Oeuvres complètes de Charles Péguy (tome 1)
«Et si la curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans Jansénius, son livre n'est pas si rare, ni si gros, que je ne le pusse lire tout entier pour m'en éclaircir, sans en consulter la Sorbonne.»
—Ne croyez pas, docteur, que mon grand cousin ni ses camarades entendent ces allusions.
—S'il est ainsi que vous me l'avez dit, je suis assuré qu'il entendra au moins ce qui suit:
«Il n'y eut jamais de jugement moins juridique, et tous les statuts de la Faculté de théologie y furent violés. On donna pour commissaires à M. Arnauld ses ennemis déclarés, et l'on n'eut égard ni à ses récusations ni à ses défenses; on lui refusa même de venir en personne dire ses raisons. Quoique par les statuts les moines ne doivent pas se trouver dans les assemblées au nombre de plus de huit, il s'y en trouva toujours plus de quarante, et pour empêcher ceux de M. Arnauld [c'est-à-dire les amis, les partisans d'Arnauld] de dire tout ce qu'ils avaient préparé pour sa défense, le temps que chaque docteur devrait dire son avis fut limité à une demi-heure. On mit pour cela sur la table une clepsydre, c'est-à-dire une horloge de sable, qui était la mesure de ce temps; invention non moins odieuse en de pareilles occasions que honteuse dans son origine, et qui, au rapport du cardinal Palavicin, ayant été proposée au concile de Trente par quelques-uns, fut rejetée par tout le concile. Enfin, dans le dessein d'ôter entièrement la liberté des suffrages, le chancelier Séguier, malgré son grand âge et ses incommodités, eut ordre d'assister à toutes ces assemblées.
Près de quatre-vingts des plus célèbres docteurs, voyant une procédure si irrégulière, résolurent de s'absenter, et aimèrent mieux sortir de la Faculté que de souscrire à la censure. M. de Lannoy même, si fameux par sa grande érudition, quoiqu'il fît profession publique d'être sur la grâce d'un autre sentiment que saint Augustin, sortit aussi comme les autres, et écrivit contre la censure une lettre où il se plaignait avec beaucoup de force du renversement de tous les privilèges de la Faculté.»
Allons, au revoir, au revoir. Ce que je vous ai lu n'est pas du Pascal. C'est un exposé que Racine a fait dans une Histoire de Port-Royal qu'il a laissée en manuscrit, et qu'on a placée depuis dans ses œuvres. M. Havet nous a donné cet exposé au commencement des remarques sur la première provinciale. Quand le gouvernement et le pape étaient d'accord, on ne tenait pas compte de la règle faite contre les moines.
ENTRE DEUX TRAINS
5 mai 1900,
Le samedi saint, comme je l'avais annoncé à la troisième page de la couverture du septième cahier, j'administrai, de une heure à quatre heures et demie, au siège de ces cahiers, chez mon ami Tharaud, 19, rue des Fossés-Saint-Jacques, solitaire. Les Parisiens étaient partis pour la province. Et les provinciaux n'étaient pas venus à Paris. Un coup de sonnette. Mon ami René Lardenois.
—Bonjour. Je viens te dire bonjour entre deux trains. Je suis arrivé à onze heures cinquante-neuf en gare d'Orléans, ce matin. Ou du moins je devais arriver à onze heures cinquante-neuf. Mais les trains ont souvent un peu de retard, à cause des vacances.
—Tu es toujours à Bayonne?
—J'ai tant roulé que je ne regardais plus même l'heure aux cadrans intérieurs des gares. Je confondais le jour et la nuit, ce qui est la dernière des perversités.—Oui, toujours, au Lycée de Bayonne. J'avais demandé le Nord-Est. Mes parents demeurent à Belval. C'est la dernière station avant Mézières. Une simple halte. A défaut du Nord-Est, j'avais au moins demandé le Nord. A défaut du Nord, j'avais au moins demandé l'Est. On m'a nommé à Bayonne. Un bon lycée. Je repars ce soir à huit heures quarante-cinq, par la gare du Nord. Je serai chez moi demain matin à huit heures, dimanche de Pâques. Mais il y aura du retard, à cause des fêtes. Ainsi j'ai un quart d'heure à passer avec toi, montre en main. J'ai un tas de courses à faire dans Paris, et les rues sont toujours aussi impraticables. J'avais un quart d'heure. Il me reste encore dix minutes.
Et il posa sa montre sur la table.
—En dix minutes on ne peut rien dire. Ce n'est pas la peine de commencer. Nous parlerons de tes cahiers quand nous aurons le temps.
—Nous parlerons de ta province et de ta classe quand nous aurons le temps.
—Aux grandes vacances, au commencement d'août, je passerai plusieurs jours à Paris.
—L'Exposition?
—Naturellement. Ne suis-je pas provincial? Et puis vous, les Parisiens, vous raillez, pour avoir l'air spirituels, mais vous y allez tout de même. Seulement, comme vous êtes lâches, vous faites semblant d'y aller pour piloter vos cousins. Vous êtes bien contents, d'avoir des cousins. A peine le tien, le fumiste Orléanais, nous avait-il annoncé sa venue éventuelle que déjà M. Serge Basset, du Matin, avait sur le dos, depuis trois jours, son cousin Bernard, notable commerçant de Quimper-Corentin, si nous le voulons, en tout cas un cousin plus sérieux que le tien, et plus rapide.
—Que veux-tu, mon ami, le sien est un cousin quotidien et le mien n'est qu'un modeste cousin bimensuel, à peu près bimensuel.
—Parlons des copains.
—Quand es-tu parti?
—Les vacances commençaient mercredi soir. Mais j'avais jeudi matin une répétition que je ne pouvais pas, et que je ne voulais pas remettre.
—Tu donnes des leçons?
—Non, je les vends.
—C'est ce que je voulais dire.
—Parlons proprement.
—Ce mot que tu as dit—et par manière de plaisanterie je faisais le dégoûté en souriant—me paraît peu compatible avec la dignité des professions libérales.
—Mettons que je suis fort obligeant, fort officieux; et sans que je me connaisse fort bien en lettres françaises, en lettres latines et en lettres grecques, je laisse les parents de mes élèves apporter chez moi de tous côtés ceux qui sont timides en grec, en latin, et en français, et qui cependant, pour des raisons purement désintéressées, désirent, comme on dit, subir heureusement la première partie des épreuves du baccalauréat classique
—et j'en donne à mes amis pour de l'argent.
—Tu possèdes bien tes auteurs.
—Ce n'est pas étonnant: je m'en nourris.
—Alors?
—Alors, j'ai donné ma leçon jeudi matin. Puis j'ai fait le voyage en plusieurs fois. Jeudi je suis allé de Bayonne à Bordeaux, vendredi de Bordeaux à Tours, aujourd'hui samedi de Tours à la rue des Fossés-Saint-Jacques. Cette nuit, en pleine nuit, j'aurai encore plus de trois heures et demie à passer à Laon. Total: quatre jours au moins. Autant pour le retour, le nostos, hélas! non convoité. Total général: huit à neuf jours. Nous rentrons de mardi matin en huit...
—Le mardi de la Quasimodo?
—C'est cela. Il faut que je sois rentré de la veille au soir, si je ne veux pas dormir en classe. Il faut donc que dès jeudi soir je pense au départ et que vendredi matin je quitte mes parents, comme le conscrit:
J'aurai eu cinq jours de vacances. Le gouvernement encourage peu la vie de famille. As-tu vu quelqu'un?
—Je n'ai vu personne encore et, sans doute, je ne verrai personne. Aucun de nos camarades ne m'est signalé. L'année dernière, il en était venu beaucoup pour les vacances de Pâques.
—Ce n'est nullement que le monde nous abandonne. Jusqu'à l'année dernière le congrès des professeurs de l'enseignement secondaire avait lieu à Pâques. Cette année-ci on le tiendra au mois d'août.
—J'entends: ce sera un des innombrables congrès qui font partie de l'exposition.
—Ils ne sont pas innombrables: il y en avait cent vingt-six d'annoncés avant le commencement de l'exposition.
—Ce n'est rien. De qui tiens-tu, monsieur, ces renseignements officiels?
—Sache que le citoyen sténographe est mon ami. Aussi m'a-t-il envoyé en province un papier, une piqûre officielle.
—Une piqûre: tu parles comme un brocheur.
—Parlons proprement. Tiens: République française—
—Liberté, égalité, fraternité—
—Non, cela ne se met que sur les monuments publics.
—Ministère du commerce, de l'industrie, des postes et des télégraphes—
—et de l'Exposition.
—Surtout de l'exposition. Mais cela n'est pas officiel.
—Comme tu parles bien. On voit bien que tu es devenu ministériel.
—Exposition universelle internationale de 1900.—Liste des congrès internationaux de 1900.—Vraiment j'ai passé là un bon quart d'heure. Il y a le congrès de l'Acétylène avec le congrès des Actuaires, le congrès de l'Alimentation rationnelle du bétail, le congrès d'Aquiculture et de Pêche. Tu connais l'aquiculture?
—Non seulement je la connais, mais je la pratique: j'ai dans mon bassin deux poissons rouges et un brun vert.
—Il y a le congrès d'Arboriculture et de pomologie, celui des Bibliothécaires. Le papier officiel ne porte pas seulement les noms des congrès, la date et la durée, mais il donne encore les noms des présidents et des secrétaires généraux des commissions d'organisation. Le congrès d'Agriculture a pour président un certain monsieur Méline, rue de Commailles, 4, et le congrès des sciences de l'Écriture a pour secrétaire général un M. Varinard, 8, rue Servandoni.
—Comme on se retrouve.
—Tous les oubliés reparaissent ici. M. Léon Bourgeois, rue Palatine, 5, préside à l'organisation de trois congrès: celui de l'École de l'Exposition, celui de l'Éducation physique,—
—Et celui de l'Éducation morale—
—Non: et celui de l'Éducation sociale.—
—Ah ah! Selon les doux et mesurés élancements de la solidarité radicale—
—M. Casimir-Perier, rue Nitot, 23, a aussi ses trois congrès: le congrès d'Assistance publique et de bienfaisance privée,—
—Utile.
—celui de l'Enseignement agricole, et, vers la fin, celui des Stations agronomiques. Il y a le congrès des méthodes d'Essai des matériaux.
—Très utile.
—Oui. Et le congrès pour l'étude des Fruits à pressoir. Celui des Mathématiciens a pour secrétaire général un M. Laisant, avenue Victor-Hugo, 162. Il y a le congrès du Matériel théâtral, sans date ni durée, non plus que le congrès pour l'unification du Numérotage des fils des textiles. Celui des Associations de Presse n'a ni date, ni durée, ni président, ni secrétaire général, ainsi que celui de la Ramie. Qu'est-ce que la ramie?
Je sautai sur mon petit Larousse. Le mot n'y était pas.
—La ramie est une espèce d'ortie, urtica utilis, qui pousse en abondance à Java, et dont on fait des fils, des câbles et même des tissus.
—Tu sais tout?
—La culture générale, aidée d'un vieux dictionnaire que j'ai à la maison. Il y a l'inévitable congrès de la paix, ironique plus douloureusement encore cette année. M. Boutroux, rue Saint-Jacques, 260, préside à l'organisation du congrès de Philosophie. As-tu quelque idée de ce que c'est: un congrès de philosophie.
—Je n'en ai aucune image intéressante.
—Il y a dans Descartes, au discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, à la fin de la troisième partie, un passage où ce philosophe réprouve non seulement le congrès, mais la simple fréquentation mutuelle des philosophes:
—Le voici:
—«Mais ayant le cœur assez bon pour ne vouloir point qu'on me prît pour autre chose que je n'étais, je pensai qu'il fallait que je tâchasse par tous les moyens à me rendre digne de la réputation qu'on me donnait; et il y a justement huit ans que ce désir me fit résoudre à m'éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances, et à me retirer ici,—en Hollande—en un pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres, que les armées qu'on y entretient ne semblent servir qu'à faire qu'on y jouisse des fruits de la paix avec d'autant plus de sûreté, et où, parmi la foule d'un grand peuple fort actif, et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d'autrui, sans manquer d'aucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, j'ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés.»
—Je lis au cours de la sixième partie:
«Mais je crois être d'autant plus obligé à ménager le temps qui me reste, que j'ai plus d'espérance de le pouvoir bien employer; et j'aurais sans doute plusieurs occasions de le perdre si je publiais les fondements de ma physique; car encore qu'ils soient presque tous si évidents qu'il ne faut que les entendre pour les croire, et qu'il n'y en ait aucun dont je ne pense pouvoir donner des démonstrations, toutefois, à cause qu'il est impossible qu'ils soient accordants avec toutes les diverses opinions des autres hommes, je prévois que je serais souvent diverti par les oppositions qu'ils feraient naître.»
—A la suite:
«On peut dire que ces oppositions seraient utiles tant afin de me faire connaître mes fautes, qu'afin que, si j'avais quelque chose de bon, les autres en eussent par ce moyen plus d'intelligence; et, comme plusieurs peuvent plus voir qu'un homme seul, que, commençant dès maintenant à s'en servir, ils m'aidassent aussi de leurs inventions.»
Cela serait favorable, sinon au congrès, du moins au commerce des philosophes, au travail en commun, à la mutualité.
«Mais encore que je me reconnaisse extrêmement sujet à faillir, et que je ne me fie quasi jamais aux premières pensées qui me viennent, toutefois l'expérience que j'ai des objections qu'on me peut faire m'empêche d'en espérer aucun profit: car j'ai déjà souvent éprouvé les jugements tant de ceux que j'ai tenus pour mes amis que de quelques autres à qui je pensais être indifférent, et même aussi de quelques-uns dont je savais que la malignité et l'envie tâcheraient assez à découvrir ce que l'affection cacherait à mes amis; mais il est rarement arrivé qu'on m'ait objecté quelque chose que je n'eusse point du tout prévue, si ce n'est qu'elle fût fort éloignée de mon sujet, en sorte que je n'ai quasi jamais rencontré aucun censeur de mes opinions qui ne me semblât ou moins rigoureux ou moins équitable que moi-même. Et je n'ai jamais remarqué non plus—
Ceci va non seulement contre tout congrès et tout commerce de philosophes, mais contre toute académie et contre la vénérable institution des thèses:
—Et je n'ai jamais remarqué non plus, que par le moyen des disputes qui se pratiquent dans les écoles, on ait découvert aucune vérité qu'on ignorât auparavant; car pendant que chacun tâche de vaincre, on s'exerce bien plus à faire valoir la vraisemblance qu'à peser les raisons de part et d'autre; et ceux qui ont été longtemps bons avocats ne sont pas pour cela par après meilleurs juges.»
—M. Boutroux ne présiderait donc pas à l'organisation d'un congrès de philosophie—car ces raisons doivent lui sembler valoir, non pas seulement parce qu'elles sont de Descartes, mais parce qu'elles ont de la valeur—s'il n'avait sans doute résolu de conduire souvent sa raison et ses actions selon les trois ou quatre maximes de la morale que Descartes s'était formée par provision. Je lis au commencement de la troisième partie:
«La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais toutes remettre à l'examen, j'étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore qu'il y en ait peut-être d'aussi bien sensés parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels j'aurais à vivre; et que, pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu'ils pratiquaient qu'à ce qu'ils disaient, non seulement à cause qu'en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu'ils croient, mais aussi à cause que plusieurs l'ignorent eux-mêmes; car l'action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connaît qu'on la croit, elles sont souvent l'une sans l'autre. Et, entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tout excès ayant coutume d'être mauvais, comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi l'un des extrêmes, c'eût été l'autre qu'il eût fallu suivre.»
Or il est incontestable que les lois, les coutumes et la religion de ce pays, c'est de faire l'exposition universelle, et quand on n'a pas l'honneur de la faire—
—On a du moins l'honneur de l'avoir entreprise.
—Non, mais on a l'honneur d'y aller, et l'honneur de chanter en son honneur un Te Deum laïque d'honneur. Ainsi font nos philosophes. Ils contribuent leur philosophie à la splendeur de l'exposition. Ils exposent en congrès leurs philosophies, ou leur philosophie, ou leurs personnes philosophiques.
—Allons, allons, admettons qu'ils y aillent par provision, qu'ils se gouvernent en ceci suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès, qu'ils suivent les opinions des mieux sensés; admettons que ce ne seront pas des philosophes internationaux réunis en congrès, mais que ce seront des congressistes internationaux qui d'ailleurs et de leur métier seront des philosophes ou des professeurs de philosophie.
—Comment, comment?
—Rien, je distingue et je concilie.
—Ah bien.—Il y a le congrès du Repos du dimanche, le congrès des Sapeurs-pompiers (des officiers et sous-officiers), celui de Sociologie coloniale, celui des Spécialités pharmaceutiques. Je pense que des sténographes sténographieront le congrès de Sténographie: on n'est jamais si bien servi que par soi-même.
—Et l'on n'est jamais trahi que par les siens. Il y a le congrès des Syndicats agricoles, et c'est M. le marquis de Vogüé, rue Fabert, 2, qui préside à son organisation. Il y a le congrès du Tabac (contre l'abus). Je ne vois aucun congrès antialcoolique, et c'est dommage.
—Il n'y a que le congrès Végétarien. Encore n'a-t-il ni Président, ni Secrétaire général.
—En revanche il y a deux congrès pour l'Alcoolisation française.
—Comment deux congrès pour l'Alcoolisation française.
—Mon ami si on les nommait ainsi on ne pourrait pas décemment donner la croix d'honneur aux Présidents et la rosace violette aux Secrétaires généraux. Et alors à quoi servirait le Congrès? A quoi servirait la grande Exposition? Mais rassure-toi: le premier sera le congrès du commerce des Vins, Spiritueux et Liqueurs; le second sera modestement le congrès de Viticulture. Nous devons encourager la viticulture, la sylviculture, l'Horticulture, que préside humblement M. Viger, de Châteauneuf-sur-Loire ou des environs, 55, rue des Saints-Pères, Paris, sans doute avec la finesse épaisse un peu antisémitique et grasse qui lui est habituelle. Toutes les gloires nationales que ces présidents, les gloires modestes et les gloires proprement glorieuses. M. Gaston Boissier, 23, quai Conti, préside à l'organisation de l'Histoire comparée. Les congrès des enseignements sont nombreux: congrès des Associations des anciens élèves des Écoles supérieures de commerce; de l'Éducation physique et de l'Éducation sociale, déjà nommés, celui de l'Enseignement agricole, déjà nommé, celui de l'Enseignement du dessin, celui de l'Enseignement des langues vivantes, celui des Sociétés laïques d'Enseignement populaire, celui de l'Enseignement primaire, celui de l'Enseignement secondaire, celui de l'Enseignement des sciences sociales, celui de l'Enseignement supérieur, celui de l'Enseignement technique, commercial et industriel, celui de l'Épicerie—Non, je suis allé trop loin sur la liste. Rends-moi mon papier, imprimé à l'Imprimerie nationale. Tu n'as vu personne, alors? Que devient notre ami Gaston Desbois?
—Il va bien. Il est marié. Il est abonné aux cahiers. Il s'est abonné à vingt francs. Il était riche, quand il s'est abonné. Je viens de lui faire son changement d'adresse.
—Il a déménagé?
—Oui, on l'a déménagé.
—Comment ça? il était en rhétorique à Bordeaux?
—Oui, on lui a donné de l'avancement. On l'a envoyé en troisième au Lycée de Vesoul. Pour le récompenser d'avoir travaillé aux Universités populaires.
—Ah oui, aux petits teigneux? Il était aussi des petits teigneux?
—Comment, des petits teigneux? Quels petits teigneux?
—Tu n'as donc pas lu l'interview de Guesde, que lui a prise un rédacteur du Temps.
—Ah! c'est ça tes petits teigneux! Si, je l'ai lue. Non seulement je l'ai lue dans la Petite République—
—Malheureusement la Petite République ne donnait qu'un extrait, comme toujours.
—Non seulement je l'ai lue dans la Petite République, mais le prochain cahier, si les nécessités de la mise en pages nous le permettent, la donnera tout entière d'après le Temps, avec les annexes.
—Alors depuis ce temps-là, en province, on ne s'appelle plus que les petits teigneux: Bonjour, teigneux, bonjour.—Comment va la teigne?—Allons, au revoir, teigneux. Ce n'est pas spirituel. C'est comme toutes les plaisanteries scolaires, militaires, célibataires et régimentaires. Mais il faut nous pardonner cela.—Ainsi ce vieux Desbois est devenu teigneux. Écoute, ça me fait plaisir. Quand il était en Sorbonne, il esthétisait un peu. Mais ça devait se passer, parce que c'était un bon garçon, très sincère. Je suis content qu'il en soit. Quand tu le verras, tu lui donneras le bonjour pour moi. On n'aurait pas dit, dans le temps, qu'il serait des premiers à trinquer.
—Oui, et sérieusement. Il avait un recteur qui n'était pas assez teigneux. Un soir il avait osé dire au peuple que l'hypothèse de Dieu n'était pas plus intéressante que l'hypothèse du droit de propriété. Alors, tu comprends, la circulaire Leygues—
—J'entends bien. C'est vraiment un très brave garçon. Et notre camarade Léon Deschamps?
—Il a encore été refusé à l'agrégation de grammaire. Alors il enseigne le français et l'allemand au collège de Coulommiers. C'est un bon poste. Il est près de Paris.
—Le français et l'allemand? Mais il me semble qu'il voulait devenir latiniste. Il travaillait de préférence le latin, à l'école—
—Le français, l'allemand, l'histoire de l'art et un peu de philosophie. Toujours la culture générale.
—Cela me rappelle avantageusement un vieil ami de ma famille, un ancien instituteur, qui était devenu professeur de français et de gymnastique à la pension Vion, à Gien. Mais il y a longtemps.
—Deschamps vient à Paris de loin en loin.
—Il a tout de même plus de deux heures de chemin de fer. Je connais bien Coulommiers. J'y ai fait mes vingt-huit jours.
—Il s'est abonné à huit francs, parce qu'il n'est pas riche. Il est à dix-huit cents.
—Teigneux?
—Teigneux.
—Bien. Raoul Duchêne?
—Il vient d'avoir un garçon. J'ai reçu la circulaire. Il était à Brest, en seconde. On l'a récemment envoyé à Chambéry, en troisième. Il avait dit devant plusieurs instituteurs que l'hypothèse du droit de propriété ne s'imposait pas plus dans les relations sociales que l'hypothèse de Dieu ne s'impose dans les enquêtes scientifiques.
—Ça ne m'étonne pas de lui. Toujours il a dit partout ce qu'il pensait et toujours il a pensé cela.
—Toujours.
—Il est abonné?
—Je lui sers éventuellement les cahiers. Il ne m'a pas répondu encore.
—Il s'abonnera.
—Il s'abonnera.
—Tout de même c'est amusant, que ce soient Desbois et Duchêne ensemble qui aient payé les premiers pour les Universités populaires. Tu te rappelles un peu le léger dédain que Desbois avait pour les manifestations intempestives et un peu ridicules de Duchêne? Et tu te rappelles tout le mépris que manifestait hautement Duchêne pour les esthétismes de Desbois? Il est admirable que tout cela ait aussi bien tourné.
—Ils étaient aussi profondément, aussi sincèrement, aussi professionnellement universitaires l'un que l'autre, Desbois avec ses excès de finesse, et Duchêne avec ses excès de simplicité rugueuse. Alors quand ils ont été lâchés dans la vie, invinciblement ils ont fait tous les deux leur métier d'universitaires, qui consiste à enseigner. Ils ont pris leur travail au sérieux. Ils ont pris leur classe au sérieux. Ils ont eu sur leurs élèves, ou du moins sur la plupart de leurs élèves, ou, au pis aller, sur quelques-uns de leurs élèves, une heureuse influence. Et comme ils n'enseignaient pas encore assez à leur gré, ils ont naturellement pensé à enseigner le peuple. Comme ils n'enseignaient pas assez dans la journée, ils ont naturellement pensé à enseigner le soir. Ils ont à plaisir aggravé ce métier d'universitaire, qui est un des plus onéreux, des plus meurtriers. Ils ont enseigné. Ils ont surenseigné. Ils continueront. Et quand un jour, sous le prochain ministère Méline—Ribot—Barthou—Poincaré—Leygues—Charles—Dupuy—Deschanel—Sarrien—Léon—Bourgeois—Mesureur—Lockroy—Peytral—Zévaès—car ce ministère espéré finira bien par nous tomber sur le dos—quand un jour le hasard des persécutions gouvernementales antiteigneuses les aura tous les deux assemblés en quelque trou perdu de province où ils crèveront communément de faim, tous les deux, l'ancien esthète et l'ancien brutal pourront se donner une poignée de mains solide. Et quand sera venu le Jour du Jugement dernier, qui est une hypothèse, quand Dieu, qui est une hypothèse, pèsera dans sa balance hypothétique les actions non hypothétiques des hommes, il se trouvera que ces deux professeurs, l'ancien esthète et l'ancien brutal, auront plus fait pour préparer ce que nous nommons indivisiblement la révolution sociale et la révolution morale que tout le Comité général ensemble.
—Tais-toi, tais-toi, mon vieux, tu t'emballes, et cela t'empêche de parler proprement. Tu voulais dire sans doute que ces deux professeurs, nos anciens camarades, auront plus fait pour préparer la révolution sociale que nos dignitaires du Comité général n'auront fait pour la discréditer et pour l'enrayer.
—C'est cela que je voulais dire.
—Je te demande pardon. C'est une habitude que j'ai, de corriger toujours tout ce qu'on me dit, et tout ce qu'on dit devant moi, comme si c'étaient des devoirs ou des leçons. Ne m'en veuille pas. C'est une habitude professionnelle. Je n'en ai pas honte. Mon père est incapable de marcher vite, parce qu'il est paysan. Et puis, crois-tu que toi-même tu ne sois pas universitaire?
—Je le sais bien.
—Crois-tu que tes cahiers ne soient pas universitaires?
—Je le sais bien!
—Crois-tu qu'il n'y ait pas dans ce que tu écris aux cahiers des insistances maladroites qui sentent leur professeur?
—Je le sais bien.
—A la bonne heure.—Qu'est devenu notre ancien camarade Hubert Plantagenet, qui passa plus d'un an de sa vie aux dialogues de Platon?
—Il enseigne la philosophie à Coutances. Il a donné récemment une conférence publique et populaire sur l'alcoolisme. J'attends qu'il me l'envoie. Il a laissé supposer à tous ces Normands, m'a-t-on dit, qu'ils n'étaient pas la première et la seule race du monde. Il a laissé supposer qu'il n'est ni beau, ni bon, ni bien—ni patriotique de se soûler. Ces nouveautés pénétraient dans la mémoire des assistants.
—Julien Desnoyers?
—Il enseigne les sciences naturelles dans une région voisine. Il fait bon ménage avec les instituteurs. Il a donné récemment une conférence publique et populaire sur la géologie. On m'a dit qu'il avait tout simplement déclaré en commençant à ses auditeurs que lorsqu'on veut étudier scientifiquement la création du monde, et toute son histoire, on examine attentivement les pierres et les eaux, les couches de terrains, et la lente action des eaux sur les formations des couches de terrains, mais qu'on ne se guide pas aveuglément sur la sainte Bible. Il ne parla pas de la lutte des classes.
—L'auditoire?
—L'auditoire fut un peu étonné, mais entendit bien.
—François Desmarais?
—Toujours agrégé, heureux, prospère. Syndicataire aux cahiers. Il m'envoie ponctuellement dix francs par mois.
—Tiens, cela me fait penser que j'ai un mois de retard. Mars et avril.
—Rassure-toi: je te les aurais demandés directement.
Ici, mon ami René Lardenois, m'ayant demandé si j'avais la monnaie de cinquante francs, que j'avais, me donna dix francs pour ses deux mois.
—Il vaut mieux que je te les donne tout de suite. En rentrant de chez moi, je n'aurai plus un sou. Et puis je n'aurai pas le temps de m'arrêter à Paris.
La vue de la monnaie que je lui rendais sembla déterrer de sa mémoire une réflexion négligemment ensevelie.
—Crois-tu, me dit-il brusquement, que la vie et le budget de tes cahiers ne soient pas une vie et un budget universitaires?
—Je le sais bien.
—Ta classe et tes leçons payantes, ce sont les abonnements à huit francs, les abonnements à vingt francs, les souscriptions mensuelles régulières et les souscriptions extraordinaires.
—Je le sais bien, mais plus libres.
—Naturellement, tout à fait libres.—Et tes abonnements gratuits, ce sont nos conférences et nos leçons populaires.
—Je le sais bien.
—La preuve en est que ce sont nos salaires de classe et de leçons qui nourrissent tes cahiers.
—Je le sais mieux que toi.
—Mes cinq francs par mois représentent une demi-heure de leçon. Tu ne le sais pas mieux que moi.
—Je voulais dire que je m'en suis aperçu avant toi, puisque c'est l'économie même de ces cahiers.
—Parlons peu, mais parlons bien. Parlons proprement. Et Lucien Deslandes?
—Pas plus agrégé qu'avant, toujours timide, malade et malheureux. Il est en congé en Sologne chez ses parents, qui sont pauvres. Il m'envoie ponctuellement à la fin de chaque mois une souscription de vingt sous, exactement de vingt-et-un sous, sept timbres de trois sous dans la lettre où il me donne de ses nouvelles. C'est quelqu'un de vraiment rare.
—Il a des sentiments rares et son cœur est muni de tristesse. Dans ton avant-dernier cahier tu as parlé finalement de notre ami Pierre Baudouin. Qu'est-il devenu?
—Marcel Baudouin est mort. Pierre Baudouin a été sérieusement malade. Je suis allé le voir la semaine passée.
—Il demeure toujours à la campagne?
—Oui, en Seine-et-Oise, à une heure de Paris-Luxembourg. Je suis allé le voir, sachant que le docteur n'aurait pas le temps de revenir me voir de sitôt.
—Le docteur n'est pas revenu?
—Non, il m'a fait dire que les commissions qu'il avait à faire à Paris étaient beaucoup plus longues et plus difficiles et plus ingrates qu'on ne pouvait raisonnablement le penser. Il ne pouvait donc venir chez moi et il était inutile que j'allasse le demander chez lui. Je suis allé voir Pierre Baudouin dans la maison de campagne où il demeure. C'était à l'aube du printemps. Les arbres en fleurs avaient des teintes et des lueurs, des nuances claires et neuves et blanches de bonheur insolent semblables aux nuances que les Japonais ont fidèlement vues et qu'ils ont représentées. Les branches des arbres des bois transparaissaient merveilleusement au travers des bourgeons et des feuilles ou des fleurs moins épaisses comme la charpente osseuse d'un vertébré transparaît dans les images radiographiées de son corps. Notre ami Pierre Baudouin, qui est un classique, et même, en un sens, un conservateur, me dit qu'il redoutait l'incertitude anxieuse de cette jeunesse et la transparence mystérieuse des arbres. Il attendait impatiemment l'heure prochaine où les arbres auront leur beauté pleine, où le feuillage épais cachera normalement, naturellement, décemment, convenablement, modestement la charpente intérieure. Il admet qu'en hiver les arbres à feuilles caduques soient des squelettes, parce que l'hiver est la saison de la mort. Mais il demande qu'aussitôt que la saison de vie a rayonné du soleil et rejailli de la terre nourrice, les arbres se vêtent rapidement de leur feuillage habituel. Car il convient, me disait-il, que nos regards humains nous donnent humainement les images végétales des végétaux patients. Mais il ne convient pas que nos regards humains nous donnent d'eux sans appareil je ne sais quelle image mystérieuse, animale et radioscopée.
—Je le reconnais bien là. Il est toujours aussi extraordinaire.
—Mais il n'en est pas moins capable d'accepter la beauté de ce printemps. Vois, me disait-il, aucun arbre à fleurs, soigneusement et artificiellement cultivé par des jardiniers décorateurs, n'est aussi beau que les fleurs utiles des arbres à fruits. Quelle fleur de parade, quels catalpas, quels magnolias et quels paulownias sont aussi beaux que ce vieux poirier tout enneigé de ses flocons de fleurs? Quel enseignement pour qui sait voir.
—Je le reconnais bien là: il déteste le langage figuré, mais il est passionné d'instituer des paraboles. Parfois il est extraordinairement sage, et souvent je me demande s'il n'est pas un peu fou. Croit-il toujours que l'on ne peut parler aux hommes sinon en instituant des dialogues.
—Il veut toujours instituer. Et c'est un spectacle touchant, lamentable et ridicule que celui de ce pauvre garçon qui ne sait pas bien comme il fera pour donner du pain l'année prochaine à sa femme et à ses enfants, mais qui attend comme une bête de somme que la vie ingrate lui laisse l'espace d'instituer des dialogues, des histoires, des poèmes et des drames ainsi que pouvaient le faire les auteurs des âges moins pressés.
—Il a toujours cette incapacité parfaite à sentir le ridicule?
—Toujours. Aucun homme, autant que j'en connaisse, n'est plus incapable que lui de s'apercevoir comme il est parfois ridicule.
