limon en plein milieu du port;
Les armes de Jésus c'est ce gamin qui dort,
C'est la honte et la peine et son frère le sort,
Et l'amour est aux mains des suppôts de la mort;
Les armes de Satan c'est la sensiblerie,
C'est censément le droit, l'humanitairerie,
Et c'est la fourberie et c'est la ladrerie;
Les armes de Satan c'est la bête lâchée,
Le déshonneur gratuit, la honte remâchée,
Le troupeau mal conduit, la terre mal bêchée;
Les armes de Satan c'est le membre arraché,
Le bourgeon retranché, le rameau détaché,
Le bœuf aiguillonné, le cheval cravaché;
Les armes de Jésus c'est la haute terrasse
D'où retombe en jet d'eau la source de la grâce,
Et la vasque au flanc grave et le sang de la race;
Les armes de Satan c'est la basse menace
Aux coins de toute lèvre et la gluante trace
Que laisse sur la fleur la visqueuse limace;
Les armes de Satan c'est un esprit pointu,
C'est le corps en lambeaux, c'est le cœur combattu,
Le bourreau mal payé, le procès débattu;
Les armes de Jésus c'est le cœur combattu,
C'est le corps tout entier et la même vertu
Et la grappe écrasée et le froment battu;
Les armes de Jésus c'est le grain sous la meule,
Le raisin sous la presse et l'oiseau dans la gueule,
Et le fils dans le père et l'enfant dans l'aïeule;
Mais Satan le regarde et ce vil vermisseau
A juré d'étouffer sous l'ombre et le boisseau
La lumière et la lampe et la plaine Monceau;
Les armes de Satan c'est une gagerie,
C'est sa forfanterie et son effronterie.
Et c'est le philologue et sa quincaillerie;
Les armes de Satan c'est notre servitude,
C'est notre hébétement, notre longue habitude
Et la nuit et la veille et la lampe et l'étude;
Les armes de Jésus c'est la béatitude
Et c'est la parabole et la mansuétude
Et c'est quand il pleura sur cette multitude;
Les armes de Satan c'est notre quiétude
Et c'est le théorème et c'est la certitude,
Le pouvoir, le savoir et la décrépitude;
Les armes de Jésus c'est le tranchant du sort,
C'est ce point sur le glaive où la vie et la mort
Déjouent le corps et l'âme en plein milieu du port;
Les armes de Jésus c'est notre inquiétude,
L'axiome, la règle et notre incertitude,
Le devoir, le pouvoir et la vicissitude;
Les armes de Jésus c'est notre servitude,
C'est toute solitude et toute plénitude,
Et notre turpitude et notre lassitude;
Les armes de Satan c'est la criaillerie,
Le vote, le mandat et la suffragerie,
Et l'avocasserie et la haranguerie;
Les armes de Jésus c'est sa sollicitude,
Et notre ingratitude et son exactitude,
Et la similitude et toute rectitude;
Les armes de Satan c'est pure vanterie,
C'est du vieux bric à brac, de l'antiquaillerie,
Du fabriqué, du faux, de la ferronnerie;
Les armes de Satan c'est le fruit défendu,
C'est le meurtre d'Abel, c'est le sang répandu,
C'est Judas dépendu, c'est Judas rependu;
Les armes de Satan c'est le filet tendu,
C'est le propos douteux et le sous-entendu,
Et toute controverse et tout malentendu;
Les armes de Satan c'est Jésus-Christ vendu,
C'est les trente deniers, c'est Joseph descendu
Au fond de la citerne et captif revendu;
Les armes de Satan c'est la race perdue,
C'est le lacet tressé, c'est la corde tordue,
Toute chair assaillie de toute chair mordue;
Les armes de Satan c'est tout le résidu
Et la lie et l'écume et c'est l'individu
Et c'est le commentaire et le compte rendu;
Les armes de Satan c'est toute dette due
Irrémissiblement, la honte suspendue,
Et par son gouverneur toute ville rendue;
Les armes de Jésus c'est Satan confondu,
Tout fossé remparé, tout rempart défendu,
Tout terrain regagné sur le terrain perdu;
Et la dette remise et la dette rendue
Par le frère à son frère et la brebis perdue
Et toute âme assaillie et toute âme mordue;
Les armes de Jésus c'est la nuit répandue
Pour le repos de l'homme et la ferme vendue
Pour payer les impôts et la brebis tondue;
Les armes de Jésus c'est la neige fondue
Au soleil du printemps, la hache suspendue
Au jour du jugement et c'est l'âme éperdue
De son indignité, c'est la grande étendue
Et l'arbre de Noël et la bûche fendue
Et c'est depuis Adam la nouvelle attendue;
Les armes de Jésus c'est la bonne aventure,
Et c'est le Créateur créant la créature,
Et le sceau du Seigneur mettant la signature;
Les armes de Satan c'est la caricature
Et la contrefaçon de toute signature
Et l'homme jugeant l'homme et la magistrature
Assise au tribunal, c'est la lettre surie,
La littéralité morne et déjà pourrie,
Les armes de Satan c'est la chancellerie;
Les armes de Satan c'est la plaisanterie,
Cette sauce tournée et c'est l'hôtellerie
Pour les mauvais passants et c'est l'ivrognerie
Les coudes sur la table et la clabauderie
Et la ribauderie et la maussaderie
Et la badauderie et la nigauderie;
Les armes de Jésus c'est la charpenterie,
L'établi, la varlope et la menuiserie,
La scie et le rabot et l'ébénisterie,
Le denier de la veuve et le bon ouvrier;
Les armes de Satan c'est le vil usurier,
L'armurier, le guerrier, le manufacturier;
Les armes de Satan c'est la truanderie,
Le mauvais compagnon, la camaraderie,
Le mauvais camarade et la cafarderie
Et le mauvais garçon; c'est le regard oblique
Jeté sur le voisin, le peuple famélique
Sous la bombance énorme et pantagruélique;
Les armes de Jésus c'est la foi catholique
Enchâssée à prix d'or, la ronde basilique,
Et c'est la paix publique et la sainte relique;
Les armes de Satan c'est tout ce qui complique
La très simple existence et c'est quand il implique
L'innocent dans le crime et dans le diabolique;
Les armes de Jésus c'est le cèdre biblique,
La salutation, la ferveur angélique,
L'annonciation de l'ère évangélique;
Les armes de Satan c'est sa ruse et sa clique
Et sa claque sournoise et méphistophélique,
Et sa noise en sourdine et machiavélique;
Les armes de Jésus c'est le léger caïque
De Pierre sur le lac, c'est l'archange archaïque
Fermant le paradis, c'est la foi judaïque.
Et la première loi, c'est la race hébraïque
Et le tronc d'Israël, et c'est la mosaïque
De la vertu des clercs, de la vertu laïque;
Les armes de Jésus c'est la loi mosaïque,
Les dix commandements au peuple liturgique,
Et qu'il n'a point rayés de Rome apostolique;
Les armes de Jésus c'est la mort héroïque
Du martyr dans l'arène et la douceur stoïque
Du saint et c'est aussi la vertu prosaïque;
Les armes de Satan c'est la courbe saïque,
Souple vaisseau de charge et c'est l'art chaldaïque
Et la vertu du riche et du pharisaïque;
Et c'est l'aigre réplique et le somnambulique,
Et le cyrénaïque et l'aristotélique,
Et le pire de tout c'est bien quand il explique;
Les armes de Jésus c'est l'ardente supplique
Du pauvre au gouverneur, c'est le parabolique,
Et c'est les huit bonheurs sous Rome apostolique,
Et c'est le roi de France et c'est la république
Et c'est le bref du pape et la lourde encyclique
Parmi les deuils privés et la vertu publique;
Les armes de Satan c'est le vil publicain,
Le percepteur de Rome et le fieffé coquin
Qui berne l'honnête homme et qui fait le faquin;
L'avare péager, le servile sequin,
L'infidèle berger, le manteau d'Arlequin
De vice et de vertu, le grossier mannequin
Qui fait peur aux moineaux, le rude casaquin
Sur l'armure de guerre et le lourd troussequin
Sur le cheval de guerre et l'ennuyeux pasquin;
Les armes de Jésus c'est le Samaritain,
Le blessé recueilli, le pauvre franciscain,
Les armes de Jésus c'est le républicain;
Les armes de Satan c'est le faux symbolique,
La pierre en comprimé, le marbre en majolique,
(La pierre de Jésus, c'est le pur pentélique);
Les armes de Satan c'est toute hyperbolique,
Le masque de Satan c'est toute bucolique
Modulant sous le hêtre une pure idyllique;
Les armes de tous deux c'est le mélancolique,
Soit qu'il soit descendu du vieux cèdre biblique,
Soit qu'il soit remonté de jeune république;
Les armes de Satan c'est toute idolâtrie,
Tout réassortiment, toute replâtrerie,
Tout fatras, tout raccord, toute folâtrerie;
Les armes de Jésus c'est culte de doulie
Ou d'asservissement, c'est culte de latrie
Ou d'adoration, c'est culte de patrie
Ou de terre natale; et démonolâtrie
Retourne vers Satan avec zoolâtrie,
Avec psychiâtrie, avec chimiâtrie,
Avec l'ergot du seigle et les autres caries,
Et les phylloxéras et les vignes flétries,
Et les puits desséchés et les races taries;
Les armes de Jésus c'est la pauvre monture,
L'ânon de cette ânesse et c'est la courbature
De ses reins bâtonnés et c'est la sépulture
Dans un caveau prêté, c'est l'agneau sans pâture,
C'est la barque de Pierre errante et sans mâture,
Et le préteur de Rome et c'est la préfecture
Et le préfet de Rome et cette humble toiture,
Ce chaume au ras du sol et l'unique voiture
Avec un seul cheval et la vieille clôture
En mauvais fil de fer et la progéniture
Attendant sous la lampe une humble nourriture,
Espérant vaguement un pot de confiture;
Les armes de Satan c'est cette dictature
De ces sept qui sont sept sur la même monture,
Sur un cheval pourri tenus par la ceinture;
Les armes de Jésus c'est la sainte Écriture
Depuis le premier livre et c'est toute droiture
Depuis le premier pas et c'est toute armature
Tenant son homme roide et c'est toute ossature
Tenant son homme ferme et toute architecture
Tenant la maison pleine et basse de stature;
Les armes de Satan c'est le mauvais docteur,
(Mais en est-il de bons?), c'est le mauvais acteur
Qui joue à contre sens et le mauvais lecteur
Qui lit à contre texte et c'est le détracteur
Qui détracte et détraque et le simple électeur
Qui rétracte et qui vote et le morne inspecteur
Qui regarde et surveille et le dur directeur
Qui regarde et gouverne et le lourd protecteur
Qui regarde et qui pèse et qui fait le recteur;
Les armes de Satan c'est le contradicteur
Qui dit d'abord: Mais non, c'est l'antique licteur
Et l'antique faisceau, c'est Satan destructeur;
Les armes de Satan c'est Satan constructeur
Du satané parvis, c'est Satan conducteur
De l'homme vers sa perte et Satan rédacteur
De la fausse nouvelle et c'est tout abstracteur
De la cinquième essence et tout contrefacteur
Qui sera poursuivi, c'est Satan collecteur
D'impôts pour son État, c'est Satan correcteur
Dans son mauvais journal, et traître traducteur
Dans son mauvais patois, et fourbe producteur
De produits frelatés, brillant introducteur
Au royaume d'enfer, décevant instructeur
De mauvaise recrue et sinistre amateur
D'art pour ses collections et savant armateur
De naufrage et superbe et docile imposteur,
Les armes de Satan c'est Satan séducteur;
Les armes de Satan c'est la sévère cotte
De maille et c'est aussi le regard qui clignotte
Sous la lourde visière et sous la bourguignotte;
Les armes de Jésus c'est la race future,
C'est le riche missel, c'est la miniature,
Et le ciel et l'enfer et la terre en peinture;
Les armes de Satan c'est la mésaventure,
Le traître couronné, la mauvaise lecture,
Les armes de Satan c'est la littérature;
Les armes de Jésus c'est noblesse et roture
Égales vers sa face et la belle sculpture
Au portail de l'église et la fine moulure;
Les armes de Jésus c'est la riche tenture
Devant le tabernacle et la rouge teinture
De la robe du prêtre et des croix de torture;
Les armes de Satan c'est toute conjecture
Maraudant sur le texte et c'est toute imposture,
Toute note au crayon, toute maculature;
Et c'est toute leçon qui n'est pas la lecture,
Et c'est toute façon qui n'est pas la facture,
Et c'est toute moisson qui n'est pas drue et dure;
Et c'est toute prison qui n'est pas la capture,
Et toute liaison qui n'est pas la rupture,
Toute cendre, tout feu qui n'est pas feu qui dure;
Les armes de Satan c'est la désinvolture,
C'est la fausse élégance et toute conjoncture
Où l'homme droit est mis en oblique posture;
Les armes de Satan c'est la fausse culture
Qui sème le chiendent et c'est la couverture
Volée au vieux cheval et c'est toute ouverture
Que l'on n'a pas ouvert et toute fermeture
Que l'on n'a pas fermée et toute quadrature
Que l'on n'a pas quarrée et c'est toute arcature
Que l'on n'a pas arquée et c'est toute rature
Au milieu de la page et toute ligature
Qui n'est pas pour la greffe et toute horticulture
Qui n'est pas pour la fleur, toute arboriculture
Qui n'est pas pour le fruit, toute viticulture
Qui n'est pas pour le vin, c'est toute agriculture
Qui n'est pas pour le blé, c'est toute apiculture
Qui n'est pas pour le miel, toute sylviculture
Qui n'est pas pour le bois et c'est toute bouture
Qui n'a pas pris racine et c'est toute mouture
Qui n'est pas du moulin et toute portraiture
Qui n'est pas le modèle et toute investiture
Qui ne vient pas de Dieu, c'est le point de suture
Quand il est mal cousu, c'est la judicature
De l'homme sur un homme et la candidature
Assise en robe blanche au seuil de la préture;
Les armes de Satan c'est la nomenclature
Et le dénombrement, c'est toute fourniture
Qui n'est pas à bon poids, c'est la belle denture
Des bêtes dans l'arène et c'est la devanture
Qui masque la maison et c'est toute jointure
Qui s'articule mal et c'est toute fracture
Qui ne se réduit pas, c'est toute contracture
Qui ne se résoud pas et c'est toute structure
Qui n'est pas organique et c'est toute questure
Où l'on est candidat et c'est toute texture
Qui n'est pas de bon fil et c'est toute mixture
Qui n'est pas du bon vin et c'est toute mouture
Qui n'est pas du bon pain et c'est toute pâture
Qui n'est pas du bon grain et c'est toute clôture
Qui n'est pas de bon bois et c'est toute questure
Qui requiert à faux poids, frappe à fausse mesure,
Paie à fausse monnaie et prête avec usure;
Les armes de Jésus c'est la législature
Des dix commandements et c'est la tablature
Des tables de la loi, c'est la nonciature
Quand le nonce est du pape et la judicature
Quand le juge craint Dieu, c'est la magistrature
Quand elle est magistrale et la cléricature
Quand le clerc est prudhomme et c'est la prélature
Quand l'évêque est Aignan ou saint Bonaventure
Ou saint Côme ou saint Loup, la sacrificature
Quand c'est lui la victime et c'est toute vêture
Qui vêt l'âme et le corps et c'est toute tonture
Qui n'écorchera pas la faible créature;
Les armes de Jésus c'est la belle paroisse
Assise au cœur de France et c'est la noble angoisse
Du curé soucieux que son troupeau recroisse;
Les armes de Jésus c'est la belle provende
Éparse au râtelier, c'est le thym, la lavande,
Et la rose et l'œillet et la souple guirlande;
Les armée de Jésus c'est le bon voisinage
Entre les pauvres gens, c'est le pauvre village
Et l'église au milieu, c'est le compagnonnage
Entre bons compagnons, c'est le pèlerinage
Entre bons pèlerins, c'est le pauvre ménage
Entre l'homme et la femme et le long mariage;
Les armes de Jésus c'est les enfants bien sages
Assis au coin du feu, c'est les belles images
Qu'on voit sur les vitraux et c'est les trois rois mages;
Les armes de Satan c'est les magiciens
Et la magicerie et les faux entretiens
Et les libres discours au conseil des anciens;
Les armes de Jésus c'est la pauvre famille,
Les frères et la sœur, les garçons et la fille,
Le fuseau lourd de laine et la savante aiguille;
Les armes de Jésus c'est tous les cœurs païens:
Pourvu qu'on les baptise et les rende chrétiens,
Il en fait les plus purs de tous ses paroissiens;
Les armes de Jésus c'est tous les plébéiens:
A moins qu'on les courtise et les rende vauriens,
Il en fait les plus durs de ses fermes soutiens;
Les armes de Jésus c'est les bons citoyens:
Quand la grâce les prend par ses secrets moyens,
Il en fait les plus sûrs de ses curés doyens;
Les armes de Jésus c'est la docilité,
C'est la foi, l'espérance et c'est la charité,
C'est la femme et l'enfant et la fidélité;
Les armes de Jésus c'est la fragilité,
C'est la vertu civique et c'est la liberté,
C'est la femme et l'enfant et c'est la pauvreté;
Les armes de Jésus c'est la simplicité,
C'est la paix éternelle et c'est dans la cité
Tout un fleuve de grâce et d'efficacité;
Les armes de Jésus c'est la nécessité
Du travail et du pain et c'est dans la cité
Tout un fleuve de grâce et de félicité;
Les armes de Jésus c'est la sagacité,
Le pardon de l'offense et c'est dans la cité
Tout un fleuve de grâce et de vivacité;
Les armes de Jésus c'est la mendicité
Du dernier misérable et c'est dans la cité
Tout un fleuve de grâce et de ténacité;
Les armes de Satan c'est le chemin tortu,
Le sentier dérobé, le cheval abattu
Les quatre fers en l'air, et le mulet têtu;
Les armes de Satan c'est la fausse tendresse
Couchée au lit de l'homme et la molle paresse
Qui dort le long du jour et se désintéresse
Du pauvre et de l'enfant et c'est la charmeresse
Avec ses mots savants et la devineresse
Et sa vieille grimace et c'est l'enchanteresse
Avec ses vieux onguents et c'est la sécheresse
Du cœur et c'est la vraie et c'est la fausse adresse
De l'homme très malin; c'est l'homme qui transgresse
Les vieilles lois de l'homme et c'est l'homme qui tresse
Le chanvre du gibet et l'homme qui progresse.
Les armes de Satan c'est l'homme qui s'engraisse
Du sang du malheureux, le serpent qui redresse
La tête et c'est aussi le vigneron qui presse
La grappe et fait jaillir le vin doux et l'ivresse;
Les armes de Jésus c'est toute forteresse
Qui tient et c'est la noble et la pure caresse
De la mère à l'enfant et c'est la maladresse
De l'homme pas malin et la sourde tendresse
De la mère à la fille afin que reparaisse
En cette enfant naissante une même tendresse
Et dans le temps futur une même caresse
Et ce même regard et cette même tresse
Blonde qui fleurira, cette même détresse
Qui sera consolée, et cette âme pauvresse
Et dans le dernier temps une même allégresse;
Les armes de Jésus c'est l'homme qui s'adresse
Directement à Dieu, c'est l'homme qui s'adresse
A quelque saint patron, c'est l'homme qui se dresse
Contre l'iniquité, c'est l'homme qui s'empresse
A panser le blessé, c'est la fraîche compresse
Sur la cuisante plaie et l'homme qui s'engraisse
De sanglots et de pleurs, de peine et de détresse,
Et d'un regret plus beau que la même tendresse,
Et l'arme aux mains de l'ange ardente et vengeresse
Au seuil du paradis afin que comparaisse
L'âme toujours chassée et toujours chasseresse,
L'âme toujours esclave et ensemble maîtresse,
L'âme toujours enfant et toujours pécheresse;
Les armes de Jésus c'est la lettre et l'esprit,
Mais c'est l'esprit qui mène et l'esprit qui nourrit,
Et la lettre n'est là que comme un mot d'écrit;
Les armes de Jésus c'est la lettre et l'esprit,
C'est le père qui gronde et l'enfant qui sourit,
C'est le Père et le Fils et c'est le Saint-Esprit;
La lettre est ce qui tue et l'esprit vivifie,
Et la lettre est la mort et l'esprit est la vie,
Et la lettre est l'orgueil et la lettre est l'envie;
C'est l'esprit qui commande et la lettre qui sert,
C'est l'esprit qui demande et la lettre qui perd
Et c'est l'esprit qui sauve et prêche en plein désert;
C'est l'esprit qui gouverne et l'esprit qui conduit
L'homme vers un seul point et la lettre qui suit
Vers la lampe de l'ogre et c'est l'esprit qui cuit
Le pain quand il est chaud, c'est l'esprit qui déduit
Jésus du vieil Adam et derechef induit
Israël en Jésus que la lettre réduit;
C'est l'esprit qui combat et la lettre qui fuit,
C'est l'esprit qui travaille et l'esprit qui produit
La paille, le bon grain, la feuille, le bon fruit;
Et la lettre n'a jamais fait qu'un peu de bruit,
C'est elle qui séduit et c'est elle qui nuit,
Et la lettre et l'esprit c'est le jour et la nuit;
Mais l'esprit et la lettre est la nuit et le jour,
Les armes de Jésus c'est l'honneur et l'amour
Et le roi dans son camp et le roi dans sa cour;
Les armes de Jésus c'est le feu dans le four,
La pâte et le levain et c'est le pain du jour,
Et c'est le roi David retiré dans sa tour;
Les armes de Jésus c'est tout homme proscrit
Qui sera rappelé, c'est le jeune conscrit
Qui sera convoqué, c'est le jeune homme inscrit
Sur le livre éternel et c'est le cœur contrit
Qui sera fomenté, c'est le billet souscrit
Qui sera présenté, c'est le bonheur décrit
Un jour sur la montagne et l'honnête rescrit
De par le roi du ciel et le pardon prescrit
Par la nouvelle loi, c'est Dieu même transcrit
De Moïse en Jésus, c'est Satan circonscrit,
C'est tout ce qu'il fallait pour que Jésus souffrît,
Les armes de Jésus c'est surtout Jésus-Christ;
C'est tout ce qu'il fallait pour que Jésus ouvrît
La porte du tombeau, pour que Jésus offrît
Le premier sacrifice et qu'il rendît l'esprit;
C'est tout ce qu'il fallait pour que Jésus couvrît
Le pécheur devant Dieu, pour qu'il redécouvrît
Le chemin du salut et pour qu'il entreprît
De remonter la pente et pour qu'il se reprît
Et qu'il reprît le monde et pour que l'homme apprît
Le chemin difficile et pour qu'il désapprît
La route sans cailloux et pour qu'un jour en Gaule,
D'autres soldats romains, le manteau sur l'épaule,
Le torse bien moulé dans leurs lames de tôle,
Chevauchant par la route épaisse comme un môle,
La lance entre les doigts comme on tient une gaule,
Un jour en plein hiver sous la neige du pôle,
Le long des blancs bouleaux, le long du même saule,
Voyant un vagabond, quelque échappé de geôle,
Un autre centurion, de ceux que Rome enrôle,
Du manteau militaire enfin se découvrît;
C'est tout ce qu'il fallait pour que l'homme s'éprît
Du seul amour qui dure et pour qu'il se déprît
Du seul amour qui passe et pour qu'il se méprît
Comme il faut se méprendre et qu'alors il comprît
Tout ce qu'il faut comprendre et qu'alors il en prît
Tout ce qu'il faut en prendre et qu'alors il surprît
Le secret mal gardé, le secret manuscrit
Qui n'est pas dans la lettre et se cache en esprit;
Les armes de Jésus c'est le chemin fleuri,
Mais plus que le printemps galamment refleuri,
C'est le sévère automne à l'instant défleuri;
Et la fleur de Marie est la rose fleurie,
Mais plus que l'humble rose au printemps refleurie,
C'est la rose d'automne humblement défleurie;
Les armes de Jésus c'est le vallon fleuri,
Mais plus que le printemps incessamment fleuri,
Et plus que le printemps insolemment fleuri,
Et plus que le printemps impudemment fleuri.
Et plus que le printemps effrontément fleuri,
C'est le pudique automne à jamais défleuri;
Les armes de Jésus c'est un peuple chéri
Comme un fils qui revient, c'est un mourant guéri
Par son extrême onction, c'est un peuple aguerri
Par une juste guerre et le marin péri
Au péril de la mer, le navire atterri
Dans le recreux du port, tout un peuple nourri
De quelques poissons secs, tout un monde nourri
D'une seule victime et le raisin mûri
Pour le vin du calice et l'autre vin suri
Pour l'éponge et la lance et le vinaigre aigri;
Les armes de Jésus c'est le levain pétri
Au milieu de la pâte et lui-même suri;
Les armes de Satan c'est le fleuve tari,
C'est chez l'équarrisseur le cheval équarri,
C'est l'enfant affamé, c'est le pain renchéri;
Les armes de Satan c'est le cœur mal guéri
De la vieille blessure et c'est le cœur tari
A force de saigner et le cœur mal nourri
A force de jeûner, c'est tout ce qui tarit,
C'est tout ce qui périt, tout ce qui dépérit,
Et tout ce qui surit et tout ce qui pourrit;
Les armes de Satan c'est la sève appauvrie,
C'est le sang répandu, la branche rabougrie,
Le rameau desséché, la prude renchérie;
Les armes de Satan c'est tout ce qui flétrit,
Rapetisse, avilit, injurie, amoindrit,
C'est tout ce qui méprise et tout ce qui meurtrit;
Les armes de Jésus c'est tout ce qui nourrit,
C'est tout ce qui boutonne et tout ce qui périt
Aux jardins de Touraine et tout ce qui mûrit;
Les armes de Jésus c'est un cœur tout fleuri,
Plus que le jeune cœur au printemps refleuri,
C'est le cœur à l'automne à jamais défleuri;
Les armes de Satan c'est la paix et la guerre,
Les peuples éventrés, les sacrements par terre,
La honte, la terreur, la rage militaire;
Les armes de Jésus c'est la guerre et la paix,
Les peuples respectés et les derniers harnais
De guerre suspendus aux frontons des palais;
Les armes de Satan c'est l'horreur de la guerre,
Les peuples affolés, Jésus sur le Calvaire,
Le sang, le cri de mort, le meurtre volontaire;
Les armes de Jésus c'est l'honneur de la guerre,
Les peuples rétablis, Jésus sur le Calvaire,
Le sang, le sacrifice et la mort volontaire;
Pour qu'elle vît venir sous un tel étendard
De Jésus-Christ soldat contre Satan soudard,
Vers le vieux saint Étienne et le vieux saint Médard;
Pour qu'elle vît venir par un chemin de terre,
Comme une jeune enfant qui vient vers sa grand'mère,
Par les bois de Puteaux, par les champs de Nanterre;
Pour qu'elle vît venir ardente et militaire,
Obéissante et ferme et douce et volontaire,
Sur Boulogne et Neuilly, sur Puteaux et Nanterre;
Hauturière et docile, alerte et droiturière,
Et prompte à la manœuvre et peu procédurière,
Destinée à périr comme une aventurière;
Bien en selle en avant de sa cavalerie,
Masquant ses bombardiers et sa bombarderie,
Traînant comme un réseau sa lourde infanterie;
Ameutant ses tambours qui battaient pour la messe,
Gourmandant ces brigands qui couraient à confesse,
Déférente aux trois voix qui scellaient leur promesse;
Ayant mis les soldats au pas sacramentaire,
Ayant mis les curés au pas réglementaire,
Et logé les Vertus au train régimentaire;
Bien allante et vaillante et sans étourderie,
Bien venante et plaisante et sans coquetterie,
Bien disante et parlante et sans bavarderie;
Révérant les coffrets sertis de pierrerie
Où les reliefs des saints ouvrés d'orfèvrerie
Reposent sur l'autel et sur la broderie;
Sage comme une aïeule en sa tendre jeunesse,
Cadette ayant conquis le plus beau droit d'aînesse,
Grave et les yeux plus clairs que d'une chanoinesse,
La sainte la plus grande après sainte Marie.
NEUVIÈME JOUR
POUR LE SAMEDI 11 JANVIER 1913
IX
Comme Dieu ne fait rien que par compagnonnage,
Il fallut qu'elle vît ces mauvais compagnons,
Les Anglais, (les Français), les traîtres Bourguignons
Dépecer le royaume ainsi qu'un apanage;
Il fallut qu'elle vît ce monstrueux ménage,
Et les gibets poussant comme des champignons,
Et le mur et le toit et l'angle des pignons
Tout dégouttants du meurtre et du sang du carnage;
Il fallut qu'elle vît tout ce maquignonnage,
Les cadavres tout nus serrés en rangs d'oignons,
Les blessés mutilés traînés sur leurs moignons,
Les morts et les mourants dérivant à la nage;
Il fallut qu'elle vît cet horrible engrenage
Happer tout le royaume et ces mauvais garçons
Rouer vif tout un peuple et rôtir les moissons,
Sortis du menu peuple ou du haut baronnage;
Les armes de Jésus c'est la belle marraine
Et c'est le beau baptême et les belles dragées,
Mais plus que le cortège et que les apogées
C'est le deuil et la ruine et la honte et la peine;
Il fallut qu'elle vît par ce libertinage
Dissiper ce trésor d'honneur que nous gagnons,
Et déserter le Dieu que nous accompagnons,
Comme on déserte un mort dans un pauvre village;
Il fallut qu'elle vît par ce vagabondage
Retourner ce passé dont nous nous éloignons,
Il fallut qu'elle vît les maux que nous soignons
Monter le long de nous comme un échafaudage;
Il fallut qu'elle vît par le faux témoignage
Démentir le propos pour qui nous témoignons,
Il fallut qu'elle vît l'urne où nous nous baignons
S'effondrer par souillure et par dévergondage;
Il fallut qu'elle vît par tout ce maraudage
Cueillir les fruits moisis et que nous dédaignons,
Il fallut qu'elle vît la ville où nous régnons
Démantelée aux mains de tout ce chapardage;
Il fallut qu'elle vît par tant d'enfantillage
Avilir cette foi dont nous nous imprégnons,
Il fallut qu'elle vît le sang dont nous saignons
Saigner du même cœur et du même courage;
Il fallut qu'elle vît par un sot bavardage
Flétrir le dogme auguste et que nous enseignons,
Et qu'elle vît tarir la grâce où nous baignons,
Lustrale et baptismale, en un lourd badinage;
Il fallut qu'elle vît par tout ce brigandage
Commettre les forfaits dont nous nous indignons,
Et les écus sonnants et que nous alignons
Fondre au creuset d'orgueil et de faux monnayage;
Il fallut qu'elle vît par tout ce forlignage
Dégénérer la race où nous nous alignons,
Et les mots éternels et que nous soulignons
Tomber dans le silence et dans le persiflage;
Il fallut qu'elle vît par tout ce maquillage
Fausser la signature où nous contresignons,
Et le terme et la mort que nous nous assignons
Approcher tous les jours comme un lointain rivage;
Il fallut qu'elle vît cette jalouse rage
Assaillir la caserne où nous nous consignons,
Et la taverne infâme et que nous désignons
D'un nom injurieux déborder sur la plage;
Il fallut qu'elle vît cette haine sauvage
Dénaturer le sort où nous nous résignons,
Et la ronce et l'ortie où nous égratignons
Nos mains s'enchevêtrer dans le jeune bocage;
Il fallut qu'elle vît au chemin de halage
Déraciner la borne à qui nous nous cognons,
Et qu'elle vît le coin où nous nous rencoignons
Nous refuser le gîte et le pain du voyage;
Il fallut qu'elle vît dans ce commun naufrage
Sombrer l'arche rompue et que nous empoignons,
Et qu'elle vît la grande armée où nous grognons,
(Mais nous marchons toujours), subir cet hivernage;
Il fallut qu'elle vît par un tel sabotage
Dénaturaliser l'œuvre où nous besognons.
Et qu'elle vît l'injure à qui nous répugnons
Régner et gouverner sous figure d'outrage;
Il fallut qu'elle vît le long du bastingage
Précipiter à l'eau l'or que nous épargnons,
Et qu'elle vît la vergue où nous nous éborgnons
Chanceler et tomber par l'effet du tangage;
Il fallut qu'elle vît dans ce même hivernage
S'évanouir de froid l'ardeur que nous feignons,
Et qu'elle vît la peine où nous nous renfrognons
S'évanouir de mort dans un beau sarcophage;
Il fallut qu'elle vît dans cet appareillage
S'avancer la galère où captifs nous geignons,
Et qu'elle vît la nef lourde où nous nous plaignons
Gémir dans ses haubans et ses bois d'assemblage;
Il fallut qu'elle vît par un commun partage
Arriver justement le sort que nous craignons,
Et la loi qui nous sauve et que nous enfreignons
Exposée à périr dans ce même naufrage;
Il fallut qu'elle vît dans le même mouillage
Sombrer le désespoir que seul nous étreignons,
Et qu'elle vît cet ordre où nous nous astreignons
Perdre ses bancs de rame et son amarinage;
Il fallut qu'elle vît dans ce commun dommage
Plier la discipline où nous nous contraignons,
Et qu'elle vît l'astreinte où nous nous restreignons
Se détendre et crever comme un mauvais bordage;
Il fallut qu'elle vît dans le mouvant sillage
Flotter et s'enfoncer la mort que nous ceignons,
Et qu'elle vît couler le sang dont nous teignons
Notre robe lustrale et notre enfantillage;
Il fallut qu'elle vît par un jeu de mirage
Reculer le but fixe et que nous atteignons,
Et qu'elle vît le terme où nous nous rejoignons
Se dérober à nous en plein atterrissage;
Il fallut qu'elle vît en plein cœur de l'orage
Brûler la chère flamme et que nous éteignons
Et qu'elle vît les maux que nous nous adjoignons
Se coucher contre nous pour un noble servage;
Il fallût qu'elle vît dans tout ce gribouillage
Se raidir les devoirs que nous nous enjoignons,
Et les soucis aigus et dont nous nous poignons
Nous percer jusqu'au cœur dans tout ce barbouillage:
Pour qu'elle vît venir du fond de la campagne,
Au milieu de ses clercs, au milieu de ses pages,
Vers l'arène romaine et la roide montagne,
Traînant les trois Vertus au train des équipages,
Sa plus fine et plus ferme et plus douce compagne
Et la plus belle enfant de ses longs patronages.
la tapisserie
de Notre Dame
cahier pour le dimanche de la Pentecôte
et pour le mois de mai
de la quatorzième série
et pour le mois de mai
de la quatorzième série
au fidèle Lotte
et
au Bulletin des Professeurs catholiques de l'Université
et
au Bulletin des Professeurs catholiques de l'Université
Présentation de Paris à Notre Dame
Étoile de la mer voici la lourde nef
Où nous ramons tout nuds sous vos commandements
Voici notre détresse et nos désarmements;
Voici le quai du Louvre, et l'écluse, et le bief.
Voici notre appareil et voici notre chef.
C'est un gars de chez nous qui siffle par moments.
Il n'a pas son pareil pour les gouvernements.
Il a la tête dure et le geste un peu bref.
Reine qui vous levez sur tous les océans,
Vous penserez à nous quand nous serons au large.
Aujourd'hui c'est le jour d'embarquer notre charge.
Voici l'énorme grue et les longs meuglements.
S'il fallait le charger de nos pauvres vertus,
Ce vaisseau s'en irait vers votre auguste seuil
Plus creux que la noisette après que l'écureuil
L'a laissé retomber de ses ongles pointus.
Nuls ballots n'entreraient par les panneaux béants,
Et nous arriverions dans la mer de sargasse
Traînant cette inutile et grotesque carcasse
Et les Anglais diraient: Ils n'ont rien mis dedans.
Mais nous saurons l'emplir et nous vous le jurons,
Il sera plus beau dans cet illustre port.
La cargaison ira jusque sur le plat-bord.
Et quand il sera plein nous le couronnerons.
Nous n'y chargerons pas notre pauvre maïs,
Mais de l'or et du blé que nous emporterons.
Et il tiendra la mer: car nous le chargerons
Du poids de nos péchés payés par votre fils.
Paris vaisseau de charge
Double vaisseau de charge aux deux rives de Seine,
Vaisseau de pourpre et d'or, de myrrhe et de cinname,
Vaisseau de blé, de seigle, et de justesse d'âme,
D'humilité, d'orgueil, et de simple verveine;
Nos pères t'ont comblé d'une si longue peine,
Depuis mille et mille ans que tu viens à la lame,
Que nulle cargaison n'est si lourde à la rame,
Et que nul bâtiment n'a la panse aussi pleine.
Mais nous apporterons un regret si sévère,
Et si nourri d'honneur, et si creusé de flamme,
Que le chef le prendra pour un sac de prière,
Et le fera hisser jusque sous l'oriflamme,
Navire appareillé sous Septime Sévère,
Double vaisseau de charge aux pieds de Notre Dame.
Paris double galère
Depuis le Point du Jour jusqu'aux cèdres bibliques
Double galère assise au long du grand bazar,
Et du grand ministère, et du morne alcazar,
Parmi les deuils privés et les vertus publiques;
Sous les quatre-vingts rois et les trois Républiques,
Et sous Napoléon, Alexandre et César,
Nos pères ont tenté le centuple hasard,
Fidèlement courbés sur tes rames obliques.
Et nous prenant leur place au même banc de chêne,
Nous ramerons des reins, de la nuque, de l'âme,
Pliés, cassés, meurtris, saignants sous notre chaîne;
Et nous tiendrons le coup, rivés sur notre rame,
Forçats fils de forçats aux deux rives de Seine,
Galériens couchés aux pieds de Notre Dame.
Paris vaisseau de guerre
Double vaisseau de ligne au long des colonnades
Autrefois bâtiment au centuple sabord,
Aujourd'hui lourde usine, énorme coffre-fort
Fermé sur le secret des sourdes canonnades.
Nos pères t'ont dansé de chaudes sérénades.
Ils t'ont fleuri du sang de la plus belle mort,
Quand au gaillard d'avant vers l'un et l'autre bord
Bondissait le troupeau des graves caronnades.
Mais nous apporterons à tes destins géants
Un cœur si sérieux et si brûlé de flamme,
Un cœur si curieux de tous les océans,
Soldats fils de soldats sous la même oriflamme,
Qu'on nous mettra valets de tes canons béants,
Monstres verts accroupis aux pieds de Notre-Dame.
Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres
Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l'océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape
Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.
Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l'océan de notre immense peine.
Un sanglot rôde et court par delà l'horizon.
A peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d'appel.
L'épaisse église semble une basse maison.
Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l'âme solitaire.
Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.
Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D'un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.
Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n'avançons jamais que d'un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille
Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c'est que d'être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d'une bataille.
Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
N'est là que pour baiser votre auguste manteau.
Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,
Dans l'antique Orléans sévère et sérieuse,
Et la Loire coulante et souvent limoneuse
N'est là que pour laver les pieds de ce coteau.
Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce
Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et l'enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.
Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate
Et nous avons connu dès nos premiers regrets
Ce que peut receler de désespoirs secrets
Un soleil qui descend dans un ciel écarlate
Et qui se couche au ras d'un sol inévitable
Dur comme une justice, égal comme une barre,
Juste comme une loi, fermé comme une mare,
Ouvert comme un beau socle et plan comme une table.
Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d'un seul enlèvement,
Et d'une seule source et d'un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.
Tour de David voici votre tour beauceronne.
C'est l'épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.
Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusqu'au pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.
C'est la gerbe et le blé qui ne périra point,
Qui ne fanera point au soleil de septembre,
Qui ne gèlera point aux rigueurs de décembre,
C'est votre serviteur et c'est votre témoin.
C'est la tige et le blé qui ne pourrira pas,
Qui ne flétrira point aux ardeurs de l'été.
Qui ne moisira point dans un hiver gâté,
Qui ne transira point dans le commun trépas.
C'est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu'on ait jamais portée,
La plus droite raison qu'on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.
Celle qui ne mourra le jour d'aucunes morts,
Le gage et le portrait de nos arrachements,
L'image et le tracé de nos redressements,
La laine et le fuseau des plus modestes sorts.
Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.
Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,
Et l'archéologie avec la sémantique,
Et la maigre Sorbonne et ses pauvres petits.
D'autres viendront vers vous du lointain Beauvaisis.
Nous avons pour trois jours laissé notre négoce,
Et la rumeur géante et la ville colosse,
D'autres viendront vers vous du lointain Cambrésis.
Nous arrivons vers vous de Paris capitale.
C'est là que nous avons notre gouvernement,
Et notre temps perdu dans le lanternement,
Et notre liberté décevante et totale.
Nous arrivons vers vous de l'autre Notre Dame,
De celle qui s'élève au cœur de la cité,
Dans sa royale robe et dans sa majesté,
Dans sa magnificence et sa justesse d'âme.
Comme vous commandez un océan d'épis,
Là-bas vous commandez un océan de têtes,
Et la moisson des deuils et la moisson des fêtes
Se couche chaque soir devant votre parvis.
Nous arrivons vers vous du noble Hurepoix.
C'est un commencement de Beauce à notre usage,
Des fermes et des champs taillés à votre image,
Mais coupés plus souvent par des rideaux de bois,
Et coupés plus souvent par de creuses vallées
Pour l'Yvette et la Bièvre et leurs accroissements,
Et leurs savants détours et leurs dégagements,
Et par les beaux châteaux et les longues allées.
D'autres viendront vers vous du noble Vermandois,
Et des vallonnements de bouleaux et de saules.
D'autres viendront vers vous des palais et des geôles.
Et du pays picard et du vert Vendômois.
Mais c'est toujours la France, ou petite ou plus grande,
Le pays des beaux blés et des encadrements,
Le pays de la grappe et des ruissellements,
Le pays de genêts, de bruyère, de lande.
Nous arrivons vers vous du lointain Palaiseau
Et des faubourgs d'Orsay par Gometz-le-Châtel,
Autrement dit Saint-Clair; ce n'est pas un castel;
C'est un village au bord d'une route en biseau.
Nous avons débouché, montant de ce coteau,
Sur le ras de la plaine et sur Gometz-la-Ville
Au-dessus de Saint-Clair; ce n'est pas une ville;
C'est un village au bord d'une route en plateau.
Nous avons descendu la côte de Limours.
Nous avons rencontré trois ou quatre gendarmes.
Ils nous ont regardé, non sans quelques alarmes,
Consulter les poteaux aux coins des carrefours.
Nous avons pu coucher dans le calme Dourdan.
C'est un gros bourg très riche et qui sent sa province.
Fiers nous avons longé, regardés comme un prince,
Les fossés du château coupés comme un redan.
Dans la maison amie, hôtesse et fraternelle
On nous a fait coucher dans le lit du garçon.
Vingt ans de souvenirs étaient notre échanson.
Le pain nous fut coupé d'une main maternelle.
Toute notre jeunesse était là sollennelle.
On prononça pour nous le Bénédicité.
Quatre siècles d'honneur et de fidélité
Faisaient des draps du lit une couche éternelle.
Nous avons fait semblant d'être un gai pèlerin
Et même un bon vivant et d'aimer les voyages,
Et d'avoir parcouru cent trente-et-un bailliages,
Et d'être accoutumés d'être sur le chemin.
La clarté de la lampe éblouissait la nappe.
On nous fit visiter le jardin potager.
Il donnait sur la treille et sur un beau verger.
Tel fut le premier gîte et la tête d'étape.
Le jardin était clos dans un coude de l'Orge.
Vers la droite il donnait sur un mur bocager
Surmonté de rameaux et d'un arceau léger.
En face un maréchal, et l'enclume, et la forge.
Nous nous sommes levés ce matin devant l'aube.
Nous nous sommes quittés après les beaux adieux.
Le temps s'annonçait bien. On nous a dit tant mieux.
On nous a fait goûter de quelque bœuf en daube,
Puisqu'il est entendu que le bon pèlerin
Est celui qui boit ferme et tient sa place à table,
Et qu'il n'a pas besoin de faire le comptable,
Et que c'est bien assez de se lever matin.
Le jour était en route et le soleil montait
Quand nous avons passé Sainte-Mesme et les autres.
Nous avancions déjà comme deux bons apôtres.
Et la gauche et la droite était ce qui comptait.
Nous sommes remontés par le Gué de Longroy,
C'en est fait désormais de nos atermoiements,
Et de l'iniquité des dénivellements:
Voici la juste plaine et le secret effroi
De nous trouver tout seuls et voici le charroi
Et la roue et les bœufs et le joug et la grange,
Et la poussière égale et l'équitable fange
Et la détresse égale et l'égal désarroi.
Nous voici parvenus sur la haute terrasse
Où rien ne cache plus l'homme de devant Dieu,
Où nul déguisement ni du temps ni du lieu
Ne pourra nous sauver Seigneur, de votre chasse.
Voici la gerbe immense et l'immense liasse,
Et le grain sous la meule et nos écrasements,
Et la grêle javelle et nos renoncements,
Et l'immense horizon que le regard embrasse.
Et notre indignité cette immuable masse,
Et notre basse peur en un pareil moment,
Et la juste terreur et le secret tourment
De nous trouver tout seuls par devant votre face.
Mais voici que c'est vous, reine de majesté.
Comment avons-nous pu nous laisser décevoir,
Et marcher devant vous sans vous apercevoir.
Nous serons donc toujours ce peuple inconcerté.
Ce pays est plus ras que la plus rase table.
A peine un creux du sol, à peine un léger pli.
C'est la table du juge et le fait accompli,
Et l'arrêt sans appel et l'ordre inéluctable.
Et c'est le prononcé du texte insurmontable,
Et la mesure comble et c'est le sort empli,
Et c'est la vie étale et l'homme enseveli,
Et c'est le héraut d'arme et le sceau redoutable.
Mais vous apparaissez, reine mystérieuse.
Cette pointe là-bas dans le moutonnement
Des moissons et des bois et dans le flottement
De l'extrême horizon ce n'est point une yeuse,
Ni le profil connu d'un arbre interchangeable.
C'est déjà plus distante, et plus basse, et plus haute,
Ferme comme un espoir sur la dernière côte,
Sur le dernier coteau la flèche inimitable.
D'ici vers vous, ô reine, il n'est plus que la route.
Celle-ci nous regarde, on en a bien fait d'autres.
Vous avez votre gloire et nous avons les nôtres.
Nous l'avons entamée, on la mangera toute.
Nous savons ce que c'est qu'un tronçon qui s'ajoute
Au tronçon déjà fait et ce qu'un kilomètre
Demande de jarret et ce qu'il faut en mettre:
Nous passerons ce soir par le pont et la voûte
Et ce fossé profond qui cerne le rempart.
Nous marchons dans le vent coupés par les autos.
C'est ici la contrée imprenable en photos,
La route nue et grave allant de part en part.
Nous avons eu bon vent de partir dès le jour.
Nous coucherons ce soir à deux pas de chez vous,
Dans cette vieille auberge où pour quarante sous
Nous dormirons tout près de votre illustre tour.
Nous serons si fourbus que nous regarderons,
Assis sur une chaise auprès de la fenêtre
Dans un écrasement du corps et de tout l'être,
Avec des yeux battus, presque avec des yeux ronds,
Et les sourcils haussés jusque dedans nos fronts,
L'angle une fois trouvé par un seul homme au monde,
Et l'unique montée ascendante et profonde,
Et nous serons recrus et nous contemplerons.
Voici l'axe et la ligne et la géante fleur.
Voici la dure pente et le contentement.
Voici l'exactitude et le consentement.
Et la sévère larme, ô reine de douleur.
Voici la nudité, le reste est vêtement.
Voici le vêtement, tout le reste est parure.
Voici la pureté, tout le reste est souillure.
Voici la pauvreté, le reste est ornement.
Voici la seule force et le reste est faiblesse.
Voici l'arête unique et le reste est bavure.
Et la seule noblesse et le reste est ordure.
Et la seule grandeur et le reste est bassesse.
Voici la seule foi qui ne soit point parjure.
Voici le seul élan qui sache un peu monter.
Voici le seul instant qui vaille de compter.
Voici le seul propos qui s'achève et qui dure.
Voici le monument, tout le reste est doublure.
Et voici notre amour et notre entendement.
Et notre port de tête et notre apaisement.
Et le rien de dentelle et l'exacte moulure.
Voici le beau serment, le reste est forfaiture.
Voici l'unique prix de nos arrachements,
Le salaire payé de nos retranchements.
Voici la vérité, le reste est imposture.
Voici le firmament, le reste est procédure.
Et vers le tribunal voici l'ajustement.
Et vers le paradis voici l'achèvement.
Et la feuille de pierre et l'exacte nervure.
Nous resterons cloués sur la chaise de paille.
Et nous n'entendrons pas et nous ne verrons pas
Le tumulte des voix, le tumulte des pas,
Et dans la salle en bas l'innocente ripaille.
Ni les rouliers venus pour le jour du marché.
Ni la feinte colère et l'éclat des jurons:
Car nous contemplerons et nous méditerons
D'un seul embrassement la flèche sans péché.
Nous ne sentirons pas ni nos faces raidies,
Ni la faim ni la soif ni nos renoncements,
Ni nos raides genoux ni nos raisonnements,
Ni dans nos pantalons nos jambes engourdies.
Perdus dans cette chambre et parmi tant d'hôtels,
Nous ne descendrons pas à l'heure du repas,
Et nous n'entendrons pas et nous ne verrons pas
La ville prosternée aux pieds de vos autels.
Et quand se lèvera le soleil de demain,
Nous nous réveillerons dans une aube lustrale,
A l'ombre des deux bras de votre cathédrale,
Heureux et malheureux et perclus du chemin.
Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon
Qui mourut comme un sot au cours de cette année,
Presque dans la semaine et devers la journée
Où votre fils naquit dans la paille et le son.
ô Vierge il n'était pas le pire du troupeau.
Il n'avait qu'un défaut dans sa jeune cuirasse.
Mais la mort qui nous piste et nous suit à la trace
A passé par ce trou qu'il s'est fait dans la peau.
Il était né vers nous dans notre Gâtinais.
Il commençait la route où nous redescendons.
Il gagnait tous les jours tout ce que nous perdons.
Et pourtant c'était lui que tu te destinais,
ô mort qui fus vaincue en un premier caveau.
Il avait mis ses pas dans nos mêmes empreintes.
Mais le seul manquement d'une seule des craintes
Laissa passer la mort par un chemin nouveau.
Le voici maintenant dedans votre régence.
Vous êtes reine et mère et saurez le montrer.
C'était un être pur. Vous le ferez rentrer
Dans votre patronage et dans votre indulgence.
ô reine qui lisez dans le secret du cœur,
Vous savez ce que c'est que la vie ou la mort,
Et vous savez ainsi dans quel secret du sort
Se coud et se découd la ruse du traqueur.
Et vous savez ainsi sur quel accent de chœur
Se noue et se dénoue un accompagnement,
Et ce qu'il faut d'espace et de déboisement
Pour laisser débouler la meute du piqueur.
Et vous savez ainsi dans quel recreux du port
Se prépare et s'achève un noble enlèvement,
Et par quel jeu d'adresse et de gouvernement
Se dérobe ou se fige un illustre support.
Et vous savez ainsi sur quel tranchant du glaive
Se joue et se déjoue un épouvantement,
Et par quel coup de pouce et quel balancement
L'un des plateaux descend pour que l'autre s'élève.
Et ce que peut coûter la lèvre du moqueur,
Et ce qu'il faut de force et de recroisement
Pour faire par le coup d'un seul retournement
D'un vaincu malheureux un malheureux vainqueur.
Mère le voici donc, il était notre race,
Et vingt ans après nous notre redoublement.
Reine recevez-le dans votre amendement.
Où la mort a passé, passera bien la grâce.
Nous, nous retournerons par ce même chemin.
Ce sera de nouveau la terre sans cachette,
Le château sans un coin et sans une oubliette,
Et ce sol mieux gravé qu'un parfait parchemin.
Et nunc et in hora, nous vous prions pour nous
Qui sommes plus grands sots que ce pauvre gamin,
Et sans doute moins purs et moins dans votre main,
Et moins acheminés vers vos sacrés genoux.
Quand nous auront joué nos derniers personnages,
Quand nous aurons posé la cape et le manteau,
Quand nous aurons jeté le masque et le couteau,
Veuillez vous rappeler nos longs pèlerinages.
Quand nous retournerons en cette froide terre,
Ainsi qu'il fut prescrit pour le premier Adam,
Reine de Saint-Chéron, Saint-Arnould et Dourdan,
Veuillez vous rappeler ce chemin solitaire.
Quand on nous aura mis dans une étroite fosse,
Quand on aura sur nous dit l'absoute et la messe,
Veuillez vous rappeler, reine de la promesse,
Le long cheminement que nous faisons en Beauce.
Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde,
Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements,
Quand nous aurons râlé nos derniers râclements,
Veuillez vous rappeler votre miséricorde.
Nous ne demandons rien, refuge du pécheur,
Que la dernière place en votre Purgatoire,
Pour pleurer longuement notre tragique histoire,
Et contempler de loin votre jeune splendeur.
les quatre prières dans la cathédrale de Chartres
1.—prière de résidence
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