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Oeuvres complètes, tome 4

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The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes, tome 4

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Title: Oeuvres complètes, tome 4

Author: Laurence Sterne

Release date: April 23, 2020 [eBook #61905]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
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Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 4 ***

ŒUVRES
COMPLÈTES
DE
LAURENT STERNE.

NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.

TOME QUATRIÈME.

A PARIS,
Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.
AN XI.—1803.

Ce volume contient

La quatrième partie des Opinions de Tristram Shandy.

VIE
ET OPINIONS
DE
TRISTRAM SHANDY.

CHAPITRE PREMIER.
Le pauvre et son chien.

Détestant, comme je l'ai dit, de faire des mystères pour rien, je dis mon secret au postillon, dès que nous eûmes quitté le pavé. Il répondit à ma confiance, en appuyant un grand coup de fouet à ses chevaux: si bien qu'au grand trot de son limonier (son porteur galopant sur trois jambes), nous gagnâmes en assez peu de temps Ailly-le-haut-Clocher, ville jadis fameuse par les plus beaux carillons du monde.—Mais nous la traversâmes sans musique; tous les carillons étant dérangés, non-seulement là, mais bien encore ailleurs.

[Illustration]

Faisant donc toute la diligence possible, d'Ailly-le-haut-Clocher, je gagnai Flixcourt; de Flixcourt, Péquigny, puis enfin Amiens,—Amiens, où la belle Jeanneton avoit fait son apprentissage, mais où Jeanneton n'étoit plus, et où par conséquent rien n'étoit digne de m'arrêter.—

Mais en arrivant à la poste, on détela ma chaise, et l'on établit mes brancards sur des tréteaux.—Quelle est cette mode, dis-je? prétend-on par-là me faire aller plus vîte?—J'appris que le courrier d'une berline qui alloit arriver, avoit retenu tous les chevaux, et que je ne pourrois partir qu'après que les miens auroient mangé l'avoine.

«Mais si monsieur veut descendre en attendant?»—

Monsieur préféra de rester dans sa chaise.—Mais pour l'amour de Dieu, garçon, qu'on se dépêche.—…

....... .......... ...

Je n'ai rien, mon bon-homme, lui dis-je.—C'étoit à un vieillard couvert de haillons, qui s'étoit avancé jusqu'à deux pas de la portière, son bonnet de laine rouge à la main.—Son geste et ses yeux demandoient, sa bouche ne parloit pas.—Il avoit un chien qui tenoit, ainsi que son maître, ses yeux fixés sur moi, et qui sembloit aussi solliciter ma charité.—

Je n'ai rien, dis-je une seconde fois.—C'étoit à-la-fois un mensonge et un acte de dureté.—Je rougis de l'avoir dit.—Mais, pensai-je en moi-même, ces pauvres sont si importuns!—Celui-là ne le fut pas.—Dieu vous conserve, dit-il;—et il se retira humblement.

Ho-hé, ho-hé!—vîte—les chevaux.—C'étoit la berline qui venoit d'arriver. Les postillons coururent. Le bon vieillard et son chien s'approchèrent, n'obtinrent rien, et se retirèrent sans murmure.

Celui qui vient d'avoir un tort, seroit fâché de rencontrer quelqu'un qui, à sa place, ne l'auroit pas eu. Si les voyageurs de la berline eussent donné au pauvre, je crois que j'en aurois senti quelque peine.—Après tout, dis-je, ces gens-là sont plus riches que moi; et puisque… Bon Dieu! m'écriai-je, leur dureté excuseroit-elle la mienne?

Cette réflexion me mit mal avec moi-même.—Je cherchai des yeux le pauvre, comme si j'eusse voulu le rappeller.—Il s'étoit assis sur un banc de pierre, son chien vis-à-vis de lui, et la tête appuyée entre les genoux de son maître, qui le flattoit de la main, sans lever les yeux de mon côté.

Sur le même banc je vis un soldat, que ses souliers poudreux annonçoient pour un voyageur. Il avoit posé son havresac sur le banc, entre le pauvre et lui, et par-dessus son havresac il avoit mis son épée et son chapeau.—Il s'essuyoit le front avec la main, et paroissoit reprendre haleine pour continuer sa route.—Son chien (car il avoit aussi son chien) étoit assis par terre à côté de lui, regardant les passans d'un air fier.

Ce second chien me fit mieux remarquer le premier, qui étoit noir, fort laid et à moitié pelé; et je m'étonnois que le vieillard, réduit à la dernière misère, voulût ainsi partager avec lui une subsistance rare et souvent incertaine.—L'air dont ils se regardoient tous deux, m'éclaira sur-le-champ.—«O de tous les animaux le plus aimable et le plus justement aimé, m'écriai-je en moi-même!—C'est toi qui es le compagnon de l'homme,—son ami,—son frère.—Toi seul lui restes fidèle dans le malheur!—Toi seul ne dédaignes pas le pauvre… Si l'habitude de vivre auprès du riche ne t'a pas corrompu!—Ce bon vieillard méprisé, délaissé, rebuté par le monde entier, trouve en toi un ami qui l'accueille, et qui lui sourit:—et sur le lit de paille qu'il partage avec toi, sa misère lui paroît moins affreuse, il n'est pas seul au monde tant que tu lui restes encore.»

En ce moment une glace de la berline se baissa, et il en tomba quelques débris de viandes froides, avec lesquelles les voyageurs venoient de déjeûner. Les deux chiens s'élancèrent.—La berline partit: un seul chien fut écrasé.—C'étoit celui du pauvre.

Le chien jetta un cri,—ce fut le dernier. Son maître s'étoit précipité sur lui.—Son maître dans le plus sombre désespoir! Il ne pleuroit point. Hélas! il ne pouvoit pleurer.—Mon bon-homme, lui criai-je.—Il retourna douloureusement la tête. Je lui jettai un écu de six francs.—L'écu roula à côté de lui sans qu'il s'en mît en peine. Il ne me remercia que par un mouvement de tête affectueux; et il reprit son chien dans ses bras.—Hélas! son chien étoit mort.—

«Mon ami, dit le soldat, en lui tendant la main, avec les six francs qu'il avoit ramassés,—ce brave gentilhomme Anglois vous a donné de l'argent. Il est bienheureux! Il est riche!—Mais tout le monde ne l'est pas.—Je n'ai qu'un chien; vous avez perdu le vôtre;—celui-ci est à vous.»—En même-temps il attacha son chien avec une petite corde qu'il mit dans la main du pauvre, et il s'éloigna aussi-tôt.

O monsieur le soldat, s'écria le bon vieillard en lui tendant les bras!—Le soldat s'éloignoit toujours, laissant le pauvre dans l'extase de la surprise et de la reconnoissance.

Mais les bénédictions du pauvre, mais les miennes le suivront par tout.—Brave et galant homme, m'écriai-je! Eh! qui suis-je auprès de toi? Je n'ai donné à ce malheureux que de l'argent: tu viens de lui rendre un ami.—

Mais, ô ciel! suis-je confiné à Amiens pour le reste de ma vie? Le sommeil me gagne.—Oh! garçon!—Le garçon amenoit mes chevaux.

CHAPITRE II.
Sommeil dérangé.

Dans cette multitude de petits chagrins auxquels un voyageur est sans cesse exposé, il en est un plus pénible à mon gré que tous les autres; et celui-là, à moins que n'ayez un courrier qui vous précède, je vous défie de l'éviter.—Et quel est ce chagrin?—Le voici.

C'est que—fussiez-vous dans la disposition la plus heureuse pour dormir;—courussiez-vous dans le plus beau pays,—sur la plus belle route,—et dans la voiture la plus douce possible;—fussiez-vous assuré de pouvoir dormir l'espace de vingt lieues sans ouvrir l'œil une seule fois:—bien plus—vous fût-il démontré aussi clairement qu'une proposition d'Euclide, que vous seriez, à tous égards, aussi bien, et peut-être mieux endormi qu'éveillé;—l'obligation de payer, qui revient à chaque poste, et la nécessité de fouiller dans votre poche, pour en tirer, sou par sou, trois livres quinze sous, sans compter les guides,—s'opposent tellement à l'envie que vous auriez, que (quand il iroit du salut de votre ame) il vous est impossible de dormir plus de deux lieues de suite, ou de trois tout au plus, en supposant qu'il y ait poste et demie.

«Parbleu! dis-je, je vois un moyen. Je mettrai la somme précise dans un morceau de papier, et je la tiendrai dans ma main pendant tout le chemin.»—Là-dessus, je m'arrangerai pour dormir.—«Je n'aurai, dis-je, autre chose à faire qu'à glisser doucement mon argent dans le chapeau du postillon, sans proférer un seul mot.»

Bon!—Il lui faut deux sous de plus pour boire!—Ou bien il y a une pièce de douze sous du temps de Louis XIV, qui ne passera pas.—Ou bien, il y a une livre et quelques sous, que Monsieur redoit de la dernière poste, et que Monsieur a oublié.—On ne sauroit disputer en dormant, et cette altercation vous réveille.—Cependant, on peut encore retrouver son sommeil; la partie animale peut peser sur la partie intellectuelle, et il y a moyen de revenir de cette secousse.—

—Mais quoi encore?—Ciel! vous n'avez payé que pour une poste, tandis qu'il y a poste et demie! Cela vous oblige à sortir votre livre de poste,—et l'impression en est si petite, qu'il faut bien ouvrir les yeux, que vous le vouliez ou non. Alors monsieur le curé vous offre une prise de tabac,—un pauvre soldat vous montre sa jambe estropiée,—un P. Laurent vous présente sa bourse, et vous expose la misère de son couvent.—Ou bien la prêtresse de la citerne veut arroser vos roues;—elles n'en ont que faire,—mais elle jette l'eau sur les roues de derrière, et jure sur sa prêtrise que le feu alloit y prendre.—Un pauvre homme qui a tous ces points à discuter et à considérer dans son esprit, réveille malgré lui toutes ses facultés intellectuelles,—et qu'il retrouve ensuite son sommeil, s'il le peut!

Sans un accident de cette espèce qui m'arriva, je passois tout de bout à Chantilly sans voir les écuries.—

Mais le postillon, affirmant d'abord, et osant ensuite me soutenir en face, que la pièce de deux sous n'étoit pas bien marquée,—j'ouvris les yeux pour m'en assurer:—et voyant la marque aussi clairement que son nez, je sautai de ma chaise tout en colère, et je visitai Chantilly malgré moi.

Je n'avois plus que trois postes et demie à faire. Mais je suis convaincu que le meilleur principe en voyageant, c'est de faire diligence. Or, un homme de cette humeur trouve peu d'objets sur sa route dignes de le détourner, et il ne s'arrête guère.—C'est ce qui fit que je passai tout au travers de Saint-Denis, sans retourner seulement la tête du côté de l'abbaye.—Tous les diamans que l'on y montre sont faux. Ce trésor si vanté n'est rempli que d'oripeaux ridicules: et je ne donnerois pas trois sous de tout ce qu'il renferme, si ce n'est de la lanterne de Judas.—Encore est-ce, parce qu'il fait nuit, et qu'elle pourroit m'éclairer en entrant à Paris.

CHAPITRE III.
Entrée à Paris.

Clic-clac—clic-clac—clic-clac. Voilà donc Paris, dis-je, en ouvrant de grands yeux!—C'est-là Paris!—diable! Paris, m'écriai-je, répétant le nom une troisième fois!

La première, la plus belle, la plus brillante… Les rues sont pourtant bien sales.—

Mais je suppose qu'elles n'en sont pas moins belles.

Clic-clac—clic-clac.—Quel train tu fais! Comme s'il importoit à ces bonnes gens d'être avertis qu'un homme pâle et vêtu de noir a l'honneur d'entrer à Paris, vers les neuf heures du soir, conduit par un postillon en veste bleue avec des revers de calemande rouge!—Clic-clac—clic-clac.—Je voudrois que ton fouet…

Mais c'est le génie de la nation: ainsi claque, claque à ton aise.

Ah! personne ne cède le haut du pavé!—Mais si le haut du pavé est le plus sale, fût-ce dans l'école même de la politesse, comment en agiroit-on autrement?—Et je te prie, quand allume-t-on les lanternes?—Quoi! jamais dans les mois d'été!—Ah! c'est le temps des salades. On veut épargner l'huile.

Mais quelle barbarie! Comment ce fier cocher à moustaches peut-il proférer de pareilles ordures contre ce cheval efflanqué qui ne sauroit se ranger!—Ne vois-tu pas, l'ami, que la rue est si misérablement étroite, qu'une brouette pourroit à peine y tourner?—Oh! dans la plus belle ville de l'univers, il n'y auroit pas de mal que les rues fussent un peu plus larges, et que l'on eût de quoi s'y échapper de droite ou de gauche.

Ciel! que de boutiques de traiteurs! Que de boutiques de perruquiers!—Il semble que tous les cuisiniers et barbiers de la terre se soient donné rendez-vous à Paris. Les premiers auront dit: les François aiment la bonne chère,—ils sont gourmands;—allons à Paris: nous y aurons un rang distingué.

Et comme la perruque fait l'homme, et que le perruquier fait la perruque,—Sandis! ont dit les barbiers, nous y serons encore mieux traités.—Nous aurons un rang au-dessus de vous.—Nous serons au moins capitouls.—Cadédis! nous porterons l'épée.

CHAPITRE IV.
Description de Paris.

Je ne sais si c'est la faute des François ou la nôtre, s'ils s'expliquent mal, ou si nous ne les comprenons pas bien.—Mais quand il nous disent que qui a vu Paris a tout vu, il m'est évident qu'ils se trompent.—Du moins, s'ils entendent parler de ce qu'on voit à la lueur des lanternes.—Car on ne voit rien.

En plein jour la chose est différente.

Paris est percé de mille à douze cents rues.—Quand vous les aurez toutes suivies, quand vous aurez vu ses portes, ses ponts, ses places, ses statues; quand vous aurez visité ses quatre palais et toutes ses églises, parmi lesquelles vous vous garderez d'oublier Saint-Roch et Saint-Sulpice,—

Alors vous aurez vu…

Mais que sert de vous le dire? Lisez-le vous-même écrit en ces mots sur le portique du Louvre:

«Non orbis gentem, non urbem gens habet ullam,
Ulla parem.»—

On peut le traduire ainsi pour l'intelligence du lecteur:

«Cette nation est unique parmi les nations;
Cette ville est unique parmi les villes:
Chanter et rire,—rire et mourir.»—

Il faut convenir que le François a une manière joviale de traiter tout ce qui est grand.

CHAPITRE V.
Départ de Paris.

En prononçant le mot jovial, comme j'ai fait à la fin du dernier chapitre, j'ai réveillé en moi l'idée de Spléen.—Non par aucune analogie, ni par aucun ordre chronologique ou généalogique.—Je sais qu'il n'y a pas entre ces deux mots plus de rapport et de parenté, qu'entre le jour et la nuit, ou entre toutes autres choses antipathiques de leur nature.—Mais de même qu'un habile politique tâche d'entretenir une heureuse harmonie parmi les hommes, ainsi un habile écrivain travaille à rapprocher les mots les plus opposés, pouvant à tout moment se trouver dans le cas de les employer ensemble.

Ainsi donc, à tout événement, après avoir parlé de l'humeur joviale des François, j'écris ici en gros caractères:

SPLÉEN.

En partant de Chantilly, j'ai déclaré que le meilleur principe en voyageant étoit de faire diligence;—mais ceci est purement une affaire d'opinion, et je n'ai prétendu ramener personne à mon sentiment.—D'ailleurs, l'expérience me manquoit alors, et je ne savois pas tous les inconvéniens qu'il y avoit à aller si grand train.—Aujourd'hui j'abandonne mon système, et le laisse à qui voudra le prendre.—Il a dérangé ma digestion, et m'a valu une diarrhée bilieuse, qui m'a ramené au triste état d'où j'étois à peine sorti.—C'est pour le coup que je décampe, et que je me sauve sur les bords de la Garonne.—

Quant à ces gens-ci, à leur génie,—à leurs manières,—à leurs coutumes, leurs lois,—leur religion, leur gouvernement,—leurs manufactures,—leur commerce,—leurs finances, leurs ressources et les ressorts cachés qui les font mouvoir,—quoique j'aie passé deux jours et trois nuits parmi eux, quoique j'aie étudié et médité cette matière avec toute l'attention dont je suis capable,—n'attendez pas que je vous en dise un seul mot.

—Allons, allons! Il faut que je parte.—La route est pavée,—les postes sont courtes, les jours sont longs,—il n'est pas plus de midi:—je serai à Fontainebleau avant le roi.—

Mais, Monsieur, est-ce que le roi va à Fontainebleau?—Non pas que je sache.

CHAPITRE VI.
Comment m'y prendre?

S'il existe dans le monde une plainte absurde et ridicule, surtout dans la bouche d'un voyageur, c'est celle que j'entends faire tous les jours, que la poste ne va pas en France aussi vîte qu'en Angleterre:—tandis que, tout bien considéré, elle y va beaucoup plus vîte.—En effet, si l'on calcule la pesanteur des voitures françoises, avec l'énorme quantité des bagages dont on les charge dessus, devant et derrière,—si l'on considère ensuite les petites haridelles qui les traînent, et le peu que ces haridelles ont à manger,—il y a de quoi s'étonner que l'on avance de quelques pas.

Le traitement des chevaux en France est indigne d'un peuple chrétien, et pour moi, il m'est démontré qu'un cheval de poste de ce pays-là ne seroit pas en état de faire un pas, sans la vertu toute-puissante de deux mots énergiques, qu'on ne cesse de lui répéter avec une complaisance infatigable.—Il trouve dans ces deux mots autant de substance que dans un picotin d'avoine.—Enfin, c'est une ressource précieuse, et une ressource qui ne coûte rien.—C'est pour cela même, que je meurs d'envie de l'apprendre au lecteur.

—Mais c'est ici la question.—Quand on donne une recette, elle doit être claire et intelligible; autrement elle est inutile. Et cependant si je m'exprime trop au naturel, je m'expose à être déchiré à belles dents dans le public, par ceux mêmes d'entre les gens d'église qui pourroient en avoir ri entre leurs rideaux.

—Comment m'y prendre?—C'est en vain que j'y songe.—Mon imagination ne me fournit rien.—Comment glisser sur la prononciation de deux mots si étranges? Comment les amener de manière à ce que le lecteur n'en perde rien, et de manière, en même-temps, à ce que l'oreille la plus délicate n'en soit pas blessée?—

Ma plume m'entraîne,—mon encre me brûle les doigts;—je vais essayer. Et ensuite… Ensuite! je crains qu'il n'arrive pis. Je crains que l'encre ne brûle le papier.

—Non.—Je n'oserai jamais.—

Mais si vous désirez de savoir comment l'abbesse des Andouillettes et une novice de son couvent se tirèrent d'affaire en semblable rencontre,—promettez-moi seulement un peu d'indulgence, et je vous la raconterai sans le moindre scrupule.

CHAPITRE VII.
Histoire de l'abbesse des Andouillettes.

L'abbesse des Andouillettes, dont le couvent est situé dans ces montagnes qui séparent la Bourgogne de la Savoie, comme on peut le voir dans les nouvelles cartes de l'académie des sciences de Paris,—l'abbesse des Andouillettes se trouvoit en danger d'un anchylose au genou, la sinovie s'en étant desséchée par son assiduité à de trop longues matines.

Vainement elle avoit tenté tous les remèdes.—Premiérement des prières et des actions de graces à Dieu.—Puis des neuvaines, d'abord à tous les saints indistinctement, ensuite à chaque saint dont le genou avoit été anchylosé avant le sien.—Les neuvaines n'opérant pas, elle avoit eu recours à toutes les reliques du couvent, et principalement à l'os de la cuisse du boiteux de Lystra.—On appliquoit tour à tour chaque relique sur le mal; on passoit dessus le rosaire en croix, et enveloppoit le tout avec le voile de madame, qui se mettoit au lit dans ce saint appareil.

Enfin, lasse de tant d'essais inutiles, madame s'étoit livré au bras séculier.—Il falloit voir combien d'huiles et de graisses émollientes,—combien de fomentations adoucissantes et résolutives,—combien de frictions anodines!—Tantôt des cataplasmes de mauve, de guimauve et de bonhenry, auxquels on ajoutoit des oignons de lys et du sénégré;—tantôt la vapeur de certains bois, dont on dirigeoit la fumée sur la cuisse de madame, qui tenoit dessus son scapulaire en croix;—tantôt enfin des décoctions de chicorée sauvage, de cresson d'eau, de cerfeuil, de cochléaria et de myrrhe.—

Mais tous les remèdes furent sans effet, et la faculté décida enfin que l'on essayeroit des eaux thermales de Bourbon.—On obtint au préalable du révérend père visiteur les permissions nécessaires, et tout fut ordonné pour le voyage.

Marguerite, novice d'environ dix-sept ans, qui, pour avoir trempé son doigt trop fréquemment dans les cataplasmes bouillans de madame l'abbesse, avoit gagné un mal d'aventure, Marguerite, dis-je, avoit inspiré tant d'intérêt que, sans s'inquiéter d'une vieille religieuse perdue de sciatique, et que les bains de Bourbon auroient peut-être guérie radicalement, la petite novice fut choisie pour compagne de voyage.

Une vieille calèche, doublée de velours d'Utrecht verd, et appartenant à madame l'abbesse, revit le soleil après vingt ans d'obscurité.—Le jardinier du couvent fut créé muletier, et fit sortir les deux vieilles mules pour leur rogner les crins de la queue.—Deux sœurs converses s'employèrent l'une à reprendre les trous de la doublure, l'autre à recoudre les bords du galon jaune que la dent du temps avoit rongés.—Le garçon jardinier repassa le chapeau du muletier dans de la lie de vin chaud;—et un tailleur versé dans le plein-chant, s'assit sous un auvent, en face de l'abbaye, pour assortir quatre douzaines de sonnettes pour les harnois, sifflant un air à chaque sonnette, à mesure qu'il l'attachoit avec une courroie.

Le maréchal et le charron des Andouillettes tinrent conseil sur les roues, et dès le lendemain à sept heures du matin, tout fut réparé, tout se trouva prêt, et fut rendu à la porte du couvent.—Deux files de malheureux y étoient rassemblées une heure auparavant.

L'abbesse des Andouillettes, soutenue par Marguerite, sa novice, s'avança lentement vers la calèche, toutes deux vêtues en blanc, avec leurs rosaires noirs pendant sur leur poitrine.

Il y avoit dans ce contraste de couleurs, je ne sais quoi de modeste et de solemnel.

Elles montèrent dans la calèche.—Les religieuses, dans le même uniforme (doux emblême de l'innocence!) se tinrent à leurs fenêtres, et quand l'abbesse et Marguerite levèrent les yeux sur elles, chacune, la pauvre religieuse à la sciatique exceptée,—chacune relevant le bout de son voile avec sa main de lys, envoya le dernier baiser et le dernier adieu.—La bonne abbesse et Marguerite croisèrent saintement leurs mains sur leur poitrine,—levèrent les yeux au ciel,—les portèrent sur les religieuses,—et ce double regard vouloit dire: Dieu vous bénisse, mes chères sœurs!

Je déclare que cette histoire m'intéresse.—J'aurois voulu être là.—

Le jardinier, que désormais j'appellerai muletier, étoit un bon compagnon trapu, carré, de joyeuse humeur, aimant à jaser, et surtout à boire.—Les pourquoi et les comment de la vie ne le troubloient nullement.—Il avoit sacrifié un mois de ses gages pour se procurer une outre, ou tonneau de cuir qu'il avoit rempli du meilleur vin de l'endroit, placé derrière la calèche, et couvert d'une grosse casaque brune, pour le garantir du soleil.

Le fouet résonne,—les mules s'ébranlent,—on part,—on est parti.—

Il faisoit chaud.—Le muletier qui ne craignoit pas de se fatiguer, alloit et venoit sans cesse autour de la voiture, rarement sur sa mule, et presque toujours à pied.—Il avoit à combattre l'occasion et le penchant.—Il n'en falloit pas tant pour le faire succomber.—Bref, il tomba si souvent sur l'arrière-garde des équipages, il fit tant d'allées et de venues, qu'avant la moitié de la journée tout le vin de l'outre s'étoit enfui, sans qu'il s'en fût perdu une seule goutte.

L'homme est un animal d'habitude.—Il avoit fait tout le jour une chaleur étouffante;—la soirée étoit délicieuse,—le vin du pays excellent. Le côteau de Bourgogne qui le produisoit étoit escarpé.—Au pied de ce côteau, à la porte d'une cabane fraîche, pendoit un petit bouchon séduisant, dont la vue réveilloit le désir.—A travers le feuillage murmuroit un doux bruit qui sembloit dire: Venez, venez beau muletier. Muletier altéré, entrez ici.

Le muletier étoit enfant d'Adam. Ce seul mot le désigne assez.—Il donna un bon coup de fouet à chacune de ses mules, en regardant l'abbesse et Marguerite, comme pour leur dire me voilà.—Il donna un second coup de fouet, comme pour dire à ses mules allez toujours.—Et s'échappant par derrière, il se glissa dans le cabaret qui étoit au pied de la montagne.

Le muletier, tel que je l'ai dépeint, étoit un bon vivant, sans soucis, sans affaires, songeant peu au lendemain, et ne se souciant guère de ce qui avoit été avant lui, ou de ce qui seroit après.—Pourvu qu'il eût avec du vin, un visage à qui parler, il étoit content.—Il entra aussi-tôt en conversation; et tout en buvant chopine, il se mit à raconter à l'aubergiste comme quoi il étoit jardinier en chef du couvent des Andouillettes, etc.—et comment, par amitié pour madame l'abbesse et pour mademoiselle Marguerite, laquelle n'étoit encore qu'à son noviciat, il les avoit amenées depuis les frontières de la Savoie.—Comment madame avoit gagné une enflure au genou par l'excès de sa dévotion;—et comment, lui jardinier, avoit fourni une légion d'herbes pour adoucir cette tumeur; mais le tout en vain;—et que, si les eaux de Bourbon ne guérissoient pas cette jambe, madame pourroit bien boiter de l'autre avant qu'il fût peu.—

Tandis que le muletier brochoit ainsi son histoire, il en oublioit l'héroïne,—et avec elle, la petite novice,—et avec la novice, les deux mules; ce qui étoit pis que tout le reste.

Or, les mules sont des animaux qui n'ont pas été assez bien traités par leurs parens, pour se croire tenues à la reconnoissance envers le public.—Privées d'une faculté commune aux hommes, aux femmes et aux autres bêtes, ne pouvant s'acquitter envers la nature, ni se rendre utiles aux générations à venir,—elles servent la génération présente du pis qu'elles peuvent; allant, venant, traînant, montant, descendant, plus souvent à leur fantaisie qu'à celle de leur conducteur.—C'est ce que les philosophes et les moralistes n'ont jamais bien considéré; et comment le pauvre muletier, du fond de son cabaret, s'en seroit-il douté?—Il n'y songea pas le moins du monde.—Mais il est temps que nous y songions pour lui. Laissons-le donc au milieu de son élément, le plus heureux et le plus insouciant des mortels; et occupons-nous un moment des mules, de l'abbesse et de la douce Marguerite.

Par la vertu des deux derniers coups de fouet, les deux mules suivant tranquillement leur chemin, avoient à-peu-près atteint la moitié de la montagne, quand la plus âgée, qui étoit maligne comme un vieux diable, jetant un coup-d'œil par derrière au bout d'un angle, n'aperçut point de muletier.

«Par ma figue, dit-elle en jurant, je n'irai pas plus loin.—Et si je fais un pas de plus, dit l'autre, je consens qu'il fasse un tambour de ma peau.—»

Les deux mules s'arrêtèrent d'un commun accord.—

CHAPITRE VIII.
Suite de l'histoire de l'abbesse des Andouillettes.

«Allons, allons, dit l'abbesse.—Hue! hue! cria Marguerite.—

K't—K't—K't—dit l'abbesse.—

Dia-hue!—Dia-hue! dit Marguerite, avançant ses douces lèvres, et les ramassant en plis comme une bourse.—

Pan-pan-pan! s'écria l'abbesse des Andouillettes, en frappant du bout de sa canne à pomme d'or contre le fond de la calèche.»—

La vieille mule fit un pet.

CHAPITRE IX.
Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.

«Nous sommes perdues, mon enfant, dit l'abbesse à Marguerite.—Nous passerons la nuit ici.—Nous serons volées.—Nous serons violées.—

Oh! dit Marguerite, il est très-sûr que nous serons violées.—

Sainte Marie, s'écria l'abbesse, (sans ajouter l'interjection ô,) eh! qu'étoit-ce qu'un anchylose! Pourquoi ai-je quitté le couvent des Andouillettes?—Vierge sainte, pourquoi n'as-tu pas permis que ta servante descendît impollue dans la tombe?—

O mon doigt, mon doigt! s'écria Marguerite, prenant feu au mot de servante!—Pourquoi ne me suis-je pas contentée de le fourrer ici et là, et enfin par tout ailleurs que dans ce défilé?—

Défilé, mon enfant, s'écria l'abbesse!—

Défilé, ma chère mère, dit la novice.—

«La frayeur leur avoit tourné la tête. L'une ne savoit ce qu'elle disoit, ni l'autre ce qu'elle répondoit.

«O ma virginité, ma virginité, s'écrioit l'abbesse!—

Virginité—ginité, disoit la novice en sanglottant.—»

CHAPITRE X.
Suite de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.

«Ma chère mère, dit enfin la novice revenant un peu à elle,—on m'a parlé de deux certains mots, qui sont d'une énergie toute puissante. Par leur vertu, il n'est point de cheval, d'âne, ni de mulet, qui, bon gré, malgré, n'escalade la plus haute montagne. Quelque rétif, quelque obstiné qu'il soit, à peine les a-t-il entendus, qu'il obéit.—Ce sont des mots magiques, s'écria l'abbesse saisie d'horreur.—Non, dit froidement Marguerite; mais ce sont des mots que l'on ne sauroit prononcer sans péché.—Quels sont-ils, dit l'abbesse en l'interrompant?—Ils sont criminels au plus haut degré, répondit Marguerite; ce sont des péchés mortels:—si nous sommes violées, et que nous mourions sans avoir reçu l'absolution de ces deux vilains mots, c'est fait de nous.—Mais, dit l'abbesse des Andouillettes, ne pouvez-vous me les dire?—Oh! ma chère mère, dit la novice, il est impossible de les prononcer.—Il y auroit de quoi faire monter au visage tout le sang que l'on auroit dans le corps.—Mais au moins, dit l'abbesse, vous pouvez bien me les glisser dans l'oreille.»—

Dieu tout-puissant! n'as-tu pas quelque ange gardien que tu puisses envoyer dans ce cabaret au bas de la montagne? Tous tes esprits généreux et bienfaisans sont-ils occupés? N'est-il dans la nature aucun agent que tu puisses employer? aucun frisson qui, se glissant le long de l'artère qui le conduiroit au cœur, iroit réveiller le muletier qui s'oublie au milieu des pots?—Nul doux instrument ne lui rappellera-t-il l'idée de l'abbesse, de Marguerite, et de leurs rosaires noirs?—

Eveille, éveille-toi, muletier!—Mais il est trop tard; les horribles mots sont prononcés.

Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les apprendre!—Mais comment oserai-je vous les dire?—O vous! muse chaste, qui savez parler de toutes les choses existantes sans souiller vos lèvres, instruisez-moi, secourez-moi.

CHAPITRE XI.
Fin de l'Histoire de l'Abbesse des Andouillettes.

«Tous les péchés quelconques, dit l'abbesse, (devenue casuiste par la détresse où elle se trouvoit)—tous les péchés, ma chère fille, sont partagés en deux classes; mortels et véniels.—Telle est la division établie par le saint directeur de notre couvent; et il n'y en a pas d'autre.—Or, un péché véniel étant déjà par lui-même le plus léger et le moindre de tous,—il est certain que si vous le séparez en deux, prenant une moitié et laissant l'autre,—ou si vous le partagez à l'amiable entre une autre personne et vous,—ce péché, qui étoit déjà peu de chose, se réduira bientôt à rien.»

«Or, je ne vois aucun péché à dire bou cent fois, mille fois de suite; de même qu'il n'y a rien de malhonnête à prononcer la seconde syllabe isolée, fût-ce depuis les matines jusqu'aux vêpres.—Ainsi, ma chère fille, continua l'abbesse des Andouillettes, je dirai bou, tu me répondras, je reprendrai; et ainsi de suite alternativement.—Et comme il n'y a pas plus de mal à dire fou qu'à dire bou,—tu entonneras fou, et moi j'acheverai le mot en guise de répons, comme aux versets de nos complies.—»—L'abbesse toussa, donna le ton, Marguerite suivit; et il en résulta le plus étrange duo dont les fastes monastiques aient jamais fait mention.

«Bou—bou—bou—bou, disoit l'abbesse.»—

Il n'est personne un peu instruite qui ne sache ce que répondoit Marguerite.

«Fou—fou—fou—fou, disoit Marguerite.»—

Je lis dans vos yeux, mademoiselle, qu'au besoin vous auriez pu achever le mot pour l'abbesse.

A peine l'abbesse et Marguerite eurent-elles commencé leur psalmodie, que les deux mules, croyant reconnoître une musique qui leur étoit familière, remuèrent la queue, mais sans avancer d'un pas.—La recette opère, dit la novice.—Il faut recommencer, dit l'abbesse;—et le duo reprit…

....... .......... ...

L'abbesse—b—b—b—b—

Marguerite g—g—g—g—

«Plus vîte, dit Marguerite.»

Marguerite—f—f—f—f.

L'abbesse—t—t—t—t.

«Plus vîte encore, dit Marguerite;—f-f-f-f-f.»

L'Abbesse—t-t-t-t-t.

«Encore plus vîte,—prestissimò, ma chère mère…

....... .......... ...

O ciel! je n'en puis plus, dit l'abbesse toute essoufflée. Le Seigneur ait pitié de nous!—les maudites bêtes ne nous entendent pas, dit Marguerite en soupirant.—Mais le diable nous a entendues, dit l'abbesse des Andouillettes.»

CHAPITRE XII.
Ballet.

Bon Dieu! quelle étendue de pays j'ai parcourue! de combien de degrés je me suis rapproché d'un soleil plus chaud!—que de belles villes j'ai traversées,—pendant le temps, madame, que vous avez mis à lire et à commenter cette histoire! J'ai vu Fontainebleau, Sens, Joigny, Auxerre;—et Dijon, capitale de la Bourgogne, et Châlons sur Saône; et Mâcon, capitale du Mâconais, et peut-être vingt autres villes et villages qui se trouvent sur la route de Paris à Lyon;—mais je ne suis plus en état de vous en parler, que des villes de la lune.—Ainsi, quelque chose que je fasse, voilà un chapitre, et peut-être deux entièrement perdus.

«—Sans mentir, Tristram, votre histoire des Andouillettes est originale.»—

Ajoutez, madame, qu'elle a distrait votre attention pour ce qui va suivre.—Si c'eût été quelque pieuse méditation sur la croix,—quelque traité sur la paix, l'humilité, la religion chrétienne,—si j'avois écrit sur le mépris des choses terrestres, sur l'aliment céleste de l'ame, ce pain des élus et des sages, cette sainteté, cette contemplation, dont l'esprit de l'homme, une fois séparé de son corps, doit se nourrir à jamais;—je conçois, madame, que vous m'auriez vu finir, avec plus de plaisir, et recommencer avec plus d'intérêt.

Au lieu que cette abbesse… Je voudrois n'en avoir jamais parlé.—Mais le mal est fait; et comme je n'efface jamais rien, voyons si je trouverai quelque expédient pour vous ôter cette idée de la tête…

....... .......... ...
....... .......... ...

—Avec votre permission, madame,… je crains que vous ne soyiez assise dessus.—C'est mon bonnet et ma marotte que je cherche.—

«Votre marotte, Tristram!—il y a plus d'une heure que vous la tenez.»—

Oui!—en ce cas, madame, laissez-moi faire deux ou trois cabrioles, danser la fricassée, et chanter lanturlu;—et je reviens à vous plus sage et plus posé que jamais.

CHAPITRE XIII.
Auxerre.

Tout ce qu'il y a à vous dire sur Fontainebleau, en cas que vous le demandiez, c'est qu'il est situé au milieu d'une vaste forêt, à quinze lieues au sud de Paris.—La ville a un certain air de grandeur; le château est antique et noble.—Le roi a coutume d'y passer les automnes avec toute sa cour, pour le plaisir de la chasse. Là, tout Anglois d'une certaine façon, et surtout, milord, s'il est fait comme vous (pourvu qu'il ait deux ou trois coureurs) peut prendre sa part de ce divertissement, avec la seule attention de ne pas courir plus vîte que le roi.

Il y a pourtant deux raisons pour que vous ne répétiez pas bien haut ce que je viens de vous dire.

L'une, c'est que cela pourroit faire renchérir les chevaux de chasse en Angleterre.—

L'autre, c'est qu'il n'y a pas un mot de vrai. Continuons.—

A l'égard de Sens, on peut l'expédier en un seul mot: C'est un siége archiépiscopal.

Quant à Joigny, je crois que le moins que l'on puisse en dire est le mieux.

Mais pour Auxerre!—je pourrois en parler jusqu'à demain. Je n'en finirois pas si je voulois.—Lorsque je fis mon grand tour de l'Europe, sous la conduite de mon père, qui ne voulut s'en fier qu'à lui-même pour m'accompagner, et qui se fit suivre de mon oncle Tobie, de Trim et d'Obadiah, et de presque toute la famille, excepté de ma mère;—nous nous arrêtâmes à Auxerre deux jours entiers.—«Mais, monsieur, pourquoi madame votre mère ne fut-elle pas du voyage?—Monsieur, c'est qu'elle avoit entrepris de tricoter pour mon père un grand pantalon de laine grise, et qu'elle avoit à cœur d'achever sa tâche.»—

Mon père qui faisoit la sienne de tirer parti des choses les plus ingrates, et qui trouvoit partout à faire son profit, m'en a laissé de reste à dire sur Auxerre.—Dans tous ses voyages, mais principalement dans celui dont je parle, il suivoit une route si différente de celles que tous les autres voyageurs avoient parcourues avant lui;—il voyoit les rois et les cours, et toute leur magnificence, sous un point de vue si original;—ses remarques sur les caractères, les mœurs et les coutumes des pays que nous traversions, étoient si opposées à celles de tous les autres hommes, et particulièrement à celles de mon oncle Tobie et du caporal, pour ne rien dire des miennes,—les hasards et les accidens qui nous arrivoient, ou que les systèmes et son opiniâtreté nous attiroient journellement, étoient d'un genre si varié, si étrange, si tragi-comique;—en un mot, l'ensemble de ses aventures et de ses réflexions, forme un tout si différent de tout ce qu'on a jamais vu dans aucun récit de voyageur,—que ce sera ma faute, et uniquement ma faute, si les voyages de mon père ne sont pas lus et relus par tout voyageur et tout amateur de voyages, tant qu'il y aura des voyages et des voyageurs.

Mais ce riche ballot ne doit pas s'ouvrir encore. Je ne veux en tirer que ce qui m'est nécessaire pour débrouiller le mystère de notre séjour à Auxerre.—Je vois l'impatience du lecteur, et je m'empresse de la satisfaire.

—«Frère Tobie, dit mon père, voulez-vous, en attendant le dîner, que nous allions voir ces messieurs dont monsieur Séguier a parlé avec tant d'éloge?—J'irai voir qui vous voudrez, dit mon oncle Tobie, dont la complaisance étoit inépuisable.—Mais ces messieurs sont des momies, reprit mon père.—Est-il nécessaire de se raser, dit mon oncle Tobie?—Non, parbleu! frère, s'écria mon père,—au contraire, une longue barbe nous donnera un air de famille tout-à-fait convenable.—» Là-dessus nous nous mîmes en marche, mon oncle Tobie, appuyé sur le caporal, et formant l'arrière-garde, et nous nous acheminâmes vers l'abbaye de St.-Germain.

—«Tout ce que nous voyons, dit mon père au sacristain, qui étoit un jeune frère de l'ordre de St.-Benoît, est vraiment très-beau, et très-riche, et très-magnifique.—Mais ce n'est pas là le but de notre curiosité. Nous voudrions voir ces corps desquels monsieur Séguier a donné au public une description si exacte.»

Le moine s'inclina, et prenant dans la sacristie une torche consacrée à cet usage, il nous conduisit au tombeau de St.-Héréhald.—«Voici, dit le sacristain, en posant la main sur la tombe,—voici un prince célèbre de la maison de Bavière, qui, sous les règnes successifs de Charlemagne, de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, jouit d'une grande autorité dans le gouvernement. Il contribua, plus que personne, à rétablir partout l'ordre et la discipline.—Il faut donc, dit mon oncle Tobie, qu'il ait été aussi grand dans le champ de Mars que dans le cabinet. C'étoit, à coup sûr, quelque preux et vaillant chevalier.—C'étoit un moine, dit le sacristain.»

Mon oncle Tobie et Trim se regardèrent pour chercher quelque consolation dans les yeux de l'un de l'autre;—ils n'en trouvèrent point.—Mon père frappa des deux mains sur ses cuisses; c'étoit son geste ordinaire quand il voyoit ou qu'il entendoit quelque chose de très-plaisant.—Il ne pouvoit souffrir les moines, ni tout ce qui y avoit rapport; mais la réponse du sacristain portant plus à-plomb sur mon oncle Tobie et sur Trim que sur lui, ce fut pour lui un triomphe relatif qui le mit de la plus belle humeur du monde.

—«Et comment, je vous prie, appelez-vous ce gentilhomme-ci, demanda mon père en riant?—Cette tombe, dit le jeune bénédictin, en baissant les yeux, contient les os de Ste.-Maxime, qui vint de Ravenne exprès pour toucher le corps…—De Ste.-Maxime, dit mon père, coupant la parole au sacristain!—Ce sont, ajouta mon père, les deux plus grands saints de tout le martyrologe.—Excusez-moi, dit le sacristain;—c'étoit pour toucher les os de St.-Germain, fondateur de l'abbaye.—Et qu'est-ce qu'elle gagna par-là, dit mon oncle Tobie?—Parbleu! dit mon père, ce qu'une femme gagne ordinairement quand elle va en pélerinage.—Elle gagna le martyre, répliqua le jeune bénédictin, en s'inclinant jusqu'à terre, et disant ce peu de mots d'un ton de voix à-la-fois si modeste et si assuré, que mon père en fut désarmé pour un moment.—On croit, continua le bénédictin, que Ste.-Maxime repose dans cette tombe depuis quatre cents ans; et il n'y en a que deux cents qu'elle est canonisée.—On est long-temps à faire son chemin, frère Tobie, dit mon père, dans cette armée de martyres.—Hélas! dit Trim! dans quelque corps que ce soit, quand un pauvre diable n'a pas le moyen d'acheter…»

«Pauvre Sainte-Maxime, dit mon oncle Tobie à demi-voix, en s'éloignant de sa tombe!—Elle étoit, continua le sacristain, une des plus belles et une des plus grandes dames de France et d'Italie.—Mais qui diable est enterré-là, à côté d'elle, dit mon père, montrant du bout de sa canne une grande tombe près de laquelle il passoit?—C'est St.-Prosper, monsieur, répondit le sacristain.—Peste! dit mon père, St.-Prosper est fort bien placé là.—Et quelle est l'histoire de St.-Prosper, continua-t-il?—St.-Prosper, répliqua le sacristain, étoit évêque.—Par le ciel! s'écria mon père en l'interrompant, je m'en doutois.—St.-Prosper! l'heureux nom!—Comment St.-Prosper eût-il manqué d'être évêque ou cardinal?»—Il tira son journal de sa poche, le sacristain tenant sa torche pour l'éclairer, et il écrivit St.-Prosper, comme un nouvel appui à son système sur les noms de baptême.—Et j'oserai dire que, vu le désintéressement qu'il apportoit dans la recherche de la vérité, il auroit trouvé un trésor dans le tombeau de St.-Prosper, qu'il ne se seroit pas cru si riche. C'étoit la visite la plus heureuse, la plus utile qu'on eût jamais rendue à la mort. Enfin, mon père fut si charmé de sa découverte, qu'il se décida sur-le-champ à passer un jour de plus à Auxerre.

«Je verrai demain le reste de ces bonnes gens, dit mon père, comme nous traversions la place.—Et pendant ce temps-là, frère Shandy, dit mon oncle Tobie, le caporal et moi nous visiterons les remparts.»

CHAPITRE XIV.
Je ne sais plus où j'en suis.

Me voici pour le coup dans un labyrinthe tout-à-fait inextricable.—Dans l'un (c'est celui que j'écris maintenant) j'en suis dehors depuis long-temps.—Dans l'autre (c'est celui que je dois écrire un jour) je n'en suis pas encore tout-à-fait sorti.—

Il y a en toutes choses un certain degré de perfection; et en voulant aller au-delà, je me suis mis dans une situation où jamais voyageur ne s'est trouvé avant moi.—Car en ce même instant je suis sur la place d'Auxerre, avec mon père et mon oncle Tobie, regagnant l'auberge et le dîner.—J'entre en même-temps dans la ville de Lyon, avec ma chaise de poste rompue en mille pièces;—et pour compléter l'extravagance, je me trouve (toujours au même instant) sur les bords de la Garonne, dans un joli pavillon bâti par Pringello, que monsieur Salignac m'a prêté, et dans lequel j'écris cette rapsodie.

—Laissez-moi me recueillir un peu, et reprendre ensuite le fil de mon voyage.

CHAPITRE XV.
Lyon.

«Après tout, dis-je, j'en suis bien aise;»—c'étoit au moment où j'entrois à pied dans la ville de Lyon, suivant à pas lents une charrette qui portoit pêle-mêle mon bagage et les débris de ma chaise.—«Oui, continuai-je, je suis charmé qu'elle soit rompue, et j'y vois un profit tout clair.—Il ne m'en coûtera pas plus de sept francs pour descendre par eau jusqu'à Avignon, ce qui m'avancera de quarante lieues: là, dis-je, en continuant mon calcul économique, il me sera facile de louer deux mules, ou même deux ânes si je l'aime mieux, (d'autant que je ne suis connu de personne)—et je traverserai les plaines du Languedoc presque pour rien. Il est clair que l'accident de ma chaise me vaudra au moins quatre cents livres, et du plaisir!—du plaisir pour deux fois autant.—Avec quelle rapidité, continuai-je, en frappant des mains, je vais descendre le Rhône, laissant le Vivarais à droite et le Dauphiné à gauche! la vîtesse du fleuve me laissera voir à peine les anciennes villes de Vienne, de Valence et de Viviers. Quelle nouvelle flamme pétillera dans mes esprits, lorsque j'arracherai une grappe pourprée sur les côteaux de l'Hermitage et de Côte-rotie, en passant au pied de ces vignobles! et comme mon sang se trouvera rafraîchi et ranimé à l'aspect de ces anciens châteaux, semés sur les bords du Rhône,—de ces châteaux fameux, d'où partoient jadis de courtois chevaliers pour redresser les torts et protéger la beauté! quand je verrai ces gouffres, ces rochers, ces montagnes, ces cataractes, et tout ce desordre de la nature, dont elle-même s'entoure au milieu de ses plus beaux ouvrages!»

A mesure que je faisois ces réflexions, il me sembloit que ma chaise qui, au moment de son naufrage, avoit encore assez belle apparence, diminuoit insensiblement de valeur.—La peinture avoit perdu sa fraîcheur, et la dorure son lustre;—et le tout ensemble me paroissoit si pauvre, si mesquin, si pitoyable, en un mot si fort au dessous de la calèche même de l'abbesse des Andouillettes,—que, j'ouvrois déjà la bouche pour donner ma chaise à tous les diables… quand un petit sellier qui traversoit la rue à pas précipités, vint me demander d'un air effronté: Si monsieur ne vouloit pas faire raccommoder sa chaise. «Non parbleu, dis-je d'un ton d'humeur.»—Monsieur aimeroit peut-être mieux la vendre.—«Oh! de tout mon cœur, lui dis-je;—il y a du fer pour quarante francs, les glaces peuvent valoir autant, et je vous donne le reste par-dessus le marché.»

«Que d'argent cette chaise m'aura rapporté, dis-je, pendant qu'il me comptoit la somme!» C'est ma méthode ordinaire d'enregistrer les petits accidens de la vie; je les estime un sou chacun, de quelque nature qu'ils soient.

Dis, ma chère Jenny,—dis à ces messieurs comment je me suis conduit dans un accident de l'espèce la plus accablante qui puisse arriver à un homme aussi fier de son sexe que je le suis et qu'on doit l'être.—

—C'est assez, me dis-tu, en te rapprochant de moi, tandis que je me tenois debout, les yeux baissés, mes jarretières à la main, et que je réfléchissois sur l'événement qui devoit avoir et qui n'avoit pas eu lieu.—C'est assez, Tristram, me dis-tu.—J'ai vu ta bonne volonté, et je suis contente.—

—Un autre eût voulu s'abymer dans les entrailles de la terre.—

«A quelque chose malheur est bon, répliquai-je, et l'on ne peut tirer parti de tout.

—«J'irai passer six semaines dans le pays de Galles, et j'y boirai du lait de chèvre, et mon accident me vaudra sept années de vie.»—

Oh! j'ai le plus grand tort de me plaindre de la fortune, de lui reprocher ses rigueurs, et cette foule de petits chagrins dont elle n'a cessé de m'accabler!—Si j'ai quelque reproche fondé à lui faire, c'est de ne m'avoir pas plus maltraité encore. Suivant ma manière de compter, une vingtaine de malheurs bien conditionnés m'auroient rapporté plus qu'une pension de cent guinées:—or cent guinées ou à-peu-près, c'est à quoi se borne mon ambition. Je ne me soucie pas d'avoir à payer les retenues d'une somme plus considérable.

CHAPITRE XVI.
Vexation.

Pour ceux qui se connoissent en vexations, et qui les appellent par leur nom, il ne sauroit y en avoir une pire que de passer presque tout un jour à Lyon, la ville de France la plus opulente, la plus commerçante, la plus riche en restes précieux de l'antiquité,—et ne pouvoir la visiter,—en être empêché par quelque cause que ce soit, c'est déjà une vexation; mais en être empêché par une vexation, c'est ce que tout philosophe appellera à bon droit: vexation sur vexation.

J'avois pris mes deux tasses de café au lait, (ce qui, par parenthèse, est excellent pour la consomption; mais il faut que le café et le lait aient bouilli ensemble,—autrement ce n'est que du café et du lait.)—Il étoit huit heures du matin, le bateau ne partoit qu'à midi, et j'avois le temps de voir et de connoître Lyon, assez pour en fatiguer à mon retour les oreilles de tous les amis que je puis avoir dans le monde.—

—«J'irai d'abord à la cathédrale, dis-je, en regardant ma liste, et je verrai le mécanisme merveilleux de la fameuse horloge de Lippius de Bâle.»—

Il faut que j'avoue ici mon ignorance. De toutes les choses du monde, (desquelles il y a fort peu que je comprenne) celle que je comprends le moins, c'est la mécanique.—Mon esprit, mon goût, mon imagination, tout s'y refuse: et mon cerveau est si entiérement bouché pour tout ce qui y a rapport, que je déclare solemnellement que je n'ai jamais pu concevoir le mécanisme d'une cage d'écureuil, ni de la roue d'un gagne-petit, quoique j'aie étudié l'une à plusieurs reprises avec la plus grande attention, et que je me sois tenu auprès de l'autre des heures entières avec une patience angélique.

—«N'importe, dis-je, je verrai le jeu surprenant de cette fameuse horloge, et c'est par-là que je commencerai. J'irai ensuite visiter la grande bibliothèque des Jésuites, et je tâcherai de voir, s'il est possible, les trente volumes de l'Histoire de la Chine, écrite, (non en langue tartare) mais en langue chinoise, et avec des caractères chinois.»

Or, j'entends tout aussi peu la langue chinoise que le mécanisme de la sonnerie de Lippius;—et je laisse aux curieux à expliquer pourquoi ces deux articles se trouvoient les premiers sur ma liste.—C'est encore ici un des problêmes de la nature, une des bizarreries de cette dame capricieuse;—et ses vrais amateurs ont le même intérêt que moi à en deviner la source.

«Quand nous aurons vu ces deux curiosités, dis-je, de manière à être entendu du valet de place qui se tenoit derrière moi,—il n'y aura pas de mal que nous allions à l'église de saint Irénée, pour voir le pilier auquel Jésus-Christ fut attaché;—et nous verrons ensuite la maison où demeuroit Ponce-Pilate.—Ces deux choses-ci, dit le valet de place, ne se voient qu'à la ville voisine,—à Vienne.—Tant mieux, dis-je, en me levant brusquement de ma chaise, et me promenant dans ma chambre avec des enjambées deux fois plus grandes que mon pas ordinaire.—Je verrai d'autant plutôt le tombeau des deux amans.»—

Je pourrois de même laisser à deviner aux curieux quelle fut la cause de ce mouvement précipité, et pourquoi je fis de grandes enjambées en prononçant ces mots; mais comme cela ne regarde en rien le mécanisme de la sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que je lui explique moi-même.

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