Oeuvres complètes de Charles Péguy (tome 1)
NOTES:
[6] Relire dans la Revue Socialiste du 15 juillet 1897 l'excellent article de Charles Henry sur l'Union pour l'Action morale et le Socialisme.—Note de Pierre Deloire.
[7] Il y a un intérêt à relire ce que tout le monde écrivait de l'Angleterre il y a trois ans.
[8] C'est-à-dire: tout article mercantile, et non, bien entendu, tout article rémunéré.
[9] On pardonnera cette expression à l'inadvertance de notre ami.
POUR MOI [10]
28 janvier 1901,
Mon ami Pierre Baudouin et mon ami Pierre Deloire vinrent me souhaiter la bonne année. Ils étaient soucieux. Ils marchaient de conserve. Ils me trouvèrent en proie à l'abonné Mécontent.
—Mon cher Péguy, me disait l'abonné Mécontent, tes cahiers me révoltent. J'ai reçu le troisième. Ils sont faits sans aucun soin. Ils sont pourris de coquilles. A la page 67, au titre courant, tu as mis théâtre sans accent aigu. A la page 43, au milieu de la deuxième ligne, tu as mis un c à camarades au lieu d'un e. Évidemment, tu deviens gâteux. J'en suis éploré, parce que je suis ton meilleur ami. A la page 50, au milieu de la page, tu as écrit socialiste avec deux s. Mais je soupçonne ici que tu as voulu jouer un mauvais tour à notre ami Lucien Herr. Sans compter les coquilles que je n'ai pas vues, car je ne les lis pas, tes cahiers. Je me désabonne.
Cette violence m'épouvantait et je faisais des platitudes.
—Mon cher Mécontent, je sais malheureusement bien qu'il y a des coquilles dans les cahiers. Mon ami René Lardenois me l'a déjà fait remarquer et sa lettre a été publiée dans le dixième cahier de la première série. Aussitôt que je le pourrai, je lui donnerai une réponse imprimée. En attendant je vais donner réponse orale aux trente-cinq reproches que tu m'as adressés—
—Non, mon cher Péguy, j'ai déjà dépensé huit quarts d'heure de mon temps à te faire ces reproches, parmi tant de reproches que l'on doit te faire. Je n'eusse pas dépensé huit quarts d'heure de mon temps, si ce n'était la profonde amitié que j'ai toujours eue pour toi. Je n'ai pas le temps d'écouter ta défense. Mon temps est cher. Certains devoirs laïques me rappellent ailleurs. Adieu.
Il s'en alla sans me donner la main.
Mon ami Pierre Baudouin le philosophe et mon ami l'historien Pierre Deloire étaient devenus plus soucieux.
—Nous venons, dirent-ils, te souhaiter la bonne année.
—Nous venons te souhaiter la bonne année, répéta sérieusement Pierre Deloire. Au temps que j'avais ma grand mère, qui ne savait pas lire, et qui était la femme la meilleure que j'aie connue, je lui souhaitais la bonne année en lui disant: Grand mère, je te souhaite une bonne année et une bonne santé, et le paradis à la fin de tes jours. Telle était la formule usitée parmi le peuple de ma province. Ma grand mère est morte, et je ne sais pas si elle est en paradis, parce que je suis historien et que nous n'avons aucun monument qui nous renseigne sur l'histoire du paradis.
—Nous venons te souhaiter la bonne année, répéta gravement Pierre Baudouin. Au temps que nous vivons, cela veut dire que nous te souhaitons que tu sois et que tu demeures juste et vrai. Nous te souhaitons aussi que beaucoup d'honnêtes gens t'apportent beaucoup de bonne copie, que les compositeurs ne te fassent aucune coquille et que les imprimeurs ne t'impriment aucune bourde; enfin je te souhaite que les abonnés croissent et se multiplient.
—Mais, dit Pierre Deloire, comme l'histoire des événements nous fait voir que les souhaits ne suffisent pas, je t'apporte pour le mois de janvier les dix francs de souscription mensuelle que je prélève sur le produit des leçons que je vends.
—Pour la même raison, dit Pierre Baudouin, je t'apporte ces cinquante francs de souscription extraordinaire. Mes terres de Bourgogne se sont enfin vendues. Elles se sont vendues un assez bon prix, parce que les Bourguignons, ayant fait beaucoup de vin, pouvaient dépenser quelque argent. Elles m'ont rapporté quinze et quelques cents francs dont j'ai besoin pour la nourriture de ma famille; mais je tenais à prélever les cinquante francs que je voulais vous donner.
—Vos souscriptions m'étaient indispensables et vos souhaits sont les bienvenus. Car je suis en proie aux mauvais souhaits de plusieurs.
—Nous le savons, et c'est pour cela que nous venons te souhaiter la bonne année.
—Je suis en proie aux mauvais souhaits de plusieurs. C'est une grande souffrance que de savoir qu'il y en a plusieurs qui me souhaitent que la copie soit mauvaise et le tirage raté, que l'abonnement décroisse et que les cahiers meurent.
—Et comme l'histoire des événements nous fait voir que les souhaits ne suffisent pas, ils travaillent consciencieusement à la démolition des cahiers. Ils commencent par se désabonner. Ils se désabonnent.
—Pendant que je préparais le troisième cahier, j'ai reçu le premier désabonnement.
—Nous vous requérons de nous lire cette lettre.
Paris, mercredi matin 12 décembre 1900
Mon cher Péguy
La lecture de ton dernier cahier m'a révolté;
—Quel était ce cahier?
—Le premier de la deuxième série.
—Nous vous requérons de continuer.
La lecture de ton dernier cahier m'a révolté. Il n'y a pas d'autre mot.
1º Comment! tu t'amuses à recueillir les commérages du Cri de Paris, à les discuter d'une façon blessante et peu loyale pour les camarades que tu mets en cause! Herr peut avoir ses défauts, mais on ne peut méconnaître ses rares qualités de dévouement à la cause! L'œuvre qu'il a—
L'auteur avait mis d'abord: L'œuvre qu'il a fondée et fait vivre. Il a rectifié: L'œuvre qu'il a sinon fondée, du moins fait vivre.
—Il a aussi bien fait de rectifier. Nous vous requérons de continuer.
—L'œuvre qu'il a sinon fondée du moins fait vivre, la librairie est maintenant le centre de réunion de tous les socialistes pensants. En ne rappelant pas les qualités et en ne retenant que les défauts de l'homme, je dis que ta critique n'est pas loyale. Je regrette d'y trouver des insinuations peu dignes de toi.—
—Nous sommes ici venus, dit Pierre Baudouin, pour te forcer à n'insinuer pas. Nous te requérons de continuer.
—Je regrette d'y trouver des insinuations peu dignes de toi; par exemple, quand tu dis: L'admiration mutuelle n'avait pas cours parmi nous, tu sous-entends que les amis de Herr pratiquent cette admiration mutuelle, etc. Est-ce bien à toi aussi de t'ériger en censeur pour des camarades à qui tu ne peux reprocher que des divergences de vues! Ne crains-tu pas que ta censure ne soit suspecte et qu'on ne dise que c'est la rancune plus que la vérité qui t'inspire? Enfin à quoi servent ces polémiques—qui sont lettre morte, heureusement, pour tes lecteurs de province? Le péril clérical et capitaliste et militariste n'est-il donc plus présent, pour que tu t'amuses ainsi à frapper—
—Je te réponds, dit Pierre Baudouin, que l'on ne dira pas ce soir que tu t'amuses. Nous te requérons de continuer.
—pour que tu t'amuses ainsi à frapper sur nos amis? Ou veux-tu propager le scepticisme et le découragement dans notre parti? Si c'est cela, il m'est impossible de te suivre.
2º Quel besoin as-tu de renseigner bénévolement les journaux bourgeois et les gros bonnets universitaires sur la personnalité de —. Vous permettez que je passe le nom?
—Provisoirement nous te le permettons. Nous te requérons de continuer.
—Mettons: sur la personnalité de celui de nos camarades qui signe un universitaire à la Petite République. En écrivant que ce rédacteur appartient à une promotion de deux ans plus ancienne que toi, en ajoutant qu'il est en congé à Paris, tu le désignes très clairement.
Qu'est-ce aussi que les conseils—pires que des critiques—que tu te plais à lui donner? Veux-tu à l'avance affaiblir l'autorité de ses articles auprès des lecteurs de la Petite République? Je remarque encore que cette rage d'indiscrétion et de censure ne peut faire que les affaires de nos adversaires.
3º La plupart des lettres que tu insères n'ont d'intérêt que pour toi, puisqu'elles ne contiennent que des réserves à ton adresse ou des conseils.
4º A quoi bon revenir longuement sur le Journal d'une femme de chambre et donner à cette ordure les proportions d'un événement? Tout ce que tu publies aujourd'hui a déjà été dit la dernière fois. Ce n'est que du réchauffé.
5º Les annonces de l'école des hautes éludes sociales, occcupent 15 pages de ton cahier!
—Il pouvait dire seize.
—Il y en a seize.
—Nous te requérons de continuer et de finir.
—de ton cahier! Cette publication n'a aucune utilité, ni pour les lecteurs de province qui n'iront jamais à cette école, ni pour les lecteurs du Paris qui ont pu lire ces affiches sur tous les murs. Ne pouvais-tu remplir ces 15 pages par quelque chose de plus utile, par une critique d'un abus dont nous souffrons, par exemple?
6º L'amplification de Boutroux est parfaitement insignifiante, quand elle n'est pas infectée d'esprit métaphysique et bourgeois.
En résumé, je ne trouve dans ce cahier rien qui pût aider en quelque façon la propagande socialiste, rien qui pût faire l'éducation socialiste de tes lecteurs. J'y trouve en revanche des attaques toujours déplacées, souvent injustes, contre des camarades dont j'ai appris à apprécier la bonne foi, le dévouement, la continuité dans l'effort vers l'émancipation de l'humanité. J'y trouve l'expression de secrètes rancunes, qu'il faut savoir sacrifier au bien général. J'y retrouve ce ton de persiflage, ce dilettantisme que—
—Nous te donnons ma parole, dirent en même temps Baudouin et Deloire, que ce soir ils ne diront pas que tu es un dilettante. Mais nous te requérons de finir.
—ce dilettantisme que je t'ai déjà reproché, en d'autres occasions. Je n'y trouve pas cette vigoureuse critique de la société capitaliste que j'attendais. Je n'y trouve pas cette sommation adressée aux bourgeois de redevenir hommes. Je n'y trouve pas surtout ces chaudes paroles d'encouragement répandues sur les bonnes gens de province qui luttent, solitaires, contre l'oppression qui les étreint.
Enfin, alors que nous n'avons pas trop de tous nos efforts, et de nos maigres ressources pour combattre les forces du passé, plus menaçantes que jamais, tu nous annonces que tu vas publier des romans! des romans, comme si la réalité n'était pas assez tragique et que nous avions—
—Ayons?
—avions le temps de nous intéresser à des fioritures de phrases et à des divertissements d'esthètes!
—Il faut: comme si la réalité n'était pas — — et comme si nous avions — — — ou bien: comme si la réalité n'était pas — — et que nous ayons. Ce n'est pas la fioriture d'esthètes, mais bonne et grosse grammaire française. Avez-vous bientôt fini?
—Je ne me flatte pas de te convaincre. Je crains que tu n'aies ton siège fait. Mais je te préviens que si ton prochain cahier doit ressembler au précédent, il est inutile que tu me l'envoies.
J'écris cette lettre pour toi et non pour tes lecteurs. Je ne veux donc pas que tu la publies.
—Cela est raide. Nous verrons ce que nous y dirons, A-t-il fini?
—Ton ami qui regrette que tu fasses un si mauvais usage de tes qualités naturelles.
Vous permettez que je passe la signature?
—Provisoirement nous vous le permettons. Ensuite?
—Le troisième cahier descendait des compositeurs aux imprimeurs quand me parvint le deuxième désabonnement.
—Nous vous requérons de lire cette lettre. Nous laisserons tout passer sans interruption.
—Elle est plus courte.
Paris, vendredi 14 décembre 1900
Mon cher Péguy
Je ne veux plus recevoir les Cahiers de la Quinzaine, pour les raisons que voici:
1º Je ne crois pas que les romans annoncés constituent une propagande effective.
2º Le ton général des cahiers est, de plus en plus, un ton de dilettantisme. Peu de place est donnée aux questions qui importent; trop de place est donnée à des incidents, à des impressions particulières; et c'est plutôt une espèce de littérature qu'une espèce de propagande.
3º Il est bon de ne pas être aveuglé sur les défauts et les faiblesses de ceux qui se disent appartenir au même parti; mais il n'est pas bon de rappeler avec une persistance implacable des erreurs minimes, et de se taire sur les services incontestables.
4º Dans les premiers numéros, les dissidences qui se sont produites à la Librairie étaient rappelées par des allusions qui n'étaient pas trop disproportionnées avec les faits tels que tu les concevais; même ainsi, elles étaient de médiocre intérêt pour des lecteurs de campagne, pour des instituteurs, pour des professeurs de province. Aujourd'hui tu parais commencer, ou plutôt continuer une polémique de pures personnalités; tes attaques contre Herr dépassent tout ce que, même dans ton imagination, tu peux lui reprocher. Je ne veux m'associer, ni de près ni de loin, à cette œuvre de désorganisation, pour laquelle sont dépensées les cotisations que tu reçois, et que l'on t'offre pour de tout autres combats. Même à l'époque où je ne te donnais pas tous les torts, j'étais avec ceux qui organisent le travail contre ceux qui le désorganisent; aujourd'hui tu diminues même la sympathie qui allait à ta personne.
Tout ce que j'espère, c'est que tu ne continueras pas dans cette voie, et que nous te retrouverons avec nous, contre l'ennemi commun, que tu sers aujourd'hui indirectement. Ce jour-la je serai heureux de te revoir tel que je crois t'avoir connu.
Vous permettez que je passe la signature?
—Provisoirement nous le permettons.
—Mais il y a un post-scriptum.
P. S. Boutroux, que les catholiques regardent comme un de leurs meilleurs alliés, ne doit pas être à aucun degré, le directeur de gens comme nous.
Pendant que j'avais lu, Pierre Baudouin mâchonnait les interruptions qu'il m'avait promis qu'il ne ferait pas. Mais quand j'eus fini Pierre Deloire me demanda froidement:
—C'est tout?
—Non. Celui de mes camarades qui fut pendant cinq bonnes années mon ami le plus proche m'a écrit deux lettres qui m'ont fait beaucoup plus de peine.
—Cela s'entend. Nous vous requérons de nous les lire.
—La première est brève:
Toulouse, lundi matin 28 novembre 1900
Mon cher Péguy
—Pour fixer les idées, je maintiens que si tu avais été au comité général pour soutenir Jaurès et le père Longuet, tu eusses dit à haute voix ce que tu sentais; je maintiens qu'il eût mieux valu changer par une intervention active et réelle la scène historique, que de l'idéaliser et de la conserver par une reproduction typique et dramatique. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas renoncé.
Je passe le nom. Vous le connaissez. La deuxième lettre est plus longue:
Mardi 4 décembre 1900
Mon cher Péguy
Je me permets de te répéter que l'action me paraît plus urgente que la critique, surtout que l'histoire immédiatement post-contemporaine que tu annonces, pas assez contemporaine pour diriger le mouvement, pas assez éloignée pour être vraiment de l'histoire et pour être de nouveau intéressante.
Si tu savais combien l'énorme masse est indifférente à tout cela, surtout l'énorme masse des professeurs, auxquels tu t'adresses, et qui sont, en grande majorité, réactionnaires bourgeois et cléricaux, et dont les 99/100 ne pensent qu'à leur métier, leur gagne-pain, leur avancement. S'il y en a par-ci par-là un qui partage nos idées—ou qui s'en sert—, il peut d'abord être pour nous plus gênant qu'utile, et en tout cas ne peut pas faire grand chose, vu qu'il a assez à faire pour n'être pas déplacé par les ennemis ou les défenseurs de la République. Autant que je connais ton public, il n'y a pas beaucoup de tes lecteurs qui ne regrettent pas leurs huit ou leurs vingt francs, qui les intéressent plus que les divisions et les discussions entre socialistes.
D'ailleurs tu es forcé dès maintenant de faire des concessions à ton public: tu te lances bon gré mal gré dans la concurrence, dans la réclame, directement ou par prétention, volontairement ou non, mais fatalement. En annonçant la sténographie de l'International, tu déprécies commercialement et moralement l'analytique de la maison Bellais; en annonçant du Pressensé et du Duclaux, tu fais concurrence au Mouvement. En d'autres termes, ton Cahier de la Quinzaine devient à la fois une revue semi-mouvement semi-historique, et une Bibliothèque d'éditions semi-socialiste semi-littéraire. Tu refais en abrégé la tentative de la librairie.
Tu y perds—ou tu y consacres, c'est la même chose—ton temps, tes forces, tu y épuises les forces de tes amis comme Bourgeois, tu y perds ton crédit sur ceux de tes amis qui sont moins immédiats et moins fidèles.
J'ai voulu, bien que je sache combien ce rôle de Cassandre est ingrat, te dire encore ce que beaucoup pensent en moins bonne part que moi. Je crois qu'il est toujours temps de s'arrêter ou de changer de direction. Je te prie de croire d'ailleurs que je ne demande qu'à être faux prophète, et qu'en tout cas je serai toujours ton ami.
La même enveloppe contenait une feuille simple:
Mercredi 5, soir
Mon cher Péguy
Hier matin j'ai écrit d'un jet la lettre ci-jointe; à la réflexion cela ne rend plus tout à fait ma pensée sur certains points. D'autre part je n'y ai pas dit un avis qui me paraît essentiel:
Il me paraît que tu dogmatises trop en ce sens que tu ériges en types des individus souvent très particuliers, et surtout insignifiants. Je crains que cela ne tienne à ce que connaissant bien certains individus en nombre limité,—vivant peu d'autre part en terrain varié soit dans les livres soit dans la société,—tu as tendance à approfondir et à généraliser à la fois. Par exemple je—
Mon ami ajoute ici en marge: tu simplifies et tu aggraves à la fois.
Et au bas de la page: cela va très bien pour Pascal, mais pour d'autres——
Il continue: Par exemple je connais en province de variétés nombreuses de guesdistes parmi lesquels de très bons,—tel allemaniste pure crapule,—etc., des universitaires de valeur très inégale et très différente de celle qu'on leur attribue à Paris. Je crois que le mieux est d'entrer résolument dans l'action qui seule dissipe les malentendus.
Maintenant il est entendu que tout cela n'est que précaution, réserve, correction et qu'en discutant avec tel de tes adversaires, je lui dirais bien des choses que tu me répondras sans doute.
Crois-moi ton ami.
—Cette lettre, dit Pierre Deloire, me paraît d'un ami véritable.
—Est-ce tout? demanda Baudouin.
—C'est tout. J'ai un désabonnement sans explication. J'en attends plusieurs, mais de gens que je ne connais pas.
—Eh bien je vous donne à présent ma parole que les cuistres qui liront ce que je veux dire aujourd'hui ne vous écriront pas que nous sommes un dilettante.
Je m'aperçus qu'une lente et profonde colère lui était montée. Mais Pierre Deloire intervint froidement:
—Les dix francs, me dit-il, que je te donne chaque mois ne sont pas levés sur mon superflu, mais prélevés sur mon nécessaire. Tu es comptable envers moi. Je suis inversement responsable de toi. Je te requiers formellement de nous faire entièrement et sur pièces la narration des relations que tu as eues, comme gérant des cahiers, avec la Société Nouvelle de librairie et d'édition. Commençons par les faits.
—Commencez par les faits, dit Pierre Baudouin. Vous ne m'empêcherez pas de dire aujourd'hui ce que je veux dire aujourd'hui.
—Quand en décembre 1899 je sortis écœuré du congrès de Paris, du premier congrès national, écœuré du mensonge et de l'injustice nouvelle qui s'imposeraient au nom d'un parti nouveau, la résolution me vint, en un coup de révolte spontané, de publier ce que mes amis sentaient, disaient, pensaient, voulaient, croyaient, savaient. C'était une résolution singulièrement audacieuse, puisque toute la puissance de la vieille et de la nouvelle autorité allait me retomber sur les reins, puisque je n'avais pas un sou vaillant, puisque j'étais épuisé, puisque je ne savais pas si j'écrirais ni ce que j'écrirais. Ma finance était épuisée puisque les trois cinquièmes qui m'en sont demeurés étaient immobilisés pour au moins deux ans dans la fondation de la même Société Nouvelle. Mes forces étaient épuisées par le travail que j'avais fait dans le rang depuis que j'étais devenu socialiste et dreyfusiste. Je ne savais pas comme j'écrirais, parce que depuis vingt mois, tout occupé d'éditer mes camarades et mes amis, j'avais négligé d'écrire, et parce que je n'avais jamais rien écrit qui ressemblât à ce que je voulais écrire. Mais je croyais que mes amis ne m'abandonneraient pas, puisque je ne serais pour ainsi dire que leur manifestation.
Je me présentai sans aucun retard devant le conseil d'administration de la Société Nouvelle. Je demandai, simple formalité, que la maison éditât la publication que je préparais. Je m'attendais que cela me fût accordé sans débat. Le sens de cette publication était conforme à la conscience de mes cinq amis et camarades. Je ne demandais à la Société que le travail d'administration, que je proposais de payer. Tout le déficit éventuel de l'édition me reviendrait. Je parlais encore et j'indiquais rapidement le plan de l'opération, que les conseillers m'interrompirent. Et au ton de leur interruption j'eus l'impression soudaine et ineffaçable que ces cinq administrateurs n'étaient plus mes camarades et n'étaient pas mes amis. Et non seulement cela, mais ils n'étaient plus les mêmes hommes, les hommes que j'avais connus, que je croyais que je connaissais, que j'avais aimés, que j'avais défendus, que j'avais institués, que j'avais élus d'acclamation, car enfin j'étais présent à cette admirable assemblée générale où vingt et quelques sociétaires avaient élu d'enthousiasme cinq sociétaires pour qu'ils devinssent les administrateurs de la commune Société. Mais le seul fait que ces hommes exerçaient une autorité, une autorité anonyme, le cinquième de l'autorité totale dans un monde clos, le seul fait qu'ils étaient un conseil, un comité, qu'ils délibéraient et votaient, qu'ils siégeaient, les avait faits méconnaissables.
L'exécution fut rapide. Ils démentaient leur langage de la veille et leur pensée intime, ils démentaient toute leur action précédente, ils démentaient leur vie. Je devins bête instantanément et me défendis mal. On me demanda ce qu'il y aurait là-dedans, ce que je mettrais dans le premier numéro. Je bafouillai. Vous savez, mes amis, comme il est pénible et gauche d'expliquer d'avance, d'échafauder pour un juge violent et railleur la carcasse des formes prochaines. Léon Blum, très courtoisement, me dit: Péguy, je ne veux pas traiter avec vous la question au fond. Ce que vous préparez me semble inopportun. Vous venez ou trop tard ou trop tôt.—C'était une opinion respectable, fondée ou non, qui demandait une amicale discussion. Simiand intervint, et confondant ses fonctions d'administrateur de la Société Nouvelle avec sa situation de critique sociologique il me dit: Je vois ce que c'est: tu veux faire une revue pour les imbéciles.—Dite avec ce sourire mince froid qui rend son auteur si redoutable aux imbéciles que nous sommes, cette indication me coupa le souffle. Je me suis dit depuis, pour me consoler, que sans doute il nommait imbéciles tous les citoyens qui n'ont pas fait de la sociologie, ainsi que l'on m'a dit que les anciens nommaient stulti les citoyens qui n'étaient pas philosophes. Mais d'abord ce mot ainsi prononcé me coupa la respiration. Herr m'acheva: Jusqu'ici, me dit-il fortement avec l'assentiment du conseil, nous vous avons trop souvent suivi par amitié dans des aventures qui nous déplaisaient. Maintenant c'est fini. Vous allez contre ce que nous préparons depuis plusieurs années. Vous êtes un anarchiste.—Je lui répondis que ce mot ne m'effrayait pas.—C'est bien cela, vous êtes un anarchiste: nous marcherons contre vous de toutes nos forces. Mario Roques a bien voulu m'assurer depuis que Herr était trop bon pour avoir tenu parole, et que sa déclaration de guerre lui avait coûté beaucoup à prononcer. Mais elle me coûta beaucoup plus à recevoir. Je me retirai abruti.
Je rédigeai le premier cahier dans cette angoisse et dans cette amertume. Résolu quand même à travailler pour la maison que j'avais fondée, je lui fis la meilleure place dans ce premier cahier de la première série. J'y rappelai soigneusement le Prince de Bismarck, de Charles Andler. J'y rappelai l'Histoire des Variations de l'État-Major. J'y annonçai l'édition du «Compte rendu sténographique officiel du Congrès général des Organisations Socialistes Françaises tenu à Paris en Décembre 1899». Vous êtes mes anciens abonnés. Vous avez chez vous ce cahier du 5 janvier 1900. Vous avez lu ces rappels studieux et ces annonces. Enfin, et surtout, voulant donner à la maison que j'ai fondée, à un livre que j'ai fait, la quatrième page de ma couverture je la disposai comme suit. Permettez que je la remette exactement sous vos yeux:
SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D'ÉDITION, 17, rue Cujas
troisième édition
JEAN JAURÈS
ACTION SOCIALISTE
PREMIÈRE SÉRIE
Un fort volume in-18 jésus de 560 pages. . . 3 fr. 50
LE SOCIALISME ET L'ENSEIGNEMENT
Instruction—Éducation—Culture
La loi scolaire; le budget de l'enseignement;
L'enseignement primaire; l'enseignement moral donné au peuple par les instituteurs;
L'enseignement secondaire; la crise de l'enseignement secondaire; la question du baccalauréat;
L'enseignement supérieur; la question des Universités; l'extension universitaire;
La question religieuse; Léon XIII et le catholicisme social;
Les libertés du personnel enseignant; interpellation Thierry Cazes;
L'enseignement laïque et l'enseignement clérical; réponse à M. d'Hulst;
Science et socialisme;
La fonction du socialisme et des socialistes dans l'enseignement bourgeois;
La question sociale dans l'enseignement.
LE SOCIALISME ET LES PEUPLES
La guerre—Les alliances—La paix
Les écoles militaires; La loi militaire; le budget de la guerre;
L'éducation militaire; l'armée républicaine;
La paix et la revanche; la question d'Alsace-Lorraine; la France et l'Allemagne;
La France et la Russie; la «double alliance»; le Tsar à Paris;
La France en Orient; les massacres d'Arménie; la guerre de l'indépendance crétoise; la guerre gréco-turque;
La guerre hispano-américaine;
L'affaire de Fashoda.
En même temps je demandai au conseil à faire en commun des éditions avec la librairie, à peu près comme seront faits en commun plusieurs fois les cahiers indépendants de cette seconde série. On préparait alors la brochure de Gaston Moch sur l'armée de milices. On pouvait en faire un bon cahier. Je demandai que l'édition fût faite à frais communs, brochure pour la librairie et cahier pour les cahiers. Herr me donna cette réponse, recommandée à la poste et copiée au copie de lettres. J'omets les passages privés.
—Provisoirement nous vous permettons de les garder pour vous.
—Société Nouvelle,—17, rue Cujas,—
13 janvier 1900
—Il nous paraît impossible, aujourd'hui que vous êtes résolu à entreprendre une œuvre que nous sommes unanimes à juger mauvaise, de reprendre à l'heure présente une collaboration cordiale et utile. Nous vous demandons donc de reprendre régulièrement votre liberté, et de nous rendre la nôtre.
En conséquence nous vous demandons de nous remettre le dossier des affaires d'édition qui concernent la maison et qui peuvent être restées entre vos mains: nous vous demandons de nous remettre le travail de préparation fait en vue du deuxième volume de Jaurès, dont la publication incombe à la Société; nous vous demandons enfin de faire connaître régulièrement aux imprimeurs et fournisseurs avec lesquels vous avez été en relation au nom de la Société, que les ordres que vous donnerez et les commandes que vous ferez dorénavant n'engagent plus à aucun degré la Société.
—Vous prenait-il donc pour un escroc?
—Taisez-vous, dit Pierre Deloire. Nous devons écouter la lecture des monuments.
Quant à la demande que vous nous avez adressée hier, nous estimons qu'il n'est pas possible que des articles déjà publiés dans un journal soient donnés une seconde fois dans un périodique avant leur réunion en brochure, sous peine de rendre la brochure elle-même superflue. Il nous paraît donc que votre proposition ne peut être admise.
A ce propos, et pour que l'indépendance de votre périodique ne fasse doute pour personne, nous vous demandons de ne pas donner à la quatrième page de votre couverture l'aspect que vous lui avez donné dans votre premier numéro, et qui donnerait à penser au public que le périodique est une publication de la Société, ou se publie d'accord avec la Société.
Croyez à tous mes sentiments dévoués.
Pour le Conseil d'administration
Lucien Herr
Quand se tint l'assemblée générale de la Société, en janvier, Herr lut au nom du Conseil d'administration un long rapport où j'étais mis en cause non seulement comme employé démissionnaire, mais comme sociétaire infidèle, comme auteur des cahiers.
—Nous vous demandons communication de ce rapport.
—Je ne l'ai pas.
—Demandez-le. Vous nous dites que vous y êtes mis en cause. Réclamez-le.
—Je l'ai demandé. On m'a répondu:
Paris, samedi 20 octobre
Mon cher ami,
La partie du rapport de Janvier qui vous concerne occupe quatre pages et demie, qu'il m'est matériellement impossible de copier. Je ne puis davantage songer à faire copier par un employé un document qui est confidentiel, et qui doit le rester. Il va de soi que les rapports lus aux assemblées générales restent toujours à la disposition des sociétaires qui veulent en prendre connaissance, et qu'il sera mis à la vôtre si vous pouvez venir un jour dans la matinée, à un moment où quelqu'un soit là pour vous le remettre.
Je passe un paragraphe personnel et privé.
—Provisoirement nous vous permettons de le passer.
Votre affectueusement dévoué
Lucien Herr
Sur une redemande un peu motivée il me répondit:
Paris, lundi
Mon cher ami,
Je crains de m'être mal exprimé. Vous paraissez croire que je détiens en ma possession privée les documents de la librairie, et qu'ils peuvent subir les mutations du personnel administratif. Toutes les pièces officielles sont et restent régulièrement aux archives de la Société, qui sont, naturellement, confiées à la garde des administrateurs actuels, mais qui ne sont point leur propriété. En cette qualité de pièces officielles des assemblées générales, elles sont, conformément à la loi et aux statuts, tenues constamment à la disposition des sociétaires, et d'eux seuls, c'est-à-dire que les pièces confidentielles ne peuvent être ni communiquées à des tierces personnes, ni publiées. Il va de soi, je vous le répète, que ces documents vous seront donc toujours communiqués selon votre désir, et que vous pourrez prendre copie des parties que vous jugerez bon, mais nous sommes obligés de vous demander l'engagement de ne les communiquer à aucune personne étrangère à la société, ni de les publier.
Votre affectueusement dévoué
Lucien Herr
Le jeudi matin j'allai en conseil expliquer pourquoi je tenais à ce que la communication des pages qui m'intéressaient me fût donnée sans condition ni réserve. L'entretien fut assez cordial, mais le conseil s'en tint à sa première décision. J'ai soumis la question à la prochaine assemblée générale. Ma demande viendra de jeudi en huit, le jeudi matin 10 courant. Voilà pourquoi je ne peux pas vous donner aujourd'hui communication des pages du rapport de janvier où je fus mis en cause.
—Que vous en rappelez-vous?
—Ce rapport n'était pas un réquisitoire implacable, mais un de ces réquisitoires mouillés de tendresse qui écrasent leur homme. L'auteur m'y reprochait d'avoir fondé une revue ayant le caractère et le format du Mouvement Socialiste. Je fus imbibé, liquidé. Je ne me défendis pas. Quand l'auteur eut fini sa lecture je répondis textuellement:
—Je ne veux pas dépenser le temps de l'assemblée générale pour un cas individuel. Ceux de vous qui après avoir entendu l'accusation voudront m'entendre en ma défense me trouveront au siège des cahiers, 19, rue des Fossés-Saint-Jacques, le lundi et le jeudi, de deux heures à sept heures.
—Y allèrent-ils?
—Quelques-uns, deux ou trois sur une vingtaine et quelques. J'étais si abasourdi que je ne pensai pas à demander la division, qui est de droit. Et comme je voulais approuver le restant du rapport, comme je voulais approuver hautement le travail considérable que les mêmes hommes avaient fait pour la réinstallation de la librairie, je votai oui sur l'ensemble du rapport, j'adoptai avec l'immense majorité des sociétaires la partie du rapport qui me maltraitait.
Je répondis à cette accusation en publiant dans le deuxième cahier, à la page trois de la couverture, cet avis:
Nous annonçons ici les publications que nous voulons signaler à nos lecteurs, sans demander aux éditeurs ni leur avis ni leur finance. Aucun éditeur ne peut s'offenser de cette annonce.
La seconde moitié de la troisième page et la quatrième page tout entière annonçaient le Compte rendu sténographique officiel du Congrès général des Organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899.
Pendant un an je saisis toutes les occasions de faire à la Société Nouvelle une utile publicité. Je rappelai sur la couverture du quatrième cahier, pour mémoire, à tous ceux qui auraient entendu prononcer quelque réquisitoire contre ces cahiers qu'aussi longtemps qu'ils ne m'auront pas entendu en ma défense ils seront dans une situation exactement antidreyfusiste. Ils ne vinrent pas plus. Sur la couverture du cinquième j'annonçai:
Vient de paraître à la Société Nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris: la Question de l'Enseignement secondaire en France et à l'étranger, par Ch.-V. Langlois, un volume de 140 pages, petit in-18, à 1 franc 50, livre que nous aurons sans doute à citer quand nous présenterons les raisons pour et contre la liberté de l'enseignement.
Vient de paraître à la même librairie: la Réforme militaire. Vive la Milice, par Gaston Moch, ancien capitaine d'artillerie; M. Gaston Moch a réuni et composé les articles qu'il avait donnés à la Petite République; une forte brochure de 64 pages, in-8°, à 0 fr. 30; pour la propagande, 50 exemplaires, 12 fr. 50, et 100 exemplaires, 20 francs.
Les cinquième et sixième cahiers avaient publié la consultation internationale ouverte à la Petite République sur l'affaire Dreyfus et le cas Millerand. Un libraire m'en demandait le tirage à part. Je le lui refusai. Je proposai à la Société Nouvelle de faire une édition commune avec les cahiers. On en demanda l'autorisation à Dejean. C'était vouloir que l'édition ne se fît pas. Dejean, me dit-on, réclama des droits d'auteur. Les imprimeurs distribuèrent.
Dans le septième cahier, page 53, tenue du congrès national, j'annonçais encore le Compte rendu sténographique officiel édité par la librairie. Sur la couverture, j'annonçai en bonne place:
Vient de paraître à la Société Nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris, le Procès des Assomptionnistes, réquisitoire du Parquet, exposé et réquisitoire du Procureur de la République, compte rendu sténographique partiel des débats, arrêt, 1 volume, 256 pages, imprimées très denses, in-16, pour cinquante centimes.
Dans le huitième cahier j'annonçai à la dernière page de la couverture:
Demander à la Société Nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris, le premier roman de Jérôme et Jean Tharaud: le Coltineur débile, un beau volume in-18 jésus de 116 pages, pour un franc.
Demandez à la Société Nouvelle de librairie et d'édition, de Marcel et Pierre Baudouin, Jeanne d'Arc, drame en trois pièces, un volume lourd grand in-octavo de 752 pages très peu denses, pour dix francs.
—Rassure-toi: on ne l'a pas demandé.
—Tais-toi, dit Pierre Deloire, écoute la lecture des textes.
—J'avais annoncé déjà, et j'ai annoncé plusieurs fois le Coltineur débile. Septième cahier, de la grippe, je dis au docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste:
j'achèterai un petit Sophocle. La première fois—
—Qu'est-il devenu, le docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste?
—Je suis sans nouvelles.
—Taisez-vous, dit Pierre Deloire. Écoutons le texte.
—Je lui dis:
j'achèterai un petit Sophocle. La première fois que j'irai à Paris, j'irai en acheter un à la Société Nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas.
Il me demande:
—Pourquoi là, mon ami?
—Pour beaucoup de raisons que je vous donnerai plus tard, docteur, mais surtout parce que cette maison est, à ma connaissance, la première et la seule coopérative de production et de consommation qui travaille à l'industrie et au commerce du livre.
Quand je fis le tirage à part de la lumière, je pressentis le seul conseiller d'administration qui m'eût manifesté sa courtoisie. La lumière ne pourrait sans doute recevoir l'hospitalité de la librairie.
Au demeurant, vous avez les cahiers de la deuxième série.
—Oui, mais nous vous requérons de nous énoncer les faits de la nouvelle année scolaire.
—Premier fait.—Je lus à Coulommiers, où je faisais mes vingt-huit jours, que le congrès socialiste international commençait le dimanche matin, jour de ma libération. C'était le vendredi. Je croyais savoir que l'international ne commencerait qu'après que le national serait fini. J'avais été sans nouvelles pendant mon service et en particulier pendant les manœuvres de Beauce. Un mot à Corcos, fidèle sténographe. Je me débrouillai le samedi pour sauter dans le train. Je joignis Herr par hasard à la librairie.—Prenez-vous la sténographie du Congrès international?—Non, ce sera sans doute la confusion des langues.—Aucun ne la prend? Non.—Alors je la prends. Corcos me joignit à la gare du Luxembourg. Le lendemain la sténographie fonctionnait pour les cahiers, que le président de la séance n'avait pas encore de papier à se mettre sous la main. J'ai la sténographie dans ma corbeille et nous la publierons bientôt.
Or la Société Nouvelle de librairie et d'édition avait, comme les cahiers l'ont annoncé plusieurs fois, édité le compte rendu sténographique officiel du premier congrès national. Pareillement elle préparait, après entente avec l'ancien Comité général, un compte rendu sténographique officiel du deuxième congrès national, et un compte rendu analytique officiel du congrès international. Ce dernier congrès prit une importance inattendue. Si mes renseignements sont exacts,—et, au cas où ils ne le seraient pas, je souhaite un démenti formel,—si j'en crois mes renseignements, les délégués de la Société Nouvelle négocièrent et traitèrent avec les délégués du nouveau Comité général en leur laissant ignorer qu'il y avait par le monde une sténographie de ce congrès. Ils gardèrent ainsi leur monopole de fait. Ils gardèrent l'investiture officielle pour un compte rendu analytique du Congrès international. Quand les délégués du nouveau Comité général furent avisés, on me dit qu'ils manifestèrent leur mécontentement. On répondit que l'on allait donner le bon à tirer. Ainsi nous aurons du Congrès international deux comptes rendus, un compte rendu analytique officiel, et un compte rendu sténographique non officiel.
—C'est cela, dit Pierre Baudouin sourdement, c'est cela qu'ils nomment organiser le travail. C'est là ce qu'ils nomment organiser le travail commun.
—Tais-toi. Écoutons le second fait.
—Second fait: un ami commun avait communiqué à M. Herr une liste, ou plutôt les matériaux d'où l'on pouvait extraire une liste assez utile des sociétés qui font en province de la libre pensée ou de l'enseignement laïque. Je la demandai innocemment. M. Herr, inquiet, me la promit sur un ton douteux et peiné. Je voulais en faire des abonnés éventuels. M. Herr ne m'a pas fait parvenir cette liste.
—C'est donc cela, répéta Pierre Baudouin, qu'ils nomment organiser le travail?
—Taisez-vous, prononça Pierre Deloire, et discutons ces textes et ces faits.
Il avait pris des notes à mesure que j'avais lu. Il y jeta les yeux.
PREMIER CHEF D'ACCUSATION
—Pardon, dit Pierre Baudouin, je demande à savoir qui sont les accusateurs. J'en ai assez des anonymats et des pseudonymats. Je n'en veux plus.
—Il faut pourtant commencer par un bout, répondit Pierre Deloire. Je me suis efforcé de dégager de ce fatras quelques chefs généraux d'accusation. Je commence par le premier:
Péguy est accusé d'avoir accueilli ou mis dans les cahiers, de la copie qui ne sert pas à la propagande. Accusé, levez-vous.
—Je n'ai pas envie de plaisanter, dit Pierre Baudouin.
—Moi non plus, dit Pierre Deloire. Je lui commande qu'il se défende.
—Il est trop bête. Je le défendrai. Qu'est-ce qu'ils nomment leur propagande? Croient-ils donc, ces rares génies, que la propagande soit un exercice qui se fasse de cinq à sept. Ils vont à la propagande comme les mauvais catholiques vont à la messe. Les mauvais catholiques vont à la messe le dimanche de dix à douze, avec des âmes apprêtées. Ils savent que c'est la messe. Et du midi de ce dimanche à dix heures de celui de la semaine suivante ils redeviennent ce qu'ils sont. Ainsi nos censeurs font de la propagande. C'est un office. Au contraire les bons catholiques sont catholiques en semaine, et le dimanche ne leur apporte qu'un rafraîchissement de leur foi. Ainsi nous sommes socialistes en semaine et nous ne savons pas quand nous faisons de la propagande. Je ne me suis jamais dit, avant un entretien: Attention! tu vas faire de la propagande. Mais je vis en socialiste et je parle uniment en socialiste. Je ne traite jamais personne en propagandable ou propagandisable, je ne suis pas propagandeur ou propagandiseur ou propagandisateur. Quand je vois venir à moi mon meilleur ami, je ne me dis point: Comment vais-je faire pour le propagander? Mais je lui serre la main et je lui dis: Bonjour mon vieux, comment vas-tu? parce qu'il est mon meilleur ami. Et quand je vois un inconnu je lui dis: Bonjour monsieur, et je cherche à savoir comme il est, mais je ne cherche pas à savoir comme il est pour que je le propagandise. La propagandisation ainsi entendue comme ils veulent qu'on la pratique a toujours conduit à faire massacrer les impropagandisables par leurs anciens amis propagandisés. Voyez ce qu'il advient aux malheureux Chinois. La propagandisation est une forme de la conquête. Quand nos amis du Parti ouvrier français, fructueusement alliés aux radicaux, eurent enlevé aux réactionnaires le conseil municipal de Lille, vous vous rappelez sans doute l'enthousiasme avec lequel un journal ami, La Petite République, afficha une énorme manchette: Lille conquise. Un envahisseur militaire parlerait ainsi. Ou bien la propagandisation est une forme de l'acquisition, de l'appropriation. Or nous voulons supprimer la propriété même.
Au fond leur propagande revient à ceci: elle suppose un propagandeur et des propagandables; un propagandeur est quelqu'un qui sait; les propagandables, c'est tout le monde qui ne sait pas, les imbéciles, comme Simiand dit. Celui qui sait enseigne ceux qui ne savent pas. Pour les enseigner il transforme,—sans les déformer,—les réalités. Il masque certains faits, certains hommes, certains événements, certaines idées, certaines images. Il fait valoir certains faits, certains hommes, certains événements, certaines idées, certaines images. Il introduit certains jeux de lumière. Il dispose, propose et compose les plans. Il ordonne les perspectives. Il distribue, produit et contribue les couleurs. Il obtient ainsi un tableau commode. Le peuple voit ce que l'on veut, et ne voit pas ce que l'on ne veut pas. Le peuple entend ce que l'on veut, et n'entend pas ce que l'on ne veut pas qu'il entende.
Ce n'est pas ainsi du tout que je me représente l'action modeste que j'exerce et l'action modeste que je reçois. Quand je vois quelqu'un, je ne me dis jamais: Propagandons. Mais je cause honnêtement avec ce quelqu'un. Je lui énonce très sincèrement les faits que je connais, les idées que j'aime. Il m'énonce tout à fait sincèrement les faits qu'il connaît et les idées qu'il aime et qui souvent sont fort différentes. Quand il me quitte j'espère qu'il s'est nourri de moi, de ce que je sais et de ce que je suis. Et moi je me suis toujours nourri de tout le monde, parce que tout le monde a beaucoup plus d'esprit que moi. J'ai pitié souvent quand je vois ces gens de propagande enseigner au peuple ce que le peuple sait mieux qu'eux, ce que le peuple saurait tout à fait si l'on n'avait jamais inventé les journaux. Le peuple sait beaucoup de ce que nous pouvons savoir quand il connaît l'amour, la naissance et la mort, la maladie et la santé, la jalousie envieuse et la haine, la misère et la prospérité, le chaud et le froid, les terres et les eaux, les rues et les bois, les bêtes et les plantes, quand il assiste à l'admirable croissance des enfants, à la décroissance compensatoire des vieux. Pour moi c'est sur les impériales des voitures et dans les troisième classe de l'Orléans que j'ai entendu le meilleur de ce que sais. Et quand je parle avec un homme du peuple, ce qui m'arrive le plus souvent que je le puis, je n'ai aucune intention de le catéchiser. Car au fond leur propagande est une catéchisation, une catéchisation de plus. Je cause uniment avec l'homme du peuple. Je lui parle de son métier, non pour profiler seulement, mais parce que vraiment son métier est plus intéressant, plus profondément vrai que le mien. Je parle de sa vie, qui est plus passionnante que la leur. Je ne suis nullement l'intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple. Je cause avec l'homme du peuple de pair à compagnon, sans aucune arrière-pensée. Il n'est pas mon élève. Je ne suis pas son maître. Je ne veux pas lui monter le coup. Je communique avec lui. Je travaille avec lui. Mutuellement et solidairement. Nous collaborons. Leur propagande est un montage de coup organisé. Pour la bonne cause, pour la révolution sociale, pour la république socialiste. J'entends bien. Les montages de coup les plus redoutables à l'humanité furent toujours institués pour la bonne cause. Qui n'a pas sur soi sa bonne cause? Abdul Hamid a sa bonne cause pour massacrer les Arméniens. Chamberlain défend en Afrique la bonne cause de la civilisation anglaise. Les alliés internationaux, comme les nommait à peu près Jaurès, ont épouvanté le monde chinois pour la bonne cause de la chrétienté chrétienne et marchande. On ne sait jamais tout ce qui peut sortir de vice et de souffrance d'un montage de coup bien intentionné.
—Assez causé, dit Pierre Deloire.
DEUXIÈME CHEF D'ACCUSATION
Péguy est accusé d'avoir accueilli ou mis dans les cahiers de la copie qui nuit à la propagande. Qu'il s'en défende.
—Il est trop bête. Je le défendrai. Péguy trahit la République. Si jeune! Et qu'ont-ils fait pour la République ceux qui l'accusent de trahir la République. Je veux savoir qui c'est.
—Nous examinerons plus tard si nous pouvons le savoir. Mais vous avez adopté la marche du cortège. Repoussez l'accusation en elle-même.
—Je l'ai repoussée, puisque c'est la même, Péguy trahit la République et nuit à la propagande parce qu'un jour il n'a pas voulu recevoir la consigne. Hier il avait raison d'écrire ce qu'il savait et ce qu'il pensait de Guesde. Il a tort aujourd'hui d'écrire ce qu'il sait et ce qu'il pense de Guesde. Demain il aura tort d'écrire ce qu'il sait et ce qu'il pense d'un second et d'un tiers. Hier il épurait. Aujourd'hui, ce matin, il désorganise. Hier il servait. Aujourd'hui, ce matin, il trahit. Un vote menteur a fait ces merveilles. Un vote menteur a fait passer la consigne. La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout inférieur obéisse exactement, sans hésitation ni murmure. Je désobéirai si la justice et la liberté le veut. Je suis réserviste. Si demain matin je recevais ma feuille de route pour aller en Chine, sachant comme je le sais ce que les internationaux sont allés faire en Chine, je refuserais le service militaire, je déserterais. Je suis réserviste. Si demain matin je recevais ma feuille de route pour aller à Calais, sachant comme je le sais ce que les bourgeois font à nos amis ouvriers, je refuserais le service militaire, je déserterais. Pourquoi dès lors veut-on que dans le civil je reçoive et j'accueille le mot d'ordre et le mot de ralliement. O vanité des consignes anciennes! Quand j'étais à l'école en première année, tu te rappelles, Deloire, les consignes étaient les suivantes, et à ces consignes obsolètes nous avons en leur temps donné tout ce que nous avons eu de foi, de raison, de vouloir et de force. A ces consignes obsolètes nous avons donné le temps de nos études et l'amitié de nos meilleurs amis. Ces consignes étaient que le Sénat n'était qu'un ramassis de crapules réactionnaires et que la Chambre était l'espoir et la fleur de la République. Au nom du suffrage universel, au nom de sa souveraineté, au nom de sa primauté, il fallait balayer les vieux résidus du suffrage restreint. La consigne était qu'il ne fallait pas deux assemblées dans la République. La consigne était que le suffrage universel valait seul et valait tout, que le suffrage restreint ne nous donnait que des tyrans. Il fallait que le suffrage universel fût à un seul degré, le double degré ne pouvant qu'éliminer les meilleurs candidats. La consigne était que M. Léon Bourgeois préparait infailliblement la voie du seigneur socialisme révolutionnaire, moins résolument toutefois que M. Doumer. La consigne était que l'impôt progressif sur le revenu constituait la réforme la plus profonde, immédiatement après laquelle adviendraient les premiers décrets de la Révolution sociale. Et cependant que M. Léon Bourgeois était le précurseur et M. Doumer le sous-saint-Jean-Baptiste, ou l'aide-saint-Jean-Baptiste, la consigne était que M. Trarieux, un sénateur! était la plus réactionnaire des canailles ou le plus canaille des réactionnaires. La Révolution sociale avait un jour demandé que M. Godefroy Cavaignac, un civil, devînt ministre de la guerre. La Révolution sociale avait un intérêt puissant à ce que M. Casimir-Perier ne restât pas à la présidence de la République bourgeoise. Il fallait qu'il s'en allât. Pour qu'il s'en allât il fallait que Gérault fût élu député. Pour que Gérault fût élu dans le treizième il fallait que Rochefort lui donnât l'investiture nationaliste. Jaurès et Millerand allèrent donc à Bruxelles traiter avec le grand polémiste. Donnant donnant. Rochefort donna l'investiture. Les républicains donnèrent l'amnistie, l'ancienne, la deuxième, Gérault fut élu. Félix Faure aussi. Le polémiste rentra. Le président et le polémiste purent chauffer le second boulangisme. Il fallait alors que Rochefort eût de l'esprit et fût non seulement un bon républicain mais un bon révolutionnaire. Il faut à présent qu'il n'ait jamais eu d'esprit et qu'il ait toujours été une immonde canaille. Or M. le marquis de Rochefort avait de l'esprit quand il servait la république sous l'empire, et dès lors il était une spirituelle canaille. Rochefort a longtemps eu de l'esprit sous la république et il était encore en ce temps une spirituelle canaille. Tout le monde savait qu'il était une inépuisable canaille. Jaurès le savait quand il accueillait, au retour de l'exil doré, le virulent polémiste et le fougueux révolutionnaire. Comment veut-on que le bon peuple s'y reconnaisse? Comment veut-on que le peuple s'y reconnaisse? Comment veut-on que moi, peuple, je m'y reconnaisse?
—Un ami que j'ai, dit Pierre Deloire, a bien voulu aller à la Nationale me chercher ces quelques renseignements: L'amnistie fut votée à la Chambre le 28 janvier 1895. Le 29 il y eut dans la Petite République un article de Sembat, très raisonnable. Le 31 vote au Sénat. Le premier février, article de Fournière, enthousiaste: «En moins de quinze ans, Paris aura vu Rochefort revenir deux fois d'exil. Son retour en 1880 fut un triomphe. Il en sera de même dimanche.»—Fournière fait des restrictions sur le boulangisme de Rochefort. Puis: «Vraiment, ce retour simultané de Rochefort et de Gérault-Richard est d'un puissant symbolisme que tous comprendront.»—«Jean Grave et Drumont, ces deux démolisseurs, reviennent aussi, et ce retour complète le symbole. Ce que le peuple a voulu en exigeant, en imposant l'amnistie, c'est la liberté de tout dire.»—Le 3 février, portrait de Rochefort, sous le titre Impressions quotidiennes, signé Tabarant. On y lit: «On s'est exclamé et fort justement sur l'éternel rajeunissement de cet esprit auquel les imbéciles seuls refusent l'envergure et la solidité.»—Le 3, retour triomphal. Millerand, entouré de ses collaborateurs de la Petite République, va recevoir le virulent à la gare. Puis il vient le saluer à l'Intransigeant. Jaurès arrive ensuite. Il est en nage. Il présente Gérault-Richard à Rochefort qui lui tend les bras.—C'est à vous que je dois mon retour ici, dit Rochefort.—Oui, citoyen Rochefort; mais moi, je vous dois mon élection. René Viviani est présenté par Jaurès à Rochefort qui l'embrasse. Puis défilent — — —». Je cite le compte rendu de la Petite République datée du 5 février. Jaurès n'a fait que partager la joie générale. Il ne paraît pas avoir dit de bêtises, et n'a rien écrit—dans la Petite République du moins—sur le retour du héros.
—Nous a-t-on assez lancés, répondit Pierre Baudouin, sur les libertés municipales de Paris, qui avait droit aux mêmes libertés que la plus petite commune de France. Où en serions-nous si le Paris nationaliste avait les libertés que nous avons réclamées pour le Paris révolutionnaire? Ne croyez pas, mon ami, que je rappelle ces souvenirs—et ces leçons—pour embêter Gérault ou pour faire de la peine à Jaurès. Aujourd'hui moins que jamais il ne faut leur faire de la peine, exposés qu'ils sont à la concurrence déloyale du Petit Sou, à la scandaleuse démagogie du scandaleux Edwards. Bouchor disait à un ami que les cahiers étaient tout de même un peu durs pour les malheureux qui se débattent vaillamment et honnêtement parmi les embarras de l'action publique. Ce n'est ni à Gérault, ni à Jaurès que j'en ai beaucoup. Je sais qu'ils sont abonnés aux cahiers, eux et leur entourage, et qu'ils paient, comme tout le monde, leur abonnement ordinaire. Je sais qu'ils n'auraient pas même la mauvaise pensée, comme certains amis de M. Herr l'ont eue et accueillie, de traduire un dissentiment, même intime, en essai de mise en quarantaine et d'affamement économique. J'en ai très exactement à ceux qui, étant devenus ou nés universitaires, fonctionnaires, travailleurs intellectuels ou travailleurs manuels, veulent introduire parmi nous les procédés et la mentalité des politiciens ou des politiques professionnels. J'admets que les politiciens et que les politiques professionnels fassent de la politique. Je ne suis pas un anarchiste professionnel. Je ne me fais pas des rentes en dénonçant au peuple, dans un journal, que les politiciens et que les journalistes se font des rentes en faisant semblant de le servir.—
—Attendez, dit sèchement Pierre Deloire. Faites-vous ici allusion au débat récemment ému entre Jean Grave et Urbain Gohier?
—Laissez-moi tranquille, je ne fais aucune allusion. La Société mourante et l'anarchie est le livre qui m'a le plus profondément remué. Mon discours est plein de noms propres. Je hais autant le sectaire prétendu anarchiste que le sectaire véritablement anarchiste. J'admets que certains socialistes fassent provisoirement de l'action politique ainsi que j'admets que certains Français fassent provisoirement de l'exercice militaire. Je dirai toute ma pensée: il me paraît indispensable que certains socialistes révolutionnaires fassent de l'action politique, parce que s'ils n'en faisaient pas toute l'action politique, dont l'effet me semble indéniable, retomberait toute pour écraser la révolution sociale et même la préparation de la révolution sociale. On me répond que la politique est un sale métier. Nous savons qu'il y a dans la société bourgeoise beaucoup de sales métiers, inévitables. Nous avons donc la plus grande et la plus sincère gratitude pour les citoyens qui veulent bien assumer ces métiers sacrifiés. Je le dis sérieusement: j'ai la plus vive et la plus profonde reconnaissance pour les citoyens qui veulent bien faire de la politique. J'ai aussi, comme Français, de la reconnaissance pour les pauvres bougres de soldats et d'officiers, quand ils sont honnêtes et bons citoyens. Mais je ne consens pas qu'il advienne au socialisme révolutionnaire la contamination qui est advenue à la nation française. La nation française avait une armée. Il était inévitable que la nation française eût une armée. Il était inévitable, dans la situation de concurrence internationale bourgeoise indéfiniment surexcitée où l'Europe se crève, il était inévitable que la nation française eût une armée, c'est-à-dire que pendant certaines années certains citoyens fissent leur métier de la préparation technique aux travaux de la guerre. Mais qu'est-il advenu? et c'est ici, vous m'entendez, qu'intervient ce que je nomme la contamination. Les citoyens qui se préparaient aux travaux déplorables de la guerre, au lieu de garder précieusement en eux l'esprit de la cité, se laissèrent contaminer par les passions qui naissent malheureusement de la guerre. Et il n'y eût eu que demi-mal, et contamination partielle. Mais la plupart des citoyens, dans les années où ils ne faisaient pas leur métier de la préparation à la guerre, avaient en eux et gardaient glorieusement les passions misérables belliqueuses. Ou bien ils recevaient la contamination de leurs voisins. Et au lieu d'avoir pour les citoyens militaires une reconnaissance exactement prudente ils se donnèrent ou accueillirent pour les soldats des sentiments d'humilité, de serve imitation, d'aveugle et enthousiaste admiration. Le métier sacrifié devint le métier guide, le métier modèle. Ainsi naquit et se développa ce militarisme envahissant dont vous savez que je suis l'un des adversaires les plus rigoureusement exacts.
Je redoute qu'une semblable contamination ne se soit effectuée dans le socialisme révolutionnaire. Il était indispensable que le socialisme révolutionnaire eût ses politiques professionnels. Dans la situation de concurrence politique bourgeoise indéfiniment surexcitée où crève lentement la nation française, tous les partis politiques bourgeois se fussent payés sur le dos du socialisme révolutionnaire si le socialisme révolutionnaire n'avait pas eu des militaires, comme il convient de nommer nos politiques professionnels. J'ai donc pour nos citoyens politiques une vive et profonde reconnaissance. On ne m'a pas vu leur jeter des tuiles sur la tête pendant qu'il recevaient les tuiles des démagogues. Je les ai défendus tant que j'ai pu contre les démagogues. Je les défends tant que je peux. Je les défendrai tant que je pourrai. Pendant qu'ils se noyaient ou couraient le danger de se noyer, on n'a pas vu que je faisais mon petit maître d'école de la Fontaine. Je me suis fait de sérieux ennemis parmi leurs ennemis parce que je leur subvenais de toutes mes forces. Quand il y a des élections politiques je fais la campagne électorale et je vote. Quand il y a des élections universitaires je fais la campagne. Si j'étais citoyen actif universitaire, je voterais aussi dans les élections universitaires. Mais là je ne suis qu'un citoyen passif. Dans le petit village de banlieue extrême où je me suis réfugié, vous savez que j'ai suivi attentivement la campagne politique inaugurée pour les récentes élections municipales. Vous savez que j'ai voté le premier dimanche et le dimanche de ballottage pour la liste républicaine opposée aux grands bourgeois réactionnaires, aux châtelains et aux grands propriétaires fonciers de l'endroit. Car nous sommes inclus dans l'arrondissement de Marcel Habert, et chez nous les républicains sont unis, parce qu'ils sont impuissants.
Je demande que le socialisme révolutionnaire ne soit pas contaminé par son armée politique ainsi que la nation française fut contaminée par son armée militaire. Je demande que nous ayons pour nos citoyens politiques une reconnaissance exactement prudente et non pas une serve admiration, une humilité d'imitation. Or il suffit de regarder rapidement ce qui advient au socialisme révolutionnaire pour constater un incroyable envahissement de la mentalité politique.
J'ai comparu, moi aussi, devant le Conseil d'administration de la Société Nouvelle. Et j'ai participé aux Assemblées générales, simples chambres d'enregistrement qui étaient censées souveraines. C'était un des spectacles et un des événements les plus désolants que je connaisse. Les mêmes hommes administrateurs commettaient des actes qu'ils n'eussent pas imaginés quand ils étaient simples citoyens. La raison d'État, qu'ils avaient combattu trente et quelques mois avec un redoutable acharnement, leur paraissait non pas suffisante, mais opulente pourvu que l'État fût la société commerciale dont ils avaient l'administration. Permettez que je revienne sur les faits.
—Il est temps, dit froidement Pierre Deloire.
—Je me rappellerai toujours comme l'exécution fut brutale et prompte quand tu demandas et proposas au Conseil d'éditer les cahiers, dans des conditions commerciales qui étaient cependant fort avantageuses pour la maison commune. Je me rappellerai toujours, pour l'administration de ma vie, de quel ton Herr vous dit: Nous sommes unanimes à penser que vous allez marcher contre tout ce que nous avons fait ensemble. Nous sommes unanimes à n'accepter pas cette publication.—Ils étaient unanimes! Et qu'est-ce que cela prouve? Esprits à peu près identiques, ayant la même culture, les mêmes bonnes et les mêmes mauvaises qualités, les mêmes déformations et les mêmes alourdissements, ces cinq administrateurs étaient plus facilement unanimes entre eux que je ne suis unanime avec moi. Quand Herr discute avec Simiand il y a moins de profonde variété, moins de pénible et douloureuse incompatibilité que quand je discute avec moi. C'est dire qu'il y a dans leurs assemblées moins de véritable discussion que quand je m'assemble tout seul. Et ils seraient modestes, et ils n'accableraient personne et ils n'accableraient rien et ils n'écraseraient pas leurs anciens amis de leur commode unanimité s'ils n'avaient accueilli en eux la contamination politique de la puissance attribuée à la quantité numérique. Nous sommes cinq. Nous sommes cinq unanimes. Il est évident que nous avons raison. Nous avons raison contre la raison même. La raison n'est pas cinq. Et il en était de même aux assemblées générales. Puisque la raison y avait la minorité, la raison y avait tort.
Non pas qu'évitant le gouvernement de la minorité par la majorité je veuille asseoir le gouvernement de la majorité par la minorité. Je ne veux pas réparer une injustice par une injustice majeure, une lamentable déraison par une lamentable déraison majeure. Je demande que parmi nous, parmi les socialistes révolutionnaires agissant entre eux, et travaillant solidairement, on n'introduise pas, venues des assemblées bourgeoises, les présomptions autoritaires de la paresseuse et facile votation. Je demande que l'on ne croie pas que l'on a tout dit quand on a dit: nous sommes unanimes, ou bien: nous sommes en majorité, ou bien: nous avons une forte majorité, ou: nous avons la majorité des deux tiers. Nous demandons que ces constatations de quantités n'empêchent pas d'écouter scrupuleusement la voix de la raison. Nous demandons que ces constatations de quantités n'empêchent pas systématiquement d'écouter le bon sens en intellect, et le sens droit en morale. J'admets, je demande que le citoyen, certain dimanche, aille voter pour tels ou tels candidats au conseil municipal, au conseil d'arrondissement, au conseil législatif ou national, que nous nommons Chambre des Députés. Mais le citoyen qui, son bulletin mis, rentrant à la maison, dirait à sa femme: à présent nous allons voter pour savoir si nous ferons ce soir un pot au feu me semblerait un dangereux maniaque. Pourtant c'est là que nous en sommes. La votation parlementaire bourgeoise ne nous a pas seulement contaminés en ce sens que nous en faisons avec eux parmi eux, mais en ce sens beaucoup plus redoutable que nous ne faisons plus que de cela parmi nous avec nous. Chacun pense à majoriser, comme on dit, le voisin. L'histoire des trois congrès, les deux nationaux et l'international, n'a été qu'une lamentable histoire parlementaire.
Je pensai que je pourrais placer un mot:
—C'est ce que je dirai quand je rendrai compte à mes électeurs du mandat qu'ils ont bien voulu me confier pour le premier, le deuxième et le troisième congrès de Paris.
—Tais-toi tu es trop bête. L'histoire des congrès, sans aucune exception, l'histoire de l'ancien comité général, sans aucune exception, l'histoire des groupes élémentaires, des fédérations régionales, départementales ou provinciales, des organisations nationales, sauf exceptions, l'histoire, hélas, du grand parti national, est une lamentable histoire parlementaire. Beaucoup de coopératives et beaucoup de syndicats ont une histoire parlementaire. On n'entend partout parler que de majorité. Cela est incroyable d'un parti révolutionnaire, d'un parti qui ne tient dans le monde qu'un espace extrêmement mineur. Combien y a-t-il dans l'univers de socialistes véritablement socialistes? Moins que jamais. Et n'est-il pas évident que si la loi de majorité régissait le monde nous serions écrasés comme un nouveau-né chinois. Pendant toute l'affaire, les dreyfusards furent en France la minorité infime. Et depuis le commencement de cette affaire principale, plus longue, beaucoup plus vaste et non moins profonde, que nous nommons l'affaire de la Révolution sociale, nous les révolutionnaires nous avons toujours été en minorité infime. Et pour longtemps nous sommes en infimité. Pourquoi dès lors introduire dans nos relations mutuelles comme le seul régulateur cette loi bourgeoise immorale et dérationnelle que les bourgeois eux-mêmes ont soin de ne pas utiliser contre nous jusqu'en sa rigueur extrême.
Pourquoi? Parce que nos censeurs ne sont pas moins contaminés de l'insincérité bourgeoise qu'ils ne sont contaminés de l'autorité bourgeoise. Tout cela se tient. L'autoritaire ment. La seule raison ne ment pas. L'autoritaire est celui qui veut exercer une action plus grande que la raison ne le lui permet, que la raison ne la lui confère. Il veut avoir un effet plus grand qu'il n'est, raisonnablement, une cause. Il veut rompre à son avantage la juste et la raisonnable proportion. Il veut introduire frauduleusement un supplément d'effet dans son action. Quand le censeur vous accuse de trahir la République parce que vous diminuez l'autorité de Herr, de Jaurès ou du troisième universitaire auprès de leur public, très exactement le censeur souhaite, espère, désire qu'au moment que le lecteur ouvre son journal sur un article de Herr, de Jaurès, ou du troisième, il y ait, interposée entre l'entendement du lecteur et l'entendement de l'auteur, une certaine quantité de croyance fidèle. Et quand Jaurès monte à la tribune, le censeur veut qu'il y ait, interposée entre l'entendement de l'auditeur et l'entendement de l'orateur, une certaine quantité de croyance fidèlement déférente. Le censeur n'admet pas que le texte imprimé paraisse seul, pauvre et nu au regard du simple citoyen. Le censeur n'admet pas que le discours parvienne seul, pauvre et nu à l'ouïe du simple citoyen. Honte à ces habilleurs! Nous demandons qu'en ce sens-là il n'y ait parmi nous aucune autorité individuelle, et encore moins une autorité collective. Nous demandons que le peuple accorde une large audience à tous ceux qui lui veulent parler. Mais quand il a entendu l'orateur ou l'auteur, nous demandons que le peuple, s'il y a lieu, prononce lui-même selon la raison, sans aucune interférence de fidélité religieuse. Nous sommes de ces singuliers libéraux ou libertaires qui n'admettons aucune autorité. Nous sommes de ces singuliers révolutionnaires qui n'admettons pas l'autorité de la tradition. Nous sommes de ces singuliers libre-penseurs qui n'acceptons aucune Église. Au sens profond des mots, nous n'autorisons aucune congrégation. Que le peuple écoute volontiers tel ou tel en mémoire des auditions précédentes, si elles étaient bonnes, soit. Mais dresser le peuple ou le public à ce qu'un jour lisant un article ou entendant un discours le simple citoyen pense en lui-même: Ce raisonnement me paraît faux, mais j'admets qu'il est juste, puisqu'il est de monsieur un tel;—ou bien: Ce sentiment me paraît mauvais, mais il faut bien qu'il soit noble, puisqu'il est d'un tel, noble citoyen: que le peuple suive ainsi à la piste, nous ne le voulons pas, Jaurès ne le veut pas, s'il a de faux amis qui le veulent. Nous ne voulons pas qu'entre le texte et l'homme qui lit on glisse l'épaisseur d'une autorité, quand le texte serait de mon meilleur ami.
—Surtout, rectifia Pierre Deloire, si le texte était de mon meilleur ami.
—C'est ce que je voulais dire.
—Il faut dire ce que l'on veut dire.
—Nous demandons instamment que ceux qui aiment l'autorité se reclassent parmi les bourgeois, que ceux qui aiment la tradition se reclassent parmi les conservateurs, que ceux qui aiment la foi se classent à côté des chrétiens. Toutes ces anciennes humanités ne me paraissent nullement méprisables. Mais il est misérable que ceux qui en sont encore, au lieu d'y rester, soient venus faire la loi parmi nous. Ces ralliés ne trahissent pas la République, ils ne remettent pas la République aux mains des réactionnaires, ils ne mettent pas le socialisme aux mains des bourgeois, ils ne mettent pas la révolution aux mains des conservateurs, ni la libre-pensée aux mains des cléricaux, mais ils font ou ils essaient que les mêmes républicains soient réactionnaires, que les mêmes socialistes soient bourgeois, que les mêmes révolutionnaires soient conservateurs, que les mêmes libre-penseurs soient les cléricaux de la libre-pensée. Ils ne trahissent pas la République, ils n'ont aucune République.
Leur propagande supposant le montage de coup, nous voyons qu'elle produit le mensonge et l'injustice. Tout cela se tient. L'autoritaire ment, en ce sens que pour asseoir son autorité il faut qu'il donne au propagandisé une image menteuse du monde. Jamais le monde n'a marché aussi mal qu'aujourd'hui. Les massacres d'Arménie et la digestion de la Finlande, les sadismes africains et les sadismes chinois, la condamnation de Rennes et l'alcoolisme français, la guerre de Madagascar et la guerre du Transvaal, tant de guerres et tant d'épouvantes où le socialisme universel n'a rien tenté d'efficace ni d'effectif, sont faits pour donner quelque humilité à la génération que nous sommes, au socialisme que nous sommes. Loin de là: nos chefs s'enrouent à chanter les hymnes et les actions de grâces. Confondant en eux deux fonctions militaires, ils font à la fois la fanfare et le commandement. Quand les corps expéditionnaires de Chine sont partis, on a osé invoquer ce premier essai de confédération européenne. Et quand les chefs sont réunis en congrès, tout se passe comme si le socialisme universel n'avait qu'à dire un mot pour disposer du monde. Montage de coup. Le monde se fout de nous [11]. La démocratisation et la fausse démocratisation n'ont conduit qu'à donner aux peuples souverains ou faussement souverains les vices des capitaines. Le peuple français, le peuple anglais, le peuple allemand ont reçu et fomenté des perversités que le sort des âges révolus n'attribuait qu'aux chefs. Les peuples mêmes sont devenus pillards, menteurs, voleurs, assassins, nationalistes et militaristes. Alors pourquoi faire les malins? Nous avons contre nous la lourdeur de l'ignorance et le vice de la perversité de tous les peuples mêmes. Et pourquoi faire les petits bons dieux? Nous avons contre nous le monde même que nous voulons refaire. Sauf de rares exceptions, les passions bourgeoises croissent parmi les peuples mêmes comme elles ne croissaient pas jadis parmi les aristocraties et naguère parmi les bourgeoisies. Pourquoi nous le dissimuler. Quand il faut bâtir un immeuble de dix mètres et que les maçons arrivent au pied du mur, on ne voit pas que l'entrepreneur les assemble et leur annonce: Mes enfants, nous allons bâtir un tout petit mur de deux mètres et demi,—dans l'espoir qu'après que les maçons auront conduit le mur jusqu'à deux mètres et demi une seconde exhortation le leur fera pousser jusqu'à trois mètres et demi, et ainsi de suite. Ainsi nous, quand nous sommes assemblés au pied de la Révolution Sociale, pourquoi nos maîtres et contre-maîtres veulent-ils nous faire accroire que c'est une petite affaire, à moitié faite sans qu'on s'en soit aperçu, et que tout se passera en douceur. C'est qu'au lieu de nous traiter comme des ouvriers raisonnables nos chefs nous traitent comme des soldats. Et non pas comme un officier raisonnable peut traiter des soldats raisonnables, mais comme un officier de l'ancienne armée traitait les mauvais soldats: Allons, encore un coup d'épaule, il n'y a plus que deux kilomètres, quand on sait qu'il y en a encore six ou huit. Ou bien si on attaque: Hardi! en avant! ils ont peur! ils vont foutre le camp! avec le refrain obligé: il y a la goutte à boire là-haut! C'est comme ça que les gens finissent par boire la goutte en bas. Nous ne voulons pas boire la goutte. Nous sommes des ouvriers. Nous acceptons, nous demandons que l'on nous guide quand il en est besoin. Nous acceptons, nous demandons des architectes et des ingénieurs, à condition qu'ils nous diront la vérité. Nous ne voulons pas d'entraîneurs. Nous ne sommes ni des chevaux ni des cyclistes. Nous ne faisons pas des courses. Nous voulons faire un travail raisonnable. Nous ne voulons pas de propagandeurs professionnels. Nous n'admettons pas que la propagande ne soit pas la communication pure et simple de la vérité que l'on sait. Ce qui revient à dire que c'est Péguy l'accusé qui fait de la propagande et que ce sont les censeurs qui n'en font pas. Ce sera le premier point de ma défense.
Il s'arrêta pour souffler un peu, parce qu'il était essoufflé.
—Nous en resterons donc au premier point, dit Pierre Deloire, parce que c'est assez causé pour aujourd'hui. Tu as de la chance que je ne sois pas un président de tribunal correctionnel bourgeois. Tu verrais si tu plaiderais ainsi. Tu as un discours singulier. On ne voit pas que tu suis aucun plan. Et cependant je me ferais un scrupule je ne dis pas de supprimer, mais de déranger un mot de ce que tu dis. Mais il importe que l'accusé rende compte enfin de son mandat. Il n'est pas seulement un accusé, il est un délégué. Je demande qu'il ait d'abord la parole comme délégué.
—Je lui cède mon tour, comme on dit dans les assemblées délibérantes, parce que, ce que je veux dire, je le dirai bien. Mais ce que j'ai dit aujourd'hui était indispensable avant de commencer. Mon premier point était en réalité un point préliminaire. Il fallait savoir si le compte rendu que Péguy nous doit sera un compte rendu de fausse propagande sur ce modèle: Hardi les gars! ou un compte rendu historique sur ce plan: J'ai vu ceci et entendu ceci. Alors j'ai fait ceci.
—Ce sera, dis-je, autant que je le pourrai, un compte rendu historique.
COMPTE RENDU DE MANDAT
25 avril 1901,
Nos anciens abonnés n'ont pas oublié que mon grand cousin de province devait venir me voir avant le commencement de l'Exposition. Pourquoi il ne vint pas, cela ne vous regarde pas. Et si vous n'êtes pas contents, vous aurez affaire à lui.
—Bonjour, mon petit cousin, bonjour. Je viens te demander le compte rendu que tu me dois depuis quatorze mois passés.
—Bonjour mon grand cousin. Mais je n'ai guère le temps.
—Tais-toi, tu n'a pas besoin de réclamer. Tu es mon délégué. Tu dois m'obéir comme un qui va les pieds devant.
—Mais oui, mais oui mon grand cousin. Seulement j'ai eu la grippe. J'ai du rhume. J'ai des abonnés.
—Je m'en fous. Je suis le public, le peuple, enfin, les citoyens, le peuple souverain. Je ne t'avais pas commandé d'avoir la grippe. Rends-moi mon compte.
—J'y consens, mais encore faut-il que le compte soit régulièrement rendu. Où est l'assistance des citoyens, où le bureau, où les assesseurs, et le verre d'eau, et la carafe?
—Où est l'assistance des citoyens électeurs, pour fumer, boire et chanter pendant le compte rendu: Vive la Sociale! Vive la Révolution sociale! Vivent les Syndicats! Vive la République sociale! Vive la Commune! A bas les ministériels! A Chalon! A bas les démagogues! Edwards en manches de chemise. Delory aussi. A bas les intellectuels! Silence là-bas! Vivent les coopératives de consommation! Vive la grève générale! A bas les papes! A bas l'empereur! Silence aux calotins! Et l'exode? Assassins! assassins! C'est la lutte finale—groupons-nous et demain—
—Où est le président?
—Où le président de séance à la tapette infatigable: Citoyens, citoyens, allons citoyens, citoyens, citoyens, citoyens, voyons citoyen. N'oubliez pas, citoyens, n'oublions pas que vous êtes assemblés, que nous sommes assemblés pour que le citoyen Péguy vous rende, nous rende compte, citoyens, du mandat, citoyens, que nous, que vous lui avez confié, citoyens, pour le, allons citoyens, pour le premier congrès national des organisations socialistes françaises. Voyons, citoyens, quel spectacle donneriez-vous aux bourgeois qui vous regarderaient. N'oublions pas, citoyens, que nous travaillons tous pour la même cause. Vive la Sociale! Voyons citoyens, laissez parler l'orateur. Nos camarades du Parti Ouvrier Français parleront à leur tour. La réunion est contradictoire.
—Où les chaises, l'estrade et le bureau? Où sont les formes indispensables d'un compte rendu?
—Elles y seront, car je suis un homme juste.
Laisse-moi donc un certain délai. Il faut que je me prépare. Un peu. Il faut que j'y pense.
—On ne se prépare pas à dire la vérité. On ne se prépare pas à parler en public. Les grands orateurs bafouillent sans préparation. Es-tu donc un misérable cabotin, que tu veux te préparer à me faire un compte rendu. Ce soir, tu m'entends, cette après-midi, et pas demain. Quand tu devrais en crever. Convoque tes amis. Je suis bon prince. Et puis je n'ai apporté aucun citoyen dans ma valise.
A deux heures sonnantes, heure fixée, mes amis Pierre Baudouin et Deloire passaient le seuil de la porte.
—Je suis patient, dit mon grand cousin. Mais il me déplaît qu'on me fasse poser. Tes amis ne se pressent pas. Je vois les deux premiers qui arrivent en se balançant comme deux gendarmes en retraite. Quand les autres vont-ils nous arriver? quand nous arrivera la foule de tes amis?
—Les deux que tu vois sont les seuls que j'ai demandés.
—Les deux que je vois? Tu n'as donc pas une foule d'amis?
—J'en ai moins depuis que je suis malheureux. Mais ils sont meilleurs. Les deux qui nous attendent sous le gros poirier sont les seuls qui demeurent dans mon pays.
—Descendons. Je me contenterai de cette assistance. Nous ferons une réunion réduite. Et nous ajournerons le grand cérémonial, que l'on ne doit pas profaner.
Le philosophe Pierre Baudouin et l'historien Pierre Deloire se taisaient ensemble au pied du vieux poirier. Pierre Deloire salua d'un geste sobre. Mais Pierre Baudouin, qui avait une espérance intérieure d'événement heureux, manifestait un commencement d'exubérance. Il s'avança droit sur mon cousin, le dévisagea, le toisa de la tête aux pieds, reconnut en lui quelqu'un qui aimait à faire marcher pour de bon. Il s'arrêta net, retira cérémonieusement son chapeau, salua; puis d'une voix grossièrement grosse:
—Bonjour monsieur.
Mon cousin le regarda fixement, reconnut son homme, celui qui ferait semblant de marcher. Il assura sa casquette sur sa tête, remit ses deux mains dans ses poches; puis d'une voix violente:
—Bonjour citoyen.
Mais Pierre Baudouin répéta:
—Bonjour monsieur.
—Je ne sais pas qui vous êtes, répondit mon cousin avec emportement, puisque mon abruti de petit cousin a complètement oublié de me le dire. Mais sachez que je n'admets pas qu'on m'appelle monsieur. Qu'est-ce que je vous ai fait pour que vous m'appeliez monsieur devant tout le monde. Un jour de compte rendu de mandat, encore. Dans une réunion. Sachez qu'à Orléans je m'appelle toujours citoyen. Quand je veux allumer ma cigarette, en m'en allant, le matin, dans la rue Bourgogne, j'avise le premier fumeur qui passe: Pardon, citoyen, voulez-vous me donner du feu?—Mais oui, qu'il me répond, citoyen. Tant plus qu'on en prend, tant plus qu'il en reste. Et puis quand je veux prendre mon apéro, pour ne pas faire suisse, à onze heures, j'appelle mon copain: Dis donc, citoyen, tu viens en boire une à la santé de la Sociale?—Mais oui, qu'il me répond, citoyen. Faut jamais refuser.
—Il y a tant de capitalistes, répondit Pierre Baudouin, tant de rentiers, millionnaires et gros bourgeois qui se font appeler citoyens, à présent, que j'ai recommencé à nommer tout le monde monsieur, et messieurs quand il y en a plusieurs. Ainsi je ne fais pas de jaloux. Vous avez tort de divulguer le beau nom de citoyen. Vous avez tort de fumer des cigarettes. Vous avez tort de vous alcooliser.
—J'ai tort? dit mon cousin, comme si le mot l'étranglait.
—Vous avez tort: si tous les républicains qui s'intitulent socialistes ou seulement bons républicains avaient envoyé à nos amis de Calais l'équivalent de ce qu'ils ont bu et fumé dans le même temps, nos amis les tullistes auraient tenu des années entières. Au lieu que nous les avons lamentablement laissés crever de faim, de misère et de froid. Nous sommes des lâches.
—J'ai tort, dit mon cousin, comme un qui s'essaye à prononcer un mot inconnu.
—Vous avez tort. Si tous ceux qui s'intitulent socialistes renonçaient au mauvais boire, la véritable révolution sociale serait avancée de plus de soixante et onze ans. Nous sommes des lâches.
—J'ai tort, j'ai tort, mais savez-vous, monsieur, que vous êtes un homme singulier. Vous êtes nouveau, vous. Vous êtes un homme qui a de l'audace. Vous m'enseignez des mots nouveaux. Un mot nouveau. Vous prétendez que j'ai tort. Savez-vous que vous êtes le premier qui ait osé me dire que j'ai tort. Quand je vais trouver les conseillers municipaux de mon pays, au moment des élections, ils ne me disent pas que j'ai tort; ils me disent toujours que j'ai raison, qu'ils sont de mon avis, qu'il faut que je vote pour eux. Jamais un conseiller d'arrondissement ni un conseiller général ni un député ne m'a dit que j'avais tort. Et pourtant ce sont des hommes haut placés, capables, librement choisis par les suffrages de leurs concitoyens. Ils doivent s'y connaître un peu mieux que vous. Pourquoi dites-vous aussi qu'il y a des capitalistes qui se font appeler socialistes. Jamais M. de Rothschild, M. Lebaudy, M. Schneider, M. Chagot ne se sont fait appeler socialistes révolutionnaires.
—Aussi n'est-ce pas eux que je voulais dire. Mais nous avons des journalistes qui touchent des dix, douze et quinze cents francs.
—Quand cela serait, lui répondit mon cousin, on n'est pas capitaliste pour si peu. Ainsi moi mon patron me paie quatre francs par jour. Ça me fait près de quinze cents par an. Et je ne me prends pas pour un capitaliste.
Pierre Baudouin eût ainsi fait marcher mon cousin quelque temps. Mais Pierre Deloire intervint pour la première fois. Mon ami a l'esprit un peu lourd, un peu distrait, un peu bourré de faits. Il ne saisit pas toujours bien les nuances du faire marcher. Il me pardonnera ces quelques indications. Elles étaient indispensables.
—Monsieur, dit pédantesquement Pierre Deloire, c'est par mois et non par année que nos journalistes gagnent ces sommes considérables.
Pierre Baudouin esquissa un mouvement de mauvaise humeur. Mon cousin s'assit lamentablement. Il nous regarda un instant pour douter encore. Tout espoir de doute lui étant désormais fermé, il s'écrasa et compta comme en lui-même.
—Quinze cents par mois. Douze fois quinze font 180.
Dix-huit mille par an. 180.000 en dix ans. Un million 800.000 en cent ans. Dix-huit millions en mille ans.
—Tenez-vous en là, dit Pierre Baudouin. Vous savez bien compter.
—J'ai appris chez les frères, quand j'étais petit, dit mon cousin. Les problèmes ressemblaient à ce que je vous dis. Les chers frères m'ont aussi enseigné la règle de trois et les calculs d'intérêts. Donnez-moi un crayon.
Pierre Deloire avait toujours sur lui de quoi prendre de notes.
—Dix-huit mille, qui multiplie cent sur trois. Deux zéros. Un million huit cent mille, divisé par trois. Six cent mille. Tout se passe comme si nos journalistes socialistes possédaient chacun six cent mille francs et vivaient chacun de ses rentes, sans toucher au fonds, l'argent supposé placé à trois pour cent, placement modeste. Vous voyez que je ne suis pas un ignorant. Mais comment les journaux peuvent-ils subsister?
—Il y a les annonces, les affaires, la pornographie, les paletots, le blanc. On n'est plus sûr qu'il n'y ait pas quelques fonds secrets. Il y a enfin les économies réalisées sur le petit personnel.
—Comment! tout le monde n'est pas payé pareil?
On paie très cher le rédacteur en chef et la grande signature. Mais le commun des rédacteurs touchent de cent à cent cinquante.
—Par mois, dit Pierre Deloire.
—Il y a aussi les rentiers natifs. Le grand orateur belge a la situation d'un gros bourgeois. Nous avons des rentiers qui vont de quinze à trente mille.
—Par an, dit Pierre Deloire.
—On se demande s'il n'y en a pas plus d'un qui monte à la cinquantaine. Lafargue a moins. Mais il a beaucoup. Nous avons des citoyens qui ajoutent le montant de gros traitements au montant de grosses rentes. Nous avons eu des journalistes qui à leurs gros traitements socialistes ajoutaient de gros traitements venus des journaux réactionnaires. On n'est pas bien sûr que ce régime soit passé. M. Millerand, qui est riche, n'a quitté l'Éclair, journal absolument indépendant, qu'un temps considérable après que les simples bourgeois honnêtes avaient fait leur paquet.
Mon cousin se leva sincèrement ému:
—Monsieur, dit-il, vous avez eu l'honneur de me faire marcher, avec toute cette histoire de mots que j'ai pris pour des années. Vous avez été plus fort que moi. N'ayez pas peur: je rends aux maîtres l'hommage que je leur dois. Écoutez, monsieur, vous pouvez m'en croire: c'est la première fois de ma vie que je marche. Mais aussi, monsieur, pouvais-je penser qu'il se passait des choses comme ça dans le parti. Pouvais-je imaginer tant de monnaie. J'en suis encore tout abruti.
—Asseyez-vous un peu, répondit Pierre Baudouin, ça va se passer. Vous en verrez bien d'autres à Paris, si vous restez quelque temps parmi nous. N'oubliez pas qu'aujourd'hui vous nous devez un compte rendu.
—Comment, je vous dois un compte rendu! Vous abusez de votre victoire. C'est moi qui suis venu demander à mon petit cousin le compte rendu qu'il me doit depuis quatorze mois passés.
—Pourquoi vous doit-il un compte rendu?
—Parce qu'il fut vraiment mon délégué au premier congrès national des Organisations socialistes françaises, tenu à Paris en décembre 1899.
—Nous devons donc savoir comment vous l'avez délégué.
—C'est bien simple:
Quand nous eûmes lu dans les journaux que les socialistes français allaient tenir leurs États-Généraux pour commencer la révolution sociale,—immédiatement on s'est dit qu'il fallait que le Groupe d'études sociales d'Orléans fût représenté dans ces États-Généraux.
—Qui était ce groupe d'études sociales?
—Un groupe d'études sociales, quoi. Vous savez bien ce que c'est.
—Sans doute, sans doute. Mais faites comme si je ne le savais pas.
—Je vous vois venir, avec vos gros sabots. Vous voulez à présent me faire parler.
—Oui.
—Vous voulez me faire causer?
—Oui.
—Sachez donc ce qui en est. C'est mon petit cousin qui m'a fait entrer dans le groupe d'études sociales d'Orléans. Il en était avant moi.
—Qu'est-ce qu'il y faisait?
—De la propagande. Il travaillait avec Nivet à remonter le groupe qui était descendu. Ils étaient toujours d'accord ensemble. Dans ce temps-là.
—Comment faisait-il de la propagande?
—Vous voulez tout savoir, et ne rien payer, vous. Je vous connais bien. Il parlait le samedi, quand on se réunissait,—quand le Groupe se réunissait. On se réunissait le samedi parce que c'est le jour de la paye—
—Chez un marchand de vin?
—Bien sûr, un marchand de vin qui avait la bonté de nous donner tous les samedis sa grande salle sans nous demander seulement un centime. On se réunissait aussi le samedi parce qu'on pouvait rester longtemps le soir. Le lendemain matin, on restait au lit. Le dimanche on pouvait faire la grasse matinée.
—On avait le droit de consommer, chez le marchand de vin?
—Oui, on consommait.
—Combien?
—Ça dépend, trois francs, cent sous. Quelquefois plus.
—En combien?
—Ça dépend, huit, dix, douze, quinze personnes.
—Sur combien?
—Je ne sais pas. On a été cinquante, soixante inscrits. Il y en a qui disent quatre-vingts. Mais ils ne payaient pas leurs cotisations. Mais on ne les rayait pas. Il faut que le groupe soit important.
—Sur combien d'habitants, dans la ville?
—Cinquante et quelques mille, en comptant les faubourgs. Mais il y a aussi le comité ouvrier républicain socialiste, qui est plus nombreux. En tout ça fait deux ou trois pour mille.
—Et quand il y avait réunion, est-ce qu'on faisait des quêtes?
—Faut bien. Dans une casquette. Pour les grévistes.
—On ramassait combien?
—Ça dépend, quarante, cinquante sous. Quelquefois moins.
—Alors, quand il y avait réunion, qu'est-ce qu'on faisait?
—Il y avait mon petit cousin qui parlait. Nivet n'aimait pas beaucoup parler, parce qu'il était fonctionnaire, et qu'il n'avait pas encore appris. Alors c'était presque toujours mon petit cousin.
—Bien?
—Ça dépend. Non. Il parlait comme tout le monde. Il ne parlait pas comme un orateur. En commençant on trouvait que c'était bien. Parce qu'on n'en avait jamais vu d'autres. On n'en avait pas encore vu. Mais une fois qu'on a eu vu et entendu les grands orateurs de Paris, alors nous avons connu ce qu'était la véritable éloquence. Pensez, monsieur, pensez que le citoyen Alexandre Zévaès lui-même est venu jusqu'à Orléans. Nous n'avons jamais pu avoir Jaurès. On ne sait pas pourquoi. Mais nous avons eu le citoyen Alexandre Zévaès. Il n'est pas aussi capable que Jaurès. Mais c'est un fameux orateur tout de même. Quelle flamme! Un grand orateur. Il était jeune alors. Mais il parcourait déjà la France pour semer la bonne parole. C'en est un orateur, avec sa tête ronde noire en petite boule. Et son nez au milieu. Vous l'avez vu quand il balance le bras? Le monde bourgeois ne pèse pas lourd au bout d'un bras comme le sien. Alors nous avons connu que mon petit cousin n'était que de la Saint-Jean, comme on dit dans le pays. Mon petit cousin parlait assis, les deux coudes sur la table, comme un homme ordinaire, et il avait l'air de faire attention à ce qu'il disait. Il cherchait même, des fois, ce qu'il allait dire. Au lieu que Zévaès, il sait tout ça par cœur, lui. On ne peut pas lui en remontrer.
—De quoi qu'on parlait, quand il y avait réunion?
—Mon petit cousin parlait de quelque chose. Alors ce n'était pas intéressant. Les grands orateurs parlent de tout. Zévaès vous dépeint toute la révolution sociale en quarante minutes. Après ça il faut encore vingt-trois minutes pour démontrer la république sociale. Parce que la révolution sociale, c'est quand on fait la république sociale, et la république sociale, c'est quand on a fait la révolution sociale. Je sais tout ça comme un Parisien. Je l'ai entendu dire assez souvent, dans les réunions. Je ferais un orateur comme tout le monde. Seulement je ne sais pas parler. Et puis ce n'est pas mon métier. De mon métier je suis ouvrier fumiste. Mon petit cousin, aussi, ne parlait pas assez longtemps. Il était tout de suite au bout de son rouleau. Il ne savait pas développer. Il parlait trop court. Trop sec. Pas assez de grands mots. Il nous faut des grands mots, n'est-ce pas? Ça excite. Quand il avait fini, il ne disait plus rien. Quand il ne savait pas, il disait: Je ne sais pas. Ça faisait mauvais effet. Le grand orateur sait toujours tout. Le véritable orateur ne doit jamais avouer qu'il ne sait pas. Tenez, encore un détail qui me revient: mon petit cousin voulait nous faire causer, causer avec nous. Il nous demandait ce que nous savions, ce que nous pensions. Ça nous faisait réfléchir. C'était fatigant. Il voulait nous faire étudier, quoi. Le véritable orateur doit toujours parler lui-même. Et puis quand on demande à son voisin, on a l'air de ne pas savoir soi-même. Le véritable instituteur ne fait jamais parler son élève. Et puis je n'en finirais pas. Mon petit cousin n'aimait pas trinquer. Il buvait de l'eau. Il avait l'air de faire un peu la leçon à ceux qui buvaient du vin, ou autre chose de bon. Un bon verre de vin, moi, j'ai toujours aimé ça. Il voulait nous faire lire des brochures, des livres. C'est fatigant la lecture. Il nous avait fait abonner aux revues socialistes. C'est pas amusant. Ce qui est beau, c'est quand un orateur gueule bien, comme Zévaès, et qu'il sait balancer les deux bras. Ça, c'est passionnant. C'est aussi beau que dans les Deux Gosses. Moi, j'ai vu des vrais drames. J'ai vu du Victor Hugo. Mais chez soi tout seul avec un livre, c'est rasant. Ça fatigue. Mon petit cousin dépensait tout ce qu'il pouvait ramasser d'argent à nous payer des brochures. Alors il avait l'air un peu bourgeois. C'est pas ce qu'il nous faut. L'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.
Le Groupe d'études sociales d'Orléans se réunit pour élire enfin son délégué au premier congrès général des Organisations socialistes françaises. Mon gamin de petit cousin fut élu sans grosses difficultés. Le groupe ajouta que cette élection était définitive.
Le samedi suivant, je crois, ou peu s'en faut, le groupe d'études sociales d'Orléans se réunit à nouveau pour élire enfin son délégué au premier congrès général des Organisations socialistes françaises. Mémorable séance où siégèrent jusqu'à onze membres. Et où mon étourneau de petit cousin fut dégommé, ce qui fut bien fait pour lui. Je lui avais dit de venir. Mais il n'en fit rien, comme je vais avoir l'honneur de vous le conter.
Mais il faut que je commence par vous dire que le Groupe d'études sociales d'Orléans est adhérent au Parti ouvrier français. Adhérent, ça veut dire qu'il adhère, quoi. Il tient, comme qui dirait, au Parti Ouvrier Français. Le Parti Ouvrier Français, vous savez ce que c'est: le parti des ouvriers français, comme nous. Vous n'avez qu'à lire le nom sur une affiche: Parti—Ouvrier—Français. Un enfant saurait tout de suite ce que ça veut dire. Nous sommes des ouvriers français, nous, pas vrai? Alors c'est pour ça que c'est notre parti.
Je crois bien me rappeler que c'est mon petit cousin, qui était une rude gourde, qui a fait adhérer le Groupe d'études sociales d'Orléans au Parti ouvrier français. Parce qu'il faut vous dire qu'on n'obtenait jamais d'orateurs pour les réunions publiques. On demandait à un député, à un militant.—Non. qu'il nous répondait, vous n'êtes pas de mon organisation.—Pourtant, qu'on lui disait, il y a besoin de propagande à Orléans. Il y a du travail à faire.—Vous n'êtes pas de mon organisation.—Les bourgeois y ont des orateurs.—Vous n'êtes pas de mon organisation. Si vous ne savez pas ce que c'est qu'une organisation, c'est comme qui dirait le parti ouvrier français. Quelque chose pour qu'on y adhère. Alors mon petit cousin disait: Toutes les organisations socialistes sont évidemment parfaitement bonnes, puisqu'elles sont socialistes. Adhérons à n'importe laquelle. On adhéra au Parti ouvrier français, à cause du citoyen Vinciguerra, qui en était, et du citoyen Nivet, qui en devenait.
Il faut croire que le parti ouvrier français ne fut pas content de ce que le groupe d'études sociales d'Orléans avait élu le citoyen Péguy pour le représenter au premier congrès général des Organisations socialistes françaises. Le Conseil national du Parti ouvrier français n'aimait pas le citoyen Péguy. On n'est pas forcé d'aimer tout le monde, pas vrai. Alors ils envoyèrent le citoyen Lucien Rolland, ou mieux Lucien Roland, qui était du parti.
Vous ne savez peut-être pas ce que ça veut dire. Dans les commencements, quand on parlait de quelqu'un devant moi, et qu'on disait: Il est du parti, j'entendais qu'il était du parti socialiste. Ignorance grossière où je languissais. Grossier malentendu où dépérissait mon enfance intellectuelle. Sachez, monsieur, si vous êtes aussi bête que je le fus, connaissez que lorsqu'on dit de quelqu'un devant vous: Il est du parti, cela veut dire qu'il est du parti ouvrier français. Il y a des fois où je me trompe encore. Mais c'est que ça m'échappe.
La séance commença pour l'élection définitive. J'avais prévenu mon petit cousin. Tous ses amis l'avaient prévenu.—Viens, qu'on lui avait dit. Mais il nous avait répondu que le travail qu'il fournirait à Paris comme libraire éditeur pour le même prix et dans le même temps serait plus utile pour la préparation de la Révolution sociale que d'aller soutenir sa candidature sur place. Il avait tort, car la question n'est pas de travailler plus efficacement à la meilleure préparation de la Révolution sociale; mais la seule question est de savoir plaire aux citoyens électeurs. Un voyage à Orléans, aller et retour, ne coûte pas dix francs de chemin de fer. En troisième classe. Mettons vingt francs avec les frais. Mettons deux jours, en comptant la fatigue. Mon petit cousin pensait que vingt francs de sa monnaie et deux jours de son travail à Paris donneraient beaucoup plus d'effet socialiste révolutionnaire qu'un bafouillage de trois quarts d'heure au groupe d'études sociales d'Orléans, devant quinze personnes. Il avait raison. Seulement il avait tort tout de même, parce que ces pensées-là on les garde pour soi. Nous savons tous que vingt francs d'éditions et deux jours de librairie valent beaucoup mieux pour la préparation de la Révolution sociale que tous les bafouillages de groupes. Seulement ça ne se dit pas, ces choses-là. Il faut faire croire aux électeurs que leur compagnie est la plus agréable du monde, que leur entretien est la plus utile occupation, qu'il vaut mieux parler pour eux quinze que d'écrire pour dix-huit cents lecteurs, que tout mensonge devient vérité, pourvu qu'on leur plaise, et que toute servitude est bonne, à condition que l'on serve sous eux.
—S'ils veulent savoir ce que je pense, disait mon cousin, qu'ils regardent mes articles. S'ils veulent savoir ce que je veux faire et ce que je fais, qu'ils regardent ce que j'écris, et qu'ils vous demandent les renseignements complémentaires. Vanité grossière de cuistre. Demander à des électeurs de lire, à un groupe d'acheter des publications. Il faut que je vous dise que c'est dans la revue blanche que mon petit cousin écrivait dans ce temps-là. Demander à des électeurs de se déranger, de travailler, de se casser la tête. Invention grossière d'une imagination intellectuelle. Ça n'est pas ça qu'il faut aux citoyens électeurs, au véritable peuple, au vénérable militant. Il faut qu'on lui apporte son candidat devant lui. Comme ça il peut le faire marcher, le faire causer, le faire tourner, le faire monter, le faire baisser, le faire biaiser, le faire lever, le faire asseoir, le faire chanter, le faire jaser, le faire coucher, le faire emballer. Il faut bien que le citoyen électeur ait quelques amusements dans la vie.
N'oublions pas que le citoyen délégué est l'obligé du citoyen électeur. Le citoyen électeur est quelqu'un qui possède quelque chose. Il possède sa voix. Le citoyen candidat est quelqu'un qui demande quelque chose. Il demande cette voix. Il ne faut pas que tu te montes le coup là-dessus, mon petit cousin. Le citoyen candidat demande la voix du citoyen électeur. Comme disait ma grand mère, qui était aussi la tienne, quand on demande la charité, il ne faut pas faire le fier. Comme dit mon patron, les affaires sont les affaires. Et les mendiants sont les mendiants. Quand on tend la main, il ne faut pas lever la tête. Ainsi parlait grand mère, mon ami, et je suis peiné que tu n'aies pas gardé le sens de ses leçons anciennes.
Les affaires sont les affaires. Tu veux que le citoyen électeur te donne sa voix. Il faut que tu lui donnes en compensation. Si tu étais député, tu lui donnerais des faveurs gouvernementales. Mais les délégués aux congrès socialistes n'ont encore aucuns bureaux de tabac. En attendant il faut que tu paies la voix que tu demandes. Il faut que tu paies. Si tu allais chez un marchand de parapluies et si tu lui disais: Le temps se couvre. Il me faut un parapluie.—Dans quels prix, monsieur, qu'il te demanderait. Pareillement quand tu te portes candidat il faut que tu donnes un prix des voix. Si tu étais venu toi-même, c'était donner au citoyen électeur, pour le prix de sa voix, cet avantageux sentiment qu'il pouvait te déranger à sa guise. C'est une antique jouissance, et dont la saveur n'est pas encore évaporée, que de tenir un homme, de lui faire sentir sa supériorité, de le tenir dans sa dépendance, de le plier à son caprice, de le subjuguer, de lui faire éprouver son autorité. Avoir à sa disposition le candidat plat. Jouir de ses platitudes. Voilà ce qu'il nous faut. Nous sommes le peuple souverain. C'est comme qui dirait que nous sommes tous des rois. Il nous faut donc des courtisans. Seulement dans le temps il n'y en avait qu'un seul qui était roi. Et il avait beaucoup de courtisans. Cela n'était pas juste. C'est pour ça qu'on a fait la révolution. Alors à présent tout le monde est roi, et c'est le même courtisan qui sert pour plusieurs. C'est moins commode. Mais l'égalité avant tout.
Mon petit cousin ne vint pas. Il envoya une lettre. Inutile communication. Une lettre épouvantable, insolite, où, avec une incroyable audace, il attaquait violemment Guesde et Lafargue pour l'attitude qu'ils avaient eue pendant l'affaire Dreyfus. Inconcevable maladresse. Venant de quelqu'un qui a fait ses études. Grossier manque de tenue. Nous savons tous que Guesde et Vaillant ont lâché pendant l'affaire, qu'ils ont abandonné, comme vous dites, la justice et la vérité. Mais il ne faut pas dire ça dans le parti. Mon petit cousin parlait aussi de guesdistes. Il n'y a pas de guesdistes. Il n'y a que le Parti ouvrier français. Tous les membres du parti sont égaux entre eux. Moi qui vous parle, sachez que le citoyen Guesde n'est pas plus que moi dans le parti. Quand le Conseil national du Parti ouvrier français lance des manifestes, le citoyen Jules Guesde signe à sa place alphabétique: a b c d e f g: Guesde. Le citoyen Jules Guesde est même le secrétaire du parti: secrétaire pour l'intérieur. Vous savez ce que c'est qu'un secrétaire. Quand vous êtes le secrétaire de quelqu'un, c'est lui qui vous commande. Puisque le citoyen Guesde est le secrétaire du parti, ça veut dire que c'est nous, le parti, qui lui commande.
—Ce n'est pas, dit Pierre Baudouin, ce que l'on croit généralement.
—Ce n'est pas ce que l'on croit généralement. Le monde est si mal renseigné. Le citoyen Roland vint en personne. Il était envoyé par le Conseil national du Parti ouvrier français, ou par quelqu'un du Conseil national, peut-être bien par le secrétaire pour l'intérieur du Conseil national du Parti ouvrier français. Nos candidats délégués nous sont en général envoyés de Paris. C'est ce que nous nommons les manifestations spontanées du pays socialiste, le choix spontané de nos groupes de province, un mouvement profond, l'autorité du peuple socialiste, la voix du peuple enfin. Tout ainsi des résolutions, ordres du jour, approbations, condamnations, indignations, propositions, notations, flétrissures et signalements. Tout nous vient de Paris. Ça nous demande moins de travail. Nous pratiquons ce que les républicains sous l'empire nommaient la candidature officielle. Nous nous apercevons que c'est fort commode. Nous recevons les candidatures toutes faites, aussi bien les citoyens candidats dignitaires que les textes candidats manifestes. Ça dispense d'inquiétude. Ça dispense de savoir. Ça dispense d'étude. Ainsi quand ce renégat de Millerand, vous savez, le ministériel, a fait voter par sa Chambre à tout faire son infâme loi scélérate Millerand-Colliard, que je ne connais pas, si on avait eu à se prononcer soi-même, il aurait fallu au moins regarder l'Officiel, demander, se renseigner auprès des camarades qui demeurent en ville, qui travaillent dans ces ateliers-là, dans ces usines-là, causer, discuter, réfléchir,—travailler. Tandis qu'avec la merveilleuse unité, avec l'inaltérable centralisation que nous devons aux bons soins de Son Éminence ou Excellence Armand Jean du Plessis, cardinal de Richelieu et de Sa Majesté l'empereur Napoléon premier, un mot d'ordre part de Paris, et rran cette loi criminelle est flétrie comme il faut, clouée au pilori.
—Qu'est-ce que le pilori, demanda Pierre Baudouin.
—C'est quelque chose pour qu'on y cloue Millerand. Millerand l'infanticide! Voyez l'utilité: moi je n'ai pas mon pareil à Orléans pour engueuler quelqu'un. Eh bien jamais je n'aurais trouvé un mot comme ça. Infanticide! On a beau dire. Infanticide! Il n'y a encore que ces avocats de Paris. Infanticide!
Seulement ce qu'il y a de roulant, c'est que Millerand s'en fout autant que nous, parce qu'il est à la coule.
—A la coule de quoi?
—A la coule de la centralisation, puisqu'il est ministre. Alors il peut organiser pour sa loi des manifestations spontanées.
Moi, voyez-vous, il me faut de l'unité. J'aime l'unité. Je suis partisan de l'unité. J'aime l'alignement, l'ensemble. Si on laissait les provinces lointaines imaginer des manifestations disparates, non seulement ça manquerait de littérature, mais on n'obtiendrait pas ces admirables concerts, ces puissantes symphonies.
—Antiphoniques.
—Laissez-moi la paix. Quand j'emploie un mot savant, pour faire de l'effet, je vous défends d'employer un mot plus savant. J'en étais à symphonies. Et je maintiens que nous en avons donné une admirable. Infanticide, infanticide, infanticide, ça roulait de Quimper à Barcelonnette comme l'immense flot du son de la voix de la clameur du reproche et du remords de la conscience du peuple des citoyens du monde socialiste. Vous voyez bien que je réussis à faire des phrases longues. C'est pour cela que nous fûmes heureux de constater que le grand Conseil national de Paris du Parti ouvrier français avait bien voulu penser à nous. Il témoignait ainsi de la singulière estime où il nous tient. Qu'ils sont beaux les pieds de celui qui vient au nom du gouvernement. Car enfin qui forçait le grand Conseil à s'occuper des quelques misérables épars que nous sommes. Et un tel désintéressement ne vaut-il pas de la reconnaissance?
Le candidat national convenait exactement. Il plaisait même. On l'avait choisi, désigné avec le sage discernement qui fait un bon ministre de l'intérieur. Ministre, c'est-à-dire secrétaire d'État pour l'intérieur. Le Conseil national du Parti ouvrier français nous avait désigné le citoyen Roland, un enfant du pays. Mais non pas un enfant du pays comme l'était mon petit cousin. Mon petit cousin aussi est du pays, puisqu'il est venu au monde faubourg Bourgogne. Je lui ai même servi de parrain. Seulement depuis qu'il est venu à Paris, sous prétexte qu'il a beaucoup à travailler, il nous dédaigne, il ne vient pas nous voir. Au lieu que le citoyen Roland est toujours fourré chez nous. C'est un homme infatigable. Ce n'est pas lui, quand on le demande, qui dit qu'il a beaucoup à travailler. On ne l'avait pas vu au commencement, quand le groupe allait mal. Mais depuis que ça marche un peu, que nous sommes une quinzaine, et que nous avons une voix dans les congrès, il va au devant de tous nos souhaits. Il s'est rattrapé. Réunions publiques ou privées, punch, conférence, fête, sauterie, allocution, programme, il ne nous refuse rien. Son dévouement est inépuisable. Toujours en chemin de fer. Et ce n'est pas lui qui s'abrutit les yeux dans les livres, comme tous ces sales intellectuels.
—De quoi vit-il, demanda Pierre Baudouin.
—Cela ne vous regarde pas, citoyen. Nous n'avons pas à franchir le mur de la vie privée, comme disait Schneider, ou quelqu'un des siens. Charbonnier est maître chez soi, comme disait Rességuier. Le citoyen Roland, homme public, nous appartient corps et âme. Le citoyen Roland, homme privé, doit nous demeurer totalement inconnu. Du moment où nous le recevons à la gare jusqu'au moment où le punch a fini de flamber, tout citoyen propagandiste est à nous. Le punch éteint, commence la vie privée. Nous avons dans le parti un grand nombre de militants dont la vie privée serait douteuse, au cas où on l'examinerait. Mais elle n'est pas douteuse, puisque nous n'avons pas à l'examiner. Je ne sais si vous êtes assez intelligent pour saisir la distinction.
—J'y tâcherai, lui répondit Pierre Baudouin.
—C'est que je vais vous dire. Moi qui ne suis pas la moitié d'une bête, comme on dit, je n'ai jamais bien entendu la différence. Mais il faut qu'elle soit capitale, puisque tout le monde le dit. Alors je l'ai apprise par cœur. Et je la sais bien, parce que je me la suis fait répéter souvent. Connaissez donc, mon ami, qu'il y a deux domaines: le domaine public, où les hommes sont nos esclaves, et le domaine privé, où ils sont, s'ils veulent, esclaves de leurs mauvaises passions. Ces deux domaines sont—attendez que je retrouve le mot qu'on m'a dit. Oui: ces deux domaines sont incommunicables. Incommunicable, ça veut dire que le même homme est mauvais dans le privé, bon dans le public. Dans le privé il est voleur, menteur, ivrogne, lâche, noceur, il a tous les vices. Dans le public il est honnête, sobre comme un chameau, rangé comme un employé de chemin de fer. Ainsi le veut la théorie. On a même remarqué dans le parti qu'une expérience constante semblait démontrer, confirmer, vérifier que c'étaient les plus crapuleux qui avaient le plus de talent. C'est pour cela que nous leur avons confié les meilleures places. La haute pauvreté de Guesde couvre tout. Comme la grande honnêteté de Jaurès pour les indépendants. Et puis si les bourgeois ne sont pas contents, ils auront affaire à moi. Nous les valons bien. Nous avons bien le droit d'avoir un parti aussi sale qu'eux.
Mon petit cousin, qui n'est décidément pas fort, avait envoyé sa lettre à son ami Roy, qui devait la lire en séance et la commenter. Il avait aussi averti son vieil ami Pierre le Febvre. L'ami Roy ne devait pas plaider pour mon petit cousin, mais il faisait comme qui dirait le commissionnaire. Il arrivait, lisait la lettre, et disait ce que mon petit cousin aurait dit s'il avait été là. Parce que dans une lettre on ne met pas ce qu'on veut. Et puis mon petit cousin dit toujours qu'il n'a pas le temps d'écrire. Alors c'était Roy qui devait parler pour lui. Seulement mon imbécile de nigaud de petit cousin avait négligé le principal. Devinez.
—Je ne puis deviner ce qui était le principal.
—Ne faites pas l'innocent. Devinez un peu. Voyons, le principal.
—Vraiment je ne sais.
—Vous n'êtes pas malin non plus, vous. Le principal, c'est que Roy n'est pas inscrit au groupe. C'est roulant, hein!
—Oui, c'est roulant.
—Vous n'êtes pas gai, aujourd'hui. Mais je me roule encore, moi, rien que d'y penser. Alors, au moment que Roy pensait parler, le citoyen Roland demande innocemment si le citoyen est inscrit au groupe.—Non, mais il remplace le citoyen Péguy.—Le citoyen Péguy n'avait qu'à venir lui-même. Si le citoyen que nous ne connaissons pas n'est pas inscrit au groupe, je ne puis lui donner la parole. Ainsi intervint le citoyen président de séance, qui s'était entendu sans doute avec le citoyen Roland. On pensa bien que c'était un coup monté à deux ou trois. Cela nous donna un supplément de considération pour des citoyens qui pratiquaient aussi doctement les moyens parlementaires.
—Je serais heureux, dit Pierre Baudouin, de vous demander un renseignement.
—Vous voulez dire, mon ami, que vous seriez heureux d'avoir le renseignement que vous voulez me demander. Vous ferez bien de surveiller votre langage. Vous bafouillez.
—C'est vous, monsieur, qui m'intimidez.
—J'en suis heureux. Vous me flattez. Je vous écoute.
—Les parlementaires qui avaient monté le coup étaient sans doute les pires ennemis de votre petit cousin?
—Point: c'étaient ses meilleurs amis. Ainsi le veut la politique. Vous oubliez tout ce que je vous apprends. Incommunicable. Dans le privé on a des amis et des ennemis. Vos amis vous aiment. Vos ennemis vous haïssent. Vos amis vous tendent la main. Vos ennemis vous tournent le dos. Vous savez à quoi vous en tenir. Du moins c'est comme ça que je l'entends. Moi si j'avais un copain qui trinquerait le samedi avec moi, et puis le dimanche matin qui me débinerait quand j'ai le dos tourné, vous savez, je suis patient, mais dame je cognerais. Parce que c'est des saletés qu'on ne se fait pas entre copains. Dans le privé, il faut être franc. Et quand on veut me rouler, moi je fous la beigne, est-ce pas? Vous savez ce que ça veut dire.
—Oui, un agrégé de philosophie, dans une assemblée générale de société anonyme à capital et personnel variables, traduisait ainsi: foutre ou donner sur la gueule à Péguy.
—Voilà un agrégé qui me plaît. Si tous les agrégés de philosophie avaient cette vigueur, on pourrait peut-être consentir à faire une petite place dans le parti à tous ces rabougris d'intellectuels. Dites-moi son nom, mon ami, que j'aille lui présenter mes respects.
—Je vous le dirai entre quatre-z-yeux.
—Entre quat'z yeux, qu'il faut dire. Vous n'êtes pas accoutumé au langage vraiment populaire. On m'avait bien dit que vous êtes un aristocratiste et un personnaliste. Quand vous verrez cet agrégé vous lui ferez tous mes compliments. C'est un rude camarade. Peu de manuels parleraient aussi bien. Vraiment, monsieur, vous m'avez surpris, avec cet agrégé. On m'avait dit que tous ces intellectuels perdaient leur temps à des discussions, à des raisonnements, à des démonstrations. Quelque envieux, sans doute. On m'avait dit qu'ils gâchaient leur jeunesse et la force de leur âge en des spéculations rationnelles, qu'ils pâlissaient en Sorbonne et attrapaient des migraines. Je suis heureux qu'il y en ait de rouges, de barbus et de brutaux. Un fort en gueule intellectuel fait beaucoup dans mon esprit pour le relèvement de sa classe, qui en a besoin.
Je vous disais donc, mon ami, que dans le privé on n'admet pas les trahisons, félonies, jésuiteries, mensonges, roublarderies, escobarderies et duplicités. Mais par un juste retour ces ignonomies non seulement on les admet dans la politique, mais sachez qu'elles en sont l'ornement, le couronnement, et pour ainsi parler la fleur avec le fruit. Dans le privé nous sommes les amis de nos amis et nous aimons nos amis et les amis de nos amis. Dans le privé nous portons droitement le regard de nos yeux. Dans le privé nous tenons la parole que nous avons donnée. Dans le privé nos poignées de mains sont quelquefois sales, mais elles ne sont sales que de suie ou de plâtre ou de fumée. Dans le public, dans le politique nous avons imaginé d'abord que l'on doit passer en brutalité les nationalistes eux-mêmes, afin d'embêter les nationalistes. Puis nous avons imaginé que l'on doit passer en jésuitisme les jésuites eux-mêmes, afin d'embêter les jésuites. Nous les embêtons ainsi doublement. Comme adversaires nous les embêtons en leur portant des coups jésuites. Et comme concurrents nous les embêtons en faisant mieux qu'eux dans la même partie. Ce qu'ils doivent marronner. Sans compter qu'ainsi nous finirons bien par les éliminer totalement. Puisque, pour parler comme les savants, messieurs, on ne supprime jamais que ceux que l'on remplace. Nous nous exerçons utilement à supprimer les jésuites noirs. Tout nous fait espérer que nous y réussirons.
Non seulement nous avons imaginé que l'on doit passer les barbares en barbarie et les jésuites en jésuiterie, mais nous affirmons délibérément que ceux qui ne veulent pas, comme nous et avec nous, passer les jésuites en jésuitisme, à seule fin d'embêter les jésuites, sont incontestablement vendus aux jésuites. Ainsi nous pratiquons l'affirmation stupide, qui a si bien réussi à monsieur le marquis de Rochefort, et l'affirmation sans preuves, qui a si bien réussi à M. Édouard Drumont. Nous nous apercevons que c'est fort commode. Nous reconnaissons, après tous les grands antisémites, qu'il est beaucoup plus facile de répéter une condamnation que de motiver une accusation, et que cela réussit beaucoup mieux. Nous avons éprouvé que les condamnations les plus stupides sont, à beaucoup près, celles qui obtiennent le meilleur accueil, et que les calomnies les plus grossières sont celles qui trouvent le plus large crédit. Nous utilisons pour le mieux de nos intérêts la mentalité démagogique depuis longtemps instituée par nos adversaires les plus précieux. Nous cultivons parmi nous cette singulière mentalité du traître, sur laquelle nous avons fait de si beaux articles au cours de l'affaire, mentalité où tout homme qui pense librement apparaît comme un espion et pour tout dire comme un vendeur de bordereau. Nous semons à pleines mains la suspicion. C'est beaucoup plus facile que de semer l'éducation. Nous poignardons les gens que nous aimons le mieux. Pour leur bien. Parce que nous les aimons. Pour assurer leur salut éternel. Nous les étouffons de tendresse. Quand c'est de tendresse feinte, le résultat est déjà remarquable. Mais quand c'est de tendresse vraie que nous étouffons les gens que nous aimons, nous touchons à la politique sublime. Il a dû y avoir des moines aussi beaux. Tourner les mauvais sentiments en actions mauvaises demande un certain métier, mais détourner les sentiments de l'amour aux fins de la haine exige un sens religieux de la politique. Nous devons convertir les infidèles. Mais surtout nous devons sauver quand même les hérétiques. Nous devons sauver l'hérétique malgré lui. Nous avons laïcisé tout cela. Car la bonne laïcisation n'est plus de faire sauter le joug religieux qui alourdissait la nuque de l'humanité. La bonne laïcisation est de laisser le joug religieux, commode aux gouvernements. Seulement, parce que nous sommes les anticléricaux, nous écrivons laïque sur le joug. Ceux qui ne savent pas lire sont priés de s'adresser à leur voisin. J'oubliais de vous dire: nous écrivons laïque en lettres rouges, parce que nous sommes les socialistes révolutionnaires. Nous avons inventé l'honneur du rouge. Nous avons longtemps raillé l'honneur du tricolore. Mais nous reconnaissons qu'il est bon d'avoir une couleur. C'est commode. Il faut du rouge pour le peuple.
Je vous disais donc, mon ami, que dans le privé on n'admettait pas les trahisons, mais qu'elles sont la fleur de la politique. Les deux ou trois citoyens qui avaient manœuvré si supérieurement contre la candidature Péguy étaient les meilleurs amis—politiques—de Péguy. Des hommes qui jadis lui serraient la main chaudement. Mon cher Péguy par ci, mon cher Péguy par là. Et en ce mémorable samedi, au commencement de la séance, ils imaginèrent ce moyen scrupuleusement régulier d'intercepter la parole, de couper la communication à mon petit cousin absent. Telles sont les singulières beautés de la politique. D'abord elles nous paraissaient douteuses. Mais on a fait notre éducation. Nous aussi nous sommes devenus des connaisseurs. Et nous savons apprécier les beaux coups.
Pour un beau coup parlementaire, vous êtes forcé d'avouer que c'était un beau coup parlementaire, parfait sous tous les aspects. Ça se dit comme ça:—imitant des acteurs de comédie bourgeoise—Je demande la parole pour une observation préalable: pouvons-nous savoir si le citoyen qui demande la parole est régulièrement inscrit au groupe.—sourire aimable du citoyen président: Voulez-vous nous dire, citoyen, on demande si vous êtes régulièrement inscrit au groupe. Citoyen, vous entendez?—stupeur du citoyen: Mais, citoyen, puisque je remplace— — —le président sévèrement heureux: Non, citoyen, j'en suis au désespoir. Mais si vous n'êtes pas régulièrement inscrit au groupe, il m'est rigoureusement impossible de vous donner la parole.—stupidité du citoyen remplaçant ainsi interloqué. Il n'y a rien à dire à cela. Vous n'êtes pas inscrit: vous n'êtes pas inscrit. M. Péguy est inscrit, mais il n'est pas là. Vous êtes là, mais vous n'êtes pas inscrit. C'est clair. C'est vrai. C'est la vérité même. Vous qui aimez tant la vérité.
J'en suis au désespoir: mot admirable de politique, et dont moi-même je fus ému. Par un excès de bonté, avec l'assentiment de l'assistance, on permit à Roy de lire la lettre sans commentaire aucun. L'impression fut glaciale. Cette lettre sans commentaires se présenta comme un squelette. J'admirai à part moi l'habile bonté du président. Toujours la tendresse. Le citoyen Roland laissait aller.
Pierre le Febvre demanda la parole. Ce Pierre le Febvre est le plus vieil ami que mon cousin ait jamais eu dans Orléans. Un homme à l'âme ancienne. Aimant comme un père. Solide comme une barre. Ça ne bouge pas. Il a contribué beaucoup à former mon petit cousin. C'est un ancien ouvrier forgeron. Il a beaucoup beaucoup lu. Il sait beaucoup des livres et beaucoup de la vie. Tout appris lui-même. Comment nommez-vous ça?
—Un autodidacte.
—Un autodidacte. Moi, vous savez, je n'aime pas ça, l'autodidacture.
—L'autodidascalie.
—L'autodidascalie. Je suis pour la dictature impersonnelle, comme le citoyen Vaillant.
—Je vous assure que ces deux mots n'ont rien de commun.
—Taisez-vous. Je ne vous demande pas des renseignements. Je suis pour la dictature impersonnelle du prolétariat. Je vais vous dire. Je n'aime pas l'autodidascalie parce qu'on m'a dit que les autodidactes s'en ressentaient toujours un peu. Je n'aime pas non plus l'autre didascalie, parce que, n'est-ce pas, il ne faut jamais asservir sa pensée. Alors je ne m'instruis pas du tout. C'est comme ça que nous faisons tous dans le parti. Ainsi nous restons libres. Et puis on n'a pas besoin de savoir ce qu'il y a dans le monde bourgeois, puisqu'on va le remplacer un de ces quatre matins. Et ce qu'il y aura dans le monde socialiste on le sait d'avance: tout le monde sera guesdiste. Ou bien les livres sont contraires au programme du parti,—et alors ils sont dangereux. Ou bien ils sont conformes au programme du parti,—et alors ils sont oiseux. Nous ne lisons jamais. Et puis c'est fatigant. Et puis c'est rasant. Et puis c'est intellectuel.
Ce Pierre le Febvre a donc beaucoup lu pour se former et vivre comme un homme et par cela même il nous est désagréable. Et puis c'est un radical. Nous nommons radicaux les vieux républicains de province qui nous gênent. Le programme radical, c'est nous qui l'avons ramassé. Nous faisons de l'anticléricalisme bourgeois aussi fructueusement que les meilleurs élèves de Clemenceau. Le débat redoutable où nous assistons parmi nous vient de ce que la moitié des socialistes sont devenus des opportunistes pendant que la moitié devenaient des radicaux. Viviani est gambettiste. Zévaès est clemenciste.— —
—Monsieur, demanda Pierre Deloire, qui de l'unité ôte les deux moitiés, il ne reste rien.
—Je ne parlais que de l'État-Major, monsieur, et nous pouvons espérer qu'il ne pèsera pas lourd. Vos interruptions sont donc oiseuses. Nous voulons bien que Zévaès parle exactement comme le citoyen Pichon discourait. Vous savez les fameux discours, avant l'ambassade. Nous voulons bien que Viviani parle un peu plus bourgeoisement que Jules Ferry. Mais nous ne voulons pas accueillir parmi nous, en province, les vieux républicains. Vous entendez la différence. Quand nous usurpons le programme radical, auquel ce pays est habitué, ou même le programme opportuniste, nous socialisons un excellent moyen de production. Quand nous fermons la porte au nez aux vieux républicains, nous sauvegardons nos moyens de consommation. Vous suivez?
—Nous tâchons.
—Le programme opportuniste et le programme radical produisent beaucoup de mandats. Pour des raisons que nous examinerons plus tard. Et les mandats produisent beaucoup d'avantages. Quand donc nous captons les voix des électeurs opportunistes et radicaux en calquant nos programmes sur les programmes opportunistes et sur les programmes radicaux, nous accroissons d'autant nos moyens de production. Au contraire si nous faisions place aux vieux républicains parmi nous, cela réduirait nos parts dans les moyens communs de consommation. Il y a si peu de places. Le monde est si étroit. Vous m'entendez à présent?
—Nous y atteignons.
—Un exemple vous facilitera l'entendement. La République, c'est la maison. Les républicains, c'est l'habitant. Nous avons un double intérêt à nous approprier la maison, et à en chasser l'habitant. Comme le dit si éloquemment l'admirable vers de Vandervelde: