Oeuvres complètes, tome 4
CHAPITRE LXXXVIII.
Marie.
Ma foi quittons l'histoire aussi, s'il vous plaît. Car quoique j'aie eu la plus grande hâte d'arriver à cet endroit de mon ouvrage; quoique je l'aie annoncé et que je le regarde encore comme le morceau le plus exquis que j'aie à donner au public, maintenant que m'y voilà, je voudrois que quelqu'un prît la plume et achevât l'histoire à ma place. Je vois toutes les difficultés qui se présentent, et je sens la foiblesse de mon talent.—
J'ai pourtant une petite ressource.—C'est que l'on m'a tiré cette semaine vingt-quatre onces de sang, à cause d'une fièvre terrible dont j'ai été attaqué en commençant ce chapitre; de sorte qu'il me reste quelques espérance que ma cervelle se trouvant plus dégagée, mes vaisseaux moins tendus… Dans tous les cas, une invocation ne sauroit nuire. Je m'abandonne donc entièrement à celui que j'invoque; c'est à lui à m'inspirer ou à m'injecter ce qu'il croira de meilleur.
INVOCATION.
Aimable et doux génie, qui conduisis jadis la plume de mon ami Cervantes;—toi qui te glissois par sa jalousie, et qui, par ta présence, changeois en un beau jour le crépuscule de sa retraite;—toi qui versois le nectar des dieux à ce charmant auteur qu'ils avoient animé de leur esprit;—toi enfin qui le couvris de tes aîles pendant qu'il traçoit le portrait de Sancho et de son aventureux maître,—et qui veillas constamment pour le défendre contre la pauvreté et les autres misères de cette vie;—écoute-moi, je t'en conjure! regarde,—vois ces culottes,—ce sont les seules que je possède; et cette déchirure me fut faite à Lyon par un âne.
Vois mes chemises,—en quel état elles sont! une partie en est restée en Lombardie; je n'en ai rapporté que les débris; je n'en avois que six, et une maudite blanchisseuse de Milan m'en a rogné cinq; elle croyoit avoir ses raisons,—à la bonne heure.—
Cependant malgré ces accidens, malgré un fourreau de pistolet qui me fut volé à Sienne; malgré deux œufs que l'on m'a fait payer cinq paules, l'un à Raddicossini, et l'autre à Capoue, je ne trouve pas qu'un voyage de France et d'Italie soit une chose aussi effrayante que beaucoup de gens voudroient le persuader. Il y a par-ci par-là un peu de mal, mais ce n'est pas trop acheter le plaisir de parcourir ces campagnes riantes, que la nature semble étaler devant vous pour le plaisir de vos yeux.—Il est ridicule de penser que l'on vous présentera pour rien des voitures, que l'on expose à être brisées par vous et pour vous.—Ce sont les deux sols que vous donnez à cet homme qui graisse vos roues, qui le mettent en état d'avoir du beurre sur son pain.—Nous sommes en vérité trop exigeans. Eh quoi! pour trente ou quarante sols que l'on vous demandera de trop pour votre souper et votre lit, votre philosophie sera déconcertée! Qu'est-ce donc qu'un schelling et quelques sols! Payez,—pour l'amour de Dieu et pour le vôtre; payez,—et payez les deux mains ouvertes, plutôt que de laisser le mécontentement s'asseoir sur le front de votre belle hôtesse et de ses demoiselles, qui se tiendront d'un air affligé sur la porte de l'auberge au moment de votre départ.—D'ailleurs, mon cher monsieur, le baiser fraternel que chacune d'elles vous auroit donné, ne valoit-il pas mieux que vos vingt sols?—à mon gré du moins.—
Pendant mes voyages j'avois la tête remplie des amours de mon oncle Tobie. C'étoit comme si j'eusse été amoureux moi-même.—J'étois dans un état parfait de bonté et de bienveillance; à chaque mouvement de ma chaise je sentois en moi la vibration délicieuse de la plus douce harmonie. Il m'étoit indifférent que la route fût unie ou raboteuse; tout ce que je voyois, tout ce que j'entendois, touchoit toujours quelque ressort secret de sentiment ou de plaisir.—
Un soir;—c'étoit les plus doux sons que j'eusse jamais entendus.—Je baissai ma glace pour les mieux entendre. «C'est Marie[1], me dit le postillon, observant que j'écoutois.—Pauvre Marie, continua-t-il, en se penchant de côté, parce que son corps m'empêchoit de la voir! Elle est assise sur un banc, jouant son hymne du soir sur son chalumeau, et sa petite chèvre à côté d'elle.»
[1] Dans la traduction du Voyage Sentimental, le traducteur a changé le nom de Marie en celui de Juliette; il a transporté la scène de Moulins à Amboise. On a conservé à la pauvre Marie son nom et son pays, que Sterne appelle dans son Voyage Sentimental, la plus douce partie de la France. (Note de l'éditeur).
En me parlant de Marie, le postillon avoit l'air si touché, le son même de sa voix annonçoit un cœur si compatissant, que je me promis de lui donner une pièce de vingt-quatre sous en arrivant à Moulins.—
«Et qui est la pauvre Marie, lui dis-je?»—
«L'amour et la pitié de tous les villages d'alentour, dit le postillon.—Il y a trois ans que le soleil ne luit plus pour cette fille si belle, si aimable, si spirituelle.—Sa raison est égarée.—Pauvre Marie, répéta-t-il, tu méritois un meilleur sort! Devois-tu voir ainsi tes bans arrêtés par les intrigues du vicaire de ta paroisse?»
Il alloit continuer, quand Marie, après un moment de silence, reprit son chalumeau, et recommença son air.—C'étoit les mêmes sons; pourtant ils étoient dix fois plus doux.—«C'est l'hymne de la Vierge, dit le jeune homme; c'est celle qu'elle chante tous les soirs. Mais d'où la sait-elle? Mais qui lui a montré à jouer du chalumeau? C'est ce que nous ne savons pas; nous croyons que le ciel qui la protège lui a ménagé cette foible consolation.—Depuis qu'elle n'a plus l'usage de sa raison, c'est la seule qui lui reste. Elle ne quitte jamais son chalumeau; et jour et nuit elle joue cette prière que vous entendez.»
Le postillon me raconta tout cela d'un air si honnête, avec une éloquence si naturelle, que malgré moi, je crus appercevoir en lui quelque chose au-dessus de son état; et j'aurois voulu savoir sa propre histoire, si la pauvre Marie ne s'étoit pas entiérement emparée de moi.—
Cependant nous approchions du banc où Marie étoit assise. Elle étoit vêtue de blanc; ses cheveux relevés en deux tresses, et rattachés sous un réseau de soie, avec quelques feuilles d'olivier placées sur le côté d'une manière assez bizarre.—Elle étoit belle; et si j'ai jamais éprouvé dans toute sa force la douleur d'un cœur honnête, ce fut en voyant la pauvre Marie.
«Le ciel ait pitié d'elle, dit le postillon! pauvre fille! On a fait dire plus de cent messes dans toutes les paroisses et tous les couvens d'alentour; mais sans effet.—Comme sa raison lui revient par petits intervalles, nous espérons encore qu'à la fin la sainte Vierge la guérira. Mais ses parens, qui en savent plus que nous, sont tout-à-fait sans espérance, et croient que sa raison est perdue pour toujours.»
Comme le postillon parloit, Marie fit une cadence si mélancolique, si tendre, si plaintive,—que je m'élançai de ma chaise pour courir à elle, je me trouvai assis entre elle et sa chèvre, avant d'être revenu de mon extase.
Marie me fixa attentivement,—puis regarda sa chèvre,—et puis revint à moi,—et puis à sa chèvre,—et continua ainsi pendant quelque temps.
«Eh bien! Marie, lui dis-je doucement, quelle ressemblance trouvez-vous?»
Je supplie le candide lecteur de croire que je ne fis cette question, que d'après l'humble conviction où je suis, que l'homme n'est pas si éloigné de l'animal qu'on le pense.—Je le supplie de croire surtout, que, pour tout l'esprit de Rabelais, je n'aurois pas voulu laisser échapper une plaisanterie déplacée en la vénérable présence de la misère.—Et cependant,—mon cœur m'a reproché cette question faite à Marie, quand je me la suis rappelée.—Il me l'a reprochée si vivement, que j'ai juré de ne vivre désormais que pour la sagesse, et de ne prononcer le reste de mes jours que de graves sentences.—Et jamais, jamais, à quelque âge que je parvienne, il ne m'échappera de dire une plaisanterie devant homme, femme, ni enfant.
—Quant à en écrire!—oh! je crois que j'ai fait une réserve exprès; j'en prends le public pour juge.
«Adieu, Marie,—adieu, pauvre infortunée.—Un temps viendra, mais non pas aujourd'hui, que je pourrai entendre tes malheurs de ta propre bouche…» Je me trompois.—En ce moment même elle prit son chalumeau, et m'apprit une suite de malheurs et de détails si touchans, que je regagnai ma chaise d'un pas incertain et chancelant, sans avoir la force de l'écouter davantage.—
—Il y a, ma foi, à Moulins une excellente auberge.—Arrêtez-vous y cependant le moins que vous pourrez.
CHAPITRE LXXXIX.
Quand nous serons à la fin de ce chapitre, et non pas plutôt, nous reviendrons sur nos pas pour reprendre ces deux chapitres en blanc, qui me font saigner le cœur depuis une demi-heure.—Mais auparavant, souffrez que j'ôte une de mes pantoufles jaunes, et que je la lance de toute ma force à l'autre bout de ma chambre, en déclarant:
Qu'il est très-incertain que ce que je vais écrire ressemble à ce que j'ai déjà écrit.—
C'est à-peu-près comme l'écume du cheval de Protogène. Je jette ma pantoufle comme il jeta son éponge.—Il en arrive ce qui peut.—D'ailleurs, messieurs, je regarde avec respect un chapitre en blanc. Je songe qu'il y en a d'infiniment plus mauvais;—je remarque que la satyre ne peut trouver à y mordre.—
Est-ce pour cela que vous en avez sauté deux sans les remplir? Non.
Ici, je m'attends à être traité de sot, de fou, d'imbécille, à recevoir les épithètes les plus injurieuses, les plus méprisantes; mais je les pardonne à mes critiques. Pouvoient-ils prévoir en effet que j'étois dans la nécessité forcée d'écrire mon quatre-vingt-neuvième chapitre avant le quatre-vingt-deuxième?
Ainsi, je ne me fâche point contre ces messieurs. Tout ce que je désire, c'est que ceci puisse servir de leçon, et qu'à l'avenir on laisse les gens conter leurs histoires à leur mode.
CHAPITRE 82.
Déclaration d'amour.
Le caporal avoit à peine laissé tomber le marteau, que la porte s'ouvrit; et mon oncle Tobie fit son entrée dans la salle si brusquement, que mistriss Wadman n'eut que le temps de sortir de derrière le rideau, de poser une bible sur la table, et de faire deux ou trois pas au-devant de lui.
Mon oncle Tobie salua mistriss Wadman, de la manière dont les hommes saluoient les femmes en l'an de notre Seigneur mil sept cent treize.—Ensuite il se releva, et, marchant de front avec elle, il la conduisit jusqu'au sopha;—et non pas après qu'elle fut assise, ni avant qu'elle s'assît, mais pendant qu'elle s'asseyoit, il lui dit en trois mots, qu'il étoit amoureux.—On ne pouvoit assurément presser davantage une déclaration.—
Mistriss Wadman baissa les yeux sans affectation, et regarda quelque temps une reprise qu'elle venoit de faire à son tablier, en attendant ce qui alloit suivre.—Mais mon oncle Tobie étoit absolument sans talent pour l'amplification; et, de toutes les matières, l'amour étoit celle où il étoit le moins versé. Quand il eut dit une fois à la veuve Wadman qu'il étoit amoureux, il s'en tint-là, et attendit paisiblement que la chose opérât.—
Mon oncle Tobie n'a jamais compris ce que mon père vouloit dire par-là. Pour moi, je n'en parle que pour combattre une erreur que je sais être extrêmement répandue,—surtout en France, où l'on est presque aussi persuadé que de la présence réelle, que parler d'amour, c'est le faire.
—Je demandois un jour à un certain marquis, comment il s'y prendroit pour faire du pouding avec la même recette?—
Mais poursuivons.—Mistriss Wadman s'assit, en attendant que mon oncle Tobie continuât; et resta ainsi quelques minutes, jusqu'à ce qu'enfin le silence de part et d'autre, devenant en quelque sorte indécent, elle se rapprocha un peu de lui, leva les yeux en rougissant à demi, et ramassa le gant,—ou, si vous l'aimez mieux, elle reprit le discours, et répondit ainsi à mon oncle Tobie.
«Les soins et les inquiétudes de l'état du mariage, dit mistriss Wadman,—sont souvent extrêmes.—Je les suppose tels, dit mon oncle Tobie.—Et quand on est aussi à son aise que vous, continua mistriss Wadman,—aussi heureux, capitaine Shandy, et par vous-même, et par vos amis, et par vos amusemens,—je ne conçois pas en vérité quelles raisons peuvent vous engager à changer d'état.»—
«Ces raisons, dit mon oncle Tobie, se trouvent tout au long dans un livre de prières.»
Jusques-là mon oncle Tobie s'avançoit avec ordre, tenant la pleine mer, et laissant mistriss Wadman louvoyer sur le golphe.—
«Quant aux enfans, dit mistriss Wadman, quoique ce soit peut-être la fin principale du sacrement, et sans doute le désir naturel de tous les parens,—cependant il faut convenir que les peines qu'ils nous causent sont assurées, et les consolations qu'ils nous promettent incertaines.—Eh! comment, mon cher monsieur, nous paient-ils de tous les maux d'une grossesse? Quelle compensation à ses vives et tendres alarmes, peut espérer la mère souffrante et foible qui les met au monde?—Je déclare, dit mon oncle Tobie, ému de pitié, je déclare que je n'en connois aucune, si ce n'est le plaisir de faire une chose agréable à Dieu.»—
«Babiole, dit la veuve Wadman!»—
CHAPITRE 83.
Proposition de mariage.
Or, il y a une infinité de notes, de tons, de dialectes, de chants, d'airs, de mines et d'accens, dans lesquels le mot babiole peut être prononcé,—toujours sur un sujet du genre de celui-ci, et toujours avec des sens aussi différens l'un de l'autre que le jour l'est de la nuit;—il y a, dis-je, tant de variétés dans la prononciation de ce mot, que les casuistes (car ils en font une affaire de conscience) n'en comptent pas moins de vingt mille, qui peuvent être ou innocentes ou criminelles.
La manière dont mistriss Wadman prononça babiole, fit monter le feu aux joues modestes de mon oncle Tobie. Il sentit qu'il avoit dit une sottise, quoiqu'il ne sût pas trop laquelle. Il s'arrêta tout court, et sans discuter davantage les peines et les plaisirs du mariage, il posa la main sur son cœur, et offrit à la veuve de les prendre tels qu'ils étoient, et de les partager avec elle.—
Quand mon oncle Tobie eut fait sa proposition, il crut en avoir assez dit; il jeta les yeux sur la bible que mistriss Wadman avoit posée sur sa table; il l'ouvrit machinalement, et tombant (le cher homme) sur le passage, qui, de tous les passages de l'écriture, pouvoit l'intéresser davantage,—sur le siége de Jéricho;—il se mit à le lire d'un bout à l'autre, laissant opérer sa proposition de mariage, comme il avoit fait sa déclaration d'amour.—
—Or, sa proposition n'opéra ni comme astringent, ni comme l'opium, ou le quinquina, ou le mercure, ou la manne, ou toute autre drogue dont la nature a fait présent à l'homme.—Elle n'opéra pas du tout;—et cela par la raison que quelqu'autre chose avoit déjà opéré.
Babillard que je suis! je cours toujours au-devant de mon sujet;—j'anticipe tous les événemens;—mais me voici dans la chaleur de l'action, il faut aller.
CHAPITRE XC.
Au fait.
Il est très-naturel à un étranger qui va de Londres à Edimbourg, de s'informer avant de partir à quelle distance est York, qui fait à-peu-près la moitié du chemin. On ne s'étonnera même pas s'il pousse ses questions plus loin, et s'il demande des détails sur la force, la grandeur, la population, et les ressources de cette ville, par laquelle il doit nécessairement passer.
De même il étoit naturel à la veuve Wadman, dont le premier mari étoit affligé d'une sciatique continuelle, de desirer connoître à quelle distance l'aîne se trouve de la hanche, et si elle avoit plus à gagner qu'à perdre entre la blessure de mon oncle Tobie et la sciatique de son premier mari.—
En conséquence elle avoit lu l'anatomie de Drake d'un bout à l'autre; elle avoit parcouru le traité de Warton sur la moelle alongée; et avoit même emprunté l'ouvrage de Graaf sur les os et sur les muscles; mais tout cela sans fruit.
Elle avoit fait des raisonnemens à perte de vue,—posé des principes,—tiré des conséquences,—elle avoit toujours échoué à la conclusion.
Pour mieux s'éclaircir, elle avoit demandé deux fois au docteur Slop si le pauvre capitaine Shandy avoit quelque espérance de guérison.
«Il est guéri, disoit le docteur Slop.»—
«Quoi! tout-à-fait?»—
«Tout-à-fait, madame.»—
«Mais qu'entendez-vous par guéri, disoit la veuve Wadman?»
Le docteur Slop étoit le plus pauvre homme du monde pour les définitions; ainsi elle ne put tirer de lui aucune connoissance certaine.—Il ne lui restoit plus qu'une ressource, c'étoit de s'adresser à mon oncle Tobie lui-même.
Il y a pour les questions de cette nature un accent d'humanité qui endort le soupçon; et je suis presque sûr que ce fut cet accent que le serpent employa dans sa conversation avec Eve. Car la propension qu'a le sexe à se laisser tromper, ne sauroit être si grande, que notre bonne mère eût eu l'effronterie de caqueter avec le diable, si le diable n'y eût pas mis de l'adresse.—
Mais il y a un accent d'humanité,—comment le décrirai-je? C'est un accent qui couvre tout d'un voile, et qui donne le droit de faire des questions, avec autant de détails et de particularités qu'un chirurgien.—
N'y avoit-il point de relâche?—En souffroit-il moins au lit?—Se couchoit-il également sur les deux côtés?—Pouvoit-il monter à cheval?—Le mouvement lui étoit-il contraire?—etc.—
Tout cela étoit dit si tendrement, tout cela étoit si bien dirigé vers le cœur de mon oncle Tobie, que chacune de ces remarques y pénétroit dix fois plus avant que sa blessure elle-même n'avoit jamais fait.—Mais quand Mistriss Wadman prit la route de Namur pour arriver à l'aîne de mon oncle Tobie;—quand elle le conduisit à l'attaque de la pointe de la contrescarpe avancée,—et bientôt l'épée à la main, pêle-mêle avec les Hollandois, s'emparant de la contre-garde du bastion de Saint-Roch;—lorsqu'enfin, avec le son de voix le plus tendre, elle le sortit tout sanglant de la tranchée, le tenant par la main, et s'essuyant les yeux tandis qu'on le ramenoit dans sa tente…—ciel! terre! mer! tout s'anima en lui,—les sources de la nature s'élevèrent au-dessus de leur niveau,—l'ange de la pitié s'assit à côté de lui sur le sopha, son cœur étoit embrâsé,—il regrettoit de n'en avoir pas mille, pour les mettre tous aux pieds de Mistriss Wadman.—
Il y a des explications qui veulent être précises; et Mistriss Wadman ne pouvoit souffrir les réponses vagues.—
«Et en quel endroit, mon cher monsieur, dit-elle, reçûtes-vous cette maudite blessure?»
En faisant cette question, ses yeux se portèrent sur les culottes de pluche rouge de mon oncle Tobie, et à la hauteur de la ceinture,—à-peu-près vers la région de l'aîne; s'attendant, avec assez de vraisemblance, que mon oncle Tobie, pour être plus précis dans sa réponse, alloit lui désigner la place avec son doigt.
Il en arriva autrement; car mon oncle Tobie, qui avoit reçu sa blessure devant la porte Saint-Nicolas, dans une des traverses de la tranchée, vis-à-vis l'angle saillant du demi-bastion de Saint-Roch,—et qui pendant trois ans, avoit étudié cette position sur la grande carte de Namur,—étoit parvenu à pouvoir à volonté ficher une épingle sur la motte même de terre où il avoit reçu l'éclat de pierre. Ce fut là ce qui frappa sur le champ le sensorium de mon oncle Tobie. Il se rappela en même-temps sa grande carte de la ville et citadelle de Namur et de ses environs, qu'il avoit achetée et collée sur toile à l'aide du caporal pendant sa longue maladie.—Il se ressouvint que depuis sa convalescence il l'avoit placée dans son grenier avec quelques autres meubles militaires…
«Je vais vous le montrer, madame, dit mon oncle Tobie.»
—Il dépêcha le caporal pour aller chercher sa carte.
Mon oncle Tobie, avec les ciseaux de Mistriss Wadman, mesura trente toises depuis le retour de l'angle devant la porte Saint-Nicolas, et posa le doigt de la veuve sur l'endroit fatal, avec une modestie si virginale, que la déesse de la décence (si elle se trouva là, sinon ce fut son image) que la déesse, dis-je, de la décence admira tant de retenue, et passant son doigt sur ses yeux, fit signe à la veuve de ne pas relever la méprise de mon oncle Tobie.
Malheureuse! trois fois malheureuse madame Wadman!—
Il n'y avoit qu'une apostrophe qui pût sauver la langueur de la fin de ce chapitre.—Mais une apostrophe dans un moment si critique, ne seroit-elle pas une insulte déguisée?—Ciel! plutôt que de faire la plus légère insulte à une femme dans la détresse, je donnerois ce chapitre et tout l'ouvrage au diable,—pourvû que mes damnés de critiques, qui montent la garde à sa porte, n'allassent pas s'en emparer.
CHAPITRE XCI.
Qu'on l'emporte.
La carte de mon oncle Tobie fut reportée dans la cuisine.
CHAPITRE XCII.
Aye, aye, aye Brigitte.
«Et voilà la Meuse, et ceci est la Sambre, dit le caporal, en montrant de la main droite, et appuyant sa main gauche sur l'épaule de Brigitte, mais non pas sur l'épaule qui étoit de son côté.—Et cela, dit-il, c'est la ville de Namur, et ceci la citadelle.—Là étoient les François, et ici j'étois avec monsieur;—et c'est dans cette maudite tranchée, mademoiselle Brigitte, dit le caporal en prenant sa main, qu'il reçut la blessure qui lui fracassa la partie que voici.» En disant ces mots, il appuya légèrement sur la partie qu'il désignoit, le dos de la main de Brigitte, qu'il laissa aussitôt retomber.—
«Nous pensions, monsieur Trim, dit Brigitte, que le coup avoit porté plus au milieu.»—
«Mon Dieu, dit le caporal! nous aurions été perdus sans ressource.»—
«Et ma pauvre maîtresse aussi, dit Brigitte.»
Le caporal l'embrassa pour toute réponse.
«Allons, allons, dit Brigitte, nous savons ce que nous savons.» En même-temps, étendant sa main gauche horisontalement, elle fit passer et repasser dessus à plusieurs reprises les doigts de sa main droite, ce qui ne pouvoit se faire que sur un corps absolument plat et sans la moindre protubérance.—«Cela est faux, entièrement faux, s'écria le caporal, sans lui donner le temps d'achever.»—
«C'est un fait, dit Brigitte; et nous avons sur cela des témoignages sûrs.»—
«Sur mon honneur, dit le caporal, posant sa main sur sa poitrine, et rougissant par l'effet d'un juste ressentiment,—c'est une histoire, mademoiselle Brigitte, aussi fausse que l'enfer.—Ce n'est pas, dit Brigitte, en l'interrompant, que ma maîtresse ou moi y mettions la moindre importance; mais comme chacun le sien n'est pas trop, on est bien aise, quand on se marie, de trouver quelqu'un à qui il ne manque rien.»
Le caporal crut sans doute qu'une partie du reproche tomboit sur lui; car il s'en justifia aussitôt, et vengea en même-temps son maître de la manière la plus complette.—Mais aussi pourquoi mademoiselle Brigitte avoit-elle commencé par un jeu de main.
CHAPITRE XCIII.
Il n'est point d'éternelles douleurs.
De même que dans une matinée d'avril on ne sait souvent s'il faut attendre la pluie ou le soleil,—de même Brigitte ne sut si elle devoit rire ou pleurer.—
Elle prit un gros rouleau qu'elle trouva sous sa main.—La disproportion de cette arme la fit rire.
Elle posa le rouleau, et se mit à pleurer. Et si une seule de ses larmes eût été mêlée d'amertume, le cœur honnête du caporal la lui auroit vivement reprochée. Mais le caporal connoissoit les femmes trois fois mieux que son maître, et il s'étoit conduit suivant ses principes.
«Je sais, mademoiselle Brigitte, dit le caporal, en lui donnant le baiser le plus respectueux, je sais que tu es naturellement bonne et modeste; et tu as d'ailleurs tant de noblesse et de générosité, que si je te connois bien, tu ne voudrois pas blesser un insecte, et encore moins l'honneur d'un si digne et si galant homme que mon maître, quand tu serois sûre d'être comtesse.—Mais, ma chère Brigitte, on t'aura conseillée, et tu auras été trompée,—comme il arrive souvent aux femmes de l'être, quand elles se sacrifient pour d'autres.»—
La réflexion du caporal fit verser quelques larmes à Brigitte.
«Dis-moi donc, ma chère Brigitte, continua le caporal en prenant sa main, qui pendoit à son côté sans mouvement, et en lui donnant un second baiser,—qui t'a pu donner un soupçon aussi faux?»
Brigitte sanglotta encore un moment;—et puis elle ouvrit ses yeux, que le caporal essuya avec le bas de son tablier.—Enfin elle lui ouvrit son cœur, et lui raconta tout.—
CHAPITRE XCIV.
Discrétion de Trim.
Mon oncle Tobie et le caporal avoient poussé leurs opérations; chacun de leur côté, pendant presque toute la campagne, avec aussi peu de communication entre eux, et avec une parfaite ignorance de leurs marches respectives, que s'ils eussent été séparés par la Meuse ou la Sambre.
Mon oncle Tobie se présentoit tous les jours chez Mistriss Wadman, tantôt avec son habit rouge et argent, tantôt avec son habit bleu et or; et dans cet équipage il soutenoit des attaques sans fin de la part de la veuve, sans s'appercevoir seulement que ce fussent des attaques; ainsi il n'avoit rien à communiquer.
Mais Trim avoit pris la place d'assaut; ce qui lui donnoit un avantage infini, et il auroit eu beaucoup à dire; mais la nature de ses avantages, et la manière dont il les avoit remportés, demandoient un historien plus précis que Trim n'auroit osé l'être.—Et quelque épris qu'il fût de la gloire, il auroit mieux aimé rester toute sa vie la tête nue et dépouillée de lauriers, que de blesser un seul moment la modestie de son maître.—
O le meilleur et le plus honnête des serviteurs! mais je crois l'avoir déjà apostrophé.—Il ne me reste plus que ton apothéose à faire, et je la ferois à l'instant même, si je ne craignois de faire souffrir ta modestie.
CHAPITRE XCV.
Tout se découvre.
Un soir mon oncle Tobie, après avoir posé sa pipe sur la table, comptoit en lui-même, et sur le bout de ses doigts, en commençant par le pouce, toutes les perfections de Mistriss Wadman une par une.—Mais soit qu'il en omît toujours quelqu'une, soit qu'il en comptât d'autres deux fois, il s'embrouilloit tellement dans son calcul, qu'il ne pouvoit aller au-delà du troisième doigt; ce qui le mettoit dans un embarras extrême. «Trim, dit-il, en reprenant sa pipe, apporte-moi, je te prie, une plume et de l'encre.» Trim apporta aussi du papier.—
«Prends-en une grande feuille, Trim, dit mon oncle Tobie,» lui faisant signe en même-temps avec sa pipe d'avancer une chaise, et de s'asseoir près de la table.—Le caporal obéit, plaça le papier devant lui,—prit une plume et la trempa dans le cornet.—
«Elle a mille vertus, Trim, dit mon oncle Tobie.»—
«Monsieur veut-il que je les écrive toutes, dit le caporal?—
«Mais il faut les prendre par ordre, répliqua mon oncle Tobie.—De toutes ces vertus, Trim, celle qui me touche davantage, et qui me garantit toutes les autres, c'est la tournure compatissante et l'humanité singulière de son caractère.—Je proteste, ajouta mon oncle Tobie, levant les yeux, et fixant la corniche de son appartement, je proteste, Trim, que quand je serois mille fois son frère, elle ne m'auroit pas fait des questions plus touchantes et plus répétées sur ma blessure; quoique à la vérité depuis quelque temps elle ne m'en parle plus.»—
Le caporal laissa passer la protestation de son maître, et se contenta de tousser une fois ou deux. Il trempa une seconde fois sa plume dans le cornet; et mon oncle Tobie lui montrant du bout de sa pipe l'extrémité supérieure du coin gauche de sa feuille de papier,—le caporal écrivit en gros caractères:
HUMANITÉ.
Dès qu'il eut tracé ce mot, «caporal, dit mon oncle Tobie, combien de fois, je te prie, Brigitte s'est-elle informée de la blessure que tu as reçue au genou à la bataille de Landen?»—
«Pas une fois, dit le caporal.»—
«Caporal, dit mon oncle Tobie, d'un ton aussi triomphant que la bonté de son naturel pouvoit le permettre,—cela seul te montre la différence du caractère de la maîtresse et de la suivante.—Si les hasards de la guerre m'avoient valu une blessure pareille à la tienne, Mistriss Wadman m'en auroit déjà demandé chaque circonstance plus de cent fois.—En ce cas, dit Trim, il faut qu'elle ait fait répéter plus de mille fois à monsieur les détails de sa blessure à l'aîne.—Pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie, la douleur étant la même aux deux endroits, la compassion doit être égale.»—
«Bonté du ciel! dit le caporal, qu'est-ce que la compassion d'une femme peut avoir à démêler avec une blessure au genou? Celui de monsieur s'en seroit allé en mille esquilles à la bataille de Landen, que Mistriss Wadman ne s'en seroit non plus inquiétée, que mademoiselle Brigitte ne s'est inquiétée du mien.»—
«Et la raison, dit mon oncle Tobie, se levant à moitié de sa chaise, et s'appuyant sur la table avec ses deux poignets?—C'est, monsieur, dit le caporal, en baissant la voix, (mais articulant très-distinctement) que le genou est à une grande distance du corps de la place; au lieu que l'aîne, comme monsieur le sait très-bien, est placée exactement sur la courtine.»
Mon oncle Tobie se rassit en poussant un long soupir,—mais si bas, qu'à peine pouvoit-il s'entendre à travers la table.
Le caporal s'étoit avancé trop loin pour reculer; il dit le reste à son maître en trois mots.
Mon oncle Tobie posa sa pipe sur la table, aussi doucement que s'il eût été filé d'une toile d'araignée.
«Allons trouver mon frère Shandy, dit mon oncle Tobie.»
CHAPITRE XCVI.
Mon Père est indigné.
Tandis que mon oncle Tobie et le caporal sont sur le chemin du château de Shandy, il convient d'apprendre au lecteur que Mistriss Wadman, quelque temps auparavant, avoit fait sa confidence à ma mère, et que Brigitte, qui avoit à porter le double fardeau du secret de sa maîtresse et du sien, s'étoit heureusement débarrassée de l'un et de l'autre en faveur de Suzanne derrière le mur du jardin.
Ma mère ne vit rien dans tout cela qui méritât de faire tant de bruit.—Mais Suzanne avoit toutes les qualités requises pour divulguer un secret de famille. Elle fit entendre celui-ci par signe à Jonathan; et Jonathan trouva aussi le moyen de le faire comprendre à la cuisinière, pendant que celle-ci préparoit des queues de mouton; la cuisinière le vendit au postillon avec quelques rogatons du souper, moyennant quatre patards; et celui-ci le troqua contre la fille de journée, pour la même valeur à-peu-près.—Et quoique le marché se fût conclu dans le grenier à foin, la renommée s'en étoit saisie, et l'avoit fait retentir sur le toît de sa maison avec la trompette d'airain. En un mot, il n'y eut pas de commère dans tout le village de Shandy, ni à cinq milles à la ronde, qui ne sût les difficultés du siége qu'avoit entrepris mon oncle Tobie, et les articles secrets qui retardoient la capitulation.
Il ne se passoit aucun événement dans le monde, qui ne fournît à mon père le sujet d'une hypothèse. Aussi jamais homme ne crucifia la vérité comme lui.—On venoit justement de lui apprendre tous les détails qu'il avoit ignorés jusques-là, au moment que mon oncle Tobie se mit en marche pour l'aller trouver.
Au récit de l'affront fait à son frère, il prit feu; et, sans égard pour ma mère qui étoit-là présente, il s'efforça de démontrer à Yorick, que non-seulement les femmes avoient le diable au corps, et étoient toutes libertines au fond de l'ame;—mais encore que, depuis la première chute d'Adam jusqu'à celle de mon oncle Tobie inclusivement, tous les maux et tous les désordres arrivés en ce monde, de quelque genre ou nature qu'ils pussent être, avoient toujours pour principe, avoué ou caché, ce même appétit déréglé d'un sexe pour l'autre.
Yorick s'efforçoit d'adoucir l'hypothèse rigoureuse de mon père, quand mon oncle Tobie fit son entrée dans la chambre.—La bienveillance et le pardon étoient écrits sur son visage.—Cette vue ne fit que rallumer la bile de mon père; et comme il n'étoit pas délicat sur le choix de ses expressions quand il étoit en colère, aussitôt que mon oncle Tobie se fut assis près du feu, et qu'il eut rempli sa pipe, mon père éclata en ces termes.
CHAPITRE XCVII et dernier.
La Femme et la Vache.
«Tout ce bagage, dira-t-on, est nécessaire pour continuer l'espèce d'une créature aussi grande, aussi sublime, aussi divine que l'homme! Je le sais,—j'en conviens,—je suis loin de le nier;—mais un philosophe dit hardiment sa pensée; quant à moi, je persiste à croire et à soutenir que c'est une pitié qu'il faille que notre race se perpétue par les moyens d'une passion qui ravale toutes nos facultés, fait échouer notre sagesse, et anéantit toutes les opérations et les combinaisons de notre ame.—D'une passion, ma chère, continua mon père en s'adressant à ma mère, qui réunit et assimile les sages avec les fous; et qui nous fait sortir de nos cavernes et de nos retraites plutôt comme des satyres et des animaux, que comme des hommes.
»Je sais que l'on me dira, continua mon père, employant la prolepsie, qu'en lui-même et dépouillé de ses accessoires, ce besoin est comme la faim, la soif, le sommeil, et ne peut être regardé comme bon ni comme mauvais, comme honteux ni autrement.—Mais pourquoi donc la délicatesse de Diogène et de Platon s'en est-elle si fort révoltée? Pourquoi n'osons-nous nous y livrer que dans les ténèbres? Pourquoi ses mystères, ses préparations, ses instrumens, enfin tout ce qui y a rapport, ne peut-il être décemment exprimé par aucun langage, aucune traduction, aucune périphrase quelconque?
»L'action de tuer un homme et de le détruire, continua mon père, en haussant la voix et s'adressant à mon oncle Tobie,—cette action, vous le savez, passe pour glorieuse. Les armes que nous y employons sont honorables; nous les portons fiérement sur l'épaule; nous les laissons pendre orgueilleusement à notre côté; nous les dorons; nous les gravons; nous les cizelons; nous les enrichissons.—Eh quoi! nous prodiguons des ornemens à la culasse même d'un coquin de canon.»
Mon oncle Tobie posa sa pipe pour tâcher d'obtenir une meilleure épithète; et Yorick se levoit pour battre en ruine toute l'hypothèse de mon père.—
Quand Obadiah entra brusquement dans la salle, se plaignant amérement, et demandant à grands cris qu'on voulût bien l'entendre sur-le-champ.
Voici l'aventure.
Mon père, soit par les anciennes coutumes de l'endroit, soit comme possesseur de dixmes considérables, étoit obligé d'entretenir un taureau pour le service de la paroisse; or Obadiah avoit mené sa vache rendre une visite audit taureau, je ne sais quel jour de l'été précédent.—
Je dis, je ne sais quel jour; mais le hasard avoit voulu que ce fût le même où il avoit épousé la servante de mon père; ainsi une époque servoit à rappeler l'autre.
Donc quand la femme d'Obadiah accoucha, Obadiah rendit graces à Dieu.—
—«A présent, dit Obadiah, j'aurai bientôt un veau.» Et tous les jours Obadiah rendoit visite à sa vache.—
«Elle fera veau lundi ou mardi,—ou mercredi au plus tard.»
La vache ne fit point de veau.
«Ce sera donc pour la semaine prochaine; ma vache tarde furieusement long-temps!»
—Jusqu'à la fin de la sixième semaine les soupçons d'Obadiah, qui étoit bon homme, tombèrent sur le taureau.
A dire la vérité, comme la paroisse étoit fort étendue, la vigueur du taureau de mon père n'étoit pas proportionnée à son département. Il avoit cependant, je ne sais comment, obtenu la confiance publique; et comme il s'acquittoit de son devoir avec beaucoup de gravité, mon père en avoit la plus haute opinion.
«Sauf le respect que je dois à monsieur, dit Obadiah, tout le monde dit ici que c'est la faute de son taureau.»—
«La vache ne seroit-elle pas stérile, dit mon père, en se tournant vers le docteur Slop?»—
«Cela seroit sans exemple, dit le docteur Slop.—Mais il seroit possible que sa femme fût accouchée avant terme.—Dis-moi, l'ami, ajouta le docteur Slop, ton enfant a-t-il des cheveux sur la tête?»—
«Comme moi, dit Obadiah.»—Il y avoit trois semaines que le coquin n'avoit été rasé.
—«Ouais, dit le docteur Slop!»
Eh bien! ne voilà-t-il pas, s'écria mon père, mon taureau, frère Tobie, mon pauvre taureau, qui est aussi bon taureau qu'il y en ait jamais eu, et qui au temps jadis eût été le fait de la belle Europe?—Mon taureau, qui, s'il eût eu deux jambes de moins, auroit pû être reçu docteur, ce maraud-là, plutôt que de s'en prendre à sa femme…»—
«Mon Dieu, dit ma mère! qu'est-ce donc que toute cette histoire?»—
«Celle d'une femme qui accouche trop-tôt, dit Yorick, et d'une vache qui accouche trop tard; et une des meilleures en ce genre que j'aie jamais entendues.»
Fin du Tome quatrième.