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Oeuvres complètes, tome 4

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CHAPITRE XVII.
Les deux amans.

Oh! il y a dans la vie de l'homme une époque charmante.—C'est lorsque son cerveau étant encore tendre et flexible, et toutes ses sensations promptes et faciles,—l'histoire de deux amans passionnés, séparés l'un de l'autre par de cruels parens, et par une destinée plus cruelle encore…

Paulin, c'est l'amant;
Pauline, c'est son amante:

Chacun ignorant le sort de l'autre…

Lui—à l'est;—l'autre—à l'ouest.—

Paulin fait esclave par les Turcs, et mené à la cour de l'empereur de Maroc, où la princesse de Maroc devenant éperdument amoureuse de lui, le retient vingt ans en prison, ne pouvant vaincre sa constance pour Pauline.—

Elle, (Pauline) pendant tout ce temps errant pieds nuds, les cheveux épars, sur les rochers et les montagnes pour chercher son amant:—Paulin! cher Paulin!—Et faisant redire son nom aux échos des collines et des vallées:—Paulin!—Paulin!

Noyée dans les larmes, abymée dans le désespoir,—assise à la porte de chaque ville, de chaque village:—Mon cher amant, mon cher Paulin a-t-il passé là? Personne n'a-t-il vu mon cher Paulin? Et parcourant ainsi tout ce vaste univers: jusqu'à ce qu'enfin un hasard inespéré les ramenant tous deux, quoique par différens côtés, au même instant de la nuit, à une des portes de Lyon, leur patrie commune, et chacun d'eux s'écriant à-la-fois avec un accent trop bien connu:

Mon cher Paulin,—ma chère Pauline,—vit-il, vit-elle—encore?

Ils se reconnoissent sans se voir, ils volent dans les bras l'un de l'autre, et meurent de joie en s'embrassant.

—Il y a, dis-je, une époque charmante dans la vie de tout homme sensible.—C'est quand une pareille histoire lui plait, le touche, l'intéresse davantage, que tous les rogatons, bribes et fragmens de l'antiquité, qu'il rencontre en foule chez tous les voyageurs.

C'étoit tout ce qui m'avoit frappé en lisant les détails que Spon et les autres nous ont laissés sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva de me charmer, fut ce que je trouvai depuis dans un autre voyageur, (Dieu sait lequel) qui rapporte qu'un tombeau fut érigé à la fidélité de Paulin et de Pauline; et placé près de cette même porte qu'ils avoient consacrée par leur mort touchante.—Et sur ce tombeau, ajoute l'auteur, les amans vont encore aujourd'hui évoquer leurs ombres, et les prendre à témoin de leurs sermens.—

Je doute qu'en aucun temps de ma vie j'eusse pu me soumettre à un tel genre d'épreuves;—mais ce tombeau des amans revenoit sans cesse à mon imagination. Je ne pouvois parler de Lyon, ou seulement y penser,—que dis-je? je ne pouvois voir une étoffe de Lyon, sans que ce précieux monument de fidélité antique me revînt à l'idée.—Et j'ai souvent dit dans ma manière libre de m'exprimer (peut-être même avec quelque irrévérence) que ce tombeau, tout négligé qu'il étoit, me sembloit d'un aussi grand prix que celui de la Mecque, et même que la Santa Casa de Lorette, à la richesse près.—Je m'étois même promis, quoique je n'eusse aucune affaire à Lyon, de ne pas mourir sans avoir fait le pélerinage.—

Ainsi, quoique sur la liste des choses que j'avois à voir à Lyon, cet article fût le dernier; on peut voir qu'il n'étoit pas le moins intéressant pour moi. En ruminant ce projet dans ma tête, je fis donc dans ma chambre une douzaine ou deux d'enjambées plus longues que de coutume; je descendis ensuite froidement dans la cour, dans le dessein de sortir:—Incertain si je retournerois à mon auberge, je demandai ma carte à l'hôte, je le payai; je donnai, de plus, dix sous à la fille; et je recevois les derniers complimens de monsieur le Blanc, qui me souhaitoit un heureux voyage, quand je fus arrêté à la porte.—

CHAPITRE XVIII.
L'Ane.

C'étoit un pauvre âne avec de grands paniers sur le dos, qui ramassoit, comme par charité, des feuilles de raves et des trognons de choux.—Il étoit indécis,—ses deux pieds de devant sur le seuil, et à moitié engagés dans la porte,—ses deux pieds de derrière dans la rue;—et ne sachant pas bien s'il entreroit ou non.

[Illustration]

Or, un âne est pour moi une espèce d'animal sacré. Quelque pressé que je sois, il m'est impossible de le frapper. La patience avec laquelle il endure les mauvais traitemens, est écrite d'une manière si naturelle sur sa physionomie et dans tout son maintien! elle plaide si puissamment pour lui!—qu'elle me désarme toujours, tellement que je ne saurois même lui parler brutalement.

Au contraire,—quelque part que je le rencontre, à la ville ou à la campagne, à la charrette ou sous des paniers, en esclavage ou en liberté, j'ai toujours quelque chose d'honnête à lui dire:—et comme un mot en amène un autre, s'il est aussi désœuvré que moi, j'entre en conversation avec lui. Sûrement mon imagination n'est jamais plus sérieusement occupée que lorsqu'elle m'aide à traduire ses réponses d'après sa contenance. Et si sa contenance ne s'explique pas assez clairement, je descends au fond de mon cœur et ensuite au fond du sien, pour y trouver ce que, suivant l'occasion, il est naturel, soit à un homme, soit à un âne de penser.

—De toutes les espèces qui sont au-dessous de moi, c'est, en vérité, la seule avec laquelle je puisse converser ainsi. Quant aux perroquets et aux autres oiseaux jaseurs, je n'ai jamais un mot à leur dire: non plus qu'aux singes, et par la même raison.—Les uns parlent, les autres agissent par routine; et tous me rendent également silencieux.

Bien plus! mon chien et mon chat… je les aime beaucoup, et mon chien, surtout, qui est au désespoir de ne pouvoir parler.—Mais quelle qu'en soit la raison, il est certain que ni l'un ni l'autre ne possèdent le talent de la conversation.—La mienne avec eux, (de même que celles de mon père avec ma mère dans ses lits de justice,) ne sauroit aller plus loin qu'une demande, une réponse et une réplique; une fois ces trois choses dites, le dialogue finit.—

Mais avec un âne! je causerois toute ma vie.

«Viens, honnête animal, lui dis-je, voyant qu'il m'étoit impossible de passer entre la porte et lui,—veux-tu entrer? ou veux-tu sortir?—»

L'âne courba son cou, et tourna la tête du côté de la rue.—

«Eh! bien, répliquai-je, nous attendrons ton maître une minute.»

Il ramena sa tête d'un air pensif, et regarda fixement de l'autre côté.—

«Je t'entends parfaitement, répondis-je,—si tu fais un seul pas mal-à-propos, tu seras battu impitoyablement. Après tout, une minute n'est qu'une minute, et elle ne sera pas perdue, si elle me sert à éviter la bastonade à un de mes frères.—»

Pendant cette conversation il mangeoit une tige d'artichaut, et se trouvant pressé entre son appétit d'une part, et l'amertume de la plante de l'autre, il l'avoit laissé tomber six fois de sa bouche, et six fois il l'avoit ramassée.—«Dieu te soit en aide, pauvre animal, dis-je! tu fais là un déjeûner bien amer! et le travail rend tous tes jours amers, et bien amère, je crois, est ta récompense!—Chacun mène la vie qu'il peut; mais dans la tienne, tout… tout est amertume.—Ta bouche en ce moment doit être amère comme la suie… (il avoit enfin rejeté sa tige d'artichaut.) Et dans le monde entier, peut-être, tu n'as pas un ami qui te donne un macaron!» Disant cela, je tirai de ma poche un cornet de macarons que je venois d'acheter, et je lui en donnai un.—Mais en ce moment où je me rappelle cette action, mon cœur me reproche qu'elle partoit plutôt de l'idée plaisante que je me faisois de voir comment un âne s'y prendroit pour manger un macaron, que d'un véritable principe de bienveillance.

Quand l'âne eut mangé son macaron, je le pressai d'entrer.—Le pauvre animal étoit horriblement chargé; ses jambes sembloient trembler sous lui;—il résistoit et portoit son poids en arrière.—Je le tirai par son licol,—le licol se cassa dans ma main.—L'âne me regarda d'un air inquiet:—Au nom du ciel ne me frappez pas! cependant… si vous le voulez,… vous le pouvez.—«Moi! te frapper, dis-je, j'aimerois mieux être damné.»

Le mot n'étoit encore prononcé qu'à moitié, comme avoit été celui de l'abbesse des Andouillettes;—ainsi le péché n'étoit pas consommé, quand un homme qui vouloit entrer fit pleuvoir une grêle de coups sur la croupe de la pauvre bête, ce qui mit fin à la cérémonie.

«Au diable, m'écriai-je!»

L'âne se précipita pour entrer; et dans la violence de son mouvement, il me froissa rudement contre la muraille, tandis qu'un bout d'osier qui dépassoit le tissu de son panier accrocha la poche de ma culotte, et la déchira dans la direction la plus désastreuse que vous puissiez imaginer.—

Au diable, avois-je dit!

—Je ne m'adressois point à l'âne,—et pourtant ce fut peut-être ce qui le fit entrer;—peut-être aussi fut-ce les coups de bâton.—C'est un point qui n'a pas été éclairci, et que je laisse à décider à messieurs de la société royale.—Et j'ai rapporté mes culottes tout exprès pour les en faire juges.

CHAPITRE XIX.
Le Commis.

Quand tout fut réparé, je descendis une fois dans la cour avec mon valet de place, dans le dessein de sortir pour aller visiter le tombeau des deux amans et le reste.—Mais je fus encore arrêté à la porte, non par l'âne, mais par celui qui l'avoit battu, et qui par une suite naturelle de sa victoire, s'étoit emparé du champ de bataille.—

C'étoit un commis de la poste qui venoit me demander six livres et quelques sous.—

«Et à propos de quoi, lui dis-je?—C'est de la part du roi, me dit le commis, en levant les épaules.»—

«Mon bon ami, lui dis-je, tout comme je suis moi,—et que vous êtes vous…»—

«Eh! qui êtes-vous, me dit-il?—Que vous importe, lui dis-je?»

CHAPITRE XX.
Grande dispute.

«Qui que je sois, continuai-je, en m'adressant au commis, il est très-indubitable que je ne dois rien au roi de France,—si ce n'est bienveillance et respect.—C'est un très-honnête homme, et je lui souhaite toute sorte de joie et de santé.»—

«Pardonnez-moi, reprit le commis, vous lui devez six livres quatre sous, pour la prochaine poste d'ici à Saint-Fons, sur la route d'Avignon où vous allez; laquelle étant une poste royale, vous payez double, tant pour les chevaux que pour le postillon: autrement vous en auriez été quitte pour trois livres deux sous.—»

«Mais, lui dis-je, je ne vais point par terre.—Il ne tient qu'à vous, dit le commis.»—

«Vous êtes bien bon, lui dis-je, en faisant une profonde révérence!»

Le commis me rendit ma révérence avec toute la politesse et le sérieux d'un homme bien élevé. Jamais révérence ne m'a autant déconcerté.—

«Le diable emporte la gravité de ces gens-là, dis-je à part!—ils ne comprennent non plus l'ironie que…»

La comparaison étoit encore à côté de nous avec ses paniers sur le dos.—Mais je n'aime pas à dire des vérités trop dures. Au moment où je regardois l'âne, sa bonhomie me rendit la mienne, et arrêta ma langue;—je n'achevai pas la comparaison.

—«Monsieur, dis-je après m'être un peu recueilli,—mon intention n'est pas de prendre la poste.»—

«Mais il ne tient qu'à vous, dit-il, persistant dans sa première réponse.—Personne ne s'oppose à ce que vous preniez la poste.—Ma volonté, dis-je, s'y oppose.»—

«Eh bien! celle du roi est que vous n'en payiez pas moins.»—

«Bonté du ciel, m'écriai-je!»—

«Mais je voyage par eau,—je m'embarque sur le Rhône à midi,—mon bagage est dans le bateau,—je viens de payer neuf francs pour mon passage.»—

«C'est égal; c'est tout un, dit le commis.»—

«Bon Dieu! quoi! payer pour la route que je prends et pour celle que je ne prends pas!»—

«C'est égal, répondit le commis.»—

«C'est le diable, dis-je.—Mais j'aime mieux être enfermé dans dix mille Bastilles que de…

»O Angleterre, Angleterre, m'écriai-je, en tombant à genoux, comme je commençois l'apostrophe! tu es le pays de la liberté et le climat du bon sens; tu es la plus tendre des mères, et la meilleure des nourrices!»—

Le directeur de la conscience de madame Leblanc survenant en ce moment, et voyant un homme vêtu de noir, aussi pâle que la mort, paroissant plus pâle encore par le contraste de son habit, et dans l'attitude d'un homme qui prie, me demanda si je n'avois pas besoin des secours de l'église.—

«Hélas, dis-je! j'ai besoin des secours de la justice, et je vois bien que je ne les obtiendrai jamais avec cet homme-ci.»

CHAPITRE XXI.
La paix est faite.

Voyant que le commis de la poste vouloit décidément avoir ses six livres quatre sols, tout ce qui me restoit à faire étoit de lui dire quelque chose d'assez piquant pour valoir à-peu-près mon argent.

Voici donc comment je m'y pris.

«Dites-moi, de grace, monsieur le commis, par quelle courtoisie, et en vertu de quelle loi, vous traitez un pauvre étranger sans défense tout justement à rebours d'un François?»—

«J'en suis bien éloigné, me dit-il.»—

«Pardonnez-moi, dis-je, monsieur, vous avez commencé par déchirer mes culottes, et à-présent vous me demandez mes poches.—Au lieu que si vous aviez d'abord pris mes poches, et que vous m'eussiez ensuite laissé aller sans culottes, je n'aurois rien à dire.—

»Mais la façon dont on me traite est contraire à la loi de nature,—contraire à la loi de raison,—contraire à la loi de l'évangile.»—

«Mais non pas contraire à ceci, dit-il, en me présentant un papier imprimé.»

DE PAR LE ROI.

«Voilà, dis-je, un préambule touchant!» Et je me mis à lire…

....... .......... ...
....... .......... ...
....... .......... ...

… «J'entends, dis-je, après avoir parcouru sa pancarte;—c'est-à-dire, qu'un homme qui part de Paris en chaise de poste, est obligé de voyager ainsi tout le reste de sa vie, ou de payer l'amende.—Excusez-moi, dit le commis; ce n'est pas là l'esprit de l'ordonnance. Mais que si vous partez avec le projet d'aller en poste de Paris à Avignon, vous ne pouvez changer d'avis ni prendre une autre manière de voyager, sans payer au préalable aux fermiers des postes plus loin que celle où le repentir vous prend, et cela est fondé, continua-t-il, sur ce qu'il ne faut pas que les revenus du roi souffrent de votre légèreté.»—

«Oh! par le ciel, m'écriai-je! si on taxe la légèreté en France, ce que j'ai de mieux à faire c'est de conclure avec vous la meilleure paix que je pourrai.»

Et la paix fut ainsi faite.—

Et si elle ne vaut rien, comme c'est Tristram Shandy qui en a rédigé les articles, Tristram Shandy mérite seul d'être pendu.

CHAPITRE XXII.
Tablettes perdues.

Quoique je sentisse bien que tout ce que j'avois dit au commis pouvoit valoir ses six livres quatre sols, j'étois pourtant déterminé à faire note de cet impôt sur mes tablettes avant que de quitter la place.—Ainsi, je mis la main dans la poche de mon habit pour chercher mes tablettes.—Mon aventure peut servir d'avis aux voyageurs à venir de prendre un peu plus garde aux leurs… les miennes n'y étoient plus.—

Jamais aucun voyageur désolé n'a fait pour ses tablettes autant de train et de carillon que j'en fis pour les miennes.

«—Ciel! terre! mer! feu! m'écriai-je, appelant tous les élémens à mon secours, on m'a volé mes tablettes!—que vais-je devenir?—Monsieur le commis, de grace, mes tablettes où étoient mes remarques, ne les ai-je pas laissées échapper tandis que nous causions ensemble?»—

«Quant aux remarques, dit-il, vous en avez laissé échapper un bon nombre de fort extraordinaires.—Bon! dis-je, vous n'avez rien vu.—Il n'y en avoit que pour six livres quatre sous.—Mais les autres?—(il secoua la tête). Monsieur Leblanc, madame Leblanc,—n'avez-vous pas vu mes papiers?—La fille, courez dans ma chambre.—François, suivez-la. Il faut que j'aie mes tablettes.—Ce sont, m'écriai-je, les tablettes les plus précieuses, les plus sages, les plus ingénieuses.—Que faut-il que je fasse?—de quel côté dois-je tourner?»—

Sancho Pança, quand il perdit ses provisions et son âne, ne s'affligea pas plus amèrement.

CHAPITRE XXIII.
Elles sont trouvées.

Quand les premiers transports furent passés, et que les registres de ma cervelle furent un peu revenus de l'horrible confusion où le choc de tant d'accidens réunis les avoit jetés, il me revint en mémoire que j'avois laissé mes tablettes dans la poche de ma chaise; et qu'en vendant ma chaise au sellier, je lui avois aussi vendu mes tablettes.


—Ici je laisse trois lignes en blanc, pour que le lecteur puisse y placer le jurement qui lui est le plus familier. Quant à moi, je pense que s'il m'est jamais échappé un jurement bien complet, bien marqué, ce fut en cette occasion. «*********! m'écriai-je, ainsi donc, mes remarques si pleines d'esprit, et qui valoient quatre cents guinées! j'ai été les vendre à un sellier pour quatre louis d'or!—et, par le ciel! je lui ai donné par-dessus le marché une chaise qui en valoit six!—encore si c'eût été quelque libraire célèbre, qui, en quittant son commerce, eût eu besoin d'une chaise de poste, ou qui, en le commençant, eût eu besoin de mes remarques, j'y aurois moins de regrets.—Mais un sellier! François, m'écriai-je, mène-moi chez lui tout-à-l'heure.» François mit son chapeau, et marcha devant moi. J'ôtai mon chapeau en passant devant le commis, et je suivis François.

CHAPITRE XXIV.
Papillotes.

Quand nous arrivâmes chez le sellier, nous trouvâmes sa maison fermée, aussi bien que sa boutique.—C'étoit le huit septembre, jour de la Nativité de la bienheureuse vierge Marie, mère de Dieu.

On avoit planté le mai, et tout le monde y couroit; toutes les musettes étoient en l'air;—c'étoit des sauts,—des cabrioles:—on dansoit,—on chantoit;—personne ne s'embarrassoit de moi ni de mes tablettes.—Je m'assis à la porte sur un banc, et je me mis à philosopher sur le malheur de ma position.—Par un hasard plus heureux que je n'ai coutume d'en rencontrer, il n'y avoit pas une demi-heure que j'attendois, quand la maîtresse entra, pour ôter ses papillottes avant d'aller au mai.

Il est bon que vous sachiez que les Françoises aiment les mais à la folie,… presque autant que leurs petits chiens. Donnez-leur un mai, n'importe en quel mois ce soit,—elles y courront, elles y oublieront le boire, le manger et le dormir.—Et si nous avions la politique, en temps de guerre, de leur envoyer une cargaison de mais, (d'autant que le bois commence à devenir rare en France)—les femmes les planteroient d'abord, ensuite hommes et femmes se mettroient à danser à l'entour, et laisseroient le pays à notre discrétion.

La femme du sellier rentra, comme je vous l'ai dit, pour ôter ses papillotes.—La toilette est pour les dames la première occupation de la vie. Tout en ouvrant la porte, la femme du sellier ôta sa coiffe, et commença à jetter ses papillotes:—une d'elles tomba à mes pieds;—je reconnus mon écriture.—

«O dieux! m'écriai je, madame, vous avez toutes mes remarques sur la tête.—J'en suis bien mortifiée, dit-elle.—Il est bien heureux pour elles, pensai-je, qu'elles se soient arrêtées à la superficie. Pour peu qu'elles eussent pénétré plus avant, elles auroient mis une caboche femelle, et surtout françoise, dans une telle confusion, que mieux auroit fallu pour elle demeurer toute l'éternité sans être frisée.»—

—Tenez, dit-elle.—Et sans avoir la moindre idée de la nature de mes souffrances, elle ôta ses papillotes, et les mit gravement l'une après l'autre dans mon chapeau. L'une étoit tortillée d'une façon, l'autre tortillée de l'autre.—«Et par ma foi, dis-je, si elles sont jamais publiées, on verra bien un autre tortillage.»

CHAPITRE XXV.
La colique.

«Allons voir l'horloge, dis-je, de l'air d'un homme que les difficultés n'arrêtent pas,—allons voir l'Histoire de la Chine et le reste. Rien ne sauroit à présent m'en empêcher,—si ce n'est le temps, dit François; car il est près d'onze heures.—Il n'y a qu'à marcher plus vîte, dis-je.» Et nous prîmes le chemin de la cathédrale.

Dans la vérité de mon cœur, je ne puis dire que j'aie éprouvé la moindre peine, quand un sacristain que je rencontrai sur la porte, me dit que la fameuse horloge de Lippius étoit toute détraquée, et qu'elle n'alloit plus depuis plusieurs années. «J'en aurai plus de temps, me dis-je à moi-même, pour parcourir l'Histoire de la Chine; et d'ailleurs, je suis plus en état de rendre compte de l'horloge depuis qu'elle ne va plus, que si elle eût été dans son état florissant.»

Ainsi donc je m'acheminai au collége des Jésuites.

Il en est du projet que j'avois de voir cette Histoire de la Chine, comme de beaucoup d'autres que je pourrois citer, qui ne frappent l'imagination que de loin; car à mesure que je m'approchois de l'objet, mon sang se réfroidissoit; peu à peu ma fantaisie passa, tellement que je n'aurois pas donné une obole pour la satisfaire.—La vérité étoit, qu'il me restoit peu de temps, et que mon cœur m'entraînoit au tombeau des deux amans.—«Je prie le ciel, dis-je, en saisissant le marteau pour frapper, que la clef de la bibliothèque ne se trouve point.» Il en arriva autrement; mais la chose revint au même.

Tous les Jésuites avoient la colique, et une colique telle qu'ils n'en sont pas encore guéris.

CHAPITRE XXVI.
Le tombeau des amans.

Je connoissois le tombeau des amans, comme si j'eusse demeuré vingt ans à Lyon.—Je savois qu'il falloit tourner à main droite en sortant de la porte qui conduit au faubourg de Vèse.—J'envoyai François au bateau, afin de pouvoir rendre l'hommage que j'avois si long-temps différé sans témoin de ma foiblesse.—J'étois transporté de joie pendant tout le chemin. Quand j'aperçus la porte qui me déroboit la vue du tombeau, je sentis mon cœur embrâsé.

«Tendres et fidèles esprits, m'écriai-je, en parlant à Paulin et à Pauline,—long-temps,—trop long-temps j'ai tardé à verser cette larme sur votre tombeau.—Je viens… je viens…»

Quand je fus venu, je ne trouvai point de tombeau sur lequel je pusse verser de larmes.

Que n'aurois-je pas donné pour que mon oncle Tobie eût pu me prêter en ce moment son lilaburello?

CHAPITRE XXVII.
Je suis sur le pont d'Avignon.

Du tombeau des amans,—ou plutôt du lieu où il devoit être, et où je n'en trouvai pas vestige, je volai pour rejoindre le bateau, où j'eus à peine le temps d'arriver.—Nous partîmes; et dès que nous eûmes parcouru une centaine de toises, le Rhône et la Saône se réunirent, et nous firent voguer le plus agréablement du monde.

Mais mon voyage sur le Rhône a été décrit d'avance.

Me voici à Avignon;—et comme cette ville n'offre rien d'intéressant qu'une vieille maison où a demeuré le duc d'Ormond, et ne me donne lieu qu'à une seule remarque qui sera faite en peu de mots,—dans trois minutes vous allez me voir traverser le pont d'Avignon, affourché sur une mule,—François me suivant à cheval avec mon porte-manteau en croupe,—et devant nous, entamant fiérement le chemin, un homme en guêtres, avec une longue carabine sur l'épaule et une grande rapière sous le bras. C'est celui qui nous a loué nos montures, et qui sans doute est bien aise de s'assurer de nous et d'elles.

A dire vrai, si vous eussiez vu mes culottes quand j'entrai dans Avignon; si vous les eussiez vues, surtout quand je voulus enjamber ma mule, vous n'auriez pas trouvé la précaution de l'homme si déplacée, et vous n'auriez pu intérieurement lui en savoir mauvais gré. Quant à moi, je trouvai son procédé tout naturel; et voyant bien que l'état délabré de mes culottes pouvoit l'avoir porté à s'armer ainsi de toutes pièces, je me promis de lui en faire cadeau quand nous serions au terme de notre voyage.

Mais avant d'aller plus loin, souffrez que je me débarrasse de la remarque que je vous ai promise sur Avignon, et que voici:—Quoi! parce que le vent aura fait voler le chapeau de dessus la tête d'un homme en entrant à Avignon, cet homme se croira fondé à dire et à soutenir, qu'Avignon est la ville de France la plus exposée au vent; rien n'est plus absurde, et pour moi, je ne tins aucun compte de cet accident, jusqu'à ce que mon hôte, que je consultai là-dessus, m'eût assuré qu'en effet Avignon étoit extrêmement sujet aux coups de vent, et que cela même avoit passé en proverbe.—J'en fais la remarque, surtout afin que les savans puissent m'expliquer la cause de ce phénomène; quant à la conséquence, je la vis d'abord.—Ils sont tous à Avignon, comtes, ducs et marquis; le menu peuple est baron.—On ne sauroit s'en faire entendre, pour peu qu'il y ait de vent.

«Oh! l'ami, fais-moi le plaisir de tenir ma mule pour un moment.—Il faut que j'ôte une de mes bottes qui me blesse le pied.» L'homme se tenoit les bras croisés à la porte de l'auberge; et moi, persuadé qu'il avoit quelque emploi dans la maison ou dans l'écurie, je lui mis la bride de ma mule dans la main. Je raccommodai ma botte, et quand j'eus fini, je me retournai pour reprendre ma mule, et remercier monsieur le marquis.—

Monsieur le marquis étoit déjà rentré.

CHAPITRE XXVIII.
Plaines sans fin.

J'avois alors tout le midi de la France, des rives du Rhône aux bords de la Garonne, à traverser tout à mon aise sur ma mule. Je dis, tout à mon aise, car j'avois laissé la mort bien loin derrière moi, et Dieu, et Dieu tout seul, sait à quelle distance.

«J'ai poursuivi plus d'un homme en France, dit-elle, mais jamais un train si enragé.» Cependant elle me poursuivoit toujours, toujours je la fuyois; mais je la fuyois gaîment: elle me poursuivoit encore, mais comme celui qui poursuit sa proie sans espérance de l'atteindre. Elle s'amusoit en chemin, et chaque pas qu'elle perdoit la rendoit plus traitable. «Eh! pourquoi, m'écriai-je, me presserois-je si fort?»

Ainsi, malgré ce que m'avoit dit le commis de la poste, je changeai encore une fois mon allure; et après une course aussi rapide, aussi précipitée que celle que je venois de faire, je pensai avec délices au plaisir que j'allois avoir de traverser les riches plaines du Languedoc, aussi lentement que ma mule voudrait laisser tomber son pied.—

Rien n'est plus agréable pour un voyageur, ni plus fâcheux pour un homme qui écrit son voyage, qu'une plaine vaste et riche, surtout si elle ne présente ni pont ni grande rivière, et si elle n'offre à l'œil que le tableau d'une abondance monotone.—Après nous avoir dit que le pays est superbe, charmant,—que le sol est fertile, et que la nature y étale tous ses trésors,—il lui reste éternellement sur les bras une grande plaine inutile, et dont il ne sait que faire. Il arrivera enfin à quelque ville.—Foible ressource! Au sortir de la ville, il retrouvera une plaine, et puis encore une autre.—

Quel supplice!—voyons si je viendrai à bout de m'y faire soustraire.—

CHAPITRE XXIX.
Nannette.

Je n'avois pas encore fait trois lieues et demie, que l'homme au fusil commença à regarder à son amorce.—

J'avois déjà fait trois pauses différentes, dont chacune m'avoit fait perdre un demi-mille au moins. La première avec un marchand de tambours; la seconde avec deux Franciscains; la troisième avec une vendeuse de figues de Provence.

Je voulois acheter son panier; le marché fut conclu à quatre sols, et l'affaire alloit être consommée sur-le-champ; mais il survint un cas de conscience.—Quand j'eus payé les figues, il se trouva dans le fond du panier deux douzaines d'œufs recouverts avec des feuilles de vignes. Je n'avois pas eu l'intention d'acheter des œufs, ainsi je n'y avois aucun droit. J'aurois pu réclamer la place qu'ils occupoient; mais à quoi bon cette chicanne? j'avois bien assez de figues pour mon argent.

La difficulté étoit que je voulois avoir le panier, et que la marchande vouloit le garder.—Sans le panier elle ne savoit que faire de ses œufs,—sans le panier, je n'avois que faire de mes figues;—d'autant que celles-ci étoient déjà trop mûres, et que la plupart étoient crevées par le côté. Il s'éleva là-dessus une petite contestation, et après différens biais proposés, voici le parti dont nous convînmes.—

Ah! je devine…—Vous devinez, monsieur. Oh! je vous défie, tout habile que vous êtes,—je défierois le diable lui-même, (à moins qu'il ne se soit mêlé de cette affaire, ce que je croirois assez,) de former une seule conjecture approchante de la vérité, sur l'espèce de traité que nous conclûmes pour nos œufs et nos figues.—Vous le saurez un jour, mais non pas de sitôt. Il faut que je revienne bien vîte aux amours de mon oncle Tobie. Vous le saurez si vous venez jamais à lire la relation des aventures qui me sont arrivées en traversant cette plaine,—aventures que pour cette raison j'intitule:

Histoires de la plaine.

On peut croire que je ne m'y suis pas trouvé moins embarrassé que tous les autres écrivains; et que ma plume a eu une aussi rude besogne que la leur.—Cependant les impressions qui me restent de ce voyage, et qui en ce moment se présentent toutes à mon souvenir, me disent que c'est l'époque de ma vie où j'ai été le plus occupé, et le plus utilement occupé.—En effet, comme mes conventions avec l'homme au fusil ne fixoient point le temps où je lui rendrois sa mule, j'avois conservé une liberté entière; et Dieu sait comme j'en profitois! M'arrêtant et causant avec tous ceux qui n'alloient pas au grand trot, joignant ceux qui cheminoient devant moi, attendant ceux qui venoient derrière,—hêlant ceux qui traversoient mon chemin,—arrêtant toute espèce de mendians, pélerins, moines, ou chanteurs de rue,—ne passant pas auprès d'une femme juchée sur un mûrier sans lui faire un compliment sur sa jambe, et sans lui offrir une prise de tabac pour entrer en conversation;—bref, en saisissant ainsi les occasions de toute espèce que le hazard m'offrit dans ce voyage, je vins à bout de peupler ma plaine, et d'y vivre comme au milieu d'une ville.—J'y eus toujours une société aussi nombreuse que variée; et comme ma mule aimoit la société autant que moi, et qu'elle avoit toujours de son côté quelque chose à dire à chaque bête qu'elle rencontroit,—je suis assuré que nous aurions passé un mois entier dans Palmall, ou dans Jame's Street, sans y trouver autant d'aventures, et sans voir d'aussi près la nature humaine.—

....... .......... ...
....... .......... ...

O que j'aime cette franchise aimable, cette vivacité folâtre, qui fait tomber à-la-fois tous les plis du vêtement d'une Languedocienne!—Sous ce vêtement je crois trouver, je crois reconnoître cette innocence, cette simplicité de l'âge d'or, de cet âge tant célébré par nos poëtes.—Je m'abuse peut-être; mais il est doux de s'abuser ainsi.—

—J'étois entre Nismes et Lunel.—C'est-là que croît le meilleur muscat de France; lequel, par parenthèse, appartient aux honnêtes chanoines de Montpellier. Ils vous le donnent de si bonne grace!—Malheur à celui qui en auroit bû à leur table, et qui pourroit leur en envier une seule goutte!—

Le soleil étoit couché.—Tous les ouvrages étoient finis;—les Nymphes avoient rattaché leurs cheveux;—et les bergers se disposoient pour la danse.—Ma mule fit une pointe.—«Qu'as tu, lui dis-je? ce n'est qu'un fifre et un tambourin.—Je n'oserois passer, dit-elle.—Ne vois-tu pas, lui dis-je, en lui donnant un coup d'éperon, qu'ils courent à la cloche du plaisir.—Par Saint-Ignace, dit ma mule, en prenant la même résolution que celle de l'abbesse des Andouillettes;—par Saint-Ignace de Loyola, et tous ses suppots, je n'irai pas plus loin.—A la bonne heure, dis-je, mademoiselle.—Je ne veux de ma vie avoir rien à démêler avec vous et les vôtres.» En même-temps je sautai à terre, et jetant une botte dans un fossé, une botte dans un autre, «attendez-moi là, lui dis-je, car je prétends prendre ma part de la danse.»

Une jeune paysanne, brûlée du soleil, se leva et vint à moi comme je m'avançois vers le groupe.—Ses cheveux châtains foncés, tirant un peu sur le noir, étoient renoués sur sa tête en une seule tresse.

«Il nous faut un cavalier, me dit-elle, en me prenant les deux mains, comme si je les lui eusse offertes.—Et un cavalier vous aurez, lui dis-je, en prenant les siennes à mon tour.»—

Si tu avois, Nannette, été attifée comme une duchesse!

Mais ce maudit trou à ton jupon! Nannette ne s'en soucioit guère.

«—Sans vous, dit-elle, nous n'aurions pu danser.» En quittant une de mes mains, avec cette politesse que donne la nature, elle me conduisit avec l'autre.

Un jeune homme boiteux, qu'Apollon avoit gratifié d'une flûte, et qui s'étoit appris à jouer du tambourin, préludoit doucement en s'asseyant sur la butte.

«Rattachez-moi bien vîte cette tresse, me dit Nannette, en me mettant un cordon dans la main.» Elle me fit oublier que j'étois étranger.—Toute la tresse se défit; il y avoit sept ans que nous nous connoissions.—

Le jeune homme commença enfin avec le tambourin;—la flûte suivit:—nous nous mîmes en danse.—Maudit soit ce trou à ton jupon!

—La sœur du jeune homme, avec la voix qu'elle avoit reçue du ciel, chantoit alternativement avec son frère.—C'étoit une ronde gasconne, dont le refrain étoit:

Vive la joie,
Et nargue du chagrin.

Les bergères chantoient à l'unisson, et les bergers les accompagnoient une octave plus bas.

—J'aurois donné un écu pour le voir recousu!—Nannette n'auroit pas donné deux sous.—Vive la joie étoit sur ses lèvres; vive la joie étoit dans ses yeux.—Une étincelle rapide d'amitié franchit l'espace qui nous séparoit; elle me regardoit d'un air charmant.—

—Dieu tout-puissant, que ne puis-je vivre et finir mes jours ainsi!—«Juste dispensateur de nos plaisirs et de nos peines, m'écriai-je,—qui empêcheroit un homme de se fixer ici au sein du contentement? d'y danser, d'y chanter, de t'y rendre ses hommages,—et d'aller au ciel avec cette charmante brune?»

La petite capricieuse se mit alors à danser en penchant sa tête de côté, et n'en fut que plus séduisante.—«Il est temps d'aller danser ailleurs, dis-je.» Ainsi, changeant seulement de partenaires et de tons, je dansai de Lunel à Montpellier, de-là à Pézénas et Beziers; je dansai tout au travers de Narbonne, de Carcassonne et de Castelnaudary;—jusqu'à ce qu'enfin je dansai tout seul dans le pavillon de Perdrillo, où tirant un papier rayé afin de pouvoir aller droit, sans digression ni parenthèse dans les amours de mon oncle Tobie.

Je commençai ainsi:

CHAPITRE XXX.
La Chose impossible.

Oui, je voulois aller droit;—mais le pourrai-je?—Dans ces plaines riantes, et sous ce soleil qui invite au plaisir, où dans ce moment on n'entend que des flûtes, musettes et chansons, où le peuple court à la vendange en dansant, où à chaque pas que l'on fait le jugement est surpris par l'imagination.—Dans ces plaines, dis-je, je défie, malgré tout ce qui a été dit sur les lignes droites en divers endroits de ce livre,—je défie le meilleur planteur de choux, soit qu'il plante en avant ou en arrière; (ce qui revient à-peu-près au même, à moins qu'il n'ait une préférence secrète pour une des deux méthodes)—je lui défie de planter ses choux froidement, posément et régulièrement, un par un, en droite ligne, et à distances égales,—sans aller de guingois et perdre à chaque pas son alignement… surtout si ces maudits trous de jupes ne sont pas recousus.—En Frize-Lande, en Finlande, en Islande, et dans quelques autres pays que je sais bien, la chose seroit peut-être plus facile.—

—Mais dans ce beau climat, où tout parle aux sens et à l'imagination,—où l'on est sans cesse maîtrisé par ses idées,—dans ce pays, mon cher Eugène,—dans ce fertile pays de romans et de chevalerie, où je me trouve en ce moment, ouvrant mon écritoire pour écrire les amours de mon oncle Tobie, tandis que de ma fenêtre je vois dans la plaine les tours et détours que parcourt Julie pour retrouver son cher Diégo,—si tu ne viens pas à mon secours, si tu n'es pas mon guide.—

Quelle espèce d'ouvrage sortira-t-il de mes mains?—

Essayons cependant.

CHAPITRE XXXI.
Ma méthode en écrivant.

Il en est de l'amour comme du cocuage…

—Mais quoi!—je vais commencer un nouveau livre, tandis que j'ai depuis si long-temps une chose à communiquer au lecteur! une chose, qui, si elle ne lui est pas communiquée en ce moment, ne le sera peut-être de ma vie, au lieu que ma comparaison de l'amour lui sera expliquée à quelque heure du jour.—Il faut que je me débarrasse de cette chose, après quoi je commencerai tout de bon.

Or, voici cette chose.

C'est que de toutes les manières de commencer un livre, qui sont maintenant pratiquées dans tout le monde connu, je suis persuadé que la mienne est la meilleure;—je suis sûr du moins qu'elle est la plus religieuse;—car j'écris d'abord la première phrase, et je m'abandonne à la Providence pour la seconde.

C'est ce qui devroit guérir pour jamais tout critique du soin et de la folie d'ouvrir sa porte, et d'appeller à son aide ses voisins, ses amis, ses parens, et le diable et son train, pour examiner avec lui comment une de mes phrases en suit une autre, et comment le tout se lie ensemble.—

Je voudrois que vous me vissiez cramponné sur le bras de mon fauteuil, et à moitié soulevé,—les yeux au plancher,—l'air confiant,—attrapant une pensée, souvent lorsqu'elle n'est encore qu'à moitié chemin pour venir à moi.—

Je crois, en conscience, que j'en ai intercepté plus d'une, que le ciel destinoit à quelque autre.

CHAPITRE XXXII.
Moins que rien.

J'allois encore faire une digression sur Pope, sur les critiques, sur les tartuffes.—J'allois faire valoir ma modération, ma bonhomie.—J'allois retarder encore l'histoire des amours de mon oncle Tobie.—Mais par le vieux masque de velours noir de ma tante Dinach,—ce n'est pas là le cas.

—Je reviens à ma comparaison.

CHAPITRE XXXIII.
Mon oncle Tobie reparoît.

Il en est de l'amour comme du cocuage.—La partie souffrante est au plutôt la troisième, et presque toujours la dernière personne instruite de la maison.—Cela vient, comme tout le monde sait, de ce que nous avons une demi-douzaine de mots pour une seule chose, et de ce que nos impressions varient suivant le lieu où elles prennent naissance.—Ce qui est de l'amour dans telle partie du corps humain, devient presque de la haine dans telle autre,—du sentiment, quelques pieds plus haut,—et du galimathias.—Non, madame, non pas là, s'il vous plaît,—c'est dans la tête que je veux dire.—Tant que les choses, dis-je, iront ainsi, quel fil aurons-nous pour nous conduire dans ce labyrinthe?

De tous les êtres créés et incréés qui ont jamais fait des soliloques sur ce sujet mystique, mon oncle Tobie étoit certainement le moins propre à démêler la véritable sensation à travers tant de sensations différentes.—Aussi s'en seroit-il remis à la Providence et au temps, pour débrouiller un tel chaos, ainsi que nous faisons pour les événemens dont nous craignons l'issue,—si l'avis donné par Brigitte à Susanne, et les manifestes répandus par celle-ci dans le public, n'avoient à la fin forcé mon oncle Tobie à prendre la chose en considération.

CHAPITRE XXXIV.
Sur les buveurs d'eau.

Les phisiologistes anciens et modernes nous ont bien et dûment expliqué d'où vient que les tisserands, les jardiniers, les gladiateurs, et ceux dont une jambe s'est desséchée à la suite de quelque mal au pied,—d'où vient, dis-je, que tous ces gens-là ont toujours quelque nymphe dont le tendre cœur brûle en secret pour eux.—

Et bien! un buveur d'eau, (pourvu qu'il le soit de profession, sans fraude ni supercherie) est précisément dans la même catégorie. Non qu'au premier coup-d'œil on y aperçoive aucune conséquence, aucune logique.—En effet, dire qu'un ruisseau d'eau froide, tombant goutte à goutte dans mon estomac, allumera une torche en l'honneur de ma Jenny.

Cette proposition ne frappe personne; au contraire, elle semble diamétralement opposée au cours ordinaire des effets et des causes.—

Mais c'est ce qui montre la foiblesse et l'insuffisance de la raison humaine.—

«Et vous ne laissez pas, monsieur, de jouir d'une parfaite santé?»—

«La plus parfaite, madame, que l'amitié même puisse me désirer.»—

«Quoi, monsieur! ne buvant rien, absolument rien que de l'eau!»—

—Impétueux fluide! au moment que tu presses contre les écluses du cerveau, vois comme elles cèdent à ta puissance!—

La curiosité paroît à la nage, faisant signe à ses compagnes de la suivre! elles plongent au milieu du courant.—

L'imagination s'assied en rêvant sur la rive.—Elle suit le torrent des yeux, et change les brins de paille et de jonc en mâts de misaine et de beau-pré.—A peine la métamorphose est-elle faite, que le desir, tenant d'une main sa robe retroussée jusqu'au genou, survient, les voit et s'en empare.—

O vous, buveurs d'eau! est-ce donc par le secours de cette source enchanteresse que vous avez tant de fois tourné et retourné le monde à votre gré?—Foulant aux pieds l'impuissant, écrasant son visage,—et changeant même quelquefois la forme et l'aspect de la nature!—

«Si j'étois Eugène, disoit Yorick, je voudrois boire plus d'eau.—Et moi aussi, dit Eugène, si j'étois Yorick.»—

C'est ce qui prouve que tous deux avoient lu leur Longin.

—Quant à moi, je suis résolu à ne lire de ma vie d'autre livre que le mien.

CHAPITRE XXXV.
Je m'embrouille.

Je voudrois que mon oncle Tobie eût été buveur d'eau, on auroit compris pourquoi, du premier moment que la veuve Wadman le vit, elle sentit quelque chose en sa faveur.—

Quelque chose peut-être au-dessus de l'amitié, au-dessous de l'amour, pourtant,—quelque chose,—n'importe quoi,—n'importe où,—je ne donnerois pas un seul crin de la queue de ma mule, (qui franchement n'en a guère à perdre) pour être mis dans le secret.—

Mais mon oncle Tobie n'étoit rien moins que buveur d'eau. Il ne la buvoit ni pure, ni mélée, ni d'aucune manière, ni en aucun lieu,—excepté peut-être dans quelque poste avancé où l'on ne pouvoit avoir de meilleur liqueur. Peut-être aussi dans le temps de sa blessure, lorsque le chirurgien ne cessant de lui dire qu'il falloit détendre ses fibres, et que la réunion de la plaie s'en feroit plus vîte;—mon oncle Tobie consentoit à en boire pour l'amour de la paix.

—Tout le monde sait que dans la nature il n'y a point d'effet sans cause.—Et l'on sait également que mon oncle Tobie n'étoit ni tisserand, ni jardinier, ni gladiateur, à moins que vous prétendiez que capitaine soit l'équivalent de gladiateur; mais il étoit simplement capitaine d'infanterie. D'ailleurs, ceci est une explication forcée.—Nous n'avons donc rien à supposer que cette malheureuse jambe. Mais dans la présente hypothèse, elle ne nous serviroit qu'autant que son accident auroit été la suite de quelque mal au pied; mais la jambe de mon oncle Tobie n'avoit maigri par l'effet d'aucun désordre dans le pied.—Que dis-je? La jambe de mon oncle Tobie n'avoit pas maigri du tout. Elle étoit un peu roide et sans grâce, ce qui pouvoit venir du défaut total d'exercice, où elle étoit restée, pendant les trois ans que mon oncle Tobie avoit passés à la ville dans la maison de mon père; mais elle étoit forte, nerveuse, et au total c'étoit une jambe aussi bien faite et d'aussi bon augure que toute autre.—

Je déclare que je ne me rappelle aucune occasion, aucun passage du livre que j'écris, où je me sois trouvé aussi embarrassé qu'au cas présent, à faire joindre les deux bouts, et à faire cadrer de force le chapitre que j'écrivois au chapitre qui devoit suivre.—On diroit que j'ai pris plaisir à rassembler les difficultés de toute espèce, uniquement pour voir comment je pourrois en sortir.—

—Insensé que tu es! quoi! ces détresses inévitables qui n'ont cessé de t'affliger comme homme et comme auteur;—ces détresses, Tristram, ne te suffisent pas! et tu veux te jetter dans de nouveaux embarras!—

—N'est-ce pas assez que tu sois endetté de tous côtés? N'as-tu pas dix tombereaux chargés des premiers volumes de ton Tristram, qui ne sont pas encore vendus? Et n'es-tu pas presque à bout de ton esprit pour trouver le moyen de t'en défaire?—

—N'es-tu pas à l'heure qu'il est, tourmenté de ce maudit asthme que tu as gagné en Flandre en patinant contre le vent?—Il n'y a pas plus de deux mois, qu'à force de rire de la posture ridicule d'un cardinal, tu te rompis un vaisseau dans la poitrine, et en deux heures tu perdis tant de sang, qu'à en croire les médecins, si l'hémorrhagie eût duré une fois autant, tu en aurois perdu plus de quatre pintes!—

CHAPITRE XXXVI.
Qu'on ne m'interrompe plus.

Bon Dieu! ne se taira-t-on jamais? ne pourra-t-on me laisser raconter mon histoire de suite et sans déviation!—Elle est si délicate, si compliquée, qu'elle peut à peine soutenir la transposition d'une seule syllabe;—et vous ne cessez de me détourner mal-à-propos!—Il faut cependant bien que je tâche de retrouver mon chemin.—

Mais, de grâce, ne distrayez plus mon attention.

CHAPITRE XXXVII.
J'entre tout de bon en matière.

Mon oncle Tobie et le caporal, dans le dessein où ils étoient d'entrer en campagne aussitôt que le reste des alliés, s'étoient enfuis de la ville avec tant de chaleur et de précipitation, pour prendre possession du petit terrein dont nous avons si souvent parlé, qu'ils avoient oublié un des articles les plus nécessaires à leur projet. Ce n'étoit, comme on peut croire, ni une pioche, ni une pelle, ni une bêche de pionnier.

—C'étoit un lit pour se coucher.—Tellement que, comme le château de Shandy n'étoit pas alors meublé, et que la petite auberge où mourut le pauvre Lefèvre n'étoit pas encore bâtie,—mon oncle Tobie fut contraint d'accepter un lit pour une nuit ou deux chez Mistriss Wadman,—en attendant que le caporal Trim, (qui, aux talens d'un excellent laquais, valet-de-chambre, cuisinier, chirurgien et ingénieur, joignoit celui d'un excellent tapissier,) en eût monté un dans la maison de mon oncle Tobie, à l'aide d'un menuisier et d'une ou de deux couturières.—

Une fille d'Eve…; car telle étoit la veuve Wadman, et tout ce que je compte dire de son caractère, c'est qu'elle étoit:

Femme dans toute l'étendue du mot.

Une fille d'Eve eût été mieux placée à cinquante lieues de-là, chaudement étendue dans son lit, jouant avec l'étui de son couteau, jouant même avec toute autre chose,—que les yeux témoins et l'esprit occupé d'un homme logé, meublé, et défrayé par elle.

Par tout ailleurs ce n'est rien.—Une femme (hors de chez elle) peut, physiquement parlant, regarder un homme au grand jour, et même le voir sous un plus grand jour qu'un autre.—Mais ici, sous quelque jour qu'elle le vît, elle ne pouvoit s'empêcher de mêler à son idée quelque chose de sa propre chevance, de le confondre pour ainsi dire avec son bien,—jusqu'à ce que, par des actes réitérés de cette dangereuse combinaison, elle le comprît tout-à-fait dans son inventaire.

Et alors gare la sagesse.

—Mais ceci n'est pas la matière d'un système, je l'ai déclaré d'avance.—Ni d'un bréviaire; car je ne me mêle du credo de personne que du mien.—Ce n'est pas une matière de fait non plus, au moins que je sache;—mais une matière purement charnelle, et qui sert d'introduction à ce qui va suivre.

CHAPITRE XXXVIII.
Adieu l'étiquette.

—Je ne parle pas à l'égard de leur grosseur, ni de leur finesse, ni de la forme de leurs goussets; mais je vous prie, madame,—vos chemises de nuit ne diffèrent-elles pas de vos chemises de jour en cette particularité, aussi-bien qu'en plusieurs autres;—savoir, qu'elles excèdent tellement les autres en longueur, que lorsque vous les avez mises, elles tombent presqu'aussi bas au-dessous de vos pieds, qu'il s'en faut que vos chemises de jour ne descendent jusqu'à vos pieds.—C'est du moins sur ce modèle que les chemises de nuit de la veuve Wadman avoient été coupées; d'où je présume que telle étoit la mode sous les règnes du roi Guillaume et de la reine Anne. Et si elle a changé (comme en Italie, où on ne porte point de chemise la nuit) tant pis pour le public.—

—On leur donnoit alors deux aunes et demie de Flandre de longueur. Ainsi en supposant la taille ordinaire d'une femme à deux verges, il lui en restoit une demi-aune pour en disposer à sa fantaisie.

Une veuve, qui l'est surtout depuis sept ans, trouve les nuits de décembre bien longues et bien froides; et il n'est rien dont elle ne s'avise pour suppléer à la chaleur qui lui manque.—Une petite douceur en amène une autre; et peu-à-peu, et d'essais en essais, Mistriss Wadman s'étoit formée l'habitude que voici; l'habitude qui, depuis deux ans, étoit devenue une règle invariable de son coucher.

Aussitôt que la veuve Wadman étoit au lit, et qu'elle avoit étendu ses jambes dans toute leur longueur, elle appeloit Brigitte;—et Brigitte, avec toute la décence convenable, soulevoit la couverture des pieds du lit, prenoit la demi-aune excédente de laquelle nous avons parlé, la tiroit doucement avec les deux mains pour lui donner toute l'extension possible, et la plissoit légérement dans sa longueur;—puis prenant sur sa manche une grosse épingle, dont elle tournoit la pointe vers elle,—elle rattachoit tous les plis ensemble à peu de distance de l'ourlet; après quoi elle retroussoit le tout sous les pieds du lit, et souhaitoit à sa maîtresse une bonne nuit.—

Tout cela s'observoit régulièrement et avec une méthode constante et invariable. Seulement Brigitte, en détroussant les pieds du lit pour s'acquitter de son devoir, ne consultant d'autre thermomètre que la disposition de son humeur,—elle faisoit sa besogne debout, à genoux, ou accroupie,—suivant les différens degrés de foi, d'espérance et de charité, qu'elle se sentoit cette nuit-là pour sa maîtresse.—Ainsi, il n'y avoit de variété que dans l'attitude de Brigitte. A tout autre égard, l'étiquette étoit sacrée, et auroit pu le disputer aux étiquettes les plus rigides de toutes les chambres à coucher de la chrétienté.—

Le premier soir, aussitôt que le caporal eut conduit mon oncle Tobie au haut de l'escalier, ce qu'il fit vers les dix heures,—Mistriss Wadman se jeta dans son fauteuil, et croisant son genou droit sur son genou gauche, ce qui lui faisoit un point d'appui pour son coude, elle pencha sa joue sur la paume de sa main, et s'appuyant dessus, elle rumina jusqu'à minuit sur les deux côtés de la question.—

Le second soir elle alla à son bureau; et ayant dit à Brigitte de lui apporter d'autres chandelles, et de les laisser sur la table, elle tira son contrat de mariage et le lut deux fois avec grande attention.—

Et le troisième soir, qui étoit le dernier du séjour de mon oncle Tobie, quand Brigitte aux pieds du lit eut tiré la chemise de nuit, et qu'elle essaya de la rattacher avec la grosse épingle.—

D'un coup de pied donné des deux talons à-la-fois, mais en même-temps du coup de pied le plus naturel que l'on pût donner dans sa position, elle fit sauter l'épingle des doigts de Brigitte.—L'étiquette, qui étoit attachée à l'épingle, tomba avec elle, et en tombant par terre, fut brisée en mille atomes.

De tout cela, il étoit clair que la veuve Wadman étoit amoureuse de mon oncle Tobie.

CHAPITRE XXXIX.
Amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman.

Mais la tête de mon oncle Tobie étoit alors occupée de bien d'autres affaires; tellement qu'il n'eut pas le loisir de songer à celle-ci, jusqu'à ce que la démolition de Dunkerque eût été consommée, et que les droits respectifs de toutes les puissances de l'Europe eussent été réglés.

Cela fit un armistice, pour parler le langage de mon oncle Tobie, ou, pour parler celui de Mistriss Wadman, un chômage de près de onze ans.—Mais comme dans les cas de cette nature c'est toujours le second coup, (à quelque distance qu'il soit du premier) qui établit le combat, j'appelle ces amours, les amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman, plutôt que les amours de la veuve Wadman avec mon oncle Tobie.

Et cette distinction n'est pas imaginaire. Il n'en est pas de ceci comme de bonnet blanc et blanc bonnet, et de toutes autres choses de ce genre, sur lesquelles on dispute tous les jours au parlement:—dans ce cas-ci il y a une différence dans la nature des choses,—et (souffrez que je vous le dise, messieurs) une grande différence.

CHAPITRE XL.
Je bats la campagne.

Au moment dont je parle, comme ainsi soit que la veuve Wadman aimoit mon oncle Tobie, et que mon oncle Tobie n'aimoit pas encore la veuve Wadman,—la veuve Wadman n'avoit que deux partis à prendre; ou d'aller en avant et de continuer à aimer mon oncle Tobie, ou de se tenir en repos.—

—La veuve Wadman ne vouloit ni l'un ni l'autre.—

Bonté du ciel!—Mais j'oublie que je suis moi-même un peu du caractère de la veuve Wadman. Car toutes les fois qu'il m'arrive (ce qui avient quelquefois vers les équinoxes) que quelque divinité champêtre m'occupe, m'intéresse, me tourmente au point que je perds pour elle le boire et le manger;—tandis que la cruelle ne daigne pas s'informer si je bois ou si je mange.—

Malédiction sur elle! je l'envoie en Tartarie, et de la Tartarie à la terre de Feu, et de la terre de Feu à tous les diables.—Bref, il n'y a pas un recoin en enfer où je ne place ma déesse, et où je ne la loge.—

Mais comme le cœur est foible, et que les marées de nos passions montent et descendent dix fois par minute,—je ramène bien vîte ma divinité; et comme je suis extrême en tout, je la place au beau milieu de la voie lactée.

—«O la plus brillante des étoiles,—répands, répands ton influence…»

Maudite soit l'étoile et son influence! par tout ce qui est hérissé et en guenilles, m'écriai-je, en ôtant mon bonnet fourré, et le regardant d'un air de colère,—je ne donnerois pas six sous pour en avoir douze de cette espèce!—

Mais c'est pourtant un excellent bonnet, dis-je, en le mettant sur ma tête et l'enfonçant jusqu'aux oreilles;—il est bien chaud, bien doux,—surtout si vous couchez le poil avec la main.—

Eh! que m'importe, répliquai-je, en suis-je moins malheureux?—Ici ma philosophie m'abandonne encore.

Non, je ne toucherai jamais à ce pâté, (je change encore de métaphore) ni à la croûte, ni à la mie,—ni au-dedans, ni au-dehors, ni au-dessus,—ni au-dessous;—je le déteste,—je le hais,—je le répudie:—la vue seule m'en rend malade.—

Il est tout poivre,
  tout ail,
  tout épice,
  tout sel,
  toutes drogues du diable.

Par le grand archi-cuisinier des cuisiniers, qui ne fait, je pense, œuvre de ses dix doigts du matin au soir, et qui passe son temps à inventer pour nous les ragoûts les plus échauffans, je n'y toucherois pas pour le monde entier.—

«O Tristram! Tristram! s'écrie Jenny.»

«O Jenny! Jenny! lui dis-je, et cela me conduit au quarante et unième chapitre.»

CHAPITRE XLI.
Rien.

«Non, pour le monde entier, je n'y toucherois pas, lui dis-je.»—

Mon dieu! à quel point cette métaphore m'a échauffé l'imagination!

CHAPITRE XLII.
Diatribe contre l'Amour.

C'est ce qui montre, (que la robe et l'église en disent tout ce qu'elles voudront;—qu'elles en disent;… car, quant à penser, tout ce qui pense, pense à-peu-près de même sur cet article et sur bien d'autres)—c'est ce qui montre, dis-je, que l'amour est certainement, (au moins alphabéticalement parlant) l'affaire de la vie la plus

  A gitante,
la plus B izarre,
la plus C onfuse,
la plus D iabolique;

Et de toutes les passions humaines, la passion la plus

  E xtravagante,
la plus F antasque,
la plus G rossière,
la plus H onteuse,
la plus I nconséquente (le K manque),
et la plus L unatique;—

Et en même-temps la chose la plus

  M isérable,
la plus N iaise,
la plus O iseuse,
la plus P uérile,
la plus Q uinteuse,
la plus S urannée,
et la plus R idicule;

Quoique dans la règle l'R eût dû marcher avant l'S.—

Enfin c'est une chose telle, que mon père, à la fin d'une longue dissertation sur ce sujet, disoit un jour à mon oncle Tobie: «Vous ne sauriez jamais, frère Tobie, combiner deux idées sur cette matière sans faire un hypallage.—Eh! bon Dieu, qu'est-ce qu'un hypallage, s'écria mon oncle Tobie?—

C'est mettre la charrue devant les bœufs, dit mon père.—

Et que peuvent-ils faire dans cette posture, s'écria mon oncle Tobie?

Ou bien aller en avant, dit mon père, ou bien se tenir en repos.

—Or je vous ai déjà dit que la veuve Wadman ne vouloit faire ni l'un ni l'autre.—

—Elle se tint cependant harnachée et caparaçonnée de tout point, pour guetter une occasion favorable.

CHAPITRE XLIII.
Description topographique.

Les destinées, qui avoient certainement prévu tout ce qui concernoit les amours de la veuve Wadman et de mon oncle Tobie, avoient depuis la création de la matière et du mouvement, (et même avec plus de courtoisie qu'elles n'ont coutume d'en mettre en pareil cas,) avoient, dis-je, établi une chaînes de causes et d'effets liés si étroitement ensemble, qu'il étoit presque impossible que mon oncle Tobie eût habité et occupé une autre maison et un autre jardin dans tout le monde entier, que la maison qui touchoit à la maison, et le jardin qui touchoit au jardin de mistriss Wadman.—Ce voisinage, joint à la commodité d'un gros arbre creux et touffu, placé dans le jardin de la veuve, et sur la palissade de mon oncle Tobie, fournissoit à l'aimable veuve toutes les occasions que son goût pour les opérations militaires pouvoit désirer. Elle pouvoit observer tous les mouvemens de mon oncle Tobie, et assister à ses conseils de guerre.—Et mon oncle Tobie, dont le cœur étoit sans défiance, ayant permis au caporal (à la sollicitation de Brigitte) de pratiquer en osier une porte de communication pour prolonger les promenades de mistriss Wadman,—mistriss Wadman se trouvoit maîtresse de pousser ses approches jusqu'à la porte de la guérite, et quelquefois même, (par pure reconnoissance du procédé de mon oncle Tobie,) de former son attaque et d'assaillir mon oncle Tobie au fond même de sa guérite.

CHAPITRE XLIV.
Diverses façons de brûler une chandelle.

C'est une vérité triste, mais qui n'en est pas moins constante.—Il est prouvé par toutes les observations journalières qu'un homme peut, ainsi qu'une chandelle, être brûlé par l'un ou par l'autre bout;—j'entends pourvu qu'il ait une mêche suffisante, sinon tout est dit.—J'entends encore, qu'on ne l'allumera pas en bas; car comme en ce cas la flamme s'éteint ordinairement d'elle-même, tout est encore dit.—

Quant à moi, comme je ne saurois supporter l'idée d'être brûlé comme un sot, si l'on me laissoit le choix sur la manière d'être brûlé, je voudrois qu'on m'allumât par en haut, afin de pouvoir brûler décemment jusqu'à la bobèche;—c'est-à-dire de la tête au cœur, du cœur au foie, du foie aux entrailles, et de-là, par les veines et les artères mésentériques, à travers toutes les sinuosités et les insertions latérales des intestins et de leur tunique, jusqu'au boyau que l'on appelle aveugle ou cœcum.

«Je vous prie, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, (en l'interrompant au moment qu'il prononçoit le mot cœcum, le soir que ma mère accoucha de moi,)—je vous prie, dit mon oncle Tobie, apprenez-moi ce que c'est que le cœcum; car tout vieux que je suis, j'avoue que je ne sais pas encore où il est situé.»

«Le cœcum, répondit le docteur Slop, est situé entre l'ilium et le colum.»—

«Dans un homme, dit mon père?»—

«Et dans une femme aussi, dit le docteur Slop.»—

«Je ne m'en doutois pas, dit mon père.»

CHAPITRE XLV.
Attaques de la veuve Wadman.

Et pour s'assurer des deux systèmes, mistriss Wadman se promit de n'allumer mon oncle Tobie ni par en haut ni par en bas, mais de le brûler, s'il étoit possible, par les deux bouts à-la-fois, comme la chandelle du prodigue.

Or, mistriss Wadman, aidée de Brigitte, auroit pu bouleverser pendant sept ans entiers, tous les magasins et arsenaux, depuis celui de Venise jusqu'à la tour de Londres.—Elle auroit pu choisir dans tout l'attirail de guerre et dans tous les ustensiles militaires destinés, soit à l'infanterie, soit à la cavalerie,—sans y trouver blinde ni mantelet aussi propre à servir son dessein, que l'expédient que le hasard, joint à l'invention de mon oncle Tobie, avoit placé sous sa main.—

Je ne crois pas vous l'avoir dit;—mais je ne voudrois pas en répondre; il se pourroit que si… Quoi qu'il en soit, c'est une des choses qu'il vaut mieux recommencer que de s'amuser à disputer contre. Il y a beaucoup de choses de ce genre.—Vous saurez donc que quelque ville ou forteresse que le caporal eût à exécuter pendant le cours des campagnes de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie commençoit par en mettre le plan en dedans de la guérite à main gauche; là ce plan s'attachoit par en haut avec deux ou trois épingles, et restoit flottant par en bas, pour donner la facilité de le rapprocher des yeux quand il étoit nécessaire. Si bien que dès que l'attaque fut résolue de la part de mistriss Wadman, les moyens en furent trouvés.

En effet, une fois avancée jusqu'à la porte de la guérite, mistriss Wadman, en étendant la main droite et glissant le pied gauche par le même mouvement, n'avoit qu'à saisir la carte ou le plan, et l'avancer vers elle en allongeant le cou, comme pour aller à sa rencontre;—mon oncle Tobie prenoit feu sur-le-champ;—sa passion favorite se réveilloit;—il se hâtoit de prendre l'autre coin de la carte avec sa main gauche, et du bout de sa pipe qu'il tenoit dans sa main droite, il entamoit une démonstration.

Si-tôt que l'attaque en étoit à ce point, mistriss Wadman, en général habile, et par une seconde manœuvre, dont tout le monde sentira les raisons, faisoit tomber la pipe des mains de mon oncle Tobie tout le plutôt possible.—Elle se servoit pour cela de plusieurs prétextes, dont le plus commun étoit le besoin de désigner plus clairement sur la carte quelque redoute ou quelque parapet.—Mais, soit d'une manière, soit d'une autre, il n'étoit pas possible à mon pauvre oncle Tobie de parcourir plus de dix toises avec sa pipe.—

Mon oncle Tobie étoit alors obligé de faire usage de son premier doigt.—

Et voyez la différence qui en résultoit pour l'attaque! en promenant son doigt sur la carte (comme dans le premier cas) vis-à-vis le bout de la pipe de mon oncle Tobie, la veuve Wadman auroit parcouru toutes les lignes de Dan à Bershabée (si les lignes de mon oncle Tobie se fussent prolongées si loin) sans produire aucun effet. Le bout de la pipe n'ayant ni artère, ni chaleur vitale, n'étoit susceptible d'aucune sensation, et ne pouvoit ni communiquer la chaleur par attouchement, ni la recevoir par sympathie. Tout se passoit en fumée.—

Mais avec le doigt de mon oncle Tobie, tout changeoit de face. La veuve, en le suivant de près avec le sien à travers tous les petits détours et les zigzags des ouvrages,—le touchant de temps en temps par côté,—passant quelquefois sur l'ongle,—et quelquefois s'y accrochant,—le rencontrant tantôt à droite, tantôt à gauche;—enfin, le harcelant sans cesse, la veuve ne pouvoit manquer d'exciter au moins un certain je ne sais quoi.

Ces escarmouches, quoique légères et encore assez distantes du corps de la place, ne laissoient pas que d'y conduire. Si au milieu de ces escarmouches la carte se détachoit et venoit à glisser le long de la guérite, mon oncle Tobie, simple comme la colombe, posoit aussitôt sa main dessus et à plat, pour contenir la carte, en continuant son explication; et mistriss Wadman, par une manœuvre aussi prompte que la pensée, plaçoit sa main tout à côté de celle de mon oncle Tobie. Par ce moyen, elle établissoit une communication suffisante pour laisser passer et repasser toute sensation connue de toute personne un peu versée dans la partie élémentaire et pratique de la galanterie.

Alors elle recommençoit à promener son doigt à côté de celui de mon oncle Tobie; le jeu de ce premier doigt amenoit celui du pouce;—et sitôt que le pouce étoit engagé, toute la main s'en mêloit bientôt.—La tienne, cher oncle Tobie, ne pouvoit rester en place. Mistriss Wadman, par les efforts les mieux ménagés, par les pressions les plus équivoques, par les sensations les plus légères qu'une main puisse employer pour en déranger une autre, essayoit sans cesse de déplacer celle de mon oncle Tobie, ne fût-ce que de l'épaisseur d'un cheveu.

Pendant tout ce manège, la jambe de la veuve glissée au fond de la guérite, appuyoit contre le mollet de mon oncle Tobie; et la veuve ne négligeoit rien pour empêcher mon oncle Tobie d'attribuer cette pression à toute autre cause. Voilà la chandelle allumée par les deux bouts;—voilà mon oncle Tobie attaqué et poussé vigoureusement dans ses deux aîles;—est-il surprenant que son centre fût à chaque instant mis en désordre?

«C'est le diable qui s'en mêle, disoit mon oncle Tobie.»

CHAPITRE XLVI.
Relique de mon oncle Tobie.

On conçoit aisément que mistriss Wadman varioit ses attaques, à l'exemple de tous les généraux dont l'histoire fourmille; et par les mêmes motifs qu'eux:—un observateur de l'ordre commun auroit eu peine à les reconnoître pour des attaques réelles; ou tout au moins n'en auroit pas senti les différences; mais ce n'est pas pour ces gens-là que j'écris.—

Je reviendrai un jour à ces attaques; mais ce ne sera pas de quelques chapitres; et alors je verrai à mettre un peu plus d'exactitude dans mes descriptions. Tout ce que j'ai à dire en ce moment sur ce sujet, c'est que dans une liasse de papiers originaux et de dessins que mon père avoit rassemblés, il y a un plan de Bouchain parfaitement conservé, et que je conserverai soigneusement, tant que je serai en état de conserver quelque chose.—Sur un des coins d'en-bas, et à main droite, on voit encore les marques de tabac d'un pouce et d'un premier doigt: or, il y a tout à parier que ce pouce et ce premier doigt sont ceux de la veuve Wadman, d'autant que le coin opposé, qui sans doute étoit celui de mon oncle Tobie, est sans la moindre tache.—C'est assurément là un acte authentique d'une de ces attaques. On aperçoit vers le haut de la carte les vestiges de deux trous presque effacés, mais encore visibles: or, ces trous sont évidemment ceux des épingles qui attachoient la carte dans la guérite.

Par tout ce qu'il y a de sacré, j'estime plus cette précieuse relique avec ses stigmates, que toutes les reliques souvent apocryphes qu'on montre aux badauds;—exceptant toujours, lorsque j'écris sur ces matières, les pointes qui entrèrent dans la chair de sainte Radegonde dans le désert; pointes merveilleuses, que les religieuses de Cluny font voir à tous les passans, pour l'amour de Dieu.

CHAPITRE XLVII.
Hélas.

Voilà, dit Trim, tout ce que j'y peux faire.—Les fortifications sont entièrement rasées, et le bassin de Dunkerque est de niveau avec le môle. Avec la permission de Monsieur, je pense que tout est fini.—Je le pense de même, répondit mon oncle Tobie, avec un soupir à demi étouffé;—mais va, Trim, va dans la salle chercher les articles du traité; ils doivent être sur la table.»—

«Ils y ont été pendant plus de six semaines, dit le caporal; mais ce matin la servante les a pris pour allumer le feu.»—

«Tout est donc fini, Trim, dit mon oncle Tobie! la cour n'a plus besoin de nos services!—O ciel, dit le caporal, tout est fini!» En disant ces mots, il jette sa bêche dans la brouette avec l'air du désespoir le plus expressif qui puisse s'imaginer; puis se retournant lentement, il ramasse sa pioche, sa pelle, ses piquets, et tout le reste de ses ustensiles militaires; et il se disposoit à emporter le tout hors du boulingrin,—quand un hélas partit de la guérite, et se glissant à travers une petite fente du sapin, vint frapper son oreille du son le plus lamentable;—il s'arrêta tout court.

«Non, dit le caporal en lui-même, je n'en ferai rien à l'heure qu'il est;—il vaut mieux attendre à demain matin, avant que monsieur soit levé, pour que monsieur n'en voie rien.» Le caporal prit sa bêche dans sa brouette, avec un peu de terre dessus, comme s'il eût eu à combler un petit trou au pied du glacis, mais réellement pour se rapprocher de son maître et tâcher de le distraire.—Il leva une motte ou deux, les tailla, les façonna avec sa bêche;—enfin il s'assit aux pieds de mon oncle Tobie, et commença ainsi.

[Illustration]

CHAPITRE XLVIII.
Amours de Trim.

«N'est-ce pas, monsieur, une grande pitié?… Mais je crains que ce que je vais dire à monsieur ne soit une sottise dans la bouche d'un soldat.»—

«Et pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie, un soldat seroit-il plus exempt d'en dire qu'un homme de lettres?—Il en a moins d'occasions, répondit le caporal.» Mon oncle Tobie fit un signe de tête.

—«N'est-ce donc pas une grande pitié, dit le caporal, en jetant les yeux sur Dunkerque et sur le môle,—comme Servius Sulpicius, à son retour d'Asie et de sa traversée d'Egine à Mégare, jetoit les siens sur Corinthe et le Pirée.

«N'est-ce pas, dis-je, une grande pitié, sauf le respect de monsieur, d'avoir détruit de si beaux ouvrages? Et n'en seroit-ce pas une toute aussi grande, de les avoir laissé subsister?»—

«Tu as raison, Trim, dans les deux cas, dit mon oncle Tobie.—Aussi, poursuivit le caporal, monsieur a pu remarquer que depuis le commencement de la démolition jusqu'à la fin, je n'ai pas une seule fois sifflé, ni chanté, ni ri, ni pleuré, ni parlé de nos anciennes guerres, ni raconté à monsieur une seule histoire, bonne ou mauvaise.»—

«Tu es, Trim, dit mon oncle Tobie, rempli d'excellentes qualités; et je ne regarde pas comme la moindre (étant conteur d'histoires comme tu l'es) d'avoir su au travers de toutes celles que tu m'a dites, soit pour me divertir dans mes travaux, soit pour me distraire dans mes chagrins, d'avoir su, dis-je, ne m'en raconter presque jamais que de bonnes.»—

«Avec la permission de monsieur, c'est qu'à l'exception du roi de Bohême et de ses sept châteaux, il n'y en a pas une qui ne soit vraie; car elles me regardent toutes.»

«C'est ce qui fait, Trim, dit mon oncle Tobie, que je les aime davantage.—Mais quelle est cette nouvelle histoire? tu viens d'exciter ma curiosité.»

«Je vais, dit le caporal, la raconter à monsieur.—Pourvu, dit mon oncle Tobie, en regardant tristement Dunkerque et le môle,—pourvu que ce ne soit pas une histoire enjouée; car à des histoires de ce genre, il faut que l'auditeur apporte avec lui la moitié du plaisir,—et la disposition où je me trouve en ce moment nuiroit à toi, Trim, et à ton histoire.—Il n'y a, dit le caporal, rien d'enjoué dans mon histoire.—Je ne voudrois pas non plus, ajouta mon oncle Tobie, qu'elle fût trop triste.—Elle ne l'est pas non plus, répliqua le caporal;—en un mot elle convient parfaitement à monsieur.—Eh bien! je t'en remercie de tout mon cœur, s'écria mon oncle Tobie, et tu me feras plaisir de la commencer.»—

Le caporal fit la révérence.—Quoi qu'il ne soit pas aussi aisé que le monde l'imagine, d'ôter avec grace un bonnet de housard qui n'a point de consistance,—ni moins difficile, à mon avis, quand on est assis par terre, de faire une révérence aussi remplie de respect que les révérences ordinaires du caporal,—cependant en faisant glisser la paulme de sa main droite, laquelle étoit du côté de son maître; en la faisant glisser, dis-je, en arrière sur le gazon, et un peu plus loin que son corps, pour donner à celle-ci plus de courbure,—saisissant en même-temps son bonnet sans effort avec le pouce et les deux premiers doigts de la main gauche, ce qui réduisoit insensiblement le diamètre du bonnet, lui faisoit perdre sa rondeur, et l'applatissoit presqu'entièrement,—le caporal satisfit à tout beaucoup mieux que sa posture ne sembloit le promettre.—Et, ayant craché deux fois, pour chercher la clef sur laquelle son histoire iroit le mieux, et plairoit davantage à son maître,—il jeta sur lui un regard de tendresse qui lui fut rendu, et il commença ainsi.

Histoire du roi de Bohême et des sept châteaux.

«Il étoit une fois un certain roi de Bo—hê.—»

Le mot Bohême n'étoit pas encore tout-à-fait prononcé, que mon oncle Tobie obligea le caporal à faire halte pour un moment.—Le caporal avoit commencé son histoire nue tête, ayant laissé son bonnet par terre depuis qu'il l'avoit ôté à la fin du dernier chapitre.—

L'œil de la bonté épie tout.—Le caporal n'avoit pas achevé les quatre premiers mots de son histoire, que mon oncle Tobie avoit déjà touché son bonnet deux fois du bout de sa canne, comme pour dire: pourquoi, Trim, n'est-il pas sur votre tête?—Trim le ramassa avec la plus respectueuse lenteur; puis jetant un coup-d'œil humilié sur la broderie de devant, laquelle étoit terriblement ternie, et même usée dans les parties les plus apparentes, il posa de nouveau son bonnet à ses pieds pour moraliser à son sujet.—

«Je t'entends trop bien, s'écria mon oncle Tobie! et tout ce que tu dis-là n'est que trop vrai.—Mais, Trim, rien n'est fait en ce monde pour toujours durer.»—

«O mon cher Tom! s'écria Trim,—quand ces gages de ton amour et de ton souvenir seront tout-à-fait usés, que dirai-je?»—

«Il n'y a, Trim, répliqua mon oncle Tobie, autre chose à dire que ce que je t'ai dit; rien n'est fait en ce monde pour toujours durer. On se creuseroit la cervelle jusqu'au jour du jugement, qu'on ne trouveroit rien de mieux.»

Le caporal reconnut que mon oncle Tobie avoit raison, et qu'il seroit inutile, quelque esprit qu'on eût, de chercher à tirer de son bonnet une morale plus saine. Il mit donc son bonnet sur sa tête sans chercher davantage; et, passant la main sur son front pour effacer une ride pensive que le texte et le commentaire y avoient fait naître, il retourna, avec le même regard et le même son de voix, à son histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.

Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.

«Il étoit une fois un certain roi de Bohême…—Mais sous quel règne? c'est ce que je ne saurois dire à monsieur.»—

«Je ne te le demande en aucune sorte, s'écria mon oncle Tobie.»—

«C'étoit, sauf le respect de monsieur, un peu avant le temps où les géans cessèrent d'engendrer.—Mais en quelle année de notre Seigneur c'étoit?…»—

«Je ne donnerois pas deux sous pour le savoir, dit mon oncle Tobie.»—

«Seulement, n'en déplaise à monsieur, cela donne meilleur air à une histoire.»—

«C'est ton affaire, Trim, de l'embellir à ta mode;—et choisis, continua mon oncle Tobie, choisis dans tout le monde entier la date que tu voudras, et applique-la à ton histoire, c'est celle-là que je préférerai.»

Le caporal s'inclina d'un air pénétré de reconnoissance.—En effet, depuis la création du monde jusqu'au déluge de Noé,—depuis le déluge jusqu'à la naissance d'Abraham, depuis les patriarches et leur pélerinage jusqu'à la sortie d'Egypte des Israélites;—de-là à travers toutes les dynasties, olympiades, villes fondées et détruites, et autres époques mémorables de chaque peuple, jusqu'à la venue de Jésus-Christ,—et de cette venue au moment où Trim racontoit son histoire;—chaque siècle, chaque année, chaque mois, chaque heure, chaque minute;—mon oncle Tobie mettoit aux pieds du caporal le vaste empire des temps et tous ses abîmes.

Mais comme la modestie touche à peine du bout du doigt à ce que la libéralité lui présente les mains ouvertes, le caporal se contenta de ce qu'il y avoit de plus mauvais dans tout le paquet;—et pour que nos seigneurs du parti ministériel et de celui de l'opposition ne se mangent pas le blanc des yeux en disputant sur l'époque choisie par le caporal, je la leur dirai sans me faire prier.

Il prit l'année de notre Seigneur mil sept cent douze, qui fut celle où le duc d'Ormond se comporta si mal en Flandre; et il reprit ainsi son expédition de Bohême.

Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.

«En l'an de notre Seigneur mil sept cent douze, il étoit, comme je le disois à monsieur…»—

«A te dire vrai, Trim, dit mon oncle Tobie, toute autre date m'auroit plu davantage; non-seulement à cause de la tache honteuse qui souille notre histoire de cette année-là, quand nos troupes se débandèrent, et refusèrent de couvrir le siége du Quesnoy, où Fayel cependant poussoit les ouvrages avec une vigueur incroyable;—mais encore, Trim, pour l'intérêt même de ton histoire; parce que s'il y a (et ce qui t'est échappé à ce sujet m'en laisse quelque soupçon)—s'il y a, dis-je, quelques géans…»—

«En vérité, monsieur, il n'y en a qu'un.—C'est tout comme vingt, s'écria mon oncle Tobie!—mais alors tu aurois dû te reculer de quelque sept ou huit cents ans, pour te mettre hors de la portée des critiques. Et je te conseille, pour l'honneur de ton histoire, si tu dois jamais la raconter encore…»—

«Si je peux l'achever une bonne fois, dit Trim, je jure à monsieur que je ne la raconterai de ma vie, ni à homme, ni à femme, ni à enfant. A d'autres, s'écria mon oncle Tobie!» mais d'un ton de voix si bon, si encourageant, que le caporal reprit son histoire avec plus d'allégresse que jamais.—

Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.

«Il étoit, sauf le respect de monsieur, dit le caporal, en élevant la voix et frottant joyeusement les deux paumes de ses mains l'une contre l'autre,—il étoit une fois un certain roi de Bohême…»—

«Laisse la date entièrement, Trim, dit mon oncle Tobie, en se penchant vers le caporal, et appuyant doucement sa main sur son épaule pour adoucir la petite peine qu'il pouvoit lui faire en l'interrompant,—laisse la date entièrement, Trim. Une histoire passe à merveille sans tant de précision; et à moins qu'on n'en soit bien sûr…—Bien sûr, dit le caporal, en secouant la tête!—J'en conviens, répondit mon oncle Tobie.—Il n'est pas aisé, Trim, qu'un homme comme toi et moi, nourri dans les armées, qui a rarement regardé devant lui plus loin que le bout de son fusil, et derrière lui au-delà de son havresac, en sache beaucoup sur cette matière.»

«Morbleu, dit Trim, vaincu par la manière de raisonner de mon oncle Tobie, autant que par le raisonnement lui-même!—un soldat a bien autre chose à faire;—car, sans parler des batailles, des marches, ni du service de garnison, n'a-t-il pas son fusil à éclaircir,—son habit à nétoyer,—ses moustaches à cirer; lui-même enfin à raser et à tenir propre, de manière à paroître toujours comme à la parade?—Quel besoin, ajouta le caporal, d'un air triomphant, quel besoin, (je le demande à monsieur)—un soldat peut-il avoir de savoir un seul mot de géographie?»—

«Tu devois dire, chronologie, Trim, dit mon oncle Tobie; car pour la géographie, elle est pour lui d'un usage indispensable. Il faut qu'il connoisse parfaitement tous les pays où son métier l'entraîne, et les confins de ces pays;—il faut qu'il en connoisse chaque ville, village, bourg, hameau, avec les routes, les canaux et les chemins creux qui y aboutissent.—S'il passe une rivière ou un ruisseau, il faut, Trim, qu'à la première vue il puisse en dire le nom,—dans quelle montagne il prend sa source,—quel est son cours,—à quelle distance il est navigable,—où il est guéable, où il ne l'est pas.—Il faut que le sol de chaque vallée lui soit aussi connu qu'au laboureur qui la cultive, et qu'il soit en état, si le cas le requiert, de donner un plan exact de toutes les plaines et défilés, des forts, des collines, des bois et des marais, à travers lesquels son armée doit marcher.—Il faut enfin qu'il connoisse leurs produits, leurs plantes, leurs minéraux, leurs eaux thermales, leurs animaux, leurs saisons, leurs climats, leurs degrés de froid et de chaud, leurs habitans, leurs coutumes, leurs langages, leur politique, et même leur religion.—Autrement, caporal, continua mon oncle Tobie, se levant dans la guérite, et commençant à s'échauffer à cet endroit de son discours,—concevroit-on comment Malborough a pu faire marcher son armée, des bords de la Meuse à Belbourg, de Belbourg à Kerpenord,—(Il fut impossible au caporal de rester assis plus long-temps) de Kerpenord, Trim, à Kalsaken, de Kalsaken à Newdorf, de Newdorf à Laudenbourg, de Laudenbourg à Mildenheim, de Mildenheim à Elchingen, d'Elchingen à Gingen, de Gingen à Belmerchoffen, de Belmerchoffen à Skellenbourg,—où il fondit sur les retranchemens des ennemis, les força à passer le Danube, traversa la Lech, poussa ses troupes jusques dans le cœur de l'empire,—et marchant à leur tête par Fribourg, Hokenwert et Schonevelt, il arriva aux plaines de Blenheim et d'Hochstet.—Ce grand homme, caporal, malgré tout son talent, n'auroit pas fait un pas ni un seul jour de marche, sans le secours de la géographie».

«Car pour la chronologie, j'avoue, Trim, continua mon oncle Tobie, en se rasseyant froidement dans sa guérite, que de toutes les sciences, il me semble que c'est celle dont un soldat peut le mieux se dispenser;—à moins que ce ne soit pour les éclaircissemens qu'il peut un jour en retirer, relativement à l'époque de l'invention de la poudre; car les terribles effets de cette composition, pareille à la foudre et renversant tout devant elle, l'ont rendue pour nous une espèce d'ère militaire. Elle a si totalement changé la nature de l'attaque et de la défense, soit pour la guerre de terre, soit pour la guerre de mer, elle a tellement étendu les bornes de l'art et de la science militaire, qu'on ne sauroit être trop exact à fixer le temps précis de sa découverte, et trop soigneux à rechercher le nom de son inventeur, et les circonstances qui lui ont donné naissance.

»Je suis loin de contester, continua mon oncle Tobie, ce dont les historiens conviennent; savoir qu'en l'an de Notre Seigneur treize cent quatre-vingt, sous le règne de Vinceslas, fils de Charles IV, un certain prêtre, nommé Schwartz, apprit aux Vénitiens l'usage de la poudre dans leurs guerres contre les Génois. Mais il est certain qu'il ne fut pas le premier;—car si nous en croyons dom Pèdre, évêque de Léon…—Bon Dieu, dit Trim, qu'est-ce que des prêtres et des évêques avoient à faire de se creuser la tête pour la poudre à canon?—Dieu le sait, dit mon oncle Tobie, sa providence opère le bien par qui il lui plaît.—Dom Pèdre donc affirme, en sa chronique du roi Alphonse, lequel subjugua Tolède, qu'en l'an treize cent quarante-trois, (c'est-à-dire trente-sept avant l'autre époque,) le secret de la poudre étoit bien connu, et qu'elle étoit dès-lors employée avec succès, tant par les Maures que par les Chrétiens, non-seulement sur mer, mais dans plusieurs de leurs siéges les plus mémorables en Espagne et en Barbarie.—Et tout le monde sait que le moine Bacon a écrit expressément sur la poudre à canon, et en a généreusement donné la recette au public, plus de cent cinquante ans avant la naissance de Schwartz.—Mais, ajouta mon oncle Tobie, ce qui nous embarrasse bien davantage, et ce qui confond toutes nos relations, ce sont les Chinois qui prétendent avoir connu la poudre plusieurs centaines d'années avant Bacon.»—

«Je gage, s'écria Trim, qu'il n'y a pas un mot de vrai.»—

«Je croirois volontiers qu'ils se trompent, reprit mon oncle Tobie; du moins si l'on peut en juger par le misérable état de leur tactique actuelle, surtout en ce qui regarde les fortifications.—Les leurs ne consistent que dans un fossé revêtu d'un mur de brique, et entiérement dépourvu de flancs. Quant à ce qu'ils placent dans les angles, et qu'ils nous donnent pour des bastions, ils sont construits d'une manière si barbare, qu'on les prendroit…—pour un de mes sept châteaux, interrompit le caporal.»—

Mon oncle Tobie, quoique embarrassé lui-même à trouver une comparaison, ne fut pas content de celle de Trim. Mais Trim lui disant qu'il lui restoit en Bohême une demi-douzaine de châteaux pareils, dont il ne savoit comment se défaire. Mon oncle Tobie fut si touché de la plaisanterie naïve du caporal, qu'il cessa sa dissertation sur la poudre à canon, et pria le caporal de continuer son histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.

Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.

«Ce malheureux roi de Bohême, dit Trim…»—

«Il étoit donc malheureux, dit mon oncle Tobie!» Car ses dissertations sur la poudre à canon et sur les autres parties de l'art militaire, l'avoient rudement embrouillé; et quoiqu'il eût prié le caporal de poursuivre son histoire, les fréquentes interruptions qu'il avoit faites ne lui avoient pas laissé ses idées assez présentes pour expliquer l'épithète.—

«Il étoit donc malheureux, Trim, dit mon oncle Tobie, d'un ton pathétique?» Le caporal qui auroit voulu que le mot et tous ses synonimes fussent à tous les diables, commença à repasser dans son esprit les principaux événemens de l'histoire du roi de Bohême, lesquels prouvoient tous que jamais homme n'avoit été plus heureux que lui.—Le pauvre caporal se trouva alors dans un embarras extrême; et ne se souciant pas de rétracter son épithète, encore moins de l'expliquer,—et moins que tout cela d'ériger son conte en système à la manière des savans,—il regarda mon oncle Tobie, espérant qu'il viendroit à son secours; mais voyant que mon oncle Tobie restoit assis en attendant un explication, il hésita un moment et continua ainsi:

«Monsieur me permettra de lui dire que le roi de Bohême étoit malheureux, en ce qu'aimant la navigation et tout ce qui y a rapport, il ne se trouvoit pas un seul port de mer dans toute la Bohême.»—

«Et comment diable y en auroit-il eu, Trim, s'écria mon oncle Tobie?—La Bohême ne touchant à la mer d'aucun côté, cela ne pouvoit être autrement.—Cela se pouvoit, dit Trim, si Dieu l'avoit voulu.»

—Mon oncle Tobie ne parloit jamais de l'essence de Dieu et de ses attributs, qu'avec respect et retenue.—

«Je ne le crois pas, répliqua mon oncle Tobie, après une pause;—car ne touchant à la mer d'aucun côté,—ayant la Silésie et la Moravie à l'est,—la Lusace et la Haute-Saxe au nord,—la Franconie à l'ouest, et la Bavière au sud;—la Bohême ne pouvoit se rapprocher de la mer sans cesser d'être Bohême; et la mer d'un autre côté, ne pouvoit arriver à la Bohême sans couvrir une grande partie de l'Allemagne, et noyer des millions de malheureux habitans qui se seroient trouvés sans défense contre un tel déluge.—A Dieu ne plaise, s'écria Trim!—Un tel déluge, ajouta mon oncle Tobie avec bonté, montreroit un tel manque de compassion dans celui qui est notre père commun, que je pense, Trim, qu'il étoit réellement impossible que la Bohême eût des ports de mer.»

Le caporal fit sa révérence en homme intimement convaincu, et continua.

«Or, il arriva que par une belle soirée d'été, le roi de Bohême sortit avec la reine et ses courtisans.—Tu as raison, Trim, dit mon oncle Tobie, de dire qu'il arriva; car le roi de Bohême, ainsi que la reine, pouvoient également sortir ou rester chez eux.—Et c'est là une matière de futur contingent, qui peut arriver ou ne pas arriver, suivant que le hasard en ordonne.»—

«Le roi Guillaume, dit Trim, avoit là-dessus une opinion particulière. Il pensoit qu'il ne nous arrivoit rien en ce monde qui ne fût arrêté de toute éternité. Aussi, disoit-il souvent à ses soldats: que chaque balle avoit son billet.—C'étoit un grand homme, dit mon oncle Tobie!—Et je crois à présent, continua Trim, que le coup qui me mit hors de combat à Landen ne fut visé à mon genou, que pour m'ôter du service du roi et me mettre à celui de monsieur, où je serai sûrement mieux soigné dans ma vieillesse.—Tu peux y compter, Trim, s'écria mon oncle Tobie avec la dernière vivacité.»

Le cœur du maître et celui du valet étoient également sujets à ces épanchemens imprévus.—Le caporal voulut parler, il voulut remercier son maître;—les larmes l'inondèrent,—il resta sans parole, sans mouvement;—il resta les yeux fixés sur mon oncle Tobie; mais son visage exprimoit sa reconnoissance, et payoit les marques de bonté de son maître. Une larme alors coula sur la joue de mon oncle Tobie, et paya l'attachement du serviteur.—

Cette scène fut suivie d'un long silence.—Trim le rompit le premier, et s'efforçant de prendre un ton plus gai pour tâcher de distraire son maître:—«D'ailleurs, monsieur, dit-il, sans cette blessure que j'ai reçue à Landen, je n'aurois jamais été amoureux?»—

«Tu as donc été amoureux, Trim, dit mon oncle Tobie en souriant?»—

«Amoureux, dit le caporal, par-dessus la tête.—Et je te prie, Trim, dit mon oncle Tobie, où, quand et comment cela s'est-il passé?—tu ne m'en as jamais dit un mot.—J'ose dire à monsieur, répondit Trim, qu'il n'y avoit pas dans tout le régiment un tambour ni un fils de sergent qui ne sût cette histoire.—Et comment ne la sais-je pas encore, dit mon oncle Tobie?»—

«Monsieur doit se rappeller, et sûrement avec douleur, dit le caporal, notre déroute totale à Landen, et la confusion horrible du camp et de l'armée. Il fallut que chacun songeât à soi; et sans les régimens de Wyndham, de Lumley et de Galway qui couvrirent la retraite sur Neerspeeken, le roi lui-même auroit eu de la peine à gagner le pont.—Il fut pressé vivement, comme monsieur le sait mieux que moi.»—

«Vaillant prince, s'écria mon oncle Tobie avec enthousiasme! au moment où tout est perdu, je le vois passer devant moi à toute bride.—Il court à la gauche chercher le reste de la cavalerie angloise, et revient avec elle pour soutenir la droite, et arracher, s'il en est encore temps, le laurier des mains de Luxembourg.—Je le vois avec son écharpe flottante ranimant le courage de ce pauvre régiment de Galway. Je le vois courant le long de la ligne, se retournant aussi-tôt, et chargeant Conti à la tête des siens.—Brave,—brave prince, s'écria mon oncle Tobie! par le ciel, il mérite la couronne!—Comme un voleur mérite la corde, s'écria Trim.»

Mon oncle Tobie connoissoit la loyauté du caporal, autrement la comparaison n'auroit pas été de son goût. Mais le caporal n'y avoit pas songé en la faisant.—Au reste, il n'y avoit pas moyen de revenir sur ses pas; ce que le caporal avoit de mieux à faire étoit de continuer son récit.

«Le nombre des blessés étoit prodigieux; chacun ne pensoit qu'à sa propre sûreté.—Cependant, dit mon oncle Tobie, Talmash fit la retraite de l'infanterie avec beaucoup d'ordre.—Je n'en restai pas moins sur le champ de bataille, dit le caporal.—Misérable garçon, répliqua mon oncle Tobie!—Tellement qu'il étoit midi du lendemain, continua le caporal, avant que je fusse échangé et mis dans une charrette avec trente ou quarante autres blessés, pour être conduit à notre hôpital.

»Il n'y a aucune partie du corps, sauf le respect de monsieur, où une blessure cause une douleur plus insupportable qu'au genou.»—

«Excepté l'aîne, dit mon oncle Tobie.—Avec la permission de monsieur, répliqua le caporal, le genou, à mon avis, doit être plus sensible,—ayant beaucoup plus de tendons et de tout ce qu'ils appellent… qu'il appellent…—

»C'est pour cette raison, dit mon oncle Tobie, que l'aîne est infiniment plus sensible; non-seulement parce qu'elle a autant de tendons, et de ces autres choses dont je ne sais pas plus le nom que toi; mais parce que…»—

Ici la veuve Wadman, qui s'étoit tenue cachée dans son arbre pendant toute la conversation, retint son haleine, détacha sa coiffe de dessous son menton, se tint le corps en avant porté sur une jambe, et prêta l'oreille plus attentivement que jamais.—

La dispute se soutint amicalement et à forces égales pendant quelque temps entre mon oncle Tobie et Trim,—jusqu'à ce qu'enfin Trim se ressouvenant qu'il avoit souvent pleuré pour les souffrances de son maître et jamais pour les siennes, abandonna son opinion. Mais mon oncle Tobie n'accepta pas son désistement; «cela ne prouve autre chose, Trim, que la bonté de ton cœur.»

Tellement qu'on ne sait pas encore si la douleur d'une blessure à l'aîne est plus forte, toutes choses égales d'ailleurs, que la douleur d'une blessure au genou.—

Ou si la douleur d'une blessure au genou est plus forte que la douleur d'une blessure à l'aîne.

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