—C'est un garçon extraordinaire. Croit-il toujours que l'on ait le droit de lancer dans la circulation un drame en trois pièces comptant un nombre incalculable d'actes bizarres, avec des indications ridicules, exigeant, tout compte fait, six ou huit heures de représentation, d'une représentation qui ne viendra jamais, exigeant, en attendant, 752—je dis sept cent cinquante-deux pages d'impression, d'ailleurs non foliotées, ce qui, vraiment, n'est pas commode, pages dont la moitié sont restées tout à fait blanches, ou à peu près, et dont la seconde moitié portent de si rares et de si singulières écritures que, vraiment, ce n'était pas la peine,—un volume, si j'ai bonne mémoire, mesurant vingt-cinq centimètres de long sur presque seize centimètres et demi de large et au moins quatre centimètres et demi d'épaisseur, mesurée au dos,—et pesant, tout sec, entends bien: pesant 1 kilo 520—un kilogramme cinq cent vingt grammes, c'est-à-dire plus d'un kilo et demi, plus de trois livres.
—Il ne désespère pas de faire un jour des livres dont le poids aille jusqu'à passer deux kilos et qui sans doute serviront à ceux qui les auront de la main de l'auteur, car personne jamais ne les achètera. Ceux qui les auront de la main de l'auteur et qui, n'ayant aucun jardin à labourer, seront forcés de faire de la gymnastique en chambre, seront heureux d'avoir à leur disposition des livres aussi lourds, qui les dispenseront d'acheter des haltères.
—Croit-il toujours qu'il faille aligner à la fin des livres les noms, tous les noms de tous les citoyens qui les ont industriellement faits, compositeurs, metteur en pages, correcteur, imprimeurs, prote et ceux que j'ignore?
—Toujours. Il cherche le moyen d'y mettre aussi les fondeurs de caractères et les fabricants de papier. Il finira par les chiffonniers qui ont ramassé le chiffon.
—Il finira par avoir l'air d'être payé pour faire de la réclame.
—Il finira suspect: encres Lorilleux, papier Darblay, d'Essonnes.
—Que pense-t-il des cahiers?
—Je le lui ai demandé: Je suis ton ami, me répondit-il. Quel dommage que tu passes tout ton temps, que tu dépenses tous tes soins à un travail aussi futile. Qu'importent ces quinzaines? Et qu'importent les événements de ces quinzaines? Et qu'importent ces attaques et ces accusations quinzenières. Je sais aussi bien que toi,—sans en avoir l'air, car je ne suis pas nouvelliste et je n'en fais pas profession,—je sais aussi bien que toi que M. Vaillant est devenu un redoutable maître d'école et M. Guesde un archevêque dangereux pour la santé sociale. Je sais aussi bien que toi que M. Alexandre Zévaès est un misérable escroc de consciences, en admettant qu'il n'ait jamais été un jeune escroc d'argent. Je sais tout cela. Et j'en sais bien d'autres. Mais qu'importe le passage de ces misérables événements? Le temps que vous passez, les forces que vous dépensez à ces attaques et à ces accusations est la contribution que vous faites aux méfaits de ces gens. Vous accroissez l'effet nuisible de leurs combinaisons si par vous, et autant qu'il est en vous, elles sont cause efficiente qu'un honnête homme ait sa vie honnête interceptée, ait son travail honnête interrompu. Vous alourdissez inconsidérément—A ce moment je le priai de me reparler à la deuxième personne du singulier, puisque ces cahiers n'engagent que ma responsabilité personnelle, individuelle.—Tu alourdis inconsidérément ta vie et ta pensée, inconsidérément la vie et la pensée de tes amis, camarades, correspondants et lecteurs en les appesantissant sur ces laideurs et sur ces vilenies. Cela est mal sain. Mieux vaut garder son âme sereine et traiter les grandes questions. J'espérai un moment que tes cahiers tourneraient ainsi. L'heureux et providentiel avertissement de la grippe, ainsi que l'auraient nommé nos amis chrétiens, faillit te détourner des contingences vaines. Alors tu revins au Pascal. Mais pour traiter honnêtement cette grande question de l'immortalité de l'âme ou de sa mortalité, je ne dis pas pour l'épuiser, à peine les cahiers entiers d'une année entière, ou plutôt à peine les cahiers entiers de quatre ou cinq ans pouvaient-ils suffire. Mais tu as redouté le ridicule, qui n'existe pas, et qui n'est qu'une imagination sociale; toi qui n'es pas un peureux, tu as redouté le ridicule, et pourtant le ridicule n'est qu'une imagination des peureux. Et tu as redouté l'autorité des censeurs, toi qui fais profession d'ignorer toutes les autorités. Pressé de toutes ces peurs, tu nous as donné quelques misérables citations du grand Pascal, citations lamentablement mesquines et déplorablement tronquées et inconvenablement brèves: au lieu qu'il était honnête simplement de nous donner des citations quatorze ou quinze fois plus longues, puisque les citations capitales afférentes à la question que tu osais mettre en cause étaient au moins quatorze ou quinze fois plus longues. Tu as négligé tout bonnement,—et cela serait scandaleux s'il y avait quelque scandale,—tu as négligé bonnement cette considération que toute la démonstration de la vérité de la foi chrétienne, et la théorie du miracle, et celle des prophéties, pour m'en tenir aux toutes prochaines, sont liées indissolublement à cette question de la vie et de la mort. Comment en effet examiner utilement la question de l'immortalité de l'âme ou de sa mortalité si l'on n'a pas examiné d'abord la question de savoir si vraiment il y a eu quelque miracle, et, avant tout, ce que c'est qu'un miracle et surtout la question capitale de savoir si en un sens tout n'est pas miracle, ou n'est pas un miracle. J'admets que l'on résolve ces questions par la négative et pour ma part d'homme, après y avoir longtemps pensé, crois bien que je suis disposé à nier qu'il y ait des miracles particuliers ou individuels, tout en réservant pour longtemps encore mon opinion sur la question de savoir s'il n'y a pas miracle ou un miracle universel—car l'universel est d'atteinte un peu plus difficile. Comment examiner un peu la question de l'immortalité de l'âme si l'on n'a pas commencé par étudier la question du salut, qui enveloppe celle de la grâce et de la prédestination. Et qui a commencé à étudier à la question de la grâce et de la prédestination, il sait bien quand il a commencé, mais il ne sait pas bien quand il en finira. Et derechef et inversement, comment aborder une seule des questions qui sont afférentes à cette vie avant d'avoir au moins essayé d'examiner la question de la vie et de la survie et de la mort. Comment procéder à l'action quotidienne, et comment se guider aux incessantes combinaisons inévitables, comment voter aux élections municipales voisines si l'on n'a pas commencé par essayer au moins de commencer d'examiner les grands problèmes. Sinon, et si vous êtes aveugle, qu'importent les spectacles accidentels; et si vous êtes sourd, qu'importent les auditions accidentelles. Mais tu as été lâche, tu as eu peur de l'opinion; qui sait? tu as sans doute eu peur de tes abonnés, de tes souscripteurs, que sais-je? malgré ce que tu dis au commencement de la deuxième page de ta couverture, que la souscription ne confère aucune autorité sur la rédaction ni sur l'administration: ces fonctions demeurent libres. Ainsi tu as préféré maltraiter les questions, parce que tu t'es imaginé, comme un ignorant que tu es, qu'elles ne se défendent pas. Et tu as préféré maltraiter Pascal,—car c'était le maltraiter, que de le citer aussi brièvement,—parce qu'il est mort, et que tu crois qu'il ne peut plus rien dire,—au lieu de te représenter, comme tu le devais selon les conseils de ta cupidité naturelle, qu'étant mort il ne pouvait te réclamer aucun droit d'auteur et qu'ainsi tu pouvais en citer tant que tu voulais sans alourdir ce que tu nommes l'établissement de tes cahiers. Mais non, tu préfères t'attaquer au citoyen Lafargue, un homme qui n'existe pas, que pas un de tes lecteurs ne connaît, qui n'est ni un orateur, ni un savant, ni un écrivain, ni un homme d'action, ni un auteur, ni un homme, et en qui je soupçonne à présent que tu introduis arbitrairement quelque apparence d'existence pour avoir ensuite le facile plaisir de le combattre. Vanité littéraire de ce facile plaisir. Comment n'as-tu pas vu, si tu es sincère, que tu fais le jeu de ces gens-là quand tu imprimes leurs discours et quand tu les critiques. N'as-tu pas vu que tu fais le jeu de ces joueurs-là, que tu leur donnes une importance artificielle, et qu'ainsi que je te l'ai dit, le méfait le plus redoutable qu'ils pourraient commettre serait de s'imposer à l'attention de braves gens, comme le sont sans doute la plupart de tes lecteurs, de distraire les honnêtes gens de leur vie et les travailleurs de leur travail et les ouvriers de leur œuvre.
Là est le vice capital de tes cahiers: ils sont intéressants. Je ne te reproche pas, comme on l'a fait, qu'ils sont trop personnels, trop individuels, et qu'on t'y voit trop. D'abord cela n'est pas rigoureusement exact. Et ensuite j'aime encore mieux qu'on parle et qu'on écrive à la première personne du singulier, et même à la troisième, comme César, mais en se nommant, que de se manifester sous le nom de critique objective ou de méthode proprement sociologique. Votre ami Pascal me semble avoir été injustement sévère à l'égard des écrivains et en général des auteurs. Ce mot d'écrivains, et surtout ce beau mot d'auteurs, pour qui l'entend au sens originel, a un sens professionnel très honorable et tout ce que l'on peut dire c'est qu'il y a beaucoup moins de bons auteurs que de bons charpentiers. Mais ce n'est pas de la faute aux bons auteurs s'il y avait et surtout s'il y a plus de mauvais auteurs que de mauvais charpentiers. Ou plutôt c'est un peu de la faute aux bons auteurs, qui sont trop faciles aux camaraderies littéraires; mais ce n'est pas beaucoup de leur faute; et si l'on avait le temps d'essayer d'en faire le calcul, on s'apercevrait aisément que la faute en est aux mauvais auteurs eux-mêmes, et surtout au public et aux snobs, qui est beaucoup trop indulgent pour cette espèce d'exercices. Croyez bien que si le public avait reçu comme il convenait ce Cyrano de Bergerac, dont les journaux ont dit tant de bien, M. Edmond Rostand n'aurait jamais osé lui proposer ce jeune Aiglon, dont les journaux ont dit tant de bien. «Quand on voit le style naturel», dit Pascal, «on est tout étonné et ravi; car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur. Plus poetice quam humane locutus es. Ceux-là honorent bien la nature, qui lui apprennent qu'elle peut parler de tout, et même de théologie.» Passage auquel M. Havet a mis les notes suivantes: après style naturel: «C'est-à-dire, quand on voit que le style est naturel.» Après: et on trouve un homme, il nous renvoie à Méré, Discours de la Conversation, page 76: «Je disais à quelqu'un fort savant qu'il parlait en auteur. Eh quoi! me répondit cet homme, ne le suis-je pas?—Vous ne l'êtes que trop, repris-je en riant, et vous feriez beaucoup mieux de parler en galant homme.» A quoi M. Havet ajoute: «C'est plutôt encore Montaigne que Méré qui a dû inspirer à Pascal cette pensée: et à qui s'applique-t-elle mieux?» Après la citation latine, au mot poetice, M. Havet nous apprend que cette phrase est de Pétrone, au chapitre 90, où elle n'a pas le même sens que dans Pascal. Mais il pense que Pascal emprunte sans doute à quelqu'un cette citation. Enfin, après ces mots, et même de théologie, M. Havet se demande si c'est là un retour sur les Provinciales. Je suis d'accord avec Pascal sur ce que l'on est tout étonné et ravi quand on s'attendait de voir un auteur et qu'on trouve un homme. Seulement cela suppose que l'on n'est ni étonné ni ravi quand on s'attend de voir un auteur et qu'on ne trouve personne. Et je ne suis pas si difficile que Pascal. Je ne demande pas toujours l'étonnement et le ravissement. Ainsi quand je crois trouver un homme et que je trouve un auteur, sans doute je suis surpris, mais je me dis qu'après tout c'est encore cela, que c'est un homme qui fait son métier, et que si cet homme fait son métier honnêtement et consciencieusement, je n'ai pas à me trouver malheureux, mais seulement moins heureux, ce qui est tout à fait différent. Je suis un peu comme ce quelqu'un de Méré, non pas que je sois fort savant. Mais si l'on me reprochait de parler en auteur, je répondrais comme ce quelqu'un: «Après tout, ne le suis-je pas?» Et je ne vois pas bien ce que l'on pourrait m'opposer. Je ne vous reproche donc pas, en méthode générale, que l'on ne voie que vous dans vos cahiers. Je ne vous reproche pas non plus, dans l'espèce, que je ne voie que vous dans vos cahiers. J'admets très bien que ceux qui vous ont assez vu n'aillent pas vous voir encore dans vos cahiers. Mais moi je ne vous ai pas vu bien souvent, surtout depuis que je suis malheureux. La question ne se pose pas pour moi.
—Je le laissais ainsi aller, à la deuxième personne du pluriel, parce que j'entendais bien qu'il ne s'adressait qu'à moi seul; mais je constatais que ce pluriel convenait à ce que ses phrases fussent bien pleines.
Il continua:
—Mais ce que je vous reproche, mon ami, c'est l'effort visible,—trop souvent et trop visible,—que vous faites pour que vos cahiers soient intéressants. Cela est insupportable. On sent que vous faites vos cahiers intéressants. Vous voulez qu'ils soient intéressants, qu'ils intéressent monsieur le lecteur, qu'ils intéressent monsieur le provincial. Et vous y réussissez trop souvent. Vous présentez les demandes et les réponses, les problèmes et les solutions comme elles seraient si elles étaient intéressantes, comme elles seraient intéressantes, ou parfois comme elles sont intéressantes, mais non pas comme elles sont. Écoutez, je suis votre ami: je me demande certains jours si vous ne cherchez pas à plaire. Je te préviens qu'à ce jeu-là tu ne risques rien moins que la probité native.
Je ne fais aucune réserve sur ta sincérité; mais je ne me fais aucune illusion sur ton intelligence: elle est moyenne, et peu perspicace. Tu as une aversion sincère de la démagogie, et tu tends à exercer une espèce particulière de la démagogie, une agogie de quelques-uns, une aristagogie, qui est la plus dangereuse agogie, parce qu'elle est la moins grossière. Tout homme qui veut plaire est à sa manière un démagogue. Tu lis beaucoup de journaux, trop de journaux, pour ta santé, beaucoup trop de quotidiens, et nous savons combien est vaine l'action du journaliste, et toi-même, si je te pressais, tu en conviendrais. Alors? pourquoi t'es-tu fait journaliste? Car tu es journaliste. Au lieu que tu pourrais employer ta jeunesse finissante à lire les bons auteurs, qui sont nombreux, que l'on connaît mal, et que tu ne connais pas. Puis tu emploierais ta maturité commençante à quelque travail épais, honnêtement ennuyeux. Les travaux épais font plus pour l'action que les fantaisies plus ou moins réussies, que vous croyez légères. Descartes et Kant ont plus fait pour préparer ce qu'il y a de bon dans ce que vous nommez la Révolution Sociale que toutes les boutades et tous les calembours des journalistes. Faisons des livres épais.
—Très lourds.
C'était mon ami René Lardenois qui se réveillait.
—Non, mon ami, je n'interrompais pas notre ami Pierre Baudouin. Le malheureux continuait comme il voulait. Et je me serais fait un scrupule de le troubler. D'abord je connais à peu près bien tous ses sentiments, et je ne m'en moque jamais, surtout devant lui. Puis rien de sa part ne saurait m'étonner. Enfin le pauvre malheureux, s'il est parfaitement décidé à n'écrire que des dialogues, poèmes, histoires, drames, et autres grandiloquences, a été si longtemps privé d'écrire ce qu'il voulait et de parler comme il voulait, qu'il se laisse inattentivement aller à laisser déborder sa parole non écrite, sous n'importe quelle forme, et qu'il y aurait eu quelque cruauté à vouloir endiguer ce débordement.
—Alors il consent à parler en prose?
—Il parle comme il peut.
Je lui demandai seulement si, après cette vive critique, il avait encore l'intention de s'abonner aux cahiers, que je lui servais éventuellement.
—Oui, me répondit-il, comme si cette réponse allait de soi. Car j'ai beau vous désapprouver hautement, je sais trop comme il est difficile de faire le commencement de n'importe quoi, loin qu'on puisse faire n'importe quoi, pour me donner le désavantage de contribuer à vous tuer, vos cahiers et vous. Je suis occupé à vendre une terre que ma femme avait en Bourgogne; cette vente me rapportera quelques centaines de francs. Elle me rapporterait beaucoup plus si ma terre demeurait sur la place de la Concorde. Mais on fait ce qu'on peut. Aussitôt que je les aurai touchés, je vous donnerai une cinquantaine de francs. Moyennant quoi vous me compterez comme abonné ferme. Ce sont mes réserves dernières; mais je suis trop pauvre pour ménager mes réserves. Je ne sais même pas si nous avons le droit de nous ménager des réserves. Je préfère vous donner d'une seule fois tout ce que je pourrai pour le moment, car si je vous promettais de vous verser des souscriptions mensuelles régulières, je ne le pourrais pas, et même si je le pouvais je ne tiendrais pas ma promesse, pourtant sincère; je ne m'aperçois pas quand les mois passent. Il faut me le pardonner. Si le facteur ne m'apportait pas un nouveau calendrier pour avoir ses étrennes je ne saurais pas qu'un an s'est passé, je ne saurais pas que je vieillis. Vous pouvez donc me compter parmi vos abonnés fermes.
—Je te compterai quand tu auras versé.
—Tu feras comme il te plaira.
—S'il en est ainsi, tu trouveras aux cahiers, aussitôt que j'aurai le temps d'en exposer l'institution, une réponse non négligeable aux reproches que tu m'as faits.
—Oui, dit Lardenois: c'est un des nombreux articles que tu as promis et que tu ne feras jamais.
—Nous verrons.
—Nous verrons.
—Puis je lui demandai ce qu'étaient devenus les exemplaires de ce drame en trois pièces dont j'ai un exemplaire et dont j'ai gardé la mémoire.
L'œuvre avait à peine atteint son milieu quand Marcel Baudouin cessa d'y travailler. Il est mort en effet le samedi 21 juillet 1896. Pierre Baudouin la continua et finit d'écrire à Paris en juin 1897. Puis, comme il avait quelque argent, et qu'il ne prévoyait pas les disettes futures, il fit imprimer. On tira mille exemplaires et on clicha, car ce Pierre Baudouin n'avait alors aucune idée de ce que c'est qu'une opération de librairie. Sur ces mille exemplaires, l'auteur en donna au moins deux cents à ses amis, à ses camarades, aux amis de ses amis et aux camarades et amis de ses camarades et amis. Ceux qui avaient quelque argent et qui savaient que l'auteur n'en avait pas beaucoup achetaient le volume au prix marqué: dix francs. Ceux qui n'avaient pas d'argent, et ils étaient nombreux, l'acceptaient bien amicalement. On ne fit aucun service de presse, l'auteur déclarant que la véritable publication n'aurait lieu que plus tard. Les exemplaires qui demeuraient dormirent un long sommeil dans les maisons de plusieurs amis et pour la plupart dans la librairie de la Revue Socialiste, alors autonome et domiciliée passage Choiseul, 78. Un seul exemplaire fut vendu commercialement, et encore l'auteur est-il autorisé à considérer cet achat comme un témoignage de cordialité personnelle. Un bon nombre d'exemplaires furent perdus, parce que le brocheur inattentif, dépourvu de tout foliotage, ahuri de l'aspect inaccoutumé des pages, avait effectué des interpolations extraordinaires. La publication n'eut jamais lieu. C'est une opération qui déplaît invinciblement à ce Pierre Baudouin. Et si elle avait lieu elle ne réussirait pas. Il fit transporter plus tard les exemplaires inpubliés chez Georges Bellais, libraire, 17, rue Cujas. Ils sont échus aujourd'hui à la Société Nouvelle de librairie et d'édition, dont ils doivent encombrer le magasin extérieur. Un recensement récent a permis de savoir qu'il en restait 670 exemplaires.
Ici mon ami René Lardenois prit sur ma table un vieux petit crayon et un morceau de papier blanc déchiré, marmonna quelques mots incompréhensibles: sept fois deux quatorze et je retiens un; sept fois cinq trente-cinq et un trente-six, et je retiens trois; sept et trois dix;
Six fois deux douze et je retiens un; cinq fois six trente, et un, trente-et-un, et je retiens trois; six et trois neuf;
Quatre; six et deux huit; un; neuf et un dix. Un chiffre à droite. Il mit une virgule.
Et s'écria brusquement: mille dix-huit kilos, quatre cents grammes: il n'est pas étonnant qu'il soit encombré, le magasin.
J'entendis alors qu'il avait calculé le poids total de ces six cents ou six cent soixante-dix volumes. Je lui répondis:
—Je ne sais ni par expérience ni par témoignage que le magasin soit encombré. C'est sur le calcul aussi que je fondais cette supposition.
Notre ami Pierre Baudouin me conta qu'il avait alors de grandes ignorances et qu'il avait eu soin de signer les exemplaires qu'il vendait et donnait à ses amis et camarades; et même, ayant un respect superstitieux de sa signature et de toute écriture sienne, il avait eu soin d'éviter que les mots qu'il soussignait fussent de simples formules vaines et menteuses. Mais, depuis, il advint cette histoire incroyable: que pendant une certaine affaire dont le nom m'échappe et qui, m'a dit Baudouin, passionna la France et le monde au cours des deux dernières années, pendant cette certaine affaire dont Baudouin m'a cependant livré le nom—
—N'est-ce pas de l'affaire Dreyfus qu'il t'a voulu parler?
—Je crois me rappeler que tel fut bien le nom qui frappa mon tympan.
—A Bayonne il y a quelques personnes encore, plusieurs historiens, qui n'ont pas oublié ce nom.
—Pendant l'affaire Dreyfus donc, si tel est bien le nom que nous devons lui donner, il advint cette histoire incroyable: que plusieurs de ceux qui avaient accepté les exemplaires les plus amicalement et sincèrement signés s'imaginèrent que l'auteur, leur ami, était affilié à un mystérieux syndicat formé à seule fin de livrer aux bourgeois étrangers, en particulier aux Anglais, la France entière, de Calais à Perpignan, de Brest à Nice, de Domremy à Orléans, passant par Jargeau, Reims et Rouen, sans compter les colonies. Ceux qui voulaient pourtant lui garder leur estime ancienne imaginèrent que, sans être affilié, il contribuait sottement ou naïvement à faire les affaires de ce syndicat. Il saisit rapidement cette occasion qu'il avait de faire quelque démarche ridicule. Un jour que la menace d'un coup de force définitif était plus imminente, il écrivit à un de ses anciens amis que ces soupçons lui devenaient insupportables, et que l'ami eût à y renoncer, ou à lui renvoyer la Jeanne d'Arc. L'ami lui renvoya la Jeanne d'Arc. Pierre Baudouin était à peine remis de cet émoi que déjà l'affaire dont le nom m'échappe était oubliée. Alors il advint à ce malheureux une histoire encore plus incroyable: parmi les destinataires qui étaient censés affiliés au même syndicat de livraison que lui, une respectable minorité, peu nombreuse, mais compacte, se déclara, qui pensa tout haut et sincèrement que par sa conduite individuelle, et sans qu'il y eût syndicat, mais seulement anarchie et personnalisme, à présent l'auteur trahissait le socialisme révolutionnaire, à qui, en particulier, le poème est dédié. Pierre Baudouin n'est pas remis encore de cette inculpation ou de ce malentendu; il n'y comprend rien, et de cette incompréhension lui vient cet air stupide que nous lui voyons quelquefois.
Quand je vis que Pierre Baudouin me confiait ainsi le résumé, au moins partiel, de l'histoire extérieure et de l'histoire morale de son livre, je m'enhardis jusqu'à lui demander quelques explications sympathiques sur la disposition intérieure du poème. Résolument, mais posément, il m'arrêta aux premiers mots: Non, mon ami, je ne puis vous donner les quelques explications que vous me demandez bienveillamment. Car les quelques renseignements que vous me demandez sont liés indissolublement aux idées, ou, si vous le voulez, aux opinions que j'ai sur l'art, en particulier sur l'art dramatique. Et pour exposer mes opinions sur l'art dramatique, il est indispensable que l'on fasse au moins un dialogue—
—Naturellement, interrompit mon ami Lardenois.
—un dialogue, assez long, et que je préfère écrire moi-même, aussitôt que j'en aurai le temps, ce qui ne saurait tarder.
Ne voulant pas lui faire de peine en contrariant sa manie habituelle, je me gardai bien de sourire et je n'insistai pas. Je me permis alors de lui demander ce qu'il pensait faire des six cents exemplaires inemployés.
—Vraiment, mon ami, me répondit-il, je n'y pensais pas. Mais puisque vous me le demandez, je serais heureux que ces exemplaires fussent lus. Seulement je ne sais pas du tout comment je les pourrais faire lire. Jamais le public ne les achètera. Ils sont trop cher, trop lourds, trop singuliers. Je ne veux rien devoir à aucun journaliste. Je ne veux faire aucune sollicitation. Et s'il est tout à fait impossible de vendre, il est à peu près impossible de donner. Le temps n'est plus où il me restait quelque argent. Après avoir été assez riche pour faire imprimer ces gros volumes, je suis devenu assez malheureux pour ne pouvoir plus payer les frais, qui sans doute seraient considérables, de l'envoi que j'en ferais aux hommes libres à qui je les enverrais.
Voyant que ce malheureux auteur était accablé d'un vain désir, je ne pus lui dissimuler plus longtemps que ces cahiers étaient devenus récemment une puissance d'argent formidable et qu'il ne s'en fallait plus que de quelques lieues terrestres qu'ils atteignissent aux confins enchantés des régions où règne l'opinion publique. Il en parut un peu mécontent, et inquiet pour moi. Mais sans lui laisser le temps de s'abandonner à son malheureux naturel: s'il en est ainsi, lui dis-je, permettez moi d'organiser la distribution de ces exemplaires.
A ce mot d'organiser, son visage douteux se rasséréna soudain: Oui, me dit-il, je sais que vous êtes le grand organisateur, et ce qui me plaît en vous, c'est que ce que vous organisez se porte assez volontiers mal. Je suis écœuré des gens qui réussissent. Vous, au moins, vous n'organisez pas pour la réussite. Et cela se voit. Je vous permets donc d'organiser la dispersion des volumes. Agissez comme il vous semblera bon. Mais, conclut-il en riant, je ne veux rien savoir de toute cette cuisine.
—Je veux croire, lui répondis-je très sévèrement, que tu n'es pas de ceux qui mangent la cuisine et qui méprisent le cuisinier. J'exige que tu m'entendes. Voici mon plan:
Je vais demander à la Société Nouvelle de librairie et d'édition de vouloir bien mettre à ma disposition gratuitement et sans condition les six cent soixante-dix exemplaires dont elle a reçu le domaine et l'administration. Autant que je connaisse le conseil d'administration de cette Société, il se fera un plaisir cordial de me les accorder.
Aussitôt que j'aurai sa réponse favorable, je ferai transporter une centaine environ de ces exemplaires au siège des cahiers, mais non pas tous à la fois, pour ne pas écraser les porteurs. Et à tous les abonnés fermes et gratuits, mais non pas, bien entendu, aux éventuels, qui viennent le lundi et le jeudi me donner le bonjour, je leur en donnerai à chacun au moins un exemplaire. Ainsi nous serons débarrassés de quelques-uns, sans frais.
Ici commenceront les difficultés financières. J'ai reconnu, après une longue expérience et de nombreux déboires, que la seule manière d'en venir à bout est d'ouvrir un compte. On n'est pas forcé de savoir ce que l'on y mettra. Mais on ouvre un compte. Un doit et avoir. Doit M. Pierre Baudouin, auteur peu solvable, auteur dramatique à peine solvable, tant d'envois de la Jeanne d'Arc à nos abonnés fermes et gratuits de Paris, de la province, et de l'extérieur, mais non pas à nos abonnés éventuels, bien entendu, et encore seulement à ceux de nos abonnés fermes et gratuits qui n'auraient pas reçu le volume à la première expédition ou distribution. A M. Pierre Baudouin. Sais-tu ce que tu as?
—Je sais que je n'ai rien.
—Tu ne te doutes pas de ce que tu as: homme ignorant et inhabile. Tu as le produit d'une souscription que j'ouvre aux cahiers et que nos camarades ne manqueront pas d'accueillir aux Journaux pour tous. Qu'adviendra-t-il de cette souscription, c'est ce que tu sauras en lisant de quinzaine en quinzaine, ou de mois en mois, c'est selon, la couverture des cahiers.
—Je lis toujours attentivement la couverture, me répondit-il naïvement, parce que c'est le plus intéressant.
—Pour ménager les finances qui te reviennent, je commencerai par expédier aux Parisiens. Autant que je me rappelle mon ancien métier de libraire.
—C'est vrai, tu fus libraire.
—Autant que je me rappelle mon ancien métier, les colis postaux de Paris pour Paris, jusqu'à cinq kilos, ne coûtent que cinq sous. Cent exemplaires pour vingt-cinq francs: c'est pour rien. Il est même ennuyeux que l'on ne puisse pas envoyer trois exemplaires à la même personne. Cela ne reviendrait pas plus cher. Les difficultés financières commenceront à devenir sérieuses pour la province, où réside la banlieue, et pour l'extérieur. Envoyé par la poste, un imprimé ordinaire, sous bande, ou un imprimé expédié sous forme de lettre ou de carte postale ou sous enveloppe ouverte peut avoir jusqu'à quarante-cinq centimètres sur toutes les faces: nous sommes donc au-dessous du maximum accordé, nous résidons à l'intérieur des limites instituées. Le poids maximum est de trois kilos: ici encore nous sommes au-dessous; et ici, du moins, n'aurions-nous pas le désavantage et le remords de ne pas épuiser nos avantages, ou plutôt nous aurions le désavantage de ne pouvoir envoyer un livre avoisinant trois kilos, mais nous n'aurions pas le remords de n'avoir pas à envoyer deux ou plusieurs volumes à la même adresse, car deux volumes ensemble passeraient les trois kilos. Malheureusement l'administration des postes exige alors qu'on affranchisse l'envoi à cinq centimes par cinquante grammes. Ainsi est fixée la taxe d'affranchissement. A ce taux et selon ce tarif, chacun des exemplaires nous reviendrait, avec l'emballage, à trente-et-un et trente-deux sous. Nous serions donc obérés, si la vile complaisance des prédécesseurs de M. Mougeot et de M. Millerand n'avait institué les colis postaux. L'affranchissement des colis postaux est obligatoire au départ. Ils ne doivent contenir ni matières explosibles, inflammables ou dangereuses, ni articles prohibés par les lois ou règlements de douane ou autres, ni lettres, ni notes ayant le caractère de correspondance. Toutefois, l'envoi peut contenir la facture ouverte réduite aux énonciations constitutives de la facture. Tout cela nous convient. Poids: trois, cinq ou dix kilos: nous allons bien. Pour les raisons dessus dites, nous choisissons le colis postal de trois kilos. A domicile ou poste restante 0 franc 85, dix-sept sous: nous serons moins obérés. Aucune condition de volume ni de dimension n'est exigée pour les colis de 0 à 5 kilos circulant à l'intérieur de la France, de l'Algérie, de la Corse, ou entre la Corse et la France. Bien. Nous passons. Mais l'administration ne nous dit rien des colis de 0 à 5 kilos circulant de l'Algérie à la Corse ou de l'Algérie à la France. Pourrons-nous passer? Enfin nous verrons. D'ailleurs les conditions de dimensions et de volume exigées des colis de cinq à dix kilos transportés a l'intérieur de la France continentale ou à l'intérieur de la Corse et de l'Algérie sont si larges que je suis moralement rassuré: ces colis ne peuvent excéder la dimension de un mètre cinquante sur une face quelconque. De plus, les colis de cinq à dix kilos échangés entre la France, la Corse, l'Algérie et la Tunisie peuvent atteindre la longueur de un mètre cinquante, à la condition de ne pas excéder le volume de cinquante-cinq décimètres cubes. En tout ceci nous sommes loin de compte, et nous pouvons hardiment passer. Où passerons-nous? Jusqu'à dix kilos les colis peuvent circuler à l'intérieur de la France, de la Corse et de l'Algérie et dans les relations entre la France, la Corse, l'Algérie, la Tunisie, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse. Au delà commencent les régions mystérieuses hérissées de tarifs bizarres. Mais on ne saurait quitter son pays sans risquer la male aventure. Enfin, je prends tout sur moi: cent exemplaires demandés à domicile, environ zéro franc; cent exemplaires envoyés dans Paris, environ vingt-cinq francs; moins de cinq cents exemplaires envoyés en province et ailleurs, allons, cinq cents francs nous suffiront largement pour le tout. Il est bien entendu que je commencerai par envoyer à ceux de nos abonnés qui me feraient la commande ferme et qui m'enverraient le montant des frais d'envoi. Je suis, par ailleurs, curieux de voir que les cahiers puissent ramasser pour cinq cents francs de souscriptions à cette fin.
Que ce fût par devoir ou par politesse que notre ami Pierre Baudouin écoutât mes calculs, je soupçonne à la fin qu'il écoutait fort distraitement, car j'avais à peine achevé qu'il me dit un petit oui de complaisance et qu'il donna passage à une réflexion malencontreusement retardée: Mon ami, dit-il en me reconduisant par delà le vieux poirier non moins blanc, pour plaire à vos beaux esprits, vous parlez un peu légèrement de votre première philosophie. Je plains tout jeune homme qui ne s'est pas encore passionné pour ou contre la liberté, pour ou contre le déterminisme, pour ou contre l'idéalisme, pour ou contre la morale de Kant, pour ou contre l'existence de Dieu, pour ou contre Dieu, comme s'il existait. Je plains tout jeune homme qui, peu après qu'il se fut assis, lui douzième, aux bancs en escalier devant les tables noires étroites, ne s'est pas violemment passionné pour ou contre les enseignements de son professeur de philosophie. Et je plains tout homme qui n'en est pas resté à sa première philosophie, j'entends pour la nouveauté, la fraîcheur, la sincérité, le bienheureux appétit. Ne plus s'occuper des grandes questions, mon ami, c'est comme de fumer la pipe, une habitude que l'on prend quand l'âge vous gagne, où l'on croit que l'on devient homme, alors que c'est que l'on est devenu vieux. Heureux qui a gardé la jeunesse de son appétit métaphysique.
Ainsi conclut provisoirement notre ami Pierre Baudouin. Mon pauvre ami, continua-t-il en me quittant, méfiez-vous du bel air. Il est toujours dangereux. Mais il est plus particulièrement désagréable quand on y tâche laborieusement. Soyez comme un de vos jeunes abonnés de province. On m'a dit qu'un très jeune ami à vous, tout récemment sorti du lycée, à ce que je pense, naturellement simple ou gardé du faux orgueil par la convenance de sa vie ordinaire, soldat ou récemment libéré, employé modestement quelque part, vous avait écrit que vous aviez traité la question de l'immortalité de l'âme d'une manière qui lui plaisait, et vous demandait de traiter ainsi la question de Dieu. J'admire la simplicité de ce jeune homme, s'il s'est imaginé que vous aviez traité la première question. Mais j'aime le soin qu'il a eu de vous demander ce qu'il vous a demandé.
Ainsi finit Pierre Baudouin. Je le quittai, sans plus.
—Il est temps, que tu l'aies quitté. Car je te quittais avant. Et je l'eusse déjà fait, si je n'avais oublié de corriger un point de ce que tu as dit. Quelqu'un qui t'aurait tout à l'heure entendu, se serait imaginé que tu pensais que le prochain Congrès de l'Enseignement Secondaire entrait en série avec les congrès précédents.
—Non, ami: si peu que je sois perspicace, et de si moyenne intelligence que je sois, quand j'ai vu que la commission d'organisation du prochain congrès était présidée par l'honorable M. Croiset, rue Madame, 54, et quand j'ai vu que le secrétaire général en était l'honorable M. H. Bérenger, 8, rue Froideveaux, j'ai bien pensé qu'il y avait quelque cérémonie de changée. On n'était pas habitué à voir de tels noms aux congrès de l'enseignement. Il me reste quelque souvenir encore des anciens congrès. J'ai en mains: Université française: Second Congrès des Professeurs de l'Enseignement Secondaire Public—1898—Rapport général par Émile Chauvelon, alors Professeur au lycée Saint-Louis, édité chez Armand Colin. Le premier congrès, tenu en 1897, avait été rapporté généralement par M. Gaston Rabaud, alors et encore professeur au lycée Charlemagne, si j'en crois l'annuaire. J'avais, à tout hasard, fait demander quelques renseignements à quelqu'un de particulièrement bien situé pour savoir: Il y aura un congrès d'enseignement secondaire officiel—administratif par son esprit, sa direction et tout, le reste—international. Ce n'est pas sans peine que le congrès de Pâques 1899 avait renoncé à en conserver l'initiative,—car M. Bourgeois avait autorisé les Professeurs à tenir un congrès international en 1900. Mais le congrès de 1899 y renonça parce que tout le monde sentait bien que l'on ne pourrait faire autrement, parce que tous étaient fatigués de lutter contre les petites querelles et les tracasseries qu'on nous suscitait. C'est ce congrès officiel qui se tiendra du 31 juillet au 6 août. Aura-t-on un congrès des Professeurs de l'Enseignement, national «mais largement ouvert aux étrangers »—comme l'avait décidé ce même congrès de 1899? D'après ce que m'a dit ce soir un de mes collègues, la question est encore pendante, malgré plusieurs démarches faites auprès du ministre. Mon impression est qu'il n'aura pas lieu, que personne n'y tient,—et mon opinion est que, dans les circonstances actuelles, il n'est guère à désirer qu'il ait lieu, car toute action d'ensemble me paraît impossible.
Tels furent les renseignements que me donna quelqu'un de particulièrement bien situé pour savoir.
—Bien. Qui t'aurait tout à l'heure entendu pouvait s'imaginer que je pensais que nos honorables collègues de l'Enseignement secondaire public venaient aux congrès à seul fin de participer à je ne sais quels banquets somptueux ou, comme on dit, à des agapes fraternelles, ou pour se faire décorer gouvernementalement.
—Je sais qu'il n'en était rien. Les compagnies de chemins de fer n'accordaient pas même une réduction. Je lis dans le Rapport général que j'ai, au discours de M. Rabaud:
En avril 1897, cent neuf établissements étaient représentés; nous avons aujourd'hui—en 1898—l'adhésion de cent cinquante-trois lycées ou collèges, et beaucoup de professeurs assisteront, à titre personnel, à nos réunions.
Tous, délégués ou non délégués, ont d'autant plus de mérite à avoir fait le voyage que, malgré nos efforts, nous n'avons pu le leur faciliter. A notre demande de réduction de tarif, les Compagnies de chemins de fer, même celle de l'État, ont répondu avec ensemble par un refus bref, net et sec.
Nous avons prié M. le ministre de l'instruction publique d'intervenir et il a saisi aussitôt de la question M. le ministre des travaux publics. Celui-ci a répondu:
Sollicitées déjà l'an dernier [5] d'accorder cette faveur aux mêmes congressistes, les Compagnies ont répondu par un refus basé sur la prolongation de la validité des billets d'aller et retour qui est exceptionnellement consentie à l'occasion des vacances de Pâques. La situation étant exactement semblable cette année, une nouvelle démarche aboutirait vraisemblablement à un nouvel échec; vous reconnaîtrez avec moi qu'il est préférable de ne pas s'y exposer.
Pour le ministre, le conseiller d'État,
directeur des chemins de fer,
Signé: Lethier
Hein: est-il bon, ce conseiller des chemins de fer, qui ne veut pas vous exposer. Je ne sais pas ce qui advint l'année suivante.
—A présent, messieurs, que nous avons fini mes corrections, au revoir, je me sauve.
Il était déjà au premier passé, quand je le rappelai:
—Tu oublies ta montre.
Elle reposait sous le Descartes.
—Prends-la: il ne faut jamais exagérer l'exactitude.
—Je devais rester un quart d'heure. Je suis resté cinquante-six minutes. Je vais manquer la moitié de mes commissions.
—Tu prendras le Montrouge-Gare de l'Est pour aller plus vite. Il est à moitié à traction mécanique.
—Ah! On attelle un cheval et un moteur?
—Non je veux dire qu'il y a encore des voitures où on attelle trois chevaux, et qu'il y en a déjà, d'affreusement peintes, où on attelle un moteur.
—Au revoir. C'est le progrès. Au revoir. Adieu.
NOTE:
[5] Ni le ministre de l'instruction publique, ni celui des travaux publics n'avaient fait l'an dernier de démarches en notre faveur.
DEUXIÈME SÉRIE AU PROVINCIAL
16 novembre 1900,
Si je voulais comme on le fait communément lancer la deuxième série de ces cahiers, je commencerais par annoncer que j'ai pris l'interview la plus considérable du monde,—et cela serait vrai, puisque j'ai en mains la sténographie du congrès socialiste international récemment tenu à Paris, puisque je suis le seul éditeur, officiel ou non, qui ait en mains et puisse et veuille donner cette sténographie. Mais pas plus que l'année dernière nous ne parlerons cette année un langage nouveau.
La deuxième série de ces cahiers comportera vingt cahiers sans doute, espacés à peu près de quinzaine en quinzaine au long de cette année scolaire. De plus en plus, et très opportunément, l'année scolaire devient l'année ouvrière, au moins pour le travail intellectuel. Comme il convient nous travaillerons à nos cahiers pendant que la plupart de nos abonnés travailleront de leurs métiers. Puis dans le temps que nos abonnés se reposeront de leur travail nous nous reposerons de ce travail aussi. Le premier cahier de la deuxième série passera sans doute une quinzaine après ce douzième et dernier cahier de la première série. Le vingtième et dernier cahier de la deuxième série passera sans doute en fin juin, non seulement avant le commencement des vacances, mais avant le commencement des examens et des concours, parce que les examens et les concours sont aussi, en un sens, une vacance du travail sérieux. Pour situer vingt cahiers en huit mois, de novembre à juin, nous aurons même à les serrer un peu.—Ces cahiers auront de quatre-vingts à cent vingt pages.
Dans ces cahiers nous continuerons à dire entièrement la vérité.
Nous dirons entièrement vrai. Nous continuerons à donner des documents et des renseignements impartialement choisis de ce que nous aurons vu et de ce que nous saurons qui intéresse la révolution sociale au sens où nous la préparons quand nous préparons la naissance et la vie de la cité harmonieuse. Les hommes et surtout les événements ont d'eux-mêmes à peu près déterminé une période écoulée de l'action socialiste en France,—incluse du premier congrès national au deuxième. La Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris, nous a donné le compte rendu sténographique officiel de ce premier congrès. La même Société nous prépare et va nous donner le compte rendu sténographique officiel de ce deuxième congrès. Mais les congrès ne sont que les manifestations cérémonielles de mouvements profonds et durables. Et s'il est indispensable de garder les traces des manifestations, il n'est pas moins indispensable que les mouvements profonds et durables soient conservés pour l'historien. Sous ce titre courant: du premier congrès au deuxième ces cahiers publieront, les documents et les renseignements que nous pensons que l'historien doit avoir de l'action socialiste incluse entre les deux premiers congrès nationaux. Nous ferons en particulier tout ce que nous pourrons pour publier en cahiers les comptes rendus des séances tenues par le singulier comité général que nos lecteurs n'ont pas oublié.
Cependant que nous réunirons et que nous publierons les documents et les renseignements que nous pensons que l'historien doit avoir de la précédente période, la présente période marchera. Et ici nous serions fort embarrassés, forcés que nous serions de vivre à la fois dans deux périodes, comme historien de la précédente et comme citoyen de la contemporaine, si dès le commencement de l'année dernière Hubert Lagardelle n'avait fondé le Mouvement Socialiste à seule fin de produire au lecteur les renseignements qu'il peut demander sur l'action socialiste pendant qu'elle se fait, pendant qu'elle se meut. Laissant donc à nos camarades et à nos amis le soin de produire au mieux ces renseignements d'action pour ainsi dire contemporains, nous serons d'autant plus libres pour publier nos documents et nos renseignements d'histoire sur l'action faite un peu après qu'elle est faite.
Quand nous aurons publié les documents et les renseignements qui nous conduiront par les voies de l'histoire du premier congrès au deuxième, alors, mais alors seulement, à son heure historique et seulement à cette heure, sans souci de la réclame et sans aucun zèle de la concurrence, nous publierons ce compte rendu sténographique du congrès socialiste international que seuls nous avons, que seuls nous pouvons publier. Il m'est particulièrement pénible de le déclarer, mais il est indispensable que je le déclare: tout compte rendu analytique ou synthétique, officiel ou officieux, quand même un nouveau comité général, et quand même un nouveau congrès l'investirait et le sanctionnerait,—aucun nouveau compte rendu ne peut fournir du congrès international un texte historique. Si puissants que soient les comités et les congrès ils ne peuvent pas décréter ou voter qu'un texte fabriqué sera désormais le texte historique. Cette impuissance leur est commune avec les conseils de guerre. Et de même que nous aurons fait le pont du premier congrès national au deuxième, ainsi nous ferons un plan d'accès au congrès international. Sous ce titre courant: la préparation du conseil international, nous publierons en introduction le recensement des documents préparatoires, depuis le congrès de Londres.
Quand le printemps sera venu, il est probable que les organisations socialistes nationalement constituées et les fédérations départementales et régionales tiendront leur troisième congrès. Que ce congrès soit, comme l'espèrent Jaurès et plusieurs citoyens, un congrès constituant, ou qu'il soit, comme les deux premiers, un congrès parlementaire, il marquera sans doute la fin d'une période encore dans l'histoire de l'action socialiste. Sous ce titre courant: du deuxième congrès au troisième ces cahiers publieront aussitôt après les documents et les renseignements de la période ainsi déterminée. En particulier, de même que nous avons publié les réponses données par les militants socialistes à la consultation internationale ouverte à la Petite République sur l'affaire Dreyfus et le cas Millerand, ainsi nous publierons les réponses utilement sérieuses données par les militants socialistes à la consultation nationale ouverte aux Congrès sur les meilleurs moyens de constituer le parti socialiste français.
Enfin sous ce titre le ministère de Millerand nous publierons autant que nous le pourrons le recensement textuel des arrêtés ministériels signés, des décrets présidentiels contresignés, et des lois votées dans les questions ouvrières par M. Millerand ou sur sa proposition ou avec sa collaboration.
Nous nous réservons de publier tous documents et renseignements qu'il y aurait lieu sur les sujets particuliers qui n'entreraient pas en ces grandes rubriques.
Des commentaires distincts et libres accompagneront cette année encore nos documents et nos renseignements.
Parmi les documents contemporains, c'est-à-dire parmi ceux de la période où nous paraissons, nous ne publierons que ceux qui sont à la fois d'un usage évidemment immédiat et utiles à conserver. En particulier nous continuerons impartialement à publier tous les renseignements que l'on nous demandera sur les formes accessibles d'action bonne évidemment, que ces formes soient officiellement ou ne soient pas classées parmi les formes reconnues de l'action socialiste.
Par un arrangement nouveau et pour faciliter le travail de nos abonnés, toutes les fois que les documents et les renseignements formeront corps, au lieu de les éparpiller en plusieurs cahiers, nous les laisserons d'ensemble, et au besoin nous les garderons isolés de toute contamination. Et alors le cahier sera pour le travail un recueil et un véritable volume indépendant. Et il ne sera plus en ce sens un cahier que pour l'administration. Nous pouvons par exemple espérer que nous aurons un cahier qui sera tout entier de la consultation nationale, des cahiers qui seront tout entiers du congrès socialiste international.
Pareillement toutes les fois que des collaborateurs libres nous feront l'amitié de nous apporter des cahiers, nous ferons tout ce que nous pourrons pour que l'auteur soit vraiment libre dans son cahier libre. Tout le cahier, texte et couverture, lui appartiendra.
La liberté typographique de l'écrivain représentera la liberté morale de l'auteur. Et le cahier sera pour le travail et pour l'action vraiment un livre indépendant et libre. Et en ce sens il ne sera plus un cahier que pour l'administration. Il n'y aura jamais parmi nous aucune relation d'auteur à directeur, d'employé à employeur, aucune subordination, mais corrélation d'homme libre à homme libre, d'auteur à gérant sans intermission commerciale d'autorité bourgeoise. L'auteur écrira sous sa responsabilité personnelle sincèrement et librement, vraiment. Il n'engagera pas le prochain. Le prochain ne l'engagera pas. Il n'engagera pas l'administration des cahiers. L'administration des cahiers ne l'engagera pas. Il ne sera tenu qu'à user de sa liberté.
C'est dans ces conditions que nous avons demandé au citoyen Francis de Pressensé des cahiers de politique et d'action internationale. Non seulement il nous a promis que dans le courant de l'année il nous en donnerait deux ou trois, mais il nous a promis qu'il aurait prêt pour cet automne un cahier d'ensemble sur la politique internationale du socialisme, sujet auquel il pensait lui-même.
C'est aussi à ces conditions que nous avons demandé à Hubert Lagardelle des cahiers de théorie et d'action socialiste. Il nous donnera dans un mois tout un cahier intitulé: les intellectuels devant le socialisme—le problème de la petite bourgeoisie. Deux mois plus tard il nous donnera tout un cahier au moins sur le socialisme municipal en France. Les cahiers de Lagardelle entreront en brochures en série dans la bibliothèque du Mouvement Socialiste.
Aux mêmes conditions nous demanderons, quand il y aura lieu, des cahiers à plusieurs citoyens.
Pareillement enfin quand nous donnerons des travaux de science ou des œuvres d'art—inclassables ou classées drames, romans ou poèmes—le cahier sera vraiment pour le travail et pour la beauté une œuvre indépendante, pure et libre. Libre de nous. Et en ce sens il ne sera plus un cahier que pour l'administration. Car étant assurés que nous devons commencer la révolution sociale par la révolution de nous-mêmes, par la révolution sociale morale de nous-mêmes, c'est pour nos cahiers d'abord que nous avons remplacé le gouvernement des auteurs par l'administration, la saine et libre et vraiment socialiste administration de leurs œuvres. Si donc j'avais encore à publier la lumière de Jérôme et Jean Tharaud, au lieu de la couper en trois morceaux comme je le fis, je la donnerais toute pareille à l'admirable tirage à part que nous en avons fait. Quand au printemps nous publierons des mêmes Tharaud Orphée en Frioul nous en ferons un très beau livre entièrement libre aux mains des auteurs.
A ces conditions nous publierons avant le premier cahier de Lagardelle un roman, si nous pouvons le nommer ainsi, la première œuvre publiée de René Salomé: vers l'action sera le deuxième cahier de la deuxième série.
A ces conditions nous publierons bientôt un drame satirique: le Bacchus de notre ami Lionel Landry. Notre ami est récemment parti pour la Chine. Il a obtenu dans le corps expéditionnaire français un poste évidemment inoffensif. Par son métier même il est qualifié pour nous envoyer des courriers. Il nous enverra des courriers de Chine. Un court billet qu'il m'envoie du bateau me promet un courrier sur le transport des troupes expéditionnaires. Ce premier courrier pourra passer en janvier.
Notre ami Henri Genevray, heureusement retourné parmi nous après deux ans de voyage intercontinental, nous donnera des cahiers de voyage. Il commencera par nous donner un cahier d'ensemble sur l'expansion coloniale devant le socialisme.
Léon Deshairs nous donnera cette année au moins un cahier d'art.
Enfin et surtout je dois annoncer mystérieusement qu'une excellente compagnie formée d'aînés que nous avons—pour dire le très beau mot une équipe de bons ouvriers littéraires—se prépare à entrer encore dans ces cahiers.
Mais l'œuvre que nous publierons avec une singulière cordialité sera de M. Antonin Lavergne un long roman: Jean Coste, ou l'instituteur de village. L'auteur est lui-même un ancien instituteur, un primaire de culture et de métier. Il est devenu professeur d'école normale primaire. Il pouvait comme tout le monde faire sa petite cosmosociographie. Mais cet honnête homme a fait le roman, l'histoire de ce qu'il sait. Jean Coste passera sans doute en trois cahiers.
Nous envoyons ferme ces cahiers à tous nos anciens abonnés. Leur abonnement, ayant commencé du premier janvier dernier, est valable jusqu'au 31 décembre prochain. Nous prions seulement ceux d'entre eux qui ne nous ont pas encore acquitté leur abonnement de vouloir bien considérer que depuis le commencement nous payons nos imprimeurs ordinaires. Ce serait une erreur de s'imaginer que l'on ne doit pas nous payer parce que nous sommes socialistes. Nous sommes assurés que la plupart de nos camarades les ouvriers compositeurs, les correcteurs et les imprimeurs sont socialistes aussi. Mais c'est justement parce qu'ils sont socialistes que l'imprimerie de Suresnes les paie comptant au tarif syndical. Pour aujourd'hui nous prions ceux de nos anciens abonnés qui n'ont pas pensé encore à le faire de vouloir bien nous apporter ou nous envoyer en un mandat le montant de leur abonnement.—Nous prions instamment ceux de nos anciens abonnés qui auraient déménagé pendant les vacances de vouloir bien nous donner sans aucun retard leur nouvelle adresse, pour que nos fiches et le répertoire soient rectifiés avant le commencement de la deuxième série.
Nos anciens abonnés savent que nous avons régulièrement envoyé les cahiers de la première série à plus de trois cents abonnés gratuits, pour la plupart instituteurs, dont les noms et adresses nous avaient été communiqués par l'administration des Journaux pour tous, 19, rue Cujas, Paris. Huit mois d'exercice patient et de correspondance active ont permis à cette administration de nous communiquer plus de cinq cents nouveaux noms. Nous les avons acceptés. Si lourd que soit financièrement pour nous un tel service, nous enverrons donc régulièrement les cahiers de la deuxième série à plus de huit cents abonnés gratuits, pour la plupart instituteurs, choisis pertinemment.
Nous prions instamment nos amis non seulement de vouloir bien eux-mêmes s'abonner, mais de vouloir bien aussi nous présenter et honnêtement nous procurer le plus d'abonnés qu'ils pourront. Nous savons de certain que beaucoup de personnes s'imaginent innocemment qu'elles ont assez fait pour ces cahiers quand elles les ont lus par communication. Nous nous permettons d'attirer leur attention sur ce qu'il y aurait de parasitaire à user indirectement de cette publication sans participer aux frais de son établissement.
Nous envoyons éventuellement ces cahiers à plus de deux mille huit cents personnes automatiquement choisies parmi celles qui peuvent s'y intéresser.
Nous les envoyons d'abord éventuellement aux abonnés du Mouvement Socialiste. La direction de cette revue amie a bien voulu nous faire communiquer la liste administrative de ses abonnés. Nous espérons qu'ayant par le Mouvement connaissance pragmatique de l'action socialiste internationale pendant qu'elle se meut ils demanderont à nos cahiers cette indispensable connaissance historique de l'action que l'on ne peut donner qu'un peu après que se sont dessinés les temps de repos.
Nous envoyons éventuellement nos cahiers à tous les abonnés du bulletin de l'Union pour l'action morale. L'administration de cette revue a bien voulu nous communiquer la liste de ses abonnés. Nous leur envoyons éventuellement nos cahiers. Nous sommes en effet de ceux qui ne peuvent nullement distinguer la révolution sociale de la révolution morale, en ce double sens que d'un côté nous ne croyons pas que l'on puisse opérer profondément, sincèrement, sérieusement la révolution morale de l'humanité sans opérer toute la révolution de son habitat social, et qu'inversement nous croyons que toute révolution formelle serait vaine si elle ne comportait pas le labourage et la profonde éversion des consciences.
Nous envoyons éventuellement nos cahiers à tous les correspondants de la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen. L'administration de cette ligue a bien voulu nous communiquer son dernier bulletin. Nous y avons trouvé imprimés les noms des républicains actifs qui ont constitué à Paris et surtout en province des sections de la ligue. Nous pensons que nous avons obtenu ainsi une liste sérieuse d'anciens dreyfusards. Or il n'échappera pas à nos lecteurs que nous sommes les seuls dans une certaine région qui ayons exactement gardé la juste rigueur méthodique de l'ancienne action dreyfusiste. Alors que les différents États Majors dreyfusistes, comme la plupart des États Majors, délaissaient la considération des droits pour la contemplation des avantages, nous avons seuls dans une certaine région,—et nous n'en sommes aucunement heureux,—continué nous-mêmes à respecter rigoureusement la méthode que nous avions demandé que l'on respectât. Nous pensons aussi que nous réussirons à démontrer à ces nouveaux abonnés que la révolution sociale, au sens où nous la préparons, peut seule donner à tous les hommes le véritable exercice de tous les droits humains, peut seule instituer une cité humaine où tous les hommes soient accueillis comme des citoyens véritables.
Nous envoyons éventuellement nos cahiers à beaucoup d'universitaires, professeurs de l'enseignement supérieur et de l'enseignement secondaire, instituteurs et professeurs de l'enseignement primaire et de l'enseignement primaire supérieur, soit qu'ils fussent abonnés déjà au bulletin de l'Union pour l'action morale, soit que nous ayons demandé leur nom à l'annuaire. Nous espérons que leur enseignement pourra se nourrir des documents et des renseignements, des commentaires, des travaux et des œuvres qu'ils auront dans ces cahiers. Nous espérons qu'ils n'hésiteront pas à nous avouer pour un des leurs, à voir dans ces cahiers le travail d'enseignement que nous y mettons avant tout.
Nous envoyons éventuellement nos cahiers aux secrétaires et aux délégués des groupes socialistes qui aux récents congrès constituaient à peu près un parti opposé au parti de la domination autoritaire. Nous regrettons que le secrétariat du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire nous ait refusé communication de ses listes. Nous regrettons toujours tout ce qui sera du huis clos. Nous n'avons pu avoir une liste sérieuse des principaux syndicalistes. Nous envoyons éventuellement nos cahiers aux citoyens secrétaires et délégués des groupes adhérents à la Fédération Socialiste Révolutionnaire, et aux Fédérations départementales et régionales. Nous les envoyons éventuellement aux Coopératives socialistes.
Autant que nous l'avons pu nous envoyons éventuellement nos cahiers aux universités populaires, aux sociétés sérieuses d'enseignement laïque et de culture postscolaire. A ces institutions surtout conviennent les principaux éléments dont nos cahiers sont formés. Si la libre pensée n'impliquait pas une audience impartiale et attentive infatigablement accordée à l'impartiale proposition des documents et des renseignements, des commentaires, des travaux et des œuvres, elle ne serait plus qu'une lamentable contrefaçon de la pensée dogmatique, de la serve pensée.
Nous envoyons éventuellement nos cahiers à plusieurs visiteurs des pauvres. Nous savons qu'une charité intelligente et constante ne tarde pas à s'apercevoir que la société présente est mécaniquement organisée pour faire des pauvres et de la pauvreté.
Quand nous aurons fini de publier la deuxième série de nos cahiers, nous publierons un index, devenu indispensable, de ces deux séries.
POUR MA MAISON
21 décembre 1900
En janvier 1898 mon ami l'éminent historien Pierre Deloire publiait dans la Revue Socialiste, sous la rubrique ordinaire littérature et philosophie, un article que je lui demande la permission de reproduire en entier:
M. Henry Bérenger a ouvert dans la Revue Bleue une très intéressante enquête sur les responsabilités de la Presse contemporaine.
Parmi les réponses qu'il a reçues, celle de M. Lucien Marc, directeur de l'Illustration, est à citer la première, parce qu'elle pose, en fait, la question, dans le détail.
Envisageons la presse au point de vue industriel. Sa matière première est le papier blanc, qu'elle transforme en feuilles imprimées. Souvent, les frais de la transformation dépassent le prix de vente du produit fabriqué, et le bénéfice ne vient que des sous-produits, ainsi qu'il arrive pour beaucoup d'industries.
En journalisme, le sous-produit, c'est la publicité.
...Contrairement à l'opinion courante, ce ne sont pas les journaux à bon marché qui ont le plus besoin des annonces pour équilibrer leur budget. Le Petit Journal, le Petit Parisien, journaux à un sou, gagnent sur leur papier. Par contre, voici le compte d'exploitation du Figaro pour l'exercice 1896:
| RECETTES | ||
| Abonnements et vente au numéro | 2.695.045 32 | |
| Annonces et réclames | 1.707.566 81 | |
| Recettes diverses | 140.856 43 | |
| Total des recettes | 4.543.468 56 | |
| DÉPENSES | ||
| Fabrication du journal: rédaction, papier, impression, affranchissement, etc. | 2.503.526 22 | |
| Frais généraux | 547.298 37 | |
| Total des dépenses | 3.050.824 59 | |
| Bénéfice | 1.492.643 97 | |
| ‗‗‗‗‗‗‗‗‗‗‗ | ||
Ainsi, le Figaro, journal à trois sous, ne réalise même pas, sur la vente et l'abonnement, de quoi subvenir à la moitié de ses frais généraux. Le surplus, et la totalité du bénéfice net, sont fournis par la publicité.
Si, au lieu des comptes du Figaro, nous examinions ceux du Times, journal à trente centimes, nous verrions s'accentuer le phénomène de la perte sur le papier, compensée par le produit des annonces. Que serait-ce si, du Times, nous passions au New-York Herald et à ses numéros du dimanche qui, pour cinq sous, donnent soixante-quatre pages de grand format dont chacune contient autant de matières que les quatre pages d'un journal parisien!
Voilà donc en France, en Angleterre, aux États-Unis, trois journaux en pleine prospérité, ne vivant que de la publicité. Il n'y a pas là, comme on le croit, un mal résultant du bas prix des journaux.
Nous sommes forcés de constater qu'ici le raisonnement de M. Lucien Marc n'est pas juste: car si un journal donné perd sur son papier, s'il vend son papier à perte, c'est évidemment qu'il vend ce papier à un prix trop bas; peu importe que ce prix soit plus élevé que le prix des autres journaux. Le mal vient donc bien pour une grande part, comme les socialistes l'ont signalé, de ce que la presse, elle aussi, est soumise au régime de la concurrence bourgeoise: «La façon mercantile d'envisager les choses, a répondu M. Georges Renard, devait triompher, là comme ailleurs, dans une société où tout se vend et s'achète, où tout, depuis le bras jusqu'au cerveau de l'homme, est devenu marchandise.»
Le mal vient, pour une grande part aussi, et l'Union pour l'action morale l'a signalé plus vigoureusement que la plupart des autres consultés, de ce que la conscience publique est faussée parce que beaucoup de consciences individuelles sont faussées[6]: «La source du mal est plus loin que là où la main de l'État peut atteindre; elle est dans les consciences. Espérons que celles-ci se reprendront et que le remède sortira de l'excès même du mal... Dans le monde des travailleurs, on voit poindre pour le journal un dédain et même un mépris de bon augure. Récemment, les membres ouvriers de la commission consultative de la Bourse du Travail ont fait fermer la salle de lecture des journaux quotidiens, parce qu'il en résultait, pour les lecteurs, plus de trouble que de profit. En Angleterre, c'est le sérieux de la population ouvrière qui a le plus contribué à moraliser la presse [7]. En France aussi, on finira par comprendre qu'il vaut mieux être travailleur que parleur; et l'éducation réelle que tout le monde désire aura pour effet de faire dédaigner tout journal, à moins qu'il ne soit un journal positif, un journal qui incite à l'action vraie.»
Nous croyons que c'est à nous, socialistes, qu'il revient de fonder un tel journal. M. Anatole Leroy-Beaulieu représente que «le socialisme, à l'affût des causes de destruction, se réjouit, avec une cynique logique, de cette corruption qui nous attriste et nous indigne, se félicitant de tout ce qui détruit la cohésion de la société française, s'applaudissant de tout ce qui énerve les âmes, brise les énergies et prépare la dissolution prochaine de la patrie.» A ces paroles ignorantes ou menteuses, opposons la réalité des vouloirs socialistes:
M. Georges Renard propose, entre autres, le remède suivant:
«1º Fonder des journaux qui ne seraient plus aux mains d'un financier ou d'actionnaires anonymes, mais qui, soutenus par les cotisations régulières d'un parti ou d'un groupe d'hommes se connaissant et professant les mêmes opinions, seraient la propriété et l'expression de ce parti ou de ce groupe. En bannir soigneusement toute affaire, toute réclame, tout article payé[8]. Il ne serait pas impossible que ces journaux honnêtes, s'ils étaient bien rédigés, réussissent, conquissent de l'autorité et réagissent par leur autorité sur les autres.»
Nous savons en effet que la cité socialiste ne se fera pas sans éléments et que c'est nous qui devons, dès à présent, lui préparer des citoyens. Pour cela voici quel nous imaginons que serait, dans la société bourgeoise, un journal socialiste.
Ce journal agirait envers les bourgeois inconvertissables exactement selon les règles de la morale bourgeoise. Il agirait envers les socialistes et les bourgeois convertissables selon les enseignements de la morale socialiste [9]. Par exemple on le vendrait aux bourgeois inconvertissables exactement comme un journal bourgeois; et on le donnerait aux socialistes et aux bourgeois convertissables, car un journal est un moyen d'enseignement, et on doit donner l'enseignement.
Ce journal serait nourri par les socialistes; ceux-ci prendraient sur leur salaire, socialiste ou bourgeois, pour assurer le salaire socialiste des socialistes qui travailleraient au journal.
Tous les ouvriers qui travailleraient au journal, ouvriers intellectuels et ouvriers manuels, ouvriers écrivains et ouvriers compositeurs d'imprimerie, ouvriers directeurs et ouvriers protes recevraient un salaire socialiste, c'est-à-dire entre eux un salaire égal, puisqu'ils travailleraient tous de leur mieux pour le bien du journal.
Ce journal serait exactement socialiste en son texte: on n'y verrait aucune réclame commerciale.
Ce journal serait un: on n'y verrait pas, dans le même numéro, en première page un article exact contre les courses et en quatrième page les résultats complets et les pronostics des mêmes courses; on n'y verrait pas en première page des articles exacts contre les théâtres de passe et en quatrième page, fidèlement insérées, les communications de ces mêmes théâtres.
Ce journal ne serait pas rédigé par des journalistes professionnels, mais par les hommes de chaque métier; les moissonneurs y parleraient du blé, les maçons de la bâtisse; les professeurs y parleraient de l'enseignement et les philosophes de la philosophie; on ne serait pas journaliste, on serait, comme on disait, un honnête homme qui aurait un métier et qui, au besoin, écrirait de ce métier dans le journal.
Ce journal serait exactement sincère, il n'embellirait jamais les faits, il n'embellirait jamais les espérances même.
Enfin et surtout ce journal serait un journal de famille, s'adressant d'abord aux femmes et aux enfants, sans qui toute œuvre est vaine; et il garderait envers tous ses lecteurs la très grande révérence, car elle est due aussi aux grands enfants.
Quand Pierre Deloire écrivit cet article, on peut dire que l'affaire Dreyfus devenait sérieuse. L'article paraissait le 15. L'avant-veille, 13, après qu'un conseil de guerre eut acquitté Esterhazy, Zola envoyait sa lettre au Président de la République:
Et c'est un crime encore que de s'être appuyé sur la presse immonde, que de s'être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment dans la défaite du droit et de la simple probité. C'est un crime d'avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent complot d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est un crime d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on a pervertie, jusqu'à la faire délirer. C'est un crime d'empoisonner les petits et les humbles, d'exaspérer les passions de réaction et d'intolérance en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande France libérale mourra, si elle n'en est pas guérie.
Tout le monde alors découvrait à quel redoutable danger la presse immonde exposait en France la justice, la vérité, l'humanité, la santé sociale. Et cependant l'article de Pierre Deloire n'était pas un article de circonstance. Il n'était pas non plus l'aération d'un rêve individuel. Ni la manifestation d'un rêve collectif. Il était l'exposé délibéré d'un plan d'action.
Depuis le premier mai 1897 quelques jeunes gens mettaient en commun tout ce qu'ils pouvaient pour fonder un journal propre, plus tard, quand ils seraient devenus des hommes. J'étais parmi eux. Ils étaient venus au socialisme sincèrement et par une révolution profonde intérieure. Je donnerai quand j'en aurai le temps l'histoire de cette révolution. Ou plutôt je donnerai les longues histoires de toutes ces révolutions, car chaque homme libre a sa révolution sociale et ces tout jeunes gens étaient déjà libres. Puis quand j'en aurai le temps je donnerai la longue histoire de tous les apprentissages qui suivirent toutes les révolutions, car je sais que les longues histoires sont les seules qui soient vraies à peu près. Et aujourd'hui je ne donnerais pas la brève histoire de l'apprentissage commun. Mais je suis forcé de parler pour ma maison.
A l'heure où commence mon histoire, ces jeunes gens étaient donc venus sincèrement au socialisme et profondément. Ils ne savaient pas bien ce que c'était que le socialisme. Ils ne pensaient pas que ce fût un domaine à partager entre plusieurs gros propriétaires. Ils s'imaginaient que le socialisme était l'ensemble de ce qui prépare la révolution sociale et pensaient que cette révolution sociale tendait à faire le bonheur de l'humanité. Le même historien Pierre Deloire, négligeant un peu ses travaux professionnels, avait rédigé non pas un catéchisme ou un manuel—car personne alors n'eût oser parler de catéchisme ou de manuel socialiste,—mais un raccourci commode. Il publia ce raccourci dans la même Revue Socialiste, le 15 août 1897. Si imparfait que ce raccourci me paraisse à présent, il convient que je le reproduise en entier:
DE LA CITÉ SOCIALISTE
Dans la cité socialiste les biens sociaux seront bien administrés.
Les socialistes veulent remplacer autant que possible le gouvernement des hommes en société par l'administration sociale des choses, des biens: En effet, les hommes étant variés indéfiniment, ce qui est bon d'ailleurs, on ne peut pas organiser le gouvernement des hommes selon une exacte méthode scientifique; tandis que, les biens n'étant pas indéfiniment variés, on peut organiser selon une exacte méthode scientifique l'administration des biens. Or la plupart des difficultés, des souffrances qui paraissent tenir au mauvais gouvernement des hommes tiennent à la mauvaise administration des biens.
Pour bien organiser l'administration des biens, les socialistes veulent socialiser le travail social, c'est-à-dire l'ensemble du travail qui est nécessaire pour que la cité continue à vivre.
A cette fin, ils veulent socialiser la matière qui est nécessaire au travail social, c'est-à-dire les moyens sociaux de production: la terre en ce qu'elle peut servir à la culture sociale; le sous-sol, mines et carrières; l'outillage industriel, machines, ateliers, magasins, l'outillage commercial, magasins, voies et moyens de communication. Les moyens de production seront socialisés, c'est-à-dire qu'ils seront rendus à la cité, à l'ensemble des citoyens.
Le travail social sera socialisé, c'est-à-dire qu'il sera fait par l'ensemble des citoyens. Les parts individuelles du travail social, c'est-à-dire les parts du travail social qui seront données à la cité par chacun des citoyens, seront, non pas sans doute identiques entre elles, car cela ne se pourrait pas, mais, autant que possible, égales entre elles, en ce sens que les différences qu'elles auront encore ne seront commandées que par les différents besoins de la cité et par les différentes aptitudes individuelles des citoyens comme travailleurs, et en ce sens que ces inévitables différences de qualité, d'intensité, de durée, seront, autant que possible, compensées par d'autres différences de qualité, d'intensité, de durée, de manière que les parts individuelles du travail social soient, autant que possible, égales en quantité.
En échange la cité assurera aux citoyens une éducation vraiment humaine, et l'assistance exacte en cas de maladie ou d'infirmité, enfin l'assistance entière pendant la vieillesse.
L'éducation sera égale pour tous les enfants, non pas, bien entendu, en ce sens que les éducations individuelles seraient identiques entre elles, mais en ce sens que les différences des éducations individuelles ne seront commandées que par les différentes ressources de la cité et par les différentes aptitudes individuelles des citoyens comme élèves.
Les moyens de consommation seront laissés à la libre disposition des citoyens en quantités autant que possible égales entre elles.
Les avantages de ce régime sont à considérer à l'égard de la cité et à l'égard des citoyens.
A l'égard de la cité, ce régime épargnera le travail humain, dont le gaspillage est immoral. Cette épargne sera réalisée par plusieurs causes, dont les trois suivantes:
La concurrence sera supprimée. Or elle est mauvaise. Il semble à première vue qu'elle a de bons effets dans la société présente, mais ces bons effets ne sont que des commencements de réparation aux maux qu'elle a conmencé par causer elle-même. Nous ne reconnaissons pas toujours comme elle est mauvaise parce que notre éducation, mauvaise aussi, nous a dressés à travailler par un sentiment de vaine émulation, mauvais, étranger au travail même et à la fin propre du travail. La concurrence est mauvaise en son principe: il est mauvais que les hommes travaillent les uns contre les autres; les hommes doivent travailler les uns avec les autres; ils doivent travailler à faire de leur mieux leur travail, et non pas à se servir de leur travail pour vaincre d'autres travailleurs. La concurrence est cause que les travailleurs ne sont point payés selon ce qu'ils ont fait, ce qui serait juste au sens étroit de ce mot, ni payés d'un paiement normal, ce qui serait juste au sens large, ou harmonieux, mais surtout selon ce que leurs concurrents n'ont pas fait. La concurrence a souvent cet excès que, lorsque l'un des concurrents a reconnu qu'il ne peut pas travailler mieux que ses concurrents, il tâche que ceux-ci travaillent plus mal, pour être sûr de les vaincre quand même, d'où les manœuvres frauduleuses. La concurrence est souvent faussée par la réclame, qui tend à donner l'avantage au travail plus connu sur le travail mieux fait, et par la falsification, qui tend à donner l'avantage au travail mieux paraissant sur le travail mieux fait. Enfin la concurrence internationale est cause de la guerre, de la paix armée, des maux qui suivent, comme la concurrence interindividuelle est cause des procès, de véritables guerres privées, de la plupart des haines publiques et privées, des maux qui suivent.
L'oisiveté sera supprimée. Pour calculer l'épargne de travail social ainsi réalisée, il ne faut pas comparer seulement dans la société présente le nombre des oisifs au nombre total des citoyens; il faut ajouter au nombre des oisifs le nombre de tous les citoyens qui travaillent dans la société présente à pourvoir au luxe individuel des oisifs.
La production sera centralisée autant qu'il est possible; or, si la centralisation est mauvaise pour la vie intérieure des hommes et pour le travail supérieur de l'humanité, surtout pour l'art et pour la philosophie, elle est bonne pour la production sociale, parce qu'elle permet aux citoyens de faire mieux et plus vite le travail social de production, et, justement ainsi, d'être mieux et plus tôt libres pour leur vie intérieure et pour le travail supérieur de l'humanité. La cité socialiste organisera la culture intensive, l'industrie intensive, centralisera le commerce, de manière à tirer de la matière qui est proposée à l'activité humaine le plus des meilleurs moyens de consommation.
A l'égard des citoyens, le régime socialiste aura sur la société présente au moins deux avantages:
Il établira entre et pour tous les citoyens une fraternité, une solidarité réelle et vivante; une justice, une égalité réelle et vivante; une liberté réelle,—au lieu d'une fraternité fictive; d'une justice fictive; d'une liberté fictive.
Il amortira autant que possible les à-coups individuels. Dans la société présente on laisse les malheurs individuels tomber de tout leur poids sur ceux des citoyens qui se trouvent au droit, et qui souvent en sont écrasés. Et comme il y a, malgré tout, en fait, des solidarités individuelles indéfinies, ces malheurs ont des répercussions indéfinies, incalculables. Si bien que le progrès même est, en fin de compte, onéreux. Par exemple quand on invente une machine qui supprime la moitié du travail dans un métier, les consommateurs, en général, en tirent un certain bénéfice parce que les prix baissent, mais la moitié des producteurs sont mis à pied, et ces malheurs individuels ont le plus souvent de telles et si lointaines répercussions que l'ensemble du mal ainsi causé aux citoyens est pire que n'est avantageux le bénéfice donné aux consommateurs. Dans la cité socialiste, au contraire, il suffira, quand on fera pour un métier de telles inventions, de réduire sans à-coup le nombre des travailleurs intéressés, soit en faisant moins d'apprentis de ce métier-là, soit en donnant à certains de ces travailleurs le temps d'apprendre un nouveau métier; en attendant d'ailleurs, que les mesures prises aient leur plein effet, on en sera quitte pour diminuer le nombre des heures où travailleront les ouvriers de ce métier, ce qui ne sera pour personne un malheur dans la cité.
Ainsi constituée, la cité socialiste sera parfaite en ce qu'elle sera socialiste. En ce qu'elle sera une cité humaine il se pourra qu'elle soit imparfaite encore. Mais elle sera la moins imparfaite possible des cités humaines possibles, en ce sens que toutes les difficultés, toutes les souffrances y seront au pis-aller égales à ce qu'il faut qu'elles soient dans toute société individualiste. Soient les difficultés, par exemple, qui tiennent au choix du métier et à la paresse:
Comment pourrez-vous, nous dira-t-on, assurer dans la cité socialiste le service des métiers les plus pénibles, ou les plus ennuyeux, en un mot des métiers sacrifiés?
Remarquons d'abord qu'à mesure que le machinisme ira croissant les métiers se rassembleront de plus en plus et qu'il y aura de moins en moins des métiers sacrifiés. Remarquons ensuite que dans la cité socialiste on pourra toujours compenser par des avantages de durée ce que les métiers sacrifiés auraient encore de pénible ou d'ennuyeux. Et enfin, si, malgré cette compensation, les travailleurs volontaires désertaient certains métiers, il suffira, pour assurer le service de ces métiers, d'en faire un service commandé, obligatoire, universel et personnel.—Mais, dira-t-on, c'est là de la contrainte!—Sans doute, c'est là de la contrainte, mais c'est une contrainte juste et officielle. Tandis que dans la société présente sévit une contrainte universelle, d'autant plus redoutable qu'elle est à la fois injuste et sournoise: injuste en ce qu'elle ne s'exerce pas également sur tous les citoyens; sournoise, car on ne veut pas avouer que l'on contraint certains citoyens à faire certains métiers, mais on est bien content que la misère générale soit telle qu'il y ait des citoyens qui tombent si bas que de remonter jusqu'à ces métiers-là justement leur paraisse un bonheur. Et c'est sur cela que repose toute la société présente. Pour ne pas vouloir faire de certains métiers, de certaines fonctions sociales, de certains services, des services commandés, on gaspille de la souffrance humaine: au lieu de faire descendre les travailleurs, s'il y a lieu, des métiers moyens aux métiers sacrifiés, on les laisse tomber, sans vouloir avoir l'air de s'en apercevoir, beaucoup plus bas, assez bas pour qu'ils aient encore bien de la chance, comme on dit, de remonter jusqu'à ces métiers-là.
Et que ferez-vous, nous dira-t-on, des paresseux? Remarquons d'abord qu'il y aura beaucoup moins de paresseux quand tous les citoyens auront reçu l'éducation normale. Remarquons ensuite qu'il y aura beaucoup moins de paresseux dans une cité où la plupart des métiers seront sans cesse ouverts à tous, parce qu'il y aura beaucoup moins de fausses vocations, parce qu'il n'y aura point de vocations forcées, parce que les vies mal engagées ne le seront point sans retour possible. Enfin si, dans une cité où trois ou quatre heures au plus d'un travail facile suffiront pour assurer la vie quotidienne, si, dans une telle cité, il se trouve encore des paresseux qui refusent toute espèce de travail, ces malades ne mourront pas de faim dans une cité qui sera aussi riche en moyens de consommation, mais on les réduira au strict nécessaire.—Ils seront donc, dira-t-on, entretenus aux frais de la cité?—Sans doute, mais que fait la société présente, sinon de les entretenir aussi, et très cher, dans ses asiles, ses hôpitaux, ses prisons, ses colonies de relégation, ou dans ses plus somptueux hôtels, parasites mendiants ou parasites luxueux, ou bien ouvriers des mauvais métiers.
Selon cette méthode d'analyse exacte et de comparaison, toujours on verra que ce sont justement les pis-allers de la cité socialiste, supposés, qui sont la règle habituelle, réelle, de la société présente.
Ainsi renseignés provisoirement sur ce que serait la prochaine cité socialiste, ces jeunes gens n'hésitèrent pas. Il n'y avait plus qu'à préparer la naissance de cette cité, il n'y avait qu'à préparer puis à faire la révolution sociale.
Pour préparer la révolution sociale on n'invoquerait pas les anciens, on n'irait pas chercher les hommes de trente à quatre-vingts ans, qui étaient en immense majorité contaminés du vice bourgeois, mais on ferait appel aux seuls jeunes gens. Et cela suffirait bien. Si l'on convertit soigneusement au socialisme les générations montantes, si l'on acquiert honnêtement les jeunes hommes, les nouveaux hommes, à mesure qu'ils passent leur quinzième, leur dix-huitième ou leur vingtième année, après huit ans d'exercice on est régulièrement une imposante minorité, après vingt ans on est une respectable majorité, après quarante ans, sans risque et sans violence mauvaise, on est devenu l'humanité même, l'humanité enfin sauvée du mal bourgeois, de tout le mal, et instituée en cité harmonieuse. Ainsi le veut l'arithmétique.
Or il est simple de convertir les générations montantes. Il n'y a pour ainsi parler qu'à les divertir de la contamination bourgeoise. L'excellence du socialisme est telle que le socialisme se fait valoir lui-même. Il a une évidence autonome, automatique et antérieure. Il n'a besoin d'aucun avocat. Il ne demande qu'un démonstrateur. Il suffit qu'on le fasse voir. Si un journal exactement et moralement socialiste paraissait, la simple démonstration, la simple proposition du socialisme introduirait au socialisme les générations montantes. Il n'y avait plus qu'à faire un journal socialiste, le journal socialiste. Cela serait facile.
Car ces jeunes gens ignoraient à peu près tout du personnel qui sévissait déjà sous le nom de socialiste. On les avait en effet soumis aux déplorables moyens d'élevage que nous voyons pratiquer autour de nous partout, sur tous les faibles par tous les forts, sur les simples par les habiles, sur les ignorants par les savants, sur les enfants, sur les soldats, sur les ouvriers, sur les électeurs, sur le peuple des animaux au langage inarticulé, sur le peuple des hommes. On leur mentait pour leur bien. C'est la méthode pratiquée sur la plupart des âmes adolescentes par la plupart des âmes adultes. Cette méthode a tout pour elle. Idoine à la paresse et commode au ménagement, elle reste la forme la plus redoutable du mensonge universel. Nos maîtres nous donnaient donc une image heureuse du monde socialiste français, une image bienheureuse du monde socialiste universel, une image au moins exactement sévère du monde bourgeois. En France les anciens partis socialistes, les anciennes écoles et les anciennes sectes s'éliminaient d'eux-mêmes selon les exigences naturelles de la vieillesse. Pas même il n'était besoin de se faire enseigner leurs noms. Guesde et Vaillant disparaissaient déjà, et l'incompatible Allemane avec eux, dans l'avantageux éloignement de l'histoire. Les générations montantes seraient enfin neuves des vieilles injures, blanches des vieilles saletés. Il n'y avait plus qu'à faire le journal socialiste pour les générations montantes.
D'ailleurs ces jeunes citoyens avaient à eux, en eux et venant d'eux, quelques idées simples. Idées qu'ils n'avaient pas demandées à leurs maîtres, mais que ces bons maîtres encourageaient volontiers, car ils étaient au fond de braves gens, et ils ne savaient pas que les idées simples étaient si redoutables. Parfois même je me demande si ces maîtres n'avaient pas fini par accepter comme étant véritables cette image du monde et ces renseignements qu'ils voulaient bien communiquer à leurs élèves et à leurs amis. Car ils se soumettaient sans doute eux-mêmes aux moyens d'élevage qu'ils imposaient au-dessous d'eux. Cette idée simple, et vivace, était que nous devons commencer par vivre en socialistes, que nous devons commencer la révolution du monde par la révolution de nous-même, que toutes les théories et toutes les phrases ne valent pas un acte socialiste, que chacun doit commencer par socialiser sa vie, que la conversion au socialisme suppose un don sans réserve des intérêts sous l'entière maintenue des droits, un abandon sans réserve des sentiments sous la pleine indépendance et liberté de la raison.
C'est pour cela que non seulement nous fîmes, après tant de gens, le plan d'un journal socialiste, mais si l'on veut bien y regarder, le plan d'un journal socialistement socialiste. Formé presque instantanément, tant il était indiqué, ce plan fut répété d'homme à homme jusqu'à ce que Pierre Deloire le rédigeât. Je ne le développerai pas. Tout le monde le connaît pour l'avoir plus ou moins déjà fait. En France plus qu'ailleurs, c'est le plan qui manque le moins.
Pour le réaliser il fallait un personnel et un matériel, un personnel qui fournît le matériel. Cinq cents personnes et cinq cent mille francs suffisaient, d'autant que les cinq cents personnes seraient des collaborateurs efficaces, d'autant que les cinq cent mille francs seraient rafraîchis par des souscriptions régulièrement affluentes. Et dix ans suffisaient pour la préparation.
Les cinq cents personnes se pourraient trouver en quelques années, de proche en proche, d'ami en ami, par cette propagande personnelle qui seule est fructueuse. Les nouveaux adhérents cherchaient des nouveaux encore. On gagnait toujours du monde. Chacun répondait pour ceux qu'il avait acquis, introduits. C'était la méthode bien connue de la ramification indéfinie. Elle serait invincible comme une végétation si les hommes étaient des végétaux. Mais ils sont au moins des animaux. Elle est dans l'histoire de Blanqui. Elle est partout ailleurs. A cet égard j'avais pour fonction d'administrer la communication centrale à établir entre les premiers adhérents. Je donnais la communication. Je n'exerçais aucune autorité. Je n'avais rien de commandement. J'étais le citoyen téléphoniste. Il était d'ailleurs entendu que l'on se passerait de moi le plus que l'on pourrait, que l'activité de la compagnie serait spontanée, qu'il n'y aurait pas congestion centrale et refroidissement aux extrémités, mais que tout marcherait tout seul.
Admettant que cinq cents personnes souscrivent dix francs chaque mois en moyenne, on canalise un affluent mensuel de cinq mille francs. Soixante mille francs par an. Même en faisant la part large au déchet inévitable, on amasse les cinq cent mille francs avant les dix ans, intérêts composés. A cet égard j'étais comptable. Au bout des dix ans le journal partirait. L'affluent des souscriptions mensuelles continuerait inépuisable. Et quand le public aurait en mains pour la première fois de sa vie un journal honnête, un journal bien fait, il nous ferait un accueil tel que le journal serait indéracinable.
J'administrais la comptabilité. Je fabriquai des registres, simples cahiers scolaires. Je tins une comptabilité mystérieuse. A la fois scrupuleuse et mystérieuse. Les mouvements des fonds étaient marqués par la valeur, par la date, et par les seules initiales. Au cas où la police y eût mis le nez, elle n'y eût appris que les nombres et l'alphabet. Ces précautions sont devenues amusantes. Elles étaient sérieuses. M. Méline et M. Dupuy, non pas M. Waldeck-Rousseau, trahissaient alors la République.
Cette institution de jeunesse ne prospéra pas. Je ferais plaisir à beaucoup de personnes si j'attribuais à la faiblesse humaine l'étiolement de cette institution. Mais j'aperçois des causes, que je distingue en intérieures et en extérieures.
Je ne sais pas bien si j'avais été l'initiateur de cette institution, car elle était née à peu près spontanément. La première croissance fut rapide. Mes amis d'Orléans, mes nouveaux amis de Lakanal et de Sainte-Barbe accueillirent l'idée commune et souscrivirent. Ils n'ont pas cessé depuis de souscrire leur mensualité, sans fatigue.
La seconde croissance fut assez rapide. J'étais à l'école normale. C'était un lieu favorable, malgré d'apparentes résistances. Une compagnie de jeunes gens, étudiants internés, toute faite, se prêtait à une attentive propagande et à la formation d'une compagnie d'action. L'institution commune se grossit de normaliens nombreux et pour la plupart considérables.
La troisième croissance, qui eût débordé les anciennes amitiés et les nouvelles camaraderies, ne se produisit pour ainsi dire pas. Les événements publics nous étaient contraires. Nos courtes finances filaient ailleurs, dans les grèves et les souscriptions, n'affluaient pas au fonds commun. Le grand public français gardait son argent pour les banquistes. Le public socialiste s'épuisait ailleurs. Le personnel socialiste alors devenait ce qu'il est devenu. Les augments de la seconde croissance commençaient à se fatiguer pour la plupart. Ils avaient presque tous mal entendu l'institution. Ce qui paraissait devenir impraticable était la simple communication de l'intention première. Et les gens ne donneraient pas d'argent pour dans dix ans.
Le remède vint. Pour donner à l'institution commune la surface de base qui lui manquait, il fallait un comité. Seul je ne présentais pas une suffisante garantie. Mais un comité garantirait l'institution auprès des personnes éloignées. Ce comité ferait la mutation de confiance, la mutation de la confiance, la transmission de confiance indispensable. Ce comité aurait en moi cette confiance entière qui se fonde sur la connaissance et l'amitié personnelle. D'ailleurs ce comité aurait assez de largeur et de poids pour me garantir auprès des personnes éloignées.
La quatrième croissance, qui se fût faite autour du comité, ne se produisit pour ainsi dire pas. L'esprit du public et les événements nous résistaient. Une lassitude intérieure s'ensuivit. Et la désagrégation vint.
L'affaire Dreyfus nous causa un dommage incroyable. Pendant tout le temps qu'elle dura, négligeant non seulement nos affaires et nos intérêts, mais nos droits même et l'action qui nous était particulière, tout le temps, tous les soins, tout le travail, tous les efforts, toute l'action furent au service d'une justification individuelle.
Au commencement de l'affaire, dans les derniers mois de l'année 1897, un événement privé mit à ma disposition, pour la première et pour la dernière fois de ma vie, une somme assez considérable. Ces quarante et quelques mille francs n'étaient pas à moi, mais aux miens. Ma nouvelle famille était d'accord avec moi sur ce que je devais lancer dans l'action socialiste ces quarante mille francs. Ma famille pensait avec moi qu'un socialiste ne peut garder un capital individuel.
Ce fut alors que je commis un faute impardonnable et dont le retentissement pèsera sans doute longtemps sur ma vie. Je péchai par humilité. Je me défiai de moi. L'humilité n'est pas moins coupable et pas moins dangereuse que l'orgueil, et non moins contraire à la modestie exacte. Je négligeai de fonder alors ces cahiers de la quinzaine. Si j'avais aussitôt fondé ces cahiers même, ayant derrière moi plus de quarante mille francs intacts, et si ces cahiers avaient publié pendant les trente mois de l'affaire l'équivalent de ce qu'ils ont publié depuis, je suis assuré qu'ils auraient à présent un solide fonds de réserve et une solide clientèle d'abonnés.
Mais je me défiai de moi. Un peu épaté par le redoutable aspect de science que la plupart des sociologues savent distribuer autour d'eux, je me semblai encore plus ignorant que je ne le suis. Et surtout je redoutais que je devinsse autoritaire. On avait déjà si souvent nommé autorité le soin que j'ai toujours eu de garder ma liberté contre les autorités prochaines, et un certain zèle indiscret dont je n'ai pu me défaire dans la propagande, on m'avait si souvent répété que j'étais un autoritaire, que je devenais un autoritaire, que j'avais fini par le croire presque. Or je haïssais ferme l'autorité. A mesure que je connaissais un peu le personnel socialiste, les sévices de l'autorité individuelle m'apparaissaient. J'étais décidé à ne rien faire qui ressemblât à du guesdisme. Je ne savais pas que l'autorité collective anonyme est encore plus redoutable que l'autorité individuelle.
Au premier janvier 1898 j'étais donc tout envahi de ces imaginations, et au premier mai suivant, au lieu de fonder ces cahiers, je fondai une librairie. Je mis tous mes soins à publier la copie de mes camarades, n'imaginant pas que je devinsse un fournisseur de copie. Mon ami Georges Bellais voulut bien me prêter son nom, car j'étais encore boursier d'études en Sorbonne, et j'aimais l'anonymat. On sait que cette librairie ne prospéra pas beaucoup. Je ferais plaisir à beaucoup de personnes si j'attribuais à ma témérité ou à ma stupidité, à mon incurie, à mon ineptie un insuccès aussi notoire. Mais je distingue des causes. La principale est encore l'affaire Dreyfus.
Elle passionnait le monde quand la librairie put commencer à fonctionner, à travailler. Elle fit au commerce un tort considérable, au commerce parisien. En particulier elle nuisit au commerce des livres, parce que les gens gardaient tout leur temps et toute leur finance pour lire les journaux multipliés. Singulièrement elle nuisit à la librairie Bellais qui s'affichait dreyfusiste, qui fut rapidement notée, devant qui les antisémites manifestèrent, où les dreyfusistes fomentaient leurs manifestations. Le temps et la force employée à manifester pour Dreyfus était dérobée au travail de la librairie. La fatigue entassée dans l'action dreyfusiste retombait sur la librairie. La seule édition dreyfusiste que fit la maison nous fut onéreuse. Ainsi une affaire qui sans doute enrichit de finance ou de clientèle ou d'autorité les journaux et la librairie Stock appauvrit la librairie Bellais.
Je distingue des causes. Les secondaires sont nombreuses. Le gérant ne géra pas avec la tension qu'il fallait. Il est probable que si mon ami André Bourgeois avait alors été disponible, et s'il avait fait pour la librairie un travail équivalent à celui qu'il vient de faire pour les cahiers, l'événement aurait tourné vers un succès heureux.—Toutes les éditions que fit la maison furent onéreuses, ou bien parce que le livre se vendait peu, ou bien parce que le prix de vente, pour encourager la propagande, était scandaleusement abaissé. Même quand l'ouvrage était édité en partie par souscription, le calcul des frais n'impliquait pas les frais généraux de la maison.—Je mis toutes mes dernières finances, tout mon dernier travail sur le livre de Jaurès l'action socialiste. Je pensais que ce livre serait un merveilleux moyen de propagande moralement socialiste. Il y a là des pages vraiment impérissables et définitives. Le livre ne se vendit pas. Événement incroyable: on eut honte de lui. Au commencement des deux allées qui forment cette première série, au seuil des deux avenues les premières pages ne sont pas d'un socialisme exactement fixé. Rien de plus historique, de plus naturel, de plus convenable, de plus inévitable et je dirai de plus indispensable puisque justement il s'agit ici de l'explicitation d'un socialisme implicite d'abord, puisqu'il s'agit ici d'un socialisme en mouvement, en action. Comme si la propagande ne consistait pas justement à se situer au commencement des allées pour pouvoir se transporter avec le lecteur ou l'auditeur jusqu'à leur aboutissement. Comme si la conversion n'était pas un mouvement, un voyage en esprit. Mais le souci d'orthodoxie fixe, d'orthodoxie en repos qui a envahi tout le socialisme français déjà conspirait à étouffer ce livre. Jaurès, par humilité ou par embarras, n'en a jamais, du moins à ma connaissance, dit ou écrit un mot. La Petite République ne lui a jamais fait une sérieuse publicité. Il retomba de tout son poids sur le dos de l'éditeur.
Je distingue des causes qui sont pour ainsi dire de fondation. La première année d'une entreprise est toujours onéreuse. Quoi qu'on m'en ait dit, c'est une lourde occupation que de trouver un local et d'essuyer les plâtres.
Je distingue des causes qui à distance me font encore beaucoup de plaisir. J'accueillis comme éditeur le Mouvement Socialiste à sa naissance et lui procurai le plus d'abonnés que je pus. J'accueillis l'initiateur des Journaux pour tous et lui procurai, autant que je le pus, les moyens de sa réussite.
La désagrégation de la communauté se produisit non par éparpillement mais par séparation. Un groupe s'y dessinait peu à peu autour de M. Lucien Herr. Je me permets de citer ce nom parce que le Cri de Paris l'a cité avant moi, parce que cette signature a été imprimée jadis dans la Volonté, parce que ce nom figure aux Notes Critiques, parce que la Société Nouvelle de librairie et d'édition annonce de M. Herr un volume la Révolution sociale.
Je ne cacherai pas la grosse et souvent la profonde impression que me fit M. Herr quand enfin je le connus à l'école. Son parfait désintéressement, sa puissance de travail énorme, son gros travail anonyme, son érudition sans doute universelle et totale et, sur tout, sa brutale sincérité me donnèrent pour lui un profond attachement fidèle. Je fus en un sens vraiment son élève. Il m'enseigna parfois comme on travaille et souvent comme on agit. Il me fournit beaucoup de renseignements sincèrement exacts sur tout un monde que j'ignorais, monde littéraire, scientifique, politique. Sur tout il débrouilla pour moi les insincérités et les conventions où je me serais empêtré. Il me mit au courant de l'affaire Dreyfus, me donna les indications sans lesquelles on ne pouvait pas suivre intelligemment.
Cette fidélité dura jusqu'à la fin de l'affaire. Comme elle finissait il me sembla qu'elle avait malheureusement modifié la mentalité de plusieurs de nos camarades. Elle avait donné à plusieurs un certain goût de la puissance, de l'autorité, du commandement. Tel est le danger de ces crises. Pendant plusieurs mois le plus petit professeur de collège ou le plus mal payé des répétiteurs, si faible en temps ordinaire contre les tyrannies locales ordinaires les plus faibles, avait pesé lourdement sur les destinées générales du pays. Par le seul fait qu'il donnait son faible et pauvre nom à la liste qui passait, pétition aux pouvoirs publics, souscription, adresse, le pauvre universitaire de Coulommiers ou de Sisteron appuyait d'une relativement lourde pesée morale et matérielle sur les destinées de la France et du monde. Car on était à un aiguillage, et les forces contraires se balançaient. A plus forte raison les initiateurs de ces listes exerçaient-il une extraordinaire poussée. Un nom mis au commencement de la première liste avait aussitôt une survaleur immense. Or il suffit que l'on se reporte aux premières listes Zola pour y lire le nom de M. Herr et les noms de la plupart de ses amis, dont j'étais.
A mesure que l'affaire s'avançait deux tendances, deux mentalités se dessinèrent puis se manifestèrent parmi les anciens dreyfusards. Ayant communément exercé une action puissante pour la réalisation de la justice et pour la manifestation publique de la vérité, les uns continuèrent à chercher partout la réalisation de la justice et la manifestation de la vérité, mais la plupart commencèrent à préférer l'action, la puissance, la réalisation même de la manifestation. Les premiers, Picquart, Zola continuèrent comme ils pouvaient leurs véritables métiers. Picquart est encore un officier qui demande à passer en conseil de guerre. Zola est encore ce qu'il était, un romancier, et un citoyen libre. Mais la grande majorité ne pouvait renoncer à la tentation singulière d'exercer une influence énorme, intense, concentrée, condensée, un alcool d'influence, ayant un effet considérable sous un petit volume et pour un petit effort initial. Or l'ancienne action politique était justement un jeu imaginé à seule fin de satisfaire à ces anciennes ambitions. L'ancienne action politique est un jeu d'illusions, combiné pour faire croire que l'on peut exercer beaucoup d'action sans se donner beaucoup de peine et de soin, que l'effet utile est hors de proportion avec l'énergie dépensée, avec l'effort. L'ancienne action politique est un jeu de crises feintes imaginé pour faire accroire que l'action critique est l'action habituelle, ordinaire. Les dreyfusards qui se laissèrent séduire à cette illusion devinrent partisans de l'amnistie. Tous, et parmi eux Jaurès, ils retombèrent ou ils tombèrent dans l'ancienne action politique. Ils y ont fait tomber le socialisme français.
Parvenu à ce point de mon histoire, je m'aperçois que je ne puis la continuer sans pénétrer dans les problèmes généraux de l'action socialiste présente, et récente. Je n'oublie pas, d'ailleurs, que je dois un compte rendu fidèle aux citoyens qui ont bien voulu me confier le mandat de les représenter aux trois congrès de Paris. Ce compte sera rendu dans le cinquième cahier.
Le quatrième cahier sera tout entier de Lagardelle. Nous nous reposerons pendant les vacances du premier de l'an. Nous publierons huit cahiers de janvier à Pâques.