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Oeuvres complètes de Charles Péguy (tome 1)

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The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes de Charles Péguy (tome 1)

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Title: Oeuvres complètes de Charles Péguy (tome 1)

Author: Charles Péguy

Author of introduction, etc.: Alexandre Millerand

Release date: April 22, 2018 [eBook #57023]
Most recently updated: June 25, 2020

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Christian Boissonnas and
the online Distributed Proofreaders Canada team at
http://www.pgdpcanada.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES DE CHARLES PÉGUY (TOME 1) ***

Au lecteur

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
CHARLES PÉGUY
1873-1914
ŒUVRES DE PROSE

LETTRE DU PROVINCIAL—DE LA GRIPPE
ENTRE DEUX TRAINS—POUR MA MAISON—POUR MOI
COMPTE RENDU DE MANDAT—LA CHANSON DU ROI DAGOBERT

INTRODUCTION
PAR
ALEXANDRE MILLERAND

ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 ET 37, RUE MADAME
PARIS

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
CHARLES PÉGUY
1873-1914

ŒUVRES DE PROSE
Tome I INTRODUCTION PAR ALEXANDRE MILLERAND
Lettre du Provincial. Réponse. Le Triomphe de la République.—Du second Provincial.—De la Grippe. Encore de la Grippe. Toujours de la Grippe.—Entre deux trains.—Pour maison (cité socialiste). Pour moi.—Compte rendu de mandat.—La Chanson du roi Dagobert. Suite de cette chanson.
Tome II INTRODUCTION PAR MAURICE BARRÈS
De Jean Coste.—Les récentes œuvres de Zola.—Orléans vu de Montargis.—Zangwill.—Notre Patrie.—Courrier de Russie.—Les suppliants parallèles.—Louis de Gonzague.
Tome III INTRODUCTION PAR HENRI BERGSON
De la situation faite à l'histoire et à la sociologie.—De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle.—A nos amis, à nos abonnés.—L'argent.
Tome IV INTRODUCTION PAR ANDRÉ SUARÈS
Notre Jeunesse.—Victor Marie, comte Hugo.
 
ŒUVRES DE POÉSIE
Tome V Le Mystère de la Charité et de Jeanne d'Arc.—Le Porche du Mystère de la seconde vertu.
Tome VI Le Mystère des Saints Innocents.—La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc.—La tapisserie de Notre-Dame.
Tome VII Ève.—Sonnets.
 
ŒUVRES POSTHUMES
Tome VIII Clio.
Tome IX Note conjointe sur Descartes (précédée de la note sur M. Bergson).
Tome X Autres ouvrages et fragments inédits.
 
POLÉMIQUE ET DOSSIERS
Tome XI Texte et commentaires se rapportant à la gérance et au rôle littéraire des Cahiers (préfaces).
Tome XII Texte et commentaires se rapportant au rôle politique joué par les Cahiers (compte rendu de Congrès.—Affaire Dreyfus, etc.).
Tome XIII Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet.—Langlois tel qu'on le parle.—L'argent (suite).
Tome XIV Marcel. La première Jeanne d'Arc.
Tome XV Correspondance. Biographie et Histoire des Cahiers de la Quinzaine, par ÉMILE BOIVIN et MARCEL PÉGUY.

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
CHARLES PÉGUY
1873-1914

ŒUVRES DE PROSE

LETTRE DU PROVINCIAL—DE LA GRIPPE
ENTRE DEUX TRAINS—POUR MA MAISON—POUR MOI
COMPTE RENDU DE MANDAT—LA CHANSON DU ROI DAGOBERT

INTRODUCTION
PAR
ALEXANDRE MILLERAND

ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 ET 37, RUE MADAME
MCMXVII

CETTE ÉDITION DÉFINITIVE DES ŒUVRES COMPLÈTES DE CHARLES PÉGUY EST TIRÉE A DOUZE CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS PAR L'IMPRIMERIE PROTAT FRÈRES SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA DE VOIRON AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

EXEMPLAIRE Nº 751

TOUS DROITS DE REPRODUCTION, DE TRADUCTION ET D'ADAPTATION RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE COPYRIGHT BY LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 1916


INTRODUCTION
PAR
ALEXANDRE MILLERAND


INTRODUCTION

Ma première rencontre avec Charles Péguy m'a laissé un souvenir singulier. L'Affaire déroulait sa première phase. Les passions bouillonnaient. De l'entretien rapide et heurté autour d'une table de rédaction je n'ai gardé dans la mémoire et dans l'oreille que l'accent agressif et colère de trois mots:

«Nous vous sommons, martelait Péguy, nous vous sommons...»

De quoi nous sommait-il, ce petit homme, tout jeune, l'air têtu, les yeux brillant derrière le lorgnon, orateur et conducteur d'une poignée d'étudiants, une escouade à peine, descendus derrière lui de la Sorbonne à la rue Montmartre pour bousculer l'inertie de politiques selon eux trop prudents?

Sans doute de nous engager plus à fond dans la bataille où peu à peu allait être entraînée la France entière?

Quoi qu'il nous demandât, qu'il eût tort ou raison, sa conviction était si ardente, une si vibrante énergie le remuait, il sortait si évidemment du commun, que vingt ans ont passé sans l'effacer sur l'impression première.

Elle s'est renouvelée aussi vive, aussi forte chaque fois que les circonstances m'ont remis en présence du normalien d'antan.

Au fur et à mesure que j'ai davantage connu l'homme et mieux apprécié son œuvre, l'inspiration qui l'animait, l'influence qu'elle était capable d'exercer, mon admiration pour l'œuvre a grandi avec ma sympathie pour l'homme.

J'apporte en hommage sur la tombe de Charles Péguy ce simple témoignage.

«Je ne suis nullement l'intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple.»

En ces termes d'une orgueilleuse modestie, Péguy situe exactement ses origines d'où lui vinrent, pour une large part, son originalité et sa force.

Les vignerons et les bûcherons que sont ses ancêtres avaient marqué l'écrivain d'une empreinte indélébile.

Paysan, il l'était jusqu'aux moelles. Il en avait la solidité et l'âpreté, la malice et la méfiance, voire l'allure.

Il s'en est fallu de peu, de bien peu, lui-même l'a conté quelque part avec comme un tremblement rétrospectif, qu'il ne manquât sa voie et ignorât à jamais les délices des humanités. De l'école primaire on l'avait aiguillé vers l'école professionnelle quand un pédagogue de sens et de cœur auquel Péguy en garda une infinie reconnaissance lui ouvrit les portes du lycée de sa ville natale.

Il quitta Orléans pour aller à Sainte-Barbe et de là à l'École normale. Il n'y passa point les trois années réglementaires. La première terminée, il demanda un congé.

Péguy avait la hâte de l'action. Il possédait l'âme d'un chef, d'un entraîneur d'hommes. Ses camarades, ses amis, sentaient son autorité, l'acceptaient, la réclamaient.

Une anecdote exquise, qui se place dès sa première année de Normale, éclaire à cru la physionomie de Péguy, révèle son tempérament, son besoin d'agir et comme pour le satisfaire il sait concilier ce qui eût semblé à d'autres inconciliable. Un de ses camarades l'a décidé à devenir comme lui membre d'une Conférence de Saint-Vincent de Paul. Il y est à peine entré qu'on le supplie d'en accepter la présidence. Grave difficulté. Péguy qui n'a éprouvé aucun embarras à participer aux travaux d'une association catholique n'est pas croyant et il ne s'en cache pas. Or, à l'ouverture de chaque séance, le Président doit réciter la prière à haute voix. Péguy de se récuser. Qu'à cela ne tienne: il entrera en séance après que le vice-président l'aura récitée à sa place.

Jusqu'au bout, Péguy sera l'homme de cette anecdote. Il écrira de la mystique chrétienne avec le respect, l'enthousiasme du catholique le plus docile. Mais il s'écarte des sacrements et il ne va pas à la messe.

Il est républicain, socialiste dès la première heure. Mais personne n'a déployé plus de franchise et de vigueur à fustiger les défauts et les tares du parti socialiste et du régime républicain.

La règle de sa vie qui en fait la profonde unité il la formule aux premières pages du premier des Cahiers: «Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste: voilà ce que nous nous sommes proposé depuis plus de vingt mois et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l'action. Nous y avons à peu près réussi. Faut-il que nous y renoncions?»

Non certes, jamais il ne consentira à y renoncer. Qu'il se soit parfois trompé sur les hommes et sur les choses; que la passion même avec laquelle il traitait des uns et des autres l'ait parfois induit en erreur, c'est une autre affaire. Toujours sur tout et sur tous il a dit, à ses risques et périls, ce qu'il tenait pour la vérité.

A vingt-cinq ans il a déjà édité deux livres où l'on le trouve tout entier tel que nous le connaîtrons tout le long de sa vie, si courte et si pleine.

Jeanne d'Arc, sa première Jeanne d'Arc, si humaine, si attachante, si pitoyable: «fini d'imprimer en décembre 1897.»

Marcel, ou l'utopie socialiste; entendez par là: une construction purement idéale, élevée, sans aucune préoccupation du réel, sur des bases empruntées aux théoriciens du socialisme: «fini d'imprimer en juin 1898.»

Comme s'il eût prévu que son existence serait brève, il se presse. Son mariage à vingt-quatre ans lui apporte une petite fortune que d'accord avec sa nouvelle famille il place aussitôt, il engloutit serait plus exact, dans la fondation d'une librairie. On lira le récit de cette tentative malheureuse.

Elle fut comme le prologue de la création des Cahiers de la Quinzaine. Le volume au devant duquel j'écris ces lignes rassemble quelques-uns de ceux du début.

5 janvier 1900. C'est la date du premier Cahier.

Les vibrations de l'Affaire n'ont pas fini de s'éteindre. On vient de vivre des mois, des années en bataille. On n'a pas perdu l'habitude, pour ne pas dire le goût des invectives. «En ce temps-là nous finissions tous par avoir un langage brutal.» Et un peu plus tard, en mars 1900 encore: «On doit toujours dire brutalement.»

Ce qu'on doit dire brutalement, est-il besoin de le répéter, c'est la vérité.

«Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires.» Et l'antienne revient:

«Nous demandons simplement qu'on dise la vérité!»

Quelle stupeur, quelle indignation s'il s'aperçoit que les compagnons de la veille empruntent aux adversaires contre lesquels on avait de concert si ardemment combattu les procédés hier flétris!

«Nous avons passé vingt mois et plus à distinguer et à faire distinguer la vérité d'État de la vérité.»

«Nous fûmes les chercheurs et les serviteurs de la vérité. Telle était en nous la force de la vérité que nous l'aurions proclamée envers et contre tous. Telle fut hors de nous la force de la vérité qu'elle nous donna la victoire.... A présent que la vérité nous a sauvés, si nous la lâchons comme un bagage embarrassant, nous déjustifions notre conduite récente, nous démentons nos paroles récentes, nous démoralisons notre action récente. Nous prévariquons en arrière. Nous abusons de confiance.»

Une des formes, des manifestations de cet amour de la vérité, de ce respect de la vérité, c'est l'amour et le respect de son métier, de l'ouvrage consciencieux et bien fait. Personne mieux que Péguy ni plus profondément ne le sentit. Il a le dégoût, l'horreur du sabotage et des saboteurs. Il a la passion du labeur soutenu, attentif, appliqué.

«Le génie exige la patience à travailler, docteur, et plus je vais, citoyen, moins je crois à l'efficacité des soudaines illuminations qui ne seraient pas accompagnées ou soutenues par un travail sérieux, moins je crois à l'efficacité des conversions extraordinaires soudaines et merveilleuses; à l'efficacité des passions soudaines—et plus je crois à l'efficacité du travail modeste, lent, moléculaire, définitif.»

Plus tard un des graves reproches, justifié ou non, que Péguy adressera à la bourgeoisie, c'est d'avoir donné aux ouvriers l'exemple du travail lâché, décousu, saboté.

Cette tendresse grave, émue, que lui inspire le travailleur, le professionnel, qui aime son métier, qui le connaît, qui vit pour lui plus encore que par lui, on la sent vibrer dans la description si colorée, si vivante, si vraie de ce «Triomphe de la République» dont, acteur et spectateur, il suivit le cortège.

Avec quelle complaisance il énumère «les beaux noms de métier des ouvriers» dont les corporations ont promis leur concours. «Comme ces noms de métier sont beaux, comme ils ont un sens, une réalité, une solidité.»

Cette description si savoureuse du cortège populaire qui se déroula dans les avenues parisiennes en décembre 1899 se clôt, d'une façon assez rare chez Péguy, par quelques réserves. Certains refrains de la journée, «violents et laids» lui trottent par la tête. La dissonance le heurte entre ces paroles de haine et la Révolution qu'il rêve «d'amour social et de solidarité.» Certains incidents de la journée l'attristent mais, le bilan fait, il conclut à la vanité de ses «scrupules de détail.»

Des réserves de ce genre ne se rencontrent point fréquemment chez Péguy. Ce n'est pas sa manière de balancer le pour et le contre, d'hésiter, de faire un pas en avant, un pas en arrière, de marcher et de conclure autrement que tout d'une pièce.

Au cours de l'Affaire, et ainsi fera-t-il en toute occasion, il a foncé droit devant lui, s'étant mis d'abord, dirait-on, des œillères pour n'être pas tenté de dévier et courbant à sa thèse faits, individus et arguments. Le but une fois fixé, il y marche, avec l'unique souci d'entraîner après lui son public en ne ménageant pas les coups à qui tenterait de lui barrer la route.

Aussi est-il un polémiste hors pair, la polémique n'ayant comme on sait que de lointains rapports avec l'esprit critique et le souci de la mesure.

Pour lui tout s'efface momentanément devant la démonstration à parfaire, l'adversaire à démonter.

Elle est de Péguy, de Péguy partant en guerre contre «le mal de croire» qu'il dénonce chez Pascal, cette phrase qui, en tout lieu paradoxale, est sous sa plume extravagante:

«Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans d'instruction et parfois d'éducation catholique sincèrement et fidèlement reçue ont passé sur moi sans laisser de traces.»

Lorsqu'il émet cette assertion déconcertante, il est, comme toujours, d'une sincérité complète. Au moment qu'il la lance, il n'a devant les yeux que le but visé: tout le reste est aboli.

Déjà pourtant il a écrit sa Jeanne d'Arc, sa première sans doute, où il ne laissera pas toutefois de puiser bien des traits pour son Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc. Déjà il est le traditionaliste tourné d'instinct vers le passé pour y appuyer l'avenir.

Il professe «une aversion sincère de la démagogie.»

Il ne se borne pas à la détester. Il lui dit son fait. Avec quelle verve cinglante, quelle profondeur de mépris! Écoutez-le, faisant parler l'électeur:

«J'ai tort, j'ai tort, mais savez-vous, monsieur, que vous êtes un homme singulier. Vous êtes nouveau, vous. Vous êtes un homme qui a de l'audace. Vous m'enseignez des mots nouveaux. Un mot nouveau. Vous prétendez que j'ai tort. Savez-vous que vous êtes le premier qui ait osé me dire que j'ai tort. Quand je vais trouver les conseillers municipaux de mon pays, au moment des élections, ils ne me disent pas que j'ai tort; ils me disent toujours que j'ai raison, qu'ils sont de mon avis, qu'il faut que je vote pour eux. Jamais un conseiller d'arrondissement ni un conseiller général ni un député ne m'a dit que j'avais tort.»

Savourez maintenant ce guide-âne du candidat:

«Il faut faire croire aux électeurs que leur compagnie est la plus agréable du monde, que leur entretien est la plus utile occupation, qu'il vaut mieux parler pour eux quinze que d'écrire pour dix-huit cents lecteurs, que tout mensonge devient vérité, pourvu qu'on leur plaise, et que toute servitude est bonne, à condition que l'on serve sous eux.»

Et la conclusion:

«Un exemple vous facilitera l'entendement. Quand les électeurs de la première circonscription d'Orléans sont convoqués pour élire un député, ils ne se demandent pas qui sera le meilleur député. Car le député d'Orléans n'est pas le délégué d'Orléans à la meilleure administration de la France avec les délégués des autres circonscriptions françaises. Mais, puisque nous vivons sous le régime universel de la concurrence et puisque la concurrence politique est la plus aiguë des concurrences, le député d'Orléans est exactement le délégué d'Orléans à soutenir les intérêts orléanais contre les délégués des autres circonscriptions, qui eux-mêmes en font autant. Le meilleur député d'Orléans sera donc celui qui défendra le mieux le vinaigre et les couvertures et le canal d'Orléans à Combleux. Ainsi se forme ce que le citoyen Daveillans nomme à volonté la volonté démocratique du pays républicain, ou la volonté républicaine du pays démocratique.

«Les députés socialistes que nous envoyons au Parlement bourgeois obéissent au même régime. Ceux qui sont du Midi sont pour les vins, et ceux qui sont du Nord sont pour la betterave. Ceux qui représentent le Midi protègent vigoureusement les courses de taureaux. Mais ceux qui sont du Nord ont un faible pour les combats de coqs. Il faut bien plaire aux électeurs. El si on ne leur plaisait pas, ils voleraient pour des candidats non socialistes.»

Ce robuste bon sens, ce sentiment si vif de l'intérêt national, cette révolte contre les hypocrisies de la farce électorale, ce souci perpétuel de la vérité, ce dédain de plaire aux puissances: nous les retrouvons d'un bout à l'autre de son œuvre.

Il ne m'appartient pas de la juger du point de vue littéraire. Je m'en réfère là-dessus aux études si intelligentes et si pénétrantes qu'elle a déjà inspirées à ses amis, à ses pairs, à ses contemporains et à ses anciens.

Le profane que je suis osera pourtant confesser le plaisir qu'il a pris au divertissement qui termine ce volume. La chanson du Roi Dagobert n'est pas seulement de la drôlerie la plus savoureuse.

La profession de foi, car c'en est une, que Charles Péguy met dans la bouche du Roi Dagobert sur «les deux races d'hommes» est, ou je me trompe fort, une pièce capitale de sa philosophie.

Cet ancien normalien que d'un pseudonyme d'affectueuse gouaillerie ses soldats de la grande guerre, ceux qu'il conduira jusqu'au bord de la victoire de l'Ourcq, ont surnommé «le Pion», cet universitaire a l'horreur du pion.

Il dresse en face l'une de l'autre deux races d'hommes: les livresques et les autres; ceux qui tiennent des autorités pour des raisons; qui ont désappris, s'ils le surent jamais, à penser par eux-mêmes et ceux qui placent au dessus de tout l'indépendance de leur pensée et la liberté de leur raison; ceux qui connaissent les livres et qui ne connaissent qu'eux; pour lesquels les choses ne sont visibles qu'à travers les auteurs—«Cette Voulzie qui existe vous embête»—et ceux qui connaissent les réalités.

Péguy a le dédain, j'oserai dire la nausée des pédants, parce qu'il en a trop vu et aussi parce que sa passion de la vérité et de la réalité s'exaspère jusqu'à la fureur contre l'artificiel, le plaqué et le faux semblant.

M'excusera-t-on d'avoir défloré le plaisir que se promet le lecteur de lire continument ce volume, en en découpant quelques-uns des passages les plus significatifs?

J'ai cru que Péguy ne pouvait être mieux présenté que par lui-même et c'est pourquoi je l'ai laissé parler.

Sa physionomie ne sort-elle pas de ses confessions avec la netteté et le relief souhaitables.

Ce petit paysan, de pure souche française, vous le voyez se jeter avec avidité sur la culture classique: entendez-le narrer ses émotions devant la révélation du latin et son ravissement à la déclinaison de rosa, rosæ. Il absorbe par tous les pores les leçons de ses maîtres. Tout lui est profit et joie.

Cependant sans qu'il en ait toujours pleine conscience il participe à la vie du dehors. Né en 1873, il pousse avec la République.

Sorti du peuple, boursier de l'Université de 1885 à 1894, comment échapperait-il à l'attraction des idées socialistes?

Pas plus que bon nombre de ses condisciples, il n'a attendu d'avoir quitté les bancs du lycée pour entendre les voix qui appellent à l'action les jeunes intelligences et les esprits neufs.

Incapable de réserve ni de calcul égoïstes, Péguy se lancera tête baissée dans le tourbillon de l'Affaire. Son tempérament de lutteur, son caractère entier ne lui permettront pas, dans le feu du combat, de discerner les exagérations et les excès qui risquent de mener le parti où l'a jeté sa passion de la vérité à des conclusions dangereuses pour l'intérêt public.

Il lui faudra, pour reprendre son sang-froid, que la grâce, en donnant à sa soif de justice un premier apaisement, lui rende la liberté de regarder autour de lui.

Le soir du «Triomphe de la République,» en descendant des faubourgs, mêlé à la foule, il remarquera qu'on rechante la vieille Marseillaise, récemment disqualifiée.

D'autres choses plus importantes à la vie de notre pays que l'hymne de Rouget de Lisle avaient couru des risques dans la bagarre.

Péguy est trop imprégné jusque dans son tréfonds par ses origines, par son éducation classique du sentiment de l'ordre et de la règle; il a trop le sens des nécessités nationales pour ne pas donner tout son effort à la défense, dans la République et par la République, d'institutions tutélaires.

Le début de ce billet tracé de son écriture si caractéristique, simple, droite et volontaire comme lui, en dit long, dans son apparente sécheresse, sur ses sentiments intérieurs:

«Jeudi, 11 août 1904,

«Sous-lieutenant de réserve, pour vingt-huit jours,
au camp de Bréau,
sous Fontainebleau,

«prêt à partir en manœuvre, je ne puis ni vous joindre ni vous écrire que cette carte-lettre; je vous demande, pour les premiers mois de la rentrée, un cahier Waldeck-Rousseau;

«votre
Charles
Péguy.»

Les cahiers: c'est l'arme qu'il a forgée pour la défense de ses idées.

Leur lecture même dévoile les difficultés toujours renaissantes au milieu desquelles il ne cesse de se mouvoir pour maintenir sa publication.

Péguy entendait les affaires à peu près comme ces philanthropes qui, enflammés de l'esprit de charité, commencent par créer les œuvres sauf à chercher ensuite au jour le jour les moyens de les faire subsister.

Peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt ces deux lettres qui le prennent sur le vif dans sa lutte quotidienne pour l'existence des Cahiers.

«Vendredi 9 juin 1905,

«Mon cher Millerand,

«Cinq abonnements nouveaux hier jeudi; deux abonnements nouveaux ce matin; je ne vous envoie pas ces nombres pour harceler votre attention; je sais qu'elle n'a pas besoin d'être relancée; mais j'éprouve un besoin de me tenir en communication avec vous dans la situation tragique où je me trouve, père nourricier d'une entreprise qui croît de toutes parts et non assuré de la pouvoir conduire de fin de mois en fin de mois jusqu'en octobre.

«Je suis respectueusement
votre
Charles Péguy.»

«Lundi 17 juillet 1905,

«Mon cher Millerand,

«Je vous inscris donc pour l'action numéro 46 et votre ami pour l'action numéro 47; par ces nombres mêmes vous voyez que mes recherches n'ont pas été infructueuses; depuis que nous avons dû nous arrêter à la forme de commandite par petites parts, j'ai réussi, poursuivant mes recherches parmi nos simples abonnés, à recueillir quarante-cinq inscriptions; je vous demanderai désormais de continuer à en rechercher comme je le fais, jusqu'à ce que nous soyons couverts, sous cette réserve que cette recherche ne vous coûte rien de votre temps ni de votre travail; je m'en voudrais d'altérer le repos de vos vacances; il faut que nous soyons tous bons à marcher pour octobre; il est évident que l'année prochaine sera dure et importante;

«En plein mois de juillet, n'ayant rien publié depuis le commencement de juin, nous n'avons pas cessé de recevoir au moins un abonnement nouveau par jour, et j'inscrivais en moyenne une action par jour; tout permet d'espérer que la rentrée sera très bonne et que l'année nous consolidera définitivement;

«J'ai commencé d'écrire hier mon cahier de rentrée; je l'intitule Notre patrie, afin qu'il soit une réponse directe et brutale au livre de Hervé; je pensais d'abord aller vous demander quelques renseignements complémentaires sur les événements récents, mais j'ai réfléchi qu'il valait mieux que je n'eusse point envers vous la situation d'un journaliste et d'un interviewer; je fais donc mon cahier avec les renseignements qui sont pour ainsi dire de droit commun;

«Je suis respectueusement votre

Charles Péguy.»

«Bourgeois me communique son courrier de ce matin, où quatre nouvelles inscriptions, ce qui nous met à cinquante et une actions inscrites à la date d'aujourd'hui.»

Ai-je besoin de dire que la combinaison mirifique dont Péguy note ici les premiers progrès eut le sort des combinaisons antérieures? Péguy continua jusqu'à la fin de se débattre avec la même candeur et la même foi au milieu d'embarras matériels qui chargeaient lourdement ses épaules.

Ce n'est point trahir le secret d'une intimité qui ne saurait être exposée au jour, c'est achever de faire connaître l'homme simple et bon que fut ce grand lutteur, de dire que Péguy trouva dans la douceur et le calme de la vie familiale la plus unie et la plus heureuse la force indispensable pour supporter les amertumes et les déceptions de la vie publique.

Ce n'est pas par métaphore qu'il cultivait son jardin et c'est en jouant à la balle avec ses enfants, quand il n'avait pas pour partenaire le gros chien familier, qu'il se délassait de ses travaux.

La guerre l'arracha à ses foyers.

Un de ses camarades a raconté les étapes suivies du jour de la mobilisation au 5 septembre 1914 par le lieutenant Péguy et sa compagnie, la 19e du 276e régiment d'infanterie.

Quelques lettres écrites aux siens et publiées à la suite de ce simple et impressionnant récit jalonnent la route.

Péguy s'y montre au naturel: courageux, aimant, uniquement préoccupé du devoir à remplir.

Il tomba, face à l'ennemi, en entraînant sa section contre l'Allemand qu'avant de mourir il eut la joie suprême de voir reculer.

Il repose dans la grande plaine, sous une petite croix de bois où sont inscrits ces seuls mots: «Charles Péguy»; sa tombe est pressée au milieu des tombes des officiers, sous-officiers et soldats tombés en même temps que lui.

Il repose comme il vécut: côte à côte avec ses camarades de combat qu'il excitait de ses exhortations et de son exemple.

Il a disparu. Son œuvre demeure, plus vivante, plus puissante qu'elle ne fut jamais.

Les morts mènent les vivants.

Nous avons besoin de nous le redire pour adoucir notre douleur et nos regrets.

Péguy avait tant de projets en tête: que de pages en ses cahiers portent l'indication, l'esquisse d'autres cahiers qu'il veut écrire plus tard.

Ils ne seront jamais écrits.

En l'arrachant aux luttes quotidiennes qui épuisent et amoindrissent même les plus nobles combattants, sa mort, cette mort si digne de sa vie, si harmonieuse et si belle, sacre Péguy et lui confère une autorité dont par delà le tombeau il servira encore ses idées et son pays.

L'heure n'a pas sonné où il sera permis sans imprudence, sans risquer d'affaiblir l'union nécessaire, de remuer les problèmes que demain aura pour tâche de résoudre.

On ne se trompe pas cependant en pensant que le souci unanime, à cette heure-là, de tous les bons Français, sera, pour parler comme Péguy, «que la France se refasse et se refasse de toutes ses forces».

Tant de sang pur versé, tant de fécondes existences brisées ne l'auront pas été en vain.

Si l'union s'est établie si rapide et si forte entre tous les Français c'est que, sous des formes diverses, ils poursuivaient l'Idéal dont des siècles de civilisation commune leur apprirent à rêver la conquête.

Catholiques, révolutionnaires, ils étaient, pour reprendre une idée et une formule chères à Péguy, les dévots d'une mystique.

Armés les uns contre les autres, l'agression barbare leur dessilla les yeux: ils se rapprochèrent pour combattre et repousser l'étranger qui menaçait leur Idéal.

La victoire qu'ils devront à leur union pourrait-elle avoir pour premier résultat d'en faire à nouveau des ennemis.

Ce serait pis qu'un non sens: ce serait un sacrilège contre lequel crierait le sang de nos morts.

Écoutons-les.

Ils commandent le respect de toutes les croyances, le souci de toutes les misères, l'exaltation d'une France forte et grande par l'union de ses enfants réconciliés.

Quelle voix aurait plus de titres à être entendue et obéie que celle de Charles Péguy, de l'apôtre de la Cité Socialiste, du poète de Jeanne d'Arc, de l'écrivain, du penseur tombé sur le champ de bataille, dans une juste guerre, pour le triomphe de l'Idéal français.

Juillet 1916.

ALEXANDRE MILLERAND.


LETTRE DU PROVINCIAL

De la Province,

jeudi 21 décembre 1899,

Mon cher Péguy,

Aussi longtemps que l'affaire Dreyfus a duré, je me suis efforcé, à mes risques et périls, et surtout à mes frais, de rester à Paris. Nous sentions que cette crise était redoutable, nous savions qu'elle était en un sens décisive, et, autant que nous le pouvions, nous étions présents. Nous achetions sept ou huit journaux le matin, même des grands journaux, même des journaux chers, comme le Figaro bien renseigné. Puis nous achetions des journaux à midi, quand il y en avait. Puis nous achetions des journaux à quatre heures, les Droits de l'Homme ou le Petit Bleu. Puis nous achetions des journaux le soir. Nous dévorions les nouvelles. Nous passions des heures et des jours à lire les documents, les pièces des procès. La passion de la vérité, la passion de la justice, l'indignation, l'impatience du faux, l'intolérance du mensonge et de l'injustice occupaient toutes nos heures, obtenaient toutes nos forces. Parfois nous descendions en Sorbonne; il fallait repousser l'envahissement nationaliste et antisémitique loin des cours troublés, loin de la salle des Pas-Perdus. Nous nous donnâmes enfin, dans les voies et carrefours, des coups de canne qui n'étaient pas tragiques, mais qui furent sérieux. Ceux qui avaient alors des métiers faisaient comme ils pouvaient pour les exercer tout de même. J'avoue que plus d'un métier fut assez mal exercé, que plus d'un travail fut un peu négligé. Ceux qui n'avaient pas encore de métier ne se hâtaient nullement d'en choisir un. Plus d'un homme de métier fut affreusement surmené. Cela ne pouvait pas durer. Cela ne dura pas. Ces temps sont passés.

Aujourd'hui je suis professeur de l'enseignement secondaire dans une bonne ville de province. Rien n'est aussi dur dans le monde, rien n'est aussi mauvais que ces bonnes villes bourgeoises. Des amis à nous sont partis pour ces provinces internationales plus lointaines encore situées aux pays que les bourgeois nomment les pays étrangers, en Hongrie, en Roumanie. Nous recevons les journaux de Paris avec un, deux ou quatre jours de retard. J'ai 20 heures de service par semaine, environ 200 devoirs à corriger par semaine, 7 compositions par trimestre, sans compter les notes trimestrielles chères aux parents des élèves. Il me reste quelques heures de loin en loin pour savoir ce qui se passe dans le monde habité. Cependant je suis homme, ainsi que l'a dit cet ancien. Il me reste quelques heures pour savoir ce qui se passe dans la France républicaine et socialiste. Cependant je suis camarade et citoyen. L'État bourgeois, moyennant le travail que je lui fournis, me sert le traitement ordinaire des agrégés, moins la retenue ordinaire qu'il me fait pour préparer ma retraite. La vie étant un peu moins chère qu'à Paris, je réussis à nourrir ma récente famille. Mais je réussis tout juste. Il me reste quelques sous pour acheter les nouvelles de ce qui se passe. Les marchands ne vendent que le Petit Journal. Je me suis abonné à la Petite République, parce qu'elle est un journal ami et parce qu'elle représente assez bien pour moi le socialisme officiel révolutionnaire; je me suis abonné à l'Aurore parce qu'elle est un journal ami et parce qu'elle représente assez bien pour moi le dreyfusisme opiniâtre et révolutionnaire. Je me suis abonné au Matin, parce qu'il n'est pas malveillant et donne assez bien les nouvelles intéressantes. Surtout je me suis abonné au Mouvement Socialiste pour toutes les bonnes raisons que tu connais. Cela fait déjà 75 francs par an. C'est presque tout ce que je puis. Si j'étais un partisan déchaîné de la glorieuse Luttedeclasse, il y aurait un moyen: je me dirais que, sauf quelques boursiers miséreux, tous ces enfants assis sur leurs bancs à leurs tables devant moi sont des bourgeois, fils et petits-fils de bourgeois, que je dois donc les abrutir et non pas les enseigner, pour précipiter la ruine et pour avancer la corruption intérieure de cette infâme société bourgeoise, qui, à ce que nous ont assuré les orateurs des réunions publiques, travaille de ses propres mains à sa propre destruction. Ce serait un sabotage d'un nouveau genre. Je ne préparerais pas mes leçons. Je ne corrigerais pas ou je corrigerais mal mes devoirs. J'aurais ainsi beaucoup de temps de reste. Je pourrais, quand mes élèves seraient ainsi devenus trop faibles pour suivre ma classe, leur donner, comme on dit agréablement, des leçons particulières. J'aurais ainsi quelque argent de reste. Mais j'ai la cruauté d'abandonner quelquefois le terrain de la lutte de classe. Il me semble que ces enfants seront un jour des hommes et des citoyens. Je tâche de faire tout ce que je peux pour qu'ils soient plus tard des hommes humains et de bons citoyens. Outre le respect que l'on se doit et que l'on doit à son métier, je ne suis pas immoral. Même j'espère que quelques-uns de ces enfants pourront devenir des camarades. N'avons-nous pas été nous-mêmes au Lycée? N'avons-nous pas trouvé dans l'enseignement que nous avons reçu au Lycée au moins quelques raisons profondes pour lesquelles nous sommes devenus socialistes? Oh! je ne dis pas que nos maîtres et professeurs l'aient fait exprès. Ils n'étaient pas socialistes, en ce temps-là. Mais c'étaient de braves gens et des hommes honnêtes, ils disaient la vérité qu'ils pouvaient. Sans le savoir ces hommes de métier ont beaucoup fait pour nous introduire au socialisme. Et combien ne connaissons-nous pas, n'avons-nous pas connu de bons socialistes élevés au Lycée ou dans les écoles, fils de père et mère bourgeois. Quand un fils de bourgeois devient socialiste, avec ou sans les siens, ou malgré les siens, je dis et je crois que c'est un morceau de la Révolution sociale qui se fait, sans qu'intervienne la dictature impersonnelle du prolétariat. C'est nous qui sommes les révolutionnaires.—Pour toutes ces raisons, je me réserve assez peu de loisirs. Et sur ces loisirs j'emploie un certain temps à préparer et à faire des conférences publiques dans les écoles primaires. Je parlerai ce soir sur le prince de Bismarck. Je me suis servi du livre de Charles Andler pour préparer ma conférence. Aux enfants de l'école, aux adultes anciens élèves, aux parents, je conterai comment le chancelier de fer s'est ébréché sur la social-démocratie allemande. Mes loisirs seront diminués d'autant. Je crois qu'un très grand nombre d'hommes ont aussi peu de loisir que moi. Je crois qu'à Paris même il y a beaucoup d'hommes au moins aussi occupés que moi. Je crois que les instituteurs, les laboureurs, les maçons, les boulangers, les maréchaux-ferrants, les charrons et les forgerons de Paris et de la province ont beaucoup moins de loisir que moi.

Cependant nous ne sommes pas négligeables. Nous sommes les maçons de la cité prochaine, les tailleurs de pierre et les gâcheurs de mortier. Attachés à la glèbe ainsi qu'au temps passé, attachés au travail, à l'atelier, à la classe, nous ne serons pas plus délégués socialistes aux Parlements socialistes que nous n'avons été députés socialistes aux Parlements bourgeois. Nous préparons la matière dont sont faites les renommées et les gloires publiques. Nous aimons ce que nous faisons, nous sommes heureux de ce que nous faisons, mais nous voulons savoir ce que l'on en fait après nous.

Or nous ne le savons pas, nous n'avons pas le temps de le savoir. Sans être aussi affairés que ce guesdiste qui n'avait le temps de rien lire du tout, parce qu'il fondait des groupes, il est certain que nous n'avons pas le temps de lire tous les journaux et toutes les revues qui nous intéresseraient; il est certain que nous n'avons pas même le temps de chercher ce qui serait à lire dans les journaux et dans les revues que nous ne recevons pas régulièrement et personnellement.

Enfin, dans les journaux que nous lisons régulièrement, nous ne recevons pas la vérité même. Cela devient évident. Tu sais quel respect, quelle amitié, quelle estime j'ai pour la robustesse et la droiture de Jaurès; tu sais quel assentiment cordial et profond je donnais aux lumineuses démonstrations qu'il nous a produites au cours de l'affaire. Ce n'est pas sans étonnement et sans tristesse que je lis sous sa signature dans la Petite République du jeudi 16 novembre des phrases comme celles-ci: «Zévaès a eu raison de rappeler les principes essentiels de notre Parti. Il a eu raison d'opposer à l'ensemble de la classe capitaliste, que divisent des rivalités secondaires, mais qui est unie par un même intérêt essentiel, la revendication du prolétariat.»... «Et d'autre part ni Zévaès, ni ses amis, ne sont prêts à faire le jeu des nationalistes et de la réaction.»... «Et Zévaès, si élevé que soit son point de vue,...» Je ne veux pas me donner le ridicule de poursuivre M. Zévaès; mais enfin nous l'avons connu, et quand on nous parle de son point de vue élevé, si élevé, nous sentons venir la vérité d'État. Or nous avons passé vingt mois et plus à distinguer et à faire distinguer la vérité d'État de la vérité.—Vous avez célébré à Paris le Triomphe de la République. Dans la Petite République du lendemain je trouve une manchette vraiment grandiose: Une Journée Historique.Paris au peuple.Manifestation triomphale.500,000 travailleurs acclament le socialisme. Et dans l'Aurore je trouve une manchette plus modeste: Le Triomphe de la République.Une Grande Journée.Défilé de 250,000 Citoyens. Cela fait mauvais effet sur les simples d'esprit. Ne pourrons-nous pas, victorieux, imiter au moins la véracité des généraux anglais battus? Allons-nous avoir une vérité officielle, une vérité d'État, une vérité de parti. Je le crains quand je relis une résolution du récent Congrès:

«Le Congrès déclare qu'aucun des journaux socialistes n'est, dans l'état actuel des choses, l'organe officiel du Parti.

»Mais tous les journaux qui se réclament du socialisme ont des obligations définies qui grandissent avec l'importance du journal et le concours que lui ont prêté dans tout le pays les militants.

»La liberté de discussion est entière pour toutes les questions de doctrine et de méthode; mais, pour l'action, les journaux devront se conformer strictement aux décisions du Congrès, interprétées par le Comité général.

»De plus, les journaux s'abstiendront de toute polémique et de toute communication de nature à blesser une des organisations.»

J'admets le premier de ces quatre paragraphes. Quand je dis que je l'admets, je ne veux pas dire que je m'arroge un droit de contrôle, une autorité sur les décisions du Congrès: je veux dire, en gros, qu'il me paraît conforme à la raison et à la vérité.

Le second paragraphe présente quelque difficulté. Les obligations définies dont on parle ici, et qui grandissent ou diminuent, me semblent des obligations d'intérêt. Avant ces obligations ou ces reconnaissances d'intérêts, je place une obligation de droit, perpétuelle, qui ne subit aucune exception, qui ne peut pas grandir ou diminuer, parce qu'elle est toujours totale, qui s'impose aux petites revues comme aux grands journaux, qui ne peut varier avec le tirage, ni avec le concours ou les utilités: l'obligation de dire la vérité.

Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste: voilà ce que nous nous sommes proposés depuis plus de vingt mois, et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l'action. Nous y avons à peu près réussi. Faut-il que nous y renoncions? Qui distinguera de l'action la doctrine et la méthode? Qu'est-ce que la doctrine, sinon l'intelligence de l'action? Qu'est-ce que la méthode, sinon la pragmatique de l'action? Comment la doctrine et comment la méthode peuvent-elles demeurer libres, si l'action doit se conformer strictement aux décisions du Congrès, interprétées par un Comité général. Qui travaille pour un serf n'est pas libre. Et même, à y regarder de près, ce n'est pas la doctrine et la méthode qui sont libres: c'est la discussion qui est entièrement libre pour toutes les questions de doctrine et de méthode. Qu'est-ce qu'une liberté de discussion qui n'emporte pas avec elle une liberté de décision?

Et le paragraphe quatrième nous présente justement un exemplaire de ces décisions de Congrès devant lesquelles, avant toute interprétation de Comité général, je suis forcé de refuser résolument d'incliner ma raison. C'est en effet une question que de savoir si le Congrès ainsi constitué avait le droit de départager les intérêts. Mais il est certain que le Congrès n'avait aucune qualité pour faire passer la satisfaction à donner à ces intérêts avant le droit de la vérité.

Les journaux ont pour fonction de donner à leurs lecteurs les nouvelles du jour, comme on dit. Les journaux doivent donner les nouvelles vraies, toutes les nouvelles vraies qu'ils peuvent, rien que des nouvelles vraies. La délimitation de ce que les journaux doivent donner à leurs lecteurs et de ce qu'ils ne doivent pas leur donner, de ce qu'ils doivent même refuser, doit coïncider exactement avec la délimitation réelle de ce qui est vrai d'avec ce qui est faux, nullement avec la délimitation artificielle de ce qui est ou n'est pas de nature à blesser une organisation nationalement ou régionalement constituée. Cette blessure n'est pas un criterium. Certains hommes, comme Zola, sont blessés par le mensonge; mais certains hommes, comme le général Mercier, sont blessés par la vérité. Sans parler de ces cas extrêmes, si la vérité blesse une organisation, taira-t-on la vérité? Si le mensonge favorise une organisation, dira-t-on le mensonge? Vraiment à la vérité blessante on fera l'honneur de ne pas la traiter plus mal que le mensonge blessant? Mais, taire la vérité, n'est-ce pas déjà mentir? Combien de fois n'avons-nous pas produit cette simple proposition au cours de la récente campagne. Aux bons bourgeois, et aussi aux camarades qui voulaient se réfugier commodément dans le silence n'avons-nous pas coupé bien souvent la retraite en leur disant brutalement,—car en ce temps-là nous finissions tous par avoir un langage brutal,—: «Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires!» Voilà ce que nous proclamions alors. Voilà ce que nous proclamions au commencement de cet hiver. Cette proposition est-elle annuelle, ou bisannuelle? Fond-elle avec la gelée? Et voilà ce que nous déclarons encore aujourd'hui contre les antisémites. Cette proposition est-elle, aussi, locale? Non. Elle est universelle et éternelle, disons-le sans fausse honte. Nous demandons simplement qu'on dise la vérité.

Cela peut mener loin, ces blessures faites ou censées faites aux organisations. Il est évident que cette résolution a été proposée au Congrès par sa commission plus particulièrement pour protéger contre la critique certaines organisations. Ces organisations sont justement celles qui ont des chefs et de jeunes ambitieux: seront-elles blessées quand on blessera quelqu'un de leurs chefs? Alors la sanction sera terrible, et vague, et presque religieuse:

«Si le Comité général estime que tel journal viole les décisions du Parti et cause un préjudice au prolétariat, il appelle devant lui les rédacteurs responsables. Ceux-ci étant entendus, le Comité général leur signifie, s'il y a lieu, par un avertissement public, qu'il demandera contre eux ou un blâme ou l'exclusion du Parti ou la mise en interdit du journal lui-même.»

Irons-nous souffler sur des flammes de cierge au seuil des interdits?

La sérénité parfaite avec laquelle ce Congrès a, pour le service intérieur du Parti socialiste, supprimé la liberté de la presse, m'a laissé stupide. Je sais bien que le Congrès était souverain. Mais aucun souverain, quand même il serait l'Internationale humaine, le genre humain, n'a ce droit, n'a le droit de se prononcer contre la vérité: On ne dispose pas de soi contre la vérité. Avons-nous assez répété qu'un homme, un individu n'a pas le droit de s'engager contre la vérité. Cette proposition était naguère un axiome. A moins que les partis n'aient des droits surhumains, allons-nous marcher contre les axiomes? Cela porte malheur à la raison.

Quel chef d'accusation vague: un préjudice causé au prolétariat, et quelle tentation présentée aux avocats généraux de la démagogie! Mais plus que le vague religieux de l'inculpation, des poursuites et du procès, la précision économique de la sanction m'épouvante. C'est le journaliste jeté à la misère, c'est le journal acculé à la faillite pour avoir blessé une des organisations. Les journalistes, cependant, sont aussi des ouvriers. Le Parti qu'ils servent sera-t-il pour eux un patron impitoyable?

Ainsi le Congrès a piétiné sur un de nos plus chers espoirs. Combien de fois n'avons-nous pas déploré que nos journaux socialistes et révolutionnaires eussent, pour la plupart, des mœurs bourgeoises. Mais il faut bien que le journal vive. Il faut que le même papier porte au peuple un article qui le libère et une annonce qui, en un sens, l'asservit. Je n'ai jamais, depuis le commencement de l'affaire, senti une impression de défaite aussi lourde que le jour où Vaughan nous annonça dans l'Aurore que le journal publierait, comme tout le monde, un bulletin financier, une chronique financière. Le journal s'envole donc, emportant la parole d'affranchissement et l'annonce d'asservissement, le génie ou le talent révolutionnaire avec l'absinthe réactionnaire, les tuyaux des courses, les théâtres immondes. Le journal emporte le mal et le bien. Le hasard fera la balance, bonne ou mauvaise. Quelle angoisse pour l'écrivain, pour l'homme d'action, pour l'orateur génial, de savoir et de voir que sa prose couche avec ces prospectus indicateurs! Cette angoisse n'a-t-elle pas une résonance profonde au cœur même de son œuvre, n'y introduit-elle pas des empêchements, des impuissances? Comme le talent des uns et comme le génie du grand orateur se déploierait joyeusement, clairement, purement dans la santé d'un journal enfin libre! Or, en admettant que le génie et le talent soient moralement négligeables en eux-mêmes, ils sont considérables quand ils servent à préparer la Révolution sociale. Nous espérions donc passionnément que le Congrès essaierait au moins d'affranchir la quatrième page. Voici au contraire qu'il a commencé l'asservissement de la première.

Le Congrès a entendu, semble-t-il au second paragraphe, régir tous les journaux qui se réclament du socialisme. J'espère que la langue lui a fourché. Au paragraphe des sanctions il semble que le Congrès n'a entendu régir que les journaux qui se réclament du Parti socialiste ainsi constitué. Car on doit distinguer désormais entre le socialisme et le Parti socialiste ainsi qu'on distingue entre les Églises et le christianisme ou la chrétienté, ainsi qu'on distingue entre la République et les différents partis républicains. Il ne s'agit pas de les opposer toujours, mais il y a lieu de les distinguer, et c'est un symptôme inquiétant que le Congrès n'ait pas de lui-même introduit cette distinction.

Nous avons fait l'avant-dernière et la dernière année un virement redoutable et qui ne peut se justifier que par la conséquence. Nous nous sommes servis de la vérité. Cela n'a l'air de rien. Nous nous sommes servis de la vérité. Nous l'avons utilisée. Nous avons détourné la vérité, qui est de la connaissance, aux fins de l'action. Il s'agit à présent de savoir si nous avons commis une malversation. Car la vérité que nous avons utilisée n'était pas la facile vérité des partis et des polémiques; elle était la vérité scientifique, historique, la vérité même, la vérité. Nous l'avons assez dit. Et c'était vrai. Nous avons prétendu,—et c'était vrai,—que nous opposions aux scélératesses et aux imbécillités antisémitiques exactement l'histoire authentique et scientifique du présent et d'un récent passé. Nous nous faisions gloire,—ceux du moins qui étaient accessibles à la gloire,—de nous conduire, dans cette affaire qui nous étreignait vivants, comme de parfaits historiens. Cette gloire était fondée en vérité. Nous fûmes les chercheurs et les serviteurs de la vérité. Telle était en nous la force de la vérité que nous l'aurions proclamée envers et contre nous. Telle fut hors de nous la force de la vérité qu'elle nous donna la victoire.

Car ce fut la force révolutionnaire de la vérité qui nous donna la victoire. Nous n'étions pas un parti un. Je ne sais pas si nous avions parmi nous des tacticiens. Cela se peut, car c'est une race qui sévit partout. Mais Zola, qui n'était pas un tacticien, prononça la vérité.

A présent que la vérité nous a sauvés, si nous la lâchons comme un bagage embarrassant, nous déjustifions notre conduite récente, nous démentons nos paroles récentes, nous démoralisons notre action récente. Nous prévariquons en arrière. Nous abusons de confiance.

On aurait tort de s'imaginer que ces paragraphes sont insignifiants et peu dangereux. On aurait tort de s'imaginer qu'on peut distinguer entre les vérités, respecter aux moments de crise les grandes vérités, les vérités explosives, glorieuses, et dans la vie ordinaire négliger les petites vérités familières et fréquentes. C'est justement parce que l'on néglige pendant dix ans la lente infiltration des mensonges familiers et des politesses que brusquement il faut qu'un révolutionnaire crève l'abcès. Pourrons-nous trouver toujours un révolutionnaire comme Zola? Il y a beaucoup de chances pour qu'un Comité général commette moins délibérément qu'un homme une de ces terribles imprudences qu'on nomme révolutions salutaires quand elles ont réussi.—Nous ne devons pas avoir une préférence, un goût malsain pour la vérité chirurgicale, nous devons au contraire tâcher d'y échapper modestement par la pratique régulière de la vérité hygiénique.

Tu sais combien nous avons donné, abandonné à la cause de la vérité. Je ne parle plus du temps ni de nos forces, du travail ni des sentiments. Nous avons donné à la vérité ce qui ne se remplace pas, des amitiés d'enfance, des amitiés de quinze et de dix-huit ans, qui devenaient complaisamment plus vieilles, qui seraient devenues des amitiés de cinquante ans. Nombreux sont les dreyfusards qui ont perdu quelques relations mondaines ou quelques amitiés politiques. Cela n'est rien. Mais j'ai traité comme des forbans, comme des bandits, comme des voyous, des jeunes gens honnêtes, perdus dans leur province, qui s'étaient laissé fourvoyer par les infamies plus menues d'Alphonse Humbert ou par les infamies bestialement laides de Drumont. Cette amputation était nécessaire alors. Cette violence était juste, car ces honnêtes jeunes gens contribuaient à maintenir la plus grande infamie du siècle. Ce fut notre force, que cette facilité douloureuse au retranchement, à la solitude, à l'exil intérieur. Ayant subi cela pour la vérité, nous n'accepterons pas qu'on nous force à la lâcher pour ménager les susceptibilités, les amours-propres, les épidermes de quelques individus.—Car au fond c'est cela.

Pour ces raisons je te prie de m'envoyer toutes les quinzaines un cahier de renseignements.

Tu demeures auprès de Paris; tu peux assister à certaines cérémonies, scènes et solennités; tu m'en feras le compte rendu fidèle. Tu peux assister à certains actes. Tu me diras ce que tu verras et ce que tu sauras des hommes et des événements, en particulier ce qui ne sera pas dans les journaux. Non pas que je veuille avoir les derniers tuyaux; non pas que j'attache une importance qu'elles n'ont pas aux grandes nouvelles, vraies et fausses, qui cheminent aux salles de rédaction. Je ne veux pas t'envoyer en ces endroits, où tu n'es pas accoutumé d'aller. Je ne veux pas savoir les secrets des cours. Je consens à ne savoir jamais pourquoi ni comment M. Clemenceau a quitté l'Aurore. Je ne te prie pas de m'envoyer les nouvelles privées, mais les nouvelles publiques non communiquées ou mal communiquées par la presse au public. Elles sont nombreuses, importantes, quelquefois capitales.

Tu me diras ce que tu penses des hommes et des événements. Non pas que je m'engage à penser comme toi, ni à penser avec toi. Mais tu me diras ce que tu penses. Tu iras voir les docteurs que tu connais, et tu leur demanderas pour moi des consultations sur les cas difficiles.

Tu me signaleras les articles de journaux et de revues et même les livres que je puisse lire utilement dans le temps dont je dispose. Tu sais que je m'intéresse de près ou de loin à tout ce qui touche la Révolution sociale. Je me réabonnerai à mes trois journaux. Je me réabonnerai surtout au Mouvement Socialiste. La Revue Socialiste est une grande revue: elle a sa place marquée dans tous les groupes et cercles d'études et de propagande. Le Mouvement, plus court, plus portatif, nourri, amical, très largement international, ne quitte guère la poche de ma veste. Pour avoir les autres journaux et revues et les livres, nous avons fondé un cercle d'études et de lecture. Mais il ne suffit pas d'avoir tout cela. Il faut encore s'y retrouver. Tu m'aideras à m'y retrouver.

Tu me transcriras tous les documents ou tous les renseignements qui sont à conserver. On ne peut garder indéfiniment les coupures des journaux que l'on a ou que l'on n'a pas. Un cahier est plus commode. Quand un document est donné au public, tout le monde en parle, on le trouve un peu partout. Trois mois plus tard on ne sait où s'adresser pour l'avoir. Je suis assuré que tu me donneras impartialement les pièces pour et contre. Ce fut notre honneur, au temps de cette affaire sur laquelle je n'ai pas peur de radoter, d'aller chercher dans les témoignages, dans les journaux ennemis les meilleures de nos preuves, les plus invincibles de nos arguments. Renoncerons-nous à ces bonnes habitudes? L'ouvrage dreyfusard le plus efficace ne fut-il pas une Histoire des Variations de l'État-Major fournie par lui-même?

Je te prie de me donner tous les documents et tous les renseignements que tu pourras, même longs, même ennuyeux. Nous devons à la même affaire la publication exacte, historique, de procès-verbaux, de comptes rendus sténographiques, de documents, de papiers, de pièces. Nous avons eu le Procès Zola, la Révision de l'Affaire Dreyfus, Enquête et Débats de la Cour de Cassation, les publications du Figaro. L'Éclair donne le compte rendu sténographique des débats qui se poursuivent si ennuyeusement devant la Haute Cour. Ici reconnaissons l'hommage que le vice rend à la vertu. J'ai lu avec plaisir sur la quatrième page de la couverture du Mouvement que la Société nouvelle de librairie et d'édition allait nous donner le «Compte rendu sténographique officiel du Congrès général des Organisations Socialistes Françaises tenu à Paris en Décembre 1899». C'est là de bon style officiel. Voilà de bonne publication. Nous aurons là même les paroles inutiles prononcées dans le grand gymnase pendant que la commission travaillait. Nous aurons les basses démagogies de Ebers aussi bien que l'austère démonstration historique de Lagardelle. Qu'importe? Mieux vaut publier tel que. Il est même intéressant que le Congrès, dans sa deuxième journée, ait résolu que l'on procéderait à cette publication. Il donnait ainsi le bon exemple. On va publier, sur l'invitation formelle du Congrès, sous le contrôle d'une commission spéciale, des discours blessants pour telle ou telle organisation. C'était d'une large liberté. Pourquoi le Congrès n'a-t-il pas continué?—-Il y aura dans tes cahiers beaucoup plus d'édité que d'inédit. Mais il y a tant d'inédit que tout le monde connaît d'avance, il y a tant d'édité que tout le monde ignore.

Si enfin quelqu'un te met en mains de la copie, joins-la aux cahiers. J'aurai cette copie en communication, je la lirai ou ne la lirai pas selon le temps que j'aurai. Il peut arriver que de la bonne copie ne soit reçue en aucune revue par aucun éditeur. Tu m'enverras de la bonne copie. Tu m'enverras même des vers si tu en reçois. Le vers n'est pas forcément déshonorant.

Ce sera une partie facultative des cahiers, facultative pour toi, facultative surtout pour nous.

Je ne te demande nullement de m'envoyer une histoire du monde par quinzaine, ou une géographie du monde par quinzaine, ou une chronologie du monde par quinzaine. Je te prie de m'envoyer des cahiers de renseignement, sans esprit de parti, sur ce qui m'intéresse.

LE PROVINCIAL


RÉPONSE

Paris, lundi 25 décembre 1899,

Mon cher ami,

Pendant un an, et à titre d'essai, je ferai tout ce que je pourrai pour t'envoyer ces cahiers de renseignement.

Le premier cahier partira le 5 janvier prochain. Je t'enverrai le 20 de chaque mois le cahier de la première quinzaine et le 5 le cahier de la seconde quinzaine du mois précédent.

Je tiens dès à présent à te rassurer sur ce Triomphe de la République. Autant que l'on peut nombrer une aussi grandiose manifestation, deux cent cinquante mille citoyens au moins défilèrent. On peut évaluer à un nombre égal au moins les citoyens qui acclamèrent le défilé, qui acclamèrent le socialisme. Ainsi la Petite République et l'Aurore avaient également raison. Toujours faut-il que l'on s'entende.

De cette fête j'avais préparé un compte rendu, non pas pour toi, mais pour une revue amie. Je t'enverrai, par exception, ce compte rendu dans mon premier cahier. J'y ajouterai les principaux documents de l'affaire Liebknecht, et quelques notes sur les derniers événements de décembre 1899.


LE «TRIOMPHE DE LA RÉPUBLIQUE»

La République avait triomphé le 11 novembre par la décision de la Haute Cour: 157 juges contre 91 avaient ce jour-là repoussé les conclusions de la défense, présentées et défendues la veille par Me Devin, tendant à faire déclarer l'incompétence. Puis la République avait triomphé le jeudi 16 par le vote de la Chambre: 317 députés contre 212 avaient voté l'ordre du jour, présenté par les Gauches, «approuvant les actes de défense républicaine du Gouvernement»; les mots de défense républicaine avaient été proposés par M. Vaillant et plusieurs socialistes, et acceptés d'eux par le Président du Conseil.

Enfin la République triompha dans la rue par la procession du peuple parisien le dimanche 19, le grand dimanche.

Comme les prêtres catholiques réconcilient ou purifient par des cérémonies expiatoires les églises polluées par l'effusion du sang ou par le crime honteux, comme ils ont récemment fait une réparation pour l'église Saint-Joseph, ainsi trois cent mille républicains allèrent en cortège réconcilier la place de la Nation.

La Petite République et Gérault-Richard avaient eu l'initiative de cette manifestation, comme ils avaient eu, avec toute l'opinion publique, l'initiative, en des temps plus difficiles, d'aller à Longchamp. Nous rendrons cette justice aux adversaires de la République de constater que cette fois-ci encore ils firent tout ce qu'ils pouvaient pour que la manifestation fût grandiose. M. Paulin Méry fit coller sur les murs de grandes affiches rouges, émanant d'un Comité d'action socialiste et patriotique dont il s'intitulait, bien entendu, le délégué général. Le bureau du Conseil Municipal fit donc apposer des proclamations officieuses. La Commission exécutive de l'Agglomération parisienne du Parti ouvrier français avait fait poser des affiches beaucoup plus modestes, un quart ou un demi-quart de colombier, car officiellement les guesdistes n'ont pas d'argent; ces affiches d'un rouge modeste, au nom de je ne sais plus combien de groupements parisiens, avertissaient le lecteur que, le gouvernement et M. Bellan ayant interdit le drapeau rouge, les vrais socialistes et les vrais révolutionnaires étaient par là-même exclus de la manifestation. Le parti guesdiste s'est apparemment donné la tâche glorieuse de sauver le drapeau rouge des subornations de M. Waldeck-Rousseau. Les guesdistes n'ont jamais mis leur drapeau dans leur poche: demandez plutôt à M. Alexandre Zévaès des nouvelles de son élection. Les guesdistes n'ont pas beaucoup défendu le drapeau rouge contre les brutalités de M. Dupuy ni contre les férocités sournoises de M. Méline. Cela était plus difficile. Enfin ils firent défense à la population parisienne d'aller fêter le Triomphe de la République, puisque cette République de Dalou [1] n'était pas la République sociale, mais, remarquez-le bien, la capitaliste. Les guesdistes mirent en interdit la manifestation. Immédiatement cette population parisienne s'enfla comme un beau fleuve et par toutes les voies se dirigea vers la place de la Nation.

La Petite République avait annoncé, en grosses italiques fortes et bien situées, que sa rédaction et son administration partiraient à midi. Le Treizième, comme on le nomme amicalement, c'est-à-dire les groupes si puissants et si cordiaux du treizième arrondissement, socialistes et révolutionnaires, le groupe les Étudiants Collectivistes de Paris (non adhérent au Parti ouvrier français), les organisations syndicales et les cinq coopératives du treizième, renforcés du citoyen Coutant et des manifestants de sa circonscription électorale, devaient se réunir place d'Italie à partir de dix heures et demie du matin. Tout le treizième, comme on disait, renforcé de tout Ivry, devait partir en temps utile, suivre l'avenue des Gobelins, la rue Monge, la rue Montmartre, et prendre en passant la Petite République.

Midi sonnaient quand nous arrivâmes au coin de la rue Réaumur. Deux ou trois cents personnes attendaient joyeusement au clair soleil sur les trottoirs. Leur disposition même rappelait invinciblement à la mémoire la disposition pareille des militants rangés au bord des trottoirs un peu vides en un jour sérieux de l'année précédente. C'était le jour de la rentrée des Chambres. Dans la seconde moitié de la journée nous attendions au même endroit, pareillement disposés, un peu moins nombreux, sans doute un tout petit peu parce qu'on pouvait se battre sérieusement, mais surtout et beaucoup parce que c'était en semaine et que les ouvriers travaillaient, parce que ce n'était pas jour de fête, parce qu'il ne faisait pas ce soleil admirable, et parce qu'en ce temps-là le peuple ne savait pas encore. Les églantines rouges ne fleurissaient pas alors les boutonnières des vestes, des pardessus et des capuchons, mais à une marque discrète chacun reconnaissait mystérieusement les siens.

L'image de ce jour devenu si lointain par le nombre et l'importance des événements intercalaires, de ce jour déjà devenu comme étranger parce que la situation s'est retournée dans l'intervalle, eut tout le loisir de fréquenter notre mémoire, car le cortège ne partit nullement à midi. Évidemment le service d'État-Major était assez mal organisé. On devisait donc entre amis et camarades. On allait admirer dans la vitrine du journal un bel étendard, un drapeau rouge, mais avec la hampe au milieu, et ces mots brodés en trois lignes transverses: La—Petite République—socialiste, et les deux cartouches bleus aux inscriptions dorées: Ni Dieu ni Maître; Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. L'attente se prolongeait. On remarqua que le mot pays sur le deuxième cartouche était mis en surcharge. On achetait des églantines rouges au bureau du journal, au magasin plutôt. Ces églantines ont été perfectionnées depuis Longchamp. Alors on les donnait, à présent on les vend: un sou l'exemplaire, trois francs le cent, ving-sept francs le mille; à présent on la nomme églantine rouge double. Elle est plus grande, plus grosse; elle a en effet deux rangées de pétales, une à l'extérieur, plus grande et large, une à l'intérieur, plus petite. Naguère les pétales simples étaient fixés sous une petite boule jaune, parfois surmontée de deux ou trois petits fils jaunes, qui figurait, grossièrement et naïvement, les étamines et le pistil. Aujourd'hui la boule centrale est plus grosse et toute rouge. Naguère on mettait pour la plupart une seule fleurette à la boutonnière, comme une marque. Aujourd'hui, dans un besoin d'expansion, d'exubérance et de floraison, on met, à toutes enseignes, des bouquets entiers. L'églantine est plus rouge, toute rouge, plus symbolique, mais elle est moins églantine, moins fleur. C'est une fleur sans pollen: lequel vaut mieux? On discute sagement là-dessus. Les partisans du progrès préfèrent la nouvelle églantine; les horticulteurs—on nomme ainsi les hommes qui cultivent leur jardin—aimaient mieux la petite fleur.

Attendant encore on vit passer plusieurs délégations qui n'étaient pas en retard: quelques hommes à la fois, avec ou sans insignes, dont l'un portait quelque bannière, ou fièrement brandie, ou familièrement sous le bras; les uns marchaient au milieu de la route, et c'était un amusant défilé de quatre hommes, sérieux cependant; quelques-uns s'en allaient plus civilement sur les trottoirs. Déjà en venant nous avions rencontré, aux environs de l'Hôtel de Ville, plusieurs francs-maçons, portant librement leurs insignes étonnés de prendre l'air.

Attendant toujours on apprit que Jaurès ne serait pas là, retenu dans l'Ain et dans le Jura par les soins de la propagande. On regretta son absence, non pas seulement parce que ses camarades l'aiment familièrement, mais aussi parce qu'il manquait vraiment à cette fête, qui lui ressemblait, énormément puissante, et débordante.

Il était midi et demie environ quand Gérault arriva, toujours cordial, et gai comme le beau temps. Il venait de quitter le treizième, qui était en retard, et qui regagnait directement par le pont d'Austerlitz. Au treizième, disait-on, ils sont au moins dix mille.—Partons.

Il était midi et demie passé quand on forma le cortège. Quelques vieux militaires âgés de vingt-deux ans, récemment échappés de la caserne, chantonnèrent en riant la sonnerie: au drapeau! quand on sortit du magasin le rouge étendard. L'idée que l'on allait marcher en rangs, pas à pas, au milieu de la rue, éveillait chez beaucoup d'assistants d'agréables souvenirs militaires, car invinciblement une foule qui marche en rangées au pas tend à devenir une armée, comme une armée en campagne tend à marcher comme une foule. Et ce qui est mauvais dans le service militaire, c'est le service, la servitude, l'obéissance passive, le surmenage physique, et non pas les grandes marches au grand soleil des routes. On se forma. Quelques-uns commandèrent en riant: En avant! Le premier rang était formé de porteurs de la Petite République. Ils avaient leur casquette galonnée, l'inscription en lettres d'argent. Trois d'entre eux portaient l'étendard et les deux cartouches. Quand on aura socialisé même les fêtes socialistes, les militants porteront eux-mêmes leur drapeau. Je ne désespère pas de voir Jaurès porter un drapeau rouge de ses puissantes mains.

Nous partîmes cinq cents, par la rue Réaumur, mais nous fûmes un prompt renfort pour l'Avenir de Plaisance, la puissante société coopérative de consommation, avec laquelle nous confluâmes au coin de la rue Turbigo, et qui avait une musique, ce qui accroissait l'impression de marche militaire. Place de la République, c'est déjà la fête. Quelques gardes républicains à cheval ne nuisaient nullement au service d'ordre. Au large de la place, des files de bannières luisaient et brillaient. Un peuple immense et gai. Nous allâmes nous ranger boulevard Richard-Lenoir, je crois. Il y avait tant de monde que l'on ne reconnaissait plus les rues, les larges avenues de ces quartiers. Nous étions auprès de la statue du sergent Bobillot. Un porteur de la Petite République explique à son voisin pourquoi il préfère un homme comme Bobillot à un homme comme Marchand. Nous attendons là longtemps, insérés dans les groupes ouvriers en costume de travail. C'est nouveau. Près de nous le vaste et muable moutonnement des chapeaux de feutre enfarinés aux larges bords: ce sont les forts de la Halle [2], coltineurs non débiles, qui stationnent pesamment, puissamment. Nous sommes directement sous la protection de Lépine, qui est là tout près, au sergent Bobillot, disent quelques-uns. Grâce à la protection de Lépine, continuent-ils en riant, nous allons défiler en bonne place dans le cortège. Tout cela n'empêche pas que si on refait la Commune on le fusillera tout de même, dit près de moi un vieux communard universellement connu comme un brave homme. Je crois qu'il plaisante et veux continuer la plaisanterie. Avec quoi les fusillera-t-on?—Avec des balles, comme les autres, me répond-il sérieusement. Je le regarde bien dans les yeux, pour voir, parce que sa parole sonne faux en cette fête. Il a toujours les mêmes yeux bleus calmes et la même parole calme. Ces vieux communards sont extraordinaires. On ne sait jamais s'ils parlent sérieusement ou par manière de plaisanter. Ils ont avec nous des mystifications froides comme les vieux soldats du second empire en avaient avec les recrues. Ils sont de la même génération. Ils ont, comme eux, fait la guerre. Et cela doit marquer un homme. Deux hommes, adossés au mur d'une maison adjacente, pour se reposer de la longue station, disent gravement: C'est tout de même beau, une fête comme ça, c'est tout de même beau. Et ils répètent profondément sur un rythme las: C'est beau. C'est beau. Il passe des enfants, petits garçons et petites filles, délégations des écoles ou des patronages laïques. On leur fait place avec une sincère et universelle déférence. On pousse en leur honneur de jeunes vivats. Ils y répondent. Ils passent en criant de leurs voix gamines, comme des hommes: Conspuez Rochefort, conspuez. Cela est un peu vif, un peu violent, fait un peu mal.

Mais par-dessus toutes les conversations, par-dessus tous les regards, par-dessus toute rumeur montaient les chants du peuple. Dès le départ, et sur tout le trajet, et pendant la station, et puis tout au long du cortège, le peuple chantait. Je ne connaissais pas les chants révolutionnaires, sauf la Carmagnole, dont le refrain est si bien fait pour plaire à tout bon artilleur, et que tout le monde chante. Je ne connaissais que de nom l'immense et grave Internationale. A présent je la connais assez pour accompagner le refrain en ronronnant, comme tout le monde. Mais le ronron d'un peuple est redoutable. Ceux qui savent les couplets de l'Internationale, sont déjà des spécialistes. Aussi quand on veut lancer l'Internationale, comme en général celui qui veut la lancer ne la sait pas, on commence toujours par chanter le refrain. Alors le spécialiste se réveille et commence le premier couplet.

Les chants révolutionnaires, chantés en salles closes, n'ont assurément pas moins de paroles déplaisantes que de paroles réconfortantes. Chantés dans la rue contre la police et contre la force armée, ils doivent être singulièrement et fiévreusement, rougement ardents. Chantés pour la première fois dans la rue avec l'assentiment d'un gouvernement bourgeois républicain, ils avaient un air jeune et bon garçon nullement provocant. Ces chansons brûlantes en devenaient fraîches. Mais plus volontiers que les chansons traditionnelles, plus fréquentes encore, les acclamations et les réprobations rythmées traditionnelles, moitié chant, moitié verbe et moitié tambour, les conspuez et les vive scandaient la marche du peuple. On redisait inlassablement les anciens rythmes, et, comme on était en un jour d'expansion, on improvisait de nouvelles paroles. Si les ennemis de M. le marquis de Rochefort—on m'assure qu'il en a gardé quelques-uns—s'imaginaient que sa popularité a diminué, ils auraient tort. Elle s'est retournée seulement. Je ne crois pas que jamais le peuple de Paris ait aussi tempétueusement crié ce nom de Rochefort. Il était beaucoup plus question d'un certain Boubou que d'un certain Barbapoux. La guerre inexpiable de la rime et de la raison se poursuivait parmi ce peuple en marche. Les rimes en on étaient particulièrement recherchées, parce que, sous une forme écourtée, elles introduisent le refrain populaire ton ton ton taine ton ton. Les rimes en on avaient l'avantage d'être particulièrement nombreuses. Mais elles avaient le désavantage de n'être pas toutes convenables. Comme on était dans la rue, et comme il y avait beaucoup de femmes et d'enfants dans le cortège, et dans la double haie des spectateurs, le peuple choisissait souvent celles des rimes en on qui étaient convenables. Ainsi le peuple chantait que Rochefort est un vieux barbon, que plus il devient vieux, plus il devient bon. Le comparatif meilleur était ainsi négligé. Ce peuple n'avait aucune colère ni aucune pitié contre Déroulède, qu'il envoyait simplement et fréquemment à Charenton. Il n'avait même aucune réserve, aucune fausse honte, rien de ce sentiment qui nous retenait malgré nous envers un prisonnier et un condamné de la veille. Nous aurions été gênés pour faire allusion à la petite condamnation de Déroulède. Le peuple, plus carrément, et peut-être plus sagement, ne se contentait pas d'envoyer Déroulède à Charenton. Les malins imaginaient des variantes et les lançaient: Ah! Déroulède trois mois de prison; Ah! Déroulède est au violon. Un nouveau chant parlé commençait à se répandre, plus volontaire, plus précis, plus redoutable, inventé sur le champ: au bagne, Mercier, au bagne. Le mot bagne, ainsi chanté, avec rage, résonne extraordinairement dans la mâchoire et dans les tempes. Un brave homme, petit et mince, entendant mal, criait avec acharnement: au bal, Mercier. Quand il s'aperçut de son erreur, il m'expliqua que, dans sa pensée, il donnait au mot bal ce sens particulier qu'on lui donne au régiment, où, par manière de plaisanterie amère, on désigne ainsi le peloton de punition.

Cependant que la grave Internationale, largement, immensément chantée, s'épandait comme un flot formidable, cependant que le Mercier, au bagne, rythmé coléreusement, scandait la foule même et la déconcertait, le cortège longuement, lentement, indéfiniment, se déroulait tout au long du boulevard Voltaire, avec des pauses et des reprises. Arrivés au milieu, on ne voyait ni le commencement ni la fin. Au-dessus du cortège une longue, immense file de drapeaux rouges, de pancartes bleues, d'insignes et ornements triangulaires et variés, se défilait en avant et l'on se retournait pour la voir se défiler en arrière. Avec nous nos bons camarades, la Ligue démocratique des Écoles, portaient leur pancarte bleue aux lettres dorées. On ne pouvait lire les pancartes plus éloignées qui se perdaient au loin. Aussi je préfère emprunter à la Petite République les beaux noms de métier des ouvriers qui avaient promis leur concours à la manifestation. Je lis dans la Petite République du matin même, datée du lundi, les convocations suivantes, à la file: Chambre syndicale des gargouilleurs;—Syndicat de la chèvre, mouton et maroquin;—Chambre syndicale des tailleurs et scieurs de pierre du département de la Seine;—Chambre syndicale professionnelle des façonniers passementiers à la barre;—Fédération des syndicats de Boulogne-sur-Seine;—Chambre syndicale des corps réunis de Lorient, Morbihan;—Syndicats des bonnes, lingères, filles de salle, blanchisseuses;—Chambre syndicale des infirmiers et infirmières;—Chambre syndicale des ouvriers balanciers du département de la Seine;—Chambre syndicale des ouvriers peintres de lettres et attributs. Comme ces noms de métier sont beaux, comme ils ont un sens, une réalité, une solidité, comparés aux noms des groupements politiques, tous plus ou moins républicains, socialistes, révolutionnaires, amicaux, indépendants, radicaux-socialistes, aux unions, aux associations, et aux cercles, et aux cercles d'études sociales, et aux partis. Loin de moi la pensée de calomnier les groupements politiques. Ils sont pour la plupart beaucoup plus actifs, travailleurs, énergiques, efficaces que leurs noms ne sont spécifiques. Mais tout de même comme c'est beau, un nom qui désigne les hommes et les groupes sans contestation, sans hésitation, par le travail quotidien. On sait ce que c'est, au moins, qu'un forgeron, ou un charpentier. Je voudrais les citer tous, car je ne sais comment choisir. Je trouve dans la même Petite République les travailleurs du gaz, les charrons, la Fédération culinaire de France et des colonies, les employés des coopératives ouvrières, le Syndicat ouvrier de la céramique, les comptables, les ouvriers fumistes en bâtiment, les ouvriers-serruriers en bâtiment, les tourneurs-robinetiers, les horlogers en pendules, les tourneurs vernisseurs sur bois, l'Imprimerie nouvelle, les ouvriers étireurs au banc, les scieurs, découpeurs, mouluriers à la mécanique, les correcteurs, la sculpture, les garçons nourrisseurs, les ouvriers jardiniers du département de la Seine, les ouvriers jardiniers et parties similaires de la Ville de Paris, le bronze imitation. Toute l'activité, tout le travail, toute la nourriture et tout l'ornement de Paris. Je renonce à donner les noms que je vois dans la Petite République de la veille, datée du dimanche. Ma liste serait longue autant que fut le cortège.

Enveloppant de leurs plis lourds ou de leurs déploiements les pancartes, les bannières et les drapeaux rouges défilaient. L'ordonnance de police du 15 février 1894 est ainsi conçue en son article premier:

Sont interdits dans le ressort de la Préfecture de police, l'exposition et le port de drapeaux, soit sur la voie publique, soit dans les édifices, emplacements et locaux librement ouverts au public.

Mais heureusement qu'elle est ainsi conçue en son article deuxième:

Sont exemptés de cette mesure les drapeaux aux couleurs nationales françaises ou étrangères, et ceux servant d'insignes aux Sociétés autorisées ou approuvées.

Cette ordonnance, promulguée au temps de la terreur anarchiste, était libéralement interprétée pour le triomphe de la République. Il suffisait que les drapeaux eussent une inscription pour passer. Ainsi les drapeaux flamboyants qui n'auraient pas passé tout seuls passaient parce qu'ils portaient en lettres noires des inscriptions comme celles-ci: Vive la Commune!—Vive la Révolution sociale!—1871. L'honorable M. Alicot a vu là une transaction qui serait une véritable hypocrisie. Sans aucun doute s'il y avait eu un marché formel entre le gouvernement et le peuple, ce marché n'aurait été, des deux parts, qu'un marchandage hypocrite. Mais le gouvernement n'entendait assurément pas ainsi sa bienveillance. Et le peuple ne faisait guère attention à ce détail de procédure que pour s'en amuser bonnement. Il ne s'agissait pas du tout de vendre au gouvernement l'appui du peuple moyennant une tolérance honteuse. L'explosion de la fête était supérieure et même rebelle à tout calcul. Non. Il était simplement réjouissant qu'une ordonnance de la police bourgeoise, rendue contre le drapeau rouge au moment que l'on sait, présentât ainsi un joint par où passait librement le drapeau rouge commenté, à présent que des bourgeois républicains reconnaissaient la valeur et l'usage du socialisme républicain. Cela plaisait à ces gamins de Paris devenus hommes de Paris qui, en immense majorité, composaient le cortège.

A mesure que la fête se développait énorme, la pensée du robuste Jaurès revenait parmi nous. Quand nous chantions: Vive Jaurès! la foule et le peuple des spectateurs nous accompagnaient d'une immédiate et chaude sympathie. Jaurès a une loyale, naturelle et respectueuse popularité d'admiration, d'estime, de solidarité. Les ouvriers l'aiment comme un simple et grand ouvrier d'éloquence, de pensée, d'action. L'acclamation au nom de Jaurès était pour ainsi dire de plain pied avec les dispositions des assistants. Continuant dans le même sens, plusieurs commencèrent à chanter: Vive Zola! Ce cri eut un écho immédiat et puissant dans le cortège, composé de professionnels habitués dès longtemps à se rallier autour du nom protagoniste. Mais la foule eut une légère hésitation. C'est pour cela que nous devons garder à Zola une considération, une amitié propre. Il faut que cet homme ait labouré bien profondément pour que la presse immonde ait porté contre lui un tel effort de calomnie que même en un jour de gloire la foule, cependant bienveillante, eût comme une hésitation à saluer le nom qu'elle avait maudit pendant de longs mois. Cela est une marque infaillible. Voulant sans doute pousser l'expérience au plus profond, quelques-uns commencèrent à chanter: Vive Dreyfus! un cri qui n'a pas retenti souvent même dans les manifestations purement dreyfusardes. Ce fut extraordinaire. Vraiment la foule reçut un coup, eut un sursaut. Elle ne broncha pas, ayant raisonné que nous avions raison, que c'était bien cela. Même elle acquiesça, mais il avait fallu un raisonnement intermédiaire, une ratification raisonnée. Dans le cortège même il y eut une légère hésitation. Ceux-là même qui avaient lancé ce cri sentirent obscurément qu'ils avaient lancé comme un défi, comme une provocation. Puis nous continuâmes avec acharnement, voulant réagir, manifester, sentant brusquement comme l'acclamation au nom de Dreyfus, l'acclamation publique, violente, provocante était la plus grande nouveauté de la journée, la plus grande rupture, la plus grande effraction de sceaux de ce siècle. Aucun cri, aucun chant, aucune musique n'était chargée de révolte enfin libre comme ce vive Dreyfus! «Faut-il que ce Dreyfus soit puissant pour avoir ainsi réuni sur une même place et dans un même embrassement...» disait l'Intransigeant du jour même, sous la signature de M. Henri Rochefort [3]. M. Henri Rochefort avait raison. Le capitaine Alfred Dreyfus est devenu, par le droit de la souffrance, un homme singulièrement puissant. Ceux qui l'ont poursuivi savaient bien ce qu'ils faisaient. Ils ont marqué cet homme. Ils ont marqué sa personne et son nom d'une marque pour ainsi dire physique dans la conscience de la foule, au point que ses partisans mêmes sont un peu étonnés d'eux-mêmes quand ils acclament son nom. C'est pour cela que nous gardons à M. Dreyfus, dans la retraite familiale où il se refait, une amitié propre, une piété personnelle. Nous-mêmes nous avons envers lui un devoir permanent de réparation discrète. Nous-mêmes nous avons subi l'impression que la presse immonde a voulu donner de celui en qui nous avons défendu la justice et la vérité. Ceux qui ont fait cela ont bien fait ce qu'ils ont fait. Mais ceux qui ont voulu cela n'ont pas prévu au delà de ce qu'ils voulaient. Ils n'ont pas prévu la résistance désespérée de quelques-uns, la fidélité d'une famille s'élargissant peu à peu jusqu'à devenir la fidélité en pèlerinage de trois cent mille républicains.—Le Vive Dreyfus ne dure que quelques minutes. On en use peu, comme d'un cordial trop concentré.

A mesure que l'on approche de la place de la Nation les stations deviennent plus fréquentes, comme lorsqu'on approche, pour un défilé, d'un rassemblement militaire. On stationnait patiemment. C'était l'heure choisie où la verve individuelle, dans cette fête collective, s'exerçait plus aisément. Sans doute on ne pouvait se mettre à la fenêtre pour se regarder passer dans la rue, cela étant défendu par les traités de psychologie les plus recommandés. Mais on s'amusait à quitter le cortège pour aller, au bord du trottoir, voir passer les camarades. Cela devenait une heureuse application de la mutualité aux défilés du peuple. On mesurait ainsi du regard tout ce que l'on pouvait saisir du cortège inépuisable. Il se produisait ainsi une pénétration réciproque du cortège et de la foule. Plusieurs défilèrent, qui n'étaient pas venus pour cela. Tout le monde approchait pour lire en épelant les inscriptions des drapeaux et des pancartes. Ce jour de fête fut un jour de grand enseignement populaire. Il se formait des rassemblements autour des plus beaux drapeaux, autour des beaux chanteurs. Les refrains étaient chantés, repris en chœur par une foule grandissante. Un jeune et fluet anarchiste—c'est ainsi qu'ils se nomment, compromettant un nom très beau—qui s'était fait une tête de la Renaissance italienne, essayait de se tailler un succès personnel en chantant des paroles extraordinairement abominables, où le nom de Dieu revenait trop souvent pour une démonstration athée. Il prétendait que si l'on veut être heureux, «pends ton propriétaire». Ces paroles menaçantes ne terrorisaient nullement les petites gens du trottoir et des fenêtres, en immense majorité locataires. Ainsi déjà les petits bourgeois, tout au long du parcours, avaient écouté sans aucune émotion, du moins apparente, que tous les bourgeois on les pendra. Un excellent bourgeois avait même poussé la bienveillance, au 214 du boulevard, jusqu'à pavoiser son balcon d'une foule de petits drapeaux inconnus. Discussions dans la foule et dans le cortège. Que signifiaient ces drapeaux? ces pavillons? Était-ce une bienvenue en langage maritime? Une lettre de ce M. Pamard, adressée à M. Lucien Millevoye, et reproduite dans la Petite République du mercredi 29, nous apprend que «ces petits mouchoirs... n'étaient autres que les pavillons respectés de toutes les nations; et, au milieu d'eux, le nôtre flottait en bonne place». La lettre de M. Pamard nous apprend que «celui qui accrocha à son balcon ces pavillons qui flottent habituellement sur son yacht est un vieux républicain». Nous n'en savions pas aussi long quand nous défilâmes devant ce pavoisement. Mais la foule ne s'y trompa point. Évidemment ce n'était pas une manifestation nationaliste. Plusieurs personnes à ce balcon, et en particulier ce vieux républicain, acclamaient le cortège, applaudissaient, saluaient le drapeau rouge. Inversement le peuple acclamait ce bourgeois, levait les chapeaux. Il n'était pas question de le pendre: heureuse inconséquence! ou plutôt heureuse et profonde conséquence!—Combien de bourgeois défilèrent parmi les francs-maçons et dans la Ligue des Droits de l'Homme!

Je soupçonne tous les gens des fenêtres de n'avoir entendu de tout cela que le brouhaha immense de la rue qui se mouvait. Les camarades traitaient le bizarre compagnon, le compagnon de la Renaissance italienne, avec beaucoup de bonne humeur, comme un enfant terrible, capricieux, négligeable. Mais le grand succès fut pour le bon loustic, le loustic inévitable, plus ancien que la caserne et plus durable qu'elle. Au moment où la station devenait une véritable pause, quand on commençait à s'impatienter un tout petit peu, le bon loustic se mit à chanter, au lieu de: Ah! Déroulède à Charenton, ton, taine, sur le même air, ces paroles ingénues: Allons vite à la place de la Nation, ton taine. Ayant dix syllabes à caser au lieu de huit, il courait pour se rattraper. Cela réussit beaucoup.

Alerte. Sursaut. Scandale. Un cri court au long de la colonne: A bas la patrie! Grand émoi, car un tel cri n'est poussé que par un agent provocateur ou par des internationalistes excessivement prononcés. Soudain on comprend. Et on rit. Des camelots harcelaient les manifestants et la foule en criant: La Patrêe. Les manifestants avaient répondu en criant: A bas la Patrie, et non pas à bas la patrie. Pour dissiper le malentendu, on commença: Conspuez Millevoye, mais sans insister, disant: Il n'en vaut pas la peine, ou: Il est trop long.

A mesure que l'on approchait de cette place, le service d'ordre, insignifiant d'abord, devenait notoire. Il avait été convenu qu'il n'y aurait pas de police. De fait la haie, très clairsemée, un simple jalonnement au milieu du boulevard, était faite par des gardes républicains. Mais il y avait de place en place des réserves d'agents massées sur les trottoirs, taches noires ponctuant la mobilité de la foule. Si ces hommes aux poings lourds ont des âmes subtiles, les officiers, sous-officiers, brigadiers et simples gardes, les commissaires de police, les officiers de paix, les brigadiers et les simples agents durent s'amuser chacun pour son grade. En fait, plusieurs de ces gardiens de la paix riaient dans leurs moustaches. La plupart se tenaient obstinés à regarder ailleurs avec une impassibilité militaire. Quelques-uns se tenaient un peu comme des condamnés à mort, ce qui était un peu poseur, inexact, mais compréhensible. Ce qui devait le plus les étonner, c'était de se voir là. Nous sommes si bien habitués nous-mêmes à ce que les hommes ainsi costumés nous sautent sur le dos quand nous poussons certaines acclamations, que nous demeurions stupides, poussant ces acclamations, qu'ils n'en fussent pas déclanchés. Eux qui doivent avoir, depuis le temps et par la fréquence, une autre habitude que nous, comme ils devaient s'étonner de ne pas se trouver automatiquement transportés sur nos épaules! Mais ils ne bougeaient pas, droits, encapuchonnés d'obéissance passive. Au long du boulevard nous les considérions comme on regarderait si une locomotive oubliait de partir au coup de corne du conducteur. Ils négligeaient de partir. Le peuple était d'ailleurs d'une correction parfaite. Sans doute il s'amusait à crier en passant devant eux les acclamations qui naguère les faisaient le plus parfaitement sauter hors de leur boîte, les Vive la Commune! et les Vive la Sociale. Mais de cette foule immense et toute puissante pas un mot ne sortit qui fût une attaque particulière à la police adjacente; pas une allusion ne fut faite aux vaches ni aux flics, et cela en des endroits où il y avait dix-huit cents manifestants pour un homme de police.

Pas un instant le peuple ne faillit à ce calme courtois. Quelques ivrognes vinrent contre-manifester. «Si nous voulons», disaient-il, «crier Vive Déroulède! nous en sommes bien libres.»—«Parfaitement, monsieur, c'est justement pour la liberté que nous manifestons.» A une fenêtre à droite un prêtre catholique gesticule, crie, applaudit, se moque. On lui crie à bas la Calotte! ce qui est bien, et Flamidien! Flamidien! ce qui est pénible et un peu violent. On ne crie presque pas: A bas les curés! On pousse les mêmes cris à l'église Saint-Ambroise, à gauche, qui sonne ses cloches. A une fenêtre à gauche un sous-off rengagé, avec une femme genre honneur de l'armée. Pas une injure ne sort de la foule: à bas les conseils de guerre! au bagne Mercier! Un capitaine est à sa fenêtre, à gauche, avec sa femme et un petit garçon: Au bagne Mercier! Vive Picquart! Un M. Mercier fabrique des voitures en tout genre à gauche, au bout du boulevard Voltaire. Sa maison est le signal d'un redoublement de fureur amusante. Il sait parfaitement que ce n'est pas lui que nous voulons envoyer au bagne.

Si lentement que l'on aille à la place de la Nation, si éloignée que soit cette place, tout de même on finit par y arriver. Depuis longtemps la Carmagnole avait à peu près cessé, abandonnée un peu par les manifestants, un peu moins respectée, plus provocante, moins durable, un peu délaissée. L'Internationale, toute large et vaste, régnait et s'épandait sans conteste. Le tassement de la marche nous avait peu à peu mêlés au groupe qui nous suivait. Ce groupe avait un immense drapeau rouge flottant et claquant. On y lisait en lettres noires: Comité de Saint-Denis, et, je crois, Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Un citoyen non moins immense tenait infatigablement ce drapeau arboré, brandi à bout de bras, et chantait infatigablement la chanson du Drapeau rouge. Les camarades groupés autour du drapeau accompagnaient en chœur, à pleine voix, le refrain. Cela pendant des heures. Cette admirable chanson réussissait beaucoup, parce qu'elle était lente et large, comme une hymne, comme un cantique et, pour tout dire, comme l'Internationale. C'était un spectacle admirable que la marche, que la procession de cet homme au bras et à la voix infatigable, fort et durable comme un élément, fort comme un poteau, continuel comme un grand vent. Et ce qui parfaisait le spectacle était que l'homme et ses camarades chantaient une chanson qui avait tout son sens. Le drapeau rouge qu'ils chantaient n'était pas seulement le symbole de la révolution sociale, rouge du sang de l'ouvrier, c'était aussi leur superbe drapeau rouge, porté à bout de bras, au bout de son bras, présent, vraiment superbe et flamboyant.

Soudain les barrages, les haies se resserrent. On sépare le cortège de la foule. Pelotons de gardes républicains, pied à terre. Compagnies de pompiers, attention délicate. Nous y sommes. Il est convenu qu'en passant devant Loubet on lui criera Mercier au bagne, Mercier, pour lui signifier que le peuple ne veut pas de l'amnistie. Nous y sommes. Plus de soldats, mais seulement des gardiens paisibles aux habits bleus ou verts, gardiens de squares et jardins. Tout à coup un grand cri s'élève à cinquante pas devant nous: Vive la République! Nos prédécesseurs ont oublié Mercier. Nous-mêmes sommes saisis devant la République de Dalou et nous crions comme eux: Vive la République. Ce n'était pas vive la République amorphe et officielle, mais vive la République vivante, vive la République triomphante, vive la République parfaite, vive la République sociale, vive cette République de Dalou qui montait claire et dorée dans le ciel bleu clair, éclairée du soleil descendant. Il était au moins quatre heures passées. Tout cela en un seul cri, en un seul mot: Vive la République, spontanément jailli à l'aspect du monument, cri condensé où l'article la recouvrait sa valeur démonstrative. Aussi quand le monument se leva pour nous, clair et seul par-dessus l'eau claire du bassin, nous n'avons pas vu les détails de ce monument, nous n'avons pas vu les détails de la place. Nous n'avons pas vu les deux anciennes colonnes du Trône, si libéralement attribuées par les journalistes à Charlemagne, à Philippe-Auguste, et à Saint Louis. Nous avons vu le triomphe de la République et nous n'avons pas vu les moyens, les artisans de ce triomphe, les deux lions attelés, le forgeron, madame la justice et les petits enfants. La République triomphante, levée sur sa boule, s'isolait très bien de ses serviteurs et de ses servantes. Nous l'acclamions, nous la voyions seule et haute, et nous passions au pas accéléré, car il fallait que le fleuve de peuple coulât. Quand nous voudrons regarder à loisir le monument de Dalou, nous retournerons à quelques-uns place de la Nation, et nous emporterons dans nos poches le numéro du Mouvement où est l'article de Deshairs.

Il est bien peu de citoyens qui n'aient alors donné un souvenir, une rapide pensée à Déroulède, qui était venu chercher deux régiments si loin de l'Élysée et si près de la soupe du soir.

Vite on se ressaisit pour passer devant la tribune officielle, à gauche. On avait, au long du cortège, crié quelque peu: Vive Loubet. On s'entraîne, on s'aveugle, on s'enroue sur le au bagne Mercier, les chapeaux en l'air, les mains hautes, les cannes hautes. On marche porté, sans regarder sa route. On tourne autour du bassin. On est enlevé. On arrive. On cherche Loubet, pour qui on criait tant. Il n'est pas là. Vraiment, à la réflexion, il eût été fou qu'il restât là pour tout ce que nous avions à lui dire. De la tribune on répond à nos Vive la Sociale! Beaucoup d'écharpes aux gens de la tribune. Ces citoyens n'en sont pas moins ardents. Un dernier regard au peuple innombrable qui suit et qui tourne autour de ce bassin. C'est fini. Au coin quelqu'un me dit: «Ça a été violent ici au commencement, la police a enlevé un drapeau noir.» Cet incident passe inaperçu dans le perpétuel mouvement du peuple.

Je n'oublierai jamais ce qui fut le plus beau de la journée: la descente du faubourg Antoine. Le soir descendait, la nuit tombait. Tout ignorants que nous soyons de l'histoire des révolutions passées, qui sont le commencement de la prochaine Révolution sociale, nous connaissons tous la gloire de la légende et d'histoire du vieux faubourg. Nous marchions sur les pavés dans cette gloire. Avec une sage lenteur les porteurs de la Petite République marchaient en avant de ce nouveau cortège. Les gens du faubourg s'approchaient, épelaient, lisaient la—Petite—République—socialiste; Ni— Dieu—ni—maître, applaudissaient, acclamaient, suivaient. Rien ne distinguait plus le cortège et les spectateurs. Le peuple descendait dans la foule et se nourrissait d'elle. On rechanta la vieille Marseillaise, récemment disqualifiée auprès des socialistes révolutionnaires par la faveur des bandits nationalistes. Tout le faubourg descendait dans la nuit, en une poussée formidable sans haine.

La dislocation eut lieu pour nous place de la Bastille. Ceux de la rive gauche s'en allèrent par le boulevard Henri IV. Groupés en gros bouquets aux lueurs de la nuit, les drapeaux rouges regagnaient de compagnie leurs quartiers et leurs maisons. Les bals commençaient bientôt.

Avec la fatigue de la journée, des inquiétudes et des scrupules me venaient. Je sais bien qu'il n'y a plus de lanternes, je sais bien que les bourgeois ont fait construire par des ouvriers des becs de gaz qui ne sont plus des lanternes, sans les anciennes cordes et sans les anciennes potences. Plusieurs des refrains de la journée ne me trottaient pas moins par la tête, violents et laids. Sera-t-il dit que cette Révolution d'amour social et de solidarité sera faite avec ces vieilles paroles de violence, de haine, et de laideur. Cela se peut. Il se peut que nous ayons parfait la Révolution sociale avant qu'un architecte de génie nous ait donné la maison du peuple nouveau, avant qu'un poète de génie nous ait donné le poème ou le chant de la révolution nouvelle, de la cité nouvelle. Ce ne sera pas la première fois qu'il en sera ainsi, que le flot de la vie universelle aura devancé les maturations de l'art individuel. En attendant, l'Internationale de Pottier est et demeure un des plus beaux hymnes révolutionnaires qu'un peuple ait jamais chanté. Groupons-nous autour de l'Internationale.

Des incidents de la journée continuaient à m'attrister quand le soir, dans le train, j'ouvris une petite brochure dont j'avais bourré mes poches, pour la distribuer, comme on le doit. C'était la petite brochure de Le Pic, intitulée: Pour la République! (revue politique mensuelle, numéro 1, novembre 1899), où il entreprend le Petit Journal sur ses infamies du Panama et sur ses atrocités de l'Arménie. Voilà la vraie brochure de propagande. L'auteur ne commence pas par supposer que son lecteur connaît aussi bien que lui ce qu'il veut lui dire. Il ne suppose pas que le lecteur sait. Il ne procède pas par allusions. Il procède par narration. Il annonce la narration: Je vais vous conter une histoire qui est arrivée. Il annonce: «De quels crimes est capable l'infâme Petit Journal, je vais le montrer par une preuve unique [4] mais décisive, par le relevé des sommes qu'il a touchées pour faire tomber l'argent de ses malheureux lecteurs dans la grande escroquerie du Panama.» Plus loin il annonce: «Vous pensez qu'en jetant ces milliers d'humbles à la ruine pour gagner sa commission de 630,000 francs, il a atteint à la limite du crime et de l'infamie? Eh bien! il a trouvé moyen d'être plus criminel et plus infâme encore!

«Écoutez et retenez cette histoire:»

Suit l'histoire de M. Marinoni et du Sultan.

L'auteur procède comme il faut. Une brochure bien faite ressemble à une histoire de grand-père contée à la veillée:

Il y avait une fois, au pays des Infidèles, un méchant roi qui fit massacrer, dans les supplices les plus effroyables, trois cent mille de ses sujets chrétiens.—Le grand-père n'insiste pas sur les supplices, pour ménager l'imagination des petits.

—Pourquoi donc que le pape n'est pas allé à leur secours, grand-père?

—Je ne sais pas, mes enfants.

—Et le roi de France, pourquoi donc qu'il n'y a pas été?

—Parce qu'il n'y a pas de roi de France.

—Et les Français qui ne sont pas rois?

—Parce que le mauvais roi avait donné de l'argent au Petit Journal pour faire croire aux Français que c'étaient les chrétiens qui s'étaient révoltés.

—C'est le même Petit Journal qu'on achète au bourg chez l'épicier?

—Oui mon garçon.

—Ah vrai!

La brochure de Le Pic invite à cette imagination.

Je lus passionnément cette brochure bien faite. Et quand je revis contre quelles sournoiseries, contre quelles sauvageries, contre quelles atrocités, contre quelles barbaries ce peuple révolutionnaire avait conduit dans Paris ce triomphe de la République, cette inoubliable manifestation me sembla toute saine et toute bonne, et les scrupules de détail que j'avais eus me semblèrent vains.


DU SECOND PROVINCIAL

Nyons, 13 janvier 1900,

Mon cher Péguy,

Je regrette de ne pouvoir m'abonner à tes Cahiers de la quinzaine. Moins heureux encore que l'Agrégé provincial, j'ai juste cent sous par jour pour vivre, avec ma femme. Je ne puis pour le moment songer qu'aux journaux quotidiens et au Mouvement socialiste, auxquels je reste abonné.

D'ailleurs, je n'approuve pas l'idée des Cahiers de la quinzaine: c'est une nouvelle revue, socialiste. Le Mouvement est bon, et doit être continué, et j'espère qu'il progresse. Mais tes cahiers prennent, dès le premier, l'allure d'une revue de polémique très personnelle, et contre des camarades socialistes, contre certains camarades socialistes. Je condamne cela.

Il est toujours intéressant et utile de savoir ce que pense un camarade, qui a le loisir et la faculté de penser beaucoup. Il importe aussi qu'une publication périodique ne contienne pas exclusivement les idées d'un seul camarade.

Surtout quand il a les tendances mauvaises de tes cahiers: la minorité d'un congrès a le devoir et le droit de défendre toutes ses opinions, mais, puisqu'elle a accepté de participer au Congrès, elle est moralement tenue d'en respecter les décisions (elle et ceux dont elle représente les tendances). Par raison, et par discipline, dans l'intérêt supérieur de la cause. Qu'ensuite elle fasse campagne pour amener les membres du Congrès suivant à ses idées, je le veux bien. Mais il n'est pas bon qu'elle déclare tout de suite et brutalement qu'elle donne tort au Congrès, qui «a piétiné sur un de nos plus chers espoirs».

Il est plus mauvais encore que toutes ces attaques contre le Congrès et que le Triomphe de la République et que l'affaire Liebknecht se résolvent en insinuations contre le parti guesdiste, et en assauts furieux ou en coups d'épingle irritants contre Guesde, Zévaès... Je ne les défends pas, ne veux pas les défendre, et n'ai pas à les défendre. Mais à quoi riment ces attaques? Exposez vos idées personnelles sur la méthode, l'action, la doctrine etc., et tâchez d'y gagner la masse des guesdistes. Si le Conseil national commet une faute de tactique, ayez une meilleure tactique. S'ils sont conduits par des gens qui ne sont qu'ambitieux, montrez votre désintéressement. Guesde et d'autres qui le suivent croient bien servir le socialisme; ils ont peut-être le tort de vouloir en être les maîtres: conquérez à vos convictions la masse des socialistes, et vous n'aurez plus rien à faire contre les guesdistes. La guerre personnelle amène aux antipathies irréconciliables, et aux divisions perpétuées. Vous arriveriez à une scission dans le Parti et à des luttes acharnées, ou bien, pis encore, vous formeriez un groupe aussi irréductible qu'isolé. Que chacun combatte pour le socialisme, et toujours et exclusivement contre le capitalisme. N'est-ce pas la conduite de Jaurès, de Gérault et autres militants, qui ont nos convictions, notre désintéressement, et l'expérience de plus d'années de lutte?

Défaut secondaire de tes cahiers: ils sont trop longs.

Pour terminer, une idée qui me passe par la tête: il faudrait des brochures de propagande très courtes, il en faudrait des distributions gratuites à des millions de citoyens. Pour cela une caisse de propagande alimentée par des souscriptions régulières et irrégulières. N'y aurait-il pas moyen de creuser cette idée? Il importe beaucoup de conquérir les bourgeois au socialisme, cela se fait de plus en plus; il importe surtout de le faire connaître à des millions d'ouvriers et de paysans.

LE SECOND PROVINCIAL


RÉPONSE PROVISOIRE

Mon cher ami,

La seule réponse définitive et valable que je puisse faire à ta critique sévère sera la teneur même de ces cahiers. Il est donc indispensable que je te les envoie et que tu les lises attentivement. Tu ne peux t'abonner: mais nous avons prévu cela. Justement parce que nous sommes un essai d'institution communiste et non pas une réussite d'entreprise capitaliste individuelle, nous envoyons nos cahiers à ceux de nos amis qui nous les demandent. Je reviendrai plus tard sur cette institution.

Tu retrouveras dans le premier cahier quelques réponses provisoires à tes critiques particulières: j'ai supposé que mon lecteur serait et resterait abonné à la Petite République, à l'Aurore, au Matin, et surtout au Mouvement Socialiste; je n'ai donc jamais entendu instituer une concurrence économique ou intellectuelle entre le Mouvement et les cahiers; je demande qu'on s'abonne au Mouvement et ensuite aux cahiers; si l'on ne peut s'abonner aux deux, je demande qu'on s'abonne au Mouvement et j'envoie quand même les cahiers.

Le Mouvement est bon, et doit être continué, et j'espère, et je suis assuré qu'il progresse. Mais pourquoi t'imaginer que je veux le remplacer, ou le doubler: il suffit de feuilleter le premier cahier pour s'apercevoir que non. C'est une idée ancienne et individualiste, il me semble, que de faire des revues séparément complètes; selon cette idée une revue essaye de se suffire à elle-même, elle essaye de se comporter comme si elle était seule dans le monde, elle traite en ennemie et concurrente et rivale toute revue amie, ainsi qu'on la nomme alors. Étant collectiviste, j'ai pensé que les cahiers seraient ma partie dans un tout collectif, dans un ensemble; je n'ai pas supposé qu'il n'y avait jamais eu de Mouvement Socialiste, de Revue Socialiste, et de revue blanche, ni aucune revue, ni aucun journal; non seulement je ne les ignore pas, mais je suis fondé sur eux, je m'appuie à eux, veuillent ou non veuillent; j'admets comme étant dit tout ce qu'ils ont dit; je recopie les journaux, parce qu'il n'est pas facile d'en garder les coupures; je ne recopie pas les revues, que l'on peut garder facilement. Je ne dis rien qui soit dit ailleurs, parce que cela serait inutile, et contraire à la division du travail. Je renonce à toute concurrence, imitant ainsi les relations des deux grandes revues socialistes, parce que la concurrence est bourgeoise.

La polémique, l'attaque et la défense des camarades sont un sujet très grave et sur lequel je te répondrai longuement aussitôt que je le pourrai. Tu condamnes cela: en admettant que tu sois mon juge, attends au moins que j'aie présenté ma défense. Depuis une récente affaire on admet communément que l'on ne doit pas condamner un accusé avant de l'avoir entendu en sa défense.

Il ne s'agit nullement de savoir ce que pense un camarade, parce qu'il a le loisir de penser beaucoup; il ne s'agit nullement de faculté: il s'agit d'écouter ce que dit un camarade qui, pour un an, s'est fait le loisir de faire imprimer la vérité. Une publication périodique peut présenter la vérité complémentaire.—Je reviendrai d'ailleurs sur cette question de la vérité.

Je reviendrai aussi sur les obligations des minorités.—Mais je ne parle au nom d'aucune minorité, au nom d'aucune majorité, au nom d'aucune unanimité, au nom d'aucun groupe, au nom d'aucune société, au nom d'aucun parti. Pour un an je parle en mon nom: ai-je le droit de le faire? c'est une question, à laquelle toi-même tu ne pourras donner de réponse qu'après que tu auras entendu mes raisons. Or, je ne pouvais te donner mes raisons qu'en instituant des cahiers libres; toutes les revues socialistes auraient été fermées à ces raisons, car je t'avertis qu'elles auraient constitué des communications de nature à blesser au moins une ou deux organisations nationalement constituées. La résolution du Congrès n'a pas prononcé sur des raisons données un jugement, contestable ou incontestable: non, elle a défendu, interdit que l'on présentât même certaines raisons. Ayant à les présenter, je suis forcé de les présenter dans un cahier libre: car tu penses bien que je ne veux pas les présenter chez des bourgeois, même républicains.

Je reviendrai, dans les mêmes conditions, sur les obligations du délégué envers les résolutions du Congrès.

Je ne te permets pas de supposer que toutes ces attaques contre le Congrès et que le Triomphe de la République et que l'affaire Liebknecht soient présentés à seule fin d'insinuer contre les guesdistes, insinuations contre le parti guesdiste et assauts furieux ou coups d'épingles irritants contre Zévaès et Guesde. J'admets seulement que tu constates, comme tu l'as fait très historiquement, que les premiers se résolvent dans les seconds. Je parle souvent des guesdistes, en particulier de Zévaès et de Guesde, pour deux raisons: la première est de mon institution même: je parle souvent d'eux parce que les périodiques autorisés n'en parlent pas selon toute la vérité; je fais donc l'appoint, le complément; je fais alors cette fonction complémentaire dont je t'ai plus haut donné à peu près la définition; ainsi les guesdistes ont dans mes cahiers une place plus grande que celle qu'ils ont dans la réalité; la seconde raison est du réel même; il suffit d'avoir assisté au Congrès, à sa préparation, à l'affaire Dreyfus, pour avoir partout constaté le guesdisme et heurté le guesdiste; je tâche donc de donner aux guesdistes dans mes cahiers une place telle que la place qu'ils occupent ainsi dans tous les périodiques socialistes, autorisés et libres, y compris les cahiers, dans l'ensemble des périodiques socialistes, soit aussi grande que la place qu'ils occupent dans la réalité. Ce que je dis de la place est valable pour la nature et pour la qualité, ainsi de suite.

Il est presque injurieux que tu aies pu supposer que j'aie choisi ou incliné les réalités pour y trouver le guesdisme. J'ai trouvé le guesdisme dans le socialisme comme j'ai trouvé le jésuitisme dans le catholicisme. On peut nier qu'il y soit ainsi. Je serai heureux de discuter les négations. Ce n'est pas de ma faute si j'ai vu les guesdistes au Congrès. Ce n'est pas de ma faute si Liebknecht a écrit dans une revue publique,—les revues étrangères sont tout de même publiques, et publiées,—qu'il était,—tu sais pourquoi, et comment,—contre les dreyfusards; ce n'est pas de ma faute si ensuite M. Marcel Hutin rapporte et publie, dans l'Écho de Paris, que Liebknecht lui a nommé «Guesde et Lafargue, les principaux représentants du socialisme scientifique en France», si M. Hutin publie que M. Liebknecht lui a dit: «J'entretiens avec Guesde une correspondance assidue.» Ce n'est pas de ma faute si j'ai vu sur les murs de Paris, avant le Triomphe de la République, l'affiche des guesdistes avec celle de M. Paulin Méry. Elle y était. Je l'ai vu. Je le dis. J'avais porté mon compte rendu à une revue amie: je nomme ainsi les revues que j'aime et non pas celles que je combats. Le directeur l'accepta, non sans quelque hésitation. Puis il eut de la peine, hésita encore, et très amicalement me dit: «Ça va bien, mais tout de même on ne peut pas laisser le mot de guesdistes. Ils ne veulent pas qu'on les nomme des guesdistes. Ils sont le Parti ouvrier français. Guesde a sauté, un jour que je lui parlais de guesdistes. Après le Congrès nous ne pouvons pas les nommer comme ils ne veulent pas qu'on les nomme. Il y a eu réconciliation.» Sur le moment j'acquiesçai, n'aimant pas à faire des ennuis. Puis je me ressaisis, et il me sembla que cette fois encore j'étais obligé à l'impolitesse: car si l'expression d'allemanistes par exemple est une expression commode et inexacte, vu que les allemanistes sont des hommes libres et n'ont aucun chef, l'expression de guesdistes au contraire est une expression commode et rigoureusement exacte, en ce sens qu'il y a au moins plusieurs guesdistes qui ne sont pas des hommes libres. C'était donc bien guesdistes que je voulais dire, et non pas Parti ouvrier français. J'aurais donc changé une expression dans mon compte rendu, non point parce qu'elle aurait été inexacte, comme on le doit, mais par une considération de parti. Mon compte rendu n'aurait donc pas été sincère, mais favorable à quelques-uns. Et alors de quel droit, par quel privilège aurais-je été sincèrement sévère pour ce prêtre qui gesticulait, pour ce sous-officier qui posait?—Je pouvais, diras-tu, ne parler pas de cette affiche.—Mon compte rendu aurait donc été favorablement incomplet, c'est-à-dire inexact, c'est-à-dire faux. Et de quel droit, par quel privilège aurais-je vu pour la critiquer l'affiche des nationalistes, et n'aurais-je pas vu, pour la critiquer, l'affiche des guesdistes? Nous devons même aux nationalistes l'égalité de la justice et de la critique.

Je n'insinue pas contre les guesdistes, que je ne confonds nullement avec le Parti ouvrier français. Quand les guesdistes font des machinations insinuantes, je les rends autant que je le puis par des expressions machinées insinuantes: l'histoire étant l'image de la réalité, l'expression étant l'image du fait. Quand je me prononce personnellement, je le fais toujours avec la franchise indispensable.

Je reviendrai sur la valeur d'un congrès, sur le contrat socialiste, sur la tactique, sur l'unité, sur la prétendue scission.

Je crois que je combats plus que jamais pour le socialisme entendu purement, je crois que je combats contre un capitalisme; il n'y a pas seulement des capitalismes d'argent: Guesde est un capitaliste d'hommes. La révolution politique bourgeoise a libéré les hommes, ou du moins elle a été censée les libérer; nous voulons affranchir les biens pour parfaire la libération des hommes; ceux de nous qui commencent par commander ou par asservir des révolutionnaires,—c'est tout un,—bien loin qu'ils avancent dans la révolution sociale, au contraire sont en retard en arrière de la révolution bourgeoise.

Nous reviendrons sur l'expérience des luttes passées.

Mes cahiers sont trop longs: ce sont des cahiers; ils sont longs quand la quinzaine est épaisse. Le premier n'aurait pas été si long si Liebknecht n'avait pas donné jusqu'à trois articles et jusqu'à la matière de trois interviews; celui-ci ne serait pas aussi long si Vaillant n'avait pas combattu aussi longuement la proposition de loi sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels. Mes premiers cahiers seront forcément beaucoup plus gros, parce que je ne peux pas ne pas enregistrer la préparation du Congrès: j'ai donc à rattraper six mois de passé, pendant que le présent marche de son pas régulier. Quand je n'aurai plus qu'à noter le présent, mes cahiers seront naturellement moins longs.—J'ai calculé mes devis de longueur à peu près pour le temps du provincial que je supposais: qui a moins de temps n'aura qu'à moins lire.—Je reviendrai sur la composition des cahiers.

Ton idée est bonne, et je travaille à la réaliser: car toutes les brochures de propagande qui ne seraient pas conformes à la vérité seraient des brochures de mauvaise propagande. Il ne suffit pas de prêcher: il faut d'abord savoir ce que l'on prêche; il ne suffit pas de prêcher le socialisme: il faut d'abord savoir ce que c'est que le socialisme, et jamais nous ne le saurons si la discussion n'est pas libre.

Mettrons-nous en brochures de propagande le discours de Vaillant? Irons-nous vanter au peuple, qui est en général simple et droit, la dictature impersonnelle du prolétariat? Mais le premier citoyen libre à qui nous adresserons la parole nous dira simplement et droitement: «Pardon, monsieur, mais je voudrais seulement savoir quelles personnes exerceront la dictature impersonnelle de la classe ouvrière.»

Mettrons-nous en brochures de propagande le discours de Guesde? Nous lirons au peuple ces paroles de Guesde, que j'emprunte à la page 176 du Compte rendu sténographique officiel, au milieu de la page: «(Le camarade Zévaès) avait ainsi tracé la frontière que l'on ne franchit pas, entre la partie des pouvoirs publics que le prolétariat organisé doit conquérir en période même bourgeoise, et la partie des pouvoirs publics qu'il ne peut emporter qu'en période révolutionnaire, à coups de fusil!» Puis nous lirons au même ces paroles du même, empruntées à la page 185 du même Compte rendu: «Les travailleurs organisés se considérant comme dupes, les uns prêteront l'oreille à la propagande par le fait; ils se diront: puisqu'il en est de mon propre parti de classe comme des autres partis politiques, et que nous sommes condamnés à faire la courte échelle à quelques-uns, qui se servent de nos épaules pour se hisser au pouvoir, adressons-nous aux choses, n'ayant rien trouvé du côté des hommes. Les hommes les ayant trompés, ils n'auront plus de foi que dans les éléments, que dans la chimie révolutionnaire, et vous aurez recruté pour l'anarchie.» Nous lirons au peuple ces deux citations: mais alors le premier venu, l'ouvrier des manufactures d'armes, le chimiste, l'ancien artilleur, l'ancien fantassin, ou même l'homme de bon sens nous dira: «Je vous demande pardon, monsieur, mais il me semble que monsieur Guesde conseille les balles et déconseille les bombes; il y a pourtant de la poudre dans les cartouches derrière les balles ainsi que dans les bombes; et c'est la même chimie révolutionnaire qui enseigne à fabriquer la poudre des balles et la poudre des bombes ou obus, étant donné qu'on nomme obus les bombes lancées au canon, et bombes les obus placés à la main.»—«En quoi, dira le voisin, peu au courant de la rhétorique et des antithèses, en quoi les bombes sont-elles plus des éléments, et les cartouches plus des hommes?» Que saurons-nous répondre à ces bonnes gens? Irons-nous enseigner plus savant que nous?

Il ne suffit pas de propager, propager. Nous devons faire attention à ce que nous propageons. Toute propagande qui n'est pas de vérité entière est mauvaise. L'étiquette ne suffit pas. Pendant les massacres d'Arménie un député socialiste allemand disait à un étudiant français: «Nous ne nous sommes pas emballés dans toute cette affaire comme les députés français; nous étions mieux informés: nous savions, nous, que c'étaient les Arméniens qui étaient les capitalistes.»

NOTES:

[1] Sur Dalou, son œuvre, et en particulier le Triomphe de la République, je renvoie à l'excellent article, si nourri, du citoyen Deshairs, paru dans le Mouvement du 1er octobre.

[2] Ou plutôt les forts aux farines.

[3] Cité dans le Matin du dimanche. Il vaut mieux ne pas lire l'Intransigeant dans le texte.

[4] Cela ne l'empêche pas de donner une seconde preuve, justement comme dans les histoires bien faites.


DE LA GRIPPE

20 février 1900,

Immobilisé par une grippe soudaine, je ne pus aller voir d'abord le docteur moraliste révolutionnaire. Aussitôt que ma tête redevint un peu saine, je résolus de compléter le recueil que j'avais commencé de documents et de renseignements sur la préparation du Congrès socialiste national. Mais au moment où j'avais en mains les ciseaux pour découper ces derniers documents et ces derniers renseignements dans la Petite République, le citoyen docteur entra dans la cuisine, où je travaillais l'hiver.

—Bonjour, citoyen malade, allez-vous un peu mieux?

—Je vous remercie, docteur: je vais un peu mieux.

—J'ai su facilement que vous étiez malade; le neveu du boulanger l'avait dit au garçon boucher; celui-ci l'avait redit à la nièce de la marchande de volailles: ainsi vont les nouvelles par ce simple pays.

—J'ai eu la grippe. Et je l'ai encore un peu.

—Ainsi vous avez justifié par un nouvel exemple ce que vous m'avez dit à la fin de la quinzaine passée, que vous étiez un homme ordinaire: l'homme ordinaire a eu la grippe ces temps derniers.

—Vous ne l'avez pas eue, citoyen docteur.

—Le moraliste n'a jamais la grippe,—à condition, bien entendu, qu'il règle ponctuellement sa conduite sur les enseignements de sa morale. Je vous dirai pourquoi.

—Je suis bien heureux, citoyen docteur, que vous soyez venu, car il m'a semblé, en y réfléchissant, que nous avions négligé une considération importante en cette question des personnalités: la considération du privé.

—Nous en causerons, mon ami, quand vous aurez la tête un peu plus solide; aujourd'hui, et si cela ne vous fatigue pas beaucoup, voulez-vous me conter l'histoire de votre maladie.

—Elle est peu intéressante, citoyen. Le vendredi soir j'avais donné le bon à tirer pour les trente-six premières pages du troisième cahier; les trente-six suivantes étaient pour ainsi dire prêtes; et les soixante-douze dernières étaient fort avancées; je me promettais d'avoir fini le samedi à midi et que les imprimeurs finiraient le samedi soir; j'étais content parce que les cahiers, pour la première fois de leur vie, allaient paraître ponctuellement; je me réjouissais dans mon cœur: insensé qui se réjouit avant l'heure de sa mort! Au moment que je me flattais d'un espoir insensé, tout un régiment de microbes ennemis m'envahissaient l'organisme, où, selon les lois de la guerre, ils marchaient contre moi de toutes leurs forces: non pas que ces microbes eussent des raisons de m'en vouloir; mais ils tendaient à persévérer dans leur être. Où avais-je pris ces microbes ennemis? Les avais-je empruntés au siège de ces cahiers, 19, rue des Fossés-Saint-Jacques, ou à l'imprimerie, ou aux voitures de la compagnie de l'Ouest, ou aux voitures de l'Orléans, ou aux maisons de ce village, où tout le monde est contaminé: je n'avais eu que l'embarras du choix. Le vendredi soir, de retour à la maison, je sentis que ça n'allait pas. Le samedi matin, je me harnachai volontairement. Au moment de partir, le cœur me manqua. Je m'effondrai brusquement. Je me couchai. J'étais malade. Je fis téléphoner aux imprimeurs, qui finirent le cahier à peu près sans moi.

—Il n'en est pas plus mal.

—Il n'en est pas plus mal. Ce sont les imprimeurs qui ont relu en tierces la deuxième tournée. J'eus à peine la force de relire pour le sens la troisième et la quatrième tournée. Ils ont relu pour la correction. Puis je devins incapable de tout travail. J'étais malade.

—Sérieusement?

—Sérieusement.

—Quels furent vos sentiments?

—J'étais sérieusement vexé parce que j'avais toujours vécu sur cette idée que je ne serais jamais malade.

—Ainsi. Et sur quoi fondiez-vous cette idée?

—Je ne la fondais pas; je croyais vaguement et profondément que j'étais solide.

—Ainsi les sociétés et les partis croient vaguement et profondément qu'ils sont solides.

—J'étais comme les sociétés et comme les partis. Je croyais.

—C'était donc une simple hypothèse?

—Une simple hypothèse, et que les événements ont démentie.

—Vous avez renoncé à cette hypothèse vaine?

—J'ai renoncé à cette vanité.

—Vous n'avez point pensé que c'étaient les événements qui avaient tort et l'hypothèse qui avait quand même raison?

—Je ne l'ai point pensé.

—Vous n'avez point prétendu que vous alliez d'autant mieux que vous étiez plus douloureusement éprouvé?

—Je ne l'ai point prétendu.

—Voilà qui est fort heureux, et vous avez été bien bon. Ignorez-vous que ce que vous n'avez pas fait se fait communément aujourd'hui?

—Je m'en doutais bien un peu.

—Quels furent vos ennuis?

—Je pensais qu'en tombant malade j'avais justifié les prophéties; mais cette justification ne me donnait aucun orgueil.

—Quelles prophéties?

—La prophétie qu'il arriverait malheur aux cahiers, parce que l'on ne fondait jamais une entreprise considérable sur un seul homme.

—Ces prophètes étaient de bon conseil.

—Ils oubliaient que je n'étais pas tout à fait seul, et que, si presque tout le travail me revenait, j'avais de solides amitiés pour me donner du courage.

—Qu'arriva-t-il ensuite? comme on dit dans les livres élémentaires.

—Sur la recommandation de mon ami Jean Tharaud, qui m'en avait dit le plus grand bien, je pris ma petite édition classique des Pensées de Pascal, publiées dans leur texte authentique avec un commentaire suivi par Ernest Havet, ancien élève de l'École Normale, Maître de Conférences à cette École, Agrégé de la Faculté des Lettres de Paris, et dans cette édition, qui me rappelait de bons souvenirs, je lus la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. J'admirai comme on le doit cette passion religieuse et, pour dire le mot, cette foi passionnément géométrique, géométriquement passionnée, si absolument exacte, si absolument propre, si absolument ponctuelle, si parfaite, si infiniment finie, si bien faite, si bien close et régulièrement douloureuse et consolée, enfin si utilement fidèle et si pratiquement confiante, si étrangère à nous.

—Moins étrangère que vous ne le croyez. Mais dites-moi sincèrement pourquoi vous avez lu cette prière au commencement de votre maladie.

—Devenu avare après plusieurs déceptions financières, j'étais heureux d'utiliser le temps de ma maladie à lire un bon texte. J'étais heureux de lire du Pascal, parce que j'ai gardé pour ce chrétien une admiration singulière inquiète. J'étais heureux de lire une prière que mon ami venait d'admirer. Enfin l'appropriation de cette prière à mon nouvel état me plaisait.

—N'y avait-il pas un peu d'amusement dans votre cas?

—Malade pour la première fois depuis un très long temps, je m'amusais un peu et puérilement de ma situation nouvelle. Ainsi les mauvais révolutionnaires s'amusent de la nouveauté quand les premières agitations des crises troublent la tranquillité provisoirement habitable du présent. Je jouai un peu au malade. Mais cet amusement ne dura pas. Mon corps monta rapidement jusqu'à la température de quarante centigrades. Le reste à l'avenant. Je n'en voulus rien dire. Mais j'eus peur. Et pendant trois quarts de journée, moitié par association, moitié par appropriation d'idées, je considérai l'univers sous l'aspect de la mortalité, sub specie mortalitatis, docteur, si vous permettez.

—Je permets tout à un convalescent.

—Cet aspect de la mortalité est pour nous mortels ce qui ressemble encore le mieux à l'aspect de l'éternité. Pendant seize ou vingt heures je formai des pensers que je n'oublierai de ma vie et que je vous dirai plus tard. Ce sont des pensées à longue échéance. Croyez que j'avais laissé tous les livres de côté. Je délirais, ce qui est d'un malade, et cependant je voyais extraordinairement clair dans certaines idées saines. Un souvenir singulièrement douloureux me hantait: au moment où j'avais formé le dessein de publier ces cahiers, je m'en étais ouvert à plusieurs personnes en qui j'avais confiance; une de ces personnes me répondit presque aussitôt: «Je vous préviens que je marcherai contre vous et de toutes mes forces.»

—Celui qui vous parlait ainsi était sans doute quelque guesdiste.

—Vous m'entendez mal, citoyen docteur: je n'aurais pas eu confiance en un guesdiste. Il y a plus d'un an que j'ai cessé d'avoir confiance au dernier des guesdistes en qui j'avais confiance, et qui était, vous ne l'ignorez pas, le citoyen Henri ou Henry Nivet. Non, le citoyen dont je vous parle, un citoyen bibliothécaire qui me promit de marcher contre moi de toutes ses forces, et qui tint parole, avait naguère été un excellent dreyfusard. Mais quand l'idée de l'unité catholique est entrée dans l'âme d'un moine, et quand l'idée de l'unité socialiste est entrée dans l'âme d'un citoyen, ces hommes sont méconnaissables.

—C'est une question que de savoir si un bon citoyen doit marcher contre vous de toutes ses forces, et si vous êtes un mauvais citoyen. Mais nous traiterons ces questions quand vous irez mieux. Je ne veux pas vous tuer.

—Pendant que je considérais l'univers sous l'aspect de la mortalité, je me disais précisément que nous pouvons tuer beaucoup de gens sans l'avoir voulu. Dans le plein tissu des événements heureux et surtout des événements malheureux, de faibles efforts peuvent avoir des conséquences incalculables. Souvent toutes nos forces ne déplacent pas un grain de sable, et parfois nous n'avons pas besoin de toutes nos forces pour tuer un homme. Quand un homme se meurt, il ne meurt pas seulement de la maladie qu'il a. Il meurt de toute sa vie. Je ne veux pas, citoyen docteur, attribuer trop d'importance à des idées troubles qui me venaient dans l'ardeur de la fièvre. Mais je me disais qu'avant de déclarer—sincèrement—à un homme isolé que l'on marchera de toutes ses forces contre lui, on doit au moins examiner si vraiment cet homme seul est un grand criminel.

—Je veux seulement vous demander un bref renseignement. Ces bons citoyens qui marchèrent de toutes leurs forces contre vous mauvais citoyen connaissaient-ils ces prophètes qui vous avaient prédit que les cahiers ne réussiraient pas et qui vous avaient en passant donné ce qu'on nomme un bon conseil?

—Je ne sais s'ils se connaissaient, mais ils étaient identiquement les mêmes hommes.

—Je m'en doutais bien un peu, répondit en souriant le citoyen docteur. Quand certains hommes ont prophétisé du mal à une institution ou à des individus, ils deviennent redoutables à cette institution et à ces individus. Il faudrait que des prophètes fussent extraordinairement forts et justes pour ne prêter pas les mains à l'accomplissement de leurs prophéties. Ne demandons pas aux hommes une force et une justice extraordinaire. Il est si agréable d'avoir prophétisé juste. Nous devons sagement nous estimer heureux quand ces prophéties complaisamment réalisées ne sont pas élevées ensuite à la dignité de lois naturelles.

—Pendant que je considérais l'univers sous l'aspect que je vous ai dit, je formai le ferme propos, si j'en réchappais, de ne marcher de toutes mes forces contre aucune personne comme telle, mais seulement contre l'injustice. Après quoi je demandai le médecin au moment même où ma famille avait la même pensée.

—Voilà qui est extraordinaire, mon ami: comment! vous étiez gravement malade, et vous avez demandé le médecin! Nous en usons plus astucieusement pour les maladies sociales. Comment! Vous n'avez fait procéder à aucun scrutin, soit par les habitants de votre commune de Saint-Clair, soit au moins par un conseil élu, par le conseil municipal, soit enfin par les différentes personnes de votre famille! Vous n'avez pas tenu quelque assemblée, un bon congrès, un concile, ou un petit conciliabule! Vous n'avez pas pris l'avis de la majorité! A quoi pensiez-vous?

—Je pensais à me guérir. Alors nous avons fait venir le médecin.

—Étrange idée! et comme vous connaissez peu les avantages du régime parlementaire. Nous, quand un parti est malade, nous nous gardons soigneusement de faire venir les médecins: ils pourraient diagnostiquer les ambitions individuelles aiguës, la boulangite, la parlementarite, la concurrencite, l'autoritarite, l'unitarite, l'électorolâtrie, mieux nommée ainsi: électoroculture; nous ne voulons pas de cela; nous réunissons donc dans des congrès les malades, qui sont nombreux, les bien portants, qui sont moins nombreux, et les médecins, qui sont rares. Les malades ont de une à cinq voix, les bien portants de une à cinq voix, les médecins de une à cinq voix. Nous sommes en effet partisans de l'égalité. Puis la majorité décide.

—De quoi décide-t-elle?

—De tout: du fait et du droit; de savoir si telle proposition est ou n'est pas dans Jansénius; et de savoir si cette proposition est ou n'est pas conforme à la justice. Vous n'ignorez pas que la majorité a évidemment raison;—et ils feront venir tant de cordeliers qu'ils finiront bien par emporter le vote.—Quel homme était-ce, au moins, que ce médecin?

—Je vous l'avouerai sans détour: c'est un bourgeois. Depuis vingt-sept ans, par toute saison, par les candeurs de l'été, par les candeurs de l'hiver, par les inquiétudes et les incertitudes essoufflées, copieuses du printemps, par les incertitudes automnales, ce bourgeois fait le tour du pays, suivant à peu près l'itinéraire du facteur. Un cocher fidèle, nommé Papillon, conduit sa voiture de campagne. Je crois que c'est un bourgeois. Il prend cinq francs par consultation aux gens qui ont de quoi ou qui sont censés avoir de quoi, deux ou trois francs à ceux qui ont moins, rien à ceux qui n'ont rien, beaucoup aux gens des châteaux. C'est toujours un bourgeois. Quand on a besoin de lui, on prévient quelques voisins; comme il va toujours quelque part, les voisins l'arrêtent et vous l'envoient. Ce procédé primitif n'a jamais donné de mécompte. Au moment où ce médecin bourgeois pénétra dans ma chambre de malade, j'avais la Petite République et l'Aurore grandes ouvertes et non lues sur mon lit. Si cet homme avait été partisan d'une certaine lutte de classes mal entendue, mon affaire était bonne. Heureusement il n'avait pas lu les auteurs et n'était qu'un médecin de campagne. Il ressemblait assez aux bons médecins de Zola, non pas tant au docteur Pascal, qui est un type et non pas seulement un médecin, qu'à ce bon docteur Boutan, qui donnait de si bons conseils dans Fécondité, qui était plus philosophe et meilleur que les Froment. Il nous demanda la permission de se chauffer à mon bon feu de malade, un feu rouge de coke. Il avait grand froid aux pieds, de faire sa tournée par un temps pareil. Il tombait une neige glacée qui se plaquait par terre. Il n'y avait plus que le facteur et lui qui continuaient de marcher. Encore le facteur traînait-il depuis trois jours une grippe envahissante. Le cantonnier avait depuis longtemps déserté la route nationale de Chartres et s'était réfugié dans quelque abri. Pendant que le médecin se chauffait les pieds, la consultation s'allongeait en conversation.

—Dites-moi d'abord, mon ami, ce qui est de la consultation.

—Vous savez bien ce que c'est que la consultation d'un docteur médecin: examen attentif et sincère de toutes les références, tâter le pouls, frapper dans le dos et ausculter.

—N'accélérons pas, mon ami: pourquoi ce médecin vous examinait-il ainsi?

—Curieuse question, docteur: pour savoir ce que j'avais.

—Nous en usons plus astucieusement pour savoir ce que c'est que les maladies sociales: nous allons chercher dans nos bons auteurs, dont quelques-uns sont morts depuis dix-sept ou trente-six ans, des renseignements complets sur ce qui nous arrive et quelques renseignements sur ce qui nous arrivera.

—Mon docteur médecin avait lu quand il était étudiant les bons auteurs de la médecine, de l'anatomie et de la physiologie animale et humaine, et de l'art médical. Puis il s'était tenu au courant des progrès médicaux. Il avait lu ce que les bons auteurs avaient écrit de la grippe. Il avait lu même les statistiques. Mais il ne se croyait pas dispensé pour cela d'examiner les cas particuliers et les cas nouveaux. Il examinait les cas nouveaux avec un esprit nouveau. Il n'avait pas des formules toutes faites et dispensatoires. Il m'ausculta moi-même. Il ne me dit pas du seuil de ma chambre: «Parfaitement, monsieur, vous avez la grippe: nous savons ce que c'est; c'est connu, classé, catalogué, j'ai là une formule imprimée, copiée, dans un bon livre, et qui assure infailliblement la guérison.» Non, il entra posément et se dirigea vers mon lit en me regardant. Puis il regarda les journaux qui étaient sur mon lit. Mais il ne se servit de ses forces médicales que pour me donner remède. Et moi-même, citoyen, j'avais beaucoup de bonnes raisons pour ne marcher pas contre lui de toutes mes faibles forces. Il me demanda tous les renseignements qui lui étaient nécessaires pour établir son diagnostic.

—Vous lui avez répondu la vérité?

—Naturellement. On répond toujours la vérité aux médecins.

—Vous n'avez pas essayé de jouer au plus fin, de jouer au plus malin, de duper le médecin, de lui donner illusion?

—Vous plaisantez, docteur: je me serais considéré comme le dernier des imbéciles, et non pas comme l'avant-dernier, si j'avais voulu jouer au plus fin avec le médecin.

—Pourquoi donc, citoyen malade?

—Parce qu'il est évident que c'est moi que j'aurais dupé; j'aurais compromis ma future santé.

—Mais cette vérité que vous disiez à ce médecin pouvait porter atteinte à votre amour-propre.

—Je n'avais plus aucune considération, docteur, pour mon ancien amour-propre. N'espérez pas que vous ajouterez jamais, dans vos énumérations, l'honneur du malade à l'honneur du soldat. Le malade est un malheureux sans honneur professionnel.

—Nous en usons plus astucieusement pour les maladies sociales: nous masquons, nous déguisons, nous fardons, nous altérons, nous inclinons la vérité pont ne pas mécontenter, pour ne pas blesser, pour ne pas vexer tous ceux qui sont malades et qui nous contaminent, les ambitieux individuels et collectifs, les autoritaires, les unitaires, les boulangistes, les concurrents, les électroroculteurs, les parlementaires.

—Je sais ce que c'est, docteur, que les individus ambitieux individuels; je connais moins les ambitieux collectifs.

—C'est une race d'ambitieux considérablement plus redoutable. Ce sont eux qui ont inventé les syndicats et coopératives de production et de consommation d'ambition. Le guesdisme était jadis le culte et la vénération de Guesde: il a commencé naguère à devenir, et il devient de plus en plus un syndicat de jeunes ambitieux.

—Qui nommez-vous les autoritaires?

—Parmi tous ceux qui se croient révolutionnaires, je nomme autoritaires, ou autoritariens, et je juge en un sens réactionnaires: ceux qui veulent commander par la force à leurs camarades, au lieu d'essayer de les convaincre par la raison. Je nommerais autoritaristes ceux qui font et professent la théorie de l'autoritarisme. Mais ces derniers mots me déplaisent.

—Qui nommez-vous les unitaires?

—Parmi tous ceux qui se croient socialistes, je nomme unitaires, ou unitariens, et je juge en un sens ecclésiastiques: ceux qui veulent réunir, par la force même, ceux qui ont raison à ceux qui ont tort, au lieu d'agir simplement et petitement avec ceux qui ont raison. Je nommerais unitaristes ceux qui font et professent la théorie de l'unitarisme. Mais ces derniers mots me déplaisent.

—Je crois savoir qui vous nommez les boulangistes.

—Vous ne le saurez jamais assez: le boulangisme a d'abord été une maladie épidémique à rechutes à peu près régulières; mais il tend à devenir une maladie endémique redoutable.

—Qui nommez-vous au juste les concurrents?

—Je pourrais distinguer les concurrents et les concurrentistes; mais ce dernier mot me déplaît. Les concurrents sont ceux qui, nommés socialistes, se livrent cependant aux pires excès de la concurrence individuelle et collective. Les concurrentistes seraient ces bonnes gens comme nous en voyons, qui, animés eux-mêmes des sentiments les plus doux, ont gardé cependant pour la vieille concurrence un respect religieux et la veulent restituer, disposée, adaptée, honorée, au cœur de la cité socialiste. Ces derniers sont de braves gens qui n'ont jamais pu oublier les distributions de prix bourgeoises où ils furent couronnés.

—Je ne connais que trop ce que vous nommez la culture de l'électeur.

—Vous ne la connaissez pas encore assez. Vous ne pensez ici qu'à l'électeur né ou devenu ou censé devenu français, que l'on cultive pour devenir conseiller municipal, ou conseiller d'arrondissement, ou conseiller général, ou député, selon le suffrage universel. Et vous pensez encore à l'électeur devenu ou censé devenu sénatorial, que l'on cultive pour devenir sénateur, selon le suffrage restreint. Vous pensez aux élections académiques, à la cooptation. Mais vous ne pensez pas que nous avons à présent nos élections, à nous, et nos électeurs, à nous, nés ou devenus ou censés devenus socialistes. Nous cultivons à l'intérieur. Nous cultivons pour devenir délégués, selon le suffrage universel, que nous avons adopté. Nous cultivons pour devenir du Comité général, selon les lois du suffrage restreint, que nous avons introduites.

—Je crois savoir qui vous nommez les parlementaires.

—Vous ne le savez pas encore assez. Vous ne pensez qu'aux socialistes parlementaires et aux parlementaires socialistes introduits dans les Parlements bourgeois, peu à peu inclinés aux mœurs parlementaires. Vous ne pensez pas aux socialistes ayant introduit chez eux pour eux les mœurs parlementaires, l'unanime inclinaison devant la majorité, fût-elle factice, et tous les trucs des Parlements bourgeois, le vote par division, le vote par paragraphes et le vote sur l'ensemble, et toutes les motions, et les motions d'ordre, et la question préalable, et le vote en commençant par la motion la plus éloignée, et le vote sur la priorité, et le vote sur la forme, et le vote sur le fond, et le vote par tête, et le vote par ordre, et le vote par mandats, et le vote avec les mains, et le vote avec les pieds, et le vote avec les cannes, et le vote avec les chapeaux, sur les tables, sur les chaises, et le vote en chantant, et les formules heureuses de conciliation. Je nommerais parlementaristes ceux qui font et professent la théorie du parlementarisme.

—Mais ces derniers mots me déplaisent. Parfaitement. Vous donnez à vos malades et à vos maladies des noms bien peu français.

—Les noms sont bien peu français; les actes que j'ai nommés sont bien peu français et bien peu socialistes.

—Et quand le médecin vous eut bien ausculté?

—Ce médecin leva les bras au ciel, non pour adorer, car depuis longtemps les médecins sont devenus peu adorateurs, mais pour marquer son étonnement. «Eh madame!» dit-il à ma femme,—les médecins négligent de s'adresser au malade lui-même,—«quelle maladie extraordinaire! je n'ai pas encore vu deux cas qui se ressemblaient.» Entendant ces paroles, je me rappelai cette proposition: qu'il n'y a pas de maladies, qu'il n'y a que des malades.

—Proposition qui paraît modeste et même humble, mais qui est présomptueuse et veut réduire les aspects du réel; pour moi je ne l'ai pas plus reçue en mon entendement que la proposition contraire, qu'il n'y aurait pas de malades, qu'il n'y aurait que des maladies: ce sont là deux propositions qui ne me paraissent pas empiéter moins sur le réel social que sur le réel individuel, qui est lui-même un peu un réel social. J'oserais dire qu'il y a des maladies qui se manifestent chez des malades, et qu'il y a des maladies sociales qui se manifestent chez des malades individuels et collectifs. Il y aurait donc à la fois des maladies et des malades. C'est parce qu'il y a des maladies qu'il faut que l'on travaille dans les documents et dans les renseignements des livres. C'est parce qu'il y a des malades que nous devons les ausculter individuellement ou particulièrement. Des microbes identiques ou à peu près identiques donnent aux différents organismes des lésions différentes, et demandent, s'il est permis de parler ainsi, des traitements différents. Quelles étaient vos lésions?

—«Vous n'avez jamais eu de pneumonie? me demanda le médecin.

—Jamais, docteur.

—C'est curieux, vous avez la poitrine assez délabrée. Enfin vous auriez tort d'avoir peur. Vous pourrez vous rétablir avec beaucoup de soins. Vous êtes jeune encore. Quel âge avez-vous, trente et quelques?

—Non, docteur, j'ai vingt-sept ans seulement.

—Tiens, tiens, voici qui est plus sérieux. Vous avez vraiment la poitrine assez délabrée.»

—Je vous arrête ici, mon ami: pensez-vous que ce médecin vous disait la vérité?

—Je le pense: les médecins disent toujours la vérité.

—Ne généralisons pas trop. Admettons seulement qu'ils disent naturellement la vérité; admettons qu'ils disent la vérité quand on veut bien la savoir.

—Si vous le voulez. Je crois que ce médecin me disait la vérité.

—Mais cette vérité n'était pas flatteuse pour vous.

—Ce médecin n'était pas là pour me flatter, mais nous l'avions fait monter pour qu'il me dît la vérité qu'il saurait de la santé de mon corps.

—Nous en usons plus astucieusement pour les maladies sociales: nous nous gardons soigneusement de dire le peu de vérités que nous savons; nous risquerions de blesser une organisation nationalement ou même régionalement constituée; nous risquerions de blesser le Directoire, que nous nommons Comité général, ou quelqu'un du Directoire, ou quelqu'un qui tienne à quelqu'un du Directoire; nous risquerions de blesser la grande Chambre des députés socialistes, que nous nommons Congrès; nous risquerions de blesser quelqu'un qui ait été, qui soit ou qui devienne un jour délégué à quelque Congrès; et puis nous devons respecter les Congrès internationaux, et les Congrès simplement régionaux, et les congrès provinciaux, et les congrès départementaux, et les congrès d'arrondissement, et les congrès cantonaux, et les congrès municipaux, et les groupes, et les groupés, et les arrière-petits-cousins et les fournisseurs des citoyens délégués. Nous avons établi des respects indéfinis, un respect universel. Cela gêne un peu la critique. Mais enfin, nous sommes libres comme sous l'ancien régime, et même, étant intervenu le progrès des mœurs, nous le sommes un peu plus, et pourvu que nous ne disions rien de personne qui tienne ou qui touche à quelque chose... Notre plus grand souci, notre unique souci est donc de plaire; la grande règle de toutes les règles n'est-elle pas encore de plaire? Nous plaisons! nous plaisons! nous plaisons! nous sommes plaisants! nous disons des paroles plaisantes et non pas des paroles vraies. Nous plaisons à tout le monde. Nous sommes les amis du genre socialiste, amis nationaux et internationaux. Nous respectons les amours-propres et quelquefois nous les flattons. Nous respectons les passions et souvent nous les flattons. Nous respectons les envies et les haines et rarement nous les flattons. Nous sommes respectueux. Nous disons aux malades qu'ils se portent bien, et nous leur faisons nos compliments de leur santé. Ainsi tout le monde est content et nous sommes unis. Tout le monde est content, excepté quelques hérétiques. Mais on les brûlera, si le gouvernement bourgeois nous le permet. Credo in unam sanctam...

—Le médecin me demanda si je ne m'étais pas gravement surmené depuis quelques années.

—Quel homme indiscret! Quel homme étonnant! Pourquoi toutes ces demandes? Et que ne se fiait-il bonnement à l'excellente mine que vous avez toujours eue, que vous avez encore aujourd'hui, que vous avez gardée sans doute au plus fort de la maladie.

—Malheureusement.

—Comment, malheureusement?

—Ce que vous nommez ma bonne mine a fait plusieurs fois mon malheur: ainsi, au régiment, quand j'étais fatigué, si je le disais, mes meilleurs amis me riaient doucement au nez; j'ai fini par ne plus le dire jamais, bien que je sois d'un naturel un peu geignant. Et tout récemment encore il m'est arrivé une aventure assez malheureuse.

—Peut-elle m'intéresser?

—Je ne le crois pas.

—Contez-la moi donc.

—Je travaillais pour un patron collectif.

—Comment cela?

—J'étais employé pour une Société anonyme à capital et personnel variables; ce que je nomme un patron collectif était, si vous le voulez bien, le conseil d'administration de cette Société. Un matin je me sentis malade. C'était le commencement de ce qui vient de se consommer. Je fis dire à mon patron que je ne pourrais pas y aller. Puis, par endurance et par vanité, je me levai quand même et je me harnachai. Le harnois soutient la bête. Quand on a des souliers cirés, on marche, à moins d'en être où j'en suis aujourd'hui. Quand j'arrivai à mon bureau, je vis clairement que mes patrons voulaient bien ne pas me faire voir qu'ils ne croyaient pas un mot de ce que je leur avais fait dire.

—Cette histoire en effet m'intéresse peu. Nous la retiendrons cependant pour quand nous causerons du patronat individuel et du patronat collectif. C'est une question considérable. Beaucoup de socialistes s'imaginent que la Révolution sociale consistera sûrement à remplacer le patronat capitaliste par un certain patronat de fonctionnaires socialistes.

—Je m'imagine au contraire que la révolution sociale consistera sans doute à supprimer le patronat: aussi on me nomme anarchiste.

—Ne nous laissons pas effrayer par les mots. Pensez seulement à la misérable situation de tous les ouvriers qui ont l'air d'aller plus ou moins bien et qui sont délabrés par l'exercice du métier.

—J'y pensais, bien avant que je ne fusse tombé malade; mais il est vrai que j'y pense à présent comme à une réalité propre.

—Pourquoi donc ce médecin ne s'est-il pas fié seulement à votre bonne mine?

—Sans doute parce qu'il savait que nous ne devons pas nous fier aux apparences. Tel est du moins le sens d'un vieux dicton. Il savait que quelques personnes ont l'air malade et se portent bien, qu'un grand nombre de personnes ont assez bonne mine et sont délabrées.

—Nous en usons plus astucieusement pour les maladies sociales: nous nous gardons soigneusement de critiquer les apparences; pourvu que les groupes soient nombreux et acclament des résolutions retentissantes, pourvu que les meetings soient vibrants, pourvu que les manifestations fassent pleuvoir les pommes de terre sur la voiture de Rochefort, pourvu que les congrès finissent en chantant l'Internationale, qui est une hymne admirable, pourvu que les délégués s'intitulent socialistes et le soient politiquement à peu près, pourvu que les élections marchent à peu près, pourvu que les suffrages montent, et surtout pourvu que l'on n'abandonne pas le terrain de la lutte de classes, nous nous gardons soigneusement d'examiner ce qu'il y a là-dessous, nous nous gardons soigneusement d'examiner si les âmes jouissent de la santé socialiste ou si elles travaillent du mal bourgeois.

—Pourquoi donc, citoyen, s'il est permis que je vous interroge à mon tour.

—Surtout par habitude, un peu par paresse, et aussi parce que nous avons peur des belles découvertes que nous ne manquerions pas de faire.

—Dans le civil on a peur au contraire que le médecin ne fasse pas toutes les découvertes qui sont à faire.

—Je crois savoir pourquoi vous vous êtes surmené depuis quelques années; mais puis-je vous demander connaissance des circonstances particulières?

—Depuis que je me connais, je mène une vie peu intelligente et je me surmène: il fallait que cela cassât. Un peu plus tôt un peu plus tard, il fallait que le délabrement se manifestât. Il s'est manifesté un peu plus tôt, parce que ces dernières années furent exceptionnelles. Il s'est manifesté récemment pour des causes très déterminées.

—Quelles furent ces causes?

—Elles seraient très longues à dire et fatigantes.

—Je vous demande pardon, j'oubliais que vous étiez malade.

—Naturellement.

—Je vous dirai ces causes tout à loisir quand nous causerons du patronat collectif, ou des autoritaires, ou quand nous traiterons la décomposition du dreyfusisme en France. Revenez me voir demain: vous ayant aujourd'hui conté l'histoire de ma grippe, il convient que demain je vous conte l'histoire de mon remède et celle de ma convalescence et de ma guérison.


ENCORE DE LA GRIPPE

20 mars 1900,

Le lendemain dans l'après-midi—et il y a de cela déjà plus d'un mois passé—le citoyen docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste revint donc me voir. Il avait à la main,—et non pas sous le bras, car on n'a jamais porté pour marcher un livre sous le bras,—il avait un livre de bibliothèque. J'allais encore un peu mieux. Mais j'avais toujours des essoufflements qui m'inquiétaient. Ces essoufflements pouvaient présager la rechute légère que j'eus depuis.

—Citoyen malade, nous avons hier oublié le principal.

—Cela n'est pas étonnant, citoyen docteur: presque toujours on oublie ainsi le principal.

—J'ai oublié de vous demander pourquoi vous pensiez à vous guérir?

—Je n'y pensais pas seulement, docteur, je le désirais et je le voulais. Je le désirais profondément, sourdement, obscurément, clairement, de toutes façons, en tous les sens, de tout mon corps, de toute mon âme, de tout moi. Je le voulais fermement. Je voulais aussi l'espérer. Mes parents et mes amis le désiraient, le voulaient, et plusieurs l'espéraient. J'étais d'accord avec eux là-dessus. Le médecin aussi le voulait. Enfin je suis assuré que tous mes adversaires le désiraient sincèrement et je crois que la plupart de mes ennemis ne le désiraient pas moins.

—Voilà beaucoup d'accords. Voulez-vous que je commence par vous?

—Je vous dirai que je serai sans doute embarrassé pour donner réponse à vos interrogations. Je n'étais pas bien fort sur l'analyse quand j'étais malade. Il y avait en moi des sentiments et des raisons pour lesquelles je voulais guérir. Mais le désir et la volonté que j'en avais me paraissaient tellement naturels que je ne cherchais pas à en discerner les causes.

—Le devoir et le savoir ne sont pas identiquement conformes à la nature. Je vous aiderai. Nous commencerons par les raisons, parce que c'est plus commode, et nous finirons par les sentiments. Mais avant nous remarquerons que les malades veulent guérir pour échapper à la mort, ou pour échapper à la maladie, ou, naturellement, pour échapper aux deux. Nous aimons le remède, la convalescence et la guérison par amour de la vie, ou par amour de la santé, ou, bien entendu, par amour de la vie saine.

—Ce sont là, docteur, de grandes questions, et que ces simples consultations et conversations ne suffiront pas à délier: la passion de la vie et de la mort, de la maladie et de la santé, de la joie et de la douleur. Il y faudrait au moins des dialogues.

—Ou un poème. Ou des poèmes. Ou un drame. On en a fait. Beaucoup. Nous dialoguerons si la vie et l'action nous en laisse l'espace et la force, plus tard, quand nous serons mieux renseignés. Alors nous dirons des dialogues. Aujourd'hui nous causerons à l'abandon, comme il convient à un convalescent. Pour quelles raisons vouliez-vous échapper à la mort?

—Autant que je me rappelle et que puis démêler, je savais que ma mort causerait une épouvantable souffrance à quelques-uns, une grande souffrance à plusieurs, une souffrance à beaucoup.

—Bien. Nous sommes ainsi reconduits de la considération de la mort à la considération de la douleur et du mal.

—J'aurais eu de la peine réciproquement si je m'étais représenté que la mort consistait sans doute à quitter les survivants. Mais je n'arrivais pas à me donner cette représentation.

—C'est un défaut de l'imagination.

—Je pensais très vivement au contraire que je laisserais inachevées plusieurs entreprises que j'ai commencées, un livre que j'ai commencé, plusieurs livres que j'espérais commencer, continuer et finir, ces cahiers mêmes, essayés au moins pour un an, où vous savez que je mets tous mes soins.

—Cela prouve, citoyen convalescent, que vous vous intéressez à ce que vous faites.

—Cela prouve surtout que je le travaille. Je ne vous le dirais pas aussi brutalement si on ne me l'avait sévèrement reproché.

—Vous auriez tort: on doit toujours dire brutalement.

—Un abonné assez éventuel...

—Qu'entendez-vous par là?

—J'entendais un abonné qui sans doute s'affermira. Cet abonné m'a fait des cahiers une critique sévère et dont j'ai usé. Il m'a reproché que mon style était voulu. C'est-à-dire travaillé.

—Que lui avez-vous répondu?

—Je ne lui ai pas répondu, puisque je n'ai pas le temps. Je lui ai répondu en moi-même. Je ne sais pas ce que c'est qu'un style qui n'est pas travaillé, qui n'est pas voulu. Ou plutôt je crois savoir que ce n'est pas un style. On se moquerait beaucoup d'un sculpteur qui taillerait un Balzac sans s'en apercevoir. Pourquoi veut-on que l'écrivain taille et découpe sans l'avoir voulu? Laissons ces plaisanteries. Je ne prétends pas que le travail puisse rien tirer du néant, du moins le travail humain, et c'est le seul que je connaisse. Mais je n'ai jamais rien vu de sérieux que l'auteur n'eût pas travaillé. Les romantiques encore nous ont abrutis là-dessus.

—Quels romantiques? Vous avez eu un mot violent.

—Ne croyez pas, docteur, que je cherche des mots non grossiers pour qualifier une influence grossière.

—Quels romantiques?

—Les prosateurs et les poètes romantiques français, les seuls que j'ai lus. J'en ai fait mes ennemis personnels. Un jour je vous dirai pourquoi. Pour aujourd'hui je retiens seulement qu'ils ont puissamment contribué, avec toute leur littérature, à déconsidérer le travail. Vous savez: Ainsi quand Mazeppa qui rugit et qui pleure. Vous aussi vous avez déclamé ces vers en pleurant de bonheur et d'admiration.

—Je les ai déclamés quand j'étais écolier. C'étaient de beaux vers:

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