Oeuvres complètes de Charles Péguy (tome 1)
—Monsieur, dit Pierre Deloire, ce vers n'est pas de Vandervelde.
—Comment, il n'est pas de Vandervelde, Émile Vandervelde. La preuve c'est que je le lui ai entendu dire en province dans une tournée. Ailleurs qu'à Orléans. Si vous saviez comme il dit bien. L'admirable conférencier. Il est parfait. Il fait une grande grande phrase. Il attend un moment. L'auditoire, qui sent le coup, attend aussi. Et il vous envoie ça:
On appuie sur vous. Vous, c'est les bourgeois. Nous, moi, c'est les bons socios. Alors nous on applaudit frénétiquement.
—Monsieur, répéta Pierre Deloire, ce vers n'est pas de Vandervelde: il est de Molière.
—Qui ça Molière? Je vous dis qu'il est de Vandervelde. La preuve c'est que le citoyen Roland nous a dit que c'est là-dessus que le grand orateur belge a bouclé son grand discours au congrès international. Je dis bouclé parce que je ne sais pas le mot. Je ne sais pas tout, moi. Quand on finit un discours, enfin, quoi, le grand coup. Au moment qu'on garde le meilleur pour la fin.
—Monsieur, répéta pour la dernière fois Pierre Deloire, ce vers n'est pas de Vandervelde. Il est de Molière. Molière, comme le disaient nos professeurs de littérature, Molière le met dans la bouche de Tartuffe. Et il est déplorable que, séduit par l'éloquence du grand orateur belge, tout un congrès socialiste international ait aussi frénétiquement acclamé un vers de Tartuffe.
—Je vois bien, dit mon cousin, quand son premier étonnement fut passé, je vois bien, monsieur, que je devais me méfier de vous, qui ne disiez rien en commençant, et non pas de ce Pierre Baudouin qui parle à tort et à travers. Les silencieux sont dangereux. Vous imaginez des diversions pour me couper le fil de mon histoire. Vous savez bien que je veux vous dire vos vérités, qui vous déplaisent. M. le Febvre a donné pour la République tout ce qu'il avait de temps, d'argent, de santé, de force, de vie. Je n'avais pas bu ma première absinthe qu'il avait déjà ses trente ans de service républicain. Il a commencé sous l'empire, que je n'étais pas encore venu au monde. Seulement je vous conterai son histoire la prochaine fois, parce que c'est encore une diversion que vous essayez. Enfin M. le Febvre avait tout pour nous déplaire. Il est inscrit au groupe. Le citoyen Roland voulut bien lui laisser la parole.
M. Pierre le Febvre parla mal, parce qu'il était ému profondément, parce qu'il était sincère, parce qu'il croyait qu'il avait raison, et qu'ayant pendant sa jeunesse fait son apprentissage pour le métier de forgeron il ne l'avait pu faire pour le métier d'orateur socialiste. Les moins avertis s'aperçurent aussitôt qu'il aimait beaucoup mon petit cousin et que les calomnies l'écœuraient et que ces calomnies en particulier lui faisaient beaucoup de peine. Alors les assistants convoitèrent de calomnier son jeune ami. Les assemblées populaires sont parfois pitoyables aux faibles, aux malheureux. Mais les assemblées parlementaires ne connaissent aucune jouissance plus profonde que d'écraser les faibles, et les malheureux peinés, qui sont les faibles des faibles. Quand les assistants connurent que l'échec de Péguy ferait une grosse peine à son vieil ami le Febvre, un désir politique leur monta de précipiter l'échec de Péguy.
M. le Febvre allait au devant de leurs vœux. Il présentait timidement des arguments ridicules: que mon petit cousin avait pour ainsi dire fondé le groupe au commencement, qu'il avait contribué beaucoup à l'entretien du groupe ensuite, qu'à Paris, comme libraire, il travaillait beaucoup pour le socialisme révolutionnaire, enfin qu'il saurait, au congrès, travailler efficacement à la préparation de la révolution sociale.
On écouta patiemment ces arguments misérables. Puis le citoyen Roland demanda la parole. Notez qu'il parlait le dernier. Par un excès de politesse.
Perpétuel enchantement. Nous connûmes aussitôt que la politesse était son fort. Le citoyen Roland n'est pas de ces forcenés comme l'est devenu mon petit cousin, qui se répandent bruyamment en accusations injurieuses contre les plus vénérables militants. Il conserve scrupuleusement, au plus fort de ses haines, cette savoureuse mansuétude recuite que nous reprochons si violemment aux jésuites, mais que nous admirons au fond et que nous aimons tant dans nos comités. Il conserve celle fausse égalité d'humeur qui fait les beaux parlementaires. La politesse bourgeoise nous plaît quand parmi nous elle nous vaut des compliments et des respects. Le citoyen Roland commença par n'imiter pas les brutalités de mon petit cousin.
—Monsieur, dit Pierre Deloire, je vous ai déjà demandé comme il vivait, de quoi il vivait.
—Monsieur, je vous ai déjà répondu que cela ne vous regardait pas. Vous avez la tête dure comme un Solognot.
—Monsieur, demanda Pierre Deloire, voulez-vous me dire pourquoi, au premier congrès national ou général des Organisations socialistes françaises, tenu à Paris en décembre 1900, quand le citoyen Roland monta, comme on dit, à la tribune, il fut accueilli par les huées de la moitié de l'assistance, voulez-vous me dire pourquoi les allemanistes étaient particulièrement furieux, et pourquoi un allemaniste qui siégeait dans mon dos— —
—Un allemaniste qui siégeait dans votre dos?
—Pourquoi un allemaniste qui était assis à la table qui était derrière celle où j'étais assis lui cria violemment: Va donc t'établir à Orléans!
—Monsieur, répondit mon cousin, vous devez savoir que ce fut le régime ordinaire des discussions au premier congrès de Paris. Quand un orateur venu de la moitié gauche montait à la tribune, la moitié droite le huait. Mais quand un orateur venu de la moitié droite montait à la tribune, la moitié gauche le huait. Justice impartiale. Équitable distribution. Roland ne fut pas plus mal traité que la plupart de nos grands orateurs. Huer un orateur veut dire qu'on est de l'autre moitié. Cela n'a pas grande importance et l'unité socialiste avance quand même. Les allemanistes n'aiment pas le citoyen Roland. C'est qu'il a été des leurs, et que les quittant il est devenu guesdiste. On ne hait jamais personne autant que les gens qui vous quittent, si ce n'est ceux que l'on quitte. Il avait cependant le droit de quitter les allemanistes pour les guesdistes. On est libre. Mais les allemanistes ne sont pas contents quand on les quitte. Surtout pour aller aux guesdistes. Les allemanistes n'aiment pas les guesdistes. L'unité avant tout. Nous n'aimons pas les allemanistes. L'unité quand même. Il y a des allemanistes à présent qui prétendent qu'on a chassé du parti le citoyen Roland. Vive l'unité! On a chassé tant de citoyens de tant de groupes et de tant de partis, on a chassé tant de groupes et tant de partis de tant de groupes et de tant de partis que l'on ne peut plus savoir à quoi s'en tenir sur ces menus incidents. Ce sont ce que les bourgeois nomment les mille incidents de la politique journalière. Le citoyen Roland est guesdiste. Il a été allemaniste. A qui cela n'est-il pas arrivé? C'est presque de la vie privée. Nous ne devons pas respecter seulement la vie privée des citoyens. Nous devons respecter la vie privée du parti. Ce sont là des querelles de ménage, des guerres domestiques, des haines cordiales, des meurtres fraternels. Comme l'écrit si excellemment le citoyen Léon Blum: En dépit des fautes, des rancunes, des violences, l'unité socialiste était en marche...
—Monsieur, demanda Pierre Deloire, voulez-vous me dire ce que c'est que ce que vous nommez l'unité socialiste. Si j'ai bien suivi le discours que vous nous tenez, vous intercalez l'unité à des places non fortuites. Qu'est-ce que cette unité?
—C'est un mot fort commode, qui fait qu'on peut se battre et se tuer la conscience tranquille. Vous, par exemple, monsieur, quand je vous donne un coup de poing, c'est une violence légère; si je vous donne un coup de bâton, c'est une violence grave; si je vous donne un coup de couteau, c'est une tentative d'assassinat; si je vous tue, c'est un assassinat. Tout ce mal vient de ce que nous n'avons pas encore fait l'unité. Quand au contraire on a fait l'unité avec une personne, les coups de poing, les coups de bâton et les coups de couteau deviennent permis, sinon encouragés. Quand on a fait l'unité, les haines, restant haineuses, deviennent piétés; les jalousies, demeurant envieuses, deviennent béatitudes. Que si l'on massacre et l'on ravage pour l'unité socialiste, les haines, parvenues pieuses, deviennent inexpiablement méritoires, les béatitudes envieuses deviennent jouissance infinie, sainte douceur du ciel, adorables idées. Le mal, demeurant mal, devient bien. Le mot d'unité est un mot merveilleux. Par lui nous faisons des miracles. Nous valons bien les curés. Nous avons bien le droit de faire des miracles. Seulement nos miracles à nous sont incontestables, prouvés, authentiques, et non pas de ces miracles douteux comme l'Église romaine. C'est pour cela que nous invoquons toujours l'unité au moment que nous nous disputons le plus. C'est pour cela que dans mon discours, aux endroits de haine et de guerre, j'intercale régulièrement le nom de l'unité comme une litanie: Sainte unité, priez pour nous, sainte Unité, sainte Unité,— — —
Notre attitude envers l'unité est bien simple: nous la combattons en nous réclamant d'elle; plus nous la combattons, plus nous nous réclamons d'elle; nous la démolissons de toutes nos forces, et nous l'acclamons de toutes nos voix. Nous avons d'abord pensé à l'accaparer, mais nous y avons renoncé: chacun des cinq ou des sept ou des quinze compétiteurs est trop faible pour s'approprier l'unité, mais trop fort pour la laisser approprier au voisin. Alors nous marchons contre la paix au nom de l'unité, nous marchons contre l'unité au nom de l'unité. Ce qui permet au citoyen Léon Blum, habileté suprême, et douce bienveillance, d'aller chercher salle Vantier les preuves de l'unité socialiste.
Pierre Deloire tira de sa poche le numéro 7 de la bibliothèque socialiste récemment inaugurée par la Société Nouvelle de librairie et d'édition: les Congrès ouvriers et socialistes français, par Léon Blum.
—Il faut avouer, dit Pierre Baudouin s'emparant du livre, que ce citoyen Blum est un homme singulièrement heureux, et, comme on disait, fortuné. Il vit sans doute en quelque pays de rêve. Lisant:
Cependant les délégués du Parti ouvrier, réunis salle du Globe, puis salle Vantier,
Parlé:
Il s'agit de la grande scission des guesdistes au récent congrès de Paris. Je continue:
puis salle Vantier, sous la présidence du citoyen Delory, votaient à l'unanimité les résolutions suivantes «appelées à réaliser à bref délai l'unité socialiste révolutionnaire».
Ils expliquaient tout d'abord qu'en rompant «avec de prétendus camarades qui, après avoir piétiné sur les décisions du Comité général, dépouillé de toute représentation, au moyen du vote par tête, le plus grand nombre de ses organisations, validé tous les groupes fictifs, escroqué toutes les présidences... ont été jusqu'au guet-apens contre— —
—Comme c'est vigoureux, interrompit mon cousin: guet-apens, escroqué. Les voilà bien les vrais révolutionnaires.
Puis il se ressaisit, se signa, et dit: vive l'unité.
—escroqué toutes les présidences... ont été jusqu'au guet-apens contre les rapporteurs de la Commission de propagande...», le Parti ouvrier avait accompli son devoir envers le prolétariat conscient.
Puis les délégués décidaient:
1º D'approuver les rapports de Dubreuilh, Bracke et Andrieux;
2º De reprendre «le vote de désapprobation—ou de blâme» émis par le Comité général à l'égard de plusieurs élus socialistes.
Pierre Baudouin scanda nettement le troisième paragraphe:
3º «De réaliser entre tous les socialistes révolutionnaires non seulement l'union, mais l'unité, au moyen d'un nouveau Comité général ouvert à toutes les organisations inébranlables sur le terrain de la lutte de classes.»
—Vous voyez bien, s'écria mon cousin triomphant, ça y est. Non seulement l'union, mais l'unité. Il y a des militants qui s'imaginent en province que nous manquons d'unités. Nous en avons plusieurs. Nous en avons de trop. Pendant que mon petit cousin attaquait sottement le Comité général, nous les guesdistes nous en réclamions un deuxième. Quand on prend du Comité général—
—Oui le citoyen Zola disait éloquemment: l'unité est en marche, et rien ne l'arrêtera.
—Monsieur, fit remarquer Pierre Deloire, le citoyen Zola n'a pas parlé de l'unité, mais de la vérité. Il a dit: la vérité est en marche, et rien ne l'arrêtera. Quand ce grand citoyen prononçait ces paroles mémorables, il ne prévoyait pas que d'ingénieux dreyfusards jetteraient l'amnistie dans les jambes de la vérité.
—Oui, dit mon cousin, ça retarde la marche, une amnistie.
—Ce n'est pas le citoyen Zola, c'est le citoyen Léon Blum qui a écrit en manière de conclusion—
—L'un vaut l'autre, tous les citoyens se valent.
—Tous les citoyens se valent. C'est le citoyen Léon Blum qui a écrit en manière de conclusion. Reprenant le livre:
Malgré toutes les réserves incluses dans cette phrase, le Parti ouvrier, lui aussi, parlait donc non plus d'union, mais d'unité. En dépit des fautes, des rancunes, des violences, l'unité socialiste était en marche.
Monsieur, j'ai un renseignement à vous demander.
—Faites, répondit mon cousin, je sais presque tout.
—Quand le citoyen Léon Blum écrivait cette conclusion, pensez-vous qu'il était sérieux?
—Comment l'entendez-vous?
—Pensez-vous qu'il était sincère?
—Qu'est-ce que cela veut dire?
—Pensez-vous qu'il croyait ce qu'il écrivait?
—Nous n'entendons pas ce langage.
—Enfin, si quelque auteur avait tenu au citoyen Léon Blum lecteur le raisonnement suivant: la preuve que l'unité socialiste fait des progrès, c'est que les guesdistes retirés salle Vantier réclamèrent l'unité pour eux-mêmes, que pensez-vous que le citoyen Blum eût répondu à l'auteur? Se serait-il fâché ou aurait-il marché?
—Il eût souri, répondit Pierre Baudouin.
—N'y a-t-il pas quelque danger à publier pour le peuple des raisonnements dont on sourit soi-même?
—Ce ne sont pas des mensonges, répondit vivement mon cousin. Ce sont des consolations. Et des encouragements. Il faut bien consoler le peuple. Il est si malheureux. Et il faut bien l'encourager. Il est si mou.
—Je me demande, continua Pierre Deloire poursuivant sa pensée, je me demande ce que voulait Léon Blum au moment où il écrivait cette singulière conclusion. Transportait-il aux âpres événements cette souriante indulgence que nous lui avons connue dans la critique littéraire? Transportait-il aux misérables événements la facile philosophie des heureux de ce monde? ou faisait-il de la mondanité, de la politesse mondaine à l'usage du peuple? était-ce embourgeoisement? était-ce calcul politique et habileté parlementaire?
—Taisez-vous, malheureux, interrompit mon cousin. Vous avez franchi la frontière du privé. Il n'y a pas seulement le privé des citoyens et des partis. Mais il y a le privé des auteurs, le privé des orateurs, le privé des députés, le privé des journaux, le privé des ministres, et le privé du président de la République. On l'a bien vu sous Félix Faure. J'oubliais le privé des sociétés anonymes à capital et personnel variables. Quand nous vous présentons un texte, vous devez le lire exactement comme s'il n'avait jamais été fait par personne. C'est ce que nous nommons l'impersonnalisme objectiviste, ou, plus familièrement, l'objectivisme impersonnaliste.
—Cependant, répondit Pierre Deloire, quand nous lisons les textes monuments des anciens âges, nous commençons par nous entourer de tous les renseignements qui nous sont parvenus sur les hauteurs de ces textes. Nous voulons savoir comme l'auteur était né, de quelle race, de quelle famille, de quelle terre, sous quel ciel, en quel climat, comme il vivait, comme il aimait, comme il travaillait, comme il mourait, comme il est mort. Nous voulons savoir comme il a conduit sa part de la recommençante et de la non décevante vie. Et nous ne pensons pas que nous aimons ces renseignements par fantaisie, ou par curiosité vaine, ou par admiration servile. Mais nous sommes assurés que ces connaissances sont indispensables pour l'intelligence du texte, parce que l'intelligence d'un texte en est la renaissance, la reconnaissance et la revie. Or je me disais: au moins pour nos contemporains nous avons ce bonheur que les renseignements nous soient prompts. Nous vivons avec eux. Nous les connaissons. Nous les voyons. Nous avons d'eux ces renseignements de première main, ces renseignements exacts que nous désirons si souvent pour l'intelligence des textes anciens. Comme il est heureux que nous soyons aussi bien partagés pour l'intelligence des textes qui nous sont contemporains. Donc je me disais: Quel bonheur que nous vivions dans le même temps que nos contemporains.
—Monsieur, dit mon cousin, vous avez dit une forte lapalissade.
—Une lapalissade vaut mieux qu'un mensonge. Ou plutôt une lapalissade ne vaut rien. Mais un mensonge vaut mal. Ce n'est pas du même ordre. Aussi aimerais-je mieux dire toute ma vie des lapalissades que de commettre un seul mensonge. Quand on dit beaucoup de lapalissades, on n'est qu'un sot. Mais quand on dit un mensonge on est un malhonnête homme.
—Et par peur de tomber dans le malhonnête, vous versez abondamment dans le sot.
—Oui. Je me disais, au nom de la même méthode historique, je me disais que nous devons recueillir, honnêtement mais scrupuleusement, honnêtement mais soigneusement, tous les renseignements que nous avons sur les auteurs dont nous lisons les textes. Nous devons, honnêtement, mais attentivement, pénétrer leurs intentions, percevoir leurs modalités. Nous devons enfin nous entourer de tous les renseignements nécessaires, indispensables pour la connaissance du texte.
—On voit bien, dit mon cousin, que vous ne connaissez pas les deux méthodes.
—Les deux méthodes?
—Ne faites pas la bête. Vous connaissez bien les deux morales?
—Quelles deux morales?
—Alors c'est moi qui dois vous enseigner. Permettez que je remette à plus tard. Je suis naturellement paresseux. Et on doit vivre conformément à sa nature. Sachez en bref qu'il y a deux morales, qui sont la morale publique et la morale privée. Incommunicable, comme je vous l'ai dit. Et de même que nous avons deux morales, nous avons aussi deux méthodes. Pour étudier les textes anciens nous recueillons les renseignements qui leur sont contemporains. La méthode historique le veut ainsi. Mais pour étudier les textes qui nous sont contemporains nous ignorons tous les renseignements qui nous sont communs contemporains. Nous feignons que les textes se sont écrits tout seuls, eux-mêmes. C'est une fiction parmi tant de fictions. Comme la morale politique s'oppose à la morale privée, ainsi et non moins utilement la méthode politique s'oppose à la méthode historique. C'est ce qui permet à des historiens avérés de faire bonne figure sur le terrain politique. Historiens des âges révolus, ils y aiment sur tout la vérité. Mais citoyens de l'âge présent, ils y aiment sur tout l'unité. Ils juxtaposent dans leur conscience l'unité contemporaine à la vérité périmée. Je ne sais pas si ça y fait bon ménage, parce que je n'y suis pas allé voir. Puisque c'est du privé. La double morale nous sert à sauver la double méthode. Incommunicablement incommunicable.
Dans ma conscience à moi, pour ainsi dire, c'est beaucoup plus simple. L'unité est le commencement, le principe et la consommation. C'est un mot sans réplique: l'unité, l'unité, sur l'air des lampions.
Sachant ce que l'on doit à l'unité, le citoyen Roland commença par n'imiter pas les brutalités de mon petit cousin. La règle de nos réunions est la suivante, elle est bien simple: quand on est dans l'auditoire on a le droit et la licence et le devoir de huer les camarades, pourvu qu'ils soient de la seconde moitié. Mais quand on est à la tribune, je parle pour ceux qui ont le privilège d'y monter, à la tribune le devoir est de respecter en apparence l'adversaire et de vanter l'unité socialiste. Quand on est en haut, il faut de la tenue. Le même citoyen, qui vient de gueuler assassins, assassins, doit inaugurer son discours par un redoublement de politesse obséquieuse. Telles sont les règles du genre. Nous ne sommes pas de ces révolutionnaires qui bouleversent les règles des genres. Quand le citoyen Roland commence à parler, on sent tout de suite qu'il respectera les lois de la véritable éloquence parlementaire. Il commence par dire du bien de son adversaire. Cela paraît d'autant plus méritoire que l'on voit bien dans le même temps qu'il ne pense pas un mot du bien qu'il dit. Quand il eut ainsi rendu à mon petit cousin l'hommage que mon petit cousin ne mérite pas, il se mit alors, mais alors seulement, à démolir, en douceur, la candidature Péguy.
Ce fut une rare jouissance pour des provinciaux longtemps sevrés d'éloquence et de politique. Je me sens bien incapable, moi simple citoyen, de vous produire une image même lointaine et même effacée d'un aussi habile et aussi balancé discours. L'éminent conférencier n'avait pas fini l'éloge de mon petit cousin que déjà tous les assistants reconnaissaient que le candidat Péguy n'était qu'un socialiste à la secousse.
—A quelle secousse, demanda Pierre Deloire.
—Vous ne connaissez pas l'argot. Vous n'êtes pas un travailleur. Ça veut dire un socialiste à la manque.
—Ah bien.
—Dans des considérations générales dont je ne puis vous redonner l'écho même affaibli, l'éminent conférencier nous remontra que la lutte de classe interdisait aux véritables militants de participer à l'affaire Dreyfus, que le prolétariat ne devait jamais se laisser duper, que le prolétariat doit toujours laisser tous les bourgeois se manger le nez les uns les autres. Vous savez ça aussi bien que moi: on l'a mis dans tous les journaux. Mais où il fut inimitable, ce fut dans la polémique individuelle. Après les bagatelles de la porte et beaucoup d'ambages, il pénétra hardiment au cœur du sujet et nous démontra clair comme le jour que mon petit cousin n'était qu'un vil intellectuel.
—Monsieur, demanda Pierre Deloire, qu'est-ce qu'il est, lui, le citoyen Roland?
—Roland: il est typographe. Il nous démontra hardiment——
—Attendez un instant: Vous l'avez vu typographier?
—C'est-à-dire que je ne peux pas l'avoir vu, parce qu'il n'a pas le temps. Mais il est typographe tout de même.
—Alors il est typographe et ne fait pas de typographie.
—C'est cela même. Il est typographe et ne fait pas de typographie.
—C'est un ouvrier manuel?
—Oui, que c'est un ouvrier manuel, puisqu'il est typographe.
—Alors il est ouvrier manuel et ne travaille pas de ses mains?
—C'est cela même. Il est ouvrier manuel et ne travaille pas de ses mains. Vous commencez à devenir intelligent. Vous gagnerez beaucoup à causer avec moi. Je ne suis pas une bête. Je sais les distinctions.
—Classons un peu. Le citoyen Roland est un ouvrier manuel qui ne travaille pas de ses mains.
—Exactement: Il est ouvrier manuel et ne travaille pas de ses mains.
—Entendu. Et le citoyen Péguy.
—C'est un intellectuel, puisqu'il a été au lycée.
—Bien, mais il est devenu libraire éditeur.
—Ça ne fait rien: c'est un intellectuel tout de même.
—Il a été aussi longtemps qu'il a pu libraire éditeur et il est redevenu éditeur puis éditeur libraire. Comme éditeur il travaille avec les typographes, à l'atelier— —avec des vrais typographes— — —
—Vous aurez beau dire: c'est un intellectuel tout de même.
—Il travaille avec les typographes, à l'atelier, pour faire de belles pages, de belles couvertures; il corrige les épreuves, s'abrutit les yeux. Comme libraire il fait des paquets, colle des timbres, dresse des listes, établit des fiches, aligne des commandes, empile des volumes. Il travaille de ses mains.
—Vous l'avez dit: Mon cousin travaille de ses mains, mais il n'est pas un manuel.
—Pour nous résumer:
a) Le citoyen Roland est un manuel, et il ne travaille pas de ses mains;
b) Le citoyen Péguy n'est pas un manuel, et il travaille de ses mains; seconde proposition que l'on peut énoncer aussi:
c) Le citoyen Péguy travaille de ses mains, et il n'est pas un manuel.
—-Vous y êtes. Je suis fier de vous. Vous ferez honneur à votre maître. Vous serez l'honneur de ma vieillesse, admirable élève, la gloire de mes cheveux blancs. Sachez donc, monsieur, que le citoyen Roland travaille de la langue. Il est orateur en pied dans le parti ouvrier français. Il fait des tournées interminables en province. Il est causeur infatigable. Tous les soirs il fait des réunions. Toujours en chemin de fer. Mais il suffit pour nous qu'il ait une fois fait quelque apprentissage manuel. Vous savez que l'ordination confère aux curés un caractère indélébile, qui les suit jusqu'en enfer. Dans notre église à nous c'est l'apprentissage manuel qui donne cette consécration. Et l'apprentissage intellectuel donne la consécration contraire. Un ancien manuel, quand il deviendrait le plus retors et le plus riche des politiciens, est toujours du vrai peuple. Un ancien intellectuel, quand il serait pauvre comme le citoyen Job, et quand il serait devenu maçon, est toujours fâcheusement noté. Il est toujours un aristo. Nous ne faisons d'exception que pour les médecins et pour les avocats.
—C'est dit.
—Le citoyen Roland n'eut pas de peine à nous démontrer que mon petit cousin n'était qu'un de ces vils intellectuels, un dreyfusard, un bourgeois, qui veulent commander au prolétariat, duper le prolétariat, le détourner de ses devoirs et de ses intérêts propres, lui faire oublier la lutte de classe. Puis il examina, comme il disait, la seconde face de la question. Le citoyen le Febvre avait dit que mon petit cousin, participant au congrès, y ferait un travail plus utile que le citoyen Roland.—J'admets, répondit le citoyen Roland, que le citoyen Péguy s'est rendu beaucoup plus fort que moi.—Nous lui sûmes le plus grand gré de cette humilité feinte.—J'admets que le citoyen Péguy est beaucoup plus fort que moi. La question n'est pas là. Mais la question est beaucoup plus précise.—Nous aimons les questions précises, n'est-ce pas. Nous sommes des hommes d'affaires, et non pas des hommes parleurs.
La question n'est pas de savoir qui travaillera le plus et le mieux dans le congrès à la préparation de la révolution sociale; mais la question est de savoir qui soutiendra le plus dans le congrès les intérêts du groupe. L'électeur avant tout. Nous valons bien les bourgeois. Nous avons longtemps déclamé avec eux pour le scrutin de liste contre le scrutin d'arrondissement. Le scrutin d'arrondissement substituait à la politique d'idées la politique d'affaires locales. Mais quand nous eûmes à constituer nos assemblées parlementaires, nous imaginâmes un scrutin près de qui le scrutin d'arrondissement paraît vaste ainsi que le vaste monde. Nous imaginâmes le scrutin de groupe, ou de quartier. Enfin nous pratiquons pour nos assemblées parlementaires ce suffrage restreint et ce suffrage à deux degrés, et à plusieurs degrés, contre lesquels nous avons mené de si ardentes campagnes. A l'usage nous nous apercevons qu'ils sont fort commodes.
Un exemple vous facilitera l'entendement. Quand les électeurs de la première circonscription d'Orléans sont convoqués pour élire un député, ils ne se demandent pas qui sera le meilleur député. Car le député d'Orléans n'est pas le délégué d'Orléans à la meilleure administration de la France avec les délégués des autres circonscriptions françaises. Mais, puisque nous vivons sous le régime universel de la concurrence, et puisque la concurrence politique est la plus aiguë des concurrences, le député d'Orléans est exactement le délégué d'Orléans à soutenir les intérêts Orléanais contre les délégués des autres circonscriptions, qui eux-mêmes en font autant. Le meilleur député d'Orléans sera donc celui qui défendra le mieux le vinaigre et les couvertures, et le canal d'Orléans à Combleux. Ainsi se forme ce que le citoyen Daveillans nomme à volonté la volonté démocratique du pays républicain, ou la volonté républicaine du pays démocratique.
Les députés socialistes que nous envoyons au Parlement bourgeois obéissent au même régime. Ceux qui sont du midi sont pour les vins, et ceux qui sont du nord sont pour la betterave. Ceux qui représentent le midi protègent vigoureusement les courses de taureaux. Mais ceux qui sont du nord ont un faible pour les combats de coqs. Il faut bien plaire aux électeurs. Et si on ne leur plaisait pas, ils voteraient pour des candidats non socialistes.
Les délégués socialistes que nous envoyons au Parlement socialiste obéissent au même régime. Le délégué du groupe d'études sociales d'Orléans n'est pas le délégué du groupe d'études sociales d'Orléans à la meilleure administration de la préparation de la révolution sociale en France avec les délégués des autres groupes français. Mais, puisque nous aussi nous vivons sous le régime universel de la concurrence, et puisque la concurrence politique socialiste est la plus aiguë des concurrences politiques, le délégué du groupe d'études sociales d'Orléans est exactement le délégué du groupe d'études sociales d'Orléans à soutenir les intérêts du groupe d'études sociales d'Orléans contre les délégués des autres groupes d'études sociales, qui eux-mêmes en font autant. Le meilleur délégué d'Orléans sera donc celui qui est le plus utile au groupe. Et sur ce terrain-là il était évident que mon petit cousin ne pouvait soutenir la concurrence avec le citoyen Roland.
Quand on passa au vote, la candidature du citoyen Roland obtint six voix. Mais la candidature du citoyen Péguy obtint cinq voix, minorité respectable inattendue: la voix du citoyen le Febvre, ma voix, parce qu'on est bien forcé de voter pour son cousin, et les trois voix des trois citoyens qui se disputaient le plus franchement avec mon petit cousin quand il venait au groupe.
Ainsi parvenu à la conclusion de son compte rendu, mon grand cousin prit un air solennel et continua:
—Ici, continua-t-il, ici intervint une opération mystérieuse, une opération singulière, sur laquelle vous me renseignerez sans doute, messieurs les intellectuels, vous qui savez tout.
Nous dressâmes l'oreille, intrigués.
—Aussitôt, continua froidement mon cousin, aussitôt que le président de séance eut proclamé le résultat du vote, aussitôt que le citoyen président de séance eut proclamé que le citoyen Roland avait obtenu six voix, tandis que le citoyen Péguy n'avait obtenu que cinq voix, d'un commun accord il fut proclamé que le citoyen Roland serait au premier congrès général des Organisations socialistes françaises le délégué du groupe d'études sociales d'Orléans. Et il ne fut plus question du citoyen Péguy. Si bien que le citoyen Roland, ayant obtenu six voix, valut pour onze, et que le citoyen Péguy, ayant obtenu cinq voix, valut pour zéro. Voulez-vous m'expliquer, messieurs les intellectuels, ce que c'est que cette opération d'arithmétique par laquelle six est égal à onze, et cinq égal à zéro.
Nous nous regardâmes hébétés.
—Monsieur, dit Pierre Baudouin, ma philosophie n'avait pas considéré cela.
—Monsieur, dit Pierre Deloire, c'est une opération que l'histoire a fort souvent enregistrée, mais les opérations les plus nombreuses ne sont pas pour cela raisonnables. Je vous avoue que je n'y avais pas encore pensé.
—J'ai fort oublié mon arithmétique, dit Pierre Baudouin. Il faut que nous allions chercher le maître d'école.
—Je savais mon arithmétique à l'école primaire: allons chercher le maître d'école.
—Il ne pourra pas venir aujourd'hui, répondis-je, car il est secrétaire de mairie et doit s'occuper de l'élection. Moi-même je vais vous quitter pour aller voter. Le scrutin ferme à six heures. Vous savez que c'est aujourd'hui que nous donnons définitivement un successeur à M. Marcel Habert. Je tiens à voter, car je ne suis pas un abstentionniste, comme le prétendent mes noirs ennemis. Je vais voler pour le candidat patriote.
Ce mot sur mon cousin fit un effet prodigieux. Tout le temps que mes deux amis s'étaient récusés, il rayonnait, attendant le maître d'école. Mais au mot de patriote il fit un saut prodigieux.
—C'est donc vrai, hurla-t-il avec des éclats terribles, on me l'avait bien dit que tu trahissais la République. Tu vas voter pour un sale nationaliste, pour un militariste, pour ce comte de Caraman dont j'ai vu sur la route les affiches tricolores.
—Non, les affiches tricolores étaient de M. l'abbé Louis Georges. Je vais voter pour M. Olivier Bascou, candidat de la défense républicaine. C'est lui qui a mis sur une affiche: patriote avant tout, en lettres grosses comme le doigt.
NOTES:
[10] Encore!—Note de l'abonné.
[11] Je prie qu'on pardonne à mon ami Pierre Baudouin la violence de cette expression. Il venait d'assister à la représentation du Danton et les gros mots lui venaient volontiers.
LA CHANSON DU ROI DAGOBERT
24 mars 1903.
Orsay en Hurepoix, Ile de France, inclus aujourd'hui dans le département de Seine-et-Oise, pour les élections dans la deuxième ou dans la troisième circonscription de Versailles, à moins que ce ne soit dans la quatrième, s'il y en a une quatrième,
le dixième jour avant les calendes d'avril de l'an mil neuf cent trois,
Mon cher Péguy,
Voici le premier traité où je mets mon système du monde. Les vingt premiers couplets sont les couplets traditionnels, que nous chantons le soir pour endormir nos enfants. Je me suis permis de faire les couplets suivants. Je ne suis pas celui qui fait la leçon à nos anciens auteurs. Je suis tout comme celui qui fit ou ceux qui firent les couplets traditionnels.
Ces couplets nouveaux se meuvent entre le rythme des couplets traditionnels et deux bases qui sont la prose et l'alexandrin; les couplets traditionnels et les couplets nouveaux construits sur le rythme traditionnel se chanteront sur l'air traditionnel; des deux bases, la prose est à dire, et l'alexandrin se déclame; les airs des autres couplets nouveaux se meuvent entre cet axe et les deux bases.
Il fallait arrêter les airs nouveaux dérivés de l'air ancien, les airs seconds dérivés de l'air premier. En ce sens, il fallait écrire la musique de cette chanson. J'ai demandé à Romain Rolland de vouloir bien l'écrire. Il m'a fait l'amitié d'accepter.
Pierre Baudouin
A la mémoire de ma grand mère, paysanne, qui ne savait pas lire, et qui première m'enseigna le langage français,
Pierre Baudouin
LA CHANSON DU ROI DAGOBERT
Première chansonnée.
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Parlé
Umberto, re d'Italia: tu ne t'es donc jamais fait refuser une pièce de quarante sous aux guichets de mes fermiers généraux.
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Imitant un aveugle:
Ayez pitié d'un pauvre aveugle!
Imitant un camelot, puis un ouvrier:
Demandez le repasseur, le rapetasseur, le rafistoleur, le rapetisseur, le rapapilloteur, le raccommodeur, le rétameur de lois; avez-vous des ciseaux, des couteaux à repasser? voilà le repasseur, voilà le rémouleur.
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Dagobert insiste, et, levant en courbe l'index de la main gauche:
Saint Éloi, voulant rompre la conversation:
Un temps de tristesse et de silence. Dagobert, d'une voix basse et grave:
—Tu vois bien que le nain vert existe. S'il n'existait pas, Hégésippe Moreau, qui est un auteur sérieux, qui vient d'avoir son monument, et qui est dans le Merlet, n'en parlerait pas.
Comme il est heureux que j'aie fait mes éludes et que j'aie acheté ce Merlet quand j'étais à Sainte-Barbe, 2, rue Cujas, Paris, en cinquième A, douzième étude.
Après un long silence:
—As-tu vu la Voulzie?
—Je n'en ai pas besoin, dit saint Éloi; je la connais par les vers d'Hégésippe Moreau.
—J'ai vu la Voulzie, dit solennellement Dagobert;
C'était, en septembre dernier,—septembre 1902,—en Brie, aux manœuvres de la dixième division: nous recommencions, comme je le fais désormais tous les deux ans, cette immortelle campagne de France; et je n'ai pas besoin de vous dire que nous évitions soigneusement les quelques fautes qui, dans la réalité, notèrent cette campagne; ce qui prouve que nos généraux sont devenus beaucoup plus forts que ne l'était le général Napoléon; c'est même pour cela qu'aussitôt après la fin des manœuvres le général qui nous commandait fut promu général commandant un corps d'armée.
Donc un jour que la dix-neuvième brigade s'était battue vaillamment, furieusement, et sagement, contre la vingtième, à moins que ce ne fût la dixième division tout entière qui se fût battue vaillamment, furieusement, et sagement, contre le célèbre ennemi figuré; quand le rassemblement eut sonné,...
Commencée au bon soleil de la campagne, la bataille avait peu à peu fini sous la pluie oblique épaisse, et dans la boue de la terre grasse des terres; quand le rassemblement eut sonné, quand on eut piétiné sur place immobile dans la terre au bord de la route le temps indispensable, on se remit en route pour la grand halte sous la pluie, car il ne pleuvait pas moins que dans l'Aube fraternelle, et pour la grand halte les troupes ne s'acheminèrent pas vers une aire plane, sèche et bien aérée; mais brusquement elles descendirent lourdement de la route à droite par un chemin boueux, glissant, liquide, mouillé, de flaques, de terre, et d'herbes glissantes, gluantes, piétinées de boue. Les premiers pouvaient marcher encore; mais les suivants glissaient, tombaient, descendaient, coulaient dans une basse prairie humide comme une mare, où tous les pieds ferrés et cloutés de tous les hommes barbotaient dans la vase et dans les herbes flasques souillées vaseuses.
Vous savez ce que c'est que la grand halte. Celle-ci fut lamentable. Naturellement les hommes manquaient d'eau. On manque toujours d'eau quand il pleut. On manquait de bois, sec. Tout était trempé. On manquait de tout. Tout le monde était éreinté. On ne put faire le café. On mangea couché, vautré comme on pouvait sur la courte berge luisante, glissante, herbeuse, vaseuse, du petit, tout petit ruisseau commun de Brie qui passait au bord du pré, en contre bas de la route. On tortillait comme on pouvait son pain trempé, on mangeait depuis dix minutes des sardines et du saucisson, quand quelqu'un demanda:
—Qu'est-ce que c'est que cette affaire-là qui coule?
—Je ne sais pas, dit un autre.
Et moi non plus je ne savais pas, tout savant que mes bons maîtres m'aient fait.
—C'est la Voulzie, dit négligemment un qui était du pays.
Soudaine révélation: la Voulzie! A ce nom merveilleux, à cette invocation soudaine, à ce nom mémorable, à ce nom de Voulzie, je frissonnai des pieds à la tête, comme je le fais, tout roi que je suis, toutes les fois que je suis introduit dans la présence d'un personnage célèbre. Une rougeur me monta au visage, un frissonnement chaud de la nuque. Vraiment c'était là cette immortelle Voulzie. D'un éclair ma mémoire fut présente, et dans ma mémoire ouverte les souvenirs du passé me remontèrent. Et d'un seul regard je recommençai le lent chemin de ma jeunesse. D'un regard je revis la bonne maison de Sainte-Barbe, et dans cette bonne maison libre d'enseignement libre la sombre, sévère, sérieuse et d'autant la douce étude habituelle, chaude en hiver, fraîche en été; je revis la présidence du bon Potot; je revis ma jeunesse, la jeunesse des poètes, Homère, et la jeunesse du monde. Découverte jeune et connaissance du monde par les livres amis. Voyages dans les pays où mon corps ne voyagera jamais. Images vues, que le regard de mon corps ne verra jamais. Voyages dans les temps éternellement abolis; renaissance des âges qui ne renaîtront pas; images vues, que nul regard d'homme jamais ne reverra; existence prodigieuse des âges qui n'existeront plus; résurrection, retour non encore éprouvé des âges éternellement révolus. Voyages dans les temps où nul corps d'homme jamais ne voyagera plus, par quelle soirée d'hiver de ma jeunesse ancienne, sous l'écheveau de la lumière des lampes,—quel grand poète un jour a découvert que la lumière des lampes familiales formait un écheveau.
—C'étaient des lampes à huile, dit saint Éloi. Elles étaient très douces pour les yeux.
—Par quelle soirée d'hiver de ma jeunesse ancienne, sous l'écheveau de la lumière des lampes, avais-je pour la première fois de ma jeunesse ouvert ce Merlet rose gris à la page quatre cent trente-trois.
Saint Éloi, chantonnant:
Page quatre cent trente-trois.
—Monsieur Dagobert, me dit le capitaine Loiseau, vous prenez encore un morceau de saucisson?
—Vous êtes sans doute officier de réserve, demanda saint Éloi.
—Sous-lieutenant de réserve, naturellement, puisque je suis le roi.
—Monsieur Dagobert, me dit le capitaine Loiseau, vous prenez encore un morceau de saucisson?
—Si vous voulez, mon capitaine.
—Vous lui parlez bien, à votre capitaine.
—Je lui parle comme je dois: respectueusement, parce qu'il est mon supérieur dans la hiérarchie militaire, et parce qu'il est plus âgé que moi; parce qu'il a trois galons et qu'il avait la barbe grise; affectueusement, parce qu'il était un brave homme affectueux et rude, brusque et bon, brute et doux.
Saint Éloi chantonnant:
Je lui parle comme je dois.
—Monsieur Dagobert, me dit le capitaine Loiseau, vous prenez encore un morceau de saucisson?
—Si vous voulez, mon capitaine.
Et comme j'avais appris de long temps,—et dans le service militaire, et dans un certain nombre de services non militaires,—à taire les mouvements de mon esprit et les sentiments de mon âme, rien dans le son de ma voix, ni dans l'inflexion de ma phrase, ni dans le regard de mes yeux, ni dans le geste habituel de ma main tendue pour saisir le papier blanc glacé transparent gras de charcuterie graisseux, rien ne trahit le prodigieux voyage de retour que je dus faire instantanément pour m'en revenir des pays d'enchantement et de jeunesse non renouvelable où ma mémoire m'avait transporté.
J'étais donc assis au bord de ce ruisseau commun de Brie, sur la courte berge penchée, dans l'herbe trempée souillée vaseuse; autour de moi mes camarades mangeaient; et parmi eux comme eux avec eux je mangeais; car pendant tout le temps que ma mémoire m'avait tenu transporté dans le pays de ma jeunesse et dans l'âge de mon enchantement, je n'avais pas cessé un seul instant de manger parmi mes camarades; je n'avais pas cessé un seul instant d'être un sous-lieutenant de réserve qui mangeait comme il pouvait sous la pluie épaisse et fatigante; assis, couchés, vautrés autour de moi mes camarades mangeaient; aucun d'eux n'avait bougé, comme j'en eus soudain l'assurance par une singulière et curieuse reconnaissance rétrospective, aucun d'eux n'avait bougé à ce nom de la Voulzie.
Ainsi pendant que ma mémoire m'avait transporté dans le pays d'enchantement, en même temps elle entendait, enregistrait et conservait tout ce qui se passait dans le pays de la réalité. J'avais été vraiment double. J'avais été un homme qui revit dans le temps non renouvelable de sa jeunesse; et dans le même temps, étant le même, j'avais été un sous-lieutenant de réserve d'infanterie qui déjeune et qui fait la grand halte avec ses camarades.
Je m'aperçois, aujourd'hui que je suis de tout repos, que ma mémoire tenait beaucoup à enregistrer, à mesure qu'ils se produiraient, les événements de la réalité présente; parce qu'elle était jalouse de la restitution qu'elle faisait, parce qu'elle défendait jalousement cette restitution, parce qu'elle sentait d'instinct qu'elle serait d'autant plus libre de se donner toute à l'audacieuse restitution qu'elle serait plus exacte à faire en même temps l'enregistrement de l'infatigable réalité présente; car autant qu'elle était exacte à bien enregistrer l'écoulement inépuisable de la réalité présente, elle maintenait à mon corps exactement l'aspect qui répondait aux événements de cette réalité; ainsi par la duplicité intéressée de ma mémoire j'avais l'air d'être là; aucun accident d'inattention ne pouvait m'advenir; ma mémoire pouvait travailler tranquille; personne autour de moi ne pouvait s'inquiéter de ce que j'étais devenu; je pouvais en toute assurance accomplir le séjour mystérieux. C'est pour cela que le capitaine Loiseau, croyant avoir affaire à moi, me dit:
—Monsieur Dagobert, vous prenez encore un morceau de saucisson?
—Je sais, je sais, dit saint Éloi, et que vous lui répondîtes:
—Si vous voulez, mon capitaine.
Vous me l'avez déjà dit trois fois. Vous avez cité trois fois ce texte. On ne cite pas trois fois un texte. On ne cite pas trois fois le même texte. Nous ne sommes pas ici pour chanter au refrain.
—Je te l'ai dit trois fois, mon ami; mais ces trois fois n'avaient pas la même valeur. C'est parce qu'en effet j'étais resté là, tout en allant ailleurs, que je pus répondre habituellement au capitaine:
—Si vous voulez, mon capitaine.
Si naturellement et si vraiment que pas un d'eux n'a connu que j'étais parti en un tel voyage; aucun n'a soupçonné le transport mystérieux. Imagine, si tu l'oses, quelle scandaleuse déconvenue, si le capitaine avait pu supposer que le chef de la deuxième section s'était absenté sans congé. Or nous devons éviter le scandale, nous tous, et particulièrement dans l'armée militaire, et plus particulièrement quand nous sommes rois.
Par la duplicité de ma mémoire mon absence fut totalement occulte. Or j'ai toujours tenu beaucoup, dans mes déplacements et villégiatures, à garder le secret de ce que je devenais; c'est ce que nous nommons voyager incognito; je suis timide, comme les vrais potentats, et je ne puis supporter le regard des yeux indiscrets. Au régiment je ne puis voyager incognito, parce que mon livret militaire était individuel et nominatif, parce que ma lettre de service est individuelle et nominative; mais un uniforme, que tout le monde porte, fait le mieux garanti des anonymats.
Par la duplicité de ma mémoire, qui cependant enregistrait les événements de la réalité présente, j'eus nettement, après que je fus revenu, l'assurance, l'impression qu'au nom de Voulzie pas un de mes camarades n'avait bougé.
Pas un poil de leur moustache, pas un muscle de leur face n'avait tressailli. Or mes camarades n'étaient pas des dissimulateurs. Si pas un poil de leur face n'avait tressailli, c'était que pas un poil de leur mémoire n'avait tremblé non plus. Aucun d'eux n'avait lu jamais les vers d'Hégésippe Moreau; ou si quelqu'un les avait lus, il avait lu comme s'il ne lisait pas. Et par là je connus qu'il y a deux races d'hommes. Il y a les hommes qui savent par les livres; et il y a les hommes qui savent par la réalité.
Il y a les hommes qui ne connaissent que par les livres. Et il y a les hommes qui ne connaissent que la réalité présente. Les premiers savent tout de l'objet, excepté qu'ils ne savent pas ce qu'est l'objet dans la réalité présente. Les autres ne savent rien de l'objet, excepté qu'ils savent ce qu'est l'objet dans sa réalité présente. Pour les premiers, la Voulzie est avant tout, sur tout, automatiquement et uniquement, quelque chose dont on se demande, en se répondant:
Saint Éloi
Non!
Tous deux ensemble, d'un ton scolaire, à la fois monotone et affectueux:
Sur un ton de réconciliation mutuelle, mais provisoire, comme gens qui s'entendent:
Lentement, et détaillant les mots:
Saint Éloi, seul:
Saint Éloi, enhardi par la beauté des vers, ferme, sec, résolu, volontaire; comme un vieux professeur très doux, très patient, très têtu:
—Je suis un scolaire, sire, et je m'en vante. Nulle connaissance ne vaut pour moi la certitude et la beauté d'un beau texte. Nulle beauté ne vaut la beauté d'un texte. Que me fait à moi votre histoire de manœuvres? Je n'ai pas besoin d'avoir mangé du cervelas sous la pluie épaisse et fatigante, vautré sur la courte berge d'un ruisseau commun de Brie, dans l'herbe flasque souillée vaseuse, pour savoir ce que c'est que la Voulzie. Entendez-moi, sire. Je vous l'ai dit avec la fermeté respectueuse que je vous dois. Je n'ai pas besoin d'avoir vu la Voulzie commune et sale pour savoir ce que c'est que la Voulzie. Entendez-moi. Je vous l'ai dit. Je n'ai pas besoin de voir la Voulzie mouillée. Je connais la Voulzie beaucoup mieux que vous ne l'avez jamais connue. Je la connais assez par les vers d'Hégésippe Moreau.
Le roi se tait.
Saint Éloi, non moins ferme et honnête:
—Je vous le répète. Je n'ai pas besoin d'être sous-lieutenant de réserve d'infanterie, au soixante-seizième de l'arme, pour savoir ce que c'est que la Voulzie. Et cela est fort heureux, car je ne serai jamais sous-lieutenant de réserve. Sous ce régime soi-disant démocratique, un roi peut devenir officier. Un sage reste soldat. Si vous êtes éreinté d'une étape et de huit jours de manœuvres, vous qui marchez le dos vide et le ventre plein, que dirai-je, moi qui n'ai pas laissé mon sac au magasin. Quand il pleut sur terre, il pleut sur mon sac. Et un sac mouillé pèse double. Un sac mouillé pèse aux courroies; et les courroies pèsent aux épaules. Comme disaient mes camarades, ce n'est pas le sac, moi, qui me tire sur les épaules, c'est la courroie.
—Laissons, dit Dagobert, ce bavardage de troupiers.
—S'il n'y avait pas de troupiers, répondit hardiment saint Éloi, il n'y aurait pas de troupes.
Un silence. Le roi recommence, imperturbable et triste:
—Il y a deux races d'hommes. Les uns connaissent l'objet par les textes qui s'y rapportent. Les autres connaissent l'objet même. Les uns connaissent la Voulzie comme un objet de poème. Les autres connaissent la Voulzie même, les autres connaissent la Voulzie. Les uns ne savent pas ce que c'est que la Voulzie. Les autres ne savent pas qu'il y ait un poème de la Voulzie. Les premiers ne se demandent guère ce que c'est que la Voulzie, et le peu qu'ils se le demandent, c'est pour en faire un commentaire au texte; il faut bien qu'il y ait des notes au bas des pages dans les éditions savantes. Les autres ne se sont jamais demandé si cette affaire-là qui coule avait fait la matière ou l'objet d'un poème; ils ne sont pas même fixés, comme ils disent, ils ne sont pas fixés sur ce que c'est qu'un poème; ils savent à peu près que des vers ce n'est pas de la prose, parce qu'ils en ont appris par cœur au collège ou à l'école. Mais sache qu'ils ont appris par cœur sans entendre et sans lire ce qu'ils récitaient.
Vous les scolaires,—
Ici saint Éloi redressa fièrement la tête.
Vous les scolaires, au fond, ce qui vous ennuie, c'est qu'il y ait des réalités. Quelle aubaine, si cette Voulzie pouvait n'exister pas. Comme vous seriez à l'aise, pour en parler. Quelles admirables conjectures. Industrieuses. Quelles ingénieuses conjectures fonderaient quelles réputations. Cette Voulzie, qui existe, vous embête. Elle vous arrache le pain de la bouche. Pour vous la Voulzie est un morceau de poème, un mot de vers. Elle se définit par le poème où elle figure, elle sonne par le vers où elle est. Elle n'existe que par l'œuvre où elle fait sa partie. Vous la connaissez mieux par ce poème que je ne la connais, moi qui ai vu dedans comme une motte de terre jetée faisait des ronds et du trouble. Vous savez toujours tout mieux que nous. Et toi, mon ami, sous prétexte que tu fus mon précepteur quand je n'étais que le dauphin du royaume encore, tu sais toujours tout mieux que moi. J'ai vieilli, mon ami, depuis l'âge que je recevais tes leçons. Nous avons vieilli. J'ai connu des réalités qui n'étaient pas dans nos vieux livres de classe. Éloi, j'ai connu des hommes qui ne te ressemblent pas. Heureusement qu'il y a deux races d'hommes. Et j'ai connu la deuxième race des hommes. J'ai connu des hommes qui ne connaissent pas par des livres. J'ai connu les hommes qui connaissent les réalités. J'ai connu aussi les hommes qui ne connaissent rien. Hommes merveilleux. Hommes sincères. Hommes précieux. Soutiens solides et véritables ornements de ce royaume. Hommes frais. Hommes nouveaux. Hommes neufs. Connais tout mon bonheur, Éloi. Et connais tout le bonheur de ces hommes. Ils sont ignorants. C'est-à-dire que leur mémoire n'est nullement préoccupée. Ils sont ignorants. Hommes frais. Troupes fraîches. Mémoires non encore fatiguées. Papier blanc. Toile bise. Hommes admirables, et tels que tu ne les connais pas, car tu n'as jamais connu que des élèves, dont moi. Hommes qui ne furent jamais élèves, car pendant que leur corps, sournoisement, avait l'air de suivre, leur âme libre faisait une perpétuelle école buissonnière. Hommes admirables, et pendant que pour nous, hommes fatigués, élèves et maîtres, la Voulzie est une rivière à mettre et mise en alexandrins, pour eux la Voulzie est une rivière commune, la Voulzie est une rivière comme une autre, de la vraie eau coulant entre deux berges vraies d'herbe vraie sur un vrai fond de terre et de vase; et pendant que nous on ne peut pas prononcer devant nous le nom de Voulzie sans que nous fassions au moins un imperceptible signe de reconnaissance, et pendant que nous la première fois qu'on nous dit: C'est la Voulzie, nous demeurons stupides comme si nous n'eussions jamais envisagé cette éventualité, au contraire ces hommes ignorants, vraiment sages, vraiment neufs, entendent prononcer le nom de la Voulzie comme un nom parfaitement nouveau, et quand ils ont admis ce nom dans leur mémoire, ils ont uniment et simplement admis ce nom comme le nom d'un ruisseau commun de Brie. Heureux hommes, hommes enviables, qui recevaient en leur mémoire à Provins le nom de la Voulzie comme ils avaient reçu le nom du Grand-Morin à Coulommiers, qui entre ces deux noms ne faisaient absolument pas la différence, hommes jeunes et cousins germains de la réalité, qui ont depuis conservé ce nom dans leur mémoire, s'ils ont conservé ce nom, ce qui est douteux, non comme le nom d'une célébrité, mais comme le nom d'un véritable ruisseau commun; car pour nous la Voulzie est ineffaçablement, et comme nous disons niaisement, la confidente et la muse d'Hégésippe Moreau. Mais pour ces hommes simples la Voulzie est un ruisseau où ils ont, un jour de grand halte, jeté des peaux de ronds de saucisson.
Telles sont, mon ami, les deux races des hommes.
NOTE:
[12] Fit-il pas mieux que de se plaindre?