Oeuvres complètes de Charles Péguy (tome 1)
—Quand ils voulaient faire des vers, je persiste à croire qu'ils ne se faisaient pas attacher sur un fougueux cheval nourri d'herbes marines: ils avaient encrier, plume et porte-plume, et papier, comme tout le monde. Et ils s'asseyaient à leur table sur une chaise, comme tout le monde, excepté celui qui travaillait debout. Et ils travaillaient, comme tout le monde. Et le génie exige la patience à travailler, docteur, et plus je vais, citoyen, moins je crois à l'efficacité des soudaines illuminations qui ne seraient pas accompagnées ou soutenues par un travail sérieux, moins je crois à l'efficacité des conversions extraordinaires soudaines et merveilleuses, à l'efficacité des passions soudaines,—et plus je crois à l'efficacité du travail modeste, lent, moléculaire, définitif.
—Plus je vais, répondit gravement le docteur, moins je crois à l'efficacité d'une révolution sociale et extraordinaire soudaine, improvisée merveilleuse, avec ou sans fusils et dictature impersonnelle,—et plus je crois à l'efficacité d'un travail social modeste, lent, moléculaire, définitif. Mais je ne sais pas pourquoi vous abordez d'aussi grosses questions, que vous avez vous-même réservées, quand je vous demande seulement des renseignements sur les raisons et sur les sentiments que vous avez eus la semaine passée.
—Pardonnez-moi, citoyen qui découpez des interrogations: pardonnez-moi d'échapper parfois à vos limites provisoires; pardonnez-moi sur ce que le réel n'est pas seulement fait pour se conformer à nos découpages. Mais ce sont nos découpages qui parfois sont conformes aux séparations du réel, et souvent sont arbitraires.
—Particulièrement arbitraires quand nous traitons des hommes et des sociétés qu'ils ont formées.—Avez-vous au moment du danger pensé à ceci: à l'immortalité de l'âme ou à sa mortalité?
—Non, docteur, puisque je vous ai dit que je ne me représentais pas que je partirais, que je quitterais, qu'ensuite je serais sans doute absent. Quand j'étais en province au lycée en ma première philosophie, un professeur âgé, blanc, honorable, très bon, très doux, très clair, très grave, à la parole ancienne, aux yeux profondément tristes et doux, nous enseignait. Nous lui devons plus pour nous avoir donné l'exemple d'une longue et sérieuse vie universitaire que pour nous avoir préparés patiemment au baccalauréat. Il traitait simplement et noblement devant nous les questions du programme. L'immortalité de l'âme était sans doute au programme. Il traita devant nous de l'immortalité de l'âme. 11 ne s'agissait de rien moins que de savoir si son âme à lui, à lui qui promenait régulièrement son corps en long et en long dans la classe, et qui plaçait régulièrement le pied de son corps sur les carreaux en brique de la classe,—donc il s'agissait de savoir si son âme à lui était immortelle ou mortelle; et il ne s'agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous, qui utilisions diligemment les mains de nos corps à copier fidèlement le cours,—il ne s'agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous étaient immortelles ou mortelles. Ce fut un grand débat. Le professeur équitable nous présenta les raisons par quoi nous pouvons penser que les âmes humaines sont immortelles; puis il nous présenta les raisons par quoi nous pouvons à la rigueur penser que nos âmes humaines sont mortelles: et dans ce cours de philosophie austère et doux les secondes raisons ne paraissaient pas prévaloir sur les premières. Le professeur équitable penchait évidemment pour la solution de l'espérance. Tout l'affectueux respect que nous lui avons gardé ne nous empêchait pas alors de réagir. Continuant à protester contre la croyance catholique où l'on nous avait élevés, commençant à protester contre l'enseignement du lycée, où nos études secondaires finissaient, préoccupés surtout de n'avoir pas peur, et de ne pas avoir l'air d'avoir peur, nous réagissions contre la complaisance. Nous étions durs. Nous disions hardiment que l'immortalité de l'âme, c'était de la métaphysique. Depuis je me suis aperçu que la mortalité de l'âme était aussi de la métaphysique. Aussi je ne dis plus rien. Le souci que j'avais de l'immortalité individuelle, et qui selon les événements de ma vie a beaucoup varié, me reste. Mais l'attention que je donnais à ce souci a beaucoup diminué depuis que le souci de la mortalité, de la survivance et de l'immortalité sociale a grandi en moi. Pour l'immortalité aussi je suis devenu collectiviste.
—On ne peut se convertir sérieusement au socialisme sans que la philosophie et la vie et les sentiments les plus profonds soient rafraîchis, renouvelés, et, pour garder le mot, convertis.
—C'est une angoisse épouvantable que de prévoir et de voir la mort collective, soit que tout un peuple s'engloutisse dans le sang du massacre, soit que tout un peuple chancelle et se couche dans les retranchements de bataille, soit que tout un peuple s'empoisonne hâtivement d'alcool, soit que toute une classe meure accélérément du travail qui est censé lui donner la nourriture. Et comme l'humanité n'a pas des réserves indéfinies, c'est une étrange angoisse que de penser à la mort de l'humanité.
—Reste à savoir, mon ami, s'il vaut mieux que l'humanité vive ou s'il vaut mieux qu'elle meure.
—Pour savoir, docteur, s'il vaut mieux que l'humanité vive ou s'il vaut mieux qu'elle meure, encore faut-il qu'elle vive. On ne sait pas, quand on ne vit pas. On ne choisit pas, quand on ne vit pas.
—La proposition que vous énoncez ici, mon ami, est à peu près ce qu'on nomme une lapalissade.
—Mieux vaut proclamer une lapalissade que d'insinuer une erreur.
—Ou plutôt il n'est pas mauvais de proclamer une lapalissade, et il est mauvais d'insinuer une erreur.—Vous avez sans doute ici les Dialogues philosophiques de Renan?
—Bien entendu, docteur, que je les ai.
—Voulez-vous me les donner?
Comme je n'avais pas encore la permission de sortir, on monta chercher les Dialogues. Le docteur moraliste posa sur ma table ronde le livre qu'il avait apporté, ouvrit les Dialogues et fragments philosophiques, s'arrêta aux Dialogues, les parcourut, les relut, relut des passages, entraîné continûment des certitudes aux probabilités et des probabilités aux rêves. Cela dura longtemps.
—Il faudrait tout citer. Ces dialogues ont un charme étrange et une inconsistance merveilleuse, une admirable continuation de l'idée acceptée à l'idée inacceptable. On ne saurait, sans fausser le texte, isoler un passage, une idée, un mot. Les propositions ne sont pas déduites, ne paraissent pas conduites, s'interpénètrent, s'internourrissent. Étrange mutualité de l'incontestable et de l'indéfendable. Jamais nous ne saisirons dans ce tissu la formule entièrement fausse et plusieurs fois nous y subissons la certitude entièrement vraie. Mais la certitude même y laisse place à la défiance. Écoutez. Je lis presque au hasard:
Euthyphron
... Le nombre des corps célestes où la vie peut se développer à un moment donné est, sans doute, dans une proportion infiniment petite avec le nombre des corps existants. La terre est peut-être à l'heure qu'il est, dans des espaces presque sans bornes, le seul globe habité. Parlons d'elle seule. Eh bien, un but comme celui dont vous venez de parler est au-dessus de ses forces. Ces mots d'omnipotence et d'omniscience doivent être laissés à la scolastique. L'humanité a eu un commencement; elle aura une fin. Une planète comme la nôtre n'a dans son histoire qu'une période de température où elle est habitable; dans quelques centaines de milliers d'années, on sera sorti de cette période. La Terre sera probablement alors comme la Lune, une planète épuisée, ayant accompli sa destinée et usé son capital planétaire, son charbon de terre, ses métaux, ses forces vives, ses races. La destinée de la Terre, en effet, n'est pas infinie, ainsi que vous le supposez. Comme tous les corps qui roulent dans l'espace, elle tirera de son sein ce qui est susceptible d'en être tiré; mais elle mourra, et, croyez-le, elle mourra, comme dit, dans le livre de Job, le sage de Théman, «avant d'avoir atteint la sagesse».
—Je reconnais, docteur, et je ressens cette sérénité. Mais Renan...
—Il ne s'agit pas de Renan, mon ami. Voyez sa préface:
...Je me résigne d'avance à ce que l'on m'attribue directement toutes les opinions professées par mes interlocuteurs, même quand elles sont contradictoires. Je n'écris que pour des lecteurs intelligents et éclairés. Ceux-là admettront parfaitement que je n'aie nulle solidarité avec mes personnages et que je ne doive porter la responsabilité d'aucune des opinions qu'ils expriment. Chacun de ces personnages représente, aux degrés divers de la certitude, de la probabilité, du rêve, les côtés successifs d'une pensée libre; aucun d'eux n'est un pseudonyme que j'aurais choisi, selon une pratique familière aux auteurs de dialogues, pour exposer mon propre sentiment.
—J'entends, docteur; et je n'adresserai ma réponse qu'à ce philosophe Euthyphron; cet homme au sens droit, qui, dans les premiers jours du mois de mai 1871...
—Vive la Commune! citoyen.
—...qui dans les premiers jours du mois de mai 1871, accablé des malheurs de sa patrie, se promenait dans une des parties les plus reculées du parc de Versailles, avec le philosophe Eudoxe, l'homme à la bonne opinion...
—... et le philosophe ami de la vérité, le citoyen Philalèthe.
—Si ce citoyen philosophe avait parfaitement aimé la vérité, il eût opposé une résistance un peu moins complaisante aux probabilités de celui qui vint le lendemain, le deuxième jour, de Théophraste, qui sans doute parlait de Dieu.
—C'est que ce Théophraste en réalité introduisait ses probabilités sur les certitudes que ce Philalèthe avait posées. L'objection de l'homme au sens droit n'atteint pas ce Théophraste: «Nous ne disons pas que l'absolu de la raison sera atteint par l'humanité; nous disons qu'il sera atteint par quelque chose d'analogue à l'humanité. Des milliers d'essais se sont déjà produits, des milliers se produiront; il suffit qu'il y en ait un qui réussisse. Les forces de la Terre, comme vous l'avez très bien dit, sont finies.» Et il recommence. Et encore: «Du reste, peu importe. Il est très possible que la Terre manque à son devoir ou sorte des conditions viables avant de l'avoir rempli, ainsi que cela est déjà arrivé à des milliards de corps célestes; il suffit qu'un seul de ces corps accomplisse sa destinée. Songeons que l'expérience de l'univers se fait sur l'infini des mondes.»
—Ne poursuivez pas, docteur, vos citations insaisissables. Nous ne pouvons pas critiquer cela ainsi. C'est proprement un charme. 11 faudrait le rompre. Il faudrait lire du commencement à la fin, mot par mot, puis phrase à phrase, puis dialogue à dialogue, puis d'ensemble, et à tous les degrés on commenterait et on critiquerait cet admirable texte comme un texte ancien. Au peu que vous m'avez cité, docteur, que de commentaires et que de critiques! Sous l'apparente humilité de la forme, sous la sérénité imposante et charmeuse des mots, sous la savante impartialité de la proposition, quelle présomptueuse autorité de commandement, quelle usurpation, conduisant à quelles tyrannies! Nous n'avons jamais eu de plus grand ennemi que ce Théophraste, qui se promenait à Versailles, sinon le Versaillais qui se promena le troisième jour avec eux, Théoctiste, celui qui fait la fondation de Dieu. Les réactionnaires les plus dangereux n'ont jamais prononcé sur tout ce que nous aimons, sur tout ce que nous préparons, sur tout ce que nous faisons, surtout ce pour quoi nous vivons, des paroles aussi redoutables, d'une injustice élégante aussi profonde que ces deux idéalistes. Il ne suffit pas de sous-intituler un dialogue Probabilités ou Rêves: il convient que l'incertitude réside au cœur des probabilités, et que l'improbabilité réside au cœur des rêves.
—N'oublions pas l'Avenir de la Science. Renan l'annonce lui-même en note: «Je publierai plus tard un essai, intitulé l'Avenir de la Science, que je composai en 1848 et 1849, bien plus consolant que celui-ci, et qui plaira davantage aux personnes attachées à la religion démocratique. La réaction de 1850-51 et le coup d'État m'inspirèrent un pessimisme dont je ne suis pas encore guéri.»
—Je ne crains pas beaucoup que M. Jules Roche ait fait campagne au Figaro contre le socialisme. Je crains un peu plus que Macaulay intervienne au débat. Mais je redoute que ce Théophraste et que ce Théoctiste prononcent assurément leurs propositions inintelligentes admirablement vêtues. Je redoute que ces probabilités soient présentées sur un certain mode comme si elles étaient certaines, et que ces rêves ne soient pas présentés vraiment sur un mode improbable. Donnez-moi ces Dialogues. Merci. Écoutez ce Théophraste en ses probabilités. Attendez un peu. Je vais le trouver. Le voici. Écoutez bien: «Voilà pourquoi les pays où il y a des classes marquées sont les meilleurs pour les savants; car, dans de tels pays, ils n'ont ni devoirs politiques, ni devoirs de société; rien ne les fausse. Voilà enfin pourquoi le savant s'incline volontiers (non sans quelque ironie) devant les gens de guerre et les gens du monde. Le contemplateur tranquille vit doucement derrière eux, tandis que le prêtre le gêne avec son dogmatisme, et le peuple avec son superficiel jugement d'école primaire et ses idées de magister de village.»
—Il me paraît certain que ce Théophraste ingénieux n'avait pas imaginé l'affaire Dreyfus, ni connu M. Duclaux.
—Considérons seulement comme une probabilité qu'il n'avait pas imaginé cette malheureuse affaire. Je ne lui en fais pas un reproche, mais je lui ferais volontiers un reproche, ayant oublié d'imaginer cette imminente affaire, d'avoir assurément généralisé, présomptueusement prophétisé, d'avoir annoncé les temps éternels, d'avoir escompté l'espace infini. C'est un peu de l'astrologie qui avait oublié un puits très terrestre. Il y a beaucoup de puits. Et je lui reproche, ayant fait cet oubli, d'avoir aussi dédaigneusement négligé ma socialisation des moyens d'enseignement. «Le peuple avec son superficiel jugement d'école primaire et ses idées de magister du village»: voilà qui est bientôt dit, mais, monsieur,—c'est à ce Théophraste que je parle, et non pas à Renan, qui depuis nous a donné cet Avenir de la science, qu'il avait produit au temps de sa jeunesse—mais, monsieur, toutes vos généralités deviennent improbables si nous réussissons à donner au peuple cette culture que nous lui devons, que nous n'avons pas toute, que nous recevrons et que nous nous donnerons en la lui donnant. Cela sera long. Cela sera difficile. Mais cela n'est pas impossible. Et même cela est plus facile à organiser que les communications interplanétaires. Et cela n'est pas, en un sens, moins intéressant. Et j'irai plus loin, monsieur—c'est toujours à ce M. Théophraste que je m'adresse, et non pas à M. Renan—je dirai plus: en attendant que nous ayons socialisé, universalisé la culture, si je m'arrête à la considération du présent soucieux et d'un avenir prochain, dans le village où nous demeurons, celui que vous nommez le magister, celui qu'on nommait naguère le maître d'école, et que nous intitulons sérieusement l'instituteur n'est pas un homme insupportable au contemplateur tranquille. Et il est un auxiliaire indispensable au contemplateur inquiet, que nous nommons communément homme d'action. L'instituteur au village ne représente pas moins la philosophie et la science, la raison et la santé, que le curé ne représente la religion catholique. Si ce village de Seine-et-Oise ne meurt pas dans les fureurs et dans les laides imbécillités de la dégénérescence alcoolique, si l'imagination de ce village arrive à surmonter les saletés, les horreurs et les idioties des romans feuilletons, nous n'en serons pas moins redevables à ce jeune instituteur que nous n'en sommes redevables au Collège de France. Et encore nous n'en sommes redevables aux corps savants que parce qu'ils n'ont pas accompagné Théophraste en ses probabilités et Théoctiste en ses rêves. Sinon...
—Vous avez raison, mon ami, mais vous vous excitez. Puisque nous sommes revenus à parler des morts collectives, traitons posément, le voulez-vous, des morts collectives? Il vaut mieux faire ce que l'on fait.
—Pas encore, citoyen, je veux dire tout ce que je veux dire à ce M. Théophraste. Et que ne dirai-je pas à son ami M. Théoctiste. Écoutez un peu, docteur, ce qu'il me dit:
«En somme, la fin de l'humanité, c'est de produire des grands hommes; le grand œuvre s'accomplira par la science, non par la démocratie. Rien sans grands hommes; le salut se fera par des grands hommes. L'œuvre du Messie, du libérateur, c'est un homme, non une masse qui l'accomplira. On est injuste pour les pays qui, comme la France, ne produisent que de l'exquis, qui fabriquent de la dentelle, non de la toile de ménage. Ce sont ces pays-là qui servent le plus au progrès. L'essentiel est moins de produire des masses éclairées que de produire de grands génies et un public capable de les comprendre. Si l'ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela, tant pis. La nature ne s'arrête pas devant de tels soucis; elle sacrifie des espèces entières pour que d'autres trouvent les conditions essentielles de leur vie.»
Voici ce qu'il dit.
—Le fait est, mon ami, que les paroles de ce Théoctiste ne sont pas beaucoup favorables à nos récentes universités populaires. Il avait encore dit: «Qu'importe que les millions d'être bornés qui couvrent la planète ignorent la vérité ou la nient, pourvu que les intelligents la voient et l'adorent?» Nous avons connu, depuis, combien il importe que quarante millions de simples citoyens n'ignorent pas et ne nient pas la vérité, non seulement la vérité scientifique, mais aussi la vérité historique—pour Théoctiste surtout la vérité historique est partie inséparable de la vérité scientifique-nous avons connu qu'il ne suffit pas que quelques intelligents la voient; nous avons renoncé à toute adoration, même à l'adoration de la vérité. Tout se tient ici. Parce que Théophraste et parce que Théoctiste n'ont pas imaginé l'affaire Dreyfus, ils prononcent des paroles défavorables à ce grand mouvement salubre des universités populaires. Comme leurs propos sont éloignés de cette heureuse, de cette saine allocution qu'Anatole France prononça naguère à l'inauguration de l'Émancipation, et que vous avez mise au commencement du troisième cahier. On m'a dit que le même citoyen parlerait bientôt à la fête inaugurale de l'Université populaire du premier et du deuxième arrondissement. Attendons, si vous le voulez, qu'il ait participé à cette inauguration. Nous aurons encore plus de courage à ne pas accompagner le deuxième, l'annonciateur, le Baptiste, en ses probabilités et le troisième, le fondateur, en ses rêves. Un charme de vérité nous protégera contre un charme d'erreur.
Ayant ainsi parlé, le docteur me souhaita une heureuse convalescence. Quand il revint, le mardi 6 courant, au matin, j'allais un peu mieux de la rechute que j'avais eue la veille. Le docteur ne me fit pas ses compliments.
—Je vous reconnais bien là, me dit-il. Nous avons à peine essayé d'éclaircir le tout premier commencement de votre chute, et vous me faites une rechute. On m'avait bien dit que vous allez toujours trop vite. Vous n'attendez jamais les enregistrements ni les explications.
—Pardonnez-moi, docteur, et supposons que je ne suis pas retombé. Ainsi nous continuerons ce que nous avons commencé, comme si de rien n'était. La Petite République d'hier matin, datée d'aujourd'hui mardi 6 mars, nous a donné l'allocution attendue. Devons-nous la relire ici-même ou devons-nous la garder pour quand nous recueillerons les documents et les renseignements pour et contre les universités populaires.
—Mieux vaut, mon ami, les relire aujourd'hui. Cette allocution de France accompagne aisément celle que vous avez déjà donnée. Enfin, quand nous causerons des universités populaires, nous négligerons un peu, si vous le voulez bien, celles qui sont nées glorieuses pour étudier attentivement celles qui sont restées ordinaires.
—Lisons donc. Et entendons:
PROLÉTARIAT ET SCIENCE
Hier, dans l'après-midi, a eu lieu, sous la présidence d'Anatole France, la fête inaugurale de l'Université populaire du premier et du deuxième arrondissement.
Le préau de l'école de la rue Étienne-Marcel était trop étroit pour contenir tous les assistants, qui débordaient dans la cour. Les citoyens Allemane et Jaurès ont prononcé des discours très applaudis. Nous sommes heureux de donner le texte complet de l'allocution d'Anatole France, dont les principaux passages ont été acclamés:
Citoyens,
En poursuivant sa marche lente, à travers les obstacles, vers la conquête des pouvoirs publics et des forces sociales, le prolétariat a compris la nécessité de mettre dès à présent la main sur la science et de s'emparer des armes puissantes de la pensée.
Partout, à Paris et dans les provinces, se fondent et se multiplient ces universités populaires, destinées à répandre parmi les travailleurs ces richesses intellectuelles longtemps renfermées dans la classe bourgeoise.
Votre association, le Réveil des premier et deuxième arrondissements, se jette dans cette grande entreprise avec un élan généreux et une pleine conscience de la réalité. Vous avez compris qu'on n'agit utilement qu'à la clarté de la science. Et qu'est en effet cette science? Mécanique, physique, physiologie, biologie, qu'est-ce que tout cela, sinon la connaissance de la nature et de l'homme, ou plus précisément la connaissance des rapports de l'homme avec la nature et des conditions mêmes de la vie? Vous sentez qu'il nous importe grandement de connaître les conditions de la vie, afin de nous soumettre à celles-là seules qui nous sont nécessaires, et non point aux conditions arbitraires, souvent humiliantes ou pénibles, que l'ignorance et l'erreur nous ont imposées. Les dépendances naturelles qui résultent de la constitution de la planète et des fonctions de nos organes sont assez étroites et pressantes pour que nous prenions garde de ne pas subir encore des dépendances arbitraires. Avertis par la science, nous nous soumettons à la nature des choses et cette soumission auguste est notre seule soumission.
L'ignorance n'est si détestable que parce qu'elle nourrit les préjugés qui nous empêchent d'accomplir nos vraies fonctions, en nous en imposant de fausses qui sont pénibles et parfois malfaisantes et cruelles, à ce point qu'on voit, sous l'empire de l'ignorance, les plus honnêtes gens devenir criminels par devoir. L'histoire des religions nous en fournit d'innombrables exemples: sacrifices humains, guerres religieuses, persécutions, bûchers, vœux monastiques, exécrables pratiques issues moins de la méchanceté des hommes que de leur insanité. Si l'on réfléchit sur les misères qui, depuis l'âge des cavernes jusqu'à nos jours encore barbares, ont accablé la malheureuse humanité, on en trouve presque toujours la cause dans une fausse interprétation des phénomènes de la nature et dans quelqu'une de ces doctrines théologiques qui donnent de l'univers une explication atroce et stupide. Une mauvaise physique produit une mauvaise morale, et c'est assez pour que, durant des siècles, des générations humaines naissent et meurent dans un abîme de souffrance et de désolation.
En leur longue enfance, les peuples ont été asservis aux fantômes de la peur, qu'ils avaient eux-mêmes créés. Et nous, si nous touchons enfin le bord des ténèbres théologiques, nous n'en sommes pas encore tout à fait sortis. Ou pour mieux dire, dans la marche inégale et lente de la famille humaine, quand déjà la tête de la caravane est entrée dans les régions lumineuses de la science, le reste se traîne encore sous les nuées épaisses de la superstition, dans des contrées obscures, pleines de larves et de spectres.
Ah! que vous avez raison, citoyens, de prendre la tête de la caravane! Que vous avez raison de vouloir la lumière, d'aller demander conseil à la science. Sans doute, il vous reste peu d'heures, le soir, après le dur travail du jour, bien peu d'heures pour l'interroger, cette science qui répond lentement aux questions qu'on lui fait et qui livre l'un après l'autre, sans hâte, ses secrets innombrables. Nous devons tous nous résigner à n'obtenir que des parcelles de vérité. Mais il y a à considérer dans la science la méthode et les résultats. Les résultats, vous en prendrez ce que vous pourrez. La méthode, plus précieuse encore que les résultats, puisqu'elle les a tous produits et qu'elle en produira encore une infinité d'autres, la méthode vous saurez vous l'approprier, et elle vous procurera les moyens de conduire sûrement votre esprit dans toutes les recherches qu'il vous sera utile de faire.
Citoyens, le nom que vous avez donné à votre Université montre assez que vous sentez que l'heure est venue des pensées vigilantes. Vous l'avez appelée le Réveil sans doute parce que vous sentez qu'il est temps de chasser les fantômes de la nuit et de vous tenir alertes et debout, prêts à défendre les droits de l'esprit contre les ennemis de la pensée, et la République contre ces étranges libéraux, qui ne réclament de liberté que contre la liberté.
Il m'était réservé d'annoncer votre noble effort et de vous féliciter de votre entreprise.
Je l'ai fait avec joie et en aussi peu de mots que possible. J'aurais considéré comme un grand tort envers vous de retarder, fût-ce d'un instant, l'heure où vous entendrez la grande voix de Jaurès.
—Nous n'avons pas entendu la grande voix de Jaurès, mais nous avons eu de lui, le même jour, un article bref et significatif:
UNIVERSITÉS POPULAIRES
Elles se multiplient à Paris, et les prolétaires assistent nombreux, fidèles, aux leçons et séries de leçons que leur donnent de bons maîtres.
Le prolétariat aspire évidemment à sa part de science et de lumière; et si limités que soient ses loisirs, si accablé que soit son esprit de toutes les lassitudes du corps, il ne veut pas attendre l'entière transformation sociale pour commencer à penser. Il sait que ce commencement de savoir l'aidera dans son grand effort d'émancipation révolutionnaire.
Ce n'est pas seulement dans l'interprétation de l'univers naturel, c'est dans l'interprétation de l'univers social que le prolétariat, selon le conseil excellent d'Anatole France, doit appliquer la méthode libératrice de la science. Dans l'ordre social aussi il y a une théologie: le Capital prétend se soustraire à l'universelle loi de l'évolution et s'ériger en force éternelle, en immuable droit. Le capitalisme aussi est une superstition, car il survit, dans l'esprit routinier et asservi des hommes, aux causes économiques et historiques qui l'ont suscité et momentanément légitimé.
Dans l'ordre social aussi, les fantômes de la peur troublent le cerveau des hommes. Ce ne sont pas seulement les possédants qui s'effraient à l'idée d'un changement complet dans le système de propriété: il y a encore une part du prolétariat qui a peur de tomber dans le vide si on lui retire soudain la servitude accoutumée où s'appuie sa pensée routinière.
Voilà pourquoi la science, en déroulant sous le regard des prolétaires les vicissitudes de l'univers et le changement incessant des formes sociales, est, par sa seule vertu, libératrice et révolutionnaire. Nous n'avons même pas besoin que les maîtres qui enseignent dans les Universités populaires concluent personnellement et explicitement au socialisme. Dans l'état présent du monde, c'est la science elle-même qui conclut.
On me dit qu'il y a des socialistes qui voient encore un calcul machiavélique de la bourgeoisie et un piège pour les travailleurs dans les universités populaires, comme ils voient un piège dans la coopérative, dans le syndicat. Oh! qu'ils ont peu de confiance en la force historique du prolétariat: à l'heure où nous sommes, il ne peut plus être dupe: car les ruses mêmes qui seraient imaginées contre lui ne serviraient qu'à accroître sa force.
Est-ce que notre parti aussi serait transi par la peur des fantômes? Et allons-nous, décidément, nous retirer de l'action dans la crainte vague d'être égarés par des feux follets sur des chemins de perdition? Pour nous, quelles que soient les interprétations venimeuses, nous sommes absolument résolus à continuer, d'accord avec le prolétariat militant et agissant, l'œuvre d'organisation ouvrière et d'émancipation intellectuelle qui est la condition même de la Révolution, et même un commencement de Révolution.
—Oh! oh! docteur, voilà des paroles un peu fortes, surtout venues de Jaurès. Mais laissons cela. Nous reparlerons de l'action socialiste. Nous reparlerons de l'unité socialiste. J'ai relu attentivement depuis la dernière conversation que nous avons eue, les Dialogues philosophiques. J'ai lu aussi Caliban. Je m'en tiens à ce que nous avons dit.
—Vous avez raison. Il conviendrait de commenter ces dialogues au moins aussi scrupuleusement que l'on commente en conférences les dialogues de Platon. Ils valent ce commentaire. Alors on distinguerait les discontinuités de la pensée admirablement voilées sous la continuité de la phrase, du mouvement. Alors on apercevrait les inconsistances de la pensée admirablement maintenues par la tenue de la forme. Alors on demanderait au moins quelques définitions préalables.
—Il est vrai, docteur, que ces dialogues, souples et merveilleux, réconcilient avec ces excès de définition que présentent certains dialogues platoniciens, moins souples et moins merveilleux. Ils réconcilieraient presque avec les manies scolastiques. Ils réconcilient avec tous les échafaudages de Kant. Ils font aimer plus que jamais les bonnes habitudes scolaires des honnêtes professeurs de philosophie. Et même ils feraient aimer les gens qui ont eu souci de baralipton. Et ils feraient pardonner aux jésuites leurs distinguo.
—Vous parlez de Kant, mon ami: quelle ignorance—voulue—ou quelle méconnaissance des frontières kantiennes, frontières non revisées pourtant, et frontières sans doute inrevisables. Tout comme l'auteur, ayant inscrit Probabilités au fronton du second dialogue et Rêves au fronton du troisième, a négligé un peu dans son texte même que les probabilités n'étaient pas certaines et que les rêves étaient improbables, tout à fait ainsi, ayant nommé Kant, par Eudoxe, au commencement des Certitudes, se heurtant aux antinomies de Kant, par Euthyphron, à la fin des Rêves, il a dans son texte même oublié un peu ce que je me permets de nommer la prudence et que l'on pourrait aller jusqu'à nommer la mégarde kantienne. Et même avant Kant. Eudoxe, au commencement du premier jour, portait sur lui un exemplaire des Entretiens sur la métaphysique, de Malebranche. Mais ces grands philosophes avaient un soin préalable de leurs définitions et de leurs distinctions. Une simple distinction du très grand, de l'indéfini et de l'infini, une simple distinction du perdurable, du temporel indéfini, du temporel infini et de l'éternel annulerait plusieurs paroles de Théophraste, plusieurs fondations de Théoctiste: elle endommagerait ainsi le Dieu qu'ils annoncent et qu'ils fondent. Au courant de ses probabilités, le citoyen Théophraste esquisse une théorie des probabilités qui n'est pas incontestable. Une simple définition de la proportion mathématique, une simple définition ou distinction de la nature et de la morale, distinction considérable au moins, immobiliserait beaucoup de comparaisons dégénérant en assimilations et en identifications. L'impératif catégorique est un peu facilement englobé. En vérité, ce Renan me ferait aimer le pédantisme. Je ne suis pas très partisan des spéculations immenses, des contemplations éternelles. Je n'ai pas le temps. Je travaille par quinzaines. Je m'attache au présent. Il en vaut la peine. Je ne travaillais pas dans la première et dans la deuxième quinzaine de mai 1871. Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né? Je travaille dans les misères du présent. Mais quand on se fonde sur l'immensité des rêves éternels pour démolir ma prochaine socialisation des moyens d'enseignement, je ne puis m'empêcher d'examiner un peu si les rêves sont rêvés selon les lois des rêves humains: car il y a des lois des rêves humains, il y a des frontières des rêves humains. Et si ces rêves ne sont pas humains, si on les nomme surhumains, je les nomme inhumains, et j'en ignore: Je suis homme, et rien de ce qui est inhumain ne m'est concitoyen.
—Et quand on se fonde, citoyen, sur l'immensité des rêves éternels pour me distraire de la considération des mortalités prochaines, je résiste invinciblement. Et quand on se fonde sur l'immensité de l'espérance éternelle pour me consoler de la prochaine épouvante, je refuse. Non pas que l'inquiétude et l'angoisse ne me soit douloureuse, mais mieux vaut encore une inquiétude ou même une épouvante sincère qu'une espérance religieuse. Tous ces fils de Renan, qui dialoguaient, étaient des savants religieux.
—Ou plutôt une inquiétude et même une épouvante, si elle est sincère, est bonne; au lieu qu'une espérance enchanteresse est mauvaise. Ne nous laissons pas bercer. Croyons qu'une souffrance vraie est incomparable au meilleur des enchantements faux. Ne soyons pas religieux, même avec Renan.
—Ne nous retirons pas plus du monde vivant pour considérer les sidérales promesses que pour contempler une cité céleste. Il me paraît que l'humanité présente a besoin de tous les soins de tous les hommes. Sans doute elle aurait moins besoin de nos travaux si les hommes religieux qui nous ont précédés avaient travaillé un peu plus humainement et s'ils avaient prié un peu moins. Car prier n'est pas travailler. Il me paraît incontestable que l'humanité présente est malade sérieusement. Le massacre des Arméniens, sur lequel je reviendrai toujours, et qui dure encore, n'est pas seulement le plus grand massacre de ce siècle; mais il fut et il est sans doute le plus grand massacre des temps modernes, et pour nous rappeler une telle mort collective, il nous faut dans la mémoire de l'humanité remonter jusqu'aux massacres asiatiques du Moyen-Age. Et l'Europe n'a pas bougé. La France n'a pas bougé. La finance internationale nous tenait. Nous avons édifié là-dessus quelques fortunes littéraires et plusieurs succès oratoires. Pas moi. Ni vous. Ni le peuple. Mais ni le peuple, ni vous, ni moi, nous n'avons bougé. La presse infâme, vendue au Sultan, abrutissait déjà le peuple. Et puis, cause d'abstention plus profonde: l'Europe est malade, la France est malade. Je suis malade. Le monde est malade. Les peuples et les nations qui paraissaient au moins libérales s'abandonnent aux ivrogneries de la gloire militaire, se soûlent de conquêtes. La France a failli recommencer les guerres de religion,—sans avoir même la foi. Les jeunes civilisations, comme on les nommait, sont plus pourries que les anciennes. Les rois nous soûlaient de fumées, comme on le chante encore, selon Pottier. Mais à présent, ce sont les peuples qui se soûlent de gloire militaire, comme ils se soûlent d'alcool, eux-mêmes. Auto-intoxication. La pourriture de l'Europe a débordé sur le monde. L'Afrique entière, française ou anglaise, est devenue un champ d'horreurs, de sadismes et d'exploitations criminelles. Réussirons-nous jamais à racheter les hideurs africaines, les ignominies commises par nos officiers au nom du peuple français. Mais non, nous ne le pourrons pas. Car il n'y a pas de rachat. Ceux qui sont morts sont bien morts. Ceux qui ont souffert ont bien souffert. Nous n'y pouvons rien. C'est à peine si nous pouvons atténuer un peu le futur. Par quels remèdes? Nous essayerons de l'examiner plus tard. Mais quand je vois toutes ces morts collectives menaçantes, quand je vois l'empoisonnement alcoolique et l'épuisement industriel, et quand je pense à la grande mort collective qui clorait l'humanité, je refuse audience à l'enchanteur: «Qu'importe, m'a dit l'enchanteur, qu'importe que l'humanité meure avant d'avoir institué la raison? qu'importe que mille humanités meurent? Une humanité réussira.» Quittons, docteur, je vous en prie, quittons la morale astronomique, et soyons révolutionnaires. Préparons dans le présent la révolution de la santé pour l'humanité présente. Cela est beaucoup plus sûr. Travaillons. En vérité, je vous le dis, ce Théophraste et ce Théoctiste sont parmi nos plus grands et nos plus redoutables ennemis. Tous les deux ils sont de grands détendeurs de courages.
—On peut et on doit relâcher les courages qui seraient tendus contre la justice et contre la vérité. J'admets que l'on soit détendeur de courages, que ce soit un métier. Mais je n'admets pas que l'on séduise les faibles et que l'on relâche les courages par des enchantements faux pour des enchantements indémontrables.
Laissons, mon ami, puisque ainsi vous-même l'avez demandé, laissons l'espérance intersidérale et continuons à causer de ce monde malade. Connaissez-vous des gens qui n'aient pas pour la mort les sentiments que vous avez eus.
—J'en connais, docteur, et j'en ai connu beaucoup, parce que j'ai connu beaucoup d'hommes. Il me souvient d'un camarade que j'avais et qui sans doute serait devenu mon ami, un tuberculeux, un poitrinaire, qui mourait depuis longtemps, grand, gros, doux, barbu d'une barbe soyeuse et frisée assez, très doux, bonne mine, calme et fort, très bon, l'un des deux hommes les plus bons que j'aie connus jamais. Il mourait lentement en préparant ponctuellement des examens onéreux. Il était très bon envers la vie et envers la mort, sans croyance religieuse et tout dévêtu d'espérance métaphysique ou religieuse. A peine s'il disait qu'il retournerait dans la nature, qu'il se disperserait en nature. Il est mort jeune embaumé de sérénité comme un vieillard qui a parfait son âge. Aucun de ses camarades, aucun de ses amis, quels que fussent déjà nos sentiments divergents, n'omettait de l'admirer, de l'aimer. Il avait évidemment pour la vie et la mort des sentiments tout à fait étrangers aux sentiments que j'ai, que j'avais ces jours-ci étant malade...
—Et que vous ne m'avez pas dit.
—J'y viendrai. Aucun de nous qui n'admirât cette singulière et laïque santé des sentiments au déclin de sa vie ordinaire et patiente.
—Cette admirable soumission patiente, cette admirable conformation consciente, ne serait pas sans doute aussi rare parmi nous si l'invasion des sentiments chrétiens ne lui avait rapidement substitué la soumission fidèle. Comparez la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies avec la résonance de certaines résignations stoïciennes.
—Je ne sais pas d'histoire, docteur. Je ne connais pas l'histoire de l'invasion chrétienne au cœur du monde ancien.
—Au cœur de la Ville et du Monde. Comparez seulement ces textes authentiques, la Prière au Manuel. Avez-vous pu analyser les sentiments, étrangers à vous, que votre ami avait sur la vie et la mort. Je suis assuré que ces sentiments étaient apparentés aux sentiments stoïciens.
—Je pourrais les analyser, docteur, mais non pas sans faire des recherches longues et difficiles parmi les souvenirs de ma mémoire. Et quand dans les connaissances de ma mémoire je me serais représenté les images des sentiments de mon ami, j'aurais à vous les présenter. Comment vous présenter ces nuances parfaitement délicates? Comment vous conter ces événements doux, menus, profonds et grands? A peine un roman pourrait-il donner cette impression. Et s'il vous faut un roman, docteur, allez le demander à mes amis Jérôme et Jean Tharaud. C'est leur métier, de faire des romans. Chacun son métier. Continuons la conversation.
—Quelles personnes avez-vous connues encore, mon ami, qui n'avaient pas les mêmes sentiments que vous devant la mort?
—Je ne saurais, docteur, vous les citer toutes.
—Pouvez-vous m'en citer une au moins dont l'histoire ait fait sur vous plus d'impression.
—Oui, docteur. J'étais tout petit quand cette histoire s'est passée. Aussi ne l'ai-je pas entendue à mesure que je l'ai connue. Quand j'étais petit je l'ai connue et suivie attentivement, parce que je sentais confusément qu'elle était sérieuse. Quand je fus devenu grand je l'ai à peu près entendue. Elle est simple. C'était une pauvre femme, une assez vieille dame, riche, mariée à un officier de l'Empire, qui vivait en retraite, un pur voyou, comme il y en avait tant parmi les officiers de l'Empire. La malheureuse était tombée dans la dévotion. Quand je dis tombée, je cède à l'habitude, car je ne sais nullement si elle en fut remontée ou descendue. Elle devint en proie aux bons Pères, comme ou les nommait, qui avaient une petite chapelle dans le faubourg.
—Était-ce déjà les révérends pères Augustins de l'Assomption?
—Non, citoyen, c'étaient les pères Lazaristes. J'ai connu beaucoup de gens qui croyaient qu'il y a un Paradis comme je crois que je cause avec vous. Mais je n'ai connu personne au monde qui se représentât aussi présentement le bon Dieu, les anges, le diable et tout ce qui s'ensuit. Cette pauvre femme avait ainsi la consolation dont elle avait besoin. Mais je vous donnerais une impression un peu simple et vraiment fausse, docteur, si je vous laissais croire que la malheureuse croyait par égoïsme inconscient ou conscient, simple ou compliqué, particulier ou collectif. Elle croyait. Cette croyance étant donnée, elle y avait sa consolation. Elle attendait impatiemment que son Dieu lui accordât la permission de passer de ce monde militaire et misérable aux saintes douceurs du ciel, adorables idées. Je pense que beaucoup de chrétiens sont ainsi. Elle se livrait à des exercices extraordinaires qui tuaient son corps et délivraient son âme. Les bons Pères attendaient le testament. Dans la vie ordinaire et un peu facile du faubourg, cette malheureuse dame riche me paraissait surnaturelle et difficile. Tous les matins, hiver comme été, avant l'heure où les pauvres femmes allaient laver la lessive chez les patrons, pour vingt sous par jour, non nourri, autant qu'il me souvienne, la déplorable chrétienne s'en allait à la première messe, dans la neige imbalayée ou dans la fraîche tiédeur du matin païen. «Avoir des rentes comme elle et se lever si matin!» disaient les femmes qui allaient laver la lessive, «au lieu de rester au lit: faut-il qu'elle soit innocente!» Cette innocente eut ce qu'elle devait avoir. Son Dieu lui fit la grâce de la rappeler à lui pendant la sainte semaine. Elle n'eut pas la grippe, encore ininventée; un jour de la semaine des Rameaux, le printemps étant froid, elle eut un courant d'air dans la petite chapelle. Quand son médecin lui annonça qu'elle avait une fluxion de poitrine, elle en reçut la nouvelle comme l'annonce et la promesse du tout proche bonheur éternel. Elle entra en béatitude. La fluxion de poitrine l'emporta au bout de ses neuf jours, comme tout le monde. Je crois qu'elle fut sérieusement complice de sa mort. Elle était profondément malheureuse et chrétienne. J'en conclus que les chrétiens peuvent avoir une soif religieuse et faire un commencement d'exécution de cette mort que nous redoutons.
—Cette conclusion générale me paraît admissible, mais seulement parce qu'elle n'engage que les possibilités. Je suis d'accord avec vous que beaucoup de chrétiens sans doute ont ainsi désiré le ciel jusqu'à faire un commencement d'exécution,—involontaire et parfois presque volontaire—de leur mort individuelle. Mais je ne vous accorderais pas que cette conduite soit proprement chrétienne. J'ai peur, mon ami, que vous n'ayez mal entendu la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. J'ai peur que vous n'ayez interprété cette soumission parfaite comme je ne sais quelle complaisance, quelle facilité à la mort, comme une complicité. Vous avez tellement peur de la mort que ceux qui n'en ont point cette peur vous paraissent en avoir le désir. La position de ce chrétien géomètre était, comme il convient, rigoureusement exacte. Avez-vous cette petite édition des Pensées où vous avez lu le texte? Merci. Vie de Blaise Pascal, par madame Perier (Gilberte Pascal), sœur aînée de Pascal,—
—Histoire un peu favorable—
—Histoire où transparaît la piété fraternelle, presque un peu maternelle, sévère comme en ce temps, chrétienne et janséniste.
—La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies a été composée en 1648: Pascal avait alors vingt-quatre ans. Ce que je vais vous dire paraît se rapporter au même âge:
«Cependant mon frère, de qui Dieu se servait pour opérer tous ces biens, était travaillé par des maladies continuelles, et qui allaient toujours en augmentant. Mais, comme alors il ne connaissait pas d'autre science que la perfection, il trouvait une grande différence entre celle-là et celles qui avaient occupé son esprit jusqu'alors; car, au lieu que ses indispositions retardaient le progrès des autres, celle-ci au contraire se perfectionnait dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffrait. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.
»Il avait, entre autres incommodités, celle de ne pouvoir rien avaler de liquide qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte: mais comme il avait, outre cela, une douleur de tête insupportable, une chaleur d'entrailles excessive, et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et, pour cela, les faire chauffer et les avaler goutte à goutte: ce qui était un véritable supplice, qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.
»La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apporta quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour se rétablir entièrement il fallait qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât, autant qu'il pourrait, les occasions de se divertir. Mon frère eut de la peine à se rendre à ce conseil, parce qu'il y voyait du danger: mais, enfin, il le suivit,—écoutez bien:—croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire; et ainsi il se mit dans le monde. Mais, quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l'appelait à une grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s'était autrefois servi de mon frère lorsqu'il avait voulu retirer ma sœur des engagements où elle était dans le monde.»
Et plus loin:
«Il avait pour lors trente ans, et il était toujours infirme; et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort.»—Ici M. Ernest Havet rectifie que Pascal avait alors non pas trente, mais trente et un ans, car sa seconde et dernière conversion s'accomplit à la fin de l'année 1654.
Voici qui semblerait confirmer un peu ce que vous avez dit:
«Les conversations auxquelles il se trouvait souvent engagé ne laissaient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne s'y trouvât du péril; mais comme il ne pouvait pas aussi, en conscience, refuser le secours que des personnes lui demandaient, il avait trouvé un remède à cela. Il prenait dans les occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettait à nu sur sa chair, et lorsqu'il lui venait quelque pensée de vanité, ou qu'il prenait quelque plaisir au lieu où il était, ou quelque chose semblable, il se donnait des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres, et se faisait ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette pratique lui parut si utile qu'il la conserva jusqu'à la mort; et même, dans les derniers temps de sa vie, où il était dans des douleurs continuelles, parce qu'il ne pouvait écrire ni lire, il était contraint de demeurer sans rien faire et de s'aller promener; il était dans une continuelle crainte que ce manque d'occupation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su toutes ces choses qu'après sa mort, et par une personne de très grande vertu qui avait beaucoup de confiance en lui, à qui il avait été obligé de le dire pour des raisons qui la regardaient elle-même.
»Cette rigueur qu'il exerçait sur lui-même était tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avait fondé tout le règlement de sa vie.»
Cela semblerait donner quelque apparence à vos généralités. Mais nous distinguerons.
Plus loin:
«Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu'à trente-cinq,—ici M. Ernest Havet rectifie que: il fallait dire seulement quatre ans de sa vie, depuis trente et un ans jusqu'à trente-cinq—travaillant sans cesse pour Dieu, pour le prochain, et pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus, et on pourrait dire, en quelque façon, que c'est tout le temps qu'il a vécu; car les quatre années que Dieu lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'était pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement des grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu'enfin il y a succombé; et, durant tout ce temps-là, il n'a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s'adressaient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit, car ses maux étaient si grands, qu'il ne pouvait les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand désir.
»Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil.»
Plus loin:
«Cependant ses infirmités continuant toujours, sans lui donner un seul moment de relâche, le réduisirent, comme j'ai dit, à ne pouvoir plus travailler, et à ne voir quasi personne. Mais si elles l'empêchèrent de servir le public et les particuliers, elles ne furent point inutiles pour lui-même, et il les a souffertes avec tant de paix et tant de patience, qu'il y a sujet de croire que Dieu a voulu achever par là de le rendre tel qu'il le voulait pour paraître devant lui: car, durant cette longue maladie, il ne s'est jamais détourné de ses vues, ayant toujours dans l'esprit ces deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les pratiquait dans le plus fort de son mal avec une vigilance continuelle sur ses sens, leur refusant absolument tout ce qui leur était agréable:
—Ne croyez pas, citoyen, que cela favorise beaucoup ce que vous avez avancé.» Je continue:
«et quand la nécessité le contraignait à faire quelque chose qui pourrait lui donner quelque satisfaction, il avait une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit afin qu'il n'y prît point de part: par exemple, ses continuelles maladies l'obligeant de se nourrir délicatement, il avait un soin très grand de ne point goûter ce qu'il mangeait; et nous avons pris garde que, quelque peine qu'on prît à lui chercher quelque viande—viande, c'est-à-dire sans doute nourriture—agréable, à cause des dégoûts à quoi il était sujet, jamais il n'a dit: Voilà qui est bon; et encore lorsqu'on lui servait quelque chose de nouveau selon les saisons, si l'on lui demandait après le repas s'il l'avait trouvé bon, il disait simplement: Il fallait m'en avertir devant, car je vous avoue que je n'y ai point pris garde. Et, lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir: il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes; parce qu'il disait que c'était une marque qu'on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal.
»Pour éviter d'y tomber, il n'a jamais voulu permettre qu'on lui fît aucune sauce ni ragoût, non pas même de l'orange et du verjus, ni rien de tout ce qui excite l'appétit, quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses. Et, pour se tenir dans des bornes réglées, il avait pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu'il fallait pour son estomac; et, depuis cela, il avait réglé tout ce qu'il devait manger; en sorte que, quelque appétit qu'il eût, il ne passait jamais cela; et, quelque dégoût qu'il eût, il fallait qu'il le mangeât: et lorsqu'on lui demandait la raison pourquoi il se contraignait ainsi, il disait que c'était le besoin de l'estomac qu'il fallait satisfaire, et non pas l'appétit.
»La mortification de ses sens n'allait pas seulement à se retrancher tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore à ne leur rien refuser par cette raison qu'il pourrait leur déplaire, soit pour sa nourriture, soit pour ses remèdes. Il a pris quatre ans durant des consommés sans en témoigner le moindre dégoût; il prenait toutes les choses qu'on lui ordonnait pour sa santé, sans aucune peine, quelque difficiles qu'elles fussent: et lorsque je m'étonnais qu'il ne témoignât pas la moindre répugnance en les prenant, il se moquait de moi, et me disait qu'il ne pouvait pas comprendre lui-même comment on pouvait témoigner de la répugnance quand on prenait une médecine volontairement, après qu'on avait été averti qu'elle était mauvaise, et qu'il n'y avait que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C'est en cette manière qu'il travaillait sans cesse à la mortification.»
—Je passe pour aujourd'hui le témoignage que madame Perier nous a donné de la pauvreté, de la pureté, de la charité, le service du roi, la simplicité.
Je continue:
«Je tâche tant que je puis d'abréger; sans cela j'aurais bien des particularités à dire sur chacune des choses que j'ai remarquées: mais comme je ne veux pas m'étendre, je viens à sa dernière maladie.
»Elle commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort: son médecin lui conseilla de s'abstenir de manger du solide, et de se purger; pendant qu'il était en cet état, il fit une action de charité bien remarquable. Il avait chez lui un bon homme avec sa femme et tout son ménage, à qui il avait donné une chambre, et à qui il fournissait du bois, tout cela par charité; car il n'en tirait point d'autre service que de n'être point seul dans sa maison. Ce bon homme avait un fils, qui était tombé malade, en ce temps-là, de la petite vérole; mon frère, qui avait besoin de mes assistances, eut peur que je n'eusse de l'appréhension d'aller chez lui à cause de mes enfants. Cela l'obligea à penser de se séparer de ce malade, mais comme il craignait qu'il ne fût en danger si on le transportait en cet état hors de sa maison, il aima mieux en sortir lui-même, quoiqu'il fût déjà fort mal, disant: Il y a moins de danger pour moi dans ce changement de demeure: c'est pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte. Ainsi il sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous,—ici M. Havet nous renseigne: Rue Neuve-Saint-Étienne,—rue que nous nommons rue Rollin et rue de Navarre—maison qui porte aujourd'hui le numéro 22. Pascal demeurait hors et près la porte Saint-Michel—et il n'y rentra jamais; car, trois jours après, il commença d'être attaqué d'une colique très violente qui lui ôtait absolument le sommeil. Mais comme il avait une grande force d'esprit et un grand courage, il endurait ses douleurs avec une patience admirable. Il ne laissait pas de se lever tous les jours et de prendre lui-même ses remèdes, sans vouloir souffrir qu'on lui rendît le moindre service. Les médecins qui le traitaient voyaient que ses douleurs étaient considérables; mais parce qu'il avait le pouls fort bon, sans aucune altération ni apparence de fièvre, ils assuraient qu'il n'y avait aucun péril, se servant même de ces mots: Il n'y a pas la moindre ombre de danger. Nonobstant ce discours, voyant que la continuation de ses douleurs et de ses grandes veilles l'affaiblissait, dès le quatrième jour de sa colique, et avant même que d'être alité, il envoya quérir M. le curé, et se confessa. Cela fit bruit parmi ses amis, et en obligea quelques-uns de le venir voir, tout épouvantés d'appréhension. Les médecins même en furent si surpris qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant que c'était une marque d'appréhension à quoi ils ne s'attendaient pas de sa part. Mon frère, voyant l'émotion que cela avait causée, en fut fâché, et me dit: J'eusse voulu communier; mais puisque je vois qu'on est surpris de ma confession, j'aurais peur qu'on ne le fût davantage; c'est pourquoi il vaut mieux différer. M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia pas. Cependant son mal continuait; comme M. le curé le venait voir de temps en temps par visite, il ne perdait pas une de ces occasions pour se confesser, et n'en disait rien, de peur d'effrayer le monde, parce que les médecins assuraient toujours qu'il n'y avait nul danger à sa maladie; et, en effet, il eut quelque diminution en ses douleurs, en sorte qu'il se levait quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout à fait, et même elles revenaient quelquefois, et il maigrissait aussi beaucoup, ce qui n'effrayait pas beaucoup les médecins: mais, quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il était en danger, et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le curé le venait voir.»
La fin du paragraphe est de la pauvreté.
«Il joignait à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable, qu'il édifiait et surprenait toutes les personnes qui étaient autour de lui, et il disait à ceux qui témoignaient avoir de la peine de voir l'état où il était, que, pour lui, il n'en avait pas, et qu'il appréhendait même de guérir; et quand on lui demandait la raison, il disait: C'est que je connais les dangers de la santé et les avantages de la maladie. Il disait encore au plus fort de ses douleurs, quand on s'affligeait de les lui voir souffrir: Ne me plaignez point; la maladie est l'état naturel des chrétiens, parce qu'on est par là comme on devrait toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l'attente continuelle de la mort. N'est-ce pas ainsi que les chrétiens devraient passer la vie? Et n'est-ce pas un grand bonheur quand on se trouve par nécessité dans l'état où l'on est obligé d'être, et qu'on n'a autre chose à faire qu'à se soumettre humblement et paisiblement? C'est pourquoi je ne demande autre chose que de prier Dieu qu'il me fasse cette grâce. Voilà dans quel esprit il endurait tous ses maux.
»Il souhaitait beaucoup de communier; mais les médecins s'y opposaient, disant qu'il ne le pouvait faire à jeun, à moins que de le faire la nuit, ce qu'il ne trouvait pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il fallait être en danger de mort; ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvaient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchait, mais il était contraint d'y céder. Cependant sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup: mais au sixième jour de la boisson, qui était le quatorzième d'août, il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête; et quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela et qu'ils assurassent que ce n'était que la vapeur des eaux,—ici M. Havet ose remarquer qu'il ne sait si ces mots expriment une idée bien nette, de même que ceux qu'on trouve plus bas, ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau—il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu'on le fît communier, et qu'au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvénients qu'on lui avait allégués jusqu'alors; et il pressa tant pour cela, qu'une personne qui se trouva présente lui reprocha qu'il avait de l'inquiétude, et qu'il devait se rendre au sentiment de ses amis; qu'il se portait mieux, et qu'il n'avait presque plus de colique; et que, ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau, il n'était pas juste qu'il se fît porter le saint sacrement; qu'il valait mieux différer, pour faire cette action à l'église. Il répondit à cela: On ne sent pas mon mal, et on y sera trompé; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. Néanmoins, voyant une si grande opposition à son désir, il n'osa plus en parler; mais il dit: Puisqu'on ne me veut pas accorder cette grâce, j'y voudrais bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le chef, je voudrais bien communier dans ses membres.»
J'aurais à ne pas lire, mon ami, la fin de ce paragraphe, où le témoignage est de la pauvreté surtout et de la charité; je le passerais, comme j'ai passé le témoignage où madame Perier nous indiquait pourquoi Pascal n'est pas devenu socialiste, je le passerais si la pauvreté n'y était liée indissolublement à la maladie et à la souffrance:
et pour cela j'ai pensé d'avoir céans un pauvre malade, à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu'on prenne une garde exprès, et enfin qu'il n'y ait aucune différence de lui à moi, afin que j'aie cette consolation de savoir qu'il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car quand je pense qu'au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter; et ainsi je vous prie de demander un malade à M. le curé pour le dessein que j'ai.
»J'envoyai à M. le curé à l'heure même, qui manda qu'il n'y en avait point qui fût en état d'être transporté; mais qu'il lui donnerait, aussitôt qu'il serait guéri, un moyen d'exercer la charité, en se chargeant d'un vieux homme dont il prendrait soin le reste de sa vie: car M. le curé ne doutait pas alors qu'il ne dût guérir.
»Comme il vit qu'il ne pouvait pas avoir un pauvre en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire cette grâce de le faire porter aux Incurables, parce qu'il avait grand désir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvaient pas à propos de le transporter en l'état où il était, ce qui le fâcha beaucoup; il me fit promettre que, s'il avait un peu de relâche, je lui donnerais cette satisfaction.
»Cependant cette douleur de tête augmentant, il la souffrait toujours comme tous les autres maux, c'est-à-dire sans se plaindre; et une fois, dans le plus fort de sa douleur, le dix-septième d'août, il me pria de faire faire une consultation; mais il entra en même temps en scrupule, et me dit: Je crains qu'il n'y ait trop de recherche dans cette demande. Je ne laissai pourtant pas de la faire; et les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, lui assurant toujours qu'il n'y avait nul danger, et que ce n'était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu'ils pussent dire, il ne les crut jamais, et me pria d'avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui; et moi-même je le trouvai si mal, que je donnai ordre, sans en rien dire, d'apporter des cierges et tout ce qu'il fallait pour le faire communier le lendemain matin.
»Les apprêts ne furent pas inutiles, mais ils servirent plus tôt que nous n'avions pensé: car environ minuit, il lui prit une convulsion si violente, que, quand elle fut passée, nous crûmes qu'il était mort, et nous avions cet extrême déplaisir, avec tous les autres, de le voir mourir sans le saint sacrement, après l'avoir demandé si souvent avec tant d'instance. Mais Dieu, qui voulait récompenser un désir si fervent et si juste, suspendit comme par miracle cette convulsion, et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé; en sorte que M. le curé, entrant dans sa chambre avec le saint sacrement lui cria: Voici celui que vous avez tant désiré. Ces paroles achevèrent de le réveiller; et comme M. le curé approcha pour lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié, pour le recevoir avec plus de respect; et M. le curé l'ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement: Oui, monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur. Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si tendres, qu'il en versait des larmes. Il répondit à tout, remercia M. le curé; et lorsqu'il le bénit avec le saint ciboire, il dit: Que Dieu ne m'abandonne jamais! Ce qui fut comme ses dernières paroles; car, après avoir fait son action de grâces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d'esprit: elles durèrent jusqu'à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d'août mil six cent soixante-deux, à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois.»
Quand le docteur eut fini de me lire tout ce qu'il avait librement choisi dans l'histoire de la vie et de la mort de Blaise Pascal, je ne pensai pas à lui demander pourquoi il m'avait fait une aussi longue citation; mais nous demeurâmes longtemps sous l'impression de ce témoignage.
TOUJOURS DE LA GRIPPE
5 avril 1900,
Le docteur le premier se rappela que son métier n'était pas de rester sous l'impression des témoignages les plus beaux, mais de les analyser du mieux qu'il pouvait, et de les critiquer.
—Nous n'aurons pas la présomption, mon ami, d'interpréter cette histoire. Vous l'avez parfaitement entendue. Elle vous donne incomplètement raison. Elle me donne raison complémentairement.
—Avant de nous partager, docteur, les morceaux incomplets ou complémentaires de cette histoire, si vous osez le faire encore, permettez-moi.
—Je vous permets.
—A mesure que vous avez avancé dans la narration que nous devons à la piété fraternelle et sévère de madame Perier, j'ai connu en moi un double sentiment, deux sentiments voisins non conciliables d'abord. Je m'apercevais que ces faits m'étaient nouveaux. Je reconnaissais que ces faits m'étaient connus.
Je m'apercevais que ces faits m'étaient vraiment nouveaux. J'avais pourtant lu, ou du moins j'avais parcouru, au temps que j'étais écolier, ce long texte imprimé fin, menu et dense, durant que je préparais des examens indispensables et des concours utiles. Mais la narration n'était pas entrée dans ma mémoire profonde.
—Cela n'est pas étonnant, mon ami.
—Cela n'est pas étonnant. Les concours et les examens que nous devons subir et où nous contribuons à envenimer l'antique émulation, toutes les rivalités d'enfance, toutes les compétitions scolaires où nous nous faisons les complices de la vieille concurrence donnent malgré nous à tout le travail que nous faisons pour les préparer non seulement un caractère superficiel, mais je ne sais quoi d'hostile et d'étranger, de pernicieux, de mauvais, de malin, de malsain. Les auteurs ne sont plus les mêmes, et il y a toujours quelque hésitation quand Blaise Pascal est un auteur du programme. Cette incommunication est aussi un empêchement grave à tout enseignement, primaire, secondaire, ou supérieur. Je me rappelle fort bien que tout au long de mes études je me suis réservé la plupart de mes auteurs pour quand je pourrais les lire d'homme à homme, sincèrement. Nous venons de le faire, en première lecture, pour quelques passages d'une histoire qui est en effet une introduction naturelle aux Pensées. Pourrons-nous faire un jour les lectures suivantes, les deuxième, troisième et suivantes lectures, toujours plus approfondies. Ferons-nous jamais quelque lecture qui soit définitive.
—Je ne pense pas que jamais nos lectures soient finales. Et d'abord savons-nous ce que c'est que lire, et bien lire, et lire mal?
—Je ne le sais; mais je sais qu'alors je ne lisais pas bien mes auteurs, que je me les réservais, et qu'à présent, quand j'ai le temps, je les lis mieux. Mais ce n'était pas cela, docteur, qui me frappait le plus pendant que je vous écoutais. En ces faits, qui m'étaient nouveaux, je reconnaissais profondément les événements anciens qui avaient obscurément frappé mon enfance contemporaine. L'histoire du grand Blaise et l'histoire de la pauvre dame innocente et vieillie en dévotion, que je me suis permis de vous conter, c'est à bien peu près la même histoire. Admettez que pour un instant je réserve les éléments de cette histoire que je crois afférents à vos interrogations. Admettez que je laisse les détails. Dans l'ensemble cette histoire est la même. La pauvre dame à la fluxion de poitrine, émerveillement des femmes qui allaient laver la lessive, édification des vieilles dévotes aigres, illustration des campagnes et du faubourg, scandale des esprits faciles, tout ignorante qu'elle était, bourgeoise, vieille, pauvre d'esprit, laide sans doute, insignifiante, insane si vous le voulez, provinciale ignorée au fond d'un faubourg de province, la pauvre dame «entortillée par les curés», comme on disait, n'en avait pas moins toutes les passions, tous les sentiments et presque toutes les pensées d'un Pascal. Vraiment ils étaient les mêmes fidèles. Docteur je me demande si là n'est pas toute la force de la communion chrétienne, et en particulier de la communion catholique. La malheureuse fidèle avait la même foi, les mêmes élancements, la même charité, les mêmes sacrements. Elle aussi reçut enfin celui qu'elle avait tant désiré, qu'elle avait désiré de même. Et sans jouer immoralement avec les assimilations, je me demande si une ou plusieurs communions socialistes semblables ne seraient pas puissamment efficaces pour préparer la révolution de la santé.
—Je vous entends peu, et mal.
—Je vous propose là, docteur, des imaginations mal préparées. Je vous les représenterai plus tard. Mais voici, tout simplement, ce que je voulais dire: je constatais ou croyais constater que l'étroite parenté des sentiments chrétiens de ceux que nous nommons les grands aux sentiments chrétiens de ceux que nous nommons les humbles donnait une force redoutable à la religion que nous avons renoncée; ainsi je désirais qu'une étroite parenté s'établît ou demeurât des sentiments socialistes de ceux que nous nommons les savants aux sentiments socialistes de ceux que nous nommons les simples citoyens. Je compte beaucoup sur certaines idées simples. Je compte beaucoup sur la diffusion, par l'enseignement, des idées simples révolutionnaires. J'espère que la révolution se fera surtout par l'universelle adhésion libre, l'universelle conversion libre à quelques idées simples moralistes socialistes. C'est pourquoi l'on m'a quelquefois dénommé obscurantiste, ou ignorantiste.
—Laissons ces misères. Moi non plus je ne crois pas que le socialisme soit aussi malin qu'on nous le fait souvent. Laissons pour aujourd'hui ces débats. Vous avez pu distinguer dans la narration dont je vous ai vraiment donné connaissance deux tendances chrétiennes, et deux méthodes qui se composent. Première méthode: le malade soigne son corps, travaille à la guérison de son corps de son mieux, pour des raisons que nous allons donner. Mais comme cette première méthode est la seule qui nous importe aujourd'hui, nous allons d'abord éliminer la seconde. Seconde méthode: le malade s'aperçoit que les soins donnés à son corps ou que l'atténuation de la souffrance naturelle constitue un plaisir des sens, ou simplement, si vous le voulez bien, le malade, au lieu de considérer les soins et les remèdes comme étant nécessaires à la guérison, les considère comme étant un plaisir des sens; alors, par esprit de pénitence, ou bien il se prive de certains soins, ou bien, ce qui pour nous revient au même, il se donne certaines sévérités qui atténuent, balancent, ou surpassent l'effet des remèdes et des soins. Nous laisserons pour aujourd'hui la pénitence. Mais nous ne négligerons pas la première méthode. Selon cette méthode le chrétien donne aussi bien que vous tous ses soins à la santé de son corps. Dieu l'a créé. Dieu l'a mis au monde. Dieu le tient au monde. Dieu le rappellera du monde. Quand il a voulu. Comme il veut. Quand il voudra. La vie humaine est en un sens un dépôt. Elle est en un sens une épreuve. Elle est en un sens un exil, une résidence de captivité:
—La terre est un lieu de punition. Le chrétien est un dépositaire. Il est un éprouvé. Il est un exilé, un puni, un condamné à temps. Il peut devenir un condamné à perpétuité, un damné à éternité, un réprouvé. Il n'est pas le maître de l'heure. Il n'y a aucune hésitation sur ce point: que l'Église, commandant pour Dieu, interprétant le commandement de Dieu, la cinquième loi, Tu ne tueras pas, interdit le suicide. Or négliger la santé de son corps c'est exactement commettre un suicide partiel, un suicide préparatoire, un commencement d'exécution de suicide. C'est avancer l'heure du compte rendu, la fin de l'épreuve, le retour de l'exil, avancer le nostos toujours convoité; c'est diminuer le temps de la punition, avancer l'heure de la libération. C'est faire intervenir quelque misérable fantaisie humaine au cœur du décret divin. C'est empiéter sur la puissance du Créateur. C'est commettre un sacrilège et tomber en péché mortel. Si votre pauvre dame a vraiment contribué à sa propre mort, j'ai grand peur que, tout de suite après, son Dieu ne l'ait fort mal reçue.
—Vous citez du grec, docteur, non moins abondamment que le citoyen Lafargue.
—Le citoyen Lafargue est un savant homme et je ne suis pas surpris que tous les intellectuels ensemble aient conjuré de lui envier son érudition universelle, ne pouvant la lui ravir. Dans les Recherches qu'il a faites sur l'Origine de l'Idée de Justice, et qu'il a bien voulu donner à insérer à la Revue socialiste, et que nous avons ainsi connues en juillet 1899, il nous a dévoilé une loyauté intellectuelle non moins impeccable que celle qui transparaît au Manifeste contemporain. Mais ce que les regards les mieux avertis ne sauraient voir au Manifeste, qu'il rédigea pour un tiers, les regards les moins intellectuels sont forcés de le constater dans les Recherches, que sans doute il rédigea pour les trois tiers. Je veux parler ici de cette incomparable érudition, de ce savoir universel. On dirait déjà une exposition, avant celle qui vient. L'auteur connaît le sauvage et le barbare; il connaît les Peaux-Rouges d'après l'historien américain Adairs; il connaît le Figien; les femmes slaves de Dalmatie; le proverbe afghan; le Dieu sémite; les Moabites; les Hamonites; l'Hébreu comme le Scandinave; les Érinnies de la Mythologie grecque; le chœur de la grandiose trilogie d'Eschyle, criant à Oreste; Achille, Patrocle, Agamemnon, les Achéens, Hector et Troie; Clytemnestre; encore les Érinnies et le ténébreux Érèbe; encore les Érinnies d'Eschyle, et Oreste; et l'Attique; et le Dieu sémite et la poétique imagination des Grecs...
—Arrêtez-vous, docteur, je vous en supplie!
—J'en ai encore vingt-trois pages, monsieur!
—Ayez pitié d'un malade!
—J'aurai pitié. Ce que je vous ai dit, et qui était si long, tenait en deux pages. Ne croyez pas, mon ami, que jamais M. Alfred Picard, le commissaire général, fera tenir l'univers en aussi peu de place. Et ne croyez pas non plus que jamais M. Pierre Larousse, d'heureuse mémoire, distribuant la science humaine au hasard des alphabets, ait aussi rapidement passé des pôles à l'équateur. Que ne puis-je continuer mes citations de ces citations. Vous auriez entendu Vico en sa Scienza nuova; vous auriez entendu Aristote et connu le Verbe, et vous auriez connu les Hecatonchyres de la Mythologie grecque, et Fison et Howitt, ces consciencieux et intelligents observateurs des mœurs australiennes, et le wehrgeld, et Sir G. Grey, la Dalmatie, les Scandinaves et les Eddas, Jésus-Christ, Saint-Paul et les Apôtres. Je passe Lord Carnarvon, Reminicenses of Athens and Morea, et Sir Gardner Wilkinson, Dalmatia and Montenegro, et les ordonnances d'Édouard premier d'Angleterre, et Caïn, chassé de son clan après le meurtre d'Abel, dans la Genèse (IV, 13, 14). Je passe l'Australien, et Fraser; et les mânes d'Achille, et Polyxène, la sœur de Pâris; et Darwin rapportant dans son Voyage d'un naturaliste une anecdote caractéristique: il vit un Fuégien; César et les barbares qu'il avait sous les yeux; le plus grand chef des Peaux-Rouges d'après Volney. Nous aurions continué par Plutarque, Aristide et Philopoemen; le thar, loi du sang des Bédouins et de presque tous les Arabes; et nous serions revenus aux Germains et aux Scandinaves. Et nous serions retournés à Jéhovah, qui ne craint pas de se contredire, et au Deutéronome (XXIV, 16). Alors nous serions derechef revenus à Pyrrhus, le fils d'Achille, naguère délaissé. Mais Caillaud nous eût hardiment conduits chez certaines tribus du désert africain. Et Fraser en Perse. Et Lafargue en Norvège. Quant à Athènes, le pouvoir civil se chargea de frapper le coupable, le plus proche parent assistait à l'exécution. Et nous serions repartis d'Athènes, sans manger ni boire, sans dormir ni penser, méconnaissant l'antique hospitalité. A peine arrêtés aux Égyptiens par Diodore de Sicile, G.-W. Steller nous emportait, tout harassés, jusque chez les Itelmen du Kamtchatka. Mais vous-même, citoyen convalescent, je dois vous fatiguer?
—Point: je n'écoute pas. Quand j'ai vu que vous passiez outre à mes prières, quand j'ai vu que vous aviez recours à cette misérable figure de rhétorique, intitulée, je crois, prétérition ou prétermission, figure, autant qu'il m'en souvienne, hypocrite, et qui, autant que je me rappelle, consiste à faire semblant de passer sous silence tout ce que l'on veut quand même infliger à l'auditeur, j'ai fait la grève de l'auditeur.
—C'est dommage, monsieur. Nous aurions continué. Nous aurions dévoré tout cru toute cette érudition. Nous nous serions instruits. Et puis nous nous serions écriés: Comme c'est beau, la science! Et nous aurions fini par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, des bourgeois révolutionnaires de 1789, et par le pape Léon XIII, dans sa fameuse encyclique sur le sort des ouvriers. Mais vous ne voulez pas m'écouter. Serait-il vrai que vous fussiez un ignorantiste?
—Le citoyen Lafargue n'est pas un ignorantiste. Il n'est pas un ignorant. Et dans tout ce que vous m'avez cité, docteur, il n'y a presque pas de fautes d'orthographe. Je préfère à vos citations ironiques ou sérieuses le grec modeste que vous avez spontanément, et sans doute sans le faire exprès, introduit dans le tissu de vos discours.
—Des professeurs honorables, sévères, doux et ponctuels, purement universitaires, m'enseignèrent ce grec au lycée. De la cinquième à la rhétorique, lentement et communément, devinant et balbutiant, nous avons lu les poètes hellènes, à la fois étrangers à nous et jeunement hospitaliers à nos jeunes imaginations. Les mœurs des hommes antiques, des héros, des rois, des cités et des dieux nous étaient nouvelles, car elles différaient notablement des mœurs bourgeoises florissantes alors en la bonne ville d'Orléans: les poètes antiques nous paraissaient d'autant plus beaux. Je me rappelle fort bien que l'exil antique inspirait alors aux misérables une singulière épouvante et que le retour, le nostos, était désiré comme le grand bonheur, comme une renaissance. Il me semble que les chrétiens ont hérité de ces sentiments, mais qu'ils ont divinisé l'épouvante et le désir. Quand la cité fut devenue, ainsi que vous le savez, l'universelle, l'éternelle cité de Dieu, la terre, que nous labourons, devint, comme nous l'avons dit, la résidence d'exil, résidence d'épouvante, et la mort, que nous redoutons, devint le suprême retour. Mais de quel droit retourner dans la cité céleste avant que le Maître de la cité vous eût rendu vos droits de citoyen, ou vous eût conféré les droits du citoyen. Sinon, quelle intrusion. Suffira-t-il que le misérable intrus embrasse les autels des dieux ou qu'il invoque Zeus hospitalier. En vérité, je vous le répète: Si votre pauvre dame a vraiment contribué à sa mort, j'ai grand peur que son Dieu ne l'ait mal reçue.
—Non, docteur, je suis assuré que son Dieu lui a pardonné; car ce Dieu, tueur des dieux, a hérité des dieux qu'il a tués; il est devenu après Zeus le Dieu des hôtes; et son hospitalité est infinie; et il accueille les misérables. Il est devenu infiniment hospitalier, infiniment miséricordieux, et il aura bien voulu considérer que depuis le commencement de la grâce il avait admis beaucoup de saintes et beaucoup de saints tombés au même péché, d'avoir hâtivement désiré la patrie céleste.
—Le chrétien n'a pas à compter sur la miséricorde pour se donner la marge de tomber au péché mortel. Aussi Pascal croyait-il être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé. Je m'en tiens à cette expression. Il était soumis à Dieu. Il avait une admirable patience. Mais il mettait précisément sa soumission, et il exerçait précisément sa patience admirable à bien recevoir et à bien se donner et se faire donner les traitements, les remèdes et les soins que les médecins qui le venaient visiter lui avaient prescrits. En quoi faisant il se conduisait comme un parfait géomètre et comme un parfait chrétien. Il ne voyait pas moins clair alors dans l'ordonnance de sa piété qu'il ne voyait clair, malgré les assurances des médecins, dans la marche et dans l'aggravation de son extraordinaire maladie.
—Quels étranges médecins que ces médecins de Pascal. Quelle quiétude! et quelle méconnaissance. Mais nous aurions tort de nous imaginer que nous aurions tout dit quand nous aurions dit qu'ils sont aussi les médecins de Molière. Non avertis, des médecins modernes ou contemporains ne s'y seraient pas moins trompés. Ils attendaient en Pascal des maladies communes, ordinaires. Je ne sais pas s'il travaillait de ces maladies; mais il me semble qu'il travaillait surtout du mal de penser et de croire; il avait commencé par le mal de penser; il continuait par le mal de penser aggravé du mal de croire: ce sont là des maux redoutables, sinon inexpiables, et que les bons médecins n'avaient pas en considération. Nous qui avons les Pensées, nous avons par là même sur la vie et sur la mort de Blaise Pascal, sur la souffrance et le délabrement de son corps, des renseignements que ses médecins n'avaient pas; nous avons des lueurs qu'ils n'avaient pas; nous avons des intelligences nouvelles; et, sans faire de métaphysique, nous savons que son corps travaillait de la souffrance de son âme. Le mal de croire est donné à tout le monde, et ma pauvre dame l'avait ainsi que l'avait eu Pascal. C'est un mal qui est devenu plus rare. Le mal de penser n'est pas encore donné à tout le monde. Il est resté un peu plus professionnel. C'est, pour dire le mot, un mal intellectuel. Je ne crois pas qu'il soit déshonorant. L'excès du travail intellectuel délabre l'âme et le corps sans déshonorer la personne ainsi que l'excès du travail manuel délabre le corps et l'âme sans déshonorer la personne. Un travailleur intellectuel abruti est aussi misérable et n'est pas plus méprisable qu'un maçon infirme ou qu'un vigneron bossu. Mais il n'est pas plus recommandable. Ou plutôt la maladie intellectuelle n'est pas plus recommandable que la maladie ou que l'accident manuel. Pour tous les travailleurs, et pour le citoyen Pascal, même, la santé, seule harmonieuse, est aussi la seule qui soit recommandable.
—Suspendons, mon ami, ces affirmations téméraires et vaguement religieuses. Nous en sommes aux médecins de Pascal.
—C'étaient de bonnes gens, et je n'en saurais plus dire. Je voulais vous faire observer avec moi, docteur, comme il serait dangereux de découper trop nettement les méthodes que nous croyons distinguées dans le réel. Vos première et seconde méthodes se composent pour les chrétiens en s'associant, en se renforçant, même en se confondant beaucoup plus souvent qu'elles ne se contrarient. Les traitements, les remèdes et les soins, les tisanes, les drogues écœurantes et les potions fades leur servent à deux fins: naturellement les soins préparent ou font la guérison; moralement, ou plutôt religieusement, puisque les drogues sont désagréables, pénibles, douloureuses, elles fournissent un exercice de pénitence.
—Dont la valeur est diminuée d'autant pour les fidèles qui auraient naturellement peur, comme vous, de la maladie et de la mort. Inversement avez-vous un seul instant, au moment du danger, redouté ce que peut redouter un chrétien sincère?
—Non, docteur, pas un seul instant je n'ai redouté le Jugement et la Réprobation. Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans d'instruction et parfois d'éducation catholique sincèrement et fidèlement reçue ont passé sur moi sans laisser de traces. Tous les camarades que j'avais à l'école primaire, qu'ils soient devenus des travailleurs manuels ou des travailleurs intellectuels, qu'ils soient devenus des paysans ou des ouvriers, qu'ils soient devenus ou non socialistes et républicains, ne sont pas moins débarrassés que moi de leur catholicisme. C'est cela qui rend si inquiétant l'incontestable envahissement de l'Église catholique, et si redoutable. Quelle que soit la beauté de plusieurs catholiques individuels, toute la puissance de l'Église contemporaine est fondée ou sur l'hypocrisie intéressée, ou sur le cynisme intéressé. Voir Jaurès: «Inoculer au peuple naissant l'hypocrisie religieuse de la bourgeoisie finissante.» Non seulement on a essayé ce crime: la perpétration n'en est pas mal avancée. Iront-ils jusqu'à la consommation? Faut-il que nous soyons, ma foi, tartufiés? Cela aussi est une maladie collective.
—Des plus graves et de celles qui nous conduisent le plus laidement à la mort collective. Le plus laidement et le plus sûrement.
—J'ai un ami qui est resté catholique.
—Vous avez un ami qui est resté catholique?
—J'ai un ami qui est resté catholique, ou, ce qui revient au même, un catholique est resté mon ami. Je le vois quelques heures tous les deux ou trois ans, quand il passe à Paris. Car c'est aussi un provincial. Mon ami est prêtre.
—Vous avez un ami qui est prêtre catholique?
—J'ai un ami qui est devenu prêtre catholique. Il est resté mon ami. C'est une amitié qui, pour aujourd'hui, ne vous regarde pas. Si j'étais resté catholique, sans doute je serais devenu prêtre avec lui. Quand je dis qu'il est devenu prêtre, je ne suis pas bien renseigné là-dessus. Nous nous voyons si peu souvent. Il était séminariste. Il s'est de degrés en degrés avancé régulièrement, rituellement, de l'Église enseignée à l'Église enseignante. Je ne sais où il en est. Je crois qu'il a fini. Je ne connais pas même ces degrés. En quoi j'ai tort.
Mon ami a été malade. Je me rappelle à présent fort bien qu'il se soigna ponctuellement. Il est très jeune encore. Il était lésé profondément. Poitrine et système nerveux. Pendant des semaines et des mois, pendant des années, muni de sa douceur austère et sage, de sa patience inaltérable et renseignée, de sa soumission longue et haute, vêtu de sa fidélité droite, invulnérable et lente, non seulement il eut soin de se soigner par des remèdes et des soins déterminés, comme au temps de Pascal, mais adoptant pieusement les données les plus proprement scientifiques de la science moderne, il suivit avec la même soumission et fidélité ce que nous nommons un régime. C'est-à-dire qu'au lieu d'avoir dans sa vie en danger des heures où il aurait vécu et des minutes où il aurait médicalement soigné son corps, loin de là, toutes ses minutes étaient données aux soins, et la vie elle-même était incorporée aux soins. Il suivait un régime. L'hygiène inséparablement se confondait pour lui avec la médecine. Il avait soumis toute sa vie au commandement de ce régime. Il quitta ses camarades, ses amis, ses maîtres, ses parents, son pays et alla s'enfermer des demi-années entières dans l'établissement luxembourgeois où un docteur luxembourgeois avait pour les malades introduit les derniers aménagements. Il abandonna pour un long temps ses études, qui étaient cependant des études sacrées. Il tempéra, il diminua régulièrement et considérablement ses exercices, qui étaient cependant des exercices de piété. Je ne sais pas s'il eut à demander pour cela des dispenses aux autorités ecclésiastiques. Mais ce que je sais bien, c'est que sa prière même était soumise aux commandements de son régime. Et ce que je sais de certain, c'est qu'il n'avait aucun attachement naturel pour la vie et qu'il avait d'elle un détachement religieux, et que la prière lui était infiniment précieuse. Mais évidemment il pensait et croyait qu'il devait se priver de prier Dieu pour demeurer fidèlement sur la terre où Dieu l'avait envoyé.
—Ne croyez pas, mon ami, que l'institution du régime soit exclusivement moderne. Les anciens pensaient déjà qu'il était nécessaire que l'athlète suivît un régime. Et dans ce que je vous ai lu sur la vie et la mort de Blaise Pascal apparaît par fragments la préoccupation d'un régime. Le malade n'exerçait pas seulement sa patience et sa soumission dans les moments de crise à bien accepter les remèdes pénibles et douloureux comme il acceptait les souffrances mêmes: il exerçait la patience et la même soumission dans les périodes ordinaires; il réglait alors sa nourriture selon des lois contestables, mais qui lui paraissaient bonnes, sages, qui sans doute répondaient à peu près en son esprit à ce que nous nommons les lois de l'hygiène. Il ne mangeait pas au delà d'une certaine quantité, même quand il avait encore faim, et il mangeait toujours une certaine quantité, même quand il n'avait pas appétit.
—J'admets, docteur, que ces lois lui paraissaient à peu près intervenir ainsi que nous paraissent intervenir ce que nous nommons les lois de l'hygiène et les lois d'un régime. Je remarque seulement que ces lois nous paraissent désormais grossières dans leur brutalité.
—Non, mon ami: elles ne sont proprement ni grossières ni brutales. Mais elles sont comme on devait et comme on pouvait les faire au temps de Pascal. N'oubliez pas qu'alors les sciences que nous nommons naturelles n'étaient pour ainsi dire pas nées; l'histoire naturelle n'était pas née encore et l'histoire humaine était mal poursuivie; et la chimie aussi n'avait pas été instituée. Au contraire la mathématique, les mathématiques, la physique mathématique, la mécanique mathématique avaient donné brusquement des résultats extraordinaires. La mécanique céleste avait donné des justifications admirables. Vous ne pouvez nier que l'admirable coïncidence des phénomènes célestes aux calculs humains, que la fidélité des planètes, vagabondes, aux rendez-vous astronomiques n'ait donné à la plupart de ces philosophes et de ces savants une satisfaction encore inouïe et parfois comme un orgueil nouveau. Ils étaient sans doute orgueilleusement géomètres, et la résonance de cet orgueil, également inadmissible à des chrétiens, à des moralistes et à des naturalistes, retentit de la physique, de la métaphysique, de l'anatomie et de la physiologie cartésiennes à la philosophie leibnitzienne et jusque sur la critique de Kant. Pascal s'en évada comme un chrétien, par la contemplation de la sainteté:
«La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.
»Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l'esprit. La grandeur des gens d'esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. La grandeur de la Sagesse, qui n'est nulle part sinon en Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres différant en genre.
»Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles, où elles n'ont pas de rapport. Ils sont vus non des yeux, mais des esprits; c'est assez. Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n'ont nul rapport, car elles n'y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps, ni des esprits curieux: Dieu leur suffit.
»Archimède, sans éclat, serait en même vénération. Il n'a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Oh! qu'il a éclaté aux esprits! Jésus-Christ, sans bien, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'invention, il n'a point régné; mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh! qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur, et qui voient la Sagesse!»
«Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur.»
«Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur comme les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à croire; et ainsi ils sont très efficacement persuadés.»
Voilà pourquoi votre pauvre dame avait les mêmes sentiments et pour ainsi dire les mêmes pensées que Pascal. Vous voyez que Pascal ne l'ignorait pas.
—Je ne veux pas, docteur, me laisser encore séduire à des comparaisons dont je ferais des assimilations déplacées. Mais je connais à présent beaucoup d'hommes et beaucoup de citoyens: Ceux que nous voyons socialistes sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur, comme les autres en jugent par l'esprit. C'est la solidarité même qui les incline à croire, et ainsi ils sont très efficacement persuadés.
—Je vous entends honnêtement et sans complaisance aucune et sans accueillir une exagération, mais je ne suis pas étonné, mon ami, que la solidarité vous paraisse avoir pour les socialistes, et en faisant les mutations convenables dans les attributions respectives, la même fonction que Dieu même avait pour les chrétiens. Car leur Dieu n'agissait en eux que par les voies naturelles, que nous nommons les lois naturelles, et par les voies surnaturelles de la grâce, à laquelle répondait la charité. Vous savez quel sens parfaitement efficace Pascal donne à ce mot de charité, que tant de chrétiens ont détourné à des sens vulgaires. Nous aussi, mon ami, rien ne nous empêche de restituer au mot de solidarité, que tant de socialistes ont monnayé vulgairement, un sens non moins parfaitement efficace, non moins précis, non moins valable. Ainsi entendue, ainsi aimée, ainsi voulue, ainsi connue, ainsi exercée, ainsi profonde et libre, la solidarité socialiste jaillit fréquemment au cœur des humbles et des pauvres, au cœur des ignorants.
—C'est bien là ce que j'entendais: nous avons nos saints et nous avons nos docteurs.
—Mais nous ne devons pas négliger pour cela le raisonnement, le travail patient et le savoir. Il y a des saints qui sont des docteurs, il y a eu des saints parmi les Pères de l'Église grecque et de l'Église latine et du Moyen-Age. Les deux se composent:
«Et c'est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais ceux qui ne l'ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n'est qu'humaine, et inutile pour le salut.»
—Je vous entends comme il convient.
—Je continue:
«Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu'il le fût. Il eût été inutile à notre Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi: mais qu'il est bien venu avec l'éclat de son ordre!
»Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu'il venait faire paraître. Qu'on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur abandon, dans sa secrète résurrection, et dans le reste; on la verra si grande, qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y est pas. Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s'il n'y en avait pas de spirituelles; et d'autres qui n'admirent que les spirituelles, comme s'il n'y en avait pas d'infiniment plus hautes dans la Sagesse.
»Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connaît tout cela, et soi; et les corps, rien.»
—«L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui l'univers n'en sait rien.
»Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.»
«Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres. Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends.»
—Le passage que vous me citez, mon ami, est le plus connu.
—Je le citerai quand même, citoyen. Je suis parfaitement décidé à citer même les stances de Polyeucte, si elles résident sur le chemin de nos conversations. Nous ne courons pas après l'inédit; nous ne courons pas après l'inconnu; nous ne courons pas après l'extraordinaire: nous cherchons le juste et le convenable, et beaucoup de juste et beaucoup de convenable fut dit avant nous mieux que nous ne le saurions dire.
—Ce n'est pas moi, mon ami, qui vous en ferai un reproche. Moi non plus je ne cours pas après le bizarre comme tel. Mais quand le bizarre est juste, vrai, convenable, harmonieux, j'accueille le bizarre et même je le recherche; et quand c'est le connu, le banal qui est juste, vrai, convenable, harmonieux, j'accueille ce banal que je n'ai pas eu à chercher. Je vous disais seulement que le passage que vous m'avez cité est le plus connu. La vigueur, la justesse, la nouveauté, la fraîcheur de la métaphore l'a installé dans la mémoire des hommes et les bons examinateurs l'ont souvent donné à développer au baccalauréat: Développer cette pensée de Pascal: L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Alors il fallait redire en six pages de mauvais français tout ce que le grand Biaise avait si bien dit en douze lignes. Cet exercice conférait l'entrée à l'apprentissage des arts libéraux. Du baccalauréat il remontait à la licence, dispensait ainsi du service militaire pour deux années, conférait l'entrée universitaire et le droit officiel d'enseigner. Je ne suis pas assuré qu'il ne soit remonté plus haut encore, jusqu'à l'auguste agrégation, où les bons se distinguent décidément des mauvais. Provisoirement écartés de ces grandeurs, mon ami, nous n'avons pas à développer cette pensée de Pascal. Nous remarquerons seulement qu'elle ne porte que sur la distance du premier au deuxième ordre, sur la distance des corps aux esprits, et qu'enfin cet écart intéresse beaucoup moins Pascal que la dernière distance du deuxième au troisième ordre, que la distance des esprits à la charité. Au point que dans le morceau que j'ai commencé à vous lire, et que je vais continuer, morceau plus long, sans métaphore, plus important, la distance infinie des corps aux esprits figure seulement la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. Et croyez bien que si Pascal avait connu que l'usage de la métaphore déplacerait plus tard dans la mémoire des hommes l'importance qu'il voulait donner respectivement à ces deux distances, il aurait sans doute négligé la métaphore, car il n'était pas homme à préférer la plus belle des comparaisons à la plus infime raison.
Je continue:
«Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité; cela est d'un ordre infiniment plus élevé.
»De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée: cela est impossible, et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité: cela est impossible, et d'un autre ordre, surnaturel.»
—J'entends tout cela comme il convient, docteur. Il est vrai que la solidarité socialiste soit en laïcité comme la charité chrétienne est en chrétienté, non moins profonde, non moins intérieure, s'il est permis de parler ainsi, non moins entière, non moins première, non moins différente en genre, et non moins située en un ordre propre. Ainsi la science, l'histoire des hommes et des sociétés peut conduire et conduit souvent au sentiment de la solidarité, mais elle n'est pas le sentiment de la solidarité même et ne peut remplacer le sentiment de la solidarité.
—Nous en causerons, mon ami, quand nous causerons de l'enseignement: car la fréquente et heureuse introduction de la science à la solidarité, mais parfois l'incommunication de la connaissance à l'action, cette contrariété réside au cœur de l'enseignement et se manifeste surtout au cœur de l'enseignement. Pascal avait vivement et profondément senti quel saut il faut faire, au moins en théorie, à qui veut passer du deuxième ordre au troisième, aller de la connaissance à l'action, de la science à la religion, de la géométrie à la charité, qui est la sainteté humaine. Il avait ressenti d'autant plus proprement quel était l'écart intermédiaire qu'il avait été lui-même, et qu'il était demeuré quand même un géomètre, ayant abandonné bien plutôt la matière que la méthode et que le sens de son ancienne géométrie. Et c'est ici que nous nous retrouvons. Comme il demeura ce que nous nommons un mathématicien dans l'exercice rigoureusement exact de la charité, ainsi et sans doute involontairement il demeurait un arithméticien dans l'administration de son estomac. Toujours la même quantité de nourriture, que l'estomac en voulût plus ou moins, qu'il en voulût ou qu'il n'en voulût pas. Évidemment il considérait son estomac comme une simple machine, et non pas comme un organe, c'est-à-dire qu'il ne le considérait pas comme une machine vivante, pièce d'un vivant, d'une plus grande machine vivante. A conférer avec l'anatomie et la physiologie cartésiennes, simplistes. Et il voulait régir son estomac par les lois mécaniques mathématiques, arithmétiques, par quoi les mécaniciens régissent les machines inanimées, inorganiques. C'est qu'il ne s'était évadé de la mathématique universelle que par la contemplation de la sainteté, par le sens de la charité. Au lieu que nous, qui nous sommes évadés de la mathématique et de la mécanique universelles par la considération de la morale, par la volonté de l'action, par le sens de la solidarité, outre cela nous nous sommes évadés de la mécanique universelle, ou plutôt l'humanité moderne s'est évadée de la mécanique universelle par le progrès de la physique même et, un peu plus, de la chimie, et surtout par l'institution et par le progrès des sciences naturelles indépendantes, par la liberté de l'histoire naturelle et de l'histoire humaine. Et c'est pour cela que nous n'aurions pas l'idée à présent de nous traiter l'estomac comme on traite, ou plutôt comme on n'oserait pas traiter une chaudière de machine à vapeur.
—Concluons, docteur.
—Non, mon ami, ne concluons pas. Que serait-ce, conclure, sinon se flatter d'enfermer et de faire tenir en deux ou trois formules courtes, gauches, inexactes, fausses, tous les événements de la vie intérieure que nous avons si longuement et si soigneusement tâché d'élucider un peu. Ne nous permettons pas de faire un de ces résumés qui sont commodes à lire quand on prépare un examen. Nous ne parlons pas pour les gens pressés, pour les citoyens affairés, qui lisent volontiers les tables des matières. Nous parlons pour ceux qui veulent bien nous lire patiemment.
—Laissons cela, docteur, pour quand je vous conterai l'institution de ces cahiers.
—J'admets que l'on essaye de ramasser en formules, qui sont simples, tous les événements simples, qui sont assez nombreux, et tous les devoirs simples, qui sont beaucoup plus nombreux. J'admets en particulier que l'on essaye d'établir des formules pour la pratique, pour la morale. Mais comment formuler toutes les nuances que nous avons tâché de respecter; comment formuler toutes les complexités, tous les rebroussements, toutes les surprises, tous les retournements, toutes les sous-jacences et tous les souterrainements que nous avons tâché de respecter. Tout au plus pourrions-nous dire, tout à fait en gros, qu'il est proprement chrétien de soigner son corps de son mieux, mais que l'attrait du Paradis séduit beaucoup de chrétiens, parmi les meilleurs. Ainsi le christianisme serait caractérisé à cet égard par une résistance officielle exacte opposée à la maladie et à la mort, mais l'application du christianisme serait compromise au point de nous présenter souvent une incontestable complicité avec la maladie et avec la mort.
—Mes conclusions, docteur, si vous me permettez d'employer ce mot, seraient, si vous le voulez bien, beaucoup moins favorables au christianisme. Il me semble que nous avons négligé une importante considération. Laissons les attraits plus ou moins involontaires qui peuvent séduire le chrétien de la terre et l'effet plus ou moins inconscient de ces attraits sur la maladie et sur la mort des chrétiens. Il me semble que nous avons encore à faire une importante considération. Il me semble qu'outre cela le christianisme encore démunit le chrétien devant la maladie et devant la mort. Permettez-moi, docteur, de vous rappeler ce que nos bons professeurs de philosophie nommaient l'influence du moral sur le physique.
—Je me rappelle parfaitement, citoyen: il y avait aussi l'influence du physique sur le moral. Cela nous fournissait de belles antithèses.
—Pour cette fois, docteur, l'antithèse correspondait à une réelle contrariété. Il ne me semble pas que je m'avance inconsidérément, si je prétends que les dispositions morales d'un malade influent considérablement sur sa maladie et sur son retour à la bonne santé. La tristesse, l'ennui, la gêne, le désespoir collaborent à la périclitation comme la joie et le bonheur travaillent au rétablissement. Je crois l'avoir senti moi-même au temps que j'étais en danger. Il me semble que je le sens très bien à présent que je suis en convalescence. Et il me semble que c'est ici que les chrétiens sont désarmés, profondément faibles. Ceux qui ont parmi eux l'imagination un peu efficace doivent se représenter la béatitude avec un élancement tel que, même avertis, même le voulant, même y tâchant, ils doivent n'avoir pas ce goût profond de la vie et de la santé qui est sans doute un élément capital de la longévité.
—Oui, vous avez raison. Un bon chrétien doit manquer d'un certain attachement profond à la vie, animal, et je dirais presque d'un enracinement végétal. D'où sans doute une certaine hésitation dans la défense la mieux intentionnée, une certaine incertitude, inexactitude et maladresse à la vie. D'ailleurs il ne me serait pas difficile de trouver dans le christianisme un remède à cela. Il est dit qu'il y aura peu d'élus, et si les chrétiens n'étaient pas présomptueux la peur de comparoir les inciterait à reculer au plus loin qu'ils pourraient l'heure de la mort. Mais beaucoup de chrétiens sont présomptueux. D'ailleurs une certaine épouvante, en même temps qu'elle veut échapper à la mort, peut affaiblir le malade jusqu'à le livrer inerte, au lieu qu'une certaine sécurité, en même temps qu'elle désire la mort, peut réconforter le malade et contribuer à son rétablissement. Vous voyez comme tout cela est toujours compliqué. Il y a toujours des croisements et des bifurcations.
—Il y a toujours des croisements et des bifurcations dans nos passions et dans nos sentiments. Mais il me paraît incontestable que le christianisme est en particulier compliqué. Il embrasse tant de contradictions intérieures ou introduites qu'il peut de soi donner réponse à tout. Il embrasse presque tous les excès, et ainsi les excès qui donnent réponse aux excès contraires, et il enveloppe aussi les tempéraments, qui donnent réponse à tous les excès, et il embrassait les excès, qui donnent réponse même à l'excès du tempérament. Il paraît à première vue aussi compliqué, aussi riche que la vie. Et c'est pour cela qu'il paraît souvent se suffire à lui-même. Il ne paraît se suffire à lui-même, citoyen, que par l'insuffisance de son exigence. Beaucoup d'hommes se sont imaginé qu'il était toute une vie. Mais à peine est-il tout un monde. Et il n'est qu'un semblant de la vie, une image grossière, une étrange combinaison d'infini déraisonnable et de vie assez malade. J'irai jusqu'à dire qu'il est une contrefaçon, une malfaçon de la vie. Sous prétexte que ce qui n'est pas vivant est en général beaucoup moins complexe que ce qui est vivant, nous sommes en général beaucoup trop portés à nous imaginer que la complexité—ou même que la contradiction intérieure—garantit la vie. Non: elle y est nécessaire, au moins à la vie ainsi que nous la connaissons. Mais elle n'y est pas suffisante.
—Remarquez, mon ami, que ces chrétiens à qui vous reprochez d'avoir aimé la maladie et la mort n'aimaient la maladie humaine et la mort, n'aimaient le martyre—souffrance, maladie et mort pour le témoignage—que pour s'introduire à la vie éternelle et ainsi à l'éternelle santé.
—N'ayez pas peur, citoyen: citez le Polyeucte.
—Je le citerai:
—Remarquez, docteur, car il est temps de le dire, que ces chrétiens à qui je reproche d'avoir aimé ou bien reçu la maladie et la mort humaine admettaient aussi, admettaient surtout qu'il y eût une souffrance éternelle, et une maladie éternelle, et une mort éternelle contemporaine, ou, pour parler exactement coéternelle à tout leur bonheur, à leur vie éternelle, à leur béatitude et à leur santé.
—Cela, mon ami, est un article de leur foi.
—Je m'attaquerai donc à la foi chrétienne. Ce qui nous est le plus étranger en elle, et je dirai le mot, ce qui nous est le plus odieux, ce qui est barbare, ce à quoi nous ne consentirons jamais, ce qui a hanté les chrétiens les meilleurs, ce pour quoi les chrétiens les meilleurs se sont évadés, ou silencieusement détournés, mon maître, c'est cela: cette étrange combinaison de la vie et de la mort que nous nommons la damnation, cet étrange renforcement de la présence par l'absence et renforcement de tout par l'éternité. Ne consentira jamais à cela tout homme qui a reçu en partage, ou qui s'est donné l'humanité. Ne consentira jamais à cela quiconque a reçu en partage ou s'est donné un sens profond et sincère du collectivisme. Ne consentira pas tout citoyen qui aura la simple solidarité. Comme nous sommes solidaires des damnés de la terre:
tout à fait ainsi, et sans nous laisser conduire aux seuls mots, mais en nous modelant sur la réalité, nous sommes solidaires des damnés éternels. Nous n'admettons pas qu'il y ait des hommes qui soient traités inhumainement. Nous n'admettons pas qu'il y ait des citoyens qui soient traités inciviquement. Nous n'admettons pas qu'il y ait des hommes qui soient repoussés du seuil d'aucune cité. Là est le profond mouvement dont nous sommes animés, ce grand mouvement d'universalité qui anime la morale kantienne et qui nous anime en nos revendications. Nous n'admettons pas qu'il y ait une seule exception, que l'on ferme la porte au nez à personne. Ciel ou terre, nous n'admettons pas qu'il y ait des morceaux de la cité qui ne résident pas au dedans de la cité. Certitudes, probabilités ou rêves, réalités ou rêves, ceux de nous qui rêvent, nous sommes aussi parfaitement collectivistes en nos rêves et en nos désirs que nous le sommes et dans nos actions et dans nos enseignements. Jamais nous ne consentirons à un exil prolongé de quelque misérable. A plus forte raison ne consentirons-nous pas à un exil éternel en bloc. Ce ne sont pas seulement les événements individuels, particuliers, nationaux, internationaux, politiques et sociaux qui ont opposé la révolution socialiste à la réaction d'Église. Mais ces événements sont l'expression et presque je dirais que cette opposition est le symbole d'une contrariété foncière invincible. L'imagination d'un exil est celle qui répugne le plus à tout socialisme. Jamais nous ne dirons oui à la supposition, à la proposition de cette mort vivante. Une éternité de mort vivante est une imagination perverse, inverse. Nous avons bien assez de la vie humaine et de la mort humaine.
—Pour la mort vivante les anciens avaient commencé, non seulement ceux que vous n'aimez pas, les barbares, mais ceux que vous leur préférez. Pour que la cité de Thèbes résistât aux ravages de l'anarchie—déjà—le roi Créon avait jugé indispensable que la fraternelle et coupable Antigone fût enfermée vivante dans un cachot naturel,
Avez-vous un Sophocle, mon ami?
—Sans doute, que j'en ai un, docteur.
Nous cherchâmes longtemps le Sophocle que je croyais avoir. Il n'y en avait pas.
—Je vous demande pardon, docteur, d'avoir été ainsi présomptueux. Je croyais bien avoir un Sophocle. Je me rappelle celui que j'avais au collège, un vieux bouquin mince cartonné en papier marbré, une vieille et mauvaise édition que je lus passionnément. Depuis j'ai un souvenir si présent du texte grec, une représentation si nette que je croyais avoir le texte même sur quelque planche de ma bibliothèque.
—Vos souvenirs si présents ne vous permettraient seulement pas de me faire de mémoire une citation correcte.
—Il est vrai.
—Un bon souvenir ne vaut pas un bon texte. Quand vous irez à Paris vous achèterez pour quelques sous une petite édition classique nouvelle.
—Je n'y manquerai pas. Ne confondons pas, docteur: avoir une représentation fidèle d'une statue ou d'un texte, avec: pouvoir les reproduire. Ce sont là deux opérations distinctes. Les identifier supposerait que la représentation d'une statue est une petite statue et que la représentation d'un texte est un petit texte. Beaucoup d'anciens se le sont représenté communément. Mais nous avons renoncé à ces psychologies un peu enfantines. Souvent je préfère la représentation que j'ai à l'objet lui-même, ce qui revient à dire que je préfère la représentation que j'ai dans ma mémoire, l'image où tous mes souvenirs ont travaillé, à la nouvelle présentation que j'aurais. Mais si vous préférez les textes, j'achèterai un petit Sophocle. La première fois que j'irai à Paris, j'irai en acheter un à la Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas.
—Pourquoi là, mon ami?
—Pour beaucoup de raisons que je vous donnerai plus tard, docteur, mais surtout parce que cette maison est, à ma connaissance, la première et la seule coopérative de production et de consommation qui travaille à l'industrie et au commerce du livre. En attendant que nous ayons le texte original, contentons-nous, docteur, de ce que nous avons: Antigone mise à la scène française par Paul Meurice et Auguste Vacquerie, et nous avons encore la musique de Saint-Saëns, partition chant et piano. Je crains que les vers ne vous paraissent bien mauvais.
—Je m'en contenterai d'autant plus volontiers pour aujourd'hui que cette adaptation assez fidèle nous fut heureusement représentée aux Français. Écoutons ce Créon:
Mouvement d'effroi du Chœur.
Créon continue:
Antigone se lamente:
Antigone se lamente et sa lamentation me paraît apparentée à la lamentation chrétienne:
La condamnation prononcée, annoncée par Créon me paraît comme une indication des futures damnations:
Antigone se lamente, et l'expression de sa lamentation même est à la fois païenne avec des indications chrétiennes:
Et le chœur lui rappelle fort opportunément que ce genre de supplice, que vous ne m'empêcherez pas de considérer comme une esquisse de l'enfer, avait souvent été infligé à de grands personnages:
Le chœur donne les exemples:
Que nous pouvons lire à volonté, car il y a une variante:
Après une réflexion salutaire sur la force du Destin, le chœur bien renseigné donne un nouvel exemple:
Nouvelle réflexion salutaire et nouvel et dernier exemple:
Antigone sort.
Mon ami ces vers lyriques de messieurs Paul Meurice et Auguste Vacquerie ne valent pas les stances de Pierre Corneille. Vous connaissez les causes de cette imparité. Messieurs Paul Meurice et Auguste Vacquerie ne sont ou n'étaient pas des poètes comparables à l'ancien Pierre Corneille. D'ailleurs il est plus difficile de traduire en poète que de donner, de produire, soi-même en poète. Je vous assure que ces plaintes et ces consolations, s'il est permis de les nommer ainsi, étaient redoutables quand elles étaient chantées à la scène, et qu'elles étaient accompagnées.
—Je les entendis, docteur, au temps que j'étais jeune. Les lamentations harmonieuses d'Antigone et les lâches consolations harmonieuses du chœur me paraissaient redoutables, mais nullement épouvantables comme les imaginations de l'enfer chrétien. Jamais les païens, qui aimaient la vie et la beauté, n'ont pu ni voulu réussir à de telles épouvantes. Il faut qu'il y ait au fond du sentiment chrétien une épouvantable complicité, une hideuse complaisance à la maladie et à la mort. Vous ne m'en ferez pas dédire.
—Les lamentations antiques et les consolations du chœur vous paraissaient harmonieuses représentées sur la scène aux Français. Nul doute qu'elles ne fussent harmonieuses représentées devant les Athéniens. Mais j'ai peur que dès ce temps-là, mon ami, la maladie et la souffrance, la mort et l'exil ne fussent pas harmonieux aux misérables qui les enduraient dans la réalité. Il y a loin de la douleur tragique aux laideurs de la réalité. Vous n'avez pas oublié toutes les horreurs de l'histoire ancienne, les horreurs barbares, que les Hellènes ont connues, et, aussi, les horreurs helléniques, les haines et les guerres civiles parmi les cités et dans les cités, les massacres et les ravages, puis la haine et la guerre des pauvres et des riches, les tyrannies, les oligarchies et les démagogies, et, déjà, la triste résignation dure d'Hésiode. Non, mon ami, je ne suis pas fasciné par la mémoire de mes versions grecques au point d'avoir oublié cela.
—Moi non plus, docteur, et je ne voulais pas instituer une cité antique harmonieuse et factice. Mais vous n'allez pas non plus m'instituer une cité antique identique au moyen âge de la chrétienté. Sans faire aucune espèce de métaphysique, je suis bien forcé d'accepter qu'il y a eu un génie antique et un génie chrétien et que le génie chrétien est à beaucoup d'égards différent du génie antique. Cela étant admis, je prétends, et je maintiens, et je maintiendrai toujours que le génie chrétien est beaucoup plus favorable à toute maladie. Quand nous disons que l'Église catholique est opposée au socialisme—et c'est cela qui rend si délicate la situation des socialistes chrétiens sincères, très peu nombreux en France—nous n'entendons pas seulement par là qu'elle veut tenir des militants exilés des biens de ce monde: nous entendons plus profondément qu'elle veut tenir d'anciens militants exilés des biens éternels, qu'elle admet côte à côte une Église triomphante et un Enfer, une résidence de béatitude et une résidence de maladie et de mort. Là est vraiment le non possumus. Imaginé ou non pour épouvanter les pécheurs, l'enfer a plus encore épouvanté les chrétiens les meilleurs.
—Vous me l'avez déjà dit.
—Je vous demande pardon. Mais cette épouvante me tient au cœur.
—Elle vous empêche de réserver que nous ne croyons pas aux propositions de la foi catholique parce que ce n'est pas vrai.
—J'essayais de comparer seulement, docteur, l'idée que nous avons de ce que nous voulons à l'égard de la maladie et de la mort à l'idée que les chrétiens ont de ce qu'ils croient aux mêmes égards. Leur épouvante me tient à l'âme. Il n'y a pas seulement, des catholiques à nous, la distance d'une imagination vaine à une sincère critique universelle; cela ne serait rien en comparaison de ce qu'il y a: mais vraiment il y a l'inconciliabilité d'une imagination perverse à une raison modeste amie de la santé. J'ai pensé beaucoup à cela pendant plusieurs années que mes amis Marcel et Pierre Baudouin travaillaient à un drame en trois pièces qu'ils finirent d'écrire en juin 1897 et que les imprimeurs finirent d'imprimer en décembre de la même année.
—Au revoir, mon ami, me dit le docteur, et portez-vous bien. Je reviendrai vous voir encore une fois, car je sais les honneurs que les gens bien portants doivent aux convalescents. Puis c'est vous qui reviendrez chez moi.
—Car je sais les honneurs que les simples citoyens doivent aux moralistes. Revenez vite, monsieur l'honorable, revenez bientôt.
—Je ne saurais, car j'ai beaucoup de commissions à faire à Paris.
—Hâtez-vous, monsieur le commissionnaire, hâtez-vous, car j'attends mon cousin.
—Qui donc ce cousin?
—Et quand mon cousin est là, docteur, on ne peut plus causer tranquille. Mon cousin n'aimera pas beaucoup les lenteurs et les longueurs de nos dialectiques attentives. C'est un garçon impatient.
—Mais qui donc, ce cousin?
—Je vous dis qu'il est impatient comme vous. Sachez donc, ô docteur, que j'ai en province un cousin que je nomme respectueusement et familièrement mon grand cousin, et qui moins respectueusement, et plus familièrement, me nomme réciproquement son petit cousin. Cet intitulé tient à ce qu'il est plus vieux que moi et qu'ainsi quand j'étais petit lui au contraire il était grand. Et nous avons continué à nous intituler ainsi d'autant plus commodément qu'il est grand et fort, haut en épaules, tandis que je suis petit et bas. Il est de son métier ouvrier fumiste.
—Ouvrier fumiste?
—Ouvrier fumiste. Comme le nom l'indique, il travaille à tous les appareils qui produisent de la fumée, aux cheminées, poêles, fourneaux et calorifères. Il ne vient nullement à Paris, comme un lecteur astucieux pourrait l'en soupçonner faussement, pour introduire quelque variété en nos débats. Car nous n'avons que faire de nous varier, docteur?—Nous ne causons pas pour nous varier, mais nous cherchons la vérité. Il accourt à Paris pour l'Exposition.
—Naturellement, puisqu'il vient de la province.
Il accourt à Paris pour l'Exposition. Universelle. C'est-à-dire interprovinciale, internationale, et aussi intermétropolitaine. On lui a dit qu'il y avait à l'Exposition des cheminées monumentales, sans compter la tour Eiffel, des tuyaux de poêle extraordinaires, des fourneaux compliqués, des chaufferettes agencées pour la plus grande gloire de l'industrie nationale et des calorifères bien faits pour témoigner de la grandeur de l'esprit humain. Comme homme, comme Français, comme fumiste, mon cousin accourt à l'Exposition, déjà glorieux de la gloire commune et de la gloire professionnelle. Mon grand cousin est un garçon qui aime à voir par lui-même. Il devait arriver cette semaine.
—Cette semaine? L'Exposition n'ouvre que le 14 avril.
—Justement. Mon cousin prétend que pour bien voir ces machines-là il faut les voir avant qu'elles aient commencé. Une idée à lui.
—Comment serait-il entré?
—Il est des accommodements. Quelque camarade en fumisterie lui aurait prêté sa carte d'exposant. Mon cousin comptait venir cette semaine. Il escomptait l'adoucissement habituel de la température en cette saison. Quand la température est plus douce, la fumisterie est moins urgente. Mais l'adoucissement escompté n'est pas venu. Mon cousin nous arrivera dès qu'il pourra quitter pour quelque temps son travail.
—Quel est son caractère?
—Je ne sais pas si vous lui plairez.
—Je ne sais pas non plus s'il me plaira.
—C'est un grand bon garçon malin. Ancien élève des Frères des Écoles chrétiennes, il a pour les chers Frères un peu de reconnaissance et beaucoup de mauvaises paroles. Il a eu son certificat d'études. Il a beaucoup lu de mauvais romans, de feuilletons, qui n'ont pour ainsi dire pas laissé trace en son imagination. Il a une belle écriture douce qui ne lui ressemble pas. Il calcule parfaitement, et c'est lui qui fait les comptes de son patron. Une bonne instruction primaire. Bon ouvrier, comme ouvrier. Habile de ses mains. Comme il travaille dans une toute petite maison de province—le patron, deux compagnons, un ou deux goujats—il fait un peu de tous les métiers: maçon, carreleur, plâtrier, marbrier, serrurier, tôlier, et non pas seulement pur fumiste. Audacieux, et téméraire même: ainsi le veut le métier. Les fumistes sont encore plus téméraires que les couvreurs, puisque les cheminées sont plus hautes que les toits. D'ailleurs ce qui nous semble témérité chez eux est une espèce particulière de sérénité, une accoutumance à demeurer dans les hauteurs. Il aime à causer. Vous parlez à lui, vous allez, vous allez, vous parlez devant lui. Enfin à un mot, à un geste, vous vous apercevez qu'il vous faisait poser, qu'il vous faisait marcher, qu'il faisait la bête, qu'il savait parfaitement ce qu'il vous a fait dire. C'est une espèce d'humeur qui m'a semblé très fréquente parmi les ouvriers, au moins en cette province, en particulier parmi les ouvriers du bâtiment. Les ouvriers du bâtiment sont naturellement des faiseurs de palabres, des organisateurs de conférences. La place publique et la rue leur est naturelle. Beaucoup de blague, souvent de bonne blague, surtout de blague à froid. Tous les jours il achète sa Petite République, chez la marchande de journaux, qui lui garde aussi les romans populaires paraissant en livraisons. Il doit acheter aussi l'Histoire Socialiste, parce qu'elle est socialiste, parce qu'il aime l'histoire, parce qu'elle paraît en livraisons identiques, parce que l'éditeur est le même, c'est encore du Rouff. Mon cousin lit tout cela en mangeant, à déjeuner, lit la Petite République et croit assez que c'est arrivé, lit ses livraisons et sait parfaitement que ce n'est pas arrivé, lit son Histoire et croit tout à fait que cela est arrivé. Mon cousin est un socialiste classé. Il vient me demander compte.
—Vous demander compte?
—Me demander compte. Mon cousin est, vous le pensez bien, membre—et membre très actif—du Groupe d'études sociales d'Orléans, adhérent au Parti ouvrier français. Un vote régulier du groupe, auquel mon cousin avait pris part, m'avait institué délégué de ce groupe au futur ancien Congrès général des Organisations Socialistes Françaises. Heureusement que le Conseil national veillait. Survint le bon guesdiste, le fidèle dûment recommandé. Le groupe eut une seconde réunion, beaucoup plus régulière que la première, procéda ensuite à un second vote, beaucoup plus régulier que le premier. La minorité me demeura fidèle. Mais la majorité me renia. Mon cousin, ayant été de la minorité, prétend que je fus moralement son délégué au Congrès.
—Je ne sais pas bien ce que c'est qu'un délégué moral.
—Moi non plus. Mais mon cousin est entêté. Il nous dira ce qu'il veut dire.
—Et de combien était cette minorité fidèle?
—Quoique absent, j'obtins quatre voix.
—Avouez que c'est bien peu. La majorité infidèle était sans doute au moins égale à cinq voix?
—Égale à cinq voix, docteur, elle eût été valable. Mais elle était beaucoup plus considérable: elle montait jusqu'à six voix—sur dix votants. Il n'y eut aucune abstention.—Au revoir.
Le docteur en allé revint sur ses pas:
—J'allais vous laisser le livre que j'avais apporté. Je n'y pensais plus. Il faut que je le rende avant les vacances de Pâques à la bibliothèque où je l'ai emprunté. Ce sont les Provinciales. Quand votre cousin vous demandera compte, vous pourrez lui faire quelques citations intéressantes